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Cet article est disponible en ligne à l’adresse : http://www.cairn.info/article.php?ID_REVUE=RMM&ID_NUMPUBLIE=RMM_012&ID_ARTICLE=RMM_012_0069 Pratique et fondement de la méthode en histoire de la philosophie chez Martial Gueroult par Christophe GIOLITO | Presses Universitaires de France | Revue de Métaphysique et de Morale 2001/2 - n° 30 ISSN 0035-1571 | ISBN 2-1305-1768-4 | pages 69 à 95 Pour citer cet article : — Giolito C., Pratique et fondement de la méthode en histoire de la philosophie chez Martial Gueroult, Revue de Métaphysique et de Morale 2001/2, n° 30, p. 69-95. Distribution électronique Cairn pour les Presses Universitaires de France. © Presses Universitaires de France. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit.

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    Pratique et fondement de la mthode en histoire de la philosophie chez Martial Gueroultpar Christophe GIOLITO

    | Presses Universitaires de France | Revue de Mtaphysique et de Morale2001/2 - n 30ISSN 0035-1571 | ISBN 2-1305-1768-4 | pages 69 95

    Pour citer cet article : Giolito C., Pratique et fondement de la mthode en histoire de la philosophie chez Martial Gueroult, Revue de Mtaphysique et de Morale 2001/2, n 30, p. 69-95.

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    Pratique et fondement de la mthodeen histoire de la philosophie

    chez Martial Gueroult

    RSUM. Martial Gueroult est exemplaire parmi les historiens franais de laphilosophie : ses travaux permettent dtudier la divergence des dimensions de lactivitdinterprtation (commentaire, mthodologie, fondation). Cet article procde une lec-ture de ses monographies emblmatiques, essaie de comprendre la limitation du champde leurs objets, se risque une critique de lidalisme radical pour finalement expli-quer que le manuscrit de la Dianomatique nait jamais t publi, sans pourtant queson auteur en dsavoue lintention : son principal dfaut relevait dune contradictionthorique.

    ABSTRACT. Martial Gueroult is an exemplary case among the historians of philo-sophy : his works enable to study the discrepancy between the various interpretativeactivities (commentary, methodology, foundation). The aim of this article is to read hissymbolic monographies, to understand the limitation of their perspective, to criticizeradical idealism and lastly to explain that the manuscript of the Dianoematic has neverbeen issued, without its author ever denying his intention to do so. Its main defect wasa theoretical contradiction.

    Nous nous proposons de confronter les deux orientations essentielles destravaux du clbre historien de la philosophie Martial Gueroult (1896-1976) :dun ct son activit de commentateur, quil a illustre par de remarquablesmonographies, de lautre sa thorisation philosophique, tentative dune fonda-tion radicale de sa mthode dinvestigation des doctrines. Les positions respec-tives de la pratique dhistorien et de la recherche de ses principes fondateurssont-elles compatibles ? Laquelle de ces deux dimensions de lactivit dhisto-rien de la philosophie prexiste lautre ? Dans quelle mesure la secondedpend-elle de la premire ? Le fondement se donne dabord sans relationimmdiate 1 avec les moyens de la lecture des uvres, paraissant postrieur la patiente critique des doctrines 2. Reste-t-il pourtant indpendant de toute

    1. Notons demble que les textes proprement mthodologiques, comme la Leon inaugurale oularticle de lEncyclopdie franaise, ne constituent pas une vritable thorisation philosophique.

    2. Linvestigation fondatrice fut publie titre posthume, en 1979, dans la Philosophie de

    Revue de Mtaphysique et de Morale, No 2/2001

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    pratique, vrai a priori ? Ou bien doit-on reconnatre quil nest valid que parles applications quil permet ? Dans ce cas, son caractre fondateur ne sentrouve-t-il pas remis en cause ? Parmi les grands historiens franais de la phi-losophie 3, Martial Gueroult est celui qui a fait de lexigence de mthode unevritable bannire. Il considrait linvestigation structurale comme seule cautionde ses interprtations prtention exclusive. Cest sur le statut de la notion demthode en gnral que nous essaierons de nous prononcer terme.

    Lhistoire de la philosophie apparat dabord comme un acte de lecture,cest--dire daccueil dune donne textuelle. Cette rception est premirementpartielle 4, secondement rgule par ladoption de principes de lecture. Cesderniers ont une fonction dinformation : ils dfinissent une perspective surlobjet ; ils le constituent en partie. Leur application rgulire conduit dfinirdes units ou degrs dinvestigation, qui correspondent la formeconstante des prlvements oprs sur le discours tudi. On lgitimera ensuiteune pratique en dfinissant ses critres opratoires identiques. Llve qui sou-ligne un terme important, le professeur qui choisit un texte essentiel, linterprtequi privilgie un ouvrage sur les autres ; tous effectuent une slection quilsvoudraient rendre indpendante de leur option personnelle. Aussi, le premierimpratif, pour justifier cette slection, cest de lui donner des critres objectifs,relevant de la nature empirique de ce qui est en question. Cela conduit considrer le texte sous sa forme matrielle : objet-livre, pages, noir sur blanc,graphie. Lintrt contemporain de cette dfinition des lments de notre rcep-tion est de permettre des recensements exhaustifs et infaillibles laide desmoyens informatiques. Ici, la slection est toujours justifie puisque, selon sondegr dinformation (recherche doccurrences, constitution dindex ou de tablesde frquences), elle reproduit lidentique les donnes textuelles ; aussi peut-elle tre dite ne consister quen un autre ordre de prsentation de la doctrine.Dans la mmoire toute quantitative de la machine, le stockage est permanent etintgral ; ds que linterprte lutilise, cette mmoire devient active, cest--direslective. Nous comprenons que le souci de ne pas faire dpendre sa lecturedengagements subjectifs apparat dautant plus illusoire quil a acquis uneeffectivit par le dveloppement de nos moyens techniques dinvestigation.Grce lordinateur, le lecteur est appel (a contrario) prendre conscience deson intervention : il ne peut borner son rle celui dun accueil indiffrent.

    lhistoire de la philosophie, bien quelle ft rdige dans les annes trente, faisant suite la thseque Martial Gueroult a soutenue sur Fichte.

    3. Dont nous prsentons et comparons les perspectives dans Lcole franaise dhistoire de laphilosophie, in Lenseignement philosophique, no 5, 1998, p. 25-42.

    4. La lecture est une activit interprtative, parce quelle est toujours appropriation intellectuelle.Recueillir sans transformer, ce serait reproduire lidentique.

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    Lapprhension matrielle en laquelle consiste lenregistrement informatique neconstitue pas, en effet, une pratique de lhistoire de la philosophie, mais pluttune tape liminaire ou auxiliaire, qui donne au fantasme dune histoire imm-diate ou originale son sens.

    Un second impratif consiste vouloir rduire la part de dtermination danslintervention que toute lecture suppose. Une rception consciente se voudraitattentive, constituant ses principes de faon rflchissante, au fur et mesurede son investigation. Il sagit dtre mthodique , duvrer en bon historiendu local vers le global, de donner ses units dinvestigation comme identifiesa posteriori 5. Martial Gueroult ne sest pas content dune telle lecture rfl-chissante. Comment a-t-il rendu raison dune telle doctrine de linterprtationpour laquelle, linverse, on progresse du global au local, les principes sontconstitutifs, la dmarche est dductive, les units deviennent dterminantes ?Nous distinguons plusieurs niveaux de linvestigation historique en philosophie,autant de statuts reconnus la pratique de lhistoire. Ces prceptes rgulateurssont-ils infrs au cours de ltude suivie de lobjet, ou bien sont-ils adopts etlgitims a priori ? Sans insister sur son absence de scrupules lgard de lalittralit, on pourra se demander pourquoi la mthode simpose MartialGueroult comme une vidence, pourquoi il ny a pas den de de la rechercheanime dintentions dterminantes. Dans quelle mesure une dmarche de consti-tution philosophique, propre accder un autre plan de recherche, conduit-elle transformer la pratique de lhistorien ? Pourquoi la philosophie de lhistoirede la philosophie ne peut-elle se confondre, ni mme se relier explicitement 6,avec la mthode de lhistoire ? Peut-on esprer une conciliation entre mthoderflchissante, proprement historique, et principes constitutifs, spcifiquementphilosophiques ? Nous commenons par examiner le travail de lhistorien, pouridentifier ses procds. Nous tudions ensuite sa thorisation fondatrice afin destatuer finalement sur leur rapport. En choisissant dvoquer dabord les tudesde doctrines, ne cherchons-nous pas supplanter la philosophie par lhistoire ?Non, puisque nous nous conformons seulement lordre dans lequel notre auteura port ses travaux notre connaissance.

    5. On pourrait dcrire le dchiffrage dun systme philosophique, linstar du dcryptage desfragments dun idiome chez les linguistes, au moyen de permutations, diffrenciations, sriations,hirarchisations.

    6. Nous verrons que la formulation de prceptes dinterprtation des philosophies passes nestpas appuye par Gueroult sur sa propre doctrine philosophique.

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    1. LA MTHODE LUVRE

    On a pu souponner la mthode qualifie de structurale de dpendretroitement de lobjet auquel elle tait dabord applique, lidalisme allemand.Ainsi naurait-elle pu investir que des doctrines dont la systmaticit taitlambition prdominante. Mais ne sagit-il pas, pour manifester le caractreessentiel de la forme systmatique en philosophie, dappliquer linvestigation architecturale au plus grand nombre possible de thories ? Ltude de quel-ques cas nous permettra dapprcier dans quelle mesure chacun prsente desrsistances au procd connu pour tre celui de Martial Gueroult.

    1.1. Des objets privilgis

    1.1.1. Ltude inaugurale de FichteSa thse 7 parat paradoxale au regard rtrospectif : si le propos du commen-

    tateur devait tre de ngliger toute dtermination historique pour expliquer laconstitution philosophique dune uvre, il se serait donn un premier champdapplication bien peu favorable. Car la Wissentschaftslehre est justement untexte qui prsente de multiples couches rdactionnelles, de 1794 1804. Pour-tant, demble est pos que toute volution doit trouver une explication nces-saire et suffisante dans la rationalit 8. Lhistorique ne peut tre affirm commeessentiel que sil est rationnel. Au psychologique, au circonstanciel, nestreconnu quun pouvoir de diffrer (retards), voire dbranler (hsitations) larflexion. Les relations entre auteur et uvre produite sen trouvent inverses : On pourrait alors concevoir la transformation du personnage de Fichte [...]comme drivant de la transformation de la doctrine 9. La thse de MartialGueroult ne fait, malgr ses considrables dveloppements historiques, queressembler une explication de linterne par lexterne. La chronologie napparatque comme dveloppement structurel : les diffrentes tapes de la rdaction dela Wissenschaftslehre sont les moments successifs de lautogense du systme.Le chronologique se rsout intgralement en logique ; ainsi le premier moment

    7. Lune de ses premires publications, Lvolution et la structure de la doctrine de la sciencechez Fichte (ESDSF) parat en 1930 aux Belles Lettres, Paris.

    8. Lhistorien de la philosophie, pour apprcier lvolution de la W.L., ne saurait retenir queles lments logiques effectivement combins, et que les facteurs psychologiques qui ont conditionnleur mise en uvre travers maintes hsitations et maints retards , ESDSF, t. II, p. 242.

    9. ESDSF, Introduction, t. I, p. 153.

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    est-il conu recler en germe tous les dveloppements ultrieurs 10. Le dernierterme rassemble, explique, justifie et lgitime lensemble de lvolution 11 : ainsi,il ny a pas de transformation essentielle, puisque les stades successifs sontprsents comme les rsultats dune autoproduction de la ncessit rationnelle.Tout lobjet du commentaire de la Wissentschaftslehre est de nous pntrer decelle-ci en tant que pure rationalit, comme son objet elle tait de nous rsorberdans labsolu. Linterprtation reoit donc les mmes justifications que les misesen forme successives de luvre : labsolu ne se dit humainement que commersolution des diffrents moments de notre mditation les uns dans les autres.

    Il faut donc reconnatre que la mthode structurale consiste moins en unehomognisation des diffrents lments doctrinaux (chacun devant tre rap-port une rationalit linaire), quen une hirarchisation des diffrents planspar le biais desquels se dploie une thorie : si le logique peut fonder sonhgmonie, ce nest pas en niant les autres dimensions de la rflexion, mais enmontrant quil peut les intgrer terme. Aux yeux de Martial Gueroult, linves-tigation rationnelle ne doit pas plus exclure les antcdents doctrinaux que lescirconstances historiques. Ainsi les dbats postkantiens qui prcdent la publi-cation de louvrage principal de Fichte sont-ils investis 12 sans tre considrscomme trangers louvrage tudi : il sagit dexplorer le terrain qui constituele fondement de la doctrine et qui se confond avec ses racines. Dans la priodequi suit la publication de la Critique de la raison pure et qui prcde celle dela Wissentschaftslehre, on a moins affaire une analyse des sources qu unsouci de comprendre les fondements de luvre dans toute leur extension. Dslors, lintrieur ne doit rien lextrieur, chaque tape est penser en continuitlogique avec la prcdente ; les origines ne sont pas des dterminations autres,mais des racines propres. Louvrage sur Fichte traduit donc lintention dappr-

    10. Ds sa formation, la W.L. enveloppe une antinomie o est inscrite la ncessit de seschangements futurs (ESDSF, t. I, p. 151).

    11. Si on considre dans son ensemble lvolution de la W.L., elle apparat comme une rali-sation progressive de ce point de vue suprme. Elle napparat de la sorte que si lon se place cepoint de vue lui-mme (ESDSF, II, 160). Si lon considre lvolution une fois faite, on prouvele sentiment quelle tait ncessaire, quelle se prsente comme un droulement logique, une sortede phnomnologie interne nayant rien de comparable avec une succession de changements acci-dentels. Le rsultat de lvolution est donc de fournir la loi et la justification de cette volution (ESDSF, II, 163). Gueroult crivait dj en 1925 : Jai toujours prouv moi-mme que la cl detoute la W.L. tait dans la W.L. 1804 (Lettre Xavier Lon date jeudi aprs-midi , ms 361,no 660, Fonds Victor Cousin, bibliothque de la Sorbonne).

    12. Le commentaire fichten est prcd dune introduction de volume non ngligeable (153 p.),consacre aux antcdents doctrinaux de la Wissenschaftslehre. Nous ny trouvons pourtant pas proprement parler des prcdents, des sources : les dbats extrmement vivants qui ont eu lieu enAllemagne entre la date de publication de la Kritik der Urteilskraft (1790) et les premires formu-lations de la Wissenschaftslehre (1794) ne sont ni des prfigurations, ni des anticipations des proposfichtens, mais plutt des ferments, des germes.

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    hender une volution comme intgralement structurelle, toute dtermine parune ncessit intrinsque. la limite, la chronologie nest conue que commeune chane de raisons dploye dans un matriau temporel qui na dautreprrogative que de lui pouvoir rsister. La science (celle du commentateurdupliquant celle du philosophe) se donne donc pour vocation de dissoudre lacontingence en lexpliquant. Dans son grand moment inaugural, le commentairegueroultien ne cherche pas expliquer linterne par lexterne, mais rsorbertoute altrit dans limmanence soi de la rationalit. Cette intention peut-ellesappliquer galement dautres doctrines, notamment celles qui attribuent latemporalit un rle essentiel dans leur constitution ?

    1.1.2. Le cas de Descartes

    Apprhendons la mthode architectonique hors du champ o elle trouve sonapplication premire. Dans quelles mesures peut-elle se donner les moyens desurmonter lhtrognit des doctrines philosophiques ? Louvrage sur Des-cartes 13 se donne dabord comme tentative de correction dune erreur dinter-prtation : il sagit de rfuter lide dune volution du philosophe, qui dsoli-dariserait les parties de la doctrine. Les plus modestes tudes fournissent aucommentateur loccasion de ses premires affirmations de mthode 14, commesi le principe de recherche dunit rationnelle trouvait enfin le cadre duneapplication idale. Outre le postulat de cohrence du systme saffirment luni-fication de lensemble de la philosophie autour dun problme (celui du fonde-ment de nos connaissances) 15, lunicit du principe de sa solution (la vracitdivine) 16 et surtout la rationalit idalement absolue dune textualit qui tend une forme pure ; do rsulte la canonicit dun texte unique, les Mditations,qui sont tenues pour le lieu des lments essentiels de la doctrine exposedans ses principaux points 17.

    La dfinition de cette rationalit pose la question de lordre : cest sous ce

    13. Descartes selon lordre des raisons, I Lme et Dieu, II Lme et le corps, Paris, Aubier,1953, 2e d. 1968, 390 p. et 340 p., 3e d. 1991 [DOR].

    14. Ds 1933 (Rsum dune leon sur la philosophie de Descartes. Lconomie et les finsessentielles de la doctrine, in Bulletin de la facult des lettres de Strasbourg [BFLS], 1932-1933),les termes cls d architecture (BFLS 1932-1933, p. 65), d ordre rationnel (ibid., p. 66) sontprononcs. Cf. aussi : lhistorien peut tout aussi bien envisager luvre telle quelle est [...] laconsidrer comme un monde sui generis (Descartes au congrs Descartes, in Revue de Mta-physique et de Morale [RMM], 1938, p. 106 et 107).

    15. Cf. DOR I, p. 25, 30-31, et 321 in fine ; le problme primordial est celui du fondement dela validit objective de nos connaissances (DOR I, p. 75).

    16. [...] lentreprise ne peut russir qu la condition de rvler un fondement dernier... (DOR I, p. 30).

    17. Cf. DOR I, p. 23-24.

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    titre quon se propose de dvoiler lessence de la mtaphysique cartsienne 18.En le confondant demble avec la voie analytique, Gueroult mconnat proba-blement la pluralit et lindpendance des manires de dmontrer. Cet ordretend tre prsent comme une suite unilinaire : On a affaire une lignequi ne sinflchit jamais, allant toujours du plus simple au plus complexe, afacilioribus ad difficiliora, et o Dieu nest quun anneau comme un autre dansune chane de connaissance 19. La rcurrence de cette image de la chane 20,de l enchanement 21 contribue renforcer cette prsomption dunidimen-sionnalit. Pourtant, ds la prise en compte de la dualit des principes dans latroisime Mditation, se produit un ddoublement de lordre 22, une fracture quedes ligatures croises devront rsorber 23. Ces entrecroisements se mul-tiplieront tel point dans les nexus ordinis 24 quil est tentant de parler dunordre ouvert par sa polyvalence 25. Ses ramifications figureraient plus, terme, une innervation quune gomtrisation. Une fois avr cet clatement de lordre, on mesure que lemploi du syntagme ordre des raisons prendsouvent la forme dune allgation non explicite 26.

    Lutilisation dun vocabulaire non cartsien (comme les oppositions subjec-tif / objectif ; en soi / pour soi, hrites de la philosophie allemande), ainsi quelinsistance sur lidentit de lme rationnelle en tous 27, tendent dsincarnerla pense cartsienne, dont les mditations nont jamais prtendu se dpartir dela dmarche singulire dun esprit. Enfin, il est manifeste que lconomie de

    18. Le bloc de certitude se constituant par lenchanement des vrits selon lordre, il sensuitde l quaucune des vrits de la doctrine ne peut tre justement interprte sans rfrence laplace quelle occupe dans lordre (DOR I, p. 20).

    19. DOR I, p. 26.20. DOR I, p. 52, 53, 75, 103, 104, 124, 157, 338 ; II, p. 7, 116, 144, 199, 211, 217.21. DOR I, p. 30, 83, 226, 301, 323 ; II, p. 112.22. [...] lintrieur du systme comme un schisme entre deux ordres de raisons, ayant chacun

    son principe et son point dapplication (DOR I, p. 223) ; [...] semble se produire comme unerupture dans lenchanement unilatral des raisons (DOR I, p. 237).

    23. [...] lanalyse philosophique nest pas une dduction purement abstraite et vide, maisapplication mthodique dune raison dessence mathmaticienne lensemble des ralits offertes notre intelligence par le champ de notre conscience. [...] Il est donc naturel que, en restant uneet semblable soi, elle exclue llmentaire simplicit dun enchanement purement linaire et sersolve en un nexus rationum (DOR I, p. 237).

    24. Semble-t-il apparu DOR I, p. 247, le vocable d entrecroisement se retrouve DOR I, p. 295et 297 ; il servira dcrire ultimement la prolifration des liens : Les deux recherches [...] doiventdonc, ici, sentrecroiser. Comme elles supposent chacune un entrecroisement, il y a un entrecroi-sement dentrecroisement [sic], et le nexus est quadruple. [...] Ce nouvel entrecroisement donnenaissance un nexus sextuple (DOR II, p. 283-284). Gueroult est alors amen parler d enche-vtrement (DOR II, p. 274) ou d intrication (DOR II, p. 270).

    25. Cf. DOR I, p. 206 ; DOR II, p. 278, 284, 286, 287.26. Sur les nombreuses occurrences de lexpression (plus dune cinquantaine), combien ne se

    rduisent pas une simple allgation formelle ? Voir par exemple DOR I, p. 64, 194, 322, 373 ;DOR II, p. 56, 239, 278.

    27. Cf. DOR I, p. 111-112 et DOR II, p. 324-326.

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    louvrage ne rpond pas larchitecture selon laquelle il dcrit les Mditations(partages par lquateur de la vracit divine) 28, mais plutt celle qui estprte la philosophie cartsienne dans son ensemble (scinde en domaine dela science et domaine de la vie) 29 : laxe qui spare les deux volumes duDescartes selon lordre des raisons passe entre la cinquime et la sixime desMditations. De cette dernire, qui et pu paratre produire une certitude dundegr infrieur celle des autres 30, le commentateur restitue une texture trsserre. Cest l mme o les liens rationnels sont les plus complexes, o doncla prsomption dun ordre unique ou unilatral se trouve le plus srementdmentie, que linterprte manifeste sa plus fructueuse ingnuit. Au momentmme o la mthodologie choisit de saffirmer, elle se trouve prise en dfaut,dmentant par sa pratique ses propres principes dinterprtation.

    1.2. Des doctrines frappes dexclusion

    1.2.1. Un cas dexcommunication provisoire : Pascal

    Abordons maintenant des doctrines qui sont cartes du champ dapplicationde la mthode gueroultienne. Mais comment apprcier lincapacit de cetteforme de commentaire les apprhender, puisquelles nont pas, effectivement,t prises pour objet ? Lattitude de Martial Gueroult leur gard nous restenanmoins accessible travers son Histoire de lhistoire de la philosophie 31 :cet ouvrage rend compte de lattitude de chacune des plus clbres doctrinesde la philosophie lgard de lensemble de celles qui lont prcd. Mais cetteinterprtation de lhistoire doctrinale par une philosophie ne peut tre appr-hende aux yeux de lauteur de la dianomatique que si elle est mthodique,cest--dire unifie. Cette unification est le corrlat dune rationalit. Ainsi, lapossibilit dapprhender une thorie comme doctrine de lhistoire correspond la capacit de saisir cette mme doctrine comme thorie rationnelle de laralit. Ds lors que lon admet que lattitude dun philosophe lgard delhistoire de la philosophie est dtermine par sa propre doctrine, on conviendraque la rationalisation de lhistoriographie indique une lecture rationnelle pos-sible de luvre elle-mme.

    28. DOR II, p. 272-274.29. DOR II, p. 274-276.30. Toutes ces considrations sur la mdecine et la morale noffrent pas dans leur ensemble

    cette tension philosophique, cette rigueur et cette certitude qui caractrisent partout ailleurs la pensede Descartes (DOR II, p. 270).

    31. Cest le titre du premier livre de la Dianomatique, paru en trois volumes en 1984 et 1988,chez Aubier, grce aux soins de Ginette Dreyfus en tablir et rviser le manuscrit.

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    Lensemble des propos pascaliens nous est parvenu sous forme fragmente,constituant une tentative de dpassement de la rationalit par la charit (sym-boliquement, une insulte la souverainet de lesprit dductif) qui ne se ft pasprte aisment une investigation monographique. loccasion de lanalysedu regard port par Pascal sur les doctrines philosophiques, Martial Gueroultoppose deux conceptions de lhistoire, celle du savant et celle du chrtien 32,respectivement appeles historique et existentielle . Cette dernire est-ellesusceptible de se prsenter sous forme unifie, ft-ce celle dun anti-rationa-lisme ? Philosophique en ce quelle procde de principes, anti-philosophique ence que ses principes suprmes ne peuvent tre que sentis, la doctrine pascaliennene pourra jamais se rduire un ensemble de propositions cohrentes et ration-nelles 33. Que la succession des doctrines tire son intelligibilit dautre choseque dune doctrine (car la vraie religion ne suppose exposition ni rationnelle,ni cohrente, ni peut-tre mme exposition), cela en fait autre chose quunehistoire, dont lobjectivit ne peut pour notre interprte tre due qu une ratio-nalit immanente. Pour autant, Pascal est jug ne pouvoir se dpartir dunevolont dunification, car cest de la mme faon que lon considre la faiblessehumaine dans le sicle, en soi-mme et dans lhistoire : de mme que la reli-giosit pascalienne tend une expression rationnelle, de mme lhistoire pas-calienne de la philosophie pourrait sexprimer sous une forme globalementunifie 34. Nous aurions donc affaire une cohrence potentielle (si ce nest unesystmatisation constitue), dans la mesure mme o les ruptures sont expli-ques et rgles. La raison peut se destituer, condition de matriser le principeet le rsultat de cette destitution 35. La rationalit requise dans toutes les philo-

    32. [...] cette notion dun progrs continu depuis lAntiquit jusquaux temps modernes [...]simpose au centre de la vision pascalienne, et est conue comme sappliquant au cours entier delhistoire de la connaissance scientifique (Histoire de lhistoire de la philosophie [HHP], p. 197) ; Tout autre est la vision du Pascal philosophe religieux. [HHP : chrtien] [...] il rejette toutes lesphilosophies par le refus mme de la philosophie (Atti del congresso internazionale di filosofia,II, Milan, Castellani, 1948, p. 234, HHP, p. 198) ; Lhistoire de la philosophie est ainsi atteintedun double scepticisme : le scepticisme qui frappe toute histoire objective et le scepticisme quifrappe toute philosophie (ibid., p. 232).

    33. Ainsi la philosophie, telle quelle se manifeste dans lhistoire, nest plus que le reflet dela dualit de lhumaine nature. Lhistoire de la philosophie est comme lvangile un texte chiffrplein de contradictions, et de mme que la charit est la clef de lvangile, lvangile, clef delhumaine nature est, son tour, clef de lhistoire de la philosophie (ibid., p. 235, HHP, 200,avec ajout de virgules).

    34. Il sagit dune synthse qui, ne retenant rien des doctrines expresses, considres commefausses dans leurs enseignements, porte sur les lments de la ralit humaine essentielle dont cesdoctrines sont linvolontaire et inconscient symptme. Lhistoire de la philosophie dans son ensem-ble apparat donc comme le reflet agrandi de la ralit psychologique et morale de lindividu-homme (HHP, 202-203). Cette ncessit de considrer les dispositions pascaliennes commeunifies stait mme exprime par le terme sans doute excessif de systme dans la versionimprime de la confrence du congrs de Rome de 1946 (ibid., p. 236).

    35. Ce qui implique quune facult extra-rationnelle doit tre reconnue capable de saisir les

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    sophies est donc moins un impratif de continuit quune exigence daspiration la compltude.

    1.2.2. Cas dexcommunications rdhibitoiresCertaines doctrines nont et nauraient pu faire lobjet dune tude selon la

    mthode architecturale. Ne disposant pas de textes qui nous en parlent, il fautici nous contenter des positions thoriques par lesquelles Martial Gueroult expli-cite ses choix, et montrer en quoi elles excluent certaines doctrines de lensembledes philosophies et par suite du champ des commentaires possibles. Ainsi enest-il de lorganisation dmonstrative, qui constitue un des critres de dfinitionde toute philosophie 36. Sans ncessairement devoir se rduire une argumen-tation logique sous forme dun enchanement de propositions, une thorie doitse donner une organisation probatoire qui prsente une cohrence discursive.Ainsi Gueroult net pas considr le cynisme antique comme une philosophiecar il ne se prsente pas sous une forme exclusivement discursive, mais sexposepar des gestes, des actes exemplaires 37. Saffirme pour le commentateur despritstructuraliste limpossibilit de prendre en compte lactivit philosophique ail-leurs que dans des textes. Le cynique nie au langage la facult de traduire laralit fondamentale, ou la capacit de convaincre autrui. La consquence decette dngation, le fait que son uvre ne se rduise pas une expressiontextuelle, lui vaut un anathme dfinitif.

    Il ne suffit pas non plus quune doctrine se donne seulement dans des textes.Encore faut-il que ceux-ci constituent un dogme minimal. En dfinissant lescepticisme radical comme lattitude philosophique qui se refuserait la moin-dre affirmation, on se mettrait en prsence dune verbalisation qui exclurait toutcommentaire, puisquelle rcuse toute thorisation. Il sagit de la mme excom-munication irrductible qu lgard du cynique. Pourtant, une analyse logiquepeut nous conduire rintgrer la dtermination du sceptique dans le champ dela philosophie. Car il est philosophe prcisment dans la mesure o il se montredtermin : une fois avoir dclar nulle ou du moins trs faible la possibilit derendre compte de la ralit, pour tre cohrent, le sceptique doit prsenter son

    principes qui chappent la raison... (ibid., p. 236 ; HHP, 202). Cette expression devoir trereconnue dsigne lapprhension cruciale qui sera la condition potentielle de la mise en formecohrente.

    36. Cf. Philosophie de lhistoire de la philosophie (Dianomatique, t. 2), publi par GinetteDreyfus, Paris, Aubier, coll. Analyse et raisons , 1979 [PHP], p. 83-85.

    37. Le contenu ne peut valoir dans un systme philosophique comme tel que sil est dmontr [et non sil est seulement montr, pourrait-on ajouter] (PHP, p. 84). Outre les anecdotes bienconnues de la vie de Diogne, on peut rappeler lacte philosophique de Crats : jeter sa fortune la mer.

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    discours comme la seule actualisation de cette possibilit. Ds lors, on se trou-verait en prsence dun dogme sceptique, quon pourrait exprimer ainsi : Jenexplique pas le rel, parce quil est ncessairement inexplicable . Cette posi-tion comprend laffirmation de linintelligibilit du monde, qui constitue enelle-mme une rationalisation minimale, car elle suppose une capacit de mapense identifier cette irrductibilit du monde mon explication. Ainsi ledoute suppose lui-mme la position dune relation avec lextriorit, mme sicette relation nest destine qu tre suspendue 38. Une philosophie consistedonc exclusivement en thses. Ou bien celui qui se refuse toute thse est bannidu champ de la philosophie, ou bien ce refus est lui-mme considr commeune affirmation, et dfinit le degr minimal partir duquel une proposition peuttre considre comme doctrinale : lorsquelle fournit une interprtation globalede la ralit extrieure.

    Pour conclure notre prsentation de la mthode de Gueroult travers sestravaux, on peut essayer de traduire ces positions gueroultiennes en termesd units opratoires . Les lments qui apparaissent aux yeux du commen-tateur comme les plus prgnants ne sont prcisment pas lmentaires, puisquele plus important reste de saisir la doctrine sous son aspect unifi. Cette unifi-cation est certes le produit de la raison ; on pourrait donc faire de largumentrationnel llment dinvestigation privilgi de lhistorien. Pourtant, dune partaucune preuve ne saurait tre apprhende isolment, spare de lensemble quiconstitue lorganisation probatoire dune doctrine. Dautre part, cest moins lerationnel qui est valoris que la rationalisation : comprenons, comme nouslavons vu, que le non-rationnel peut ne pas tre exclu de champ de la philo-sophie, ds que, mme sil nest pas rationalis, il est rationalisable . Cestque le commentateur se prononce moins sur les effets de la rationalit que surle statut de la raison. Lui confre-t-on son autonomie propre, le discours quilui reconnat cette place sera jug digne dune investigation architectonique.Lhtrognit des lments dune thorie traduit-elle une dficience de ratio-nalisabilit ? La doctrine ne manquera pas dtre condamne et exclue duchamp de lhistoire de la philosophie. Ainsi linterprte structuraliste se donnepour expliciter ses procds des units qui nen sont pas. En effet, si touteslection devait tre reconduite la totalit, elle ne consisterait plus en uneslection. Chaque prlvement sur la doctrine devrait participer dune dcisiondensemble. En quoi Gueroult ne manque pas dincarner la figure de lhisto-rien-philosophe : sa mthode dinvestigation engage toujours une dcision por-tant sur lessence de la doctrine. Si mthode il y a, elle relve ici plus dunefondation thorique que dun exercice pragmatique. Cest pourquoi, avant de

    38. Cf. PHP, p. 149.

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    nous prononcer sur la mthode pour elle-mme, il convient dexaminer le fon-dement quelle prtend se donner.

    2 . LE FONDEMENT DE LA MTHODE : LA DIANOMATIQUE

    Une mthode consiste en lapplication de prceptes. Dans la mesure o cesderniers peuvent tre considrs comme des propositions gnrales, indpen-damment de leur porte pratique, autrement dit en tant quils constituent desprincipes qui dterminent les thories philosophiques, ils requirent un fonde-ment. Le procd mthodique naccde une autonomie que pour autant queses principes ont une valeur intrinsque, qui ne varie pas en fonction des objetsauxquels ils sappliquent.

    2.1. Une hirarchisation des degrs de la ralit

    2.1.1. Deux aspects du rel communGueroult comprend la philosophie, titre densemble de positions minima-

    les, comme prtention dadquation la ralit. Dans la Philosophie de lhis-toire de la philosophie 39, il traduit cette dfinition en prcisant que touteconstitution doctrinale procde invariablement de deux postulats. Lun, raliste,consiste affirmer que la ralit prexiste la thorie qui en rend compte.Lautre, idaliste, consiste affirmer que la ralit sidentifie exclusivementavec linterprtation quen produit la doctrine. Cest dire que la ralit estprsente par tout philosophe comme puise par les caractres essentiels quelui confre sa thorisation. Linterprte, pour justifier linvestigation de plu-sieurs doctrines contradictoires, procde alors deux oprations. I. La dnga-tion de tous les postulats ralistes des philosophies. Si la valeur des doctrinesmanait dun rel qui leur prexiste, elles devraient tre toutes identiques, etattribuer cette ralit les mmes dterminations 40. Puisque ce nest pas le cas,la valeur des doctrines doit tre trouve en elles-mmes. II. La rduction dupostulat idaliste ses proprits formelles : ainsi la prtention rendre comptede la totalit du rel antrieur la thorie se traduit par la synthse maximade toutes les dterminations , que Gueroult dcrit comme la consciencedune impossibilit absolue [...] de faire entrer lintrieur du systme plus

    39. Cf. PHP, p. 73-97.40. PHP, p. 92.

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    quil ne contient 41. Formul de la sorte, apprhend comme sentiment dunencessit, le critre dadquation la ralit extrieure permet de considrercomme compatibles des doctrines qui sexcluaient mutuellement. La dfinitiontraditionnelle de la vrit se traduit pour la pense rationnelle par le sentimentdune compltude de la systmaticit.

    Par l mme, la ralit change de statut ; elle se trouve dfinie de faonexclusivement formelle. Le terme de rel commun ne dsigne plus le mondesensible, mais la rationalit interne qui donne une doctrine sa ncessit. Lerel est dsormais dfini par sa dtermination, qui est le propre de la pense :ce qui constitue la ralit philosophique dune doctrine, cest le fait de considrerla ralit comme produite par sa propre activit. Mais si lon veut sintresser de multiples philosophies, il faut rduire leurs prtentions descriptives en leuroctroyant une ralit diffrente de la valeur quelles saccordaient elles-mmespar leur postulat raliste. Cela revient donc identifier la nature de la philosophie lencontre de la prtention des doctrines. Il sagit dinformer a priori linves-tigation des thories, de lui donner des principes qui permettent dapprhenderles doctrines dans leur intgrit (leur originalit et leur fcondit), et de rendrepossible lintrt de lhistorien pour des doctrines contradictoires. Mais le rsul-tat de la conciliation de ces exigences conduit confrer une ralit nouvelleaux uvres : leur valeur rside dans leur structure. Le rel commun devient rel philosophique et peut tre sommairement dcrit par lexpression syn-thse maxima de dterminations . Celle-ci procde dune identification de laralit extrieure avec la doctrine qui se fonde sur une rationalit interne auto-suffisante, celle de la pense autonome.

    2.1.2. Le rel ternel de lentendement divinCette loi ncessaire de la pense philosophique constitue donc une structure

    immanente une doctrine mais parat ne rien devoir aux efforts de lauteur quilexprime. Pour Gueroult, cette ncessit de la rationalit se pose non seulementindpendamment du philosophe qui lexprime (comme une ralit quil appr-henderait hors de lui), non seulement aussi indpendamment de lui en lui, maisencore indpendamment de lui en lui malgr lui. La ncessit a des degrs :len soi (in sich), le par soi (an sich ou von sich), auxquels il faut ajouter lepour soi (fr sich), chacun supposant le suivant 42. Il y a donc des niveauxdautosuffisance ; fonder linfrieur dans le suprieur conduit considrer que

    41. PHP, p. 137.42. La vraie faon de juger de la ralit nest donc pas de conclure de len soi par rapport

    la pense subjective au par soi vritable, mais de conclure du par soi len soi par rapport lapense subjective (PHP, p. 179).

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    la ncessit manifeste par la loi interne des systmes ne sexplique que par lerecours une ralit par soi, indpendante de toute temporalit, ralit parexcellence 43. Les thories philosophiques sont donc conues sur le modle desIdes platoniciennes : Les seules vrits ternelles sont les systmes, car seulest vritablement ternel ce qui est par soi, seul est par soi ce qui sexpliquepar soi, et seuls sexpliquent par soi les systmes, que pour cette raison nousavons appels Ides 44.

    Tous les rels philosophiques, dans leur compltude et leur ncessit, setrouvent ainsi intgrs dans un fondement ternel et infini de possibilit :lentendement divin 45. Ainsi la prennit des doctrines se comprend par lter-nit du systme quelles rvlent. Linsuffisance soi de lesprit subjectif permetde prendre conscience de lintemporalit laquelle il slve par la spiritualitphilosophique. En constituant une doctrine, il exprime en fonction de contin-gences temporelles une loi ncessaire qui est celle dun systme. La ralitimmuable des philosophies renvoie donc un fondement subsistant par soi etmme pour soi, ternel et illimit : cest le rel absolu des Ides de lentende-ment divin. Aux yeux de Gueroult, la nature imprissable des philosophies estmme la seule preuve de lexistence de Dieu 46. Sa puissance peut tre exclu-sivement rserve la production didalits, puisque le monde sensible sestvu dnier toute ralit. Lhistoire de la philosophie est une thophanie 47 et, silauteur dune doctrine est le premier inspir, il peut revenir au commentateurla tche de perfectionner la rvlation. Les conditions historiques dmergencedes philosophies sont rsorbes dans la ralit de leurs Ides. Ds lors, lejugement de ralit dun philosophe, quand il est lgitime, cest--dire quand ilest valid par la cohrence dune structure rationnelle, sidentifie avec lacteobjectif par lequel une Ide se manifeste elle-mme comme systme. Il appa-rat donc quau terme de linvestigation gueroultienne, la pense subjective atrouv les conditions de sa rsorption dans lactivit autosuffisante de la penseobjective, qui nest autre que la vie divine.

    La fondation de la pratique de lhistorien de la philosophie aboutit la

    43. En effet, ce qui est contingent, temporel et existe par un autre, nest pas vritablementrel (PHP, 183). Bref, cest dans lternit quil faut chercher le fondement du temps et nonlinverse (PHP, 193-194).

    44. PHP, 185. Cf. galement 236-237, o lon retrouve les mmes formules.45. Ces systmes ou Ides intelligibles nont en eux-mmes rien qui rpugne la nature

    intelligible de lentendement divin qui les pense. [...] Il ny a donc aucune difficult les concevoircomme le contenu de lEsprit infini dont ils constitueraient la ralit interne concrte (PHP, 186).

    46. Les systmes sont donc lunique fondement possible pour une preuve de lexistence deDieu, et, en fait, les systmes philosophiques, en tant que doctrines, sont les seuls, parmi les pensershumains, apporter, chacun, des preuves de lexistence de Dieu, ou des dcisions relatives leurpossibilit ou leur validit (PHP, 185).

    47. En quoi peut se justifier notre utilisation dun vocabulaire de registre thologique.

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    constitution dune doctrine originale, ambitieuse, loin du strict cadre mthodo-logique : tentons brivement den apprcier la porte.

    2.2. Critique de la dianomatique

    2.2.1. Application la thorie de ses propres critresOn a affaire une ontologie indite, qui destitue le sensible de toute valeur,

    pour rsorber la totalit de la ralit dans lentendement divin. En effet, la seuleralit consistante est celle, formelle, des thories 48, qui ne peut tre fondeque sur la ralit ternelle et ncessaire de lentendement divin. Puisquelleconsiste elle-mme en une thorie philosophique ( laquelle son auteur donnele nom didalisme radical), on peut appliquer cette doctrine les critres parlesquels elle prtend dfinir toute philosophie. La synthse maxima de toutesles dterminations se traduit lintrieur dune doctrine comme position diden-tit de lintrieur de lextrieur 49. Mais celle-ci apparat pour la dianomatiquecomme un problme. Car son objet, cest--dire son extrieur, cest la ralitdes doctrines. Ds lors que lidalisme radical traduit de faon adquate cetobjet, les systmes se trouvent rfuts, au moins sous laspect de leur explicationde lhistoire de la philosophie. Rciproquement, si chaque systme est crditdans ses prtentions, la dianomatique est conduite chouer dans son ambitionde fournir une image adquate de la ralit des philosophies 50. cette aporie,Gueroult formule une solution deux niveaux. Premirement, lidalisme radi-cal, pas plus quaucune autre thorie, ne doit tre considr comme une imagede son objet : sa ralit est celle dune Ide, dont il manifeste la consistancepar sa propre cohrence. Mais, en seconde approche, on doit reconnatre que lavalidit de lidalisme radical stend aussi hors de sa sphre 51, puisque celle-cicontient toutes les autres sphres 52. Ainsi, la synthse de lextrieur et de lint-

    48. Chacune dentre elles suppose certes un rel qui lui est antrieur, mais puisquelles lesupposent toutes rpondant la spcificit de leurs dterminations, on est conduit dnier globa-lement chacune la validit de ce postulat.

    49. Nous prcisons : lintrieur dune doctrine . Cette position tait identique au postulatraliste des philosophies. Une fois le rel commun rduit des proprits formelles, cetteposition est rationnelle, interne.

    50. De l on doit conclure que, si lidalisme radical est vrai, il est faux, et quil ne pourraittre vrai que sil tait faux (PHP, p. 221).

    51. Cest par ce terme que Gueroult dsigne (par exemple dans la citation de la note suivante)le domaine de ralit quune thorie dtermine librement, lintrieur duquel il voudrait restreindreleur validit.

    52. [...] lidalisme radical ne vaut universellement dans la seule sphre de sa construction,qu la condition que la loi vaille universellement, cest--dire que les autres systmes naient devalidit, eux aussi, qu lintrieur de leur propre sphre (PHP, p. 223. Voir galement p. 245).

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    rieur quopre la dianomatique prsente cette proprit originale de comprendretoutes les autres, car lextrieur de la dianomatique est lintrieur des philo-sophies. Avec la doctrine de Gueroult, la philosophie prtend puiser son ext-riorit. Ainsi est-il tout la fois lgitime de considrer que lidalisme radicalexplique une ralit lui prexistant que daffirmer quil produit une ralitoriginale par un jugement thtique. Lidalisme radical objective bien dans lesIdes une ralit qui lui prexiste, mais entend ne pas lui tre alin, puisquecette ralit ne lui est pas extrieure. Car les systmes de lentendement divinsont galement des lments de la pense philosophique.

    Peut-on identifier les postulats raliste et idaliste de cette thorie ? PourGueroult, lacte spcifique qui caractrise sa dianomatique est lidentificationdu rel formel des philosophies. Ce serait donc l son postulat idaliste. Enoutre, lidalisme radical attribue aux Ides-systmes la ralit que le senscommun attribue la seule chose sensible 53. Autrement dit, le postulat ralistede la dianomatique sapplique non la ralit propre aux philosophies (lesdoctrines, sous laspect de leurs dterminations formelles, le rel philosophique)lgue par lhistoire, mais lentendement divin. Lidalisme radical, par sonpostulat raliste, en affirmant le primat des Ides en Dieu, ne peut que diffici-lement se dfendre de donner lhistoire une forme de clture 54. vouloirposer la prexistence de toute ralit philosophique (mme future) dans lenten-dement de Dieu, il nest pas possible dchapper laccusation dexclusivit.Nous soutenons donc quil y a contradiction entre la prtention comprendrela plupart des doctrines et le vu pieux de ne pas sexcepter de leur champ 55.Suivant un versant de linspiration de Gueroult, nous tenons pour inconsquentela prtention de faire valoir une philosophie pour toutes les autres, dans unefantasmatique position de surplomb. Cest pourquoi nous jugeons souhaitablede rformer le propos gueroultien.

    53. PHP, p. 237.54. Ce risque mme de fermeture contre lequel Gueroult na cess de mettre en garde, travers

    des notations comme : donner une philosophie de lhistoire de la philosophie, nest-ce pas, endterminant une fois pour toutes lessence de la philosophie, clore lhistoire de celle-ci par unedoctrine dfinitive, que nulle autre ne saurait dpasser ? (HHP, 596).

    55. Cette contradiction a t souligne par Bernard SVE (La Dianomatique de Martial Gueroultet le problme de lhistoire de la philosophie, in La philosophie et son histoire (Lge de la science :lectures philosophiques), sous la direction de Jules Vuillemin, Paris, Odile Jacob, 1990, p. 167-169)dans les termes dune tonnante double lecture (p. 167) : lautosubsomption est le propre delidalisme radical. Do son ambigut, en tant que philosophie des philosophies (p. 168) ainsique par Daniel PARROCHIA (La raison systmatique, Paris, Vrin, 1993, p. 29-32) sous le nom de paradoxe de Gueroult (p. 29) : le caractre inacceptable de cette doctrine tient essentiellementdans le fait quelle se pose la fois comme un systme de tous les systmes et comme un systmecomme les autres... (ibid., p. 29).

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    2.2.2. Voies de rformes nos yeux, la thorisation propose par la Philosophie de lhistoire de la

    philosophie prsente certes un grand intrt, mais elle nest pas exempte decontradiction. On doit donc lui apporter des corrections. Dabord, nous effec-tuons un choix sans quivoque entre les deux aspirations fondamentales etcontradictoires de lidalisme radical : dun ct, dfendre la valeur du plusgrand nombre de philosophies ; de lautre, ne pas sexcepter de leur champ. Silon maintient cette dernire exigence, on doit admettre limpossibilit de pr-tendre quelque pertinence dans lapprhension de toutes les doctrines, poserque celles-ci ne sont pas transparentes notre activit de lecture et finalementse rsigner concevoir que notre option, comme toute rsolution, puisse trerforme. Gueroult, pour admettre les plus grandes doctrines comme objetspossibles de lhistorien, posait leur ralit comme immdiatement accessi-ble. La structure des uvres majeures, leur ordre des raisons lui paraissaittransparent une lecture attentive. Le souci dtendre ce postulat toutes lesphilosophies possibles conduit lidalisme radical poser la prexistence detoutes les Ides dans lentendement divin et se reconnatre un statut dexceptionparmi les doctrines philosophiques. linverse, nous considrons quune dia-nomatique nest possible que si elle est relative, cest--dire la conditionquelle sinstitue dans un champ pluraliste. Nous soutenons corrlativementquelle dtermine, dans luvre quelle apprhende, les aspects de la textualitqui lui paraissent relever dune ralit philosophique commune. Ces positionstraduisent le statut relatif des commentaires : les choix philosophiques qui dter-minent leurs lectures les conduisent interprter de faon privilgie certainesuvres, accordant mme la primaut certains de leurs aspects.

    Ainsi nous proposons de corriger lidentification gueroultienne des postulatsde lidalisme radical. Son postulat raliste ne consiste pas en la position detoute rationalit absolue en Dieu, mais en laffirmation de laccessibilit de lastructure rationnelle de tout grand texte. Son postulat idaliste nest pas laposition de la rationalit formelle des philosophies, mais bien celle de la ralitternelle des Ides-systmes. Ds lors, ces deux postulats nous apparaissent nonplus comme ceux de la dianomatique (que son auteur donnait, malgr quil enait, comme exclusive de toute autre), mais comme ceux dune dianomatiqueparmi dautres, lidalisme radical de Martial Gueroult. Ces propositions visentdonc tant rhabiliter le travail de fondation qua accompli le grand historienqu lui donner un statut relatif : sous cet aspect, il pourrait toujours tre dve-lopp et complt. Ces dveloppements permettraient notamment dviter larduction de lactivit philosophique la production de systmaticit. Les textes

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    ont une ralit empirique dont la lecture dtermine la valeur, faisant apparatredes lments formels de diffrents niveaux. En destituant le fondement gue-roultien de sa prtention excessivement dterminante, on mnage thoriquementla possibilit de constituer dautres philosophies de lhistoire de la philosophie.

    Mais on doit aussi mesurer, pour terminer notre analyse du travail fondation-nel de Gueroult, que dautres dianomatiques simposeraient pour corriger undfaut majeur de son entreprise : de son idalisme radical, on ne peut tireraucune application pratique. Dun ct, lensemble de sa dmarche (telle quelleest prsente dans les prfaces de ses uvres, ou dans des interventions ponc-tuelles) manifeste le souci de constituer des rgles pour ltude des grandesuvres philosophiques. De lautre, son ouvrage consacr la constitution dunephilosophie fondant lactivit dhistorien se montre indpendant de toute appli-cation. Certes, on peut bien infrer des principes dtudes de la dianomatique :par exemple apprhender une uvre dans sa totalit ; faire prvaloirlarchitecture rationnelle dune philosophie sur tous ses autres aspects . Maisces prceptes apparaissent si gnraux, si peu dterminants pour le travail delecture, que lon peut parler dun hiatus entre la pratique et le fondement de lamthode gueroultienne en histoire de la philosophie.

    3 . RELATIONS ENTRE FONDATION ET PRATIQUE

    La mthode de Martial Gueroult peut tre considre comme un procdappliqu, dont nous avons envisag des exemples. Antrieurement, lhistorienavait tenu justifier a priori, par une recherche philosophique, ses options delecture. Pourtant, il na jamais lui-mme publi son manuscrit thorique. Com-ment expliquer cette rserve ? Comment comprendre lajournement de sonprojet ?

    3.1. Facteurs extrinsques

    3.1.1. Le rle des circonstances

    Le fondement est, par dfinition, premier. Il devrait donc manifester sonabsoluit par son autonomie. Seulement sa primaut thorique peut ne pas setraduire par une priorit chronologique. Tous les dbuts sont difficiles, et ceserait sexposer aux plus grands risques que de commencer par le plus ardu, lathorie fondatrice. Celle-ci pourrait certes accompagner la pratique des inter-prtations et se voir formule progressivement. On comprend alors que sa publi-

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    cation soit diffre. Un manuscrit comme celui de la Philosophie de lhistoirede la philosophie requiert sans doute une grande exprience et des annes dematuration. En outre, les alas dune carrire 56, les facteurs contingents dedtermination des intrts 57 peuvent inflchir le parcours dun penseur. Il sesentira dtourn de travaux dimportance, qui seraient ajourns avec dautantplus de facilit quils lui paraissent fondamentaux, cest--dire intemporels. LaDianomatique, linstar de la morale cartsienne, force de se constituer parprovision, ne sera jamais institue pour elle-mme, sans pour cela tre aban-donne : elle est livre parcimonieusement, dans des contributions ponctuelles 58.

    Pourtant, cette hypothse dun ajournement ritr ne suffit pas. Dabord, onsait que la partie thorique de la dianomatique a t rdige trs tt, dans lesannes trente, vraisemblablement dans la foule de la thse sur Fichte. En outre,daprs Ginette Dreyfus, son diteur, le manuscrit nest pas surcharg de refor-mulations, mais ne comporte quune srie dannotations marginales probable-ment apposes dans les annes cinquante 59. La rdaction de la thorie fondatricenaccompagne donc pas celle des commentaires, et mme les prcde. Dautrepart, le travail dinterprtation ne semble pas avoir besoin de la dianomatique :en effet, les tudes ponctuelles et les grandes monographies sont publies pourleur valeur autonome. Lorsque vient le temps de faire valoir une mthodeoriginale 60, il ne sollicite pas directement son livre fondateur, mais sessaie la formulation de principes gnraux, indpendants de la thorisation transcen-dantale laquelle il tient par ailleurs. Si, dans la Leon inaugurale, la formu-lation des problmes de lhistoire de la philosophie 61 est prsente dans unesprit proche de lIntroduction de la Philosophie de lhistoire de la philosophie,la position du confrencier nest exprime quaprs la critique de celles de

    56. Martial Gueroult fut grivement bless durant la Premire Guerre mondiale ; il fut long seremettre des squelles de sa blessure et la lecture des philosophes allemands y contribua.

    57. Lhistorien a toujours tenu participer aux plus grands colloques de sa discipline, ce qui apu orienter ses travaux. Par exemple, en 1950, il tudie Descartes loccasion du troisime centenairede sa mort ; en 1953, il publie des tudes sur Berkeley, dans des numros de revues lui rendanthommage deux cents ans aprs sa mort.

    58. Essentiellement dans les trois tudes suivantes : Leon inaugurale, faite le 4 dcembre 1951,Collge de France, Chaire dhistoire et technologie des systmes philosophiques [LI], Nogent-le-Rotrou, Daupeley-Gouverneur, 1952, 34 p. ; Le problme de la lgitimit de lhistoire de la philo-sophie, in La filosofia della storia della filosofia, Rome, 1954, p. 39-63, et Philosophie de lhistoirede la philosophie, Rome, Institudo di studi filosofici / Paris, Vrin, 1956, p. 45-68 ; Logique,architectonique et structures constitutives des systmes philosophiques, in Encyclopdie franaise[EF], vol. XIX, 1re partie, section C, Paris, 1957, nos 24-15 26-4.

    59. Ginette Dreyfus ne relve que laddition de quelques observations marginales (ainsi PHP,26, 43, 85, 116, 210) et linsertion ultrieure dun feuillet (PHP, 142).

    60. Cest sans doute la nomination au Collge de France qui le conduit dvelopper et prsenterpour elles-mmes ses investigations mthodologiques.

    61. LI, 9-18.

    87Pratique et fondement de la mthode en histoire de la philosophie

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    Bergson et de Gilson 62, au moyen de quelques caractrisations trs gnrales 63.Les seules circonstances nont donc pas cart Gueroult de son travail de phi-losophe puisque, lorsque loccasion lui est fournie de se prononcer en thoricien,il se contente dune posture problmatique et comparatiste. Pour expliquer cetteretenue thorique, les faits ne suffisent pas : il convient de complter notrehypothse dun ajournement de la publication du fondement.

    3.1.2. Une hypothse fichtenneLinspiration fichtenne de Gueroult est reste continue. Lauteur de la Wis-

    sentschaftslehre lui parat accomplir lessence de lidalisme allemand, quirside ses yeux dans la synthse de la libert avec la ncessit absolue 64. Sicette notion de ncessit hypothtique a toujours retenu lattention de lhis-torien, cest peut-tre parce quelle peut sappliquer aux grandes doctrines phi-losophiques avant tout 65. En effet, les philosophies de la tradition ont uneuniversalit singulire 66 : loriginalit dun systme atteste quil est un produitde la libert, mais sa valeur intemporelle lui confre une ncessit suprme.Dans les uvres que la tradition nous a conserves titre de monuments, lefait concide avec le droit ; la ncessit rgit aussi la libert. Autrement dit, lapense la plus pure ne se rvle qu elle-mme, tandis que lacte contingent

    62. LI, 19-29.63. Cest sans doute dans ce contexte dune encyclopdie [EF] que Gueroult manifeste le moins

    de retenue thorique ; ses conceptions sy inscrivent dans une tradition, aux cts de celles dtienneSouriau, quelles rcusent par ailleurs.

    64. Lide de ncessit hypothtique se rencontre plusieurs reprises (Dynamique et mtaphy-sique leibniziennes, Paris, Les Belles Lettres, 1934, 240 p., 2e d. Paris, Aubier-Montaigne, 1967,p. 48-49 ; DOR II, 39 ; Malebranche, II : Les cinq abmes de la providence, I Lordre et locca-sionalisme, Paris, Aubier-Montaigne, 1959, p. 77 ; Malebranche, III : Les cinq abmes de la pro-vidence, II La nature et la grce, Paris, Aubier-Montaigne, 1959, p. 223) ; Gueroult lexplicite decette faon : Ncessit et libert, ncessit de la libert, et libert de la ncessit, raison dusentiment et sentiment de ce quimpose la raison, etc., on est ici au point central de disjonction etdunion, lorigine du conflit primordial, principe dune double dialectique, lune intrieure auxdiverses uvres, lautre les enveloppant toutes, et qui, jusqu lultime tape dune pense sanscesse en volution, est le moteur de sa transformation, mais dune transformation, je dois le dire,rgle (Bulletin de la socit franaise de philosophie [BSFP], 1964, p. 60 ; tudes sur Fichte,Paris, Aubier-Montaigne, Hildesheim / New York, Olms, 1974, p. 3).

    65. Cest dans les mmes termes qui servent exposer le fichtanisme que sont prsentesgnralement toutes les thories philosophiques : pour lui [cest--dire lidalisme radical], chaquedoctrine ralise pour son compte lunion de la libert et de la ncessit, de la croyance et de ladmonstration, du cur et de lintellect, chaque doctrine est autonomie spculative et pratique... (PHP, p. 266-267).

    66. Pour dcrire la loi interne un systme philosophique, lauteur parle de [...] ce qui naduniversalit qu lintrieur de la sphre dtermine dune doctrine (PHP, p. 145-146) ; [...]telle ralit singulire, dont luniversalit interne nexclut rien hors de sa sphre... (p. 161).Loriginalit de la lgalit dune doctrine atteste quelle est un produit de la libert, son universalitla rend indissociable de sa ncessit.

    88 Christophe Giolito

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    dune libert qui sefforce de comprendre la ralit finit (dans ses productionsles plus russies) par se confondre avec la pense absolue de lentendementdivin 67. On peut trouver dans la Wissentschaftslehre elle-mme le fondementde ce que nous avons appel lidentification du chronologique avec le logique :dans les expressions les plus hautes de la rationalit, toute contingence se rsorbeen ncessit.

    Si lidalisme radical de Gueroult est une doctrine philosophique, au moinsune doctrine parmi les autres , on devrait pouvoir lui appliquer cette ncessithypothtique, qui conduit identifier la pense libre avec labsolu dune ratio-nalit divine. Il faudrait alors admettre que, si le manuscrit de la Philosophiede lhistoire de la philosophie na pas t publi, cest que la dianomatiquena pas contenu en elle-mme les principes de sa propre rvlation. En premireapproche, on pourrait y voir une force : tant ternelle, elle na pas eu secommettre avec la contingence des faits. Mais cette lecture nest quanecdotique.Elle soppose manifestement lidentit pour soi de la pense la plus libre avecla loi la plus dtermine. Aussi faut-il voir dans la rserve de Gueroult lendroitde sa propre doctrine une faiblesse : cest un dfaut de structure qui a empchsa rvlation en tant que thorie autonome, valant par soi. On ne peut expliquerle refus de publier la dianomatique que par un dfaut constitutif de celle-ci.

    3.2. Explication intrinsque

    3.2.1. La dngation dun chec thorique ?Devant son incapacit constituer une dianomatique relative, lauteur aurait

    pris acte, sinon de lchec, du moins de linaccomplissement de son manuscrit.Le statut indcidable de la dianomatique comme philosophie des philosophieslaurait empch de livrer au public son texte. Telle est linterprtation forte,thorique, de loin la plus allchante 68. Elle est pourtant un peu prsomptueuse,

    67. [...] lacte de la pense philosophante subjective apparat simplement comme une conditionde possibilit pour la rvlation de lIde dans la pense philosophante. Or lIde appartenant aucontenu objectif de cette pense, cette rvlation est pour celle-ci une rvlation soi-mme, ouune rvlation de lIde soi-mme. Lacte en question est donc condition de possibilit de larvlation de la pense philosophante elle-mme. [...] Cette rvlation est ainsi galement de touteternit ncessaire. Donc, la condition qui rend cette rvlation possible doit tre, elle aussi,ternellement ncessaire. Or cette condition est un acte libre et contingent par lequel lIde esttablie comme telle par et pour la pense philosophante. Cet acte libre et contingent, en tant quelibre et contingent, est par consquent ternellement ncessaire. [...] Ainsi est inscrite de touteternit dans cette Ide la ncessit pour elle de se rvler elle-mme par un acte libre, contingent,temporel (PHP, p. 193).

    68. Qui saccorderait avec les apprciations de Bernard Sve et de Daniel Parrochia (cf. n. 55) ;

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    car elle pose aussi la question de la reprise de son manuscrit : imaginant quilait pris conscience quil recle un dfaut majeur, comment expliquer quilparvienne sa lgataire sans corrections importantes ? Vraisemblablement, Gue-roult nest pas revenu de nombreuses reprises sur les feuillets de son vieuxtravail 69. De plus, sil avait peru la moindre erreur, pourquoi ne laurait-il passignale, au moins ceux qui eurent le privilge de lire le texte ? Il faudraitadmettre que cette perception se serait rduite un pressentiment incapabledexpliciter ses raisons, faute de quoi un esprit aussi spculatif net pas manqudy trouver occasion de rebondissements thoriques.

    Il convient sans doute de sen tenir une hypothse plus simple, mais aussi plusradicale, celle du dsaveu : dans la Philosophie de lhistoire de la philosophie,Gueroult fait ce quil va sappliquer dnoncer occasionnellement par la suite :commencer par dterminer formellement les philosophies. Ainsi serait-il toutbonnement revenu sur son projet, en le rcusant au titre de logique des philoso-phies, impossible constituer de faon unifie 70. Si la lecture de ses confrres 71a pu raviver son intention spculative, elle reconduisait la dianomatique undfi : dpasser lopposition entre le souci de rendre compte de la ralit et celuide rendre compte des thories qui rendent compte de la ralit. Toute doctrine quiveut expliquer les autres est sans doute contrainte de sexcepter elle-mme duchamp de ce quelle comprend. Aussi ne parvient-elle pas se donner comme une parmi les autres , mais se prsente, mme malgr son vu initial, commedfinitive. Ainsi lhypothse dun abandon de la Philosophie de lhistoire de laphilosophie est-elle conforte par un dsaveu implicite. Mais ce dsaveu est ga-lement rest provisoire : il ne sest jamais traduit par une condamnation officielle 72et na pas interdit jusque dans ses dernires interventions lannonce de sa reprise 73.

    eux non plus ne jugent pas la partie thorique de la dianomatique gueroultienne couronne desuccs.

    69. Voir note 59. Il a probablement exist une variante communique Cham Perelman. Maisrien ne permet de parler de plusieurs tats du manuscrit, si bien que lditeur peut crire : Onreproduit lunique version (1933-1938), compte tenu de quelques corrections et notes ultrieures,peu importantes, que lauteur inscrivait indiffremment sur le manuscrit ou sur une copie dactylo-graphie en 1941 (PHP, Avertissement, p. 9).

    70. Il ny a pas la philosophie, mais des philosophies qui, enfermes en elles-mmes, seprsentent chacune comme tant toute la science. Il y a donc autant de sciences spciales quil ya de philosophies diffrentes, et, par consquent, non pas une logique de toute philosophie, maisautant de logiques quil y a de philosophies (EF, 1957, 19.26.1.b). Voir aussi note 54.

    71. Au plus haut point celle dtienne Souriau, occasion de la formulation dune antinomie : un conflit insoluble entre les instaurations philosophiques et la philosophie de ces instaurations (HHP, 1022-1023).

    72. Certes Gueroult navait pas dsavouer cet ouvrage quil navait pas publi.73. Ainsi, en 1969, lors de lentretien pour la Radio-Tlvision scolaire, dcrit-il encore : [...]

    une doctrine des conditions transcendantales de possibilit de toute philosophie singulire, qui doitsatisfaire, ce propos, la question analogue que Kant posait relativement la validit de lascience : quid juris. Cette doctrine que jappelle dianomatique et laquelle un livre doit tre

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    Du moins est-ce une confirmation du hiatus que nous signalions entre la fon-dation dune mthode et des investigations autonomes, pouvant se passer demthodologie. Les deux volets du travail de linterprte apparaissent parfaitementindpendants 74. Cela signifie dabord que les commentaires doivent constituer eneux-mmes leurvalidit, indpendammentde tout fondementphilosophique.Maiscela entrane aussi que la recherche dianomatique ne peut attendreni confirmationni exprimentation de la part des pratiques interprtatives. Quand bien mme laphilosophie des philosophies pourrait allguer la proximit dun succs dans lecommentaire, elle ne pourrait le revendiquer qu la condition logique de faire lapreuve de limpossibilit de toute autre fondation pour le mme rsultat. Enfin,en confrontant les procds interprtatifs et les principes philosophiques des autresthoriciens, Gueroult navait jamais manqu de conclure une contradiction.Peut-tre na-t-il jamais os prter ses propres productions cette confrontationrisque. Pressentant ce hiatus entre fondement et pratique de lhistoire de la phi-losophie, lhistorien aura prfr ne pas hypothquer les succs de ses commen-taires par des critiques fondes a priori sur la seule lecture de son manuscritthorique 75, tenant en rserve cette pice dont il na jamais t assez sr pour enreprendre directement les lments, ni assez du pour la juger comme un chec.

    3.2.2. Valeur respective des hypothsesIl faut donc reconnatre que lattitude de lauteur lgard de son travail est

    ambivalente. Aucune des explications de lajournement indfini de sa publica-tion ne peut savrer satisfaisante lexclusion des autres. Chaque hypothsedoit donc tre relativise non seulement parce quelle nest pas unique, maisencore parce que Gueroult ne sest pas content de rcuser son manuscrit ; ilen a suppos la correction possible. Certes, on peut considrer quil a pu treretard dans ses intentions de rflexion fondamentale. On serait par exempletent daffirmer que la polmique cartsienne quil a indirectement mene avecAlqui laura dtourn de la constitution dune thorie des philosophies. Maisleurs perspectives ne sopposent pas seulement en ce qui concerne linterpr-

    consacr, est trop complexe pour tre si peu que ce soit rsume ici... (Entretien avec M.-C. Pernot :Analyse des structures comme mthode de lecture des uvres philosophiques, in Cahiers philoso-phiques, 1970, p. 20) ajoutant page suivante : [...] il faut [...] parfaire la Dianomatique .

    74. Ainsi que le note Fernand Brunner : mais si la thorie du philosophe et la mthode delhistorien concordent, nimaginons pas que la premire fonde la seconde : au contraire, la mthodedes structures est premire et autonome (BSFP, 1982, p. 58). La production des commentairesna pas prtendu attendre la fondation dune perspective critique, puisquelle en est reste indpen-dante.

    75. Telles quelles ont pu tre rencontres depuis la publication de la Philosophie de lhistoirede la philosophie.

    91Pratique et fondement de la mthode en histoire de la philosophie

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    tation de Descartes. Dans la dfense de leur lecture, lun requiert la prise deconscience de la dpendance du commentaire lgard des principes de lhis-torien 76, tandis que lautre ne cesse de revendiquer la validit exclusive delanalyse architecturale. Dans la foule de son interprtation de Descartes, Fer-dinand Alqui publie des articles qui pourront constituer une dianomatique 77.Dans la mesure o il dfend la coexistence des diffrentes lectures, on peut direquil opte pour une thorie relativiste des philosophies. linverse, la dfensepar Gueroult de lunicit dune interprtation fidle est le corrlat de la prten-tion de sa dianomatique saisir labsolu. Alors mme que la situation syprtait (il y tait invit par des collgues) 78, il na pas publi ce travail fonda-tionnel ; en outre, alors que Ferdinand Alqui lui en donnait loccasion, il napas engag le dbat sur le terrain dianomatique 79.

    Ne peut-on enfin prciser son attitude lgard de la thorie des philosophies partir de ses propres dclarations ? Sous cet aspect, diffrentes tapes sont distinguer : dans les annes cinquante, ses tudes mthodologiques se montrentaffirmatives, mme si elles restent rserves, en raison de lindtermination queleur confre leur trop prudente gnralit 80. Dans les annes soixante, la dia-nomatique est essentiellement prsente titre de problme 81. Au dbut des

    76. [...] je nai pas, une fois encore, lintention dtablir ici la fidlit de mon interprtation,mais de dcouvrir la part dhypothse que contient celle de M. Gueroult (Notes sur linterprtationde Descartes par lordre des raisons, in Revue de mtaphysique et de morale, 1956, p. 411, tudescartsiennes [EC], Paris, Vrin, coll. Reprise , 1982, p. 23) ; [...] sans doute ne comprendra-t-onjamais un ouvrage de lesprit [...] quen valorisant certains de ses aspects. Mais il faut alors cesserde prtendre la totale exactitude, et ne pas dclarer que la vrit du sujet qui interprte nous estparfaitement gale (I, 11 [cest--dire DOR]) (Revue de mtaphysique et de morale, 1956, p. 416 ;EC, p. 28).

    77. Structures logiques et structures mentales en histoire de la philosophie (BSFP, 1953,p. 89-130) ; Quest-ce que comprendre un philosophe ? (Paris, Centre de documentation universi-taire, 1956, 32 p.) ; Psychanalyse et histoire de la philosophie (Les tudes philosophiques, 1946,p. 594-604) ; ce dernier article est repris, les deux premiers largement dvelopps et nuancs dansSignification de la philosophie, Paris, Hachette, 1971, qui prsentera une philosophie des philoso-phies avec laquelle Gueroult manifestera son accord.

    78. Le manuscrit de la Philosophie de lhistoire de la philosophie fut communiqu en 1939 mile Brhier et Lon Robin. Cham Perelman se dclare en possession dun indit intitul Lessencede lhistoire de la philosophie dont les passages quil cite (cf. Le rel commun et le rel philoso-phique, in Hommage Martial Gueroult : lhistoire de la philosophie, ses problmes, ses mthodes,Paris, Fischbacher, 1964, p. 130-131) recoupent troitement PHP, p. 106, 230, 234-235. Alquiappelle aussi Gueroult publier sa philosophie de lhistoire de la philosophie (Revue de mta-physique et de morale, 1956, p. 418, EC, p. 30).

    79. Nous avons analys ce chass-crois thorique dans Le dbat cartsien entre Alqui etGueroult : controverse ou polmique ?, in La polmique en philosophie, sous la direction de MagidAli Bouacha et Frdric Cossutta, ditions Universitaires de Dijon, 2000, p. 97-130.

    80. Cf. les tudes cites note 58. Cest aussi lpoque o il dveloppe la critique de ses collgues(tels Souriau et Brhier).

    81. Cf. La discorde de la philosophie avec son pass, estratto dal volume Atti delAssociazioneFilosofica Ligure, Milan, Marzorati, s.d., [1965], p. 7-22 ; Les postulats de la philosophie delhistoire, in Akten des XIV. Internationalen Kongresses fr Philosophie, Vienne, Herder, 1968,

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    annes soixante-dix, dans un troisime temps, les commentaires sont prsentscomme ayant une valeur autonome 82. Entre-temps, le paysage philosophiquefut occup par dautres courants, dautres dbats. On peut ainsi comprendrequen fonction de son ge et de la conjoncture, il nait pas eu lentrain dereprendre son travail. Pourtant, il na jamais manqu une occasion dannoncercette reprise 83. Non seulement Gueroult na sans doute pas mesur les dfautsde sa dianomatique, mais encore il a continu durant toute sa carrire croireen une viabilit de son projet.

    Finalement, pour expliquer que le manuscrit destin justifier, sinon fonderlensemble des pratiques interprtatives de lhistorien ne soit pas port laconnaissance du public, on doit hirarchiser les hypothses selon une perspectivequi et pu tre celle de notre auteur. Ainsi la prise en compte des contingencesexistentielles doit renvoyer des dterminations propres luvre, de mmeque lanalyse de facteurs historiques ne peut que renvoyer un dfaut interne,constitutif, du systme qua tent dexpliciter la Philosophie de lhistoire de laphilosophie. Ntant pas revenu longuement sur le dtail de son travail, il najamais mis en uvre la correction conceptuelle quil pressentait ncessaire etquil na jamais cess de croire ralisable peu de frais.

    Les amendements par lesquels nous proposons de rformer la thorie gueroul-tienne conduisent rviser de nombreux aspects de son entreprise. Linversion despostulats de lidalisme radical permet de mesurer leur relativit : ce sont des prin-cipes parmi dautres, ils ouvrent donc la possibilit de constituer plusieurs diano-matiques. Il faut ainsi reconnatre limpossibilit daccder labsolu, moins deparler dun absolu relatif pour dsigner le fondement dune philosophie desphilosophies, laquelle ne peut sinstituer que dans un esprit pluraliste. Nous pr-tendons de la sorte restituer sa cohrence au projet dianomatique et permettre dele relier des pratiques de lecture, travers la formulation de prceptes.

    Car une des leons de lanalyse de Gueroult est qu dvelopper dune part unetentative de fondation des commentaires, dautre part une explicitation de ses prin-cipes directeurs, lhistorien risque de prsenter plusieurs ordres de recherche entre

    S.3-12, repris in Revue de mtaphysique et de morale, 1986, p. 435-444 ; The History of Philosophyas a Philosophical Problem, in The Monist, 1969, p. 563-587.

    82. Cf. La mthode en histoire de la philosophie [MHP] (in Philosophiques, Montral, 1974,p. 7-19) : Cette application est ce qui, en ralit, est le plus important, car une mthode nestquun instrument et cest son usage qui dcide finalement de sa valeur (p. 7-8) ; ainsi donc,lusage permet de dcider, et le jugement doit demeurer suspendu tant quon na pas pleinementsatisfait cette dcisive preuve (MHP, p. 19).

    83. Dans les Mlanges Souriau, Paris, Nizet, 1952, p. 95 ; Royaumont ( Je vous confieraique je travaille depuis longtemps un grand livre je ne sais mme pas si je ne mourrai pas avantde lavoir fait sur la philosophie, la vrit, lhistoire (Les cahiers de Royaumont, Paris, Minuit,1957, p. 458)) ; jusquen 1969 encore (voir le texte cit plus haut, note 73).

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    lesquels sinstaurent des ruptures. Ainsi, partir des exemples dapplication djvoqus, peuvent tre infres quelques caractrisations de la mthode architec-tonique : elle envisage les doctrines dans leur stricte intriorit, sous la forme deleurhomognit rationnelle, en tantquensemblesde thsespositives, cest--dirediscursivement formules. Sous cette forme, elle reste consensuelle, gnrale,applicable mais peu fondatrice pour la pratique de lecture. Mais Gueroult na pasvoulu dpartir ses interprtations de leur prtention lexclusivit. Ce faisant, il futconduit reconnatre que les commentaires pouvaient se passer de mthode parcequils sont valids par leurs rsultats plus que par leurs principes. Certes, il ny apas opposition entre les procds dinterprtation et la thorie des philosophies.Pourtant, il ny a pas non plus filiation directe de principes des rgles pratiques :les deux niveaux ne sont pas relis lun lautre, mais restent indpendants.

    Il nous parat possible dexpliquer ce hiatus entre fondement et mise en pratiquedune mthode par le dogmatisme de la thorie vocation fondatrice. Mais, linverse, si toute justification dune lecture par une mthode suppose la justifica-tion de cette mthode par une thorie, il apparat inutile de procder une fondationqui conclut la relativit de toute mthode comme de toute philosophie. Finale-ment, la formulation de prceptes mthodiques est-elle compatible avec une posi-tion relativiste ? Rien ne se fait sans mthode. Le conseil est bon, mais fait beaujeu des prsupposs de la notion. On nimagine sans doute pas un discours desmthodes : leffort mthodologique saccommode mal dun pluralisme ; ilsassocie souvent un monisme ontologique, comme chez Gueroult. Cest quetoute mthode a une fonction essentiellement pdagogique : elle est destine per-mettre un travail continu. Il est donc ncessaire quelle se dfinisse par sa stabilit,puisquelle a pour fonction lapprentissage de donnes htrognes. Elle est enoutre ordonne la production de rsultats eux-mmes homognes, ressortissant un mme ordre de rationalit. Dans cette mesure, des variations lui teraient toutecrdibilit. Lunicit de la raison a conduit supposer son application la pda-gogie et linterprtation comme devant aboutir un ensemble unifi. Pourtant laraison, tant une facult a priori, accessible travers ses seules productions, peutrester pose comme une, mme si son application diffrents matriaux se traduitpar une diversit de rsultats. Si nous dfendons le souci mthodique dans un espritpluraliste, cest que la remise en cause de lunicit des pratiques mthodiques esttrop souvent associe une critique de la rationalit en gnral 84.

    La dfinition de mthodes dans une perspective pluraliste conduit confrerun statut particulier aux prceptes qui en rsultent. Dabord, ils ne doivent pasprtendre puiser leur objet. Bien quils essaient, dans le cadre dun dbat

    84. Comme cest le cas dans les ouvrages de Paul K. FEYERABEND Contre la mthode (Againstmethod, 1975), Paris, Seuil, 1979, et Adieu la raison (Farewell to Reason, 1987), Paris, Seuil, 1998.

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    interprtatif, de dfendre leur valeur par opposition dautres, ils doivent admet-tre la lgitimit des principes de lecture auxquels ils se confrontent. La conditiondinstitution des prceptes mthodiques est de leur donner la nature de schmes,qui permet daffirmer la relativit des rgles leur application. On ne rduirajamais lindit de la pratique en prceptes. Toute mthodologie qui concernedes affaires humaines doit prendre acte de son irrductibilit des dtermina-tions scientifiques : le schmatisme est irrmdiablement un art. Cest direquune mthode doit tenter dintgrer ses propres formulations une latitudede rgulation. Doivent ainsi sinscrire dans un programme mthodique despossibilits de rvision qui corrigent priodiquement sa tentation de gnrali-sation. Chaque mthode est appele dfinir ses possibilits dautorgulation.Toute mthode doit prendre acte de son statut intermdiaire, qui rend phmresa rgulation et peut finalement permettre de ne voir en elle quun art daccom-pagnement des pratiques bien comprises. Donc, des prceptes mthodiques enhistoire de la philosophie doivent se distinguer de prsupposs de la rechercheformulables a priori. Ces derniers peuvent sans doute prendre la forme demaximes peu contestables (presque universalisables, dans la mesure o ellesfont pratiquement lobjet dun consentement unanime, ne donnant pas lieu unengagement diffrentiel). Pour se distinguer de telles formulations si gnralesquelles sont peu fructueuses, les anticipations rgulatrices doivent participerdoptions philosophiques qui disposent investir les doctrines sous un aspectprdominant. En outre, des rgles de mthode ne devraient pas rester purethorisation et dfinir une relation leurs applications. En dautres termes, leurinstitution procde de concepts particuliers. Des schmes dinterprtation doi-vent ainsi traduire ltroite association de concepts de grande extension leursapplications singulires. Ces concepts dpendent dengagements philosophi-ques : mais nous avons prcis quune mthodologie ne devrait pas sattacher une philosophie particulire, faute de voir trop restreinte sa latitude dappli-cation. On doit donc en conclure que, lorsquelle est mise en uvre, la recherchedianomatique doit se constituer en philosophie prenant spcifiquement pourobjet les thories philosophiques, afin den grer une pluralit qui ne sauraitatteindre lintgralit 85.

    Christophe GIOLITO

    85. Nous devons ici renvoyer la quatrime partie de notre ouvrage Histoires de la philosophiechez Martial Gueroult, Paris, LHarmattan, 1999, p. 223-282, dont nous navons fait ici que repren-dre sommairement les grandes lignes.

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