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Guerre totale Par-delà le totalitarisme et la guerre Pierre Hassner Directeur de recherches au Centre d'études et de recherches internationales (Ceri) et professeur à l'Institut d'études politiques de Paris. Auteur, entre autres, de Totalitarismes, Paris, Economica, 1984, et de la Violence et la paix, Paris, Éditions Esprit, 1995. Cet article est paru dans la revue Histoire et anthropologie, no16, janvier-juin 1998. La géopolitique est située et datée: elle a fleuri à une certaine époque au début du XXe siècle et elle se réfère à l'affrontement des nations et des empires pour le territoire. Ce qu'on a appelé «la fin des territoires» ou «l'international sans territoire1», ou encore le déclin de l'État au profit de la globalisation et des flux transnationaux, n'entraîne-t-il pas celui de la géopolitique? Mais le nouveau grand jeu autour du pétrole de la mer Caspienne et de son acheminement n'est-il pas de la géopolitique à l'état pur et celle- ci, du moins dans sa dimension économique, n'est-elle pas de plus en plus présente dans les affrontements africains? Des phénomènes intra-étatiques comme le nettoyage ethnique en ex-Yougoslavie ou même les massacres de la Mitidja caractérisés par leur déchaînement de barbarie ethnique ou religieuse, totalitaire ou anarchique, n'appellent-ils pas en outre une clef d'explication qui, selon l'historien John Keegan, est la plus fréquente pour toutes les guerres de l'histoire, à savoir le déplacement forcé des populations pour la possession des terres les plus avantageuses2? D'autre part, une nouvelle géopolitique qui inclurait les sociétés autant que les États n'est-elle pas en train de naître3? Le titre que nous avons choisi se réfère à la dialectique soulignée par Élie Halevy dans ses conférences d'Oxford4, par Raymond Aron dans les Guerres en chaîne, par François Furet dans le Passé d'une illusion5 , entre guerre et révolution au XXe siècle, la Première Guerre mondiale produisant l'effondrement des empires, la montée de l'État total et la barbarisation des rapports sociaux, ceux-ci favorisant la montée des mouvements totalitaires qui, à leur tour, provoquent la Seconde Guerre mondiale. Aujourd'hui, après la fin de celle-ci par la défaite du nazisme et la fin de la guerre froide par l'effondrement du communisme, les guerres interétatiques et les

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Guerre totale

Par-delà le totalitarisme et la guerre

Pierre Hassner

Directeur de recherches au Centre d'études et de recherches internationales (Ceri) et professeur à l'Institut d'études politiques de Paris. Auteur, entre autres, de Totalitarismes, Paris, Economica, 1984, et de la Violence et la paix, Paris, Éditions Esprit, 1995. Cet article est paru dans la revue Histoire et anthropologie, no16, janvier-juin 1998.

La géopolitique est située et datée: elle a fleuri à une certaine époque au début du XXe siècle et elle se réfère à l'affrontement des nations et des empires pour le territoire. Ce qu'on a appelé «la fin des territoires» ou «l'international sans territoire1», ou encore le déclin de l'État au profit de la globalisation et des flux transnationaux, n'entraîne-t-il pas celui de la géopolitique? Mais le nouveau grand jeu autour du pétrole de la mer Caspienne et de son acheminement n'est-il pas de la géopolitique à l'état pur et celle-ci, du moins dans sa dimension économique, n'est-elle pas de plus en plus présente dans les affrontements africains? Des phénomènes intra-étatiques comme le nettoyage ethnique en ex-Yougoslavie ou même les massacres de la Mitidja caractérisés par leur déchaînement de barbarie ethnique ou religieuse, totalitaire ou anarchique, n'appellent-ils pas en outre une clef d'explication qui, selon l'historien John Keegan, est la plus fréquente pour toutes les guerres de l'histoire, à savoir le déplacement forcé des populations pour la possession des terres les plus avantageuses2? D'autre part, une nouvelle géopolitique qui inclurait les sociétés autant que les États n'est-elle pas en train de naître3?

Le titre que nous avons choisi se réfère à la dialectique soulignée par Élie Halevy dans ses conférences d'Oxford4, par Raymond Aron dans les Guerres en chaîne, par François Furet dans le Passé d'une illusion5 , entre guerre et révolution au XXe siècle, la Première Guerre mondiale produisant l'effondrement des empires, la montée de l'État total et la barbarisation des rapports sociaux, ceux-ci favorisant la montée des mouvements totalitaires qui, à leur tour, provoquent la Seconde Guerre mondiale. Aujourd'hui, après la fin de celle-ci par la défaite du nazisme et la fin de la guerre froide par l'effondrement du communisme, les guerres interétatiques et les révolutions totalitaires semblent également inconcevables, du moins dans la partie du monde où règne le capitalisme développé. Mais en va-t-il de même pour la violence dont elles ont été, à notre époque, les véhicules?

Cela pose le problème indiqué par le titre de Kenneth Waltz6. La source de la guerre est-elle dans la nature humaine («première image»), dans celle des sociétés économiques ou politiques («deuxième image») ou dans celle, anarchique, du système international («troisième image»)? Waltz indique que sa réflexion progresse de la première image à la troisième, condition structurelle de l'état de guerre virtuelle impliqué par l'absence d'autorité mondiale. Personnellement, j'ai plutôt parcouru le chemin inverse: parti de l'analyse du système diplomatico-stratégique interétatique, à la suite de Raymond Aron, je

me suis attaché de plus en plus à la manière dont il était influencé par l'évolution des sociétés pour finalement m'interroger sur les passions meurtrières, sur la cruauté, la haine et la peur7. À propos de la guerre en ex-Yougoslavie ou du sort des réfugiés dans le monde actuel, je m'intéressais moins aux organisations gouvernementales et aux États qu'aux mouvements collectifs et à la situation de l'individu moderne, privé de communauté ou de racines par la complexité de la société technologique ou, à l'autre pôle, par la violence archaïque du fanatisme ou du banditisme. Je retrouvais ainsi en deçà ou au-delà des États nationaux les affrontements subétatiques des guerres civiles et les mouvements transnationaux des réfugiés ou des mafias.

N'est-on pas, alors, renvoyé à une distinction, peut-être trompeuse par son flou et sa facilité, entre le moderne, domaine à la fois des États nationaux, des idéologies totalitaires et des guerres clausewitziennes, le prémoderne postimpérial, et le postmoderne de l'interdépendance et de l'interpénétration de la société globale? Il est difficile d'éviter ce vocabulaire quand on voit de plus en plus évoquer à propos des problèmes qui nous occupent «le terrorisme postmoderne8», la «guerre postmoderne9», enfin «l'État postmoderne et l'ordre mondial10». En tout cas, ce qui est à l'horizon de notre réflexion, c'est bien l'hypothèse, soulevée par Hans Magnus Enzensberger à propos des guerres civiles11, d'une violence à la fois moléculaire (qu'on l'appelle ou non prémoderne) et globale (qu'on l'appelle ou non postmoderne) succédant à la violence moderne des guerres interétatiques et des idéologies totalitaires.

Cette hypothèse, stimulante mais excessive car elle ne tient pas compte de l'extrême diversité des situations régionales, est confortée par deux constatations frappantes qui, elles, n'ont rien de contestable. Premièrement, la grande majorité des guerres, depuis 1945, sont des guerres civiles et la grande majorité des victimes sont également civiles (90% des victimes de combats sont mortes dans des guerres civiles, et 90% des morts étaient des civils12). Deuxièmement, les victimes civiles ou non des guerres du XXe siècle sont bien moins nombreuses que celles des massacres génocidaires totalitaires. Sur les victimes de violence collective, 150 millions environ, selon Rudolf Rummel, ont été tuées par leur propre gouvernement contre 35 millions environ de victimes des guerres, y compris celles des deux guerres mondiales13.

Si donc on peut parler avec Patocka du XXe siècle comme guerre14, il s'agit encore plus de gouvernements en guerre contre tout ou partie de leur propre peuple15 que de guerres interétatiques. Le slogan qui résume l'histoire du XXe siècle pourrait bien être celui, commun à Lénine et à Ludendorf, qui renverse la formule de Clausewitz pour proclamer que «la politique est la continuation de la guerre par d'autres moyens». Le couple déjà mentionné des révolutions totalitaires et des guerres du XXe siècle ne renvoie pas seulement à un enchaînement historique mais aussi, et plus profondément, à une intime connexion morale et politique. C'est elle que Carl Schmitt exprimait par la triade: «État total, guerre totale, ennemi total16.» La technique militaire et les passions idéologiques s'allient pour faire sauter les divisions entre l'intérieur et l'extérieur, l'état de droit et l'anarchie internationale, les populations civiles et les combattants, auxquelles avaient abouti les États séculiers et le droit international moderne pour limiter et canaliser la violence.

Aujourd'hui, la question qui se pose est de savoir si le tournant du siècle n'annonce pas un renversement de cette évolution. Se pourrait-il que, si le XXe siècle a été le siècle de la violence, le XXIe siècle soit celui de la paix? Après les deux guerres mondiales et la défaite des deux grandes idéologies totalitaires, cette question est de nouveau à l'ordre du jour.

L'idée que les catastrophes du XXe siècle ont constitué une immense parenthèse et que la marche vers la démocratie et la paix, attendue par les philosophes du XVIIIe et du XIXe siècle au nom du commerce et de la science, de la liberté et de la raison, va reprendre, est défendue en France par Jean Baechler17. L'idée que la prospérité amène la démocratie et que la démocratie amène la paix, ou, en tout cas, que les démocrates ne se font pas la guerre, est au centre des discussions de la science politique américaine18. De Norbert Elias à René Girard, les sociologues retracent le processus par lequel la violence s'est civilisée ou apprivoisée sous l'effet de l'évolution des mœurs, des institutions ou de l'économie19. C'est que, comme Kant que l'on redécouvre l'avait prévu, l'optimisme pacifiste se fonde désormais sur l'interdépendance et la globalisation, qui marquent la victoire de la société individualiste et économique sur l'État politique et militaire. Après la formule de Clausewitz, c'est celle de Charles Tilly: «La guerre fait l'État et l'État fait la guerre20», qui se trouve mise en cause ou, en un sens, confirmée par son dépassement même. Non seulement l'État totalitaire mais l'État tout court apparaissent comme liés à la guerre et destinés à dépérir avec elle.

Embourgeoisement du barbare, barbarisation du bourgeois

Il est certain, en tout cas, que la trinité schmittienne citée plus haut ne se porte pas bien. L'union d'une idéologie totale se prétendant scientifique et faisant appel à une espérance, un dévouement et un fanatisme d'essence religieuse, d'un pouvoir politique sans limite visant à absorber l'ensemble de la société, enfin, d'une guerre permanente contre un ennemi total intérieur ou extérieur, ne se trouve plus qu'à l'état de survivance, par exemple en Corée du Nord. Mais ses différents éléments survivent à des degrés divers. L'État total semble effectivement vidé à la fois de son imperméabilité et de sa liberté d'action par les progrès de la technologie, en particulier celle des communications, et par l'interdépendance économique. Entraîne-t-il pour autant dans son déclin la guerre totale et l'ennemi total? C'est là que les choses se compliquent.

La grande guerre mondiale, sur le modèle de celles de 1914-1918 et de 1939-1945 qui ont tant marqué notre siècle, et la grande guerre nucléaire dont la crainte a dominé les dernières décennies, semblent effectivement écartées à la fois par leur caractère suicidaire et par la fragmentation du système international, celle des sous-systèmes régionaux, celle des blocs et des alliances, celle des dimensions de la puissance, celle des communautés étatiques elles-mêmes. Mais cette fragmentation et cette multidimensionalité sont-elles gages de l'élimination de la violence? Il est permis d'en douter.

Dans un excellent livre, dont le titre The State, war and the state of war21

constitue une réponse implicite à l'ouvrage classique de Waltz, Man, the State and war, le politologue américain K. V. Holsti rappelle, premièrement, que la très grande majorité des conflits violents actuels (35 sur 38 en 1995) sont des guerres civiles, et il essaie de montrer, deuxièmement, que leur cause la plus fréquente et la plus fondamentale est la faiblesse de l'État. Certes, c'est une explication qui peut paraître tautologique et conduire à des prescriptions hautement contestables, comme celles de Philippe Delmas qui, à partir d'un diagnostic analogue, conclut au maintien universel du statu quo et au rejet de l'autodétermination des peuples, alors que, souvent, la violence provient précisément de l'effort d'un État en perte de légitimité pour maintenir son pouvoir22.

Pour Holsti, la source des guerres est précisément à chercher dans l'effondrement des empires coloniaux et communistes, dans le déficit de légitimité qui est à la fois la cause et la conséquence de cet effondrement, dans le mélange de tyrannie et d'anarchie qui préside à la constitution contestée de nouvelles unités. Pour lui, des pouvoirs faibles succèdent à d'autres pouvoirs faibles car la véritable force d'un État réside dans sa légitimité. L'absence d'État légitime ou d'autorité reconnue ouvre la porte à une violence qui n'est plus celle de la guerre interétatique, mais bien plutôt celle de la criminalité anarchique ou organisée. D'où une nouvelle formule de Charles Tilly, qui complète et dépasse celle que nous avons citée:

[...] par les temps qui courent, l'analogie devient tragiquement juste entre, d'une part, faire la guerre et construire l'État, et d'autre part, pratiquer le crime organisé23.

De la tendance au dépérissement de la guerre interétatique et de l'État lui-même24, on peut dès lors tirer des conséquences dans différentes directions divergentes ou complémentaires. On peut, dans la première formule de Tilly, remplacer l'État par la société et la guerre par la criminalité et considérer que «le crime fait la société et la société fait le crime25».

On peut considérer que, pour une période peut-être transitoire liée à la fois à l'effondrement des dictatures et des empires et à la modernisation sociale, la distinction entre État et société, ou entre public et privé, ou entre extérieur et intérieur, tend à s'effacer ou du moins à se brouiller, que ce qui disparaît, ce n'est ni l'État ni la violence, mais la détention par celui-là du monopole de celle-ci. On peut, comme le font plusieurs excellentes études récentes, montrer que les liens évoqués plus haut entre le totalitarisme et la guerre se reproduisent de manière contradictoire et complexe pour leurs héritiers: en Russie et en Afrique du Sud26, au Brésil et au Guatemala, la fin de l'oppression totalitaire, raciste ou militaire, ou celle de la guerre civile, est suivie par une augmentation de la criminalité et du sentiment d'insécurité, en même temps, d'ailleurs en tout cas dans les premiers cas cités , que par un rejet de la guerre et de la violence politique27. Anne Le Huerou montre qu'en Russie, la violence apparaît là où on ne l'attendait pas et réciproquement: de la violence totalitaire, on passe à l'effondrement du régime pratiquement sans violence, à une violence terroriste réduite, à une violence politique rare et limitée (le tout s'expliquant en partie par l'horreur de la guerre et de la terreur passées), mais à une crainte

pathologique de l'insécurité, à la violence privée organisée et ciblée et, surtout, à une violence incroyablement brutale inscrite dans les institutions comme la police et l'armée. Tout cela aboutit à une «violence dont les expressions sont nombreuses mais éclatées, désarticulées et sans relais politique28». De même, en Colombie, Daniel Pécaut montre que «la violence conduit à l'effacement de la dimension propre du politique29». On peut parler, avec Michel Wieviorka commentant ces études et d'autres sur la violence mystique des martyrs de la révolution en Iran ou de la secte Aoum au Japon, d'un «nouveau paradigme de la violence», devenue avant tout «infrapolifique» et «métapolitique30».

On pourrait aussi bien soutenir qu'il s'agit moins, pour l'instant, d'un nouveau paradigme que d'un éclatement de tous les paradigmes et du triomphe, peut-être provisoire, de l'incohérence et de la fluidité. Mais peut-être est-ce précisément là ce qu'on entend par paradigme postmoderne? On serait tenté de le penser et, sans prétendre retrouver une rationalité et une globalité perdues, d'esquisser quelques pistes permettant d'introduire dans ce paradigme certains éléments dynamiques. Nous essaierons à cet effet de proposer deux formulations personnelles et de mettre en perspective les interprétations plus larges mais opposées de trois grands historiens de la guerre et de la violence.

La première formulation, que j'ai déjà eu l'occasion de présenter31, est celle de la dialectique du bourgeois et du barbare, tendant à se substituer à celle, hégélienne, du maître et de l'esclave ou à celle, aronienne, du diplomate et du soldat. Celle-ci correspondait à la trinité clausewitzienne du gouvernement, de l'armée et du peuple, à la diplomatie et à la guerre classique ou «conventionnelle». Elle est mise en cause sur le plan politique par le déclin de la guerre interétatique et de l'État lui-même, et, sur le plan technique, par le niveau nucléaire, et le niveau subconventionnel, celui du terrorisme. Dans le prolongement du premier, nous avons, aujourd'hui, ce que les Américains appellent la «révolution dans les affaires militaires» et qui est, typiquement, la forme de guerre d'une société essentiellement civile ou bourgeoise, économe de la vie de ses fils et qui cherche à s'en remettre à la technique pour imposer sa supériorité sans avoir à combattre: c'est ce qu'Edward Luttwak appelle la «guerre posthéroïque32» où, grâce à la supériorité en matière d'information et aux progrès de la précision, il s'agit de paralyser ou d'aveugler l'adversaire plutôt que de le détruire. C'est, évidemment, un moyen de maintenir la suprématie des États-Unis, mais c'est aussi un moyen d'épargner avant tout les vies américaines (selon la fameuse doctrine du zero death), ensuite celle des populations civiles en général, enfin, celle des adversaires eux-mêmes. C'est la forme de guerre d'une société qui répugne à la violence et au risque et qui s'intéresse avant tout à l'économie et à la technologie.

À l'autre extrême, en prolongement du terrorisme, on trouve des formes de violence qui, loin d'épargner les populations civiles, les prennent explicitement pour cibles: c'est elles qu'il s'agit d'anéantir par le génocide ou par le martyre et l'expiation collectifs, d'humilier ou de torturer par le fanatisme religieux ou totalitaire, ou, plus prosaïquement, de chasser par le nettoyage ethnique, ou d'exploiter par le pillage. Dans les deux cas, la spécificité du militaire combattant d'autres militaires disparaît au profit soit du technicien ou du bureaucrate, soit du bandit ou du milicien, du mafieux ou du mercenaire, du fou de Dieu ou de l'aventurier, du désespéré ou du seigneur de la guerre.

En un sens, il s'agit de deux mondes à part et l'on voit bien, devant des cas comme ceux de la Yougoslavie ou du Rwanda, que les problèmes de l'intervention sont liés moins à la rivalité entre États qu'à la distance entre sociétés. Mais en un autre sens, les deux mondes sont en interaction et interpénétration constantes, non seulement à travers le commerce des armes et de la drogue ou les réseaux du crime organisé ou les flux des réfugiés, mais, plus profondément, par les deux processus concurrents, qu'on peut voir comme alternatifs ou comme convergents, que j'ai appelés l'embourgeoisement du barbare et la barbarisation du bourgeois.

Du point de vue de la technique, l'univers de l'ordinateur et du laser et celui de la kalachnikov et de la machette pourraient bien converger. La privatisation et la démocratisation de la violence peuvent mettre les techniques les plus sophistiquées dans les mains les plus incontrôlables, la complexité de la société bourgeoise peut se retourner contre elle et elle-même peut être conduite à financer ses «barbares de service» dans l'illusion de les contrôler, comme il advint aux États-Unis pour les fondamentalistes islamiques convertis de combattants de la liberté anti-soviétiques (en Afghanistan) en terroristes anti-américains (au New York Trade Center). La prolifération des armes nucléaires et de destruction massive et la diminution de leur coût peuvent condamner, à terme, aussi bien l'avance technologique que la paix relative des sociétés développées33.

Sur le plan de l'évolution des sociétés, les deux processus que nous avons évoqués sont à l'œuvre et peuvent encore plus visiblement se combiner en se compensant ou, au contraire, en s'aggravant mutuellement. D'une part, l'embourgeoisement du barbare est à l'œuvre dans les sociétés post-totalitaires et postguerrières: de la Russie et de la Chine à l'Afrique du Sud et au Mozambique, voire aux deux Serbies de M. Milosevic et de Mme Plavcic, l'attrait des capitaux occidentaux a pu sembler l'emporter sur celui de l'idéologie et sur celui des armes, et la «destruction créatrice» du capitalisme semble transformer les rapports sociaux encore plus profondément que ces dernières. Reste à savoir si le capitalisme remplace la violence ou s'il forme avec elle des combinaisons inédites, la privatisation générale y compris celle de l'armée et de la justice étant aussi hostile à l'État de droit que la politisation générale totalitaire. On peut, certes, penser qu'il s'agit d'une première phase de capitalisme sauvage, et que le gangster d'aujourd'hui est le businessman de demain et que les mafias actuelles apprendront les avantages du contrat et de la concurrence, comme leurs prédécesseurs des sociétés occidentales. Mais, précisément, celles-ci ont déjà connu la barbarisation par le fascisme. Elles ne sont pas à l'abri de nouvelles tentations autoritaires et xénophobes, si leur crise économique et sociale s'approfondit. Si, désormais, la menace apparaît moins comme celle des armées extérieures que comme celles de l'immigration, du terrorisme et de l'insécurité intérieure, des dérives vers la chasse aux boucs émissaires et vers l'État policier ne sont pas à exclure.

Mon autre remarque porte sur l'ambiguïté bien connue de ce terme de «police» et des différentes directions que peuvent prendre ses applications. À partir du moment où, contrairement au modèle classique, la violence internationale

pénètre à l'intérieur, notamment par le terrorisme, et, inversement, où les interventions extérieures semblent plus souvent destinées à rétablir ou à maintenir l'ordre et la paix dans des zones troublées qu'à combattre des États ou à conquérir des territoires, la distinction entre l'armée et la police tend à s'effacer ou à devenir contre-productive. Les discussions sur le rôle respectif de l'OTAN et de la police civile internationale en Bosnie en sont une illustration actuelle. Mais l'idée de la gendarmerie comme modèle d'un «ethos constabulaire» opposé à l'ethos militaire professionnel34, du nouveau personnage du «soldat gardien35», est de plus en plus réactualisée à propos des forces de maintien de la paix.

Paradoxalement, au moment même où il y a des raisons de craindre un État policier à l'intérieur, il y a des raisons de réclamer une «force de police internationale». Le paradoxe peut être levé facilement en remarquant que, dans un cas, «police» renvoie à «répression» et, dans l'autre, plutôt à «protection», et qu'il y a peu d'abus à craindre d'une autorité internationale qui n'est justement pas un État. Mais il revient très rapidement si l'on remarque qu'au nom de la mythique ou problématique «communauté internationale», ce sont des États qui sont amenés à exercer un véritable protectorat et que, dès lors, leurs armées peuvent retrouver le rôle et les réflexes des armées coloniales, avec toutes les ambiguïtés historiques de celles-ci.

Ces ambiguïtés, comme bien d'autres liées aux rapprochements possibles entre la situation actuelle et ce qui l'a précédé ou pourrait lui succéder, comment les mettre mieux en lumière qu'en confrontant les diagnostics contradictoires de trois grands historiens, Pierre Chaunu, John Keegan et Martin Van Creveld?

Trois interprétations sur l'avenir de la violence

Commençons cependant par l'hypothèse de Robert Cooper, déjà cité sur le thème de l'État postmoderne. Peut-être, dit-il, est-ce l'État moderne fort qui représente une anomalie historique et l'État postmoderne retrouvera-t-il la faiblesse de l'État prémoderne36. La réflexion de Pierre Chaunu s'oriente dans la même direction, mais à la fois en remontant bien plus loin et en en tirant des conclusions beaucoup plus dramatiques. Selon lui, sur une période de cinq à dix mille ans, l'institutionnalisation de la guerre entre polities, ou unités politiques, a constitué le facteur le plus efficace de réduction de la violence meurtrière. Pendant cette période, le pourcentage de la population victime de mort violente est, selon lui, descendu de 10% à 1%. Et s'il admet que les armes nucléaires modernes constituent une exception, il n'en maintient pas moins que le progrès des armements a représenté, à long terme, un progrès de la paix, et que le déclin de la guerre, accompagnant celui de l'État, ne peut que marquer le retour à une violence sociale anarchique et beaucoup plus meurtrière37.

L'historien militaire anglais John Keegan38 adopte la position opposée. Pour lui, loin de représenter un progrès universel, la guerre est une invention culturelle, et sa forme clausewitzienne comme continuation de la politique comportant la tendance à monter aux extrêmes et une préférence pour la confrontation directe constitue une contribution hautement destructrice de la culture occidentale.

Aujourd'hui, une transformation culturelle est en marche, en partie à cause des armes nucléaires et en partie parce que la guerre n'est plus considérée comme une institution normale, légitime ou productive. Cependant, Keegan ne suit pas jusqu'au bout les abolitionnistes optimistes comme John Mueller39. Il considère que, si la guerre peut et doit être supprimée, la violence, elle, continuera à exister et qu'«un monde sans armées disciplinées, obéissantes et respectueuses de la loi, serait inhabitable40». La communauté mondiale a besoin, plus que jamais auparavant, de guerriers habiles et disciplinés, prêts à se mettre au service de son autorité. Ils devront combattre «les bigots ethniques, les seigneurs de la guerre régionaux, les idéologues dogmatiques, les vulgaires pillards et les criminels internationaux organisés41». Mais pour cela, ils devront désapprendre la manière occidentale de faire la guerre et réapprendre la ritualisation, la négociation et la retenue de la guerre orientale et primitive.

Les deux visions soulèvent autant de problèmes qu'elles n'en résolvent. Chaunu est bien pressé de rejeter les conséquences meurtrières de la guerre organisée et de la technologie moderne, et d'annoncer une augmentation apocalyptique de la violence sociale produite par le déclin de la guerre interétatique. Quant à Keegan, ses quelques paragraphes prophétiques semblent étonnamment optimistes pour ce qui concerne au moins quatre problèmes importants.

D'abord, où ses armées internationales pourraient-elles acquérir leur caractère discipliné et soumis à la loi, vu le déclin de l'État et le caractère permissif de la société moderne? Peut-on avoir les vertus du régiment sans ses dangers, critiqués par Keegan à propos de Clausewitz? Deuxièmement, d'où la communauté mondiale tirerait-elle son autorité et son aptitude à agir? Troisièmement, si elle doit croiser le fer avec la liste d'ennemis qu'il décrit, cela signifie un combat permanent et pas nécessairement victorieux contre des forces très diverses et puissantes. Et quatrièmement, pourquoi ces pillards, ces fanatiques et ces criminels se conformeraient-ils au style, à la ritualisation et à la retenue propres aux primitifs et aux Orientaux, et sinon, comment les forces de la communauté mondiale pourraient-elles s'y tenir unilatéralement? En d'autres termes, quelqu'un comme Keegan, qui met les facteurs culturels au-dessus des facteurs politiques, peut-il prendre pour acquis que le conflit opposant une culture bureaucratico-bourgeoise de type onusien et une culture criminelle, machiste et mafieuse, empruntera un style normalement étranger à l'une et à l'autre?

La vision de l'historien militaire israélien Martin Van Creveld42 semble à première vue plus plausible que le pessimisme apocalyptique et nostalgique de Chaunu ou l'optimisme mondialo-culturaliste de Keegan.

Comme ses deux collègues, Van Creveld annonce le déclin de la guerre clausewitzienne interétatique pour cause de déclin de l'État. Comme Keegan et la plupart des auteurs anglais, il accuse la vision clausewitzienne d'être à la fois rationaliste et brutale; comme Keegan, il insiste sur la dimension culturelle et religieuse de la guerre. Mais sa conclusion est très différente. Il pense que le déclin de l'État en même temps que l'évolution de la technique entraîne l'obsolescence des armées, en particulier des forces conventionnelles, qu'elles soient nationales ou internationales. Les armes nucléaires rendent la grande

guerre impossible, y compris entre Israël et les pays arabes ou entre l'Inde et le Pakistan. Ce qui est à l'ordre du jour, ce sont les «conflits de faible intensité» allant de l'Intifada à la guérilla en passant par le terrorisme, qui entraînent une sorte de retour au Moyen Âge et où s'expriment les tendances anthropologiques du ludique au sacré, du sacrifice à la violence qui ont de tout temps fait renaître les guerres. Mais la prolifération de petites menaces toujours renaissantes promet d'être moins meurtrière que les grandes guerres modernes.

On serait tenté d'adhérer à cet optimisme relatif basé sur la vision d'une anarchie modérée si, d'une part, comme l'ont fait remarquer des contradicteurs de Van Creveld43, des événements comme la guerre du Golfe, survenue peu après la publication de son livre, ne venaient montrer qu'il y a encore des États, des armées et des guerres, et si, d'autre part, la nouvelle économie de la violence ne promettait pas à de petits groupes, voire à des individus, la puissance de destruction nucléaire, chimique ou biologique autrefois réservée aux superpuissances ou du moins aux États44. On revient à la secte Aoum, et à la possibilité de l'alliance entre les technologies modernes et la folie destructrice, religieuse ou idéologique qui caractérisait le totalitarisme. Ne peut-on imaginer au niveau des individus le Unit Veto System envisagé par Morton Kaplan45 au niveau des États, impliquant la possibilité pour chacun de détruire la planète? Il pourrait être utile de réfléchir sur ce cas extrême, précisément parce que la réalité, à vues humaines, semble bien devoir être dominée par la multiplicité des acteurs et des alliances, des organisations et des réseaux étatiques ou non étatiques, et par celles des formes de la violence. Parce que la fluidité et la complexité sont à l'ordre du jour après le déclin des grandes guerres et des grands totalitarismes, il est utile de se rappeler que le rêve de l'unité et le cauchemar de l'anarchie, de la domination et de la destruction totales, ne nous abandonneront jamais.

Pierre Hassner

La guerre totale

La guerre totale a-t-elle vu le jour au XXème siècle avec la glorification des masses ? La mobilisation sans failles des peuples est-elle un gage de réussite militaire ? Paradoxalement, si l’Allemagne adhère à ce concept développé par Ludendorff, il revient aux démocraties libérales de réussir sa mise en œuvre entre 1939 et 1945. Un concept qui semble s’effacer aujourd’hui au profit des conflits de basse intensité.

Principes de la guerre totale : la vision de Ludendorff

Il revient à Ludendorff d’ouvrir le champ de la réflexion sur la guerre totale dans son ouvrage, «La guerre totale», en posant le principe de sa préparation dès le temps de paix ce qui suppose la mobilisation et la militarisation des ressources morales du peuple, l’édification d’une

économie autarcique et la subordination du pouvoir civil au pouvoir militaire. Ludendorff inverse le postulat de Clausewitz qui subordonnait l’objectif militaire (Ziel) à l’objectif politique (Zweck), ainsi Ludendorff écrit :

«Dès qu’un pays a décidé de faire la guerre, il met les forces armées, l’économie du pays et le peuple lui-même à la disposition du chef qui aura à conduire cette guerre. La politique doit servir le haut commandement ; le général en chef devient la seule force dirigeante.»

On ne saurait mieux s’opposer à Clausewitz qui écrit :

«Subordonner le point de vue politique au point de vue militaire serait absurde puisque c’est la politique qui a créé la guerre. Le politique est le guide raisonnable et la guerre simplement l’instrument, pas l’inverse ; il n’y a pas d’autres possibilités que de subordonner le point de vue militaire au point de vue politique. […] La guerre ne suspend pas le déroulement de la démarche politique et ne la change nullement en quelque chose de différent ; elle continue, quels que soient les moyens qu’elle emploie. Les lignes directrices qui dirigent et contraignent le cours des événements militaires sont des lignes politiques qui se poursuivent à travers la guerre jusqu’à la paix qui en est la conséquence.»

La guerre totale constitue une déviance de «la montée aux extrêmes» de Clausewitz et Ludendorff en éprouva l’absurdité au cours de la guerre de 1914-1918 puisque sa grande stratégie conduisit l’Allemagne au désastre militaire et politique.

Ludendorff n’a, peut-être, exercé qu’une influence marginale sur les nazis. La guerre totale ne devint effective qu’en 1943, 10 années après la prise du pouvoir par Hitler, et en 1939 le furher caressait le rêve d’une guerre courte et rapide tant il était absorbé par sa «lutte contre l’ennemi intérieur».

Au lendemain de la capitulation de Von Paulus à Stalingrad, la guerre totale s’impose comme une nécessitée exposée par Goebbels le 10 février 1943 qui mobilisera jusqu’à l’absurde l’ensemble de l’énergie économiques, sociale, intellectuelle et militaire de l’Allemagne. Hitler se distingue de Ludendorff qui croyait en la vertu de l’anéantissement de l’ennemi par la bataille décisive.

Rappels historiques

La guerre totale est-elle une invention du XXème siècle ? Il n’est que de se souvenir de la deuxième et troisième guerre punique ou de la guerre de Sécession pour se rendre compte que l’histoire est jalonnée par ces guerres sans limites. La guerre du Paraguay (1864-1870) qui l’opposa au

Brésil, Uruguay et Argentine en offre un autre exemple méconnu. Le Paraguay sort brisé de cette confrontation avec la perte d’un tiers de son territoire et une population ramenée de 1,4 millions d’habitants à seulement 220.000 avec un profond déséquilibre démographique puisque on ne compte plus que 29.000 hommes pour 106.000 femmes.

La guerre de 1914-1918, un exemple de guerre totale, n’est, à ses débuts, qu’une guerre limitée pour ses principaux acteurs. La Russie ne souhaite que protéger la Serbie, l’Allemagne veut préserver l’unité de l’Autriche-Hongrie, la France joue la carte de son alliance russe tandis que la Grande-Bretagne veut éviter la domination de l’Europe par une puissance.

La longueur du conflit est propice à l’allongement des revendications qui, au départ même, étaient sans doute déjà irréconciliables. Au surplus, même si la situation est extrêmement difficile, l’armée allemande en novembre 1918 n’a pas perdu la guerre. L’armistice impose des conditions extrêmement dures que l’état-major allemand accepte à contre cœur mais contraint par l’effondrement de l’Autriche, Bulgarie et Empire Ottoman.

Encore une fois la guerre totale, prenant le pas sur les objectifs politiques, conduit les alliés à une politique de refus de tout pourparler avec la monarchie de Berlin ou l’état-major. Le 9 novembre 1918, une révolution éclate et la République est proclamée. Elle accepte l’armistice en créant le mythe de la victoire volée et de l’armée trahie par l’ennemi intérieur ; un mythe qu’Hitler a exploité avec succès.

La guerre totale conduit à l’apparition du concept de criminel de guerre qu’en 1870 Bismarck avait rejeté :

«Le sentiment populaire, l’opinion publique adoptent toujours le même comportement. Dans les conflits entre Etats, les gens tiennent absolument à ce que le vainqueur s’érige en justicier, le code de morale à la main, et inflige au vaincu le châtiment pour ce qu’il a fait. La politique n’a rien à voir avec l’appel à la Nemesis ou la volonté de jouer les procureurs.»

La seconde guerre mondiale : du conflit limité à la guerre totale

Hitler espère, en septembre 1939, limiter le conflit à la seule Pologne. La France et le Royaume-Uni réagissent en déclarant la guerre avant de s’enfermer dans une logique absurde d’attente. L’Allemagne, après l’écrasement de la France, souhaite s’entendre avec la Grande-Bretagne. Churchill saisit la profonde incompatibilité entre la dictature nazie et le modèle britannique démocratique. Toute entente ne pourrait être que temporaire offrant à l’Allemagne un répit dangereux. Il rejette dont tout projet de paix séparée et se lance dans une guerre totale.

L’invasion de l’URSS ; survenue trop tôt stratégiquement et trop tard opérationnellement (juin 1941) suivie par la déclaration de guerre contre les Etats-Unis (décembre 1941) plongent l’Allemagne dans une guerre totale. Une guerre totale que les alliés intègrent lors de la conférence de Casablanca (janvier 1943) en exigeant la capitulation sans conditions de l’Allemagne, Japon et Italie.

Le Japon aussi poursuivait des objectifs limités. Il cherche à établir sa domination sur l’Asie du Sud-Est mais conscient que les Etats-Unis ne peuvent pas rester inertes il vise aussi l’anéantissement des capacités militaires américaines dans le Pacifique et l’édification d’un périmètre défensif destiné à tenir éloigné Washington. Le calcul est erroné car l’attaque de Pearl Harbor plonge les Etats-Unis dans l’émoi et pousse l’opinion publique à exiger une capitulation sans conditions.

De la guerre absolue aux conflits de basse intensité

La guerre mondiale dégénère vers la montée aux extrêmes mise en évidence par Clausewitz. Le conflit est global et s’étend au monde entier, frappe les populations civiles, voit apparaître la généralisation des crimes contre l’humanité et débouche sur l’emploi de la bombe atomique.

Guerre sous-marine à outrance dans l’Atlantique Nord mais aussi dans le Pacifique où les troupes japonaises organisent des marches de la mort pour leurs prisonniers de guerre ou civils et les américains n’hésitent pas à couler les navires-hôpitaux japonais.

Après 1945, les conflits sont définis comme des guerres de basse intensité. Les guerres de Corée, du Vietnam, d’Afghanistan ou de décolonisation n’ont pas dégénéré en guerres absolues. Sans doute la présence de l’arme atomique a-t-elle empêché cette montée aux extrêmes stratégiques mais n’a pu éviter une montée aux extrêmes opérationnelle comme le prouve la conduite des opérations au Vietnam ou en Afghanistan.

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La guerre limitée La guerre limitée est apparue dans l’Italie de la Renaissance et au XVIIIème siècle. Elle suppose un engagement limité de la force en vue de l’obtention d’un avantage politique précis. Il s’agit, en quelque sorte de minimiser les coûts induits par la guerre en vue d’un résultat précis. Les récentes évolutions de la guerre remettent, peut-être, en cause la validité du concept.

Renaissance du concept au XIXème siècle

Le concept de guerre limitée est revenu à l’honneur au lendemain de la seconde guerre mondiale, exemple même de la guerre totale. Il s’agit d’une renaissance puisque certaines caractéristiques de la guerre limitée sont visibles dans l’Italie de la Renaissance et en Europe au XVIIIème siècle. L’objectif de la guerre explique son caractère limité. Il s’agit de remporter une victoire permettant d’exiger une compensation. L’affaiblissement de l’adversaire, et non son anéantissement, permet de remporter une victoire politique majeure.

Les guerres de Bismarck répondent à ce critère. Après avoir vaincu les autrichiens à Sadowa, en 1866, les troupes prussiennes pouvaient prendre Vienne mais Bismarck refusa cette logique de montée aux extrêmes. Il préférait préserver l’avenir et n’humiliant pas les autrichiens et en restant fidèle à l’objectif premier de la guerre : la reconnaissance de la primauté prussienne en Allemagne. De même, en 1870, la Prusse bat la France mais Bismarck se contente de faire proclamer l’unité de l’Empire allemand, d’une indemnité de guerre et de l’annexion de l’Alasace-Lorraine car par ailleurs la France est isolée diplomatiquement et son système de défense durablement affaibli.

La guerre limitée ne suppose pas nécessairement un emploi limité de la force. Sadowa et Sedan illustrent des batailles décisives où les Prussiens obtiennent l’anéantissement militaire de leurs adversaires.

Après 1945

La première et la seconde guerres mondiales sont des guerres totales. Après 1945, les conflits limités retrouvent toute leur pertinence : Guerre de Corée, conflits liés à la décolonisation, Indochine et Vietnam, Afghanistan.

Ces conflits restent circonscrits géographiquement ne faisant pas appel à u engagement massif. En Algérie et au Vietnam, aux côtés des armes professionnelles, on fit appel au contingent. La France enregistra la disparition de 28.000 hommes et les Etats-Unis de 45.000 des pertes sans aucune comparaison possible avec celles des guerres totales.

La mobilisation économique est des plus limitée et le contrôle de l’information peut être strict à un instant précis mais ne s’exerce pas de façon permanente.

Toutes les guerres limitées de la seconde moitié du XXème siècle n’ont

pas donné lieu à une capitulation sans conditions. Elles se sont achevées toutes par des traités ou des armistices. La puissance militaire dominante ne perd pas la guerre, sauf la France en Indochine, mais elle quitte le combat par lassitude et ayant acquis la certitude qu’il lui serait impossible de vaincre comme les Etats-Unis au Vietnam et l’URSS en Afghanistan.

Ambiguïté du concept

La guerre limitée n’est pas perçue de la même façon par les belligérants. La puissance dominante considère, en général, que la guerre qu’elle conduit est limitée tandis que les forces dominées pratiquent, bien souvent, une guerre totale.

En Indochine, la France conduit une guerre limitée tandis que le Vietminh, adoptant les préceptes de Mao, rentre dans une logique de guerre totale organisant les zones sous son contrôle afin de soutenir son effort de guerre. De même, lors de la guerre du Vietnam, les Etats-Unis sont dans une logique de guerre limitée, tandis que le Nord, mobilisant l’ensemble de ses ressources et soutenu par la Chine et l’URSS, adopte une stratégie de guerre totale. Même constat en Algérie entre 1954 et 1962. Ces trois conflits dégénérant en guerre civile car les Français et les Américains essaieront de mettre sur pied des armées nationales qui ne survivent pas sans le soutien actif de la puissance dominante.

Les conflits du Moyen-Orient sont des guerres de basse intensité puisque limités géographiquement, ne concernant qu’un nombre limité de nations et ne mobilisant pas l’ensemble des ressources de celles-ci. Mais là aussi on retrouve l’ambiguïté du concept. Pour les pays arabes, les guerres de 1956, 1967 et 1973 sont totales, à l’image de celle de 1948, elles visent l’anéantissement et la disparition d’Israël. Pour l’Etat hébreu, l’affrontement est sans aucun doute total puisque il met en jeu sa survie mais militairement il demeure limité.

Le nouveau débat

La guerre froide et la puissance de feu nucléaire, ouvrent une nouvelle ère de débat entre les partisans de la guerre totale et ceux de la guerre limitée. Guerre totale dans la mise en place de la stratégie des représailles massives visant directement la destruction des populations civiles de l’adversaire ainsi que ses potentiels économiques et militaires. Guerre limitée avec la stratégie de la riposte graduée.

Les évolutions récentes (Guerres en Irak de 1991 et 2003, guerre du Kosovo de 1999 et guerre d’Afghanistan 2001) montrent un nouveau

visage de la guerre limitée. Essentiellement high tech, elle repose sur le concept de «zéro morts» et une utilisation intensive de l’arme aérienne. Les succès semblent probants néanmoins, on peut se demander si la perception des populations et des opposants militaires n’est pas différente. Même si les pertes humaines sont des plus limitées, l’effet de grossissement médiatique et une stratégie de communication asymétrique font que les populations ont l’impression de vivre une guerre totale d’autant plus redoutable que les armes sont précises et dévastatrices. Il est alors possible que la guerre limitée, telle que nous l’avons connue depuis le XVIIIème siècle, ne soit plus un concept opérationnel car les résultats politiques ne sont pas à la hauteur de l’engagement réalisé.Lire aussi :

«On the doctrine of limited war» Lund University Press 1993«La guerre limitée» dossier Stratégique n°54 1992

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AUTEUR : Clausewitz    DATE : 24 février 2004

Algérie et Libye, sanctuaires de l'art rupestre saharien

Yves Gauthier

Directeur de recherche au CNRS.

Fascinant par son immensité et sa beauté, le Sahara est aussi l'un des plus vastes musées de plein air de notre planète. Poteries, objets en pierres taillées ou polies, perles en œuf d'autruche ou encore squelettes et monuments mégalithiques, les traces de l'homme y sont nombreuses. Elles nous révèlent quelques aspects des populations préhistoriques, de leurs successions, de leur mode de subsistance ou de leurs coutumes funéraires. Néanmoins ces occupants du Sahara restent assez irréels, et n'apparaissent qu'en filigrane : des pans entiers de leurs modes de vie restent obscurs. Les manifestations les plus spectaculaires de leur présence sont sans conteste les peintures et gravures qui ornent les parois des oueds et des abris. À travers ces messages, qui ne sont en rien des « instantanés » de la vie d'autrefois, ces hommes prennent une dimension plus réelle et nous apparaissent plus concrètement.

Yves Gauthier, directeur de recherche au CNRS et co-auteur de L'art du Sahara, archives des sables (Le Seuil, 1996), nous invite, après

cette lecture, à aller admirer ces fragiles témoignages du passé, pour leur dimension magique et l'atmosphère étrange et émouvante qui se dégage de leur cadre somptueux.

Une répartition inégale dans le temps et dans l'espace

L'histoire des populations sahariennes est rythmée par les fluctuations climatiques liées elles-mêmes aux glaciations successives. Comparativement à l'Europe, l'art rupestre est tardif et ne débute qu'après le dernier épisode hyper-aride au cours duquel le Sahara, bien plus grand que l'actuel, est quasiment vidé de ses habitants. Avec le retour des pluies, vers 12000 avant notre ère environ, au début de l'Holocène, les sols se reconstituent et ces conditions plus favorables autorisent une recolonisation par la faune et par les hommes. L'optimum climatique se situe vers 8000 avant J.-C. et précède un autre épisode aride, d'une durée d'environ mille ans et d'inégale ampleur selon les régions. L'Holocène est marqué par une dernière pulsation, l'« Humide néolithique » (env. 6500-4500 avant J.-C.) avec des précipitations moins abondantes. Avec quelques rémissions, le climat va se détériorer lentement mais inexorablement et, vers 2500 avant J.-C., le Sahara est pratiquement aussi étendu qu'aujourd'hui.

L'art pariétal saharien est très inégalement réparti dans le temps comme dans l'espace et pour parvenir jusqu'à nous il a fallu que soient réunies plusieurs conditions : régions favorables pour l'établissement des populations, présence de parois adéquates, absentes dans les ergs ou sur les regs, traditions iconographiques – tous les groupes ne se sont pas exprimés sous forme graphique –, préservation des atteintes naturelles, anthropiques et animales et, enfin, découvertes et publications. Ces limitations expliquent la distribution très inhomogène de l'art pariétal qui recouvre les plus grands massifs sahariens. Sud marocain, Atlas saharien, Adrar des Ifoghas, Aïr et Djado au Niger, Gilf Kebir et Aweinat en Égypte sont, avec le Tibesti, l'Ennedi au Tchad, parmi les plus grandes régions à tradition rupestre, chacune avec ses spécificités traduisant l'existence de nombreux foyers culturels. Les plus grands centres, car peut-être les plus explorés, sont assurément ceux du Sahara central, Sud algérien et Fezzân (Libye), par la quantité, par la qualité artistique et par leur portée historique – ces deux dernières dimensions n'étant pas absentes ailleurs !

Une datation difficile à établir

Depuis plusieurs années, les méthodes de datation sont appliquées à l'art pariétal – par exemple pour les grottes Chauvet et Cosquer – mais, au Sahara, ce travail reste à entreprendre : hormis quelques tentatives isolées de datation directe et sauf exception, peinture ou gravure recouverte par une couche archéologique datée, l'essentiel des œuvres est d'âge inconnu. À défaut et en l'absence de textes anciens – les premières inscriptions remontent à deux ou trois siècles au mieux avant notre ère – les classifications et cadres chronologiques reposent principalement sur des critères indirects : styles, superpositions, techniques, thèmes, taille, patine, présence ou non de certains animaux.

Un autre argument, délicat à manipuler, est la présence, au pied des parois ou en stratigraphie, de restes archéologiques : datées ou non, ces pièces ont-elles été produites par ceux-là même qui ont peint dans l'abri ? Et que dire si, dans la couche, plusieurs niveaux, c'est-à-dire plusieurs groupes, se sont succédé ? Certains abris ornés ont été occupés depuis le début de l'Holocène, les nomades revenant encore de nos jours pour des périodes d'hivernage ! Lequel de ces groupes est l'auteur des fresques ?

Deux thèses s'opposent quant à l'âge des premières figurations pariétales : pour les uns, elles remonteraient au début de l'Holocène vers 10000-12000 avant J.-C. ou même avant, d'autres militent pour un âge plus récent, vers 6000-7000 avant J.-C.

Un riche bestiaire

Le contraste est saisissant entre l'aridité présente et l'ambiance nettement plus humide qui se dégage des figurations rupestres, tout au moins des plus anciennes. Buffles, éléphants, girafes, autruches, rhinocéros, félins et antilopes, animaux de savane, mais aussi crocodiles, poissons, hippopotames, le bestiaire est riche en espèces sauvages, représentants de cette faune africaine qui maintenant subsiste encore beaucoup plus au Sud, et que vous pourrez admirer sur les sites d'In-Habeter et Mathendush (Fezzân).

Indéniablement, les lacs, aujourd'hui asséchés, étaient remplis, les rivières coulaient, lorsque ces animaux ont été figés dans la pierre. Les parois, mémoires des temps lointains, détaillent aussi d'autres grands animaux, disparus depuis des millénaires : l'aurochs, ancêtre des bovidés domestiques africains et le buffle antique dont les

cornes gigantesques pouvaient atteindre plus de trois mètres d'envergure.

Quelques détails anatomiques finement dessinés dénotent une excellente connaissance de la faune reproduite par ces artistes, parfois grandeur nature : girafes de huit mètres de haut à l'oued Djerat en Algérie ou éléphant de près de cinq mètres de long, taille d'un mâle de cinquante ans au Fezzân, conduisant à une lecture naturaliste de ces représentations dont la beauté et la finesse ne laissent jamais indifférent.

Pour autant, dans ce concert, quelques animaux apparaissent avec une fréquence anormalement élevée pour le biotope suggéré par les espèces citées : c'est le cas des grands mammifères ou des autruches par exemple, qui représentent à elles seules plus de 15 % des figurations animales. À l'inverse, les autres oiseaux sont singulièrement rares – quelques pélicans, de possibles flamands – et curieusement aucun n'est montré en plein vol. Il en est de même pour d'autres espèces qui n'apparaissent que quelques fois, lièvres, singes ou phacochères.

Ces disproportions ou des absences inexplicables suggèrent que ce bestiaire ne peut être tenu pour un reflet exact de la faune de cette époque et suggèrent une autre interprétation. Confirmation en est donnée par les êtres étranges qui se mêlent à la faune : autruches à tête de girafe, autruches à quatre pattes ou au cornage majestueux, girafes à tête d'âne, hippopotames grimaçants à dentition de carnassier ou singe affublé de grandes élytres.

Une société de pasteurs, un univers symbolique

Contrairement à des idées largement diffusées, cet « étage » décrivant la grande faune ne précède pas un « étage » supposé plus récent attaché à un mode de vie pastoral selon le schéma classique chasseurs/cueilleurs puis pasteurs. Sur les gravures du Fezzân, style, patine et techniques, rien ne permet de séparer en deux entités distinctes ces animaux sauvages, d'animaux incontestablement domestiques qu'ils côtoient sur les parois. En effet, ces derniers, qui représentent près de 40% des figurations, sont parfois sous-jacents aux gravures de la grande faune ; ce statut domestique est affirmé par des colliers, pendeloques ou bâts portés par des bœufs montés ou transportant des ballots et piquets de tente, comme dans l'Oued Ti-n-Tarabine. Les troupeaux où se mêlent bœufs et moutons s'organisent autour du campement.

La remarque est plus qu'anecdotique car cette simultanéité porte en elle des contraintes sur l'âge des gravures. En effet, dans l'état actuel des connaissances, les restes osseux de bovins domestiques sahariens les plus anciens remontent au VIIe millénaire avant J.-C. Les groupes ayant figuré ces animaux ne sauraient être antérieurs ! Ce qui ne règle pas forcément le cas de tous les groupes sur l'ensemble du Sahara : certains des plus anciens, les fameuses « Têtes rondes » des stations de Séfar, In Awanghet, Jabbaren au Tassili-n-Ajjer, n'ont pas figuré d'animaux domestiques.

Dans ces sociétés pastorales, l'élevage n'est pas l'activité exclusive : de minuscules archers s'attaquent avec bravoure aux plus grands animaux, éléphants, rhinocéros hippopotames ou aurochs. Parfois secondés par des chiens, ils piègent les proies avec des pierres d'entraves que l'on retrouve en abondance à proximité des anciens cours d'eau. Mais les préoccupations de ces populations dépassent très largement le simple stade narratif de la vie quotidienne : leur monde est peuplé d'êtres étranges, humains à tête de chacal ou de lycaon, dotés de pouvoirs surhumains comme à In Habeter. Ces géants portent avec aisance des rhinocéros, des aurochs ou des ânes, copulent avec des éléphants ou les chevauchent. Cet univers symbolique transparaît tout particulièrement avec ces personnages affublés de masque d'animaux, – rhinocéros, bœuf, antilope, éléphant – masques qu'ils portent lors de scènes rituelles ou de pratiques, dont les acteurs sont richement parés, ou dans des affrontements symboliques entre des archers masqués et des singes.

Du bœuf au cheval, et du cheval au chameau

La péjoration climatique va bouleverser le panorama. Ces sociétés pastorales, présentes un peu partout au Sahara, vont évoluer et/ou disparaître au profit d'autres groupes, conjointement avec une modification de la faune, dont une partie émigre vers la zone sahélienne. Vers le début du IVe millénaire avant J.-C., les espèces exigeantes en eau disparaissent ou se réfugient dans les massifs où elles trouvent des niches écologiques résiduelles, et les plus grands mammifères, éléphants, rhinocéros se font rares sur les parois rocheuses. Subsistent surtout girafes, oryx, mouflons, autruches et lions qui s'accommodent de climats plus arides.

Vers 3500 avant J.-C., le cheval fait son apparition en Afrique et plus tard au Sahara, vers la fin du IVe millénaire ou dans la deuxième moitié du Ier selon les auteurs. S'il sert à la monte, c'est surtout

comme animal de trait qu'il figure, attelé aux chars, dont il existe plusieurs représentations au wâdi Teshuinat dans l'Akakûs, et dont l'origine est controversée. Les populations « équidiennes » qui les possèdent, sont peintes selon des conventions rigides et de façon plus schématique que dans les écoles précédentes. Les thèmes développés sont moins nombreux et moins riches, et la composante symbolique des étages anciens semble totalement évacuée. Ces groupes, qui occupent la quasi totalité du Sahara central, pratiquent la chasse au mouflon comme à Teshuinat et à l'autruche, et dans une faible mesure, poursuivent des activités pastorales, chèvres et moutons prenant une place de plus en plus grande au détriment des bœufs.

La dernière évolution perceptible, avant l'arrivée de l'Islam, se situe juste avant notre ère. L'introduction du chameau scelle le retour définitif du climat aride et l'avènement du monde berbère dont l'extension déborde largement du Sahara central.

Yves Gauthier

Algérie et Libye, sanctuaires de l'art rupestre saharien

Yves Gauthier

Directeur de recherche au CNRS.

Fascinant par son immensité et sa beauté, le Sahara est aussi l'un des plus vastes musées de plein air de notre planète. Poteries, objets en pierres taillées ou polies, perles en œuf d'autruche ou encore squelettes et monuments mégalithiques, les traces de l'homme y sont nombreuses. Elles nous révèlent quelques aspects des populations préhistoriques, de leurs successions, de leur mode de subsistance ou de leurs coutumes funéraires. Néanmoins ces occupants du Sahara restent assez irréels, et n'apparaissent qu'en filigrane : des pans entiers de leurs modes de vie restent obscurs. Les manifestations les plus spectaculaires de leur présence sont sans conteste les peintures et gravures qui ornent les parois des oueds et des abris. À travers ces messages, qui ne sont en rien des « instantanés » de la vie d'autrefois, ces hommes prennent une dimension plus réelle et nous apparaissent plus concrètement.

Yves Gauthier, directeur de recherche au CNRS et co-auteur de L'art du Sahara, archives des sables (Le Seuil, 1996), nous invite, après cette lecture, à aller admirer ces fragiles témoignages du passé,

pour leur dimension magique et l'atmosphère étrange et émouvante qui se dégage de leur cadre somptueux.

Une répartition inégale dans le temps et dans l'espace

L'histoire des populations sahariennes est rythmée par les fluctuations climatiques liées elles-mêmes aux glaciations successives. Comparativement à l'Europe, l'art rupestre est tardif et ne débute qu'après le dernier épisode hyper-aride au cours duquel le Sahara, bien plus grand que l'actuel, est quasiment vidé de ses habitants. Avec le retour des pluies, vers 12000 avant notre ère environ, au début de l'Holocène, les sols se reconstituent et ces conditions plus favorables autorisent une recolonisation par la faune et par les hommes. L'optimum climatique se situe vers 8000 avant J.-C. et précède un autre épisode aride, d'une durée d'environ mille ans et d'inégale ampleur selon les régions. L'Holocène est marqué par une dernière pulsation, l'« Humide néolithique » (env. 6500-4500 avant J.-C.) avec des précipitations moins abondantes. Avec quelques rémissions, le climat va se détériorer lentement mais inexorablement et, vers 2500 avant J.-C., le Sahara est pratiquement aussi étendu qu'aujourd'hui.

L'art pariétal saharien est très inégalement réparti dans le temps comme dans l'espace et pour parvenir jusqu'à nous il a fallu que soient réunies plusieurs conditions : régions favorables pour l'établissement des populations, présence de parois adéquates, absentes dans les ergs ou sur les regs, traditions iconographiques – tous les groupes ne se sont pas exprimés sous forme graphique –, préservation des atteintes naturelles, anthropiques et animales et, enfin, découvertes et publications. Ces limitations expliquent la distribution très inhomogène de l'art pariétal qui recouvre les plus grands massifs sahariens. Sud marocain, Atlas saharien, Adrar des Ifoghas, Aïr et Djado au Niger, Gilf Kebir et Aweinat en Égypte sont, avec le Tibesti, l'Ennedi au Tchad, parmi les plus grandes régions à tradition rupestre, chacune avec ses spécificités traduisant l'existence de nombreux foyers culturels. Les plus grands centres, car peut-être les plus explorés, sont assurément ceux du Sahara central, Sud algérien et Fezzân (Libye), par la quantité, par la qualité artistique et par leur portée historique – ces deux dernières dimensions n'étant pas absentes ailleurs !

Une datation difficile à établir

Depuis plusieurs années, les méthodes de datation sont appliquées à l'art pariétal – par exemple pour les grottes Chauvet et Cosquer – mais, au Sahara, ce travail reste à entreprendre : hormis quelques tentatives isolées de datation directe et sauf exception, peinture ou gravure recouverte par une couche archéologique datée, l'essentiel des œuvres est d'âge inconnu. À défaut et en l'absence de textes anciens – les premières inscriptions remontent à deux ou trois siècles au mieux avant notre ère – les classifications et cadres chronologiques reposent principalement sur des critères indirects : styles, superpositions, techniques, thèmes, taille, patine, présence ou non de certains animaux.

Un autre argument, délicat à manipuler, est la présence, au pied des parois ou en stratigraphie, de restes archéologiques : datées ou non, ces pièces ont-elles été produites par ceux-là même qui ont peint dans l'abri ? Et que dire si, dans la couche, plusieurs niveaux, c'est-à-dire plusieurs groupes, se sont succédé ? Certains abris ornés ont été occupés depuis le début de l'Holocène, les nomades revenant encore de nos jours pour des périodes d'hivernage ! Lequel de ces groupes est l'auteur des fresques ?

Deux thèses s'opposent quant à l'âge des premières figurations pariétales : pour les uns, elles remonteraient au début de l'Holocène vers 10000-12000 avant J.-C. ou même avant, d'autres militent pour un âge plus récent, vers 6000-7000 avant J.-C.

Un riche bestiaire

Le contraste est saisissant entre l'aridité présente et l'ambiance nettement plus humide qui se dégage des figurations rupestres, tout au moins des plus anciennes. Buffles, éléphants, girafes, autruches, rhinocéros, félins et antilopes, animaux de savane, mais aussi crocodiles, poissons, hippopotames, le bestiaire est riche en espèces sauvages, représentants de cette faune africaine qui maintenant subsiste encore beaucoup plus au Sud, et que vous pourrez admirer sur les sites d'In-Habeter et Mathendush (Fezzân).

Indéniablement, les lacs, aujourd'hui asséchés, étaient remplis, les rivières coulaient, lorsque ces animaux ont été figés dans la pierre. Les parois, mémoires des temps lointains, détaillent aussi d'autres grands animaux, disparus depuis des millénaires : l'aurochs, ancêtre des bovidés domestiques africains et le buffle antique dont les cornes gigantesques pouvaient atteindre plus de trois mètres d'envergure.

Quelques détails anatomiques finement dessinés dénotent une excellente connaissance de la faune reproduite par ces artistes, parfois grandeur nature : girafes de huit mètres de haut à l'oued Djerat en Algérie ou éléphant de près de cinq mètres de long, taille d'un mâle de cinquante ans au Fezzân, conduisant à une lecture naturaliste de ces représentations dont la beauté et la finesse ne laissent jamais indifférent.

Pour autant, dans ce concert, quelques animaux apparaissent avec une fréquence anormalement élevée pour le biotope suggéré par les espèces citées : c'est le cas des grands mammifères ou des autruches par exemple, qui représentent à elles seules plus de 15 % des figurations animales. À l'inverse, les autres oiseaux sont singulièrement rares – quelques pélicans, de possibles flamands – et curieusement aucun n'est montré en plein vol. Il en est de même pour d'autres espèces qui n'apparaissent que quelques fois, lièvres, singes ou phacochères.

Ces disproportions ou des absences inexplicables suggèrent que ce bestiaire ne peut être tenu pour un reflet exact de la faune de cette époque et suggèrent une autre interprétation. Confirmation en est donnée par les êtres étranges qui se mêlent à la faune : autruches à tête de girafe, autruches à quatre pattes ou au cornage majestueux, girafes à tête d'âne, hippopotames grimaçants à dentition de carnassier ou singe affublé de grandes élytres.

Une société de pasteurs, un univers symbolique

Contrairement à des idées largement diffusées, cet « étage » décrivant la grande faune ne précède pas un « étage » supposé plus récent attaché à un mode de vie pastoral selon le schéma classique chasseurs/cueilleurs puis pasteurs. Sur les gravures du Fezzân, style, patine et techniques, rien ne permet de séparer en deux entités distinctes ces animaux sauvages, d'animaux incontestablement domestiques qu'ils côtoient sur les parois. En effet, ces derniers, qui représentent près de 40% des figurations, sont parfois sous-jacents aux gravures de la grande faune ; ce statut domestique est affirmé par des colliers, pendeloques ou bâts portés par des bœufs montés ou transportant des ballots et piquets de tente, comme dans l'Oued Ti-n-Tarabine. Les troupeaux où se mêlent bœufs et moutons s'organisent autour du campement.

La remarque est plus qu'anecdotique car cette simultanéité porte en elle des contraintes sur l'âge des gravures. En effet, dans l'état

actuel des connaissances, les restes osseux de bovins domestiques sahariens les plus anciens remontent au VIIe millénaire avant J.-C. Les groupes ayant figuré ces animaux ne sauraient être antérieurs ! Ce qui ne règle pas forcément le cas de tous les groupes sur l'ensemble du Sahara : certains des plus anciens, les fameuses « Têtes rondes » des stations de Séfar, In Awanghet, Jabbaren au Tassili-n-Ajjer, n'ont pas figuré d'animaux domestiques.

Dans ces sociétés pastorales, l'élevage n'est pas l'activité exclusive : de minuscules archers s'attaquent avec bravoure aux plus grands animaux, éléphants, rhinocéros hippopotames ou aurochs. Parfois secondés par des chiens, ils piègent les proies avec des pierres d'entraves que l'on retrouve en abondance à proximité des anciens cours d'eau. Mais les préoccupations de ces populations dépassent très largement le simple stade narratif de la vie quotidienne : leur monde est peuplé d'êtres étranges, humains à tête de chacal ou de lycaon, dotés de pouvoirs surhumains comme à In Habeter. Ces géants portent avec aisance des rhinocéros, des aurochs ou des ânes, copulent avec des éléphants ou les chevauchent. Cet univers symbolique transparaît tout particulièrement avec ces personnages affublés de masque d'animaux, – rhinocéros, bœuf, antilope, éléphant – masques qu'ils portent lors de scènes rituelles ou de pratiques, dont les acteurs sont richement parés, ou dans des affrontements symboliques entre des archers masqués et des singes.

Du bœuf au cheval, et du cheval au chameau

La péjoration climatique va bouleverser le panorama. Ces sociétés pastorales, présentes un peu partout au Sahara, vont évoluer et/ou disparaître au profit d'autres groupes, conjointement avec une modification de la faune, dont une partie émigre vers la zone sahélienne. Vers le début du IVe millénaire avant J.-C., les espèces exigeantes en eau disparaissent ou se réfugient dans les massifs où elles trouvent des niches écologiques résiduelles, et les plus grands mammifères, éléphants, rhinocéros se font rares sur les parois rocheuses. Subsistent surtout girafes, oryx, mouflons, autruches et lions qui s'accommodent de climats plus arides.

Vers 3500 avant J.-C., le cheval fait son apparition en Afrique et plus tard au Sahara, vers la fin du IVe millénaire ou dans la deuxième moitié du Ier selon les auteurs. S'il sert à la monte, c'est surtout comme animal de trait qu'il figure, attelé aux chars, dont il existe plusieurs représentations au wâdi Teshuinat dans l'Akakûs, et dont

l'origine est controversée. Les populations « équidiennes » qui les possèdent, sont peintes selon des conventions rigides et de façon plus schématique que dans les écoles précédentes. Les thèmes développés sont moins nombreux et moins riches, et la composante symbolique des étages anciens semble totalement évacuée. Ces groupes, qui occupent la quasi totalité du Sahara central, pratiquent la chasse au mouflon comme à Teshuinat et à l'autruche, et dans une faible mesure, poursuivent des activités pastorales, chèvres et moutons prenant une place de plus en plus grande au détriment des bœufs.

La dernière évolution perceptible, avant l'arrivée de l'Islam, se situe juste avant notre ère. L'introduction du chameau scelle le retour définitif du climat aride et l'avènement du monde berbère dont l'extension déborde largement du Sahara central.

Yves Gauthier

La politique américaine au Moyen-OrientCet ouvrage propose une mise en perspective historique de la politique américaine au Moyen-Orient, de sa formulation au XVIIIe siècle, à ses premiers pas concrets au milieu des années 1940, alors que le pétrole était déterminant dans la configuration des relations internationales, et jusqu’à son application contemporaine.

Réf. : Auteur: Barah Mikaïl

Mots-clés

Géopolitique et paix [>] Relations internationales et paix [>] Gouvernement des Etats-Unis [>] Moyen Orient [>]

GIOVETTI Simone, Avril 2007, Paris

Première Partie

Dans la première partie du livre, l’auteur analyse les motivations qui ont encouragé les Etats-Unis à s’intéresser à la région du Moyen-Orient. Il est souligné en particulier le passage d’une politique isolationniste (doctrine Monroe) à une politique interventionniste (doctrine Truman) suite aux événements de la deuxième guerre mondiale. Si en effet la découverte des gisements pétroliers dans la région à partir des années 40 a attiré toute l’attention de Washington, c’est surtout la guerre froide et la menace soviétique qui ont poussé les Etats-Unis à imposer avec force leur présence dans la région.

Également très important, au niveau stratégique, est le rôle des « sauveurs » dont les Etats-Unis se sentent investis à la fin de la deuxième guerre mondiale, légitimant leur rôle de garant de la sécurité des pays placés sous leur influence.

Deuxième partie

Dans la deuxième partie, l’auteur analyse l’évolution de la stratégie diplomatique américaine dans la région. Franklin Roosevelt est le premier président américain à pressentir l’importance stratégique du Golfe. C’est en effet sous son mandat que les Etats-Unis souscrivent un important accord avec l’Arabie Soudite pour assurer à l’Amérique un approvisionnement continu en pétrole. Roosevelt est également le premier président à s’apercevoir de l’importance électorale d’un lobbying sioniste toujours plus influent aux Etats-Unis. C’est à l’occasion de la troisième guerre arabo-israélienne (1967) que l’appui américain à Israël se concrétise suite à l’alarmisme suscité par un possible alignement de l’Union Soviétique aux côtés des pays arabes.

À partir de 1967 les rapports entre les Etats-Unis et Israël se font de plus en plus étroits. Israël devient un véritable avant-poste américain en territoire arabe. Parallèlement, l’Etat hébreu se voit assuré d’un soutien sans condition de la part de Washington (guerre du Liban 1975-1990).

Les tensions engendrées par la guerre froide augmentent avec l’élection de Reagan à la présidence américaine et l’Afghanistan devient le nouveau théâtre des affrontements entre les deux superpuissances (guerre d’Afghanistan, 1979-1989).

La fin de la guerre froide pousse les Etats-Unis à une nouvelle politique étrangère.

À place d’une politique vouée à s’imposer sur le reste du monde par la force, Washington décide de promouvoir un projet ayant pour ambition de rassembler l’ensemble des Etats de la planète autour d’un projet commun : l’institution de conditions permettant l’établissement d’une paix mondiale. Le succès de cette stratégie est si important qu’au début de la première guerre du golfe (1991) les Etats-Unis peuvent compter sur l’appui d’un grand nombre d’Etats occidentaux.

Pendant les années 1990, les Etats-Unis, même s’ils continuent d’entretenir de très bons rapports avec Israël, sont soucieux de préserver de bonnes relations avec les riches puissances pétrolières, au détriment d’une paix entre Israël et les autres pays de la région.

À l’inverse, l’élection de G.W Bush, en 2001, coïncide avec le complet désintéressement américain du dossier proche-oriental et avec le renforcement des relations avec Israël.

Après le 11 septembre 2001, la lutte antiterroriste américaine devient une véritable politique « étrangère ». En s’appuyant sur l’article 7 de la Charte des Nations Unis, les Etats-unis lancent, en 2003, leur guerre contre l’Iraq avec pour but le renversement de S. Hussein sous prétexte d’une lutte contre le terrorisme (« Iraqi freedom »).

Conclusion

La dernière réflexion de l’auteur porte sur les relations très tendues entre Israël, les Palestiniens et les autres Etats arabes de la région. La faible détermination de l’Etat d’Israël à

négocier, et en particulier sa faible volonté à promouvoir des négociations multilatérales ne font qu’exacerber la situation retardant une résolution du conflit. Une pression des Etats-Unis, le seul véritable acteur capable d’agir dans la région actuellement, est une condition essentielle pour conduire les parties en conflit à la paix.

Commentaire :

Cet ouvrage qui retrace avec intelligence et précision la progressive montée des Etats-Unis au rang de super puissance mondiale au cours de l’histoire nous montre la centralité de la région moyen-orientale dans l’échiquier international et diplomatique. L’analyse de l’auteur laisse peu de place aux espoirs de paix car au final tout nous ramène à une question d’intérêts économiques, politiques et géostratégiques.

Il ne s’agit pas ici d’un ouvrage de paix, mais plutôt d’une tentative de dévoiler les enjeux qui se cachent derrière un conflit à la fois politique, identitaire et parfois religieux entre les Puissances du nord et les États du monde arabe.

Et voilà que les événements récents (la guerre civile en Iraq, la deuxième guerre d’Israël contre le Liban, le conflit en Afghanistan, la crise iranienne et la poursuite de l’occupation israélienne des Territoires occupés) redeviennent, comme dans une sorte de cyclicité prévisible, centraux dans la poursuite de la stabilité et de la paix. Il s’ouvre donc une question à laquelle nous pourrons difficilement trouver une réponse de la part des acteurs traditionnels engagés: De quelle paix s’agit t’il? et Pourquoi vouloir la paix dans cette région ?. Durant de longues années, le maintien du « statu quo » a été l’objectif affiché de la politique américaine au Proche-Orient. Même aujourd’hui, par exemple, les faibles tentatives de rapprochement entre la Syrie et l’Etat d’Israël semblent êtres bloqués par les intérêts américains dans la région. Les Etats-unis ne sont vraisemblablement pas prêts à reconnaître la Syrie comme un partenaire fiable et cela parce que cet Etat ne défend pas la même vision du Proche-orient telle qu’elle a été conçue par l’administration Bush. L’échec américain en Iraq, la montée en puissance de l’Iran et le Liban en pleine crise interne après le conflit de l’été 2006 n’encouragent pas les Etats-Unis à un véritable engagement pour la paix qui demanderait à Israël des compromis importants. Une fois encore, Israël se révèle être une sorte d’avant-poste américain en cas de crise. La paix avec les Palestiniens n’étant pas prioritaire, Israël peut poursuivre sa politique d’occupation et tout cela en échange d’un soutien militaire et logistique dont les Etats-Unis ont aujourd’hui plus que jamais besoin.

Les Etats-Unis ne pourront atteindre leurs objectifs au Moyen-Orient s’ils ne traitent pas le problème du conflit israélopalestinien et celui de l’instabilité régionale. Les Etats-Unis doivent s’engager à nouveau et de manière ferme dans la voie d’une paix entre Arabes et Israéliens sur tous les fronts : Liban, Syrie et, en ce qui concerne Israël et la Palestine, respecter l’engagement pris en 2002 en faveur de la solution de deux Etats. Quant à la négociation israélo-palestinienne elle ne pourra que porter sur les dossiers centraux du conflit : les frontières, les colonies, Jérusalem, et également le droit au retour des réfugiés.

Géopolitique des États-Unis : culture, intérêts, stratégies. Ouvrage collectif.

Plusieurs chercheurs, tentent à travers ce livre, d’étudier profondément les caractéristiques de la puissance américaine en partant d’une étude géopolitique de la situation interne du pays, de son histoire, de sa population, de sa culture, du facteur religieux, etc.

Réf. : Géopolique des Etats-Unis, Culture, intérts, stratégies. Ed. Ellipses, Paris, 2003.

Mots-clés

La démocratie, facteur de paix [>] Résistance aux groupes terroristes [>] Défense militaire de la paix [>] Géopolitique et paix [>] Gouvernement des Etats-Unis [>] Etats-Unis [>]

DWAILIBI Georges, Paris, mai 2005

Première partie

Les auteurs de ce livre débutent la première partie par l’étude des déterminants intérieurs de la puissance américaine, à travers un aperçu historique, retraçant l’histoire des États-Unis depuis la défaite française en 1763, à l’éclatement de la guerre d’indépendance en 1775, jusqu’à la promulgation en 1787 d’une constitution instaurant un État fédéral (dont la cohésion fut renforcée par la seconde guerre contre l’Angleterre).

Cette expansion territoriale, faisant suite aux guerres d’indépendance, s’est accompagnée d’une augmentation progressive du nombre d’immigrés, venus du monde entier, pour former une conception spécifique connue sous le nom de "melting pot", où les gens se dépouillaient de leurs anciens modes de vie pour devenir "américains".

Cette transformation et cette construction de la nation américaine entraîne une multiplication croissante des signes de l’hyperpuissance américaine. Par exemple, sur le plan militaire, l’armée américaine est présente dans le monde entier grâce à son arsenal nucléaire, à ses missiles balistiques et surtout à sa capacité de projection foudroyante.

Deuxième partie

Dans la deuxième partie du livre, les auteurs tentent d’expliquer la puissance américaine à partir de la vie culturelle et spirituelle de ses citoyens. L’histoire a contribué au prestige des États-Unis. Ce prestige est né avec la victoire lors des deux guerres mondiales et de la guerre froide. L’idéologie à l’origine même de la création de cet État est toujours liée d’une maniére étroite à "l’idéalisme démocratique américain". Cet idéalisme est médiatisé à l’extrême grâce à un réseau médiatique extrêmement puissant. Grâce à cette maîtrise de l’information, les dirigeants américains sont capables de manipuler les images pour camoufler la réalité d’une situation quelconque.

Un point remarquable, le facteur et le pluralisme religieux. Le facteur religieux est central dans la définition de la nation américaine. Les États-Unis ne sont pas une nation laïque

comme la France. Dieu est présent dans les discours des hommes politiques et s’affiche sur les billets de banque. Il est à noter que le président prête serment sur la Bible.

Troisième partie

L’expression de la puissance, expliquée dans la troisième partie, nous montre de quelle manière les États-Unis tentent de faire face aux nouveaux défis, venus remplacer celui du communisme. Il faut inventer un nouveau rôle pour l’OTAN pour justifier sa sauvegarde, contourner la Chine tout en profitant des événements du 11 septembre, qui ont permis aux forces américaines de se déployer dans la région de l’Asie centrale. Justement, le 11 septembre a justifié les nouvelles guerres des États-Unis, mais surtout la création d’un nouvel ennemi.

Avec l’arrivée au pouvoir des néo-conservateurs, de nouvelles stratégies ont été définies. Celle de la guerre préventive, celle d’un axe du mal qu’il faut combattre sous prétexte qu’il englobe des pays voyous susceptibles de menacer les États-Unis et leur prédominance sur la scène internationale.

À la fin du livre, les auteurs nous fournissent des exemples concrets sur la politique américaine dans plusieurs régions du monde, en l’occurrence au Moyen-Orient, en Asie centrale, dans le Pacifique et sur d’autres territoires. Ces exemples, avec les cartes qui y sont jointes, servent à montrer la présence américaine dans des régions vitales notamment après les événements du 11 septembre.

Commentaire :

Un ouvrage très riche et détaillé, dans lequel les auteurs nous montrent les différents aspects de la puissance américaine à travers plusieurs approches.

Ce livre retrace l’histoire des États-Unis, de manière à ce que le lecteur puisse bien comprendre les fondements de la politique américaine et les origines de son statut d’hyperpuissance mondiale. Les auteurs de ce livre ont étudié les stratégies américaines dans les domaines économique, culturel et militaire.

Cet ouvrage, à mon avis, ne nous a pas présenté les résistances rencontrées par les États-Unis et les nouveaux défis d’origine internes ou bien externes auxquels ils sont confrontés.

Parmi les défis internes, figurent des problèmes économiques et sociaux, comme par exemple l’énorme déficit budgétaire. Les défis externes concernent surtout le terrorisme qui a déjà frappé ce pays. Ce terrorisme semble être le premier danger menaçant les américains depuis la fin de la guerre froide.

Le multilatéralisme coopératifC’est à l’occasion d’une rencontre sur le thème de l’économie et la paix que Michael Lind ré-intère l’un de ses thèmes favoris, celui du « multilatéralisme coopératif », thème qu’il a développé depuis quelques années à travers ses articles et ses ouvrages, notamment The American way of Strategy (Oxford Press, 2006). Nous tenterons ici de dresser le points saillants de son analyse.

Mots-clés

Analyser des conflits du point de vue économique [>] Géopolitique et paix [>] Multilatéralisme coopératif [>] Agir à l'échelle internationale pour préserver la paix [>] Expert [>]

BLIN Arnaud, Levy Institute, État de New York, 30 mai 2007

D’abord, plaçons nous du point de vue de M. Lind. Américain du Sud (Texas), revendiquant ses origines culturelles, proche un moment des néo-conservateurs, Lind réfléchit comme d’autres avant lui, F. Fukuyama, S. Huntington, C. Krauthammer, etc… à cet événement extraordinaire qu’est la chute de l’Union soviétique et notamment à ce que cet événement signifie pour l’hyperpuissance américaine et plus généralement pour le monde de l’après-guerre froide. Au départ, donc, la vision de Lind privilégie l’idée d’un monde dont le centre de gravité géostratégique se trouve en Amérique du Nord. Idée proche de celle des néo-conservateurs donc, mais aussi de « réalistes » comme Henry Kissinger ou de « géo-économistes » comme Bill Clinton.

A partir de là, M. Lind s’engage sur d’autres sentiers. Il s’intéresse relativement peu à la géo-économie. Il considère les réalistes comme dépassés et les néo-conservateurs comme décalés par rapport à la réalité géostratégique. Comme ces derniers pourtant, Lind tente de marier les deux grandes traditions américaines du réalisme rooseveltien (celui de Théodore) et du multilatéralisme wilsonien (repris par l’autre Roosevelt, Franklin). Mais il se distingue des néo-conservateurs en n’intégrant pas un troisième élément essentiel, celui de la guerre permanente emprunté par ces derniers à Trotski.

Le résultat est intéressant puisqu’il allie le concept wilsonien de multilatéralisme coopératif à celui d’équilibre des puissances (écarté avec virulence par Wilson). De fait, Lind rejette, à la lumière des événements, le concept de sécurité collective cher à Woodrow Wilson mais mis à mal par l’expérience malheureuse de la Société des nations et celle, décevante, de l’Organisation des Nations Unies. Il se tourne donc vers le concept, (ré) inventé par Wilson d’un « Concert des grandes puissances ». Qu’est qu’un concert des grandes puissances ? C’est d’abord « une hégémonie partagée entre un groupe de grandes puissances. » Le constat est là : les Etats-Unis sont incapables de jouer le rôle de gendarme du monde (nécessaire selon Lind). Donc, il revient à un groupe de grandes puissances (le G8?) de jouer ce rôle, avec trois objectifs: la dissuasion, le soutien, la non-prolifération nucléaire. En d’autres termes, dissuader un pays ou groupe de modifier le statu quo, soutenir les pays moins puissants, s’assurer qu’aucun n’État ne possède une arme susceptible de défier le concert (puisque une armée classique serait insuffisante).

Lind reprend l’idée de Franklin Roosevelt qu’il est impératif de distinguer les puissants des moins puissants : « a difference between big nations and small, between those that are powerful and those that are weak. » L’idée n’est pas à la mode mais elle a l’avantage de traduire une certaine réalité qu’il est parfois difficile de contourner.

Lind va plus loin encore, avec l’idée de concerts de puissances régionaux. On pense au Brésil, à l’Argentine, au Chili en amérique du Sud, ou encore à la Chine, l’Inde et le Japon en Asie. Mais il réfute l’idée d’un club de démocraties, s’alignant là dans le droit fil de Kissinger, alors que les Etats-Unis, depuis Carter – et Kennedy avant lui -, se sont définis en terme d’une Grande alliance démocratique qu’ils n’ont jamais su établir.

Commentaire :

Pour résumer, le concept de multilatéralisme coopératif est à mi-chemin entre la politique de l’équilibre et le système de la sécurité collective. Lorsqu’on sait que la première éclata en mille morceaux à la veille de la Première Guerre mondiale et que le deuxième ne put empêcher la Seconde Guerre mondiale, on est en droit de s’interroger sur la viabilité d’un tel système. Malgré tout, ce système, qui n’est ni un retour à l’équilibre classique, ni un substitut aux Nations Unies a l’avantage d’être un système peut-être viable et relativement simple, à une époque où le principal problème à résoudre est bien celui de la puissance, celle des Etats-Unis, celle de la Chine, peut-être de l’Inde et d’autres encore.

Un concert de grandes nations permettrait par ailleurs de rétablir une hiérarchie figée depuis 1945 dans l’incontournable conseil de sécurité permanent de l’ONU. L’établissement de concerts régionaux permettrait de véritablement diluer la puissance des grands. Un retour à une realpolitik refondue pour le 21e siècle est-il souhaitable? Peut-être s’il s’agit d’un cadre temporaire, en attendant mieux. Peut-être aussi si le concept est suffisamment souple pour intégrer d’autres éléments. En tous les cas, reconnaissons à Michael Lind au moins un mérite, celui de proposer quelque chose de concret. Et de moins insidieux que la politique hégémonique pratiquée par Washington depuis 2001.

Les relations américano-turquesUn partenariat stratégique

Mots-clés

Résistance aux groupes terroristes [>] Géopolitique et paix [>] La démocratie, facteur de paix [>] Conflit irakien [>] Mener des négociations préventives [>] Rechercher et accepter le compromis [>] Gouvernement des Etats-Unis [>] Etats-Unis [>] Moyen Orient [>] Turquie [>]

Paris,le 30 octobre 2006

Les Etats-Unis et la Turquie

La Turquie est un pays à part au Moyen-Orient étant donné son absence d’identité arabe et sa positions proche des Etats-Unis et d’Israël.

Dès la fin de la seconde guerre mondiale ce pays menacé dans son intégrité par Staline, avait choisi fermement le camp occidental et adhéré à la doctrine Truman de 1947, tout en reconnaissant Israël et en intégrant l’OTAN. Après le 11 Septembre 2001, la Turquie est apparue comme confortée par les américains dans un partenariat stratégique plus étroit. Considérée comme une alliée, elle n’était donc pas directement visée par le Projet américain du Grand Moyen- Orient.

Cependant la relation turco américaine a rencontré depuis 2002 des limites nées de la nouvelle politique américaine au Moyen-Orient.

Dans une première partie nous verrons en quoi la Turquie est un pivot géopolitique (I), puis dans une deuxième partie nous aborderons les tensions américano-turques nées durant la Guerre en Irak de 2003 (II) ; pour finir nous analyserons les évolutions de la politique turque actuelle (III).

I. La Turquie, un pivot régional depuis la Seconde Guerre mondiale

La situation géographique de la Turquie est un atout déterminant dans la région. Divisée en deux parts inégales, elle est une liaison entre l’Asie et l’Europe. Grâce à ce positionnement la Turquie a eu une histoire riche en démêlés stratégiques.

Après la Seconde Guerre mondiale, l’Empire Ottoman fut démantelé et la Nation turque vit le jour. Elle adopta une position neutre pendant la Seconde Guerre mondiale et pu ainsi profiter du plan Marshall dès 1947. C’est un élément qui marqua une ligne de force de la présence américaine dans la région.

Durant la Guerre Froide, la Turquie accueillit des missiles censés encercler et dissuader l’URSS. Pour les Etats-Unis, la Turquie représenta dès lors, un partenaire stratégique dans la région malgré diverses tensions sur la question chypriote.

A la fin de la Guerre Froide, l’écroulement de l’URSS fit craindre à la Turquie de passer du statut de partenaire stratégique de premier choix à celui de partenaire secondaire. Mais la Guerre du Golfe de 1990, permit la réhabilitation de ce rôle primordial pour les Etats-Unis. En effet, malgré l’opposition de la population turque, le gouvernement décida d’autoriser les américains à se servir des bases militaires et appliqua les sanctions contre l’Irak, malgré son manque à gagner. Cet acte scella le renforcement de la coopération turco-américaine. La Chute de l’URSS permit aussi à la Turquie de renforcer son rôle de puissance régionale. En effet, les régions de la Caspienne et d’Asie centrale sont peuplées partiellement de musulmans turcophones (1). La Turquie entendit donc d’abord profiter du pétrole de l’Asie centrale et du Caucase pour sortir de sa dépendance à l’égard du Moyen-Orient. Pour Ankara, le but était de faire de la Turquie un pont entre l’Asie centrale et l’Europe et revaloriser aux yeux des Etats-Unis une situation stratégique.

L’appui de Washington lors de la signature de l’accord de Bakou du 9 octobre 1995 lui permit d’obtenir une décision de double tracé favorable à ses intérêts dans les Détroits du Bosphore et des Dardanelles.

A la fin des années 90, la Turquie occupa alors un rôle de puissance régional, renforcé par la signature en 1991 du « partenariat renforcé » turco-américain. Cet accord énonçait déjà les intérêts communs entre les deux pays qui souhaitaient l’émergence de régimes démocratiques et pro-occidentaux, la lutte contre le terrorisme et l’adhésion de la Turquie à l’Europe. Dès 1996, la Turquie, qui fut le premier pays musulman à reconnaître Israël, entama un rapprochement militaire avec les troupes israéliennes.

Le partenariat turco-américain se vit renforcé après les évènements du 11 Septembre 2001, la Turquie devint alors plus que jamais un allié proche des Etats-Unis dans la région et en Janvier 2002 fut signé un accord de partenariat stratégique entre les deux pays. La Turquie qui traversa alors une crise économique importante fut soutenue par des investissements américains. Les Etats-Unis la soutinrent également lors de sa candidature à l’entrée dans l’Union Européenne (2), ils semblaient ainsi y trouver un avantage stratégique (3).

II. La question irakienne

Le 1er Mars 2003, le Parlement turc pris la décision totalement inattendue de rejeter l’utilisation du territoire turc pour les troupes américaines en route vers l’Irak. Cette décision entraîna une crise diplomatique entre la Turquie et les Etats-Unis. Le pays qui avait servi de base arrière pour le nord de l’Irak et dont les liens étaient si étroits avec les Etats-Unis secoua tous les plans américains.

L’Irak est, et a toujours été, au centre des préoccupations turques, car elle représente de nombreux intérêts :

la Turquie souhaite préserver l’intégrité du territoire irakien à tout prix, en particulier dans la région kurde ;

la Turquie craint que des débordements en Irak ou une situation incontrôlée ait des répercussions sur la sécurité du pays ;

le nord de l’Irak est habité de turkmènes disséminés et leur protection est un enjeu ;

la Turquie ne possède pas suffisamment de pétrole et s’approvisionne en Irak.

Cependant le premier intérêt cité ici est bien le principal. La question de l’intégrité du territoire irakien a toujours préoccupé la Turquie. Le gouvernement ne veut pas d’un Kurdistan irakien indépendant qui pourrait être étendu au Kurdistan turc. Le mouvement d’insurrection kurde n’a jamais pu être étouffé. Le parti kurde de Turquie, le PKK, a été pourchassé par la Turquie jusque sur le territoire irakien car il y avait installé sa base arrière. Ils sont considérés par les autorités turques comme des terroristes, étant à l’origine d’une lutte de 15 ans avec l’armée turque, de 1984 à 1999, qui a coûté la vie à 30 000 personnes. Les différentes incursions que menèrent les turcs dans les années 80 et 90 ne furent contestées ni par le régime irakien, ni par les américains.

Concernant les incursions kurdes en Irak dans les années 90, elles ne furent à aucun moment condamnées par les Etats-Unis car la Turquie faisait partie de la stratégie d’endiguement de l’Irak et de l’Iran. De plus, les Américains ne pouvaient nier qu’une entité indépendante se formait au Kurdistan irakien ; or cela allait à l’encontre des plans américains.

La décision du Parlement turque d’empêcher les américains de se servir de leur territoire comme base arrière à l’attaque en Irak fut motivée essentiellement par cette crainte de voir se développer un Kurdistan irakien (3). Malgré les garanties américaines, la ville de Kirkouk fut assaillie par les kurdes en Avril 2003. Les turcs pensèrent envoyer des troupes dans le pays, et les Américains furent prêts à accepter jusqu’à ce que les kurdes irakiens appartenant au Conseil de gouvernement provisoire irakien profèrent des menaces.

Les Américains finirent par assurer à la Turquie qu’un Kurdistan irakien ne verrait pas le jour. Ce qui dans le contexte paraît réaliste car cette création entraînerait trop de réactions arabes, turques et iraniennes, vu la richesse de la région.

III. Les évolutions politiques en Turquie face à la relation avec les Etats-Unis

L’arrivée au pouvoir en 2002 de l’APK (parti de la Justice et du Développement), qui se revendique être un parti de « musulmans modérés », a fait craindre un changement radical des relations turco- américaines. Ce fut apparemment le cas lorsque la Turquie refusa l’utilisation de son territoire en 2003. La crise engendrée par cette décision fut grave et les relations en furent très largement altérées. Cependant ce différend fut atténué par la proposition du gouvernement turc d’envoyer des soldats en Irak, acceptée par le parlement, mais elle ne fut jamais mise en pratique. Aujourd’hui les relations entre ces deux pays semblent s’être remises de cet épisode bien que la question de l’Irak reste un point d’achoppement. A ce propos la Turquie semble plus que jamais entrevue comme un recours possible à la situation en Irak.

Contre toute attente et malgré la confirmation de l’APK au pouvoir, le 8 Juin 2005, le président américain G.W Bush accueillit le président turc Erdogan et fit la déclaration de la mise au point d’un partenariat stratégique entre les deux pays. Cette déclaration faisait suite au projet américain d’élever la Turquie en exemple démocratique dans la région. Le gouvernement turc, lui, misait sur l’appui des Etats-Unis dans leur lutte contre le PKK, dans les négociations sur Chypre et sur leur candidature à l’Union Européenne (4).

La fin 2005 et le début de l’année 2006 prouvèrent que le partenariat stratégique américain n’était pas à la hauteur des espérances. En effet, un pacte de ce genre impose d’adopter une même position sur tous les sujets, or la réalité fut autre, en particulier dans la région du Moyen-Orient. A sujet de l’Irak, la Turquie en n’engageant finalement pas de troupes dans le pays, ne s’est pas positionné en occupant et peut ainsi servir d’interlocuteur. De même en Syrie et en Iran, la Turquie a préféré adopter une position de dialogue et d’engagement, totalement opposée à la politique d’isolement menée par les américains.

Malgré les annonces de ce partenariat stratégique, la Turquie ne semble pas avoir repris de relations aussi sereines qu’avant 2003 avec les Etats-Unis. La politique menée par l’APK déplaît de plus en plus à certains milieux américains qui souhaiteraient voir une Turquie davantage soumise aux volontés américaines. Cependant, malgré les divergences d’opinion, la relation ne peut que durer par convergence d’intérêt. Aussi bien les Turcs que les Américains ont des intérêts énergétiques en commun dans le Caucase, en Asie centrale et au Moyen-Orient, et donc sont favorables à la démocratisation de ces pays. La Turquie dans un contexte aussi tendu qu’actuellement dans la région paraît plus que jamais être un allié nécessaire pour faire le pont entre l’Orient et l’Occident.

AUTEUR : Général Foch    DATE : 19 février 2004

Géopolitique française IDès Montesquieu, Turgot ou Quesnay on retrouve des éléments de réflexion de politique géographique. Pour autant, un des premiers a conduire une réflexion géopolitique en France est Charles Maurras. Figure controversée du nationalisme monarchique, antisémite notoire, qui appuie ses analyses sur une vision réaliste devant prouver l’incapacité de la République que la guerre de 1914-1918 vint contredire avec éclat.

Le moment Maurras

Charles Maurras réunit dans un ouvrage, «Kiel Tanger» paru en 1912, quelques uns de ses textes publiés dans l’Action Française entre 1895 et 1912. L’auteur, royaliste et nationaliste convaincu, s’interroge sur la possibilité pour la République de conduire une politique étrangère et militaire cohérente, c’est à dire capable d’accomplir la «Revanche» contre l’Allemagne ayant annexé, en 1870, l’Alsace et la Lorraine. Dans ces années marquées par l’Affaire Dreyfus, l’armée symbolise l’union nationale et la cohésion de la France contre l’ennemi de toujours : l’Allemagne.

La France a rompu son isolement diplomatique en 1893 en signant une alliance avec la Russie. Maurras note, non sans raison et finesse, que le kaiser, bien que petit fils de la Reine Victoria, n’en nourrit pas moins de sombres dessins à l’encontre de la Grande Bretagne et qu’il exerce un ascendant manifeste sur le Tsar Nicolas II. Ainsi, la France croyant rompre son isolement diplomatique se retrouverait à la traîne de la politique européenne allemande visant l’encerclement diplomatique du Royaume-Uni.

Un rapprochement qui permet à la République de se lancer dans l’entreprise coloniale en Afrique à corps perdu détournant l’opinion de l’obsession de la ligne bleue des Vosges et consolidant ainsi les positions de l’Allemagne. La révision du procès Dreyfus, que Maurras regrette à cause de son anti-sémitisme, vient briser cet élan. Alors que la mission Congo-Nil semblait sur le point de réussir, l’affaire de Fachoda remet tout en cause parce que le pouvoir politique se détourne de cet objectif sur fond de «L’Affaire».

L’Allemagne étant impliquée dans l’affaire qui a valu la condamnation injuste de Dreyfus, la France ne peut plus poursuivre sa politique africaine trop favorable, par ailleurs, aux visées allemandes en Europe.

Le renversement de l’Alliance

Alors qu’en 1895, Guillaume II avait édifié un axe Berlin-Saint-Petersbourg-Paris sur l’alliance franco-russe de 1893, le futur Edouard VII propose un renversement de celle-ci au détriment de l’Allemagne. Au Nil promis par le Keiser à la France, le Prince de Galles propose, au contraire, le Rhin et le Maroc.

Néanmoins, en 1905, la réalité de cette alliance est très affaiblie par le désastre militaire subit par la Russie contre le Japon. La même année, Guillaume II se posant en défenseur de l’Islam au cours d’un cérémonial

quelque peu comique, débarque à Tanger pour y assurer le sultan du soutien de l’Allemagne championne de son indépendance. Le rapprochement franco-allemand esquissé dix ans auparavant a vécu.

Mesurant les risques de cette «bravade» de son cousin, Edouard VII accélère le mouvement en se rapprochant du Japon et de la Russie et en soutenant la politique française au Maroc.

Selon Maurras, la France a été humiliée puisque instrumentalisée par Londres et Berlin. Certes l’entente cordiale apporte des avantages politiques mais la République s’est montrée incapable de conduire une politique étrangère indépendante puisque pour apaiser l’Allemagne elle sacrifie le ministre des Affaires étrangères : Delcassé.

Maurras critique une République qui selon lui oublie son histoire récente, au profit des passions démocratiques, rompant toute continuité et faisant de sa diplomatie un instrument aux mains des intérêts étrangers.

Prévenir les événements ?

Maurras en appelle à Démosthène pour souligner que la République est incapable de prévenir les événements :

«Athéniens, il ne faut pas se laisser commander par les événements, mais les prévenir : comme un général marche, si j’ose dire, à la tête des événements ; en sorte qu’ils n’attendent pas les événements pour savoir quelle mesure ils ont à prendre, mais les mesures qu’ils ont prises amènent les événements.»

Un sentiment qui se retrouve dans la presse de l’époque lorsque René Pinon écrit, dans le Temps à propos du livre «Le mystère d’Agadir» de André Tardieu, «Il y a dans le muystère d’Agadir une phrase qui revient à plusieurs reprises […] «Au lieu de mener les événements, la diplomatie française se laissa mener par eux»».

L’inconstance de la diplomatie française, selon Maurras, conduit à l’inadéquation des moyens de la puissance :

«Trois mois après le départ de Hanoteaux en septembre 1898 on découvrit subitement que nous cherchions la confrontation avec Londres sans qu’on eût pris des précautions navales qu’impliquait une telle éventualité.»

Le revirement diplomatique amorcé en 1898, changeait la perspective de la menace en la transférant de la mer sur le continent européen et là aussi, selon Maurras, l’armée française n’était pas préparée à une telle éventualité. Les guerres parlementaires sont, pour Maurras le monarchiste autoritaire, le symbole même de l’affaiblissement de la France face à l’efficience prussienne de Guillaume II.

En fait, pour Maurras l’inefficacité diplomatique de la République est moins imputable à son caractère parlementaire qu’à la profonde instabilité de celui-ci. Maurras considère aussi que la politique pro-allemande aurait sans doute été poursuivie avec une monarchie capable d’ajourner son désir de revanche pour atteindre l’objectif d’un affaiblissement durable de l’Angleterre. En fait, il fallait rester fidèle à la tradition de «cheminement à l’Est» de la France, en clair revenir à une politique réaliste comme l’avait conduite Richelieu en son temps.

Enfin, Maurras souligne que la politique étrangère ne pourrait être conduite de manière stable à cause des influences étrangères qui déstabiliseraient le système politique même grâce à ses jeux politiciens :

«Le gouvernement qui fait vaciller à son gré, je ne dis pas l’armement, mais la simple velléité de nous armer, ce gouvernement n’est pas celui de la France. Aucun roi ne règne sur nous à Paris, mais cela n’empêche pas qu’on soit gouverné par un roi et que la République affranchie de nos Capétiens est en fait, la sujette docile du Hohenzollern. Sous la main de l’empereur-roi, notre République ressemble aux ludions qui montent et descendent dans le bocal selon les coups de pouce imprimés par le caprice du physicien sur la membrane supérieure.»

La République est aussi affaiblie par les partis politiques qui poursuivent des intérêts propres parfois au détriment même de l’intérêt de la France. L’opinion exerçant un rôle prépondérant dans une République, la politique étrangère est sujette aux caprices du peuple quand bien même ces derniers seraient opposés à l’intérêt de la France. Après toout, au cours des XVI et XVIIème siècles, les rois de France recherchèrent l’alliance des Ottomans et des protestants contre des rois catholiques alors même que les Français étaient majoritairement catholiques.

L’œuvre de Maurras est essentielle et critiquable. Essentielle car elle pose un jalon géopolitique fondamental pour les penseurs français qui peuvent désormais s’appuyer sur une analyse soulignant l’importance de la géographie dans toute politique étrangère et le besoin de réalisme et de continuité de cette dernière. Critiquable car l’obsession anti-démocratique de Maurras le conduit à imputer des fautes à la Républiques sans prendre la peine de démontrer que la monarchie aurait évité ces pièges. En d’autres termes, si le lien entre le système politique interne et la politique étrangère est parfaitement analysé et compris de façon réaliste et pragmatique, les conclusions sur les échecs de la République relèvent du procès idéologique et d’un a priori anti-républicain quasi primaire.

La guerre asymétrique ILa guerre asymétrique est extrêmement difficile à comprendre. Pourtant,

depuis le 11 septembre 2001, nous sommes plongés dans un conflit asymétrique illustrant la remise en cause des principes classiques de

Clausewitz. Si la guerre est la continuation de la politique par d’autres moyens, la victoire opérationnelle ne garantit plus le succès stratégique et

politique.

Essai de définition

La guerre symétrique oppose, en général, des adversaires disposant de moyens, infrastructures et formation comparables. Il s’agit des conflits

conventionnels où les combattants recourent à des logiques similaires et poursuivent des objectifs de même nature. La symétrie d’un conflit n’exclut

cependant pas une dissymétrie dans les moyens employés ou dans la perception même du conflit. Le conflit symétrique se caractérise par la

recherche de la supériorité.

Les conflits asymétriques opposent des adversaires aux logiques différentes. Les moyens humains, logistiques et économiques traduisent une profonde

disparité et les objectifs poursuivis sont rarement de même nature. Dans le conflit symétrique, de type clausewitzien, la victoire militaire est la condition

de la réalisation de l’objectif politique. En revanche, dans le conflit asymétrique c’est rarement le cas.

Les guerres d’Algérie, du Vietnam ou en Afghanistan (2001) voire en Irak (2003) illustrent que le succès opérationnel ou tactique ne conduit pas, dans

un conflit asymétrique, au succès stratégique et politique.

Comprendre l’asymétrie

La guerre asymétrique n’est pas fondamentalement nouvelle. Néanmoins, la disparition du Pacte de Varsovie conduit les armées des deux anciens blocs

antagonistes à devoir définir de nouveaux critère de recours à la force armée dans un contexte géopolitique et géostratégique changeant.

C’est en 1995, que la «Joint Publication 1 » décrivant la doctrine de l’armée américaine considère l’asymétrie dans une logique non-conventionnelle :

«Les affrontements asymétriques sont des batailles entre des forces dissemblables. Ces affrontements peuvent être extrêmement létaux,

particulièrement si la force attaquée n’est pas prête à se défendre contre la menace.»

Cette définition porte essentiellement sur les capacités et non pas sur la nature même de l’asymétrie. C’est un rapport du Congrès, en 1997, qui offre

une première approche de l’asymétrie en tant que mode conflictuel alternatif :

«Nous pouvons estimer que nos ennemis et adversaires futurs ont tiré les leçons de la guerre du Golfe. Il est improbable qu’ils cherchent à nous

affronter avec des formations blindées massives, une supériorité aérienne et une flotte de haute mer, domaines dans lesquels les Etats-Unis jouissent d’une supériorité massive. En revanche, ils peuvent trouver de nouveaux

moyens d’attaquer nos intérêts, nos forces et nos citoyens. Ils chercheront des méthodes pour mettre en adéquation leurs forces et nos faiblesses.»

Il est intéressant de noter que la supériorité conventionnelle américaine n’est pas remise en cause, du moins à moyen terme, et que seules des stratégies

latérales peuvent mettre en difficulté les Etats-Unis. En revanche, l’asymétrie reste limitée à une compensation de la dissymétrie des forces

conventionnelles.

On peut ainsi lire, dans la «Doctrine interarmées d’emploi des forces en opérations» :

«Les conflits dissymétriques mettent en opposition des forces armées conventionnelles ou non, de structures, de volumes, d’équipements et

technologies et/ou de doctrine différents. Les buts sont d’ordre et de nature assez proches, les objectifs politiques et militaires s’affrontent. […] A la

symétrie ou la dissymétrie des conflits s’ajoute une possibilité d’asymétrie par impossibilité d’identifier les caractéristiques d’un adversaire ou des parties en

présence. La comparaison, par exemple des rapports de force, est alors impossible et perturbe le processus décisionnel par difficulté à appréhender la

complexité de l’engagement. Cette asymétrie est cruciale quand il est impossible de comprendre la logique d’un décideur au comportement

aléatoire, ou n’obéissant pas aux règles éthiques et morales occidentales.»

La dissymétrie est une notion facilement compréhensible en revanche l’asymétrie reste une notion aux contours assez imprécis. On la confond

d’ailleurs assez facilement avec les stratégies dites indirectes or ces dernières visent des objectifs conventionnels grâce à des moyens non nécessairement

militaires. L’asymétrie recherche d’autres objectifs, ainsi selon la Joint Strategy Review de 1999 :

«Les approches asymétriques sont des tentatives pour contourner ou affaiblir les forces, tout en exploitant les faiblesses américaines en usant de méthodes qui diffèrent de manière significative des méthodes auxquelles s’attendent les

Etats-Unis….Les approches asymétriques cherchent généralement un impact psychologique, comme un choc ou la désorientation, qui affecte l’initiative, la

volonté ou la liberté d’action d’un adversaire. Les approches asymétriques emploient souvent des tactiques, armes ou technologies non-traditionnelles et

innovatrices, et peuvent être appliquées à tous les niveaux de guerre – stratégique, opératif et tactique – et à travers tout le spectre des actions

militaires.»

Cette définition ne donne aucun élément de réflexion sur la substance même de l’asymétrie ce n’est qu’en 2000, dans la Joint Vision 2000, que l’on a une

première évaluation de l’asymétrie même :

«Les méthodes et objectifs asymétriques d’un adversaire sont souvent plus importants que le déséquilibre technologique relatif, et l’impact

psychologique d’une attaque peut dépasser le dommage physique effectif.»

On dépasse la notion de différentiel technologique pour prendre en compte l’impact psychologique d’un acte asymétrique, pour autant on reste limité à la

notion même de capacité d’action. Cela s’explique par le fait que la vision américaine de la puissance est avant toute chose une affaire de capacités

technologiques.

On se retrouve dans une situation paradoxale où l’asymétrie serait un «mal nécessaire» lié aux facultés de contournement moral des règles humanitaires

et visant à pallier le différentiel technologique qui caractérise la puissance occidentale.

On en reste à des définitions qui font de l’asymétrie l’absence de symétrie ce qui relève de la tautologie mais en plus on suppose que l’asymétrie recherche avant toute chose à frapper le point faible de l’adversaire. Or on ne peut que

constater que c’est le propre de toute action militaire.

En fait l’objectif stratégique explique la nature profonde de la symétrie et de l’asymétrie. La première recherche la victoire par destruction de l’adversaire

tandis que la seconde recherche l’effondrement d’un système. Les américains ont sans doute vaincu les viet-congs sur le plan tactique et opérationnel mais

l’offensive du Têt a démontré que la guerre serait longue et coûteuse et qu’elle n’entamerait pas la détermination des vietnamiens. Ce faisant, le système qui soutenait faiblement les forces américaines dans le Sud-Est

asiatique s’est effondré.

L’asymétrie se comprend dans l’objectif stratégique poursuivi.