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PHILOSOPHIE
THÈSE DE DOCTORAT SOUS LA DIRECTION DE JEAN-LOUIS CHRÉTIEN
LA BEAUTÉDANS LA PENSÉE
DE SAINT AUGUSTIN
GUILLAUME DELABY
Université de Paris-IV – La Sorbonne
École doctorale V « Concepts et langages »
Années 2009 – 2012
www.guillaumedelaby.com/prose/saintaugustin.pdf
La Beauté dans la pensée de saint Augustin
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À ceux que j’aime, et à la mémoire particulière de ma grand-mère maternelle;
À ceux qui m’ont élevé et soutenu depuis toujours; à ma mère, par sa patience et son courage indéfectibles; à mon père, par sa vitalité bravement reconquise; à ma sœur et à mon frère, qui sont l’amour et la joie de mon enfance à chaque fois retrouvés; et à tous mes insignes professeurs, notamment MM. Philippe Cournarie, Éric Zernik, Jacques Darriulat et Jean-Louis Chrétien;
À mes amis, sans lesquels je ne pourrais être heureux;
À ma chère petite Ibti, qui me supporte chaque jour et m’accompagne vaillamment en cette vie;
À tous ceux, enfin, dont l’âme soupire jour et nuit vers la Beauté véritable.
La Beauté dans la pensée de saint Augustin
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Nolite diligere mundum, quoniam omnia quae in mundo sunt, concupiscentia carnis est, et concupiscentia oculorum, et ambitio saeculi... Operetur igitur in Ecclesiis suis, et a vinaciis vinum separet : nos demus operam ut vinum simus.
ENARRATIONES IN PSALMOS, IN PSALMUM VIII, § 13
La Beauté dans la pensée de saint Augustin
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TABLE DES MATIÈRES___________________________
PRÉSENTATION INITIALE DU PROJET DE RECHERCHE___________________________
Ces quelques pages ont pour objet la présentation d’un projet de recherche doctorale
portant sur le thème de « la Beauté dans la pensée de saint Augustin » : ainsi peut-on
provisoirement intituler le sujet de la thèse à venir, bien que, pour l’heure, celui-ci
réponde davantage à la nécessité d’un enregistrement administratif qu’à l’exigence d’une
définition philosophique précise, car il faut être suffisamment avancé dans son étude
pour en éprouver plus exactement la portée et, par suite, s’aventurer à en déterminer le
titre.
À première vue, ce thème pourrait sembler soit trop vague, soit trop régional : vague,
parce qu’à considérer, comme Augustin, que « la Beauté de toutes les beautés » n’est
autre que Dieu lui-même (Confessions, III, VI, 10), les limites de notre sujet risqueraient
de s’étendre à celles de la Création tout entière et à toutes les strates de beautés
discernables en elle, de sorte que l’on pourrait finir par se perdre dans la multitude
innombrable des formes de la Beauté, au point de perdre de vue l’unité de son concept;
régional, parce que la Beauté n’est pas explicitement la question centrale de la pensée
augustinienne, du moins pas au sens moderne d’une esthétique conçue comme
philosophie des sensations, du jugement de goût et des œuvres de l’art spécifiquement.
Mais « la Beauté dans la pensée de saint Augustin » est en fait le contraire d’une
thématique vague, en ce qu’elle définit une méthodologie de recherche bien précise,
consistant à examiner la Beauté non seulement dans la lumière particulière, et même la
justification essentielle, que ce concept apporte à chacune des grandes théories de la
pensée augustinienne, mais en outre comme ressort et comme clef primordiaux de sa
pensée considérée de manière synoptique. Il ne s’agit pas non plus d’une problématique
régionale, car, en dépit de l’apparence fragmentaire ou clairsemée des textes augustiniens
traitant explicitement de la Beauté considérée exclusivement, Augustin a en réalité
recourt à cette dernière bien au-delà de la simple métaphore, bien au-delà également de
l’allusion. Dans le neuvième traité sur l’épître de saint Jean aux Parthes (IX, 9), Augustin
écrit ainsi :
[Dieu] nous a aimés le premier, lui qui est toujours beau, et qu’étions-nous quand il nous a aimés,
sinon laids et difformes ? Il ne nous a pas aimés, cependant, pour nous laisser à notre laideur, mais
pour nous changer et nous rendre beaux. Comment deviendrions-nous beaux ? En aimant celui
qui est toujours beau. Plus croît en toi l’amour, plus croît la beauté; car la charité est la beauté de
l’âme.
Par la charité, il semble donc possible de faire une certaine expérience du mystère de la
Beauté de Dieu, qui est, selon saint Augustin, la Beauté de toutes les beautés et, par
conséquent, la Beauté de tout ce que nous trouvons beau et de tout ce que nous
cherchons de beau. C’est en ce sens que la Beauté n’est pas un thème vague : car, en
vertu de la charité qui est indissociable de sa rencontre, elle est, dans la pensée
d’Augustin, un cercle dont le centre est partout, la circonférence nulle part. Partout,
parce qu’elle est le centre qui soutient toutes ses théories et leur unique visée; sans
circonférence, parce qu’elle ne circonscrit pas un système de pensée clos ou fini : comme
l’amour, la Beauté est illimitée à qui sait la découvrir et l’entretenir, en expansion
permanente, s’ouvrant à l’infini sur la beauté du monde et sur la beauté de nos frères
humains, auxquels Augustin nous invite à donner en retour la Beauté elle-même reçue
en partage. Dans le cinquième traité sur l’épître de saint Jean aux Parthes, Augustin
précise que « [le] monde, pris dans l’acception défavorable du mot, ce n’est autre chose
que les amateurs du monde. Ceux qui aiment le monde ne peuvent aimer le prochain » :
en ce sens, pour Augustin, le monde dont la beauté est aimable n’est pas celui que l’on
contemple en esthète, encore moins en égoïste, mais celui dont on cherche au contraire à
partager la Beauté dans l’amour du prochain, en vue de nourrir ce dernier de la Beauté
de la Création, de celle de la Créature et, plus substantiellement, de celle de leur
Créateur. C’est en ce sens aussi que la Beauté n’est pas un thème régional : car « nous
rendre beaux » et toujours plus dignes d’aimer « celui qui est toujours beau » est sans
doute l’objectif primordial de la philosophie d’Augustin, celui qui en permet toute la
cohérence et en promet l’éternelle vérifiabilité.
Notre travail ne se propose donc d’autre dessein que de mettre au jour les rapports
profonds, bien que souvent inaperçus des relecteurs-philosophes, ou pour le moins
diffus dans leur esprit, qu’entretient la Beauté avec les grandes théories augustiniennes.
La question de la Beauté est en effet l’une de celles qui ont le plus manqué aux reprises
Présentation initiale du projet de recherche
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diverses qu’a connues la pensée d’Augustin au fil de l’histoire de l’augustinisme, soit que
cette question en soit carrément absente (E. R. Dodds, pour n’en donner qu’un exemple
outrancier, a présenté, en 1928, dans le volume 26 du Hibbert Journal, une critique
prétendument exhaustive des Confessions qui, non seulement ne s’était pas aperçue qu’il
pouvait être question de beauté dans ce texte, mais était allée jusqu’à démontrer qu’il
s’agissait d’un texte sans beauté – et même d’un “moribund masterpiece”); soit que la
Beauté soit traitée comme un problème autonome au sein de la pensée de saint
Augustin, alors qu’elle l’irrigue de part en part et l’explique en filigrane; soit qu’elle ne
soit approchée que comme une série de thèmes régionaux, éclatés et distincts, sans unité
dans la pensée d’Augustin, ou bien insuffisamment approfondis, voire infidèlement jugés
dignes d’un meilleur emploi que celui auquel Augustin l’a prêtée. Ainsi a-t-on pu voir se
développer des études sur la musique totalement indifférentes à la résonance que celle-
ci peut avoir dans le vaste palais de l’œuvre d’Augustin – certains ne craignant pas
d’écrire, pour n’en donner qu’un triste exemple, que la conception augustinienne de
l’écoute musicale n’est qu’une « trahison » de « la vérité du temps musical », dans la
mesure où la musique ne sert qu’à « fixer l’âme en Dieu », ce qui constituerait une
« contradiction totale » (Bernard Sève, L’Altération musicale, Paris, p. 253)… D’autres
auteurs heureusement, tel l’organiste et théoricien Jean Huré, ainsi que, plus
récemment, le philosophe de l’art Jacques Darriulat, ont développé de plus sensibles
approches de l’écoute et du plaisir musical dans le De Musica, qui mériteraient d’être
pleinement mises en lumière, tant elles s’ancrent au cœur de la vision augustinienne de
la « distension de l’âme », ouverte à l’Éternité au sein même de l’écoulement temporel de
la musique.
Par « grandes théories augustiniennes », nous n’entendons pas autre chose que ce qu’en
a retenu la vulgate : la conception de la recherche de Dieu par l’humilité et la charité;
l’explicitation de la non-substantialité du mal et du libre-arbitre comme volonté capable
de s’abandonner elle-même en s’abandonnant au néant (dogme du péché originel); la
présentation du mystère de la grâce, en vertu de laquelle, en dépit de la chute, Dieu nous
a donné d’être à son image et de faire bon usage de notre libre-arbitre pour augmenter
cette ressemblance tout au long de notre vie; l’analyse de la création du monde comme
nécessaire exaucement de la bonté de Dieu n’ayant pu permettre qu’une création bonne
demeurât dans le non-être; la théorisation du temps qui s’écoule dans la Cité des
Présentation initiale du projet de recherche
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hommes, et au sein duquel ces derniers peuvent ou bien se noyer « par l’amour de soi au
mépris de Dieu » (La Cité de Dieu, XIV, 28) ou bien œuvrer à leur salut, et la théorisation
de l’« immuable éternité » de Dieu, qu’Augustin décrit comme une incommensurable
musique que seuls peuvent entendre « les humbles de cœur » (Confessions, XI, XXXI, 41);
la doctrine de la formation des choses corporelles, qui naissent et périssent par les
formes principales, essences stables et immuables contenues dans l’intelligence divine,
constituant précisément l’œuvre éternelle décomposée de manière imagée dans les six
jours de la Genèse; etc. Mais cette énumération doxographique, aussi caricaturale
qu’incomplète, n’a d’intérêt que si l’on sait n’en être pas dupe et si, à l’image de la
Trinité, qui réalise l’unité parfaite de trois attributs apparemment distincts, l’on sait en
retrouver aussi l’unité profonde et, par là même, enrichir toujours leur compréhension à
la lumière de cette unité ou en mieux renouer grâce à elle les liens implicites.
Ce sera la fonction d’un plan et d’une introduction ultérieurs que d’exposer en détail les
articulations permettant de trouver dans sa conception de la Beauté l’unité profonde de
la pensée de saint Augustin, mais, à titre apéritif, et nullement exhaustif, nous pouvons
déjà dévoiler ici quelques pistes importantes que nous ne manquerons pas de suivre et
qui illustrent l’intime liaison que forme, avec ces grandes et fameuses théories, la pensée
augustinienne de la Beauté. Par exemple, nous disions d’abord que, pour Augustin, la
recherche de Dieu passe inévitablement par l’humilité et la charité, ou plutôt Augustin
dit lui-même, en conclusion de la Règle monastique qui porte son nom, que c’est d’abord
« comme des amants de la beauté spirituelle […] que le Seigneur [nous] donne
d’observer [tous les commandements de cette règle] avec amour » : en d’autres termes,
être un amant de la beauté spirituelle, c’est vivre selon la beauté parfaite, qui est la
beauté de la charité, et qui nous vient de « la Beauté de toutes les beautés » elle-même :
Dieu. Nous évoquions ensuite la thèse de la non-substantialité du mal et la thèse du
libre-arbitre : dans le traité sur l’épître de saint Jean déjà cité, Augustin nous rappelle en
effet que « notre âme […] était laide par le péché : en aimant Dieu, elle devient belle ». Au
paragraphe 37 du Sermon XLVI, il rappelle également que « là où il y a division, il y a
laideur et non pas beauté ». C’est donc qu’il y a laideur, là où il y a division de l’âme
choisissant de se séparer d’elle-même et de s’abandonner au néant en n’aimant pas
l’Être – Beauté source de toutes les beautés – par lequel elle devient belle en s’unissant à
Lui. Or, cette « Beauté de toutes les beautés » n’étant autre aux yeux d’Augustin que la
Présentation initiale du projet de recherche
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facies Dei ardemment recherchée (Confessions, I, V, 5), il semble dès lors impossible de
délier toute recherche inquiète de la Beauté, de la célébration de Dieu comme
« éminemment digne de louanges » (Confessions, I, I, 1), et, par conséquent, de la
corrélative attestation de l’humaine finitude et du péché, obstacles à la louange (qu’ils
troublent de leur fait même) et causes de la distance incommensurable entre les hommes
et la Beauté – distance où seule peut pourtant, et paradoxalement, se déployer, outre sa
louange, cette même recherche de la Beauté. Le mystère de la grâce permet à Augustin
d’éclairer ce paradoxe, car, en dépit de la chute, Dieu nous invite, par l’incompréhensible
avènement de la Beauté, à chercher à reproduire en notre âme, et par l’embellissement
de notre âme, l’éblouissante et invisible image qui fut la source de notre émerveillement,
de sorte que la recherche de la Beauté vise à surmonter le péché qui entrave sa
progression cependant que celui-ci la motive par le combat même qu’elle livre contre
lui. Mais il ne nous est pas donné de reproduire cette beauté sans l’aimer, ni sans cultiver
la beauté particulière qui, en nos cœur et âme, nous donna d’abord d’être touchée par
elle :
« [Ô] âme, dit [à ce propos] saint Augustin, remarque bien que ton Créateur ne t’a pas seulement
donné l’être, mais qu’il t’a donné d’exister toujours, qu’il t’a accordé de vivre, de sentir, de
discerner, qu’il t’a ornée de sens et embellie de sa sagesse. Considère donc ta beauté afin de
comprendre à quelle beauté tu dois donner ton amour. Et si tu es impuissante à te contempler
comme il convient, pourquoi au moins n’emprunterais-tu pas le jugement d’autrui pour apprécier
ta valeur ? Tu as un époux dont tu ignores les perfections ravissantes; si tu les connaissais, tu
saurais qu’un tel époux, si plein de charmes et de grâces, le Fils unique de Dieu, ne se serait point
laissé prendre à tes attraits s’il n’eût trouvé en toi, plus qu’en aucune créature, une beauté
singulière et vraiment ineffable. » (Saint Bonaventure citant la Cité de Dieu, in Soliloque, I, 9, 10).
C’est dans le même esprit que l’on peut lire l’analyse augustinienne de la création du
monde : Dieu, ayant en quelque sorte « prévu » la Beauté de la Création, ne put
s’empêcher de la mettre au monde, bien que cette « prévision » soit en réalité
contemporaine, ou coéternelle, à sa création. La reconnaissance des dons de Dieu et de
sa Beauté dans la beauté des œuvres de sa création n’est-elle pas ainsi celle de ceux qui,
voyant la beauté des œuvres de Dieu en son Esprit, découvrent que c’est en fait Dieu
qui, comme dans la Genèse, voit avec eux et en eux la Beauté – qui est moins celle de la
Création, que celle de Dieu en propre, dont l’homme a toutefois en lui le vestige ou
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l’image ? (Il y aurait à ce sujet toute une excursion à faire chez saint Bonaventure, autre
chantre de la beauté de la création, qui doit beaucoup à saint Augustin…)
À l’image du traité perdu, De Pulchro et Apto, qu’Augustin n’a jamais tenu à recomposer,
il serait vain et prétentieux de vouloir reconstituer un « système esthétique » tel
qu’Augustin eût omis de le construire lui-même : il n’a jamais établi, ni même souhaité
établir, pareil système, et, comme le note salutairement Étienne Gilson, « aussi longtemps
que l’on traite cette méthode [digressive et apparemment inachevée de la pensée de saint
Augustin] comme un système, elle apparaît lacunaire et déficiente sous bien des
rapports; pas une idée qui s’y définisse avec une rigueur métaphysique achevée, pas un
terme technique qui garde d’un bout à l’autre une signification constante, partout des
suggestions, des ébauches, des tentatives sans cesse reprises et bientôt abandonnées
pour reprendre au moment où l’on croyait que leur auteur lui-même n’y pensait plus.
Que l’on tente au contraire d’appliquer cette méthode au problème de la destinée
humaine dont elle cherche la solution, tout change d’aspect, tout s’éclaire; les lacunes de
l’œuvre deviennent autant de champs réservés au libre jeu de notre ascèse intérieure;
nous comprenons enfin que c’est à nous, à nous seuls, qu’il appartient de les
combler. » (Introduction à l’étude de saint Augustin, pp. 322-323) C’est à ce « libre jeu » que
nous entendons nous livrer, non pas au sens d’un jeu de hasard, mais suivant la nécessité
des vérités que nous trouverons à travers toute l’œuvre de saint Augustin en réponse au
hasard des errances premières de notre questionnement.
L’originalité de notre projet tient donc moins à son sujet, qu’à la méthode mise en œuvre
pour son étude : pour saisir la cohérence de la réflexion augustinienne sur la Beauté,
certains s’en sont tenus à recenser et à commenter les diverses considérations,
formulations, notations, allusions et autres illustrations explicitement corrélatives à cette
question au fil de l’œuvre d’Augustin (avec une érudition parfois même exemplaire,
discutant point par point les ascendances philosophiques et sources d’inspiration
doctrinales possibles); d’autres se sont fixés sur quelques provinces de la Beauté,
choisissant ainsi d’en subdiviser la question en quartiers, au risque d’en appauvrir la
visibilité d’ensemble (l’on ne traite ici que de la question des arts dits libéraux,
notamment de la musique, là que de la beauté du corps ou de l’âme, ou de Dieu ou du
Christ considérés séparément, mais jamais du principe suprême de l’amour de la beauté
Présentation initiale du projet de recherche
11
ou de la beauté de cet amour, jamais comme d’une question une et unificatrice…).
L’immensité de l’œuvre de saint Augustin et des questions que celle-ci soulève nous
force naturellement, sous peine d’accroître inutilement les limites habituelles d’une
thèse, à renoncer à prétendre à l’exhaustivité, mais nous nous efforcerons autant que
possible de comprendre la Beauté vers laquelle Augustin fait signe au-delà de la rengaine
des textes strictement explicites traditionnellement cités, c’est-à-dire en cherchant
comment cette question dépasse les textes qui l’évoquent et comment elle donne sens à
tous ceux que sa présence implicite éclaire également, bien qu’autrement. Suivant au
plus près les pas d’Augustin et de l’unique Maître au service duquel il veut nous faire
aller, non pas les devançant ni les piétinant, nous tenterons aussi de ne pas cloisonner la
Beauté en sous-thèmes éclatés et distincts, mais de faire au contraire rayonner son unité
secrète et pénétrante, pour montrer comme les thèses augustiniennes déclinent chacune
à leur façon, chacune dans leur grandeur, une même, une infaillible, une éternelle
Beauté.
Il n’en demeure pas moins que saint Augustin, dans ses fameuses réflexions sur l’enfance
(Confessions, I, VI, 8), met en garde contre le désordre primordial de nos désirs, dont la
tyrannie caractérise notre préhistoire morale, de sorte que « l’insatiable désir » de
chercher la beauté risque aussi de porter, dès sa naissance, la marque de cet égoïsme
originel. Nous nous contentons ici d’esquisser l’idée de ce risque, que nous ne pourrons
esquiver lors d’une problématisation plus approfondie, mais que nous aimions peut-être
d’abord la beauté, ou ses simulacres, à la manière d’un enfant, brûlé par elle, à un
premier degré en tout cas, en raison de la frustration de ne pas posséder les objets de sa
convoitise, voilà qui suggérerait que l’enfance de notre appétit du beau peut à son tour
engendrer une vision et une visée désordonnées, voire inadéquates, de la Beauté. Face à
cette difficulté, ou à ce dénuement inaugural, Augustin nous confie que « [son] cœur se
débat dans sa perplexité » (Confessions, XII, I, 1), s’inquiétant, suivant les termes de la
prière faite au tout début des Confessions, de savoir et de comprendre où est le début : invoquer
[cette beauté recherchée et tant désirée], ou bien la louer ? La connaître, ou bien l’invoquer ? Ou
plutôt : comment l’invoquer, si nous ne la connaissons pas ? Car, sans la connaître, nous pourrions
l’invoquer pour une autre, pour ce qu’elle n’est pas… et nous tromper ainsi d’objet. Ces
questions d’Augustin suggèrent que toute recherche de la Beauté est moins le résultat
d’une initiative philosophique apodictique que l’aveu forcé d’une déficience, si bien que
Présentation initiale du projet de recherche
12
le philosophe qui, dans l’espoir de mieux comprendre le mystère de la Beauté, s’apprête
à suivre saint Augustin dans « cette majestueuse cathédrale de paroles » (Jean-Louis
Chrétien, « L’Échange des Voix, Introduction aux “Enarrationes in Psalmos” », p. 37) que
constituent ses œuvres dans leur intégralité, doit commencer par s’affranchir de
plusieurs scrupules.
Premièrement, étant donné qu’Augustin définit Dieu comme « plein de
beauté » (Confessions, I, IV, 4) et comme, précisément, « la Beauté de toutes les
beautés » (c’est nous qui soulignons), il doit s’affranchir du scrupule d’avoir – parce que
l’orgueil et le philosophe ne se résolvent point aisément au mystère – à se donner charge
de demander des raisons à cette beauté divine, ou à cette divinité de la beauté (est-ce
Dieu qui nous donne à voir la – Sa – Beauté, ou bien la beauté qui nous donne à voir
Dieu – « Beauté de toutes les beautés » ?). Mais, comme l’a montré Jean-Luc Marion
(particulièrement dans « L’aporie de saint Augustin », introduction de son Au lieu de soi,
L’approche de saint Augustin), il y a un risque philosophique inhérent à la volonté
d’« exorciser » l’œuvre augustinienne de son « imprégnation » religieuse, pour n’en
garder que son substrat philosophique prétendument « pur » – ou « purement
rationnel » : « la position des relecteurs-philosophes consiste, dans le moins naïf des cas,
à n’assumer les analyses de saint Augustin que comme des matériaux dignes d’un
meilleur usage que le sien et comme des anticipations encore malencontreusement
prises dans une gangue théologique imprécise ou trompeuse, qu’il s’agirait d’élever au
concept en les neutralisant d’un athéisme au mieux “méthodologique” ». En somme,
ignorer le chemin de la foi, et le cheminement même de la foi d’Augustin, c’est, non pas
lire Augustin en philosophe, mais, en tant que philosophe, se priver de l’expérience
philosophique (bien que religieuse aussi, comme on peut l’espérer) d’une lecture ouverte à
l’expérience religieuse qu’Augustin nous donne en partage. L’on est bien libre de n’avoir
point la foi, de n’être point chrétien, mais lire Augustin sans s’inquiéter de la possible
vérité de sa foi et, par là même, du christianisme, c’est ne le point lire.
De là vient, deuxièmement, que le chercheur doit également s’affranchir du scrupule de
se laisser atteindre lui-même par ce qui a atteint Augustin lorsqu’il est parvenu à
concevoir la Beauté grâce à Dieu et en Dieu : autrement dit, le philosophe ne peut, sous
peine de ne pas lire Augustin fidèlement et, par là même, de ne point le lire même en
Présentation initiale du projet de recherche
13
simple philosophe, se mettre dans l’indifférence (d’au moins essayer) d’éprouver la
conversion et la foi en vertu desquelles ce dernier a finalement renié l’aveuglement de sa
jeunesse (notamment celle du De Pulchro et Apto), à cause duquel « [il] ne voyai[t] pas
encore que le pivot d’un si grand problème [celui de la Beauté, qui nous occupe
effectivement] résid[e] dans [l’]art [du] Tout-Puissant qui seul fai[t] des
merveilles » (Confessions, IV, XV, 24)… N’admettre que la raison aux dépens de la foi
revient, du point de vue même de la raison, à se priver des raisons qui proviendraient
moins de la raison que des éclaircies que l’autre (versant) de la raison – la foi – peut lui
apporter. Pour trouver la Beauté en particulier, parce qu’Augustin ne la sépare pas de
Dieu, il serait dommageable à la raison même (et plus encore à l’espérance) d’écarter la
possibilité de la vérité de la religion comme voie d’accès privilégiée et il faudrait avoir
perdu tout sentiment, cependant que tout esprit de recherche authentique, pour se
mettre exprès dans l’indifférence de savoir si la foi, ou sa quête, ne seraient pas mieux à
même de la découvrir.
Troisièmement, l’étudiant-chercheur doit s’affranchir du scrupule d’essarter
copieusement la jungle bibliographique consacrée à l’œuvre d’Augustin, voire à la
question spécifique de la Beauté dans la pensée d’Augustin, ou, plutôt, il doit s’y frayer
un chemin, et finalement sélectionner ses ressources, avec une certaine boussole à
l’esprit. Car il y va d’une cause essentielle, qui est que, ce saint n’ayant au fond écrit
qu’en vue d’une plus grande gloire de Dieu – « Beauté de toutes les beautés » –, son
écriture ne renvoie pas à son « talent d’artisan », ni à son « génie d’architecte » (J.-L.
Chrétien, « L’Échange des Voix »), c’est-à-dire non pas à la gloire de sa seule activité
d’écrivain, ou même de philosophe, mais à la gloire de la Parole de Dieu, sans laquelle
cette activité serait vaine et vide. Saint Augustin, s’adressant à Dieu, rappelle lui-même ce
principe : « Je ne dis, en effet, rien de vrai aux humains, que de moi, toi d’abord, tu ne
l’aies entendu; et même, tu n’entends de moi rien de tel qu’auparavant à moi, toi, tu ne
l’aies dit » (Confessions, X, II, 2). Autrement dit, Augustin ne dit rien à Dieu et, par suite,
rien de Dieu, ni rien devant Dieu, qui ne lui ait d’abord été dit par Dieu; sa parole naît
dans et de la Parole; de sorte que l’écriture augustinienne trouve sa source dans la parole
à lui donnée par Dieu, elle-même consignée dans l’Écriture. Dès lors, la Bible devient le
premier livre - et non pas simple matière à citation -, chair constitutive de la parole
Présentation initiale du projet de recherche
14
propre d’Augustin et Verbe même auquel le lecteur (et le chercheur avec lui) est invité à
se référer.
Mais, comme l’a longuement éprouvé saint Augustin lui-même avant sa conversion (et
sans doute encore après…), l’Écriture et la Bible ne sont pas immédiatement accessibles,
et le code d’accès à la Beauté (et principalement à la Beauté d’entre toutes les beautés)
qu’elles renferment ne saurait être délivré sans intermédiation, ni sans la volonté d’être
délivré des leurres et des obstacles qui nous empêchent de la connaître. Notre parole et
notre cœur, duquel notre parole découle, sont pour Augustin en deçà du mystère de la
Beauté qui, comme Dieu, est « inexprimable, incompréhensible, invisible,
insaisissable » (Anaphore de la Divine Liturgie de saint Jean Chrysotome). Cela signifie
qu’Augustin nous invite, pour nous dépêtrer du Mal, et de la méconnaissance que celui-
ci implique, à écouter d’abord les plus saints, eux-mêmes à l’écoute de la parole de
l’Esprit Saint et à même, par Lui, de nous donner à l’entendre. Notre lecture d’Augustin
ne pourra donc s’accomplir sans le silence difficile de l’humilité et de l’écoute, en
lesquels seuls pourront aussi se faire entendre et s’échanger les voix qui répondirent à
l’appel de Dieu – voix des apôtres, des saints et des Pères de l’Église, voix des théologiens
mystiques ou scolastiques, voix des penseurs et des spirituels, voix des poètes, etc.
Dans cette polyphonie, comment ne pas se perdre et comment, surtout, ne pas perdre la
voix qu’entre toutes Augustin cherche à nous faire écouter, celle du Verbe incarné, c’est-
à-dire du Christ, dont la lumière éclaire la Bible et forme l’alpha et l’oméga de son
exégèse ? Ou, pour traduire cette question en langage académique : quel sera le principe
d’élaboration de notre bibliographie de recherche ? Nous avons déjà rappelé que la
lecture de l’œuvre de saint Augustin considérée dans son entièreté ne manque jamais de
s’accomplir dans une sorte de chiasme, où se croisent la faiblesse et l’obscurité
confessées de notre connaissance des « êtres spirituels » (Confessions, IV, XV, 24), auxquels
appartient au plus haut titre la Beauté (sous l’aspect de « la Beauté de toutes les
beautés », telle qu’Augustin l’aborde essentiellement), et la Parole de Dieu consignée
dans la Bible, qui vient toujours résoudre, ou du moins éclairer, les errances de notre
discernement. Ce jeu d’illuminations réciproques – d’Augustin par la Bible, de la Bible
par Augustin (bien qu’Augustin – nous y reviendrons – se prenne moins pour la lumière
venue éclairer d’elle-même sa compréhension de la Bible que pour le cataphote captant
Présentation initiale du projet de recherche
15
une lumière reçue de Dieu) – vient de ce que « nous manqu[ons] de force pour que la
raison [puisse] nous faire découvrir la Vérité en toute transparence, et qu’en
conséquence il nous [faut] recourir à l’autorité des Saintes Écritures » (Confessions, VI, V,
8).
Notre propos est ici double, mettant à la fois la clef de l’Écriture au cœur de notre lecture
de toutes les œuvres de saint Augustin (mais c’est l’auteur lui-même qui nous édicte ce
propos, en nous enjoignant de recourir à l’autorité d’un Auteur plus admirable encore),
et prescrivant par là même un principe de sélection simple, bien qu’exigeant, pour notre
bibliographie. Qu’est-ce à dire ? D’abord, que nous ne pourrons procéder, au sein des
œuvres d’Augustin, par sélection de textes ou, pour mieux dire (car nous serons tout de
même forcés, suivant les limites formelles de l’exercice doctoral, de privilégier certains
passages plutôt que d’autres), que nous tenterons autant que possible de ne pas couper
les textes ou citations choisis de l’éclairage, beaucoup plus large, de l’ensemble des
œuvres d’Augustin, dont l’esprit ne veut pas se distinguer de l’Esprit de Dieu
comprésent aux Écritures. Bien entendu, nous ne sommes jamais à l’abri de l’erreur, mais
nous nous efforcerons, à chaque reprise d’un argument augustinien, de le soumettre au
critère de vérification suprême qu’est sa confrontation à l’esprit des Écritures, sachant
que pour ce travail même, il vaut mieux, dans un premier temps, s’en remettre
patiemment à la méditation de saint Augustin au fil de son œuvre. Comme le souligne
Jean-Luc Marion (Au lieu de soi, p. 21), un certain nombre de textes augustiniens sont
devenus malgré eux des sortes de lieux communs où chaque philosophe, selon le thème
de sa réflexion, vient ponctuellement picorer tel ou tel argument, pour le détourner à la
faveur de son propre point de vue, prétendument plus digne que l’usage auquel son
auteur l’avait originellement destiné : « tel est le cas des développements sur le temps au
livre XI des Confessions; de ceux sur la memoria au livre X »; et, pourrait-on ajouter (mais
la liste complète serait bien plus longue), de ceux sur la musique au livre VI du De Musica
ou des spéculations sur le beau autour du traité perdu De Pulchro et Apto. Ces écueils
pourraient être écartés si l’on prenait soin d’en éviter deux autres : premièrement, celui
de prêter à Augustin des raisonnements qu’il ne fait pas lui-même (ou, ce qui revient au
même, d’interpréter, à partir de ses raisonnements, des choses clairement purgées de
l’esprit de son œuvre considérée dans l’unité et l’indivisibilité des membres formant son
corps, à l’image de celui du Christ et de l’Église); deuxièmement (mais ce principe
Présentation initiale du projet de recherche
16
herméneutique découle du précédent), l’écueil consistant à objecter, suivant une
obsession historiciste qui déposséderait la lecture d’Augustin de toute la richesse de
rapprochements non diachroniques, voire anachroniques, mais fructueux
spirituellement, que ce soit faire preuve d’impertinence ou de fantaisie que d’aller relire
ses ouvrages de jeunesse ou ses traités dits « purement philosophiques » à l’aune de ses
écrits « de combat » – ceux qui traduisent les tribulations de la volonté d’un homme qui
cherche à embellir son âme pour la rendre digne d’accueillir enfin « la Beauté de toutes
les beautés » – et de ceux qui suivirent sa conversion. Ce n’est donc pas exactement qu’il
faille faire fi de la diachronie [comment, sans garder à l’esprit l’ordre dans lequel ses
livres ont été écrits, pourrait-on ne pas risquer d’imiter Augustin dans ses erreurs – qu’il
dénonce lui-même (notablement dans le prologue des Retractationes) – et trouver
comment il a progressé en écrivant ?]; mais il conviendra plutôt, dans notre approche de
la Beauté suivant saint Augustin, de ne pas oublier que, pour une même question,
plusieurs réponses sont possibles au fil de ses différentes analyses (ou de ses différences
d’analyse) et de ses œuvres, s’éclairant les unes les autres, pourvu que l’on ait moins le
désir de trancher que celui de mettre au jour leur valeur respective ou leur
éclaircissement mutuel. Cette méthodologie bibliographique et herméneutique – sorte
de holisme ontologique en vertu duquel « tout se tient et s’entretient si bien, qu’[à la
lecture d’Augustin, l’on] ne peut saisir un anneau de la chaîne sans tirer à soi la chaîne
tout entière » (Étienne Gilson, Introduction à l’étude de saint Augustin, pp. 311-312) – est
également préconisée par Étienne Gilson (Idem., pp. 310-312) ou Jean-Michel Fontanier
(La Beauté selon saint Augustin, pp. 15-16) : nous donnerons plus bas quelques exemples
précis d’œuvres et de textes susceptibles d’éclairer notre sujet de recherche, mais nous
espérons que les remarques que nous venons d’exposer nous remémoreront que l’œuvre
d’Augustin est une « somme », c’est-à-dire une totalité et une unité englobant la question
de la Beauté, sans qu’aucune de ses parties n’en puisse être détachée sans risque de
démembrer un corps de sens ou des sens qui font corps, ni sans risque de perdre la
lumière que tout texte d’Augustin peut apporter à cette question.
Si nous prenons le temps d’exposer ces remarques préliminaires relatives à notre
méthode de lecture de saint Augustin, c’est que l’ambition de notre projet est
indissociable du souci original de nous concentrer d’abord sur la richesse et l’immensité
de son œuvre propre, afin d’y explorer en profondeur sa « théorie du beau », sans avoir,
Présentation initiale du projet de recherche
17
dans un premier temps du moins, à nous dissoudre dans la vaste postérité
philosophique, théologique, critique, voire artistique, littéraire ou culturelle au sens large
de l’augustinisme, à laquelle cette œuvre donna le jour – et qui représente néanmoins
une part incontournable de l’histoire de la philosophie depuis le cinquième siècle. Tant
de choses, en effet, ont été écrites sur et d’après saint Augustin... et souvent contre lui !
Jean-Luc Marion écrit même (Au lieu de soi, p. 16) que « l’émergence médiévale de la
séparation entre théologie et philosophie se produit en rapport direct avec la pensée
augustinienne », de sorte que tout un pan de la pensée philosophique, et notamment de
celle de la Beauté, au fil des siècles et jusque dans ce que l’on appelle un peu vaguement
l’esthétique contemporaine, s’est construit sur la base, ou à l’encontre (suivant l’optique
choisie), de l’augustinisme. Sur la Beauté dans la pensée de saint Augustin, de saint
Bonaventure à Hannah Arendt – et même Umberto Eco –, en passant par Pascal ou Hans
Urs von Balthasar, un nombre de choses incalculable a déjà été pensé, dit et écrit avant
nous, et, pour emprunter le mot de La Bruyère, nous pourrions même écrire que, sur ce
sujet, « tout est dit » ou presque, mais, plus encore peut-être, tout, au sujet de la Beauté,
est déjà dit dans l’œuvre d’Augustin lui-même. Il n’en demeure pas moins que nous
sommes toujours seuls à penser en nous-mêmes et que nous ne pensons jamais que
comme nous seuls, quand bien même nous penserions, sur la question particulière de la
Beauté, ce que tant d’autres – et des plus illustres, à commencer par l’évêque d’Hippone
– ont déjà pensé et ce que des esprits innombrables penseront sans doute encore après
nous. Il faut donc penser pour nous-mêmes et, l’effort de découvrir des vérités déjà
trouvées par d’autres n’appartenant jamais qu’à chacun, « [éprouver] [à notre tour], après
tant d’autres, le besoin de remonter à la source et étudier l’augustinisme de saint
Augustin lui-même, pour être mieux à même de comprendre ensuite celui de ses
successeurs » (ainsi Gilson formule-t-il justement ce que nous souhaitions dire).
À notre tour, donc, nous irons « encombrer » (c’est le verbe choisi par J.-M. Fontanier…) la
littérature existante – et déjà fort abondante – sur le thème de la Beauté selon Augustin.
« Encombrer » ? En fait d’encombrement, il s’agit plutôt d’un dépouillement nécessaire,
afin de désaimer les fausses beautés, celles qui nous trompent parce que nous nous
laissons confondre par elles en les confondant avec la vraie source de toute Beauté, en
vue de retrouver dans nos cœurs les beautés plus réelles et plus solides, de celles qui
font qu’au lieu de nous demander qui nous aidera à prendre le bon chemin, ou bien qui nous
Présentation initiale du projet de recherche
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montrera « la Beauté de toutes les beautés », « nous voyions le royaume de Dieu qui est en
nous-même » (Saint Augustin, Discours sur le Psaume IV, 9). En d’autres termes, et comme
nous y invite Augustin, l’effort de recherche de la Beauté déjà découverte par lui, dépend
moins de son secours que de celui que nous nous apporterons à nous-mêmes en
« tendant nos oreilles ouvertes par la charité » (Confessions, X, III, 3), laquelle est elle-
même une vertu reçue de la Beauté de toutes les beautés afin que nous apprenions à la
mieux reconnaître, cependant qu’à la mieux aimer.
Au lecteur, ou à l’étudiant-chercheur, qui voudrait se dispenser d’amender sa vie et
persisterait à essayer d’extraire de l’œuvre de saint Augustin une « théorie du beau »
toute faite pour y puiser à loisir des explications commodes et systématiques, l’évêque
d’Hippone adresse cette mise en garde (Confessions, X, III, 3) : « Qu’ai-je donc affaire aux
hommes, qu’ils entendent mes confessions, comme si c’était eux qui allaient guérir toutes
mes langueurs ? Gent curieuse de connaître la vie d’autrui, paresseuse pour amender la
sienne ! Pourquoi vouloir entendre de moi ce que je suis, et ne pas vouloir entendre de
toi[, Seigneur,] ce qu’ils sont ? […] Parce que la charité croit tout – du moins entre ceux
qu’elle lie en une étroite unité –, moi aussi, Seigneur, je te fais ma confession, pour que
les autres m’entendent. Je ne saurais leur prouver que je dis vrai; mais ceux-là me
croient, qui tendent vers moi des oreilles ouvertes par la charité »… Défi pour le
philosophe (« je ne saurais prouver que je dis vrai… »), provocation aux yeux de l’esprit
fort qui voudrait à tout prix se passer de Dieu pour triompher au seul moyen de ce qu’il
croit être le génie propre de sa raison rebelle [mais ce péché contient son enfer, car Dieu se
charge d’aveugler tous les faux raisonnements et de « nous rappeler [ainsi] au sentiment
de notre dépendance » (É. Gilson, Idem., p. 310)], ce passage, en même temps qu’il
introduit une confession sur la nature de l’esprit de la confession en général et des
Confessions en particulier (« C’est pour de telles âmes que je vais me dévoiler »… – livre
X, IV, 5), offre une parfaite analyse – cependant qu’une critique de ce qu’elle ne doit pas
être – de l’âme de la recherche, personnelle ou académique, effectuée à la lecture des
Confessions (mais le commentaire constitue également une grille de lecture suggestive et
valable pour l’ensemble de l’œuvre de saint Augustin) : « Mais quel fruit veulent-ils
[l’auteur parle de ses lecteurs] en retirer ? Associer leurs actions de grâce aux miennes,
en découvrant combien tes bienfaits m’ont aidé à marcher vers toi ? Et prier pour moi,
en découvrant combien ma pesanteur m’a freiné ? » (Confessions, X, IV, 5)
Présentation initiale du projet de recherche
19
Cette question (quel fruit voulons-nous vraiment retirer de la lecture de saint Augustin
au sujet de la Beauté ?), nous ne pouvons pas ne pas nous la poser à l’orée de cette
entreprise doctorale. Saint Augustin indique clairement que ce fruit peut osciller entre la
bienfaisance, qui marche vers Dieu, et la pesanteur, fruit de nos faiblesses et du péché, qui
nous freine dans cette marche. Et Augustin de prévenir encore : « le bien, ce sont tes
ordonnances et tes dons; le mal, ce sont mes fautes, objet de tes jugements », de sorte
que notre chemin vers la Beauté semble lui-même soumis à cette règle, parsemé de
l’espérance du bien et de la secrète amertume que nous procurent nos fautes – « joie
secrète mêlée de tremblement » (Confessions, X, IV, 6). Chercher dans notre vie la Beauté,
comme au fil de cette recherche future et dès longtemps commencée, c’est donc
chercher un fruit qui est un « don » plus qu’une possession (c’est-à-dire un fruit qui
donne à fructifier, plutôt que destiné à être consommé), un élan d’ « espérance » et une
« ouverture » conduite par la « charité » plus qu’un enjeu de pouvoir, de maîtrise ou de
domination docte. Il s’agit donc d’un exercice de dépossession; il s’agit d’arriver à
trouver la Beauté par le démantèlement de toute volonté de puissance, de tout esprit de
théorisation et de thésaurisation; car la Beauté qui répondrait à une prétendue théorie
augustinienne du Beau serait, pour reprendre l’heureuse expression de Charles
Baudelaire, « une espèce de damnation qui nous pousse[rait] à une abjuration
perpétuelle » : il ne s’agit point de posséder une théorie, pour posséder ou maîtriser la
Beauté (ou sa recette), mais d’apprendre à recevoir et à cultiver cette dernière, qui exerce
sur nous sa puissance, bien plus que nous ne l’exerçons sur elle; il ne s’agit point
d’accumuler un trésor théorique, un stratagème, un « truc », grâce auquel la richesse ou
la jouissance du beau nous serait accessible à tout instant à tout jamais, mais d’élever
plutôt notre cœur à aimer la Beauté que le « Tout-Puissant » nous donne à aimer
(Confessions, X, IV, 6) et qui donne à aimer.
Le premier pas sur le chemin qui conduit la pensée, ou tourne le cœur, vers la Beauté est
donc l’acceptation de sa révélation par la charité – « défi pour le philosophe », écrivions-
nous plus tôt, en ce que la recherche de la Beauté par l’intelligence se voit ainsi
contrainte d’accepter d’abord sans preuve ce qu’il s’agirait précisément de démontrer, à
savoir que « le ciel et la terre, ainsi que l’écrit Augustin, clament qu’ils ne se sont pas faits
eux-mêmes, que c’est donc le Seigneur qui les a faits, que c’est Lui qui est Beauté,
Présentation initiale du projet de recherche
20
puisqu’ils sont beaux; qu’il est Bonté, puisqu’ils sont bons; qu’il est l’Être, puisqu’ils
sont », autrement dit, que le Créateur a et est et procure la Beauté au suprême degré, que
toutes les beautés du ciel et de la terre sont moins en nous, qui les admirons, qu’en Lui
qui les a créées « dans le Verbe éternel » (Confessions, X, IV, 6 et X, VI, 8)... Pourquoi cela ?
Pourquoi disons-nous donc que la Beauté n’accèderait à l’humain entendement que par
l’intercession de la charité ? Comment le comprendre et l’expliquer ? « La charité croit
tout », souligne Augustin, mais comment le philosophe parviendra-t-il à voir clair « dans
ce miroir et cette énigme » (Confessions, X, V, 7) ? Étienne Gilson écrit dans son
Introduction à l’étude de saint Augustin (p. 32) qu’Augustin « a constaté que la foi tenait en
permanence à sa disposition cette même vérité que sa raison n’avait pu saisir[, et qu’il
vaut] mieux croire pour savoir plutôt que savoir pour croire, ou même pour savoir ».
L’idée serait donc simplement d’aimer pour comprendre, d’aimer pour comprendre
qu’aimer est peut-être la plus haute manière de comprendre et que vouloir comprendre
sans chercher à aimer revient à tenter d’exercer une prise, une emprise, en lieu que
d’accueillir, d’écouter, de regarder (c’est-à-dire de recueillir et de garder précieusement).
Voilà pourquoi Dieu serait lui-même la « Beauté de toutes les beautés », car sa toute-
puissance n’est nullement distincte de sa miséricorde, ni son savoir de son amour.
Lorsque nous mentionnons « la Beauté dans la pensée de saint Augustin », il faut donc se
représenter un « miroir » et une « énigme », plutôt qu’une théorie toute définie, ou qu’il
conviendrait de définir. Car la Beauté est un miroir, nul ne la peut apercevoir
directement telle qu’en elle-même, non que nous n’en voyions que de vides reflets (car
nous sentons bien que nous adorons quelque chose qui tient de ce qu’elle est vraiment),
mais parce qu’il ne nous est pas encore donné de la voir face à face. Par suite, la Beauté
est une énigme, comme un défi lancé à l’orgueil philosophique qui voudrait tout
expliquer par lui-même, comme « un intermédiaire, à la fois pour croire en [son Créateur]
et pour [le] chercher » (Confessions, VI, V, 8). Quant à l’expression « dans la pensée de saint
Augustin », par conséquent, elle ne renvoie pas exactement à une conception
augustinienne qu’il conviendrait de décrypter et de recopier (ce serait une redite aveugle
et superflue), mais à celle qu’il nous invite à former nous-mêmes en nos cœurs, afin de
moins vouloir entendre ce qu’est la Beauté à ses yeux, que chercher à découvrir celle que
Dieu veut fructifier en nous. Saint Augustin se présente d’ailleurs clairement (Confessions,
X, IV, 6) comme un « serviteur » de ses propres lecteurs, dont l’œuvre et unique souci
Présentation initiale du projet de recherche
21
consiste à les « accompagner » sur le « pèlerinage » de la vie, partageant avec eux « [sa]
joie » et « [sa] condition mortelle », pour les aider eux-mêmes à mieux servir le Seigneur.
Cette « théorie » augustinienne du beau est donc performative et participative, et vise à
faire de nous des témoins et des passeurs, c’est-à-dire des serviteurs plus que des
savants, des créateurs plus que des esthètes, des adorateurs fidèles et charitables plus que
des consommateurs égoïstes de la Beauté. Car la Beauté nous oblige, est en quelque sorte
une notion morale et, plus métaphysiquement encore, nous donne à aimer, à créer, à
donner, à partager, à célébrer, à nous recueillir.
Et pourtant, quelque « pesanteur », marque de notre « condition mortelle » et étendue de
notre péché, toujours vient nous freiner; la joie, l’espérance secrètes d’être toujours plus
près de la plus belle et de la plus vraie d’entre toutes les beautés sont « mêlée[s] de
tremblement » : « nous exultons, écrit Jean-Louis Chrétien, du fait que Dieu a, par sa
grâce, déjà commencé de transformer notre existence, nous exultons des dons reçus. Et
nous tremblons ou nous attristons en mesurant tout ce qui en nous résiste encore à cette
transformation » (Le Regard de l’amour, pp. 59-60). La Beauté, toute la Beauté, ne nous est
en effet pas encore donnée, parce que nous ne la cherchons pas avec une âme qui ne soit
elle-même que Beauté, si bien que nous ne sommes pas encore dignes de la recevoir. Et
pourtant, nous cherchons la Beauté; et « nous [la] chercherons […] comme si nous allions
[la] trouver, mais nous ne [la] trouverons jamais qu’en ayant toujours à [la] chercher (De
Trinitate, IX, 1, 1). Cela signifie, non pas qu’il soit vain de chercher à trouver la Beauté,
mais que, suivant l’esprit du psaume 105 (104), 4 (« cherchez toujours son visage ») et de 1
Corinthiens 8, 2 (« si quelqu’un croit savoir quelque chose, il ne le sait pas encore comme
il devrait le savoir »), cités par Augustin dans les toutes premières lignes du livre IX du
De Trinitate, se montrer trop assertif ou se croire fort assuré au sujet de l’essence de la
Beauté, voire de Dieu-Beauté de toutes les beautés, revient à prétendre être délivré de tout
mal et à prétendre connaître Dieu comme si on l’avait déjà contemplé « face à face ». En
vérité, quiconque s’applique à toujours approfondir sa recherche de la Beauté se trouve
probablement dans une disposition plus propice à son appréhension que la présomption
qui nous ferait tenir l’énigme de la Beauté pour résolue ou même facile à résoudre, car,
de même que Dieu résiste aux superbes et donne la grâce aux humbles, de même, pour
recevoir la Beauté, il faut suivre la voie de l’humilité qui donne simplement à la susciter
sans chercher à la recevoir ou à la posséder en retour, et, pour donner la Beauté, il faut
Présentation initiale du projet de recherche
22
en quelque manière l’avoir reçue, c’est-à-dire avoir reçu d’elle, en même temps qu’un
appel à être aimée, le don de se donner à soi-même, et de donner à autrui, le don de la
louer, de la servir, de lui rendre grâce, de la glorifier – en un mot : de la bien aimer.
Or, bien aimer la Beauté et la chercher infiniment sont une seule et même chose, car
croire l’avoir trouvée, c’est cesser de la chercher, cesser de l’approfondir, cesser de
creuser toujours pour trouver en son fond le plus intime la source inépuisable qui la
rend aimable et qui nous donne de l’aimer autant qu’à aimer et à donner à aimer; et, dès
lors, c’est l’assécher au point de risquer de la dénaturer, de la faner irrémédiablement, et
d’en perdre ainsi tous les fruits à peine éclos. Sur la terre, la Beauté n’est donc ni
purement béatifiante, ni abêtissante; elle n’est ni un miroir à briser, ni une énigme à
percer une bonne fois pour toute; en fin de compte, elle n’est pas un problème théorique
pour doctrinaires et autres abstracteurs, car sa solution, ou pour mieux dire son
accomplissement, réside moins dans quelque formule abstruse que dans un certain art
d’aimer, dont le nom, sous la plume d’Augustin, n’est autre que celui de charité. Et
Étienne Gilson de relever à ce propos (Introduction à l’étude de saint Augustin, p. 311) qu’en
effet « [saint Augustin] cherche une règle de vie plutôt que la solution d’un problème »,
non par une quelconque prédisposition de caractère, ni moins encore pour dispenser la
raison d’affronter ses difficultés, mais parce qu’il a éprouvé que l’artisan-penseur
abandonné aux seuls outils de sa propre fabrique philosophique est comme « un damné
descendant sans lampe […] / D’éternels escaliers sans rampe » (Charles Baudelaire,
poème LXXXIV des Fleurs du Mal, « L’Irrémédiable »), et se heurte fatalement à
l ’ insuffisance de la philosophie si aucun « acte d’adhésion à l ’ordre
surnaturel » (l’expression est encore de Gilson) ne vient libérer, par la grâce de la charité,
l’errance d’une recherche prétendument « purement rationnelle » de la Beauté et les
interminables indécisions d’écoles (rappelons-nous qu’Augustin a longuement
pourfendu les Païens, les Astrologues, les Manichéens, les Donatistes, les Pélagiens, les
Apollinaristes, etc.) par l’autorité des Écritures – c’est-à-dire par la révélation. Comme
l’évoque Jean-Luc Marion au sujet du beau et du vrai (voir Au lieu de soi, « § 22. La vérité
aimée : pulchritudo », pp. 195-204), et comme nous aurons l’occasion de le méditer plus
attentivement dans le corps de la « thèse » à venir, la vérité de la Beauté ne saurait donc
se découvrir sous la forme d’une résolution de problème de type philosophique, mais
plutôt comme « une épreuve de l’excès d’évidence, qui pèse si directement sur moi que
Présentation initiale du projet de recherche
23
je ne peux la supporter qu’à mesure que je l’aime », car « il faut l’aimer pour en
supporter la connaissance ». « Il s’agit donc, plus radicalement, de transgresser même les
vérités que pourraient dire les philosophes, si elles ne peuvent se faire aimer ou ne
conduisent pas à aimer » (J.-L. Marion, Idem., pp. 195-196) – ce qu’Augustin résume dans
ce passage mainte fois repris : « même quand les philosophes disaient des vérités, j’ai dû
les dépasser, eu égard à ton amour, ô mon Père, souverainement bon, Beauté de toutes
les beautés » (Confessions, III, VI, 10). Les vérités que nous pourrions énoncer au sujet de
la Beauté doivent donc toujours être « dépassées », c’est-à-dire transfigurées par l’amour
ou traduites en actes d’amour, sans quoi nous ne nous sommes créé qu’une Beauté de
papier incapable d’éclairer les ténèbres de notre vie.
Voilà l’esprit des pensées et des préoccupations qui nous habitent au seuil de ce projet.
Nous avons simplement tenté de dire que nous essaierons de penser la Beauté au plus
près d’œuvres aussi variées que la Cité de Dieu, le De Trinitate, la véritable encyclopédie
que constituent les Enarrationes in Psalmos, ou d’autres textes plus délaissés des
commentateurs, tels La Catéchèse des débutants, certains de ses commentaires sur les
Écritures, ou ses « essais » de sagesse, sortes d’hypomnemata ou manuels bons et utiles
selon diverses circonstances de la vie ordinaire (De ce qui est bien dans le Mariage, Des
Devoirs à rendre aux morts, De la Patience, etc.). D’autres questions, n’ayant trouvé leur
place en ces pages, attendront le corps même du texte de la thèse, pour être posées.
Paris, septembre-octobre 2009.
Présentation initiale du projet de recherche
24
INTRODUCTION___________________________
Pourquoi « la Beauté » ? Telle est notre interrogation initiale, d’un double point de vue :
‣ d’abord, à l’aune d’une étude universitaire sur saint Augustin, car ce thème n’est a
priori pas au cœur des plus évidentes élaborations conceptuelles du Père de l’Église (il
en découle qu’il faudra nécessairement procéder par sélection des textes épars traitant
spécifiquement de cette question, tout en veillant à n’en pas exclure leur contexte
biblique et théologique, ni à les désolidariser indûment des rapports profonds, bien
que souvent implicites, que ceux-ci entretiennent avec la pensée augustinienne dans
ses dimensions les plus névralgiques);
‣ ensuite, d’un point de vue plus proprement exégétique et philosophique. Car, pourquoi
choisir cette grille de lecture particulière (« la Beauté ») plutôt qu’une autre ? Et
pourquoi, pour orienter notre recherche, retenons-nous cet angle de visée plutôt que
tout autre thème ou concept - plutôt que, par exemple, le vrai, le bon, le juste, etc. ?
C’est que cette question et cette quête de la Beauté semblent constituer à chaque fois, sous
la plume d’Augustin, et en dépit de leur relatif éparpillement à travers son œuvre,
comme la métonymie, précisément, de toute question et de toute quête. Il semble qu’à
chaque fois, ou presque, que la Beauté est convoquée par l’évêque d’Hippone, celle-ci
cristallise sur elle seule la totalité de notre faculté de désirer et concentre en son énigme
la source unique de toute recherche : « Quaeris pulchritudinem; bonam rem quaeris. Sed
quare quaeris pulchritudinem, o anima ? - Tu cherches la beauté, ô mon âme, et c’est une
bonne chose. Mais pourquoi cherches-tu la beauté ?1 » L’on se souvient aussi de cette
série interrogative célèbre : « Num amamus aliquid nisi pulchrum ? Quid est ergo pulchrum ?
Et quid est pulchritudo ? Quid est quod nos allicit et conciliat rebus quas amamus ? - Qu’est-ce
1 Enarrationes in Psalmos, 103, s. 1, 4 (PL 36)
que nous aimons, sinon le Beau ? Qu’est-ce donc que le Beau ? Et qu’est-ce que la
Beauté ? Qu’est-ce donc qui nous charme et nous attache aux objets aimés ?2 »
Que la Beauté soit le plus charmant d’entre tous les objets aimés, et qu’elle dicte
secrètement tout ce que nous cherchons, voilà qui n’est pas inouï, que ce soit pour le
lecteur du Banquet ou du Phèdre de Platon3, ou pour celui d’Augustin - ce dernier nous
rappelant, au sujet de ses recherches de jeunesse sur l’essence de la Beauté, que « si, de
fait, il n’y avait en [ces objets aimés] ni harmonie (decus), ni grâce (species), ils ne nous
attireraient nullement4 ». Mais, s’il paraît ainsi que nous n’aimons - voire ne cherchons -
peut-être rien, même dans la science, sinon le Beau, comment se peut-il, dès lors, que
nous n’en connaissions pas distinctement l’essence ? Car si, comme le souligne Augustin
non sans rappeler le paradoxe de Ménon, « nul ne peut aimer quelque chose qu’il ignore
absolument », nul non plus ne pourrait désirer d’acquérir une science s’il la possédait
déjà5.
Il faut en outre relever qu’Augustin ne reformule les questions du livre IV des
Confessions (« Qu’est-ce que nous aimons, sinon le Beau ? Qu’est-ce donc que le Beau ? »
Etc.) qu’en vue, non pas d’en réfuter la pertinence (puisqu’il ne cesse de rappeler que
chercher la beauté est invariablement une « bonne chose »), mais afin de confesser le
regret qu’il éprouve quant à l’esprit aveuglé dans lequel il se les posait lorsque, âgé de «
peut-être vingt-six ou vingt-sept ans », il avait composé ce traité sur le Beau et le Seyant
(De Pulchro et Apto), égaré par la suite :
Ibat animus per formas corporeas... Converti me ad animi naturam, et non me sinebat falsa opinio quam de spiritalibus habebam verum cernere... Sed tantae rei cardinem in arte tua nondum videbam, omnipotens, qui
facis mirabilia solus. - Mon esprit cheminait à travers les formes corporelles... Je me tournais
ensuite vers la nature de l’esprit, mais l’idée fausse que j’avais des êtres spirituels ne me permettait
Introduction
26
2 Confessions, IV, XIII, 20, La Pléiade, t. 1, p. 849
3 Cf. le fameux discours initiatique de Diotime, dans le Banquet, ou ce passage du Phèdre (250d) :
« ... seule la beauté a reçu pour lot le pouvoir d’être ce qui se manifeste avec le plus d’éclat et ce
qui suscite le plus d’amour »...
4 « nisi enim esset in eis decus et species, nullo modo nos ad se moverent » (Confessions, IV, XIII, 20, La
Pléiade, t. 1, p. 849)
5 La Trinité, X, 1, 1, La Pléiade, t. 3, pp. 510-511
pas de discerner le Vrai... Je ne voyais pas encore que le pivot d’un si grand problème résidait dans
ton art à toi, ô Tout-Puissant qui seul fais des merveilles6.
De cette mise en garde sur « l’idée fausse » (falsa opinio) que l’on peut se faire de la
Beauté découle alors une problématique plus spécifique, qu’Augustin formalise en ces
termes : « Num pulchritudo semper amatur ? - Est-ce toujours la Beauté que nous aimons ? »
Derrière cette question, l’on sent bien poindre comme une double inquiétude :
‣ d’une part, est-ce vraiment la « vraie » Beauté que nous aimons lorsque nous aimons la
Beauté ? Se peut-il que, visant la Beauté, nous nous trompions d’objet et cherchions,
comme malgré nous, le plus beau de tous ses simulacres, au point de confondre, par
exemple, Beauté et tentation ?
‣ D’autre part, et plus gravement encore, ne serions-nous pas capables aussi d’aimer
autre chose que la beauté, et singulièrement ce qui n’est pas beau, d’aimer ou de faire
le mal et de contredire et de blesser ainsi la Beauté par le péché ?
De telles questions ne sauraient tendre à semer le doute ou à brouiller les pistes, mais à
diffuser plutôt une positive inquiétude - celle en vertu de laquelle on s’enquiert
intérieurement du bien-fondé de ses intentions dans la recherche de « la Beauté ».
Dic, oro te, num possumus amare nisi pulchra? Nam etsi quidam videntur amare deformia, quos vulgo
Graeci saprophiloi vocant, interest tamen quanto minus pulchra sint quam illa quae pluribus placent. Nam
ea neminem amare manifestum est, quorum foeditate sensus offenditur. - Dis-moi, je te prie, que
pouvons-nous aimer, sinon les belles choses ? En effet, bien que certains - que les Grecs appellent
vulgairement « saprophiles » - semblent aimer les choses laides, il importe de savoir à quel degré
ces choses ont une beauté inférieure à celles qui plaisent à la majorité des gens. Ainsi, c’est
évident, personne n’aime les objets dont l’aspect hideux offense nos sens7.
Dans cette page du livre VI du De Musica, Augustin semble éluder la difficulté de l’amour
de la laideur. Par foi et par espérance, il est en effet souvent spontanément conduit à «
neutraliser » ou, si l’on peut dire, à « positiver » la laideur, en l’intégrant dans une
Introduction
27
6 Confessions, IV, XV, 24, La Pléiade, t. 1, p. 851
7 La Musique, VI, XIII, 38, La Pléiade, t. 1, p. 715
théodicée8, ou en montrant son infériorité par rapport à la beauté de Dieu qui force
l’homme à se dérober au regard extérieur pour « qu’à notre cœur rendus nous puissions
le trouver9 », et nous revêtir ainsi de beauté « amando eum qui semper est pulcher - en
aimant Celui qui est toujours beau10 ».
Et pourtant saint Augustin, en réalité, ne fait pas l’impasse sur ce problème de la
délectation de la laideur, qu’il associe à la jouissance dans le péché. Cette « saprophilie »
qu’il déplore, il confesse en effet l’avoir éprouvée, à travers le récit du vol des poires
commis à son adolescence, dans lequel il analyse précisément ce paradoxe : « [malitia
mea] foeda erat, et amaui eam - [ma malice] était laide, et je l’ai aimée11 ». Cette fascination
voluptueuse est donc le signe qu’il existe, au-delà même de cette sorte de « beauté
défectueuse, d’ombre de beauté (defectiva species et umbratica)12 » que possèdent les vices
trompeurs, c’est-à-dire au-delà d’une tentation plus ordinaire pour les simulacres de
beauté de l’illusion sensuelle, un goût plus étrange, plus pervers, de profaner la beauté et
d’aimer pour elle-même la laideur du mal perpétré. Le « sero te amaui... - bien tard je t’ai
aimée, beauté si ancienne et si nouvelle », dans l’hymne de regret du livre X des
Confessions, est devenu l’exclamation quasi proverbiale qui désigne chez Augustin cet
aveuglement humain à la vraie Beauté.
Gardant à l’esprit ces risques de méprises sur la Beauté, qui font qu’on ne l’aime pas
toujours à sa hauteur, qu’on ne la conçoit ni ne l’approche pas même forcément de
manière adéquate, et même que l’on peut aller jusqu’à se complaire dans la jouissance de
la laideur, qui est pourtant son « parfait » contraire, la difficulté plus générale que nous
tenterons de résoudre est donc celle de la définition de la beauté, ou plus précisément de
son identification, telle qu’elle permettrait de répondre à la question abrupte posée au
livre IV des Confessions : « quid est pulchritudo ? - qu’est-ce que la beauté ? »
Introduction
28
8 Cf. Le libre arbitre, III, (IX,) 24-27, par exemple, qui montre comment l’état misérable des
pécheurs contribue à la beauté de l’univers (La Pléiade, t. 1, pp. 510-512)
9 Confessions, IV, XII, 19, La Pléiade, t. 1, p. 848
10 In espistolam Ioannis ad Parthos tractatus, IX, 9 (PL 35)
11 Confessiones, II, IV, 9 (PL 32)
12 Ibid., II, VI, 12 (PL 32)
Partant des premières analyses d’Augustin sur cette question, qui indiquent très tôt (et
non seulement dans le passage des Confessions sur l’opuscule perdu) les racines de notre
difficulté à cerner la vraie Beauté, et les premiers remèdes à mettre en œuvre pour
s’affranchir de cette difficulté, et après avoir amorcé une enquête sur les variations
sémantiques d’Augustin (species, forma, decor, decus, harmonia, æqualitas, etc.) autour du
terme latin de référence pour désigner la beauté (pulchritudo), afin d’en saisir les nuances
et les distinctions et leurs implications philosophiques, nous suivrons ensuite le
mouvement anagogique généralement suggéré par Augustin.
Nous appuyant sur ce travail initial de définition et après avoir ainsi tenté de mettre au
jour, dans les textes où ils trouvent leur expression la plus marquante ou la plus
détaillée, les critères qui permettent d’appréhender d’abord la beauté sensible (qui nous
est naturellement la plus évidente13), nous examinerons ensuite leur articulation
analogique dans le domaine intelligible, auquel appartient l’âme, et, plus
particulièrement, leur application à cet « hybride » de sensible et d’intelligible qu’est
l’être humain.
Mais confronter la question de la beauté sensible, beauté des choses corporelles et du
corps, sera un préalable indispensable. En effet, le désir de voir la speciem Dei, la forme
ou la Beauté même de Dieu, qui est la Beauté en sa forme absolue (« per specie suam - en
sa forme propre »), ne paraissant pas pouvoir être exaucé immédiatement, il y a, chez
Augustin, tout un éloge de la Beauté du monde qui, loin d’être méprisée, peut au
contraire servir, sous certaines conditions, de tremplin d’une « esthétique inférieure »
vers une « esthétique supérieure », pour reprendre encore une expression de Hans Urs
von Balthasar. Parmi d’autres développements, nous soulignerons par exemple un aspect
souvent délaissé de la pensée augustinienne de la Beauté, qui est sa dimension féminine
- d’un point de vue symbolique, bien sûr, comme dans le Cantique des Cantiques, où
l’existence est représentée comme des noces, l’Église et l’âme recevant la semence de la
Parole, mais d’abord aussi en un sens beaucoup plus « charnel », si l’on ose dire... En
effet, cette beauté sensible, cette beauté féminine, ne saurait être trop expéditivement
renvoyée d’un revers de la main aux oubliettes du cliché d’un christianisme
Introduction
29
13 Augustin, à la suite de Platon ou de Plotin, commence à s’enquérir de la beauté dans ce qui
relève de la vue et des sens.
grossièrement « misokale », tel que Nietzsche ou Renan ont pu le dépeindre. Nous
envisageons donc de nous attarder à présenter quelques volets peu explorés de la place
tenue par cette beauté sensible dans l’« ontologie esthétique » augustinienne, car il serait
trop simpliste de ne voir dans cette ontologie - ou dans cette métaphysique - du Beau,
que l’alibi d’une morale fondée sur la peur ou le mépris de la beauté du monde créé,
d’un monde « gnostique » ordonnant à l’homme de se reclure hors du sensible.
L’angélisme esthétique ainsi conçu ne risquerait-il pas d’engendrer ce que Baudelaire
appelait « la dureté de cœur » ? Il y a une différence entre un rigorisme caricatural et la
perspective eschatologique qui est celle d’Augustin : car il s’agit pour lui, comme le
formulait Grégoire de Nysse, de ne pas « gaspiller sa puissance de désir » dans les beautés
éphémères - non pas donc exactement de les mépriser. En revisitant quelques-unes des
méditations augustiniennes aussi fondamentales que celles qui portent sur la Création, la
mémoire, le temps ou la musique, nous tenterons de corriger un certain nombre d’entre
ces idées reçues, voire ces contresens, en redonnant leur place, certes hiérarchisée dans
une spiritualité qui a vocation à les dépasser, aux beautés de ce monde.
De là, nous pourrons donc passer ensuite à la transposition analogique de cette beauté
sensible dans le domaine de l’âme et de l’homme en tant qu’il est l’union d’un corps et
d’une âme. Il s’agira, notamment, de faire une excursion dans la théorie augustinienne de
la connaissance, appliquée à la quête de la Beauté, et de montrer, plus ontologiquement,
que la Beauté est en quelque sorte pour Augustin l’alpha et l’oméga de toute
connaissance, et que cette dernière se décline en divers phénomènes épistémologiques,
de l’étonnement à l’interrogation, en passant par l’écoute, la lecture ou le dépassement
du doute, etc. Ce sera ainsi l’occasion de confronter le concept de Beauté à celui de
Vérité, et de découvrir pourquoi ce terme a priori réservé au domaine esthétique occupe
néanmoins une place primordiale dans la recherche par l’âme de la Vérité. Il conviendra
enfin de montrer les limites de cette analogie et de reconnaître que la Beauté, sous la
plume d’Augustin, renvoie à des modalités peu habituelles en philosophie, car elles
entrent d’emblée dans le domaine de la Foi et tiennent finalement d’une cruciale
dramatique de la prière, de la louange ou bien encore de la confession, etc.
C’est ainsi que nous pourrons espérer peu à peu nous élever enfin au Principe même
d’où participe toute beauté créée : Dieu, et nous intéresser à la spécificité de son
Introduction
30
appellation : « beauté de toutes les beautés » et visée première d’une recherche inquiète
de la facies Dei14 , que nous considérerons successivement en sa structure trinitaire et en
la Forme que lui donne le Christ en son incarnation et sa résurrection. Nous tenterons
ainsi d’esquisser les prolégomènes à ce que l’on pourrait appeler une ontothéologie
augustinienne de la Beauté, aimante et belle préparation en ce monde pour une Beauté
qui est au-delà de ce monde.
Introduction
31
14 Cf. Confessiones, I, V, 5 (PL 32) : « Noli abscondere a me faciem tuam : moriar, ne moriar, ut eam videam
- Ne me cache pas ta face : pour ne pas mourir, que je meure pour la voir ! »
PREMIÈRE PARTIE : LES BEAUTÉS D’ICI-BAS___________________________
CHAPITRE I :
SPECIES, FORMA, PULCHRITUDO : DÉFINITIONS
_____________________
§ 1. Species, forma : les corps ou les choses corporelles
ne tirent pas d’eux-mêmes leur beauté, mais d’une summa pulchritudo.
Il y a, sous la plume d’Augustin, plus de manières d’évoquer ou d’invoquer la beauté, de
parler d’elle, de se taire à son sujet ou de n’en point parler pour la laisser d’autant mieux
délivrer d’elle-même sa merveilleuse et incomparable parole, de s’adresser à elle, de la
révérer, de la louer, de la prier, de la définir, de regretter d’avoir cherché à la définir en
des termes indignes d’elle, de s’incliner, de se repentir ou de s’humilier devant elle, de la
faire admirer ou désirer sans avoir l’air d’en parler, etc., - plus de manières, en somme,
qu’aucune étude, fût-elle l’objet de toute une vie, ne suffirait jamais à dénombrer ou à
embrasser totalement15.
Cela tient de ce que, dans une mesure qu’il nous appartiendra de préciser tout au long
de ce pèlerinage philosophique à la suite de saint Augustin, l’œuvre entière de ce dernier
n’est elle-même pas autre chose qu’une longue, inquiète et progressive recherche de la
beauté. Dieu, « Beauté de toutes les beautés16 (pulchritudo pulchrorum omnium) », est en
effet la visée première de la démarche augustinienne et « cette Beauté vers laquelle
soupire [s]on âme jour et nuit17 (cui suspirat anima mea die ac nocte) »... Or cette quête,
comme en rend compte la célèbre complainte de regrets du livre X des Confessions, n’est
15 (Mais le but recherché n’est point tant de parvenir à quelque illusoire exhaustivité que d’aller tôt
à l’essentiel.)
16 Confessions, III, VI, 10, La Pléiade, t. 1, p. 823
17 Ibid., X, XXXIV, 53, p. 1016
pas évidente et est semée d’embûches qui retardent l’accomplissement plénier de notre
amour de la beauté :
Sero te amavi, pulchritudo tam antiqua et tam nova, sero te amavi ! Et ecce intus eras et ego foris et ibi te quaerebam et in ista formosa, quae fecisti, deformis irruebam. Mecum eras, et tecum non eram. Ea me
tenebant longe a te, quae si in te non essent, non essent. - Bien tard je t’ai aimée, ô Beauté si ancienne et
si nouvelle, bien tard je t’ai aimée ! Tu étais au-dedans, moi j’étais au-dehors, et là, je te cherchais :
sur tes gracieuses créatures, tout disgracieux, je me ruais. Tu étais avec moi, et je n’étais pas avec
toi. Loin de toi, elles me retenaient, elles qui ne seraient point, si elles n’étaient en toi18.
Ce « sero te amaui », exclamation devenue quasi proverbiale, révèle et résume en effet
toute la tribulation de l’âme humaine sur le chemin de la beauté - tribulation où l’âme,
étrangère à elle-même en même temps qu’à la vraie beauté, peine à voir et à devenir ce
qu’elle désire de devenir et de voir vraiment, et à trouver ce qu’elle cherche pourtant
avec le plus d’ardeur. Ce retard dû à l’aveuglement de l’âme par l’âme se reflète
immanquablement dans le travail d’écriture, et saint Augustin nous rappelle en diverses
occasions que tout travail de définition particulier, comme celui, crucial, de définition de
la beauté, est naturellement contraint d’évoluer et de s’amender pas-à-pas au fil du
temps, à l’image de sa propre œuvre considérée dans sa globalité : « Inveniet enim fortasse
quomodo scribendo profecerim, quisquis opuscula mea ordine quo scripta sunt legerit. - Qui lira
mes petits ouvrages dans l’ordre où ils furent écrits découvrira peut-être de quelle façon
j’ai progressé à mesure que je les écrivais19. » Car, comme le rappelle encore Augustin au
début de La Catéchèse des débutants, « maxime quia ille intellectus quasi rapida coruscatione perfundit animum, illa autem locutio tarda et longa est, longeque dissimilis, et dum ista volvitur,
iam se ille in secreta sua condidit - la pensée se répand dans l’esprit avec la rapidité de
l’éclair, alors que la parole est lente, longue et fort différente en cela de la pensée. Elle se
déroule, alors que déjà l’éclair de la pensée a disparu dans la nuit20 ». Autrement dit, de
l’aveu même d’Augustin, l’intuition, comme la beauté, nous étonne et fulgure, mais on ne
pourrait comprendre ce qui s’y rapporte, ni éclairer les questions qu’elle nous inflige,
sans un patient examen qui requiert inévitablement le langage et, plus exactement, exige
un affinement progressif du langage, ou un dépouillement laborieux de tout ce qui
Species, forma, pulchritudo : définitions
33
18 Confessiones, X, XXVII, 38 (PL 32)
19 Retractationes, Prologus, 3 (PL 32)
20 La Catéchèse des débutants, II, 3, La Pléiade, t. 3, p. 160
obscurcit l’énigme que le langage, précisément, tend à percer pour retrouver la pensée
distinctement conçue l’espace d’un éclair (coruscatio) :
Quis enim in hac vita nisi in aenigmate et per speculum videt ? Nec ipse amor tantus est, ut carnis disrupta caligine penetret in aeternum serenum, unde utcumque fulgent etiam ista quae transeunt. Sed quia boni proficiunt de die in diem ad videndum diem sine volumine caeli et sine noctis incursu, quem oculus non vidit, nec auris audivit, nec in cor hominis adscendit : nulla maior causa est, cur nobis in imbuendis rudibus noster
sermo vilescat, nisi quia libet inusitate cernere et taedet usitate proloqui. - Car, dans cette vie, qui donc
voit sinon en énigme et comme dans un miroir ? Notre amour n’est pas assez grand pour dissiper
les brouillards de la chair et laisser notre regard pénétrer le ciel sans nuages de l’éternité, qui
répand sa lumière même sur les choses qui passent. Mais, comme les hommes vertueux deviennent
de jour en jour plus capables de voir ce jour qui ne connaît ni révolution des astres ni tombée de la
nuit, ce jour que l’œil n’a pas vu, ni l’oreille entendu, et qui n’est pas monté au cœur de l’homme,
la principale raison qui fait que notre langage nous paraît bas lorsque nous instruisons les
débutants, c’est qu’il nous est agréable de contempler les choses d’en haut, et qu’il nous pèse
d’avoir à les expliquer entre les mots d’ici-bas21.
Comme un trésor incommensurable que nul coffre, nulle caverne même ne peut
contenir, la beauté dépasse le verbe humain, ce qui nous frappe avec tant d’éclat ne tient
dans nul écrin et la parole qui voudrait définir se trouve débordée. Pourtant saint
Augustin n’aurait sans doute pas écrit, comme Baudelaire :
J’ai essayé plus d’une fois, comme tous mes amis, de m’enfermer dans un système pour y prêcher à
mon aise. Mais un système est une espèce de damnation qui nous pousse à une abjuration
perpétuelle; il en faut toujours inventer un autre, et cette fatigue est un cruel châtiment. Et
toujours mon système était beau, vaste, spacieux, commode, propre et lisse surtout; du moins il me
paraissait tel. Et toujours un produit spontané, inattendu, de la vitalité universelle venait donner
un démenti à ma science enfantine et vieillotte, fille déplorable de l’utopie22.
Ni comme l’auteur de la Critique de la faculté de juger :
Il ne peut y avoir nulle règle objective du goût qui détermine par concepts ce qui est beau. Car tout
jugement dérivant de cette source est esthétique, autrement dit : c’est le sentiment du sujet, et non
un concept de l’objet, qui est son principe déterminant. Chercher un principe du goût, qui
Species, forma, pulchritudo : définitions
34
21 Ibid., II, 4, pp. 161-162
22 Charles Baudelaire, « Exposition universelle - 1855 - Beaux-arts; I. Méthode de critique. De l’Idée
moderne du Progrès appliquée aux beaux-arts. Déplacement de la vitalité », in Œuvres complètes, t.
2, La Pléiade, p. 575
fournirait le critérium universel du beau par des concepts déterminés, c’est une entreprise stérile
[…]23.
Mais, comme le poète moderne, saint Augustin a tôt saisi les limites de l’exercice de
définition des critères objectifs permettant de cerner la beauté. Désavouant le
matérialisme des tentatives de définition auxquelles il s’était livré lorsque, âgé de « peut-
être vingt-six ou vingt-sept ans24 », il avait composé un traité sur « le Beau et le Seyant
» (De Pulchro et Apto), égaré par la suite, il a exprimé en ces termes son regret de s’être fait
une « idée fausse » (falsa opinio) de la Beauté :
Ibat animus per formas corporeas et pulchrum, quod per se ipsum, aptum autem, quod ad aliquid accommodatum deceret, definiebam et distinguebam et exemplis corporeis astruebam. Converti me ad animi naturam, et non me sinebat falsa opinio quam de spiritalibus habebam verum cernere... Sed tantae rei
cardinem in arte tua nondum videbam, omnipotens, qui facis mirabilia solus. - Mon esprit cheminait à
travers les formes corporelles; je définissais (en les distinguant) le « Beau » comme l’« Harmonie en
soi », et le « Seyant » comme l’« Harmonieux par accord avec autre chose », construction appuyée
sur des exemples tirés des corps. Je me tournais ensuite vers la nature de l’esprit, mais l’idée fausse
que j’avais des êtres spirituels ne me permettait pas de discerner le Vrai... Je ne voyais pas encore
que le pivot d’un si grand problème résidait dans ton art à toi, ô Tout-Puissant qui seul fais des
merveilles25.
Nul doute qu’Augustin déplore d’avoir ainsi tenté, ou de s’être laissé tenter, d’enfermer «
les choses d’en haut dans les mots d’ici-bas » ou, ce qui revient au même, d’avoir
confondu la beauté qui vient du Ciel dans celle des formes corporelles considérées à
travers les « brouillards de la chair ». Car tel est bien le danger de la parole ou de la
pensée discursive qui cherche à éclaircir la pensée plus fugace et fulgurante de
l’intuition : de se laisser envahir par des mots ou par des paroles assourdissantes, d’être
emportée par une déferlante d’images ou de représentations tirées des corps et de se
perdre finalement dans les désirs, les songes, les visions imaginaires et tout ce qui
grouille et tourbillonne dans le « tumulte de la chair ».
Species, forma, pulchritudo : définitions
35
23 Emmanuel Kant, Critique de la faculté de juger, § 17 – « De l’idéal de la beauté », traduction
d’Alain Renaut, GF Flammarion, Paris, 1995, p. 211
24 Confessions, IV, XV, 27, La Pléiade, t. 1, p. 853
25 Ibid., IV, XV, 24, La Pléiade, t. 1, p. 851
La fameuse « extase » d’Ostie, rapportée par Augustin au livre IX des Confessions, et qui
relate l’élévation béatifique qu’il connut en communion avec sa mère, en Italie, peu de
temps avant la mort de cette dernière, s’ouvre justement sur une sorte d’injonction
impérieuse invoquant le silence et réclamant que parole et pensée s’affranchissent
précisément, degré par degré, de tout ce qui, dans l’univers corporel, obstrue l’accès de
l’âme au spectacle dont on sent bien qu’il est le plus beau : celui de l’« Être même ». Ce
récit, qui a suscité des interprétations aussi nombreuses que variées26, ne peut toutefois
pas ne pas se lire, rappelant en cela la révélation de l’Étrangère de Mantinée27 dans le
Banquet ou certaines pages des Ennéades28, comme une élévation graduelle de l’âme vers
la « source céleste » de la Beauté elle-même, et, en même temps, comme une forme
paradoxale de définition de cette Beauté et comme l’aveu, « en creux », qu’il n’y aura
jamais de définition possible de la Beauté que sous cette forme paradoxale « en creux ».
Mais d’abord, de quelle beauté s’agit-il dans cette « extase », aucun vocable latin n’y
faisant explicitement référence ? Pourquoi s’y agirait-il donc de beauté ? Et pourquoi, en
apparent contre-pied d’une certaine démarche anagogique qui voudrait que nous
partions d’abord des beautés d’ici-bas, qui ne laissent pas d’apparaître dans notre
expérience avec le plus d’évidence, ou du moins d’éclat, pour nous élever, ensuite
seulement, vers leur « source céleste », qui est la Beauté de Dieu, nous intéressons-nous
d’emblée à cet épisode qui semble hâter la course et vouloir franchir la ligne d’arrivée
avant même que d’avoir emprunté le chemin du parcours ? Et, plus fondamentalement
encore, en quoi ce passage des Confessions peut-il constituer, dès le commencement de
Species, forma, pulchritudo : définitions
36
26 Cf. essentiellement P. Henry, La Vision d’Ostie, Sa place dans la vie et l’œuvre de saint Augustin, Paris,
1938, et A. Mandouze, « L’extase d’Ostie : possibilités et limites de la méthode des parallèles
textuels », Augustinus Magister, Paris, Études augustiniennes, 1954, vol. I, pp. 67-84. Sur le thème,
plus spécifique, du silence nécessaire à la résonance d’une parole plus haute, lire aussi la belle
analyse de la contemplation d’Ostie telle que J.-L. Chrétien la développe dans Saint Augustin et les
actes de paroles, ch. VIII - « Se taire », p. 99.
27 Platon, Le Banquet, 209e-212c
28 Voir Plotin, Ennéades, V, 1, 2 (« Supposons en repos en elle [c’est-à-dire dans l’âme], non
seulement le corps qui l’entoure et son agitation, mais aussi ce qui l’enveloppe : repos à la terre;
repos à la mer, et à l’air, et au ciel [...] », mais aussi V, 5, 6 (« Qui veut voir la nature intelligible,
quittant toute représentation sensible, contemplera [...] » et V, 9, 1-2, qui citent d’ailleurs sans
équivoque le discours diotimien rapporté par Socrate dans Le Banquet.
notre réflexion, une si parlante icône de cette Beauté que nous cherchons à
comprendre ?
Reprenons, l’instant d’une comparaison, Baudelaire où nous l’avions laissé pour essayer
d’amorcer une réponse à ces questions. Si le poète-critique d’art n’a cessé de s’escrimer
contre ses propres essais de conceptualisation systématique du beau, et de se les
interdire, c’est qu’il a profondément éprouvé ce qu’il pouvait y avoir de sacrilège dans
l’entreprise consistant à définir le beau ou à vouloir l’« enfermer » dans de prétendues
règles objectives ou dans des critères fixes. L’on connaît son implacable argument, qui
sonne comme un lourd avertissement exprimé sur le mode de l’anathème :
Tout le monde conçoit sans peine que, si les hommes chargés d’exprimer le beau se conformaient
aux règles des professeurs-jurés, le beau lui-même disparaîtrait de la terre, puisque tous les types,
toutes les idées, toutes les sensations se confondraient dans une vaste unité, monotone et
impersonnelle, immense comme l’ennui et le néant. La variété, condition sine qua non de la vie,
serait effacée de la vie. [...] Le professeur-juré, espèce de tyran-mandarin, me fait toujours l’effet
d’un impie qui se substitue à Dieu29.
La comparaison entre l’évêque d’Hippone et l’auteur des Fleurs du Mal ne saurait être
filée trop longtemps, mais saint Augustin semble s’être également résigné, comme en
témoignent clairement ses rétractations au sujet du traité perdu, à se distancer de la
tentative de définition formelle et systématique de la beauté. Non pas complètement
(nous ne manquerons pas de recenser les percées conceptuelles qu’il a malgré tout
réalisées en d’éparses et nombreuses analyses), mais certainement au point de ne plus
s’aventurer dans des distinctions prédicatives et apodictiques qui le contraindraient à de
nouvelles réfutations. Baudelaire, en fin de compte, parle quant à lui de s’être «
orgueilleusement résigné à la modestie », pour trouver « asile dans l’impeccable naïveté »
du « sentir », la plus à même, pour le poète, de retrouver « à volonté » cette « enfance », ce
silence intérieur, cette native innocence grâce à laquelle la beauté, la nouveauté et la
vitalité du monde peuvent résonner et s’exprimer librement... Or, bien que le ton et
l’intention du désaveu soient fort différents d’une plume à l’autre, Augustin aussi a pris
le parti de ne pas enfermer la beauté dans des concepts, et il a aussi cherché à nous la
faire « sentir » ou désirer plutôt qu’à la définir.
Species, forma, pulchritudo : définitions
37
29 Charles Baudelaire, Ibid., pp. 577-578
C’est ce qu’atteste une bonne part du livre IV des Confessions, où Augustin raille l’usage
qu’il avait fait, dans son traité, des notions de « beau » (pulchrum) et de « seyant » (aptum),
et de leur distinction qu’il dénonce comme limitative, cachant derrière elle l’orgueilleuse
apparence d’une maîtrise et d’un savoir trompeurs qui, en réalité, cherchaient à
enfermer dans des catégories les « merveilles » (mirabilia) incommensurables de la
Beauté, qui ne sauraient s’y confiner. Là, comme en maintes autres occurrences, Augustin
confesse « le poids de [sa] superbe [qui] [le] faisait choir dans l’abîme30 » car, face aux
difficultés qu’il rencontrait, il a paru plus commode au jeune rhéteur, pour découvrir ce
qu’il cherchait vraiment à travers ses réflexions sur le beau et le seyant, de se réfugier
derrière l’illusion de compréhension que peut procurer la complexité des mots et des
concepts, plutôt que de reconnaître ses errances ou son ignorance.
Il ne peut donc encore s’agir ici de définir la beauté ou de s’avancer d’emblée dans
l’étude des vocables augustiniens qui explorent cette notion (si c’en est une) ou la
déclinent au fil de son œuvre. Ce que nous comprenons avant tout, à l’occasion de ces
confessions auxquelles donne lieu l’évocation du traité perdu, c’est que la pertinence de
la définition de la beauté ne peut répondre d’une entreprise qui chercherait à posséder
la beauté par concepts, comme s’y risquerait « un impie » qui voudrait « se substitue[r] à
Dieu ». Brossant l’autoportrait du jeune rhéteur qui cherche à impressionner ses amis en
les questionnant sur la Beauté, qui convoite d’associer son nom, en lui dédiant son
opuscule, à un orateur romain reconnu dont il ne connaissait pourtant guère plus que le
nom, qui se gargarise de termes grecs, comme ces fameuses « monade » et « dyade »31,
qui, dans l’environnement culturel d’Augustin, ne devaient être prononcés qu’aux lèvres
de l’élite et donner l’air savant32, qui s’enthousiasme à l’idée de pouvoir comprendre
l’univers tout entier grâce aux dix catégories d’Aristote, etc., l’on devine que saint
Augustin esquisse, en contrepoint, l’image tout opposée d’une approche plus patiente,
plus humble et plus simple de la problématique de la beauté :
Species, forma, pulchritudo : définitions
38
30 Confessions, IV, XV, 27, La Pléiade, t. 1, p. 853
31 Ibid., IV, XV, 24, La Pléiade, t. 1, p. 852
32 Cf. H.-I. Marrou, Saint Augustin et la fin de la culture antique, ch. II - « Le grec », pp. 27-46
Quid hoc mihi proderat, quando et oberat, cum etiam te, Deus meus, mirabiliter simplicem atque incommutabilem, illis decem praedicamentis putans quidquid esset omnino comprehensum, sic intellegere conarer, quasi et tu subiectus esses magnitudini tuae aut pulchritudini, ut illa essent in te quasi in subiecto sicut in corpore, cum tua magnitudo et tua pulchritudo tu ipse sis, corpus autem non eo sit magnum et pulchrum, quo corpus est, quia etsi minus magnum et minus pulchrum esset, nihilominus corpus esset ? Falsitas enim erat, quam de te cogitabam, non veritas, et figmenta miseriae meae, non firmamenta
beatitudinis tuae. - Tu es, en effet, ô mon Dieu, un être admirablement simple et immuable. Moi,
pensant que tout existant pouvait être embrassé par les dix prédicaments ci-dessus, je m’efforçais
de te comprendre selon ces catégories, comme si tu étais un sujet, avec ta grandeur ou ta beauté
comme attributs, comme si elles étaient en toi comme dans un sujet, un corps, par exemple, alors
que tu es toi-même ta propre grandeur et ta propre beauté (un corps, au contraire, n’est ni grand,
ni beau du simple fait qu’il est corps, car, fût-il moins grand et moins beau, il n’en serait pas moins
corps !). Mensonge, l’idée que je me faisais de toi, et non vérité ! Artifice, fruit de ma misère, et non
solide fermeté de ta béatitude33 !
Manipuler le concept de beauté, prévient au fond saint Augustin, ce ne peut donc être la
même chose, pour reprendre le langage aristotélicien duquel l’auteur des Confessions se
distancie, que de disserter sur certaines attributions accidentelles d’une quelconque
substance. Car la beauté (comme nous avons commencé de l’entrevoir dans les passages
cités plus haut) n’est pas un attribut parmi d’autres. Elle n’est pas un attribut de Dieu,
puisque « [Dieu] es[t] [lui]-même [s]a propre grandeur et [s]a propre beauté (tua magnitudo
et tua pulchritudo tu ipse sis) », de sorte que la beauté de Dieu, c’est Dieu lui-même et non
un quelconque qualificatif d’un quelconque sujet-Dieu. Et, dès lors, la beauté ne saurait
être non plus considérée comme un attribut quelconque de tout autre sujet, et
notamment des choses corporelles ou du corps. Certes, que la grandeur ou la beauté
d’un corps soit diminuée n’en altère pas pour autant sa substance de corps (etsi minus
magnum et minus pulchrum esset, nihilominus corpus esset ?), mais que la beauté soit ici traitée
par Augustin, comme en maintes autres pages, comme l’essence même de Dieu, invite
immanquablement à reconsidérer, sous l’angle de cette appartenance divine, la spécificité
de la beauté des choses corporelles ou du corps.
Relevons aussi d’ores-et-déjà qu’Augustin n’envisage jamais que la beauté d’un corps ait
totalement disparu, la laideur absolue étant pour lui tout aussi impossible que l’absence
totale de Dieu : de même, en effet, que la grâce de Dieu peut faire naître une belle œuvre
Species, forma, pulchritudo : définitions
39
33 Confessions, IV, XVI, 29, La Pléiade, t. 1, p. 854
à partir d’une œuvre coupable de l’homme34, de même d’un corps laid la beauté ne peut
s’être jamais totalement dérobée qu’aux yeux de ceux qui auraient omis d’y déceler celle
en laquelle Dieu n’a pu manquer de laisser son empreinte35. Mais de la recherche de
cette empreinte, comme « de la contemplation des choses éternelles (contemplatio
aeternorum) », l’âme est « détournée par le souci de la volupté sensible », qui lui fait
chercher inquiètement dans le sensible ce qui ne se trouve qu’en Dieu et dans la
quiétude « des choses éternelles »36. De manière générale, donc, Augustin fait remarquer
que la beauté ne saurait jamais disparaître entièrement du sensible, fût-ce dans la
laideur : puisque la beauté est Dieu, et vient de Dieu, elle est indivisible et inaltérable,
même dans les corps, qui eux sont néanmoins corruptibles (mais qui ne tirent pas d’eux-
Species, forma, pulchritudo : définitions
40
34 Cf. De Musica, VI, XI, 30 (PL 32) : « Adulterium autem in quantum adulterium est, malum opus est :
plerumque autem de adulterio nascitur homo, de malo scilicet hominis opere bonum opus Dei. - L’adultère,
en tant qu’adultère, est une œuvre coupable; mais de l’adultère il naît souvent un homme, c’est-à-
dire d’une œuvre coupable de l’homme, une œuvre excellente de Dieu. » Tendre allusion à son fils,
ou discret hommage écrit peu après la mort de ce dernier peut-être, ce raisonnement mainte fois
repris et généralisé par Augustin n’indique-t-il pas déjà que, pour le récent baptisé de retour
d’Ostie à Thagaste, tout péché peut donner un beau fruit et toute laideur contient quelque beauté
non encore pleinement découverte ?
35 Cela est encore expliqué sans détour au livre III du Libre arbitre (III, [IX,] 24-25, La Pléiade, t. 1,
pp. 510-511) : « C’est par malveillance que l’on dit : “[Cette créature]-ci n’aurait pas dû être” [...] [ou]
celle-ci aurait dû être telle. » Pour Augustin, toute créature (même celle que l’on juge laide,
imparfaite voire « éliminable ») doit donc être dite et considérée « belle dans son propre genre (in
suo tamen genere pulchram) », et « mérite, selon sa mesure, d’être louée ». En juger autrement serait
ainsi commettre l’une ou l’autre erreur : vouloir ajouter à la perfection des choses parfaitement
créées par Dieu, ou en vouloir diminuer la perfection en désirant carrément les éliminer...
36 Cf. De Musica, VI, XIII, 39 (PL 32) : « Amor igitur agendi adversus succedentes passiones corporis sui, avertit animam a contemplatione aeternorum, sensibilis voluptatis cura eius avocans intentionem... Avertit etiam amor de corporibus operandi, et inquietam facit... Avertunt phantasiae atque phantasmata... et ex his
curiositas nascitur ipso curae nomine inimica securitati, et vanitate impos veritatis. - Ainsi, l’amour de
l’action à l’encontre des impressions successives du corps détourne l’âme de la contemplation des
choses éternelles, en détournant sa visée par le souci de la volupté sensible [...]. Elle s’en détourne
dans l’amour de l’action sur les corps, ce qui la rend inquiète [...]. Elle s’en détourne dans les
souvenirs et les phantasmes [...]. [...] De là naît la curiosité, ennemie de la paix, comme son nom
l’indique, et incapable, à cause de sa légèreté, d’atteindre la vérité. » Augustin joue sur les
différences de sens entre les mots cura, curiositas et securitas, qui ont tous la même étymologie. La
curiosité est le souci (cura) de connaître, déployé hors de la sécurité (securitas) de la vérité
immuable de Dieu, tandis que la vraie « sécurité », ou paix, de l’âme provient du « souci » de Dieu,
à savoir la piété, par opposition à l’éparpillement de l’âme dans la curiosité.
mêmes leur beauté). En revanche, l’âme humaine, qui perçoit la beauté, est quant à elle
soumise à la tentation, de sorte que, selon que l’orgueil l’éloigne plus ou moins de Dieu,
elle peut également occulter plus ou moins la beauté de Dieu dans les choses qu’elle
perçoit. Ainsi, la beauté perçue par l’âme dans les corps peut soit provenir de la grâce de
Dieu, lorsque l’âme reconnaît, pour la louer, la grandeur et la beauté du Créateur dans la
beauté de ses créations, soit résulter d’une confusion coupable et délibérée entre
l’aveugle désir de jouir de la création au mépris de Dieu qui est la source de toute vraie
beauté, et la jouissance véritable de Dieu, à laquelle nous convient et nous renvoient par
leur éclat les périssables beautés d’ici-bas. Inversement, la laideur procède toujours d’un
abandon de Dieu par l’âme, - de cet insatiable désir de jouir de la création au mépris du
Créateur, - soit que les beautés d’ici-bas soient souillées par l’orgueil, la convoitise de la
chair ou la convoitise des yeux, soit que la laideur - de frères humains singulièrement -
ne soit que le reflet de notre dégoût ou de notre mépris pour tout ce qui, dans la
difformité ou la maladie, la souffrance, la misère ou la pauvreté, requérait au contraire, à
l’image de la charité poétique d’un Baudelaire pour la mendiante « dont la robe par ses
trous / laisse voir la pauvreté / et la beauté », la charité plénière de notre amour et de
notre engagement concret. Dans le Sermon 18, saint Augustin rappelle en effet que Dieu
nous interrogera en ces termes lors du Jugement dernier : « Quand j’ai placé mes petits
pauvres sur la terre, je les ai institués vos commissionnaires pour porter vos bonnes
œuvres dans mon trésor : vous n’avez rien déposé dans leurs mains, c’est pourquoi vous
ne possédez rien auprès de moi ». Combien de fois la laideur que nous avons cru croiser
n’était-elle pas davantage le symptôme d’un détournement de notre cœur vis-à-vis de ce
qui, en quelque manière, implorait plutôt notre attention ou notre secours37 ? La beauté
n’est-elle pas le trésor que nous constituons par nos bonnes œuvres, et la laideur le triste
fruit que, par manque de charité, nous faisons croître le reste du temps ?
Cette question de proportion n’est pas indifférente pour comprendre la façon dont on
peut chercher, avec Augustin, à définir la beauté, c’est-à-dire aussi, nécessairement, la
part qu’elle occupe en cette vie et, autant qu’il est possible d’en connaître quelque
Species, forma, pulchritudo : définitions
41
37 L’on se souvient de la frappante remarque de Rilke : « [Peut-être] tous les dragons de notre vie
sont-ils des princesses qui n’attendent que le moment de nous voir un jour beaux et courageux.
Peut-être tout ce qui est effrayant est-il, au fond, ce qui est désemparé et qui requiert notre aide.
» [Rainer Maria Rilke, Lettres à un jeune poète (lettre du 12 août 1904), Gallimard (NRF/Poésie), Paris,
1993, p. 111]
chose, dans l’autre vie après cette vie. L’un des raisonnements les plus éclairants à ce
propos se trouve dans le De immortalitate animae, où saint Augustin, bien que nous
n’ayons trouvé chez aucun commentateur la moindre remarque sur ce rapprochement,
associe ultimement à la « souveraine beauté » (summa pulchritudo) la puissance de
transmettre leur forme (et en même temps leur beauté selon leur ordre) aux choses
inférieures (à savoir l’âme, puis les corps, respectivement). C’est, sinon la première fois,
du moins l’une des toutes premières fois sous la plume d’Augustin que la toute-
puissance et la toute-excellence de Dieu sont qualifiées de « souveraine beauté ». En
outre, la forme (ou species) propre transmise à l’âme et au corps n’est dès lors considérée
que comme un don de Dieu sans lequel elle ne saurait exister, et comme la dépositaire
irréductible de la souveraine beauté de Dieu.
Ce n’est pas ici le lieu de reprendre tout le raisonnement du De immortalitate animae,
mais cet ouvrage contient une démonstration capitale pour commencer de saisir la part
et la place que tient la beauté dans l’Être et aux différents échelons de l’Être que
forment notamment l’âme et le corps. Rappelons simplement qu’Augustin oppose
d’abord le corps (humain) à l’âme, en tant que le premier est muable, c’est-à-dire sujet au
changement, tandis que la seconde, en tant qu’elle est (ou est inséparable de) la raison,
est à ce titre immuable (Augustin illustre ceci par la raison mathématique, car il est
toujours vrai que deux et deux font quatre, de sorte que, si l’âme est inséparable de la
raison, voire s’y identifie tout à fait, elle est dès lors aussi immuable que les vérités
qu’elle découvre par la raison). Augustin poursuit en montrant que, de même que, par la
constance, toute vertu demeure immuablement vertu alors même qu’elle agit, c’est-à-dire
meut sans être elle-même muable, de même l’âme meut, notamment le corps, sans être
mue elle-même. La constante intention d’agir résume ce paradoxe selon lequel l’âme a
donc la capacité de mouvoir des choses muables sans être mue : c’est, pour Augustin,
l’occasion d’introduire l’analyse célèbre qu’il développera au livre XI des Confessions, à
savoir que, tout corps étant nécessairement mu dans le temps, seule l’âme a la capacité
d’opérer ce mouvement sans y être elle-même soumise, faute de quoi elle ne saurait
préserver sa constance. Or, comment l’âme, sans être constante et immuable, pourrait-
elle mouvoir le corps ? Comment, sans la mémoire de l’intention qui l’a déclenché, l’âme
pourrait-elle mener à son terme le mouvement du corps initié par elle ? Et comment
pourrait-elle y parvenir sans en attendre et en prévoir la fin, qui est à venir ? Autrement
Species, forma, pulchritudo : définitions
42
dit, comment expliquer la continuité du mouvement corporel sans la constance et
l’immuabilité de l’intention agissante (virtus) de l’âme ?
S’ensuit cette affirmation étonnante d’Augustin : « si [...] manet aliquid immutabile in
animo, quod sine vita esse non possit; animo etiam vita sempiterna maneat necesse est - s’il y a
quelque chose d’immuable dans l’âme et qui ne puisse être sans la vie, il est nécessaire
que l’âme ait la vie éternelle38 ». Pour étoffer l’assertion, le raisonnement d’Augustin
s’appuie sur les arts libéraux, dont la discipline permettrait justement d’atteindre ce «
quelque chose d’immuable » dans l’âme qui, comme la « raison des nombres » (ratio
numerorum), demeure éternellement. Mais pour que l’âme ait la vie éternelle ou, ce qui
revient au même, soit immortelle, il faut établir que ce « quelque chose d’immuable dans
l’âme », tel que la « raison des nombres » ou, par exemple, les vérités mathématiques en
général, ne pourrait aucunement être sans la vie. Reprenant quasiment mot pour mot
une sentence de Plotin39, Augustin souligne que « l’âme ne peut être là où il n’y a pas la
vie40 ». Comment démontre-t-il cela ? Sous la forme d’une affirmation : « Nusquam porro
esse quod est, vel quod immutabile est non esse aliquando non potest - Au fond il ne se peut pas
que ce qui est ne soit nulle part, ni que ce qui est immuable cesse un jour d’être.41 »
Puisque, en somme, la « raison des nombres » existe, et est éternelle, l’âme, qui en est la «
demeure », ou le « siège » (sedes), par l’intermédiaire des arts libéraux, est donc elle-même
éternelle.
Relativement à la beauté, Augustin suggère finalement dans le De immortalitate animae
qu’elle est la puissance souveraine, et la plus excellente, qui livre leur forme (species)
propre à toutes les choses qui, nécessairement, lui sont inférieures, et notamment les
âmes et les corps. Sans encore justifier explicitement l’expression « summa pulchritudo -
souveraine beauté », qui surgit sans prévenir sous sa plume, ni sans expliquer comment
cette beauté souveraine imprime leur forme aux choses inférieures, saint Augustin
l’associe déjà à la source suprême de toute vie, de laquelle découlent toutes les formes,
Species, forma, pulchritudo : définitions
43
38 L’Immortalité de l’âme, 5, La Pléiade, t. 1, p. 257
39 Ennéades, IV, 7, 2
40 L’Immortalité de l’âme, 5, La Pléiade, t. 1, p. 257 (« At ut sedes arti nulla sine vita est, ita nec vita cum
ratione ulli nisi animae. »)
41 Idem.
de l’âme, du corps ou des choses corporelles. Or cette « forme », ou species, n’est pas
présentée par Augustin comme une propriété ou une qualité objective de l’âme ou du
corps. En effet, cette species, reçue de la souveraine beauté, leur est littéralement «
transmise » (tradere), mais non pas au sens d’une incorporation matérielle : bien plutôt au
sens d’une transmission ontologique. Augustin le précise en ces termes :
Quod si non id quod est in mole corporis, sed id quod in specie facit corpus esse, quae sententia invictiore ratione approbatur: tanto enim magis est corpus, quanto speciosius est atque pulchrius; tantoque minus est, quanto foedius ac deformius; quae defectio non praecisione molis, de qua iam satis actum est, sed speciei
putatione contingit. - Ce n’est pas sa masse mais sa forme (species) qui fait être un corps, proposition
prouvée par un raisonnement invincible. En effet, le corps est d’autant plus lui-même qu’il est
mieux formé et plus beau (speciosus atque pulchrius); et il est d’autant moins lui-même qu’il est plus
laid (foedius) et moins bien formé (deformius). Cette diminution (defectio) n’est pas due à un
retranchement (praecisio) de sa masse mais à une privation (putatio) de sa forme (species)42.
J.-M. Fontanier fait justement remarquer43, au sujet de ce passage, qu’il contient une
apparente tautologie en réalité fort révélatrice : en effet, la proposition « sa forme (species)
[est ce] qui fait être un corps » est démontrée à partir de l’affirmation « en effet, le corps
est d’autant plus lui-même qu’il est mieux formé et plus beau (speciosus atque pulchrius) ».
La synonymie speciosus/pulcher renverse la tautologie en apportant la nuance d’après
laquelle ce qui fait l’être d’un corps dans sa plénitude, c’est-à-dire sa forme, ce n’est
autre que cette beauté qu’Augustin désignera plus spécifiquement à la fin du De
immortalitate animae comme la « souveraine beauté » (summa pulchritudo). Le De vera
religione le reformulera encore plus nettement :
Quoniam quidquid est, quantulacumque specie sit necesse est; ita etsi minimum bonum, tamen bonum erit, et ex Deo erit. Nam quoniam summa species summum bonum est, minima species minimum bonum est. Omne autem bonum, aut Deus, aut ex Deo. Ergo ex Deo est etiam minima species. Sane quod de specie, hoc etiam
de forma dici potest. Neque enim frustra tam speciosissimum, quam etiam formosissimum in laude ponitur. -
Car tout ce qui est a nécessairement une species, si infime soit-elle. C’est donc un bien, si minime
soit-il, et il vient de Dieu. En effet, puisque la species suprême est le bien suprême, une species
minime est un bien minime. Or tout bien, soit est Dieu, soit vient de Dieu. Donc même une species
minime vient de Dieu. Bien entendu, ce qui se dit de la species peut se dire aussi de la forma : car ce
n’est pas sans raison qu’on loue pareillement ce qui est speciosissimum et ce qui est formosissimum44.
Species, forma, pulchritudo : définitions
44
42 Ibid.,13, p. 263
43 J.-M. Fontanier, La Beauté selon saint Augustin, p. 30
44 De vera religione, 18, 35 (PL 34)
Voici clarifiée la question de proportion que nous soulevions un peu plus haut, et dont
l’objet, pour nous ici, était de comprendre de quelle façon l’on peut chercher, avec
Augustin, la part que la beauté occupe en cette vie et, autant qu’il est possible d’en
connaître quelque chose, dans l’autre vie après cette vie. Puisque « tout ce qui est a
nécessairement une species », lequel terme saint Augustin fait délibérément évoluer à
l’entour de forma, autant que de pulchritudo, afin d’engendrer une proximité et une
variation terminologiques suggestives, il convient d’en élucider les conséquences sur la
species du corps et sur celle de l’âme. Remarquons d’abord que, au sujet du corps,
Augustin ne nous dit pas ce qu’est précisément cette species qui le fait être, mais plutôt
que cette dernière est proportionnelle à la plus ou moins grande plénitude de la forma et
de la pulchritudo du corps. Le raisonnement opère négativement ou « en creux », en ce
sens qu’Augustin nous fait réfléchir à l’envers et métaphoriquement. Ne s’attardant pas
sur ce qui constitue le corps à proprement parler, il préfère démontrer, en recourant au
célèbre sophisme éléate, que l’être du corps ne peut être anéanti :
Potest igitur infinite caedendo infinite minui, et ideo defectum pati atque ad nihilum tendere, quamvis pervenire nunquam queat. Quod item de ipso spatio et quolibet intervallo dici atque intellegi potest. Nam et de his etiam terminatis, dimidiam, verbi gratia, partem detrahendo, et ex eo quod restat, semper dimidiam,
minuitur intervallum, atque ad finem progreditur, ad quem tamen nullo pervenitur modo. - Il peut être
divisé, diminué, et, ainsi, décliner, et tendre au néant, sans jamais y parvenir. On peut en dire et en
penser autant de l’espace. Car, par exemple, même si l’on diminue de moitié des parties
déterminées, et, à partir de cette moitié, si l’on diminue toujours par moitié l’intervalle, on se
rapproche de la fin, sans l’atteindre pourtant jamais45.
Augustin ne parle pas ici de l’incorruptibilité du corps : l’exemple de la cire46, qui peut se
changer totalement en fumée sous l’effet de la chaleur du feu, est assez convaincant à cet
égard. Il vise donc plus spécifiquement l’incorruptibilité de la puissance qui fait être le
corps, à savoir la species. Or, cette species même ne fait être le corps que d’autant que
celui-ci est « mieux formé et plus beau » (speciosus atque pulchrius), ce qui signifie,
inversement, que tout corps est nécessairement plus ou moins bien formé et, partant,
plus ou moins beau.
Species, forma, pulchritudo : définitions
45
45 L’Immortalité de l’âme, 12, La Pléiade, t. 1, pp. 262-263
46 Cf. Ibid., 8, p. 259
Que nous enseignent ces apparentes tautologies ? D’abord que « le corps ne peut être
privé de sa species, c’est-à-dire de ce qui fait qu’il est un corps », ou plutôt qu’il ne peut
l’être sans cesser d’être un corps. S’il est évident que, si ce qui fait que quelque chose est
n’est plus, cette chose ne peut dès lors plus être, c’est toutefois l’occasion pour Augustin
d’apporter un argument crucial pour préciser ce point : « nulla res se facit aut gignit,
alioquin erat antequam esset - aucun être ne se fait ni ne s’engendre lui-même; autrement,
il serait avant d’être47 ». La tautologie s’efface donc devant l’évidence qu’un être n’est
que tant qu’il est maintenu dans l’être par une puissance supérieure. En effet, ou bien le
corps n’a pas été engendré, et, puisqu’il est, il a nécessairement été de toute éternité, ou
bien il a été engendré, et dans ce cas le corps ne peut s’être engendré lui-même.
Augustin montre qu’il n’est pas possible que le corps n’ait pas été engendré, car s’il ne
l’a pas été, c’est qu’il se serait engendré lui-même et qu’il aurait par là-même la
puissance de se maintenir dans l’être de façon autonome. Mais le corps, ainsi que le
montrent assez l’exemple de la cire changée en fumée sous l’effet du feu, ou la mort du
corps humain, est évidemment muable et corruptible, de sorte qu’il n’a ni la puissance
de se maintenir seul dans l’être, ni celle de s’être engendré lui-même. C’est donc qu’il a
été engendré par une puissance qui ne lui est pas propre et qui lui est par conséquent
supérieure :
Oportet enim facientem melius aliquid habere ad faciendum, quam est id quod facit. [...] Universum igitur corpus ab aliqua vi et natura potentiore atque meliore factum est, non utique corporea. Nam si corpus a corpore factum est, non potuit universum fieri. Verissimum est enim quod in exordio ratiocinationis huius
posuimus, nullam rem a se posse fieri. - Car celui qui fait a nécessairement quelque chose de meilleur
que ce qu’il fait [...]. Donc l’ensemble des corps a été fait par une force, une nature plus puissante
et meilleure, qui n’était pas corporelle. Car, si un corps a été fait par un corps, ce corps-là n’a pas
pu faire l’univers des corps. Car il est tout à fait vrai que, comme nous l’avons posé dans notre
raisonnement de départ, aucune chose ne peut se faire elle-même48.
Nous n’allons pas encore dérouler ici les conséquences de ces conclusions pour l’âme
elle-même. Retenons déjà, pour l’instant, que ce qu’Augustin désigne par species n’est
autre, pour le corps, que cette puissance incorporelle, supérieure et meilleure, qui lui
transmet, en même temps que son être, sa forme et sa beauté. Mais, si l’existence et la
nécessité de cette transmission sont démontrées par un raisonnement irréfutable, il n’en
Species, forma, pulchritudo : définitions
46
47 Cf. Ibid., 14, p. 263
48 Ibid., 14, p. 264
demeure pas moins que la species, la forma et la pulchritudo d’un corps, au sujet
desquelles saint Augustin nous confie que « ce qui se dit de la species peut se dire aussi
de la forma » et que ce qui est « mieux formé » (speciosus) est aussi « plus beau
» (pulchrius), ne sont encore ni clairement distinguées, ni totalement élucidées. Nous
devrons donc poser la question : qu’est-ce que la species, la forma et la pulchritudo d’un
corps ? Et : peut-on seulement en connaître l’origine ou la nature ?
Le premier élément de réponse qu’Augustin nous livre au paragraphe 8, 13 du De
immortalitate animae est que l’adjectif pulcher s’applique à un état optimal du corps,
puisque ce dernier est d’autant plus beau (pulchrius) qu’il est mieux formé (speciosus). L’on
peut donc admettre, en premier lieu, que l’être du corps est proportionnel à sa
pulchritudo. Mais l’évocation, par constraste, d’un corps plus laid (foedius) et moins bien
formé (deformius) nous rappelle cependant que la perfection formelle du corps peut aussi
connaître des altérations, voire des défauts. Or, Augustin ne s’attarde jamais à analyser
cette laideur ou cette difformité du corps - et du corps humain en particulier. Pour lui,
cette laideur ou cette difformité corporelles ne sont pas des choses en soi, ne sont rien
par elles-mêmes, car elles ne prennent sens qu’à travers notre regard et notre jugement :
ainsi, la laideur et la difformité véritables, sur lesquelles Augustin insiste cette fois de
toute sa force, ne sont jamais que celles qui menacent l’âme - foyer de notre regard et de
notre jugement sur nous-mêmes et sur autrui. Si, donc, il existe une certaine
imperfection du corps, c’est-à-dire une species-forma amoindrie, seules importent en
vérité les intentions et les pensées qui naîtront dans le cœur de celui qui portera
jugement sur cette imperfection de son propre corps ou de celui d’autrui. Cela seul
compte pour Augustin, qui s’appuie sur l’Écriture pour le rappeler de mille manières : «
Dieu, écrit-il dans le Contre un adversaire de la Loi et des Prophètes, le bien suprême et
véritable, a créé tout ce que nous voyons, et les choses plus parfaites que nous ne voyons
pas49 ». Dès lors, nous invite-t-il dans le dixième traité sur l’Évangile de saint Jean, « que
tous nos désirs aient pour objet la vie éternelle. Que tous nos soupirs s’élèvent vers
Jésus-Christ : il est l’unique beauté; il a aimé ceux mêmes que déparait la laideur, afin de
Species, forma, pulchritudo : définitions
47
49 Contra aduersarium Legis et Prophetarum, I, 10, 13 (PL 42) : « Deum tamen verum summum et bonum
fecisse cuncta, quae cernimus et quae meliora non cernimus ».
les rendre beaux; souhaitons donc de lui être unis !50 » Qu’est-ce que cela signifie pour
notre appréhension de la laideur ou de la difformité du corps ? S’il n’y a de vraie beauté
qu’en Jésus-Christ, cela signifie qu’en tournant notre regard vers les corps nous ne
pouvons que le détourner en même temps « des choses plus parfaites que nous ne
voyons pas » et de « l’unique beauté »... Ainsi, l’homme qui convoite la beauté d’un corps
ou se complaît à admirer sa propre beauté, ou l’homme qui, inversement, dédaignera la
laideur, la difformité ou l’infirmité d’un corps ou s’affligera de sa propre laideur ou de
telle ou telle difformité ou infirmité, un tel homme ne sera jamais qu’« un être hideux51
», n’hésite pas à écrire Augustin, puisqu’il aura défiguré son âme en l’attachant à
chercher dans le visible ce qui est « absolument invisible52 », dans les choses corporelles
une beauté dont il a été démontré qu’elle ne saurait trouver son origine dans le corps, et
dans l’amour de soi (ou d’autrui accaparé pour soi) la beauté orgueilleuse et trompeuse
qui méprise la souveraine et supérieure beauté « qui rend beau tout ce qui est beau53 » et
qui « vient de Dieu54 » seul.
« Le premier malheur de l’homme fut de s’être aimé55. » Car, cherchant son intérêt, et
centrant sur lui-même son infinie puissance d’aimer, il se détourne de la source de cet
infini dont il n’est pas l’auteur et ne se tourne donc vers autrui que pour le tromper et le
nier en n’y puisant que ce qui pourra satisfaire son propre intérêt au mépris de l’intérêt
d’autrui. S’aimer soi-même c’est aussi, toujours, s’attacher aux choses extérieures et
corporelles puisque, centrant sur soi-même son infinie puissance d’aimer, cette
Species, forma, pulchritudo : définitions
48
50 Cf. In Euangelium Ioannis tractatus, X, 13 (PL 35) : « totum desiderium vitae aeternae sit. Omnia
suspiria Christo anhelent : ille unus pulcherrimus, qui et foedos dilexit ut pulchros faceret, desideretur ».
51 Sermons inédits. Quatrième supplément. Deuxième section. Sermons sur les fêtes de l’année (I). Vingt-sixième sermon sur la Nativité du Sauveur (VI). 3. Incarnation du Verbe et 4. La vraie beauté, c’est la
chasteté. (Traduction de MM. les abbés BARDOT et AUBERT in Suite du Tome XIème, Œuvres
complètes de saint Augustin, traduites pour la première fois en français, sous la direction de M.
Raulx, Bar-Le-Duc, L. Guérin et Cie Éditeurs, 1868, pp. 242 à 748.)
52 Cf. De diuersis quaestionibus octoginta tribus, 30 (PL 40) : « Ipsa tamen pulchritudo, ex qua pulchra sunt
quaecumque pulchra sunt, nullo modo est visibilis. - Cependant la beauté même qui rend beau tout ce
qui est beau est absolument invisible. »
53 Idem.
54 De vera religione, 18, 35 (PL 34)
55 Sermones, XCVI, 2, 2 (PL 38) : « Prima hominis perditio, fuit amor sui ».
puissance se change nécessairement en avidité, tout en dehors de soi-même devenant
motif d’accaparement. Pensant pouvoir nous les approprier, nous désirons ainsi les beaux
corps et la beauté corporelle, les richesses et les biens extérieurs, qui, muables et
corruptibles par nature, nous font en réalité devenir vains à force de poursuivre des
vanités :
Qu’est-ce que la parole ? Le miroir du cœur. Il faut qu’il soit laid ou beau et, par conséquent, digne
de blâme ou de louange. C’est lui qui nous fait « bénir Dieu et maudire l’homme, qui a été créé à
l’image et à la ressemblance de Dieu (1) ». « L’homme bon, dit l’Évangile, tire de bonnes choses
d’un bon trésor et l’homme mauvais tire de mauvaises choses d’un mauvais trésor (2) ». Voilà en
quoi consistent la laideur du cœur, et aussi sa beauté. Place-toi du côté où brillent les rayons du
soleil, où se trouve le Dieu de charité. Je ne veux point que tu te complaises dans les agréments
extérieurs dont la nature peut t’avoir doué. Que, sur ton visage, de vives couleurs se marient à la
blancheur du teint, que la beauté de ta figure se trouve rehaussée par celle de tes yeux et que
l’élégance de tes formes mette le comble à ta perfection, tu ne seras jamais qu’un être hideux, et tu
seras toujours noté comme tel, si tu ne cherches point Dieu dans la simplicité de ton cœur.
L’homme voit le visage, Dieu voit le cœur. Cherche donc à briller là où le Christ a bien voulu
établir sa demeure. C’est pourquoi l’apôtre Paul a dit : « Ne savez-vous pas que vous êtes le temple
de Dieu et que l’Esprit de Dieu habite en vous ? Or, si quelqu’un profane le temple de Dieu, Dieu
le perdra; car le temple de Dieu est saint, et c’est vous qui êtes ce temple (3) »56. [(1) Jc 3, 9. - (2) Mt
12, 35. - (3) 1 Co 3, 16-17.]
Rechercher dans les corps la beauté, c’est abandonner Dieu, prévient en fait Augustin. Et
c’est s’abandonner soi-même. Si je me complais dans les agréments d’un beau corps,
d’un beau visage, d’une belle apparence, est-ce que, d’abord, je ne jette pas ma puissance
d’aimer dans ce qui, par nature, est fragile et périssable ? Est-ce que je ne condamne pas
l’infini de ma capacité d’aimer à la finitude d’un corps immanquablement voué à la
détérioration et à la mort ? Ensuite, et plus gravement encore, est-ce que, par là-même, je
ne fais pas l’impasse sur ce qui, en moi comme en autrui, est invisible et immuable, mais
infiniment plus digne de mon amour ? N’y a-t-il pas, en moi comme en autrui, une
éternelle source de beauté éternellement aimable ?
Species, forma, pulchritudo : définitions
49
56 Sermons inédits. Quatrième supplément. Deuxième section. Sermons sur les fêtes de l’année (I). Vingt-sixième sermon sur la Nativité du Sauveur (VI). 3. et 4.
§ 2. Caritas est animae pulchritudo : d’où seule provient la vraie beauté.
Saint Augustin cite la première épître de l’apôtre Paul aux Corinthiens pour nous poser
cette même question et y répondre aussitôt : « Ne savez-vous pas que vous êtes le temple
de Dieu et que l’Esprit de Dieu habite en vous ? Or, si quelqu’un profane le temple de
Dieu, Dieu le perdra; car le temple de Dieu est saint, et c’est vous qui êtes ce temple57 ».
Cela signifie, pour en revenir à l’élucidation des vocables augustiniens (species, forma,
pulchritudo), que tout homme, corps et âme, est « le temple de Dieu », de sorte que la
species-forma de ce corps et de cette âme non seulement vient de Dieu, mais tire sa
pulchritudo de la dignité de « temple de Dieu » de ce corps et de cette âme. Or, la dignité
de ce temple - nous le comprenons grâce à la référence d’Augustin à l’Évangile de saint
Matthieu - est proportionnelle à notre « bonté », en quoi consiste la « beauté » de notre «
cœur » : le « bon trésor », duquel nous tirons toutes « bonnes choses », c’est la « charité »,
et c’est par elle que nous sommes le digne temple de Dieu.
Ce « glissement » de sens, qui fait passer la pulchritudo dans le champ théologal, ne fait
pas pour autant déserter celle-ci du sensible. Devenir par la charité un digne temple de
Dieu, ce n’est pas se désincarner en cessant d’être un corps ou en ne percevant plus la
nature sensible des corps. En revanche, le cœur converti accueillant Dieu n’aura plus le
même regard sur le corps, ni n’en aura la même perception. En effet, le couple species-
forma, qu’Augustin décrit dans le De immortalitate animae comme la cause informante du
corps, est aussi la cause de sa plus ou moins grande perfection, dont la pulchritudo
semble constituer à la fois le principe souverain (summa pulchritudo) et l’accomplissement
optimal, puisqu’un corps est d’autant plus beau (pulchrius) qu’il est mieux formé
(speciosus). Or, l’équivocité de species est de désigner aussi bien la forma muable et
sensible du corps, c’est-à-dire distincte et apparaissante, que la puissance incorporelle et
immuable qui la fait être. Le vingt-sixième Sermon sur la Nativité lève une partie de cette
difficulté en affirmant que la pulchritudo réside dans le cœur et qu’elle provient de Dieu.
En d’autres termes, ce qui fait la beauté ou la laideur du corps, ce n’est pas une propriété
corporelle ou objective, mais la beauté ou la laideur du cœur qui le regarde. « L’homme
voit le visage, Dieu voit le cœur », mais l’homme qui cherche à voir le cœur ne voit plus
Species, forma, pulchritudo : définitions
50
57 1 Co 3, 16-17, cité par Augustin in Sermons inédits. Quatrième supplément. Deuxième section. Sermons sur les fêtes de l’année (I). Vingt-sixième sermon sur la Nativité du Sauveur (VI). 4.
le corps, apparence muable et sensible plus ou moins bien formée : il tourne son regard
vers ce qui ne se voit pas, vers l’invisible source de toute beauté.
Qu’est-ce donc que devenir le temple de Dieu ? C’est d’abord se rappeler que « l’homme
a été créé à l’image et à la ressemblance de Dieu » :
Gestamus vultum eius: quomodo dicuntur vultus imperatorum, vere quidam sacer vultus Dei est in imagine ipsius; sed iniqui non cognoscunt in se imaginem Dei. Ut illuminetur vultus Dei super illos, quid debent dicere? Tu illuminabis lucernam meam, Domine; Deus meus, illuminabis tenebras meas. Sum in tenebris peccatorum; sed radio sapientiae tuae discutiantur tenebrae meae: appareat vultus tuus, et si forte apparet per me aliquantulum deformis effectus, a te reformetur quod a te formatum est. Illuminet ergo vultum suum
super nos. - Nous portons en nous son visage. Comme une pièce de monnaie à son effigie, Dieu a
mis dans son image son visage sacré, mais les impies ne savent pas que cette image de Dieu est en
eux. Que doivent-ils dire pour que Dieu fasse rayonner cette face sur eux-mêmes ? « C’est toi,
Seigneur, qui allumeras mon flambeau; ô mon Dieu, éclaire mes ténèbres ! (1) ». Je suis dans la nuit
du péché, mais qu’un rayon de ta sagesse dissipe ces ténèbres, que ton visage apparaisse et, s’il
survient à cause de moi quelque difformité, eh bien ! que soit reformé par toi ce qui par toi a été
formé : « Que le Seigneur fasse briller sur nous son visage !58 ». [(1) Ps 17, 29.]
Mais, par le péché, l’homme a « déformé » cette image, source de toute difformité
(deformitas). Comment la « reformer » ? En priant Dieu, répond saint Augustin, en le
priant de reformer cette image qu’il a formée et cette ressemblance que l’homme a
déformée par le péché. Cette déformation a lieu lorsque le cœur cesse d’être un temple
digne de Dieu et préfère s’orienter vers les biens passagers de ce monde. Car l’espoir
d’acquérir ou de conserver des biens passagers, et la corrélative inquiétude de les perdre
ou de ne les point pouvoir acquérir, condamnent notre puissance d’aimer à s’affaiblir
dans la crainte et la cupidité, tandis que l’amour de ce qui est éternel libère de cette
servitude de la crainte et des vaines espérances59. Or, si la laideur du cœur n’est autre
que cette perversion de l’amour qui se trompe d’objet, sa beauté procède donc
nécessairement d’un amour mieux orienté, d’un amour qui ne se vide pas dans la vanité
mais qui se ressource sans cesse à la source même de son infinité. Cette source ne saurait
être ce qui épuise l’amour dans l’insatiable quête de ce qui toujours passe et périt, elle
ne peut être que ce qui est éternel et « ne passe jamais60 », comme l’amour de Dieu :
Species, forma, pulchritudo : définitions
51
58 Enarrationes in Psalmos, 66, 4 (PL 36)
59 Cf. De diuersis quaestionibus octoginta tribus, 36 (PL 40)
60 C’est ce que dit saint Paul en 1 Co 13, 8, dans son fameux éloge de la charité.
Quid enim de quoquam homine etiam male operatur, nisi amor ? Da mihi vacantem amorem et nihil operantem. Flagitia, adulteria, facinora, homicidia, luxurias omnes, nonne amor operatur ? Purga ergo amorem tuum: aquam fluentem in cloacam, converte ad hortum : quales impetus habebat ad mundum, tales habeat ad artificem mundi. Num vobis dicitur : Nihil ametis ? Absit. Pigri, mortui, detestandi, miseri eritis, si nihil ametis. Amate, sed quid ametis videte. Amor Dei, amor proximi, caritas dicitur : amor mundi, amor
huius saeculi, cupiditas dicitur. Cupiditas refrenetur, caritas excitetur. - Qu’est-ce en effet qui nous
stimule même à faire le mal, sinon l’amour ? Trouve-moi un amour oisif et n’agissant pas ! Les
crimes, les adultères, les forfaits, les homicides, les débauches, tout cela n’est-il pas l’œuvre de
l’amour ? Purifie donc ton amour : cette eau qui va se vider dans l’égout, détourne-la vers le jardin;
cet élan qui t’attire vers le monde, qu’il y en ait autant qui t’attire vers le Créateur du monde. Vous
a-t-on dit : « N’aimez rien ? » Loin de là. Vous seriez inertes, morts, détestables, misérables, si vous
n’aimiez rien. Aimez, mais prenez garde à ce que vous aimez. L’amour de Dieu, l’amour du
prochain, c’est ce qu’on appelle la charité. L’amour du monde, l’amour de ce siècle, c’est ce qu’on
appelle la cupidité. Réfrénez la cupidité, excitez la charité61.
Il y a donc un amour qui se perd dans le monde, et un amour qui cherche à regagner le
Créateur du monde; un amour qui se déverse dans « l’égout » de la cupidité, et un amour
qui se canalise pour irriguer « le jardin » de la charité; et il y a donc aussi un amour des
beautés de ce monde (ou, ce qui revient au même, une crainte du laid, du difforme, de
l’infirme) qui, en éloignant notre cœur de la source immuable de toute beauté,
approfondit cependant l’invisible laideur de notre cœur. Ce qu’Augustin nous apprend
ainsi, alors même que nous tentions d’aborder la beauté sous son aspect qui paraissait le
plus évident, c’est-à-dire la beauté des corps, c’est que la beauté n’est en réalité
aucunement corporelle, puisqu’elle est Dieu et vient de Dieu, et que, tout impalpable
soit-elle par essence, nous pouvons néanmoins la percevoir d’autant mieux que notre
cœur est plus proche de Dieu. En effet, le regard de l’amour qui se tourne vers Dieu
dans le cœur converti ne se détourne pas pour autant du monde ni d’autrui, ni même
des corps et de toutes choses corporelles. L’œil ne cesse pas de voir. Simplement, l’œil ne
voyant jamais sans le cœur, c’est au fond le cœur qui fait l’œil et engendre le regard. En
quelque sorte, je suis ce que je vois, au sens où la pureté ou l’impureté de mes intentions
colore mon approche du monde et de l’autre. Sans détour, le livre X des Confessions, qui
contient une fameuse analyse de cette convoitise que saint Jean nommait «
Species, forma, pulchritudo : définitions
52
61 Enarrationes in Psalmos, 31, s. 2, 5 (PL 36)
concupiscence des yeux » (concupiscentia oculorum)62, loge dans le cœur la source de cette
dernière, ainsi que de ses faiblesses jumelles que sont la curiosité, le divertissement et la
convoitise de la chair : « De semblables faiblesses, ma vie est remplie [...]. Notre cœur (cor
nostrum) se fait le creuset de telles expériences et le siège de bataillons d’abondantes
vanités. 63» C’est donc le cœur, en sa laideur ou sa beauté, qui détermine aussi la laideur
ou la beauté des beautés que nous percevons. Qu’est-ce qu’une beauté laide ? Augustin
nous l’a déjà fait comprendre grâce à saint Matthieu : c’est la fausse beauté que «
l’homme mauvais » tire du « mauvais trésor » de son cœur.
En quoi réside donc la vraie beauté - celle, « digne de louange », qui fait que « l’homme
bon tire de bonnes choses d’un bon trésor » ? Là encore, Augustin nous l’a tôt expliqué :
c’est par la charité que nous devenons beaux à l’image de Celui qui est toujours beau. Se
faisant l’humble miroir des Écritures, il ne cherche qu’à nous libérer d’une beauté
perçue, convoitée, possessive, recherchée dans les corps et les choses extérieures - une
beauté qui nous déforme le cœur à force de l’étirer et de l’attirer toujours hors de lui-
même sous l’effet d’une avidité sans fin, puissante et épuisante, et nous invite à préférer
une beauté reçue mais suscitée, convoitée mais généreuse, qui nous possède mais sans
nous aliéner, qui nous ouvre sans cesse sur le monde et sur les autres mais sans que nous
cherchions à renfermer ces richesses dans notre orgueil et notre cupidité. Le cœur qui se
sépare de Dieu, ou pense se dispenser de Lui, commence par s’aimer, puis, à force de
s’aimer, est bientôt expulsé hors de lui-même, dans l’amour des choses extérieures64,
pour tenter de se les approprier. Un tel cœur est alors comparable au fils prodigue, parti
pour une contrée lointaine dilapider l’héritage de son père : car le patrimoine du cœur,
c’est sa beauté, c’est-à-dire la vie, l’intelligence, la mémoire, la charité, tous dons de la
Species, forma, pulchritudo : définitions
53
62 1 Jn 2, 15-17 : « N’aimez ni le monde ni ce qui est dans le monde. Si quelqu’un aime le monde,
l’amour du Père n’est pas en lui. Car tout ce qui est dans le monde - la convoitise de la chair, la
convoitise des yeux et l’orgueil de la richesse - vient non pas du Père, mais du monde. Or le monde
passe avec ses convoitises; mais celui qui fait la volonté de Dieu demeure éternellement. » (Trad.
Bible de Jérusalem)
63 Confessions, X, XXXVI, 57, La Pléiade, t. 1, p. 1019
64 Cf. Sermones, XCVI, 2, 2 (PL 38) : « Coepisti diligere quod est extra te, perdidisti te. Cum ergo pergit amor hominis etiam a se ipso ad ea quae foris sunt, incipit cum vanis evanescere, et vires suas quodam modo
prodigus erogare. - Tu t’es mis à aimer ce qui est hors de toi, mais alors tu t’es perdu. En effet,
l’homme que l’amour des choses extérieures fait ainsi sortir hors de lui-même, bientôt ce
malheureux devient aussi vain qu’elles, et épuise toutes ses forces avec une folle prodigalité. »
munificence du Père qu’une jouissance excessive, orgueilleuse et dévoyée aura tôt
défigurés. De même en Adam, qui fut le premier fils prodigue, ainsi que le rappelle
Augustin, « l’âme, cette créature raisonnable, voulut être, par son libre arbitre, maîtresse
absolue d’elle-même et de ses facultés, et se détacher de son Créateur pour s’appuyer sur
ses propres forces. Mais plus elle s’éloigna de Celui qui était la source de sa vie, plus elle
fut promptement épuisée. C’est pourquoi l’Évangile appelle une vie de débauche et
d’excès la vie répandue et dissipée dans les pompes extérieures et vide au dedans :
l’homme qui s’y livre poursuit les vanités qu’elle enfante, et abandonne Dieu qui est au
dedans de lui. Cette région lointaine, c’est donc l’oubli de Dieu.65 »
C’est en s’éloignant de la charité que le cœur s’abandonne lui-même en même temps
que le Père :
Ce n’est pas par le lieu qu’on s’éloigne de Dieu, mais par la dissemblance. Quelle dissemblance ?
Celle de la vie mauvaise, des mœurs mauvaises. [...] Un seul et même homme, dont le corps se tient
en un même lieu, s’approche de Dieu en l’aimant, et s’éloigne de Dieu en aimant le mal... Sur ce
chemin, nos pas, ce sont nos affections. Selon notre affection, selon notre amour, nous nous
approchons ou nous nous éloignons de Dieu... Si par la dissemblance, nous nous éloignons de
Dieu, par la ressemblance, nous nous approchons de Dieu. Quelle ressemblance ? Nous avons été
faits à cette ressemblance, nous l’avons perdue en péchant, nous la retrouvons par la rémission des
péchés. Elle est renouvelée en nous, intérieurement, dans l’âme, comme si elle était à nouveau
sculptée sur la pièce de monnaie, c’est-à-dire dans notre âme image de Dieu. Ainsi nous pouvons
rentrer dans son trésor66.
Cette notion de ressemblance est centrale pour comprendre ce qu’est, pour l’homme
pécheur et mortel, la beauté. Si, en effet, la beauté n’est autre que Dieu lui-même, toute
beauté humaine, « corporelle », perçue, ressentie, « créée » par l’homme, n’est par
conséquent pensable qu’en tant que don de Dieu. L’« éclat » de la beauté perçue par les
hommes, qu’Augustin désigne le plus souvent par le vocable species, traduit toujours
cette irréductible humilité de l’homme par rapport à la grandeur d’un tel éclat, qui
frappe et séduit, mais sans livrer son secret, sinon celui de sa puissance impénétrable et
de sa louable supériorité. Augustin, nous l’avons vu, s’adresse à Dieu en ces termes : « tua
Species, forma, pulchritudo : définitions
54
65 Quaestiones Euangeliorum, II, 33, 1 (PL 35) (sur Lc 15, 11-32, ou la parabole du fils prodigue)
66 Enarrationes in Psalmos, 94, 2 (PL 36)
pulchritudo tu ipse sis - tu es toi-même ta propre beauté67 »... Cette divine spécificité n’est
par nature pas transposable à l’homme, puisque Dieu seul est sa propre beauté, si bien
que non seulement l’homme n’est pas sa beauté propre, c’est-à-dire son auteur, mais il
n’a dès lors de beauté qu’en tant qu’elle lui vient de Dieu. Or, c’est ce rapport que
traduit précisément la notion de ressemblance : ressemblance n’est pas identité, donc la
beauté de l’homme n’est pas la beauté de Dieu tant cette dernière est « incomparable68 »;
mais ressemblance n’est point non plus différence absolue, donc la beauté de l’homme
tient tout de même de la beauté de Dieu ou, plus exactement, le beauté de Dieu est
accessible à l’homme.
La beauté de Dieu nous est accessible parce que Dieu nous a fait une âme à son image et
à sa ressemblance. Ce que nous aide à concevoir la métaphore de l’effigie impériale
sculptée sur la pièce de monnaie, c’est que cette ressemblance a beau être plus ou moins
grande, selon que nous nous approchons de Dieu par la charité, ou que nous nous
éloignons de lui par l’amour de nous-mêmes et du monde, l’image de Dieu qu’est notre
âme, quant à elle, ne peut jamais être entièrement défigurée. Par la charité, l’image peut
reprendre forme, être de nouveau sculptée sur la pièce de monnaie, c’est-à-dire dans
notre âme. S’il y a donc toujours image, la ressemblance, pour sa part, fait que la
sculpture de l’effigie est plus ou moins parfaite et, par conséquent, plus ou moins
éclatante. Seul le Fils, Jésus-Christ, est à la fois l’image du Père, puisqu’il est de Lui,
ressemblant au Père, puisqu’il est son image, mais encore son parfait égal :
Comme il n’y a pas de temps en Dieu, puisqu’il est impossible de supposer que Dieu ait engendré
dans le temps Celui par qui il a créé les temps, il en résulte nécessairement que le Fils est non
Species, forma, pulchritudo : définitions
55
67 Confessions, IV, XVI, 29, La Pléiade, t. 1, p. 854
68 Sur l’incomparable beauté de Dieu, voir entre autres : Confessions, IX, 10, 24 (« Auprès de la
félicité de cette vie là-bas, la délectation de nos sens charnels, si grande fût-elle, si baignée fût-elle
de lumière corporelle, ne méritait seulement ni qu’on la comparât, ni qu’on la mentionnât »);
Confessions, XI, 4, 6 (« Le ciel et la terre sont beaux, mais, comparés à toi, ils n’ont point de beauté
»); Enarrationes in Psalmos, 84, 9 (« Elle suscite dans l’âme un émerveillement inexprimable. L’âme
est comme saisie d’effroi. “Considérez, mes frères, quelle est sa beauté. Si [les belles choses] sont
belles, combien l’est-il lui-même ?” »); ou encore : Sermon 137, 9, 10 (« Le ciel et la terre, la mer et
les Anges sont resplendissants de beauté, il est vrai, mais la beauté de leur Créateur est bien plus
grande encore »).
seulement l’image du Père, puisqu’il est de lui, et sa ressemblance, puisqu’il est son image; mais
encore son égal, et si parfaitement qu’il n’y a pas entre eux la moindre différence de temps69.
L’homme n’est donc point l’égal de Dieu, mais puisqu’il en est l’image, il peut lui
ressembler. Et cette ressemblance, précisément, est une question de beauté :
Quomodo erimus pulchri ? Amando eum qui semper est pulcher. Quantum in te crescit amor, tantum crescit
pulchritudo; quia ipsa caritas est animae pulchritudo. - Comment deviendrons-nous beaux ? En aimant
celui qui est éternellement beau. Plus croît en toi l’amour, plus croît la beauté : car la charité est la
beauté de l’âme70.
Plus croît en nous l’amour, plus croît notre beauté... L’on voit bien ainsi que ce n’est pas
tant notre beauté, que la beauté de Dieu en nous, qui croît et cependant accroît notre
ressemblance avec Dieu, puisque Dieu est amour et source de tout amour, beauté source
de toute beauté. « Amando Deum, efficimur dii. - En aimant Dieu, nous devenons des
dieux71 » : il y a donc progression, car en aimant Dieu, nous devenons des dieux, mais
nous ne sommes pas Dieu, ni des dieux, pour autant. Cette progression, qui est celle de
notre ressemblance avec Dieu, est le chemin où nos pas sont nos affections, selon
lesquelles nous nous éloignons ou nous rapprochons de la ressemblance d’avec Dieu :
Celui qui de jour en jour se renouvelle en progressant dans la connaissance de Dieu et dans la
justice et la sainteté de la vérité, celui-là reporte son amour du temporel à l’éternel [...], du charnel
au spirituel; il s’applique avec soin à se dégager des biens temporels, en réfrénant et en
affaiblissant la convoitise, pour s’attacher par la charité aux biens spirituels. Mais il ne le peut que
dans la mesure où il reçoit l’aide de Dieu72.
La ressemblance avec Dieu, qui nous fait devenir beaux à l’image de celui qui est
toujours beau, est donc une progression, quasi asymptotique : non que nous ne puissions
jamais devenir beaux, mais jamais en cette vie nous n’égalerons le Fils, qui est l’exacte et
Species, forma, pulchritudo : définitions
56
69 De diuersis quaestionibus octoginta tribus, 74, « De eo quod scriptum est in Epistula Pauli ad
Colossenses : “In quo habemus redemtionem et remissionem peccatorum, qui est imago Dei invisibilis” » (PL
40) [« Sur ce passage de l’épître de saint Paul aux Colossiens : “En qui nous avons la Rédemption et
la rémission des péchés; qui est l’image du Dieu invisible” » (Col 1, 14-15)]
70 Cf. In espistolam Ioannis ad Parthos tractatus, IX, 9 (PL 35)
71 Sermones, 121, 1 (PL 38)
72 De Trinitate, XIV, 17, 23 (BA 16, p. 411)
unique image du Père, en même temps que l’exact et unique égal du Père. Ce que nous
pouvons, ce qui dépend de nous pour devenir beaux, c’est d’ouvrir notre cœur à un don
qui, lui, ne dépend pas de nous puisqu’il nous précède et nous dépasse éternellement et
absolument : celui de l’amour de Dieu. Il n’y a point d’amour qui n’agisse pas, nous
confiait Augustin73, même l’amour du mal. L’âme désirant ressembler à Dieu par
l’amour, et prendre part à sa beauté, est donc agissante paradoxalement. Car, celui qui
progresse sur le chemin de la charité « ne le peut que dans la mesure où il reçoit l’aide
de Dieu ». Il dépend donc de nous de nous ouvrir à ce qui ne dépend pas de nous :
l’amour de Dieu. Notre ouverture, notre désir de ressemblance sont déjà des dons de
Dieu. Mais nous n’agissons en direction de Dieu qu’à mesure que nous le laissons agir et
nous diriger. S’ouvrir à l’amour de Dieu, c’est vouloir Dieu et vouloir Dieu n’est pas
autre chose qu’accomplir la volonté de Dieu74.
Chercher à être beau, devenir beau, c’est tout autre chose, nous le voyons bien, que de
chercher à s’approprier la beauté. Chercher la beauté dans les choses corporelles,
Species, forma, pulchritudo : définitions
57
73 Cf. Enarrationes in Psalmos, 31, s. 2, 5 : « Qu’est-ce en effet qui nous stimule même à faire le mal,
sinon l’amour ? Trouve-moi un amour oisif et n’agissant pas ! (Da mihi vacantem amorem et nihil
operantem !) »
74 Cf. De perfectione iustitia hominis (Sanctis fratribus et coepiscopis Eutropio et Paulo Augustinus), 6, 15
(PL 44) : « Peccatum est autem, cum vel non est caritas quae esse debet vel minor est quam debet, sive hoc vitari voluntate possit sive non possit; quia si potest, praesens voluntas hoc facit, si autem non potest, praeterita voluntas hoc fecit; et tamen vitari potest, non quando voluntas superba laudatur, sed quando
humilis adiuvatur. - Or il y a péché, soit lorsqu’on n’a pas la charité que l’on devrait avoir, soit
lorsqu’elle n’est pas aussi grande qu’elle devrait l’être, n’importe d’ailleurs que ce triste état puisse
ou ne puisse pas être évité; car si la volonté peut l’éviter, elle est immédiatement coupable de ne
pas le faire; si elle ne le peut pas, c’est par suite d’une mauvaise disposition antérieure. Et pourtant
il est toujours vrai de dire que même alors la volonté peut éviter tel péché en particulier, mais pour
cela elle doit dépouiller tout sentiment d’orgueilleuse suffisance en elle-même, et demander du
secours avec la plus profonde humilité. » La volonté est coupable de ne point éviter le mal qu’elle
peut éviter et, lorsque la volonté peine à éviter tel ou tel péché, il est pourtant toujours vrai qu’elle
le peut éviter, mais elle ne le peut sans le secours de Dieu. Notre volonté ne peut donc s’accomplir sans
la volonté de Dieu, même s’il dépend d’elle de ne point accomplir la volonté de Dieu. Mais même
alors, la volonté de Dieu n’en est point affaiblie pour autant, simplement elle s’exerce à nos
dépens... Tel est aussi le paradoxe de la beauté de notre âme : devenir beau, c’est recevoir la beauté
de Dieu, et ainsi faire concorder notre volonté avec celle de Dieu, mais par la seule grâce de Dieu.
Inversement, persister dans la laideur et la difformité intérieures par le péché, c’est accomplir
notre volonté contre la volonté de Dieu, non point, là encore, par une quelconque faiblesse de la
grâce ou de la volonté divine, mais par un coupable exercice de notre libre arbitre.
essentiellement, c’est sortir hors de soi-même et, en quelque sorte, déformer ainsi son
âme en l’étirant et l’attirant sans cesse vers ce qui est hors d’elle, la condamnant à
l’inquiétude interminable de manques infinis que le désir de posséder ou la cupidité
aggraveront toujours et ne combleront jamais. Au fond, c’est ne plus être soi-même, et
c’est, aimant le monde, le devenir et s’y engloutir75. La ressemblance d’avec Dieu, qui fait
notre beauté, n’est donc point une concordance tout acquise, une image déjà toute faite :
puisque nous sommes appelés à devenir beaux, nous devons aussi nous détourner des
beautés du dehors, fausses beautés que nous cherchions à nous approprier et qui nous
rendaient laids, déchirés par le désir des choses extérieures; puisque nous devons devenir
beaux, nous sommes requis à une tâche temporelle, une épreuve en vertu de laquelle
nous deviendrons vraiment nous-mêmes par l’amour de Dieu, ou nous nous perdrons
nous-mêmes dans le monde par l’amour du monde. Soit la dépossession de soi en
courant après les vaines possessions, soit la « possession » de Dieu, et la reconquête de
soi-image de Dieu, par la dépossession de soi et le renoncement aux vaines possessions.
Tel est le paradoxe de l’identité à l’épreuve de la beauté : l’on est d’autant plus soi-même
que l’on se retire pour laisser Dieu nous revêtir de sa beauté, et l’on est d’autant moins
soi-même que l’amour de soi au mépris de Dieu nous disperse et nous disloque dans les
vaines beautés... D’où l’alternative décisive : ou bien se perdre en s’épuisant dans les
beautés du monde, ou bien se ressaisir et recouvrer sa vraie beauté en aimant Dieu.
Nous en arrivons (et c’est de là qu’en réalité nous comptions partir) à l’énigmatique et
paradoxale évidence de la beauté, qui est qu’elle nous commet : nous sommes à l’image
de notre beauté. « Dis-moi ce que, en ce monde, tu fais de la beauté et je te dirai qui tu
es. Dis-moi ce qu’est, pour toi, la beauté en ce monde et je te dirai qui tu es »... Plus
encore (car il ne s’agit pas de profilage psychologique ou caractérologique), il y va de la
plus inéluctable épreuve eschatologique, puisque, selon ce que nous aurons fait de la
beauté, selon la sorte de beauté à laquelle nous aurons donné notre âme et notre cœur,
nous serons jugés à la fin des siècles. La beauté de notre âme n’est aucunement statique
ou iconographique, l’image de Dieu n’y est pas sculptée d’elle-même à tout jamais : il y a
un devenir de notre ressemblance avec Dieu, un devenir de notre beauté qui dépend de
Species, forma, pulchritudo : définitions
58
75 Cf. Sermones, 121, 1 (PL 38) : « Ergo amando mundum, dicimur “mundus”. - Donc en aimant le
monde, nous sommes appelés “monde” ». C’est le corollaire de l’axiome qui précède
immédiatement : « Amando Deum, efficimur dii. - En aimant Dieu, nous devenons des dieux. »
notre ouverture ou de notre résistance à l’amour de Dieu. Les quelques analogies
bibliques reprises par Augustin, que nous avons citées, vont toutes dans ce sens : la vraie
beauté, « digne de louange », est celle qui fait que « l’homme bon tire de bonnes choses
d’un bon trésor », c’est-à-dire qu’il œuvre non pas à accumuler toutes sortes de richesses
pour lui-même ici-bas, mais qu’il applique au contraire sa vie à les répandre et à les
susciter autour de lui sous toutes les formes innombrables de la charité : « Quand j’ai
placé mes petits pauvres sur la terre, je les ai institués vos commissionnaires pour porter
vos bonnes œuvres dans mon trésor » : or, combien de formes de pauvreté y a-t-il autour
de nous et en nous ? Combien de « petits pauvres » croisons-nous tous les jours, combien
d’humiliés, d’affligés, d’offensés, d’écœurés, d’infirmes, de mal aimés ? Et combien
refusons-nous d’apercevoir ou n’apercevons-nous même pas (car chacun a sa pauvreté et
sa beauté) ? La beauté de la charité est une beauté à l’œuvre et par les œuvres, non pas
une beauté « consommée ». Une beauté active, qui en toute chose, en tout homme, sait
retrouver la beauté primordiale imprimée par le Créateur. Une beauté contemplative au
sens positif du terme, c’est-à-dire non pas endormie dans l’indolence de la jouissance
sensible, mais perpétuellement en attente et en quête de Dieu présent en tout être. Une
beauté activement génératrice de beauté en somme.
La beauté est un jardin. Jardin de l’âme, où la source la plus vive, l’amour de Dieu, arrose
et fait croître et fleurir la charité et, par elle, toute beauté en nous, hors de nous et en
autrui. L’homme humble, jardinier de la charité, a purifié son amour : cet élan qui
l’attirait vers le monde, cette eau qui s’allait vider dans l’égout, il l’a détournée vers le
jardin, c’est-à-dire vers le Créateur du monde, pour cultiver ici-bas, patiemment,
activement, toutes les beautés qui nous tournent et nous élèvent vers la splendeur de
Dieu, « du côté où brillent les rayons du soleil, où se trouve le Dieu de charité76 ».
La beauté est un temple. Temple du cœur, qui n’est autre que la simplicité derrière
laquelle la vanité s’efface pour laisser Dieu établir sa demeure. C’est nous qui sommes ce
temple, mais nous sommes d’autant plus nous-mêmes et temples d’autant plus saints que
nous ne chercherons à y abriter que l’amour de Dieu, à n’y faire éclater que la beauté de
Dieu par la charité. Tel est le mystère de la ressemblance de l’homme avec Dieu, et donc
Species, forma, pulchritudo : définitions
59
76 Cf. Sermons inédits. Quatrième supplément. Deuxième section. Sermons sur les fêtes de l’année (I). Vingt-sixième sermon sur la Nativité du Sauveur (VI). 3. et 4.
de sa beauté : « Amando Deum, efficimur dii. - En aimant Dieu, nous devenons des dieux77
», nous devenons nous-mêmes à mesure que nous nous éloignons de nous-mêmes et
nous rapprochons de Dieu, nous devenons beaux à mesure que nous nous éclipsons
pour laisser éclater en nous et autour de nous la beauté de celui par qui seul nous
sommes beaux et capables de beauté.
La beauté est un trésor. Mais le temple du cœur n’est pas un coffre-fort ni un réceptacle
renfermant jalousement son précieux contenu. Puisque c’est la charité qui rend beau,
puisque ce qui fait toute la beauté de son cœur c’est que « l’homme bon tire de bonnes
choses d’un bon trésor », la charité constitue dès lors un trésor paradoxal qui nous rend
d’autant plus riches que nous répandons autour de nous les fruits de ce trésor :
miraculeuse thésaurisation que celle de la charité, puisqu’elle accumule en partageant,
remplit en se répandant, rassemble en s’éparpillant78. Comme le rappelle Maxime le
Confesseur, le Christ « a mis en pleine lumière la très glorieuse route de la Charité, qui
est vraiment divine et divinisante puisqu’elle mène à Dieu, et l’on dit même que Dieu est
Charité79 » : par le trésor de la charité, l’homme bon non seulement répand les bienfaits
autour de lui, mais aussi renouvelle intérieurement, dans son cœur et son âme, sa
ressemblance avec Dieu, comme si cette ressemblance était « à nouveau sculptée sur la
pièce de monnaie » (resculpatur in nummo), c’est-à-dire dans « notre âme image de Dieu
» (in anima nostra imago Dei nostri), au point que nous puissions ainsi « rentrer nous-
mêmes dans le trésor de Dieu » (ut [...] redeamus ad thesauros eius), comme l’illustrait
Augustin dans son discours sur le Psaume 94. Cette métaphore du trésor, qu’Augustin lie
explicitement à la beauté (autant dans le commentaire du Psaume 94 que dans le Sermon
sur la Nativité), est révélatrice de cette inversion persistante dans sa pensée, d’après
Species, forma, pulchritudo : définitions
60
77 Sermones, 121, 1 (PL 38)
78 Cf. Confessions, I, 3, 3 : Dieu se répand dans le cœur des hommes comme dans des « vases » : mais
si ces vases se brisent, Dieu ne se répand point, car il est source céleste, source de vie, eau toujours
ruisselante. Et, quand nous laissons Dieu répandre sur nous la Charité, Dieu ne se répand pas à
terre, mais il nous relève de terre : or, Dieu est Charité, il en est donc de même pour la Charité,
source céleste, source de vie, eau toujours ruisselante que parfois nous laissons se vider dans
l’égout sans que Dieu ne cesse de la répandre, mais qu’avec la grâce de Dieu nous pouvons aussi
canaliser pour irriguer de bonnes œuvres le jardin de notre existence.
79 Lettre à Jean le cubiculaire sur la charité, dans I.-H. Dalmais, « Saint Maxime le Confesseur, Docteur
de la Charité », La Vie spirituelle, octobre 1948, p. 301, cité par Marie-Ancilla o.p., La Charité et
l’Unité, Une clé pour entrer dans la théologie de saint Augustin, Paris, 1993, p. 22
laquelle la beauté, comme tout trésor, est non pas un bien que l’on possède mais, par
l’usage que nous en faisons, tout comme, d’abord, par la conception même que nous en
avons, un miroir de ce que nous sommes. C’est en cela que la beauté n’est jamais définie
aussi positivement par Augustin que comme charité : caritas est animae pulchritudo... Du
trésor de la Vie, nous pouvons nous faire les consommateurs ingrats ou bien les
dépositaires bienfaisants et reconnaissants : selon cette distinction, nous serons laids de
nos fausses beautés ou beaux de la vraie beauté. Mais ce mot de « beauté », par lui-
même, reste à la fois trop plein et très secret. Trop plein, parce que notre langage
courant, qui charrie souvent avec lui tous les motifs de notre concupiscence, a fait
proliférer dans le monde des « beautés » diverses et variées. Très secret, presque
insaisissable, parce la beauté véritable, à laquelle nous renvoie Augustin, est certes
attrayante (la species étant l’éclat de cet attrait) mais fondamentalement distincte des
objets visés par la concupiscence, puisqu’elle est au contraire ce qui ouvre notre cœur à
la charité. Trésor flétri par la volonté de saisir et de posséder, ou trésor fructifié par un
double partage, avec Dieu et avec autrui, la beauté est plus même que l’enjeu de cette
alternative : elle en est la réponse toujours déjà choisie par notre cœur, mais à chaque
instant remise en lutte ou en question. Or cette mise à l’épreuve existentielle ne se
décide que par l’œuvre, c’est-à-dire par ce que nous faisons de ce trésor reçu qu’est la
beauté ou par la sorte de beauté dont nous faisons le trésor de notre cœur : cette
conception augustinienne de la beauté, inspirée de l’Écriture - et tirée directement des
Évangiles80, renverse toute compréhension de la beauté comme objet d’un regard
spectateur, car il n’y va pas d’un miroitement du monde pour notre bon plaisir, mais de
notre participation (ou de notre coupable résistance) au dessein du Créateur du monde.
Ainsi, en présentant la pulchritudo animae comme caritas, Augustin déplace la beauté
d’une sphère étroite et stérile, dont le moi serait le centre, et la circonférence mes
convoitises et mes désirs, vers une sphère infinie et incommensurable,
incomparablement plus sainte et plus belle, où Dieu rayonne partout et où le centre n’est
plus moi mais mon prochain en Jésus-Christ. Telle est la perspective de la beauté que
saint Augustin découvre dans l’Écriture : je ne suis plus au centre; seul le Christ est le
centre - et autrui dans le Christ. Augustin ne relève pas autre chose lorsqu’il cite saint
Species, forma, pulchritudo : définitions
61
80 Comme on le voit par exemple, et explicitement, à propos de saint Matthieu dans le Sermon sur la
Nativité ou de saint Luc au chapitre 14 (§ 19) du De Trinitate.
Matthieu : « L’homme bon tire de bonnes choses d’un bon trésor81 ». Cela signifie que la
beauté n’est point pour moi-même, que la beauté de mon cœur devenu temple pour
accueillir Dieu ne cherche point à resplendir aux dépens de Celui qu’elle accueille, mais
pour que sa beauté à Lui, source de toute vraie beauté, retentisse et éclate, en nous et en
autrui. L’homme, créé à l’image et à la ressemblance de Dieu, ne peut donc être beau, et
cependant faire éclater autour de lui la beauté, que dans la mesure où il œuvre à cette
ressemblance.
Mais que savons-nous de la beauté de Dieu ? Comment prétendre l’atteindre ou même
seulement la connaître ? N’y a-t-il pas là une indétermination, voire une «
inconnaissabilité », vertigineuse ? Et pourquoi Augustin souligne-t-il que cette question
de ressemblance, qui se joue dans notre cœur et dans notre âme, en est une de beauté,
plutôt que de bonté, puisqu’il s’agit que « l’homme [soit] bon [en] tir[ant] de bonnes
choses d’un bon trésor », ou plutôt que de toute autre chose ? Nous le pressentons bien à
l’orée de cette question de ressemblance, par laquelle il nous est donné de devenir en
notre âme l’image de Dieu lui-même, c’est-à-dire l’image la plus belle de la plus
admirable beauté, beauté de « l’ineffable beauté82 » : le plus grand risque de toute
recherche de la beauté, puisque nous ne voyons pas encore Dieu, c’est de se tromper
d’image, de ne point suivre la véritable beauté et, par conséquent, de ne point mériter de
la voir. Aux yeux d’Augustin, le plus grand risque de notre amour de la beauté, en
somme, ce n’est rien autre chose que le péché d’idolâtrie83.
Species, forma, pulchritudo : définitions
62
81 Cf. Mt 12, 35, cité in Sermons inédits. Quatrième supplément. Deuxième section. Sermons sur les fêtes de l’année (I). Vingt-sixième sermon sur la Nativité du Sauveur (VI). 3. et 4.
82 Cf. Enarrationes in Psalmos, 103, I, 1 (PL 36) : « Ex huius fabricae magnitudine ac pulchritudine, fabricatoris ipsius inaestimabilem magnitudinem et pulchritudinem, etsi nondum videmus, iam tamen
amamus... - La grandeur et la beauté de cette Création nous font, sinon voir l’ineffable grandeur,
l’ineffable beauté du Créateur, du moins l’aimer... »
83 L’une des plus nettes expressions de cette idée se lit en Confessions, X, XXVII, 38 : « In ista
formosa, quae fecisti, deformis irruebam... - Sur tes gracieuses créatures, [ô Beauté si ancienne et si
nouvelle,] tout disgracieux, je me ruais... » Honorer la créature comme le Créateur, c’est-à-dire en
lieu et place du Créateur, telle est précisément la définition de l’idolâtrie qu’Augustin donne en De
doctrina christiana, II, 20 (PL 34) (la liant immanquablement à la superstition) : « Superstitiosum est quidquid institutum est ab hominibus ad facienda et colenda idola pertinens vel ad colendam sicut Deum
creaturam partemve ullam creaturae... - Il faut regarder comme superstitieuses les institutions
humaines relatives à l’érection et au culte des idoles [qui] enseignent à honorer une créature
quelconque comme la divinité... »
Species, forma, pulchritudo : définitions
63
CHAPITRE II :
DE MUSICA : DES BEAUTÉS INFÉRIEURES À L’HARMONIE DIVINE
_____________________
Avec ses méditations célèbres du De Musica84, interprétées sur toutes les gammes par
d’innombrables commentateurs, mais aussi au fil de nombreuses autres analyses ou
allusions éparpillées dans toute son œuvre, Augustin est sans doute celui qui a le plus
profondément bouleversé l’approche philosophique de la musique et le plus
formidablement mis en lumière ces questions qui nous intéressent particulièrement :
pourquoi la musique, d’entre tous les « arts 85 », jouirait-elle d’un quelconque privilège ?
De quelle beauté la musique peut-elle nous rendre capables ? et plutôt : quelle sorte de
musique peut-elle nous rendre beaux ? Ou encore : que veut-on dire lorsque l’on
suggère que la musique peut nous emmener jusqu’à Dieu ou, pour le formuler plus
généralement avec les mots exacts d’Augustin, comment peut-on « voir les perfections
invisibles de Dieu par les choses qu’il a créées86 » ?
Comme le prête à croire l’étymologie même du mot, qu’Augustin mentionne au tout
début du De Musica, la « musique » tirerait son nom des Muses de la mythologie, filles de
Zeus et de Mnémosyne, à qui la toute-puissance du chant (omnipotentia canendi) aurait été
84 Celles, essentiellement, du livre VI. Il semble en effet que ce dernier livre ait eu un certain
retentissement dès sa parution, comme Augustin le reconnaît lui-même au chapitre XI des
Retractationes [11, 1 (PL 32)]: « [...] [J]’ai écrit [...] six livres sur la Musique; le sixième, surtout, a été le
plus répandu, parce qu’on y agite une question digne d’être connue, à savoir comment, par les
nombres corporels et spirituels, mais muables, on arrive aux nombres immuables, lesquels sont
dans l’immuable vérité elle-même, et comment ainsi on voit les perfections invisibles de Dieu par
les choses qu’il a créées. »
85 Entendons : d’entre tous les arts libéraux (par opposition aux arts mécaniques), mais aussi d’entre
ce que nous appelons aujourd’hui les beaux-arts... Nous serons amenés à préciser ces distinctions
au cours de ce chapitre.
86 Retractationes, 11, 1 (PL 32) : « [E]t [quomodo] sic invisibilia Dei per ea quae facta sunt intellecta
conspiciantur... - [E]t comment ainsi on voit les perfections invisibles de Dieu par les choses qu’il a
créées... »
accordée87. Mais saint Augustin, dans ses Rétractations, se déclarera « fâché d’avoir [ainsi]
parlé des Muses, même en plaisantant, comme de déesses 88». S’il est en effet d’usage de
recourir au lieu commun de cette filiation mythologique, « mnémosynienne »
notamment, pour souligner, par exemple, que l’écoute musicale mobilise les vertus de la
Mémoire (déifiée en Mnémosyne depuis Hésiode), cette filiation païenne est néanmoins
coupable d’idolâtrie aux yeux d’Augustin, d’abord parce qu’elle attribue puissance et
divinité à une « simple » faculté de l’humaine intelligence (la mémoire), aussi précieuse
soit-elle, ensuite parce qu’elle fausse et trahit du même coup la vraie voie qui, seule,
pourrait effectivement conduire l’intelligence humaine à travers les œuvres créées,
jusqu’à l’éternelle puissance du Dieu unique, créateur et incréé. Car tel est bien le but
qu’Augustin s’est fixé dans son étude de la musique :
De Musica : Des beautés inférieures à l’harmonie divine
65
87 De Musica, I, 1, 1 (PL 32) : « Nam opinor non tibi novum esse omnipotentiam quamdam canendi Musis
solere concedi. »
88 En réalité, la rétractation [Retractationes, 3, 2 (PL 32)] porte sur quelques évocations des Muses
dans le De Ordine, mais elle s’applique tout aussi bien à cette autre référence aux Muses qui
inaugure le livre I du De Musica. Dans le même esprit, et bien qu’Augustin ne fasse alors plus
allusion aux Muses spécifiquement, rappelons aussi cette autre franche rétractation : « In secundo autem libro, prorsus inepta est et insulsa illa quasi fabula de philocalia et philosophia, quod sint germanae et eodem parente procreatae. Aut enim philocalia quae dicitur nonnisi in nugis est, et ob hoc philosophiae nulla ratione germana; aut si propterea est hoc nomen honorandum, quia Latine interpretatum amorem significat pulchritudinis, et est vera ac summa sapientiae pulchritudo, eadem ipsa est in rebus incorporalibus
atque summis philocalia quae philosophia, neque ullo modo sunt quasi sorores duae. - Au second livre (du
Contra Academicos), c’est une fable ridicule et extravagante que celle de la philocalie et de la
philosophie qui sont sœurs et nées d’un même père. En effet, ou ce qu’on nomme philocalie ne
s’entend que de pures bagatelles; elle n’est, dès lors, en aucune façon sœur de la philosophie; ou
bien si ce mot a quelque valeur parce qu’il signifie, traduit en latin, l’“amour du beau”, et qu’il y a
une vraie et suprême beauté dans la sagesse, la philocalie et la philosophie ne sont dès lors dans la
sphère incorporelle et supérieure qu’une seule et même chose; elles ne peuvent donc en aucune
manière être deux sœurs. » [Retractationes, 1, 3 (PL 32)] La forme particulière de « philocalie » qu’est
l’amour de la musique est donc, comme les Muses, exclue sans ambiguïté par Augustin de toute
fausse divinité, puisque l’amour du beau présent dans l’amour de la musique ne saurait être né du
même « père » que la philosophie, soit que cet amour se dévoie en se vouant à de « pures bagatelles
» corporelles (auquel cas cette forme de philocalie musicale n’est en aucune façon « sœur » de la
philosophie), soit que la philocalie musicale tienne d’un vrai amour de la vraie et suprême beauté
de la sagesse (et en ce cas l’amour du vrai beau à travers la musique évolue dans la même sphère,
incorporelle et supérieure, que la philosophie, au point de ne constituer avec elle « qu’une seule et
même chose »).
Deinde, ut supra commemoravi, sex libros De musica scripsi, quorum ipse sextus maxime innotuit, quoniam res in eo cognitione digna versatur, quomodo a corporalibus et spiritalibus, sed mutabilibus numeris, perveniatur ad immutabiles numeros, qui iam in ipsa sunt immutabili veritate, et sic invisibilia Dei per ea
quae facta sunt intellecta conspiciantur. - Ainsi que je l’ai dit plus haut, j’ai écrit ensuite six livres sur
la Musique; le sixième, surtout, a été le plus répandu, parce qu’on y agite une question digne d’être
connue, à savoir comment, par les nombres corporels et spirituels, mais muables, on arrive aux
nombres immuables, lesquels sont dans l’immuable vérité elle-même, et comment ainsi on voit les
perfections invisibles de Dieu par les choses qu’il a créées89.
Augustin confère ainsi à notre intelligence la capacité d’exaucer par la musique ce que
saint Paul (cité littéralement dans le passage des Rétractations ci-dessus) énonçait dans sa
lettre aux Romains : « Ce que Dieu a d’invisible depuis la création du monde se laisse
voir à l’intelligence à travers ses œuvres : son éternelle puissance et sa divinité90 ». Donc,
pour Augustin, la musique est une discipline de l’intelligence, c’est-à-dire une science,
par laquelle il est possible de voir le Dieu invisible à travers ses œuvres visibles. Voilà ce
que, dans ce chapitre, nous tenterons de comprendre aussi distinctement que possible.
Que la musique soit une science est d’abord chose peu évidente, tant « le plaisir
délicieux et toujours nouveau d[e cette] occupation inutile », comme l’exprimait le poète
Henri de Régnier91, constitue aujourd’hui, comme d’ailleurs déjà à l’époque d’Augustin
(mais avec un retentissement inouï de nos jours), un art d’agrément - celui des chants
suaves et rythmées, des mélodies instrumentales, des modulations populaires faites pour
la transe ou pour les transhumances de la sensibilité, etc. - plutôt qu’une science, comme
l’arithmétique ou la géométrie. Platon, au livre III de La République, avait clairement
énoncé que le rythme et l’harmonie détenaient au plus haut point le pouvoir de pénétrer
dans l’âme et de s’emparer d’elle de la façon la plus énergique92 : saint Augustin n’a pas
moins reconnu cette ténacité avec laquelle les voluptés de l’ouïe nous ravissent, nous
captivent et nous subjuguent93. Dans le De Musica94, il cite ainsi les vers d’un anonyme :
De Musica : Des beautés inférieures à l’harmonie divine
66
89 Retractationes, 11, 1 (PL 32)
90 Rm 1, 20
91 La partition des huit Valses nobles et sentimentales pour piano de Maurice Ravel, composées en
1911, porte en exergue cette citation.
92 Platon, La République, III, 401d
93 Voir Confessions, IV, XXXIII, 49-50, La Pléiade, t. 1, pp. 1013-1015
94 De Musica, III, 2, 3 (PL 32)
Ite igitur, Camenae,Fonticolae puellae,Quae canitis sub antrisMellifluos sonores,Quae lauitis capillumPurpureum HippocreneFonte, ubi fusus olimSpumea lauit almusOra iubis aquosisPegasus, in nitentemPeruolaturus aethram.
Allons, Camènes,
Nymphes de nos sources,
Qui chantez dans vos grottes
Des airs doux comme le miel,
Qui lavez votre éclatante chevelure
À la fontaine d’Hippocrène,
Où jadis, faisant flotter sa crinière ruisselante,
Pégase lava ses naseaux écumants,
Sur le point de s’envoler
Dans l’éther lumineux.
Ces « airs doux comme le miel (melliflui sonores) », mêlés au bercement de la rime, « les
douces mélodies des cantilènes de tout mode (melodiae cantilenarum omnimodarum) »,
comme aussi bien la beauté des corps, la brillance de la lumière, la suave odeur des
fleurs, des parfums, des aromates, le délice de la manne et du miel ou la volupté des
membres ouverts aux charnelles étreintes95, Augustin n’en tait pas les séductions. Mais
lorsqu’il les évoque, pour lui, déjà, ce ne sont plus que des « sensations corporelles96 » et
des « littératures charnelles97 » dépassées, des « frivolités (nugacitates)98 » du passé. Reste
donc à saisir comment s’opère ce dépassement, cette traversée « des réalités corporelles
De Musica : Des beautés inférieures à l’harmonie divine
67
95 Confessions, X, VI, 8, La Pléiade, t. 1, p. 986 : « Quid autem amo, cum te amo ? Non speciem corporis nec decus temporis, non candorem lucis ecce istis amicum oculis, non dulces melodias cantilenarum omnimodarum, non florum et unguentorum et aromatum suaviolentiam, non manna et mella, non membra acceptabilia carnis amplexibus; non haec amo, cum amo Deum meum. Et tamen amo quamdam lucem et
quamdam vocem et quemdam odorem et quemdam cibum et quemdam amplexum, cum amo Deum meum. -
Mais qu’est-ce donc que j’aime quand je t’aime ? Non la beauté d’un corps, ni le charme d’un
temps, ni la brillance de la lumière, cette amie de mes yeux d’ici-bas, ni les douces mélodies des
chants de toutes sortes, ni des fleurs, des parfums, des aromates la suave odeur, ni la manne et le
miel, ni les membres ouverts aux charnelles étreintes. Non, ce n’est pas ce que j’aime, lorsque
j’aime mon Dieu. Et pourtant j’aime une certaine lumière, une certaine voix et un certain parfum,
un certain aliment, une certaine étreinte, lorsque j’aime mon Dieu. »
96 La Musique, VI, 1, 1, La Pléiade, t. 1, p. 680
97 Idem.
98 De Musica, VI, 1, 1 (PL 32)
[jusqu’]aux incorporelles99 », de la musique jusqu’à Dieu. Et à démontrer la nécessité, «
pour [...] les jeunes gens, voire les hommes de tout âge, dotés par Dieu d’une bonne
intelligence, [de] s’arrache[r], sous la conduite de la raison, non point précipitamment,
mais comme par degrés, [à ces] sensations corporelles et aux littératures charnelles
auxquelles il leur est difficile de ne pas s’attacher. Cela pour que, par amour de la vérité
immuable, ils s’attachent au Dieu unique et Seigneur de toutes choses, qui guide l’esprit
humain sans l’interposition d’aucun objet naturel100 ».
Henri-Irénée Marrou écrit avec raison, bien que sur un ton peut-être un peu
péremptoire, que « ce serait un contresens très grave que de traduire musica par notre
“musique”. Qu’est-ce en effet pour nous que la musique ? [interroge-t-il]. C’est une
activité artistique, esthétique. Or pour Augustin, la musica est une science mathématique
au même titre que l’arithmétique ou la géométrie101. » Il nous semble que l’assertion est
juste en tant qu’elle prévient le lecteur moderne que, pour Augustin, la musique va bien
au-delà de ce que nous entendons habituellement aujourd’hui dans le jeu plaisant,
joyeux ou triste, des voix et des instruments. S’il s’agit d’une science, que ce soit
l’acoustique, la métrique, la rythmique, l’harmonique ou ces diverses autres dimensions
de la théorie musicale, la musique ne saurait en effet être confinée au seul rang des
pratiques artistiques, ni à ce strict univers de la production et de l’audition de chants et/
ou de musique instrumentale. Comme en témoignent les cinq premiers livres du De
Musica, la discipline musicale, telle que l’ancien professeur de grammaire et de
rhétorique la concevait, s’étend essentiellement dans le domaine de l’arithmétique
élémentaire (les battements de mesure, théoriques ou effectivement frappés avec les
mains, adoptant dans la récitation poétique, le chant, la musique instrumentale et la
danse une cadence dont la mesure numérique, c’est-à-dire la découpe en intervalles de
temps alternés arithmétiquement identifiables, est présentée, au livre I, comme la source
d’une secrète beauté102) et, surtout, dans le domaine de la métrique ou, plus exactement,
de la rythmique (les livres II à V développant pour leur part une typologie quasi
systématique des vers latins, qu’Augustin connaissait par cœur et a longtemps enseignée
De Musica : Des beautés inférieures à l’harmonie divine
68
99 La Musique, VI, 2, 2, La Pléiade, t. 1, p. 681
100 Ibid., VI, 1, 1, p. 680
101 Henri-Irénée Marrou, Saint Augustin et la fin de la culture antique, p. 197
102 Cf. La Musique, I, 13, 27-28, La Pléiade, t. 1, pp. 580-581
à partir d’exemples empruntés aux manuels de scansion poétique romains. H.-I. Marrou,
reprenant un utile argument d’Amerio103, précise d’ailleurs qu’Augustin se soucie
spécifiquement de rythmique proprement musicale, non pas seulement, comme il y
paraît, de métrique ou de prosodie : la différence est que la rythmique ne se contente pas
d’un simple décompte de syllabes, des longues et des brèves, mais envisage
immédiatement ces dernières dans leur exécution déclamée ou chantée, c’est-à-dire «
calée » sur un rythme musical donné, instrumental ou non, nécessitant par conséquent
l’ajout de silences, non prévus dans la scansion poétique coutumière aux grammairiens,
ou bien l’allongement ou l’abrègement de telle ou telle syllabe. Lorsqu’il s’agit de
musique purement instrumentale, c’est-à-dire de rythmes qui se font non par des
paroles, mais avec des instruments à corde ou à vent, Augustin fait remarquer qu’il est
également nécessaire, bien souvent, d’ajouter un ou plusieurs silences après le son de la
voix ou après un battement afin que le rythme choisi soit conformément respecté104.
Dans tous les cas, Augustin insiste en effet sur la rectitude scientifique - arithmétique -
de laquelle découle la beauté propre de toute rythmique musicale bien observée.). La
prosodie traditionnelle elle-même, littéraire et poétique, se trouve ainsi renouvelée par
l’approche musicale d’Augustin, la métrique prenant un essor nouveau dans cette « loi
d’homogénéité rythmique105 » qui veut que « dans une même série rythmique, et donc a
fortiori dans le même “mètre” ou dans le même vers, on ne [puisse] assembler que des
pieds de même mesure, c’est-à-dire ayant le même nombre total de temps106
» (réciproquement à cette « musicalisation » de la prosodie par le rythme, la « musique
musicale » telle que nous l’entendons de nos jours, c’est-à-dire principalement le chant,
la musique instrumentale, ou les deux réunis, renouvelle également son champ de
compréhension en s’étendant à la poésie, dont l’analyse scientifique se cantonnait
ordinairement à la scansion et à la récitation, c’est-à-dire à une application plus « a-
musicale »).
Ce à quoi Augustin nous initie donc, et que H.-I. Marrou nous rappelle avec prudence,
c’est que la musique doit assurément bénéficier des lumières de la science si elle veut
De Musica : Des beautés inférieures à l’harmonie divine
69
103 Cf. Henri-Irénée Marrou, Ibid., pp. 270-273
104 Cf. La Musique, IV, 14, 24, La Pléiade, t. 1, pp. 646-647
105 Henri-Irénée Marrou, Ibid., p. 271
106 Idem.
s’élever au-dessus des modulations instinctives, imitatives et nées du seul exercice
journalier des chanteurs de théâtre et autres joueurs de flûte ou de cithare107. Car, dès
lors, cette musique « éclairée », plus exigeante que « notre “musique” » exclusivement
comprise comme activité artistique, esthétique, et objet de plaisir ou art d’agrément,
devient par là-même une discipline beaucoup plus large, d’abord parce qu’elle requiert
l’arithmétique pour devenir une connaissance pleinement maîtrisée, ensuite parce que la
rythmique (par opposition à la seule métrique ou prosodie) permet de saisir plus
adéquatement la musicalité de paroles chantées (avec ou sans accompagnement
instrumental) ou d’airs joués avec des instruments (avec ou sans accompagnement
vocal), et enfin parce que la poésie, ou même toute prose, est aussi mieux appréciée
lorsqu’elle est considérée dans sa rythmicité musicale.
Mais il serait trop restrictif de résumer la « philosophie musicale » de saint Augustin à
une science de type mathématique, comme à une arithmétique, fût-elle même
singulièrement attentive à la rythmique. Comme H.-I. Marrou le conclut d’ailleurs lui-
même, saint Augustin « se fait une idée purement quantitative du rythme » et « le De
Musica représente une tentative [avortée] [de] franchir les bornes étroites de la métrique.
[...] Lu attentivement, son ouvrage ne suppose presque aucune érudition spécifiquement
musicale (si ce n’est la notion très élémentaire de silence) [et] il n’a pour ainsi dire mis en
œuvre que des connaissances métriques108 ». Quel est donc, faute de beauté rythmique
ou arithmétique, le point décisif qui permet à saint Augustin d’élever la musique au rang
d’une « science presque divine (pene divina disciplina)109 » ?
De Musica : Des beautés inférieures à l’harmonie divine
70
107 La Musique, I, 4, 9, La Pléiade, t. 1, pp. 564-566
108 Henri-Irénée Marrou, Ibid., pp. 272-273
109 De Musica, I, 2, 3 (PL 32) : « Illud ergo quod abs te postea dictum est, multa esse in canendo et saltando
vilia, in quibus si modulationis nomen accipimus, pene divina ista disciplina vilescit. - Tu as dit ensuite
qu’il y a maints vils aspects dans le chant et la danse : si nous admettons pour eux le nom de
modulation, cela avilit cette science presque divine. »
Il nous semble qu’Augustin, tout en inscrivant sa conception de la musique dans une
antique lignée maintes fois excavée par les archéologues de sa pensée110 (filiation
pythagoricienne, par l’apprivoisement de la beauté du nombre mesurant le rythme;
platonicienne, et plus encore plotinienne, par le désir constant de passer « des réalités
corporelles aux incorporelles (a corporeis ad incorporea)111 »; etc.), creuse néanmoins la
voie d’une réflexion radicalement nouvelle sur la musique, en un sens qui va bien au-
delà de la seule écoute et du plaisir musical - et qui prélude essentiellement à ce que l’on
appelle, en attendant de la mieux définir, la beauté musicale.
En vérité, les arts libéraux, pour Augustin, sont et ne sont pas l’objet de délassements
frivoles : ils le sont, parce que leur matière est corporelle, c’est-à-dire muable et
périssable, comme la beauté du ciel, l’éclat de la lumière ou l’écoulement des jours et des
De Musica : Des beautés inférieures à l’harmonie divine
71
110 ... et qu’il n’y a pas lieu de reprendre ici en détail (le lecteur en quête de précisions plus
exhaustives pourra se référer notamment aux chapitres consacrés à la musique dans l’ouvrage déjà
cité : Saint Augustin et la fin de la culture antique, de Henri-Irénée Marrou, mais aussi à Il “De Musica”
di s. Agostino, de Franco Amerio, Turin, 1929)...
111 De Musica, VI, 2, 2 (PL 32) : « Quamobrem tu cum quo mihi nunc ratio est, familiaris meus, ut a
corporeis ad incorporea transeamus, responde... - C’est pourquoi, toi, mon compagnon, qui
participes à ma réflexion, réponds-moi : pour passer des réalités corporelles aux incorporelles, que t’en
semble ? » Augustin a souvent recours à cette même sorte d’expression pour résumer la dialectique
ascendante permettant aux arts libéraux de conduire l’esprit des réalités inférieures, matérielles,
muables et transitoires, aux réalités supérieures, immatérielles, immuables et éternelles : cf., par
exemple, De Vera religione, 29, 52 (PL 34) : « Videamus quatenus ratio possit progredi a visibilibus ad
invisibilia, et a temporalibus ad aeterna... In quorum consideratione (Augustin évoque succinctement
l’étude d’un autre art libéral : l’astronomie) non vana et peritura curiositas exercenda est, sed gradus ad
immortalia et semper manentia faciendus. - Examinons maintenant de quelle manière la raison peut
s’élever du monde visible au monde invisible, du temps à l’éternité... Ces spectacles (la beauté du ciel, le
cours des astres, l’éclat de la lumière, la succession des jours et des nuits, [etc.]) ne doivent pas
nourrir une vaine curiosité de quelques jours; ils sont autant de degrés qui nous élèvent aux biens
éternels et impérissables. »; Retractationes, I, 3, 1 (PL 32) (au sujet du De Ordine) : « De Ordine studendi
loqui malui, quo a corporalibus ad incorporalia potest profici. - Je préférai les entretenir de l’ordre à
observer dans leurs études et au moyen duquel on peut s’élever des choses corporelles aux
incorporelles. »; id., I, 6 (au sujet du De Libris disciplinarum) : « Per corporalia cupiens ad incorporalia
quibusdam quasi passibus certis vel pervenire vel ducere. - Mon désir était de conduire ou de parvenir,
comme à pas sûrs, aux choses incorporelles par les choses corporelles. »; id., I, 11, 1 (à propos du De
Musica) : « Quomodo a corporalibus et spiritalibus, sed mutabilibus numeris, perveniatur ad
immutabiles numeros... - Comment, par les nombres corporels et spirituels, mais muables, on arrive aux
nombres immuables... », etc.
nuits en astronomie, et comme, en musique, les sons qui s’égrènent et ne sont entendus
que lorsque, déjà, leur source s’est perdue dans le néant... Or comment l’âme frivole,
attachée à ce qui va périr - à ce qui meurt toujours déjà -, ne s’abandonnerait-elle pas
elle-même à l’abîme où se précipitent les objets de son attachement ? D’un autre côté,
les arts libéraux ne sont plus frivoles dès lors qu’ils deviennent, justement, les moyens
d’une traversée. Car, de même que la traversée s’impose à tous ceux qui désirent passer
d’une rive à l’autre, de même il est nécessaire de traverser ce que l’on a à franchir et ce
dont on veut s’affranchir. Or tel n’est-il pas exactement le projet qu’Augustin assigne aux
arts libéraux, c’est-à-dire, à proprement parler, à des disciplines « libératrices », destinées
à détacher l’âme des beautés corporelles, transitoires, pour l’élever jusqu’à l’immuable et
éternelle beauté ? Mais, dans la musique, quelle est-elle, cette éternelle beauté ? Pourquoi
la trouve-t-on spécialement dans la musique, et la trouve-t-on exclusivement dans la
musique ? Ou bien y a-t-il justement dans la musique quelque chose qui nous ouvre à
l’éternelle beauté, c’est-à-dire à une espèce de musique au-delà de la musique et de
beauté surpassant toute beauté ?
Saint Augustin n’est pas Platon112. Comme Platon, certes, il cherche à s’élever par degrés
vers la beauté éternelle et impérissable, mais, comme le souligne Jacques Darriulat, dans
une étude consacrée au De Musica, « la musique n’est plus pour l’évêque d’Hippone ce
qu’elle était pour la tradition philosophique et rhétorique (une pathétique de l’âme, soit
bénéfique, soit maléfique)113 »; bien plus, elle est un « espace de résonance114 », dans
l’âme elle-même, où celle-ci peut se rattacher au Dieu unique, Seigneur de toutes
choses. À la différence de Platon115, donc, qui emprunte, comme en sens unique, le
chemin théorique, ascendant, qui fait progresser l’esprit à travers les beautés
De Musica : Des beautés inférieures à l’harmonie divine
72
112 Rappelons seulement cet avertissement, qui figure au début du De Vera religione [I, 3, 5 (PL 34)] :
« Si quando autem ad disputationem venitur, Platonico nomine ora crepantia, quam pectus vero plenum,
magis habere gestimus ? - Pourquoi, lorsque nous discutons, avoir sans cesse à la bouche le nom de
Platon, plutôt que de remplir nos cœurs de la vérité ? »
113 Jacques Darriulat, « Augustin : De Musica », commentaire du livre VI du De Musica,
www.jdarriulat.net/Introductionphiloesth/Antiquitetardive/Augustin/AugustinMusica.html
114 Idem.
115 Mais ce n’est pas ici notre propos d’approfondir ce travail de comparaison et de
différienciation. Nous insisterons seulement sur cette césure primordiale, qui est qu’Augustin croit
en Jésus-Christ, Dieu fait homme.
corporelles, jusqu’à l’Idée même de beauté, ou jusqu’à la beauté en elle-même, c’est-à-
dire une beauté « sans visage116 », Augustin, lui, n’envisage la beauté que dans la figure
du Christ, visage humain de Dieu, non plus Idéal désincarné, et, par conséquent,
n’ignore pas que le chemin vers Dieu, loin d’être à sens unique, est aussi un voyage de
retour vers une humanité renouvelée dans le Christ. Cette beauté « divino-humaine117 »
est impensable pour Platon.
Tel est pourtant l’esprit de l’« esthétique118 » musicale selon saint Augustin,
l’introduction du livre VI du De Musica nous mettant d’emblée au diapason : là, comme
en toutes choses pour le chrétien, il s’agit de « s’effor[cer] d’aller vers l’unique vrai Dieu
dans une charité supérieure119 ». Mais Augustin s’adresse à tout homme (« jeunes gens,
voire hommes de tout âge120 »), non seulement aux chrétiens, pour que tous « s’attachent
au Dieu unique et Seigneur de toutes choses121 ». Augustin doit donc « expliquer » la
De Musica : Des beautés inférieures à l’harmonie divine
73
116 Cf. Platon, Le Banquet, 210e-211d (trad. Victor Cousin) : « [210e] Celui qui dans les mystères de
l’amour s’est avancé jusqu’au point où nous en sommes par une contemplation progressive et bien
conduite [...] verra tout-à-coup apparaître à ses regards une beauté merveilleuse [...] : la beauté
éternelle, non engendrée et non périssable, exempte de décadence comme d’accroissement, qui
n’est point belle dans telle partie et laide dans telle autre, belle seulement en tel temps, dans tel
lieu, dans tel rapport, belle pour ceux-ci, laide pour ceux-là; beauté qui n’a point de forme
sensible, un visage [c’est nous qui soulignons], des mains, rien de corporel; qui n’est pas non plus
telle pensée ni telle science particulière; qui ne réside dans aucun être différent d’avec lui-même,
comme un animal ou la terre [211b] ou le ciel ou toute autre chose; qui est absolument identique et
invariable par elle-même; de laquelle toutes les autres beautés participent, de manière cependant
que leur naissance ou leur destruction ne lui apporte ni diminution ni accroissement ni le moindre
changement. Quand de ces beautés inférieures on s’est élevé [...], on arrive à la connaissance par
excellence, qui n’a d’autre objet que le beau lui-même [...]. [211d] Ô mon cher Socrate ! continua
l’étrangère de Mantinée, ce qui peut donner du prix à cette vie, c’est le spectacle de la beauté
éternelle. »
117 L’expression est de Paul Evdokimov, in L’Art de l’icône, Théologie de la beauté, p. 20
118 Par « esthétique », nous désignons cette « esthétique supérieure », « théologique », que Hans Urs
Von Balthasar avait décelée dans la pensée de saint Augustin, c’est-à-dire toute tendue vers la
beauté de Dieu, mais exprimée dans les termes de notre sensibilité d’ici-bas. Il en est de même
avec la musique.
119 La Musique, VI, 1, 1, La Pléiade, t. 1, p. 681
120 Ibid., p. 680
121 Idem.
musique à trois types de lecteurs : 1°/ à ceux qui écoutent de la musique comme « des
bêtes », c’est-à-dire comme ces ours ou ces éléphants qui dansent au son du tambour, ou
bien à ceux qui, tels les oiseaux, chantent instinctivement et se charment de la beauté de
leur propre chant sans en connaître la raison122; 2°/ à ceux dont les connaissances et la
piété incertaines ne leur permettent pas de s’élever rapidement de la musique jusqu’à
Dieu et risquent donc de s’empêtrer dans la musique exclusivement considérée comme
discipline agréable permettant une bonne maîtrise du rythme et, plus largement, de ce
qu’on appellerait aujourd’hui le solfège, la mélodie, l’harmonie et toutes autres
semblables connaissances musicologiques nécessaires au chant ou au jeu d’un
instrument123; et 3°/ à ceux qui connaissent que Dieu est la cause de toute vraie
jouissance, y compris dans la musique, mais qui seraient éventuellement tentés de
s’abaisser jusqu’à ces problèmes musicologiques, à commencer par ceux couverts dans
l’analyse du rythme des cinq premiers livres du De Musica, et qui, conclut Augustin, ne
sont au fond que « puérilités124 ».
La musique, nous le voyons bien, est donc pour Augustin l’occasion de dépeindre
synthétiquement les trois types de rapport que nous, humains, pouvons entretenir avec la
beauté : d’abord, un rapport animal, instinctif, qui nous fait battre des mains ou danser
au rythme du tambour, à la manière des ours, ou chanter comme l’oiseau, l’âme
virevoltant d’insouciance ou suivant quelque humeur printanière; ensuite, un rapport
plus érudit, plus discipliné, plus « scientifique » : c’est l’approche technicienne, éclairée,
du musicien exercé, celui qui sait reconnaître, compter et respecter les temps de chaque
mesure - comme Augustin scandait et nommait chaque vers latin -, celui qui sait définir
une ligne mélodique en identifiant la succession des intervalles ou encore saisir les
simultanéités sonores, la construction des accords, les principes qui les gouvernent et
De Musica : Des beautés inférieures à l’harmonie divine
74
122 Ibid., I, 4, 5, pp. 560-561
123 Ibid., VI, 1, 1, p. 681
124 Idem.
leurs enchaînements - choses que l’on étudie précisément en harmonie125; enfin, un
rapport spirituel, celui de l’homme de foi « s’efforçant d’aller vers l’unique vrai Dieu
dans une charité supérieure126 ». Bien entendu, chaque homme est un musicien plus ou
moins élevé sur cette échelle, c’est-à-dire un composé de ces trois rapports, où chaque
rapport - animal, érudit ou spirituel - est présent dans un proportion plus ou moins
grande, mais tous, même les moins éloignés de Dieu, doivent être conduits plus près de
la source vraie de toute beauté. Comme nous, la musique est de ce monde et, à la fois,
n’est pas de ce monde. Et, comme nous, elle peut n’être que de ce monde, et en partager
ainsi le sort fatal, ou bien aller au-delà de ce monde, le traverser, comme saint Paul nous y
invitait, et nous laisser voir, corps et âme, à travers les beautés d’ici-bas, les franchissant,
non pas nous y laissant piéger comme en des « rets127 », « ce que Dieu a d’invisible
depuis la création du monde128 », son éternelle beauté.
Reste que la musique, en premier lieu, semble « purement » pétrie et empêtrée dans le
sensible, et il y a justement, dans l’analyse « acoustique » qu’Augustin amorce au début
De Musica : Des beautés inférieures à l’harmonie divine
75
125 H.-I. Marrou (cf. Ibid., p. 267) soutient l’hypothèse d’après laquelle Augustin ne connaissait en
réalité ni la mélodie (connaissance des intervalles de notes), ni l’harmonie (connaissance des
simultanéités sonores ou accords), du moins pas en profondeur (de fait, la formalisation de la «
science mélodique », ou solfeggio - mot italien lui-même dérivé des noms de notes « sol » et « fa » -
n’aurait fait son apparition qu’au XIème siècle, lorsque le moine italien Guido d’Arezzo a inventé
ce procédé dans le but de faciliter l’enseignement du chant aux autres moines de son monastère).
H.-I. Marrou cite à ce propos une lettre [Epistola 101, 3, (PL 32)] où Augustin lui-même reconnaît
cette lacune et la met sur le compte du manque de temps : « Conscripsi de solo rhythmo sex libros, et
de melo scribere alios forsitan sex, fateor, disponebam, cum mihi otium futurum sperabam. - J’ai composé
alors six livres seulement sur le rythme, et, je l’avoue, je songeais à en composer six autres sur la
modulation (théorie des modes et des intervalles, c’est-à-dire de ce que l’on appelle aujourd’hui,
précisément, harmonie et mélodie), quand j’espérais du loisir. » Sans doute le temps a-t-il en effet
manqué à Augustin pour composer ces six autres ouvrages, mais non pas, comme le suggère H.-I.
Marrou, en raison d’une « lacune dans la connaissance scientifique d’Augustin » : bien plutôt,
comme nous l’allons démontrer dans ce chapitre, parce que cette érudition s’impose avec
beaucoup moins de nécessité que l’attachement « au Dieu unique et Seigneur de toutes choses »,
de sorte que le temps d’ici-bas, le nôtre aujourd’hui comme jadis celui du saint homme, doit être
employé à des buts plus élevés...
126 Ibid., VI, 1, 1, p. 681
127 Idem.
128 Rm 1, 20
du livre VI du De Musica, l’idée inaugurale d’une sorte de « degré zéro » de tout
phénomène sonore, qui paradoxalement ne requiert ni présence humaine ni ouïe
d’aucune espèce, car il se produit sans cesse, en d’innombrables lieux de la Terre et de
l’univers tout entier, de certains « chocs matériels », comme « de l’eau tombant goutte à
goutte », ou toutes autres sortes de chocs physiques ainsi répandus dans l’immensité de
la matière et de l’espace, « [sans] qu’il n’y ait [...] personne pour [les] entendre129 ». Mais,
ce qui fait la spécificité de la musique, ce ne sont point ces nombres sonores, que nous
n’entendons point, ni les nombres entendus, c’est-à-dire l’ouïe, sens que nous
partageons avec beaucoup d’animaux et qui, par lui-même, ne nous permet pas
d’approuver l’harmonie et de réprouver la discordance (car les oreilles entendent les
De Musica : Des beautés inférieures à l’harmonie divine
76
129 Ce « degré zéro » correspond en réalité au « premier genre » de son répertorié par saint
Augustin, et aussi, par conséquent, au premier genre de « rythme » musical, fût-il minimaliste. La
vibration de l’air non ouïe, Henri Davenson (alias Henri-Irénée Marrou), la décrit dans son Traité de
la musique selon l’esprit de saint Augustin comme « la musique des professeurs de physique » (p. 19).
Les physiciens nous enseignent en effet que le son est une onde produite par la vibration
mécanique d’un support fluide ou solide, propagée grâce à l’élasticité du milieu environnant. Il
existe donc des sons que, par extension psychophysiologique, l’on qualifie naturellement d’«
audibles », lorsque les vibrations correspondantes sont susceptibles de donner naissance à une
sensation auditive, humaine ou animale (que ces sons soient effectivement entendus ou non par un
homme ou par un animal). Il existe aussi des sons « inaudibles » pour toute oreille vivante, c’est-à-
dire des ondes « sonores » dont les vibrations ne sont perceptibles que par certains appareils, voire
totalement imperceptibles. Enfin, toujours dans ce premier genre de son et de rythme, il faudrait
ajouter les « chocs matériels » dont parle Augustin, mais qui, faute d’un support fluide ou solide et
d’élasticité du milieu environnant, n’engendrent ni ne propagent aucune vibration mécanique (cela
est le cas, par exemple, dans l’espace, où même les plus fortes explosions d’étoiles se font dans le
silence le plus total...). Certes, pour ce qui est de ces questions très spécifiques, H.-I. Marrou a
démontré les limites des connaissances d’Augustin, notamment en matière d’astronomie. Mais la
vraie beauté du firmament, comme de celle de la Création dont ces curieux détails, ces musiques
intersidérales inouïes, font nécessairement partie, Augustin ne l’a point méconnue ni passée sous
silence. Ainsi, n’a-t-il pas écrit : « Deus noster [...] fecit omnia, caelum et terram, mare et Angelos. Quidquid videmus, quidquid non videmus in caelo, ipse fecit. Sed tamen non divitias amare debemus, sed
eum qui fecit illas [...]. Pulchra est terra, caelum et Angeli, sed pulchrior est qui fecit haec. - Notre Dieu [...]
a tout fait, le ciel et la terre, la mer et les Anges. Tout ce que nous voyons et tout ce que nous ne
voyons pas dans le ciel, c’est lui qui l’a fait. Mais nous ne devons pas aimer ces richesses, nous
devons l’aimer lui-même, lui qui en est l’auteur [...]. La terre est belle, le ciel et les Anges sont
beaux, mais leur Créateur est plus beau encore » [Sermones, 137, 9, 10 (PL 38)] ? N’a-t-il pas loué
aussi la splendeur incomparable de ces cieux que constituent les saintes Écritures et le Verbe
éternel (cf. Confessiones, XIII, 15) ? Ces beautés, parfois passées sous silence, il n’en a ignoré
aucune, puisqu’il a vu la beauté bien plus haute, bien plus pure, de leur Créateur, qui les contient
toutes.
belles sonorités aussi bien que les laides). Ce ne sont pas non plus les nombres proférés,
en vertu desquels de simples sons ou bruits (ceux de la voix, ou ceux des instruments)
sont exécutés, vocalement (dans le chant ou la récitation) ou au moyen des instruments,
pour acquérir une belle modulation (c’est-à-dire eurythmique et harmonieuse) : car, sans
une certaine « opération de l’esprit130 » qui y préside, comment cette exécution (vocale,
récitative et/ou instrumentale) pourrait-elle être bien modulée ou réglée avec beauté,
devenant ainsi proprement musicale131 ? La seule chose qui intéresse saint Augustin dans
son étude de la musique, c’est d’en déceler la beauté. Car, qu’est-ce qui la rend
intéressante, sinon sa beauté ? Qu’est-ce qui la rend spécifique, sinon ce qui la rend
intéressante ? Et de quoi sert la musique, ou plutôt « l’étude scientifique de la musique132
», sinon à découvrir, dans « ses sanctuaires les plus secrets », la « source de [sa] beauté133
», voire, peut-être, celle de toute beauté ?
Le nom latin de la beauté propre à la musique est, sous la plume d’Augustin, le mot de «
numerositas ». De coutume, ce vocable est traduit par « rythme » ou « harmonie » (l’idée
étant à la fois celle d’un rythme bien nombré dans le temps, c’est-à-dire en mesure et
cadencé, et celle d’une modulation sonore également bien nombrée dans ses intervalles,
c’est-à-dire adéquatement conduite par la voix ou les instruments et charmant ainsi par
son harmonie). La musique, définie au livre I comme « science qui apprend à bien
De Musica : Des beautés inférieures à l’harmonie divine
77
130 « Operatio animi », cf. De Musica, VI, 3, 4 (PL 32).
131 Ce questionnement est, bien entendu, l’objet central du De Musica, essentiellement développé
au livre VI, des paragraphes 1, 1 à 6, 16 (cf. La Musique, in La Pléiade, t. 1, pp. 680-696). Il s’agit en
effet, pour Augustin, de découvrir rien moins que la beauté propre de la musique. Ainsi, la suite du
livre VI consiste, graduellement, et par un renversement qui n’est ni rhétorique, ni métaphorique,
mais bien métaphysique, à démontrer que toute beauté est musicale, c’est-à-dire qu’il existe
véritablement une harmonie supérieure, inaccessible aux sens mais toujours mise à la portée des
hommes par la Providence, et qu’il nous appartient donc d’atteindre. (Cet intérêt « esthétique »
supérieur mobilisant toute notre attention dans ce chapitre, nous renvoyons le lecteur soucieux de
réviser la théorie augustinienne de la sensibilité - que nous ne reprenons pas ici en détail - à la
synthèse de référence réalisée par Étienne Gilson dans son Introduction à l’étude de saint Augustin,
ch. IV « Quatrième degré : la connaissance sensible », pp. 77-87.)
132 Que la musique est une « science » (« qui apprend à bien moduler »), cela est assez répété et
expliqué par Augustin dès le premier livre du De Musica.
133 Cette expression (in ipsa dimensione quae decora est), ainsi que la précédente (de secretissimis
penetralibus), se trouvent dans La Musique, I, 18, 28, Ibid., p. 581.
moduler (scientia bene modulandi)134 », ou « science du mouvement bien réglé (scientia bene
movendi)135 », n’est donc pas autre chose que la science de cette numerositas du rythme et
de l’harmonie, le radical numerus désignant tout à la fois le « nombre » de la mesure ou
des intervalles - mais aussi leur beauté. Empruntée exprès au registre des
mathématiques, cette idée de « nombre » permet en effet à Augustin d’éviter l’équivoque
et d’exclure résolument de la sphère instinctive, imitative et servile (quand bien même
elle serait très exercée ou virtuose) ce qui fait la beauté de la musique. Mais, si Augustin
tient si fort à démontrer que la musique est une science (celle du mouvement bien réglé
ou bien nombré), ce n’est pas tant pour l’assortir et la confiner à l’on ne sait trop quelle «
esthétique objective », pythagoricienne, réductible à une quelconque arithmétique (le
livre VI relativise à suffisance l’importance qu’il convient d’accorder au « puéril »
décompte des syllabes et des silences dans la poésie latine, si longuement détaillé dans
les cinq premiers livres du De Musica), que pour persuader d’abord le lecteur qu’il y va,
dans la musique, d’une spiritualité qui dépasse de bien haut l’agrément instinctif et
bestial que l’on peut trouver dans tel chant ou tel rythme entraînant à la danse. En
vérité, que nous révèle, au sujet de la musicalité de la musique, le cours de métrique des
cinq premiers livres (ou de rythmique, si l’on préfère) ? Pas grand chose ! Tout au plus, à
reconnaître ce degré minimal de « beauté », disons plutôt cet « ordre » élémentaire, le plus
simple à saisir dans la récitation poétique, le chant ou le jeu d’un instrument, à savoir : le
rythme d’une modulation, que l’on peut battre avec les mains, scander ou dénombrer en
rapports fixes de temps et d’intervalles.
Musica est scientia bene movendi. Sed quia bene moveri iam dici potest, quidquid numerose servatis temporum atque intervallorum dimensionibus movetur (iam enim delectat, et ob hoc modulatio non incongrue iam vocatur); fieri autem potest, ut ista numerositas atque dimensio delectet, quando non opus est; ut si quis suavissime canens, et pulchre saltans, velit eo ipso lascivire, cum res severitatem desiderat: non bene utique numerosa modulatione utitur; id est ea motione quae iam bona, ex eo quia numerosa est, dici potest, male ille, id est incongruenter utitur. Unde aliud est modulari, aliud bene modulari. Nam modulatio ad quemvis cantorem, tantum qui non erret in illis dimensionibus vocum ac sonorum; bona vero modulatio ad hanc liberalem disciplinam, id est ad musicam, pertinere arbitranda est. Quod si nec illa bona tibi motio videtur, ex eo quia inepta est, quamvis artificiose numerosam esse fateare; teneamus illud nostrum, quod ubique servandum est, ne certamen verbi, re satis elucente, nos torqueat; nihilque curemus, utrum musica
modulandi, an bene modulandi scientia describatur. - La musique est la science du mouvement bien
réglé. Mais puisqu’on peut déjà appeler mouvement bien réglé tout ce qui se meut en cadence
(numerose) en conservant les rapports des temps et des intervalles (ce qui plaît déjà et qu’on n’a pas
De Musica : Des beautés inférieures à l’harmonie divine
78
134 La Musique, I, 2, 2, Ibid., p. 557
135 Ibid., I, 3, 4, p. 559
tort d’appeler modulation), le fait est que ce nombre (numerositas) et cette mesure plaisent, même
quand on n’en a pas besoin. Supposons qu’un homme qui chante de façon très agréable
(suavissime) et danse avec grâce (pulchre) veuille badiner alors que la situation requiert du sérieux : il
ne se sert pas bien d’une modulation qui assurément est bien mesurée (numerosa); autrement dit,
de ce mouvement, qui est bon parce que mesuré, on peut dire que cet homme se sert mal, c’est-à-
dire mal à propos. Par conséquent, moduler est une chose, bien moduler en est une autre. En effet,
comme on doit le penser, la modulation concerne tout chanteur qui ne se trompe pas dans les
rapports des accents et des sons, mais la bonne modulation intéresse cette discipline libérale, la
musique. Si tel mouvement (modulatio) ne te paraît pas bon, du fait qu’il est hors de propos, quand
bien même tu le trouverais artistement rythmé (artificiose numerosa), respectons notre règle à
observer partout, qu’une querelle de mots ne vienne pas nous éprouver, quand la réalité est assez
claire; et ne nous mettons pas en peine de savoir si la musique se définit comme art de moduler ou
art de bien moduler136.
Ce texte, qui prélude aux développements minutieux de l’ancien professeur de
rhétorique sur la versification latine et sa bonne mise en rythme (« modulation ») par la
voix ou l’accompagnement instrumental, contient déjà les prémices de la réflexion
magistrale et profondément nouvelle qu’Augustin proposera, au livre VI, au sujet de la «
scientificité » de la musique ou, plus exactement, sur ce qui en fait une discipline «
libérale » spécifique - et même libératrice par excellence. Car, en fait de science, il s’agit
d’apprendre à « bien moduler ». Mais, bien moduler, ce n’est pas chanter plaisamment, ou
complaisamment, à la façon des rossignols, qui « modulent », si l’on veut, c’est-à-dire
produisent d’instinct des sons agréables, mais qui, ne sachant pas ce qu’ils font, ne
peuvent aucunement le faire bien. Qu’est-ce que « moduler bien » ? Ce peut être deux
choses très distinctes, chacune correspondant à une numerositas d’un genre et d’un rang
propres. D’abord, ce peut être puiser dans la musique « un peu de plaisir (aliquid
voluptas)137 » parce que celle-ci « se meut en cadence (numerose) en conservant les
rapports des temps et des intervalles (ce qu’on appelle modulation)138 ». Cette «
modulation qui assurément est bien mesurée (numerosa)139 », ou « artistement rythmé[e]
(artificiose numerosa)140 » comme lorsqu’« un homme chante de façon très agréable
De Musica : Des beautés inférieures à l’harmonie divine
79
136 Ibid., I, 3, 4, pp. 559-560
137 Ibid., I, 4, 5, p. 561
138 Ibid., I, 3, 4, p. 559
139 Idem.
140 Ibid., I, 3, 4, p. 560
(suavissime) et danse avec grâce (pulchre)141 », est donc cause d’une numerositas qui plaît «
même quand on n’en a pas besoin142 », c’est-à-dire qui plaît nécessairement par elle-
même :
Cum igitur ad ipsam rationem disciplinae huius, siquidem scientia est bene modulandi, non possit negari omnes pertinere motus qui bene modulati sunt, et eos potissimum qui non referuntur ad aliud aliquid, sed in
seipsis finem decoris delectationisve conservant. - Il est indéniable que relèvent de la musique, science
de la bonne modulation, ces mouvements qui sont correctement modulés, surtout ceux qui ne
s’ordonnent pas à autre chose, mais renferment en eux-mêmes la finalité de leur éclat (decor) et de
leur charme (delectatio)143.
Ce sens le plus bas de la numerositas, qui fait qu’« une foule ignorante [...] applaudi[t]
[l’artiste] qui joue bien [et] que, plus agréablement [il] joue, plus vivement elle est émue
et enthousiasmée144 », ce sens qui en même temps nous permet d’approuver l’harmonie
et de réprouver la discordance145, Augustin en place l’origine dans « la nature, qui a
donné à tous le sens de l’ouïe, le juge en la matière146 », c’est-à-dire dans une faculté
innée. Mais cette numerositas ne réalise aucunement la beauté pure et plénière de la
musique et ne correspond qu’à l’agréable (suavitas), c’est-à-dire à la satisfaction éprouvée
par les sens dans la sensation, lorsqu’il ne s’agit pas d’une simple réaction quasi
biologique à des stimuli sonores instantanés. Les sources de ce plaisir (qu’on les nomme
« suavité (suavitas)147 », « grâce (pulchritudo)148 », « éclat (decor)149 », « charme (delectatio)150 »
De Musica : Des beautés inférieures à l’harmonie divine
80
141 Ibid., I, 3, 4, p. 559
142 Idem.
143 Ibid., I, 13, 28, pp. 580-581
144 Ibid., I, 5, 10, p. 566
145 cf. De Musica, VI, 2, 3 (PL 32) : « Idipsum ergo quidquid est, quo aut annuimus aut abhorremus, non
ratione sed natura, cum aliquid sonat, ipsius sensus numerum voco. - Donc cette harmonie intérieure,
quelle qu’elle soit, qui, naturellement, et sans le concours de la raison, nous fait approuver ou
répugner un son qui se produit, je l’appelle le nombre propre au sens de l’ouïe ».
146 Idem.
147 De Musica, I, 3, 4 (PL 32)
148 La Musique, I, 3, 4, Ibid., p. 559
149 Ibid., I, 13, 28, p. 581
150 Idem.
ou de toute autre semblable façon) ne sont, aux yeux d’Augustin, qu’intéressées ou
faussement désintéressées (puisqu’elles semblent plaire par elles-mêmes et ne
renfermer la finalité de leur éclat ou de leur charme qu’en elles-mêmes). Or, le « plaisir
délicieux et toujours nouveau [qui découle] de cette occupation inutile », tel que
l’exprimait Henri de Régnier, n’est point la vraie beauté de la musique. Il n’est qu’un
agrément de rang inférieur, celui, artificieux (artificiosus)151, que l’on ressent dans
l’illusion d’une libre maîtrise du temps, dont on croit pouvoir contrôler le rythme par un
battement mesuré et qu’on étire comme à loisir dans les modulations du chant ou le jeu
des instruments. Mais le grand penseur de la mémoire et du temps qu’est Augustin n’a
pu se résoudre à enfermer dans pareil agrément toute la puissance « presque divine (pene
divina)152 » de la musique. Pour l’élever à ce rang, pour y découvrir une beauté infiniment
plus profonde et en faire l’une des plus hautes disciplines qu’il soit donné à l’âme
humaine d’acquérir, il nous faut chercher ailleurs, là où nous conduiront ces «
empreintes » qu’Augustin a tôt dépistées dans son enquête sur la musique, et qui mènent
jusqu’à ces « sanctuaires les plus secrets » où jaillit la source de toute beauté.
Que je ne puisse sentir (et, présentement, écouter) qu’à mesure que je me souviens, voilà
le premier pas théorique franchi par Augustin dans cette quête d’une beauté musicale,
d’une numerositas plus élevée que celle qui procèderait simplement d’une réaction tout
animale à des stimuli sonores instantanés, et plus élevée même que « cette harmonie
intérieure, quelle qu’elle soit, qui, naturellement, et sans le concours de la raison, nous
fait approuver ou répugner un son qui se produit [- et qu’Augustin] nomme le nombre
propre au sens de l’ouïe (ipsius sensus numerus)153 ». La première « empreinte » de cette
numerositas supérieure n’est autre, en effet, que la mémoire. La numerositas la plus basse,
nous l’avons vu, « degré zéro » de l’harmonie, c’est celle des nombres sonores,
ébranlements extérieurs qui frappent l’air dont la vibration ébranle à son tour mon
oreille : excitation d’ordre purement matériel, il n’est là pas même encore question de
sensation, moins encore de pensée. Mais, pour que les nombres sonores deviennent des
nombres entendus, il faut une âme pour les entendre, c’est-à-dire une puissance vivante
capable de les accueillir en « se tourn[ant] vers cette modification [...] [de] l’état dans
De Musica : Des beautés inférieures à l’harmonie divine
81
151 Ibid., I, 3, 4, p. 560
152 De Musica, I, 2, 3 (PL 32)
153 De Musica, VI, 2, 3 (PL 32)
lequel se trouvait l’un des organes de mon corps [...] [pour] produire en soi la sensation
sonore, le son entendu154 ». Les sons entendus n’ont pas non plus d’existence autonome,
puisqu’il faut qu’ils soient proférés (vociférés, parlés, récités, chantés, battus, « bruités »,
joués sur un ou plusieurs instruments, etc.) pour être entendus selon un certain rythme,
une certaine intonation ou tonalité, un certain timbre, une certaine harmonie, etc. : ces
nombres proférés peuvent seuls parvenir à notre oreille. Mais notre oreille même,
poursuit Augustin, n’entendrait point ces nombres sans le soutien de la mémoire, c’est-à-
dire sans un acte de rétention, par l’âme, des nombres proférés et entendus : le tic-tac de
ma montre, rudimentaire rythmicité du temps, le percevrais-je si à l’instant du tac j’avais
déjà oublié le tic, qui pourtant n’est plus ? Entendrais-je la moindre mélodie si, d’une
mesure à l’autre, je n’avais plus la précédente en mémoire ? Il n’y a de son entendu et
retenu que dans la durée : celle-là même nécessaire à sa seule émanation155, pour
commencer, puis celle des sons successifs, toute durée ne pouvant elle-même être
appréhendée sans un acte de l’âme capable de se souvenir de ces écarts successifs et de
les mesurer.
Par opposition à « ce que nous sentons par les yeux[,] qui est divisé selon le lieu »,
Augustin précise que « ce que nous sentons par les oreilles est divisé selon le temps156 »,
et Jean-Louis Chrétien de rappeler justement à ce propos que la musique « ne forme
donc pas un exemple parmi d’autres du procès temporel, mais un lieu où ce qu’est le
temps157 dans son essence peut s’éclairer et s’élucider158 ». Qu’est-ce à dire ? Eh bien
saint Augustin nous montre de façon exemplaire que la mémoire et la conscience du
De Musica : Des beautés inférieures à l’harmonie divine
82
154 Cf. Étienne Gilson, Introduction à l’étude de saint Augustin, ch. IV « Quatrième degré : la
connaissance sensible », p. 85
155 (car point de son sans vibration, point de vibration sans mouvement de matière, point de
mouvement de matière sans espace pour ce mouvement et point de mouvement dans l’espace sans
l’écoulement d’une certaine durée)
156 De quantitate animae, 32, 68 (PL 32) : « Quod oculis sentimus, per locum; quod auribus, per tempus
dividitur. »
157 [comme aussi bien ce qu’est la mémoire, mais les deux sont évidemment liés]
158 J.-L. Chrétien, Saint Augustin et les actes de parole, ch. XIII « Chanter », p. 150 : l’auteur s’intéresse
plus particulièrement à la parole et au chant, mais ce n’est pas faire entorse à son analyse que de
l’étendre également à la musique en un sens plus élargi, c’est-à-dire comprise aussi dans sa
dimension instrumentale.
temps sont le premier levain de la musique, car sans la mémoire, la musique serait aussi
sans « empreintes », pour autant que, sans la mémoire, nous serions sans notion du
temps. Ainsi, la première empreinte propre de la musique n’est autre que celle du
temps. Or cette conscience du temps, intérieure à l’âme, s’entend en un sens musical par
delà les seules perceptions auditives empiriques. En effet, « les rythmes qui
appartiennent au son lui-même peuvent exister sans ceux que l’on trouve dans la
perception auditive159 », remarque Augustin, ce qui signifie qu’il existe des nombres
sonores que je n’entends pas (il y a bien des gouttes d’eau qui ruissellent des parois
humides de certaines grottes inexplorées, sans qu’il y ait aucune oreille présente pour les
entendre résonner au moment de leur chute); mais inversement, il ne peut exister des
nombres entendus sans nombres sonores (pour que vibrent nos tympans, il faut
nécessairement que quelque choc matériel ait provoqué cette vibration). Ensuite160, les
nombres entendus doivent être proférés pour devenir musique : sans la parole, la voix et/
ou l’instrument bien rythmés et bien modulés (bien « nombrés » ou bien « nombreux »),
jamais le premier vers d’une hymne de saint Ambroise (« Deus creator omnium... - Dieu
créateur de toutes choses... »), exemple choisi par Augustin pour articuler sa
démonstration, n’acquerrait de soi-même le bon rythme. Ce vers, invariablement
composé de huit syllabes - De (1) / us (2) / cre (3) / a (4) / tor (5) / om (6) / ni (7) / um (8) -,
correctement chanté ou prosodié, doit ainsi occuper douze temps et non huit, soit quatre
ïambes (chaque paire de syllabes occupant donc trois temps, et non deux, sous la forme
d’une brève suivie d’une longue). Seule cette configuration de profération (ou
prononciation) permet d’obtenir le bon rythme, seul le nombre proféré permet de «
musicaliser » un nombre entendu.
De Musica : Des beautés inférieures à l’harmonie divine
83
159 La Musique, VI, 2, 3, Ibid., p. 683
160 (écrivant « ensuite » nous ne voulons pas signifier par là une succession temporelle (les nombres
proférés n’arrivent pas après les nombres entendus et les nombres sonores), cela va de soi, mais
une gradation « qualitative » : il n’est en effet pas possible de proférer des sons sans qu’ils soient
simultanément des nombres entendus (du fait qu’ils sont proférés ils ont du même coup la capacité
d’être entendus, qu’ils le soient effectivement ou pas). La gradation qualitative vient en revanche
de ce que les nombres bien proférés, ou bien modulés, sont proprement rythmés, prosodiés,
harmonisés, etc., c’est-à-dire proprement musicaux (comme Augustin le montre à travers l’exemple
du vers d’Ambroise) et, par là même, d’une « qualité » - ou d’une beauté - supérieure à celle de
nombres entendus mal proférés.
Remontant « quibusdam gradibus - comme par degrés161 » vers l’immuable vérité de la
musique, Augustin, parvenu à ce point, constate que, bien proféré, bien entendu, tout
nombre sonore n’en serait pour autant pas encore devenu musique s’il n’avait été aussi
immédiatement offert à cette « grande puissance [...] de la mémoire (magna vis memoriae)
[,] [...] mystère effroyable, profondeur aux infinis replis (nescio quid horrendum, profunda et
infinita multiplicitas)162 ! » Car, sans la puissance unificatrice de la mémoire, la conjonction
de ces trois premiers nombres (sonore, entendu, proféré) ne serait-elle pas vouée à
l’anéantissement ? Avec la mémoire, Augustin nous fait approcher véritablement du seuil
des « sanctuaires secrets » où la musique puise à la source de sa beauté. Et, d’abord, en
nous faisant contempler l’« effroyable » proximité de la mémoire et de l’oubli, de la
musique et du silence. « En effet, même en silence, [note Augustin,] nous pouvons
reprendre en nous-mêmes par la pensée certains rythmes (numeros) dans la durée même
qu’il faudrait pour les exécuter vocalement163 » : ainsi, dans la mémoire se trouve la
première puissance qui permet à l’esprit de s’affranchir des sensations corporelles
(auditives, en l’occurrence)164, puisque dans ma mémoire, c’est-à-dire sans rien entendre
du dehors, « la langue au repos et la gorge muette, je chante autant que je veux (canto
De Musica : Des beautés inférieures à l’harmonie divine
84
161 De Musica, VI, 1, 1 (PL 32)
162 Confessions, X, XVII, 26, La Pléiade, t. 1, p. 998
163 La Musique, VI, 3, 4, Ibid., p. 684
164 Étienne Gilson, à juste titre, souligne que le nombre sonore, le nombre entendu et le nombre
proféré constituent déjà un passage progressif du domaine du corps dans celui de la pensée, mais à
travers ces divers degrés (décomposés) de toute musique, l’âme ne se contente pas d’entendre des
sons, ni même de les juger : c’est aussi elle-même qui en crée la connaissance sensible (notamment
par les nombres retenus et les nombres juges, dont nous préciserons l’importance dans la suite de
ce chapitre). Le principe métaphysique, et même théologique, primordial de la théorie des
sensations de saint Augustin est en effet que l’âme ne saurait subir aucune action du corps, même
dans ces phénomènes sonores où tout semblerait pourtant indiquer qu’une stimulation physique
extérieure vient en quelque sorte « imprimer » l’âme. Analyser ces phénomènes à chaque niveau a
toutefois permis à Augustin de constater que l’activité de l’âme était présente, et transcendante, à
chaque strate. Quand bien même, notamment aux niveaux les plus physiques ou biologiques de
l’écoute musicale, les sensations corporelles sembleraient l’emporter, Étienne Gilson, fidèle en cela
à la stricte et souverainement spirituelle position d’Augustin, précise que « ce ne peut être que la
servitude d’une âme qui se met au service d’un corps, bien qu’elle lui demeure irréductiblement
transcendante jusque dans l’acte même de la sensation par lequel elle s’y soumet ». (Pour la
démonstration détaillée, voir Étienne Gilson, Ibid., pp. 83-87.)
quantum volo)165 »; et parce que, dans l’écoute musicale de sons réellement en train de
s’écouler en mes oreilles, je ne pourrais, là-même, pas reconnaître et apprécier la
moindre poésie, la moindre ligne mélodique si d’une syllabe à l’autre, d’une mesure à
l’autre, d’une note à l’autre, j’oubliais la précédente et ne me souvenais d’où elle vient :
sans ce souvenir élémentaire, il est même certain que je ne pourrais rien entendre du
tout.
C’est cet abîme du silence et de l’oubli qu’Augustin nous donne à contempler en plaçant
la mémoire au cœur de sa science musicale - cet « effroyable » gouffre qui fait que, à s’y
bien pencher, juste au rebord, l’on se souvient, justement, qu’on y serait précipité
fatalement si la mémoire n’était pas là pour nous retenir, en nous aidant, pour ainsi dire,
à retenir ce qui, d’un son à l’autre, retourne s’engloutir dans le silence. De sa main de
maître166, Augustin nous place juste au-dessus du précipice et force l’esprit le plus
rebelle à regarder le plus profond, le plus retentissant et en même temps le plus
vertigineux et le plus insaisissable élément de toute musique : l’instant.
Car un nombre constitué par des intervalles de temps, si la mémoire ne vient pas à notre aide, ne
peut absolument pas être jugé par nous. Si brève que soit une syllabe, du moment qu’elle
commence et finit, elle a son début en un temps et sa fin en un autre. Elle est donc elle-même
étendue en un laps de temps, si petit soit-il, et elle se tend de son début, par son milieu, vers son
terme. Ainsi, la raison a démontré que toute portion d’espace comme de temps est divisible à
l’infini; et c’est pourquoi on n’entend simultanément le début et la fin d’aucune syllabe. Aussi,
pour entendre même la plus brève syllabe, nous faut-il l’aide de la mémoire, pour qu’en cet instant
où résonne non plus le début mais la fin de la syllabe le mouvement produit par le début perdure
dans l’âme. Sinon, nous pouvons dire que nous n’avons rien entendu167.
De Musica : Des beautés inférieures à l’harmonie divine
85
165 Confessions, X, VIII, 13, Ibid., t. 1, p. 990
166 Au début du De Musica, Augustin comparait les musiciens virtuoses à des chirurgiens (I, 4, 9), les
deux ayant en commun l’habileté de la main. Augustin voulait souligner par là que, de même que
les chirurgiens les plus doués ne sont pas nécessairement les médecins les plus savants, de même
les musiciens virtuoses ne sont pas forcément détenteurs de la science musicale la plus haute -
qu’Augustin veut nous faire attendre. Qui ne reconnaîtrait aussi, derrière cette métaphore
chirurgicale et musicale, la « main de maître » de l’ancien professeur de rhétorique, qui n’use plus
de sa plume en virtuose mais en « chirurgien » capable, en disséquant les fibres et les ligatures les
plus infimes de l’âme humaine, de la guérir pour, finalement, la remettre entre les mains de Celui
qui la forma en premier lieu ?
167 La Musique, VI, 8, 21, Ibid., pp. 699-700
Cette perspective nous fait voir de plus près la trame de toute musique, car tout son, que
ce soit dans le balancement de la rime ambrosienne, la voix de tel chanteur qui se
maintient et résonne en nous, ou bien la résistance phénoménale des notes de
l’instrument qui s’accrochent incompréhensiblement à notre âme, se compose d’une
infinité de sons (ou plutôt se décompose en une infinité de sons), elle-même divisible en
une étourdissante infinité d’instants. Ainsi, la musique, comme la vie du corps humain,
repose sur une réserve d’instants qui s’égrènent dans le temps, et disparaissent à tout
jamais aussitôt vécue leur courte, irréversible et unique épiphanie - jusqu’à l’ultime.
L’effroyable fond de la musique charnelle qui frappe nos oreilles, c’est donc d’abord sa
finitude et sa mortalité, aux nôtres semblables. Que la musique ne soit pas n’importe
quel phénomène du procès temporel, comme le notait J.-L. Chrétien, mais un lieu où le
temps s’éclaire en son essence, tient ainsi de cette première évidence que dévoile la
mémoire à l’écoute d’elle-même dans l’écoulement des « nombres sonores ». Chaque
vibration de son que j’entends (syllabe, écho de voix, émanation de l’instrument ou de la
percussion dans le libre espace) devient, grâce au secours de la mémoire, un rescapé du
silence et de l’oubli.
Voilà pourtant que la mémoire même n’est pas la plus éminente des actions de l’âme
dans la musique. Aux nombres sonores (sonantes), entendus (occursores), proférés
(progressores), retenus (recordabiles)168, Augustin ajoute encore, en effet, un degré de
nombres supérieur : les « nombres juges », ou « nombres du jugement ».
Siquidem aliud est sonare, quod corpori tribuitur, aliud audire, quod in corpore anima de sonis patitur, aliud operari numeros vel productius vel correptius, aliud ista meminisse, aliud de his omnibus vel annuendo vel
abhorrendo quasi quodam naturali iure ferre sententiam. - Une chose est émettre un son, ce qu’on
attribue aux corps matériels; une autre entendre, impression de l’âme subie dans le corps; une
autre produire des rythmes plus lents ou plus rapides; une autre se les rappeler; une autre enfin
porter un jugement d’approbation ou de condamnation, en vertu d’une sorte de droit naturel169.
De Musica : Des beautés inférieures à l’harmonie divine
86
168 La récapitulation définitive d’Augustin se trouve en De Musica, VI, 6, 16 (PL 32) : « Vocentur ergo
primi iudiciales, secundi progressores, tertii occursores, quarti recordabiles, quinti sonantes. » Nous
amorçons ici notre analyse des « nombres juges (iudiciales) », ou « nombres du jugement », non
encore définis mais constitutifs de l’acmé de l’analyse augustinienne de la musique.
169 La Musique, VI, 4, 5, Ibid., p. 685
En réalité, seuls ces nombres juges font de la musique un art libéral, car ce sont les seuls
à se « libérer » pleinement des quatre autres genres de nombres, qui leur sont clairement
inférieurs en ce qu’ils mettent l’âme « au service d[u] corps170 » plutôt qu’à l’écoute de la
« vérité immuable (incommutabilis veritas)171 ».
Vellem iam quaerere, quod tandem horum quatuor generum praestantissimum iudices: nisi arbitrarer dum illa tractamus, nescio unde apparuisse nobis quintum genus, quod est in ipso naturali iudicio sentiendi, cum
delectamur parilitate numerorum, vel cum in eis peccatur, offendimur. - Je voudrais déjà te demander
lequel de ces quatre genres tu juges le plus éminent, si je ne pensais pendant notre recherche
qu’un cinquième genre de rythmes nous est apparu de je ne sais où, qui se trouve dans le
jugement naturel même du sens lorsque nous trouvons du charme à l’égalité des rythmes, ou qu’au
contraire nous sommes choqués lorsqu’elle est manquée172.
L’on s’aperçoit ici très nettement que la musique est, d’entre tous les arts libéraux, celui
qui a le plus distinctement permis à Augustin d’établir et, ce faisant, de gravir une
échelle graduée - du plus bas au plus haut, du plus corporel au plus immuable - des
genres de beauté dont l’âme humaine est capable. Cette élévation graduelle, qui est à la
fois l’image du propre cheminement spirituel de saint Augustin et la vocation « des
hommes de tout âge, dotés par Dieu d’une bonne intelligence173 », est la seule qui puisse
nous apprendre, par « la réfutation du matérialisme » à « sortir du sensualisme
manichéen » dans lequel Augustin, comme chacun, n’a pas pu ne pas tomber. Car « si je
constate que la sensation elle-même est une fonction de la pensée, le matérialisme ne va-
t-il pas s’ensevelir dans son propre triomphe174 ? », demande judicieusement Étienne
Gilson. La réponse est en quelque sorte annoncée dans la question, car là où semble
triompher la sensation, comme dans la musique, s’il apparaît que l’action de l’âme est
indispensable pour qu’ait simplement lieu ladite sensation, n’est-ce pas que, là aussi, la
pensée l’emporte sur le corps, l’âme sur la matière et, en fin de compte, un genre de
beauté supérieur sur d’inférieures beautés ?
De Musica : Des beautés inférieures à l’harmonie divine
87
170 L’expression est d’Étienne Gilson, Ibid., p. 84
171 La Musique, VI, 1, 1, Ibid., p. 680
172 Ibid., VI, 4, 5, p. 685
173 Ibid., VI, 1, 1, p. 680
174 Cette citation, et les deux qui précèdent, sont d’Étienne Gilson, Ibid., p. 87
Étienne Gilson parle de « pensée », mais il convient tout de même de regarder de plus
près quelle peut être la nature précise de cette action que l’âme exerce sur elle-même
pour donner lieu à la sensation (car, d’abord, pourquoi s’agirait-il d’une action de l’âme
sur elle-même175, plutôt que du corps sur l’âme ou de tout autre chose ?). Introduisant le
livre VI du De Musica, Augustin, là encore, indiquait déjà la direction de sa réponse au
moment même où il se posait la question du but ultime recherché dans son étude de la
discipline musicale, car il affirmait, dès les premières lignes de ce dernier livre, que
l’objet de la scientia bene modulandi n’était autre que d’« arracher (avellere)176 » l’âme,
graduellement, aux beautés corporelles, pour la conduire jusqu’à l’immuable et éternelle
beauté du « Dieu unique et Seigneur de toutes choses, qui guide l’esprit humain sans
l’interposition d’aucun objet naturel (nulla natura interposita)177 ». En somme, l’objet de la
musique, c’est d’apprendre à se passer de la musique ! et, donc, pour y parvenir,
d’arracher l’âme aux moins dignes beautés de la musique, pour l’attacher à la beauté
suprême accessible à travers elle, c’est-à-dire « musicale » par excellence, mais dont la
nature encore mystérieuse semble tout éloignée de la musique qui frappe communément
nos oreilles.
Augustin nous a déjà fait traverser intellectuellement les quatre premiers degrés de la
beauté musicale, la numerositas de chacun des quatre premiers nombres de la musique
(sonores, entendus, proférés, retenus) correspondant à une certaine beauté en son ordre
propre, mais sans atteindre encore la numerositas (ou « harmonie ») suprême. Or,
considérant ces quatre premiers nombres, ou quatre genres primordiaux de beauté dans
la musique, Augustin s’interroge naturellement sur le rang qu’occupe chacun d’eux, et
c’est alors qu’il comprend que cette interrogation même ne peut provenir que d’un
numerus d’un cinquième genre, capable, précisément, de juger des autres nombres, de les
apprécier en leur ordre, de les distinguer et de les hiérarchiser, comme de « trou[ver] du
charme (delectare) à l’égalité (parilitas)178 » de certains d’entre eux, ou, « au contraire[,
De Musica : Des beautés inférieures à l’harmonie divine
88
175 [dans son analyse de la musique, et précisément de la mémoire musicale dans la pensée de saint
Augustin, J.-L. Chrétien définit cette « action de l’âme sur elle-même » comme une « auto-affection
» (cf. J.-L. Chrétien, Ibid., p. 150)]
176 La Musique, VI, 1, 1, Ibid., p. 680
177 Idem.
178 Ibid., VI, 4, 5, p. 685
d’être choqué] quand [cette égalité] est manquée179» : cette puissance, qu’Augustin
baptise « nombre du jugement », est-elle donc autre chose que ce désir qui nous pousse à
chercher la beauté de toutes choses en leur ordre et, aussi, immanquablement, la beauté
suprêmement désirée pource qu’elle est supérieure à celle de toutes choses et de tous
ordres ?
La grandeur de la mémoire dans l’écoute musicale ou, pour mieux dire, la beauté des
nombres retenus, n’est ainsi point dans la mémoire elle-même (faculté que nous
partageons avec de nombreux animaux, comme les oiseaux qui d’un vol à l’autre se
souviennent de l’emplacement de leur nid et savent toujours y retourner), mais dans
notre faculté de bien juger ces nombres retenus. Or, que nous fait voir le nombre du
jugement dans les nombres retenus sinon, paradoxalement, que ces derniers sont
périssables en comparaison des nombres juges, qui eux, sages vigiles, connaissent que les
nombres retenus ne le sont jamais pour bien longtemps, que l’oubli les efface, que tout
nombre sonore disparaît sitôt émis, que l’écho de la voix, du chant ou de l’instrument n’a
pas plus tôt retenti dans la mémoire que déjà la meute des échos suivants l’a dévoré sans
attendre, que même ces précieux poèmes appris durant l’enfance, ces chants longtemps
adorés dans un coin de chantante mémoire ou bien ces airs chéris et fredonnés, ces voix
d’êtres non moins chers, tout cela ne demeure pas intact bien durablement et décline
imperceptiblement jusqu’à redevenir poussière et s’évanouir complètement ? Qui ne
voit, en somme, que les beautés remémorées dans la musique, en tant qu’elles sont
véhiculées par une mémoire elle-même éphémère et faillible, n’ont pas l’éclat des choses
éternelles, de sorte que chaque espèce de nombre est mortelle ? « Seuls les nombres du
jugement, je pense, sont immortels. Les autres, je les vois, ou passer sitôt émis, ou être
expulsés de la mémoire par l’oubli180 » croit ainsi pouvoir conclure l’élève débattant de
ces questions avec son maître, dans le dialogue du De Musica.
À ce point du dialogue, le maître parvient toutefois à une aporie : si les nombres du
jugement étaient soumis, comme les autres nombres, à l’évanescence dans la durée et à
l’oubli, comment pourraient-ils donc, sans contradiction, à la fois être subordonnés à
cette érosion temporelle et « s’extraire », en quelque sorte, de la durée, pour pouvoir
De Musica : Des beautés inférieures à l’harmonie divine
89
179 Idem.
180 Op. cit., VI, 7, 17, p. 696
juger les autres nombres, comme d’un point de vue fixe et suivant un criterium
permanent ? Mais s’il apparaît, inversement, que les nombres juges ont la primauté
justement parce qu’ils jugent les autres nombres et que, contrairement à eux, ils ne sont
donc pas subordonnés à la durée, comment comprendre, dès lors, que le jugement
naturel de l’ouïe désapprouve, par exemple, l’excessif étirement du rythme lorsque les
syllabes d’un vers, ou les notes d’une mélodie, sont proférées, chantées ou jouées au
ralenti : est-ce que cela ne semble pas signifier que les nombres du jugement sont malgré
tout tributaires de certaines limites temporelles, hors desquelles, certes, ils ne cessent pas
de juger de la régularité des rythmes, mais ne peuvent qu’en désapprouver la longueur
et, par là-même, répugner les discordances qui en résultent inévitablement ?
Ces constatations, qui permettent à Augustin de situer dans les nombres du jugement, ou
dans le « jugement naturel (iudicium naturale)181 » de l’ouïe, notre capacité à apprécier la
beauté (numerositas) des rythmes et des harmonies ou, au contraire, à en rejeter la
discordance (absurditas), ne lui ont toutefois pas permis d’en connaître parfaitement la
nature et l’origine. Du moins a-t-il pu progresser jusqu’à la certitude que les nombres du
jugement, c’est-à-dire ceux propres à notre faculté de juger de la beauté des autres
nombres mobilisés dans la musique, les surpassent tous. Car ils surpassent d’abord les
nombres entendus, puisque nous pouvons, par exemple, apprécier la beauté d’un chant
fredonné mentalement alors même qu’aucun son n’est véhiculé jusqu’à nos oreilles. Ils
surpassent aussi les nombres proférés, puisque la faculté de juger de la beauté des
rythmes et des harmonies ou, au contraire, d’en rejeter les discordances, ne dépend ni de
la longueur ni de la durée de ces sons, ni ne s’interrompt quand cesse leur exécution.
Enfin, les nombres du jugement surpassent les nombres retenus, car ces précieux
poèmes appris par le passé, ces chants, ces airs, ces paroles et toutes ces « voix chères qui
se sont tues182 », peuvent bien avoir disparu dans l’oubli, quelquefois pour toujours, mais
la faculté d’en apprécier, voire d’en produire, de nouveaux est, quant à elle, bel et bien
intacte. Augustin a également pu établir que la beauté présente dans la musique tient en
De Musica : Des beautés inférieures à l’harmonie divine
90
181 Op. cit., VI, 7, 18, p. 697
182 Paul Verlaine, « Mon rêve familier », in Poèmes saturniens (1866) : « Est-elle brune, blonde ou
rousse ? - Je l’ignore. / Son nom ? Je me souviens qu’il est doux et sonore / Comme ceux des aimés
que la Vie exila. // Son regard est pareil au regard des statues, / Et pour sa voix, lointaine, et calme,
et grave, elle a / L’inflexion des voix chères qui se sont tues »...
bonne part à la bonne régulation (ou modulation) de ce qui se meut en elle183, c’est-à-
dire la cadence, qui conserve par le rythme une certaine égalité ou régularité de rapports
entre des temps qui se succèdent184, mais aussi l’harmonie185, qui est le « plaisir
(delectatio)186 » causé par la conservation de certains intervalles entre les sons (qu’ils
soient actuellement entendus ou remémorés) ou « par la convenance de tels mouvements
et affections187 » suscités à leur écoute.
Ayant progressivement gravi ces multiples degrés de numerositas musicale, Augustin en a
finalement déduit trois ordres de beauté : d’abord, une beauté instinctive, presque
animale, qui recouvre les nombres sonores, entendus, proférés et retenus. Il s’agit de la
rythmicité que savent aussi « apprécier », voire reproduire, certains animaux, et de la
mémoire élémentaire requise pour imiter des rythmes, des sons ou des harmonies
existants, à la façon des perroquets et même, en haut de l’échelle, de certains virtuoses,
dont tout l’art repose sur l’exercice et l’imitation, c’est-à-dire essentiellement sur la
mémoire. Ensuite, c’est par les nombres du jugement à proprement parler que la
rationalité s’introduit dans la sensation musicale : par eux, la sensation n’est plus une
simple excitation d’ordre presque exclusivement physique et biologique, mais une action
de l’âme sur elle-même, comme le démontre la capacité de ces nombres juges à contrôler
les quatre autres genres, à commencer par les nombres proférés, car seule la raison peut
concevoir arithmétiquement les rapports entre les temps et, non plus seulement les
reproduire ou les répéter correctement par imitation, mais les connaître d’une intérieure
lumière.
Et nunc cum ipsa sua delectatione, quae in temporum momenta perpendit, et talibus numeris modificandis nutus suos exhibet, sic agit; quid est quod in sensibili numerositate diligimus ? Num aliud praeter parilitatem quamdam et aequaliter dimensa intervalla ? [...] Quid vero iambus, trochaeus, tribrachus pulchritudinis
De Musica : Des beautés inférieures à l’harmonie divine
91
183 cf. op. cit., I, 3, 4, p. 559
184 Idem.
185 « Cadence » et « harmonie » sont, selon le contexte et les nuances de sens, les traductions
généralement retenues pour traduire un même terme latin, numerositas ou, parfois, numerus, selon
qu’Augustin recourt au terme générique ou désigne le nombre d’une cadence ou d’une harmonie
particulières.
186 cf. op. cit., VI, 9, 24, p. 704
187 Idem.
habent, nisi quod minore sua parte maiorem suam partem in tantas duas aequaliter dividunt ? - Et
maintenant, lorsque, par son plaisir qu’elle pèse soigneusement à travers les phases du temps et
qui manifeste ses tendances dans le réglage de tels rythmes, la raison agit de la sorte, qu’est-ce que
nous aimons dans une harmonie sensible ? Est-ce autre chose qu’une symétrie et des intervalles de
dimension équivalente188 ? [...] À quoi tient la beauté de l’ïambe, du trochée, du tribraque, sinon à
ce que, par leur partie plus courte, ils divisent leur partie plus longue en deux portions de valeur
égale ? 189
La beauté propre aux nombres du jugement semble donc résider dans le plaisir
(delectatio) qu’éprouve en elle-même la raison lorsqu’elle comprend et entretient l’égalité
(aequalitas) des rapports temporels dans le rythme. Mais Augustin n’est pas dupe de cette
aequalitas métrique et arithmétique : cette beauté-là, fruit d’une science un peu
simpliste, doit en cacher une autre, plus éminente et plus digne d’intérêt. Car pourquoi
l’égalité nous plaît-elle ? Pourquoi l’égalité a-t-elle quelque beauté ? Et la beauté que la
science musicale a à nous faire découvrir est-elle simplement le plaisir qu’éprouve la
raison à reconnaître et entretenir l’égalité numérique qui règle les rythmes ou les
harmonies bien modulées ? Il apparaît à Augustin que ces explications sur les nombres
du jugement ne rendent pas compte de tout et que l’énigme de la beauté musicale n’est
pas encore percée. Voilà pourquoi il s’enquiert bientôt d’une beauté d’un troisième ordre
(mais de première importance), supérieure à la beauté rencontrée dans les nombres du
jugement et qui en éclaircirait le fonctionnement, tout en en préservant le précieux
mystère.
Les nombres du jugement, tranche finalement le maître du dialogue, relèvent d’une
faculté mortelle (sensus mortalis), en ce que la nature de l’homme l’est aussi. Dans la
musique, les nombres du jugement ne portent en effet que sur des « durées utilisables
pour la vie sensible190 », qui ne se prolongent qu’« en vue des actions de la vie charnelle
De Musica : Des beautés inférieures à l’harmonie divine
92
188 Cf. Charles Baudelaire, Fusées, XV, 22 : « Je crois que le charme infini et mystérieux qui gît dans
la contemplation d’un navire, et surtout d’un navire en mouvement, tient, dans le premier cas, à la
régularité et à la symétrie, qui sont un des besoins primordiaux de l’esprit humain, au même
degré que la complication et l'harmonie; - et, dans le second cas, à la multiplication successive et à
la génération de toutes les courbes et figures imaginaires opérées dans l’espace par les éléments
réels de l’objet », in Œuvres complètes, La Pléiade, t. 1, texte établi, annoté et présenté par Claude
Pichois, Paris, 1975 (réédité en 1993), p. 663
189 Op. cit., VI, 10, 25, p. 705
190 Op. cit., VI, 7, 19, p. 698
(ad carnalis vitae actiones)191 », c’est-à-dire des durées elles aussi périssables. C’est ce qui
fait qu’on ne peut juger, ou plutôt qu’on a peine à apprécier, des rythmes plus
insaisissables parce que trop rapides ou trop lents pour entrer dans l’empan des
nombres juges. Augustin remarque même qu’il existe, comme dans le pouls, la
respiration ou le cycle du sommeil, des rythmes physiologiques, intérieurs au corps, les
plus indispensables à la vie sensible, qui, même sans requérir la mémoire ou la volonté
pour s’exécuter, n’existeraient point sans l’âme : car ces rythmes internes nous procurent
le plaisir de la santé, lorsque l’âme s’y adapte, ou du malaise lorsqu’elle y résiste : «
lorsqu’elle pâtit en quelque chose de le part de ces opérations,192 c’est vis-à-vis d’elle-
même qu’elle est passive, non vis-à-vis du corps, mais c’est alors par accommodation au
corps; et c’est pourquoi en elle-même elle baisse, car le corps lui est toujours inférieur193
». Mais ces rythmes internes sont, déjà, les discrets indices qu’il existe, à l’origine du
rythme, de l’harmonie et de toutes ces régularités recueillies par nos sens, et qui nous
plaisent comme d’elles-mêmes dans la musique, un ordonnateur supérieur à l’âme elle-
même (et donc aux nombres juges). « De [nos pulsations cardiaques], nous ne savons pas
si [elles] relèvent de l’activité de l’âme194 », note ainsi Augustin. Ou plutôt : « Qui oserait
nier que [ces activités somatiques] soi[en]t du[es] à l’activité de l’âme ?195 » Car « [elles]
disparaissent [bel et bien] quand l’activité de l’âme fait défaut196 », c’est-à-dire « quand
[l]e corps aura été rendu, au temps prévu et dans l’ordre fixé, à sa première stabilité197 ».
De Musica : Des beautés inférieures à l’harmonie divine
93
191 Idem.
192 Les rythmes physiologiques tels que les battements du cœur, le va-et-vient de la respiration ou
le cycle du sommeil (aujourd’hui appelé « circadien », car il s’effectue en approximativement vingt-
quatre heures) font partie de ces « opérations » qui produisent une sensation au cours de laquelle
l’âme est consciente de ses mouvements et de ses actions. Augustin distingue en effet les
sensations d’origine externe (véhiculées par les cinq sens) et les sensations d’origine interne,
quand quelque chose se déplace dans le corps, comme dans les rythmes physiologiques dont nous
venons de parler, mais aussi dans la digestion, la circulation sanguine, etc., ou quand le corps lui-
même est mis en branle par son propre poids (dans la marche, ou dans la danse, par exemple) ou
par celui d’un autre corps. (Cf. op. cit., VI, 3, 4, p. 684 et VI, 5, 12, p. 692)
193 Op. cit., VI, 5, 12, p. 692
194 Op. cit., VI, 3, 4, p. 684
195 Idem.
196 Idem.
197 Op. cit., VI, 5, 13, p. 693
Mais, puisqu’elles ne sont pas le fruit de notre volonté, n’est-ce pas qu’elles le sont
nécessairement d’une volonté supérieure ? N’est-ce pas que « l’âme [est] dirigée par le
supérieur et dirige l’inférieur198 » ? Or, poursuit Augustin, « supérieur à elle, seul Dieu
l’est; inférieur, seul le corps, si l’on prête attention à toute âme et à l’âme tout entière199 ».
Au fil de l’argumentation d’Augustin, l’on sent poindre peu à peu l’évidence d’une
harmonie supérieure à toute harmonie, d’un rythme qui règle tous les rythmes, bref
d’une musique silencieuse dont dépend la beauté de toutes musiques créées. Car les
nombres juges ne renferment pas en eux-mêmes la raison de leur contentement
lorsqu’ils extraient des autres nombres l’apparente égalité arithmétique qui les
gouverne. Car si « les nombres proférés, lorsqu’ils produisent dans le corps quelque
création harmonieuse, sont réglés par un commandement secret (latens) de ces nombres
du jugement200 », c’est que les nombres juges eux-mêmes ne sont pas les créateurs des
lois qu’ils appliquent, ni la source autonome du plaisir qu’ils y puisent, et qu’il existe dès
lors quelque chose « qui [leur] impose silencieusement une régularité (quod quamdam
parilitatem tacite imperat)201 ». Or, qu’y a-t-il de plus puissant que l’âme pour lui imposer
sa Loi202, sinon Dieu - et pour, finalement, lui imposer « je ne sais quel jugement
(iudiciale nescio quid) qui insinue que Dieu est le créateur du vivant, lui qui est - il
convient de le croire - l’auteur de toute convenance et de toute harmonie (auctor omnis
convenientiae atque concordiae)203 » ?
La science musicale d’Augustin a mis la raison à l’écoute des divers degrés traversés par
l’âme pour parvenir des nombres sonores, ou corporels, jusqu’aux nombres du
jugement, qui seuls découvrent la numerositas ou beauté propre aux nombres
De Musica : Des beautés inférieures à l’harmonie divine
94
198 Idem.
199 Idem.
200 Op. cit., VI, 8, 20, p. 699
201 Idem.
202 cf. op. cit., VI, 16, 58, p. 729 : « la Loi même de Dieu, sans laquelle aucune feuille d’arbre ne
tombe, pour laquelle tous nos cheveux sont comptés [...]. [Les harmonies rationnelles et
intelligibles des âmes saintes et bienheureuses] transmettent cette Loi jusqu’aux lois subalternes
de la terre et des enfers ».
203 Op. cit., VI, 8, 20, p. 699
intermédiaires, à savoir, essentiellement, la régularité (parilitas) dans les nombres proférés
(tels que des vers correctement récités) ou bien encore l’harmonie (concordia) [ou son
contraire, la discordance (absurditas)] dans les sons offerts à notre âme par la mémoire
(que nous retenions la ligne mélodique d’un chant, par exemple, dont les nombres
entendus s’enfuient actuellement, ou que nous nous la rappelions, par les nombres
retenus, d’un chant tout intérieur). Mais, par dessus tout, l’art libéral musical d’Augustin
a mis l’âme à l’écoute d’elle-même, et c’est là que les nombres du jugement rencontrent
leurs limites :
LE MAÎTRE : - À mon avis, lorsqu’on chante ce vers que nous avons proposé, Deus Creator omnium,
nous l’entendons grâce aux nombres entendus, nous le reconnaissons grâce aux nombres de
mémoire, nous en éprouvons du plaisir grâce aux nombres du jugement; enfin nous l’apprécions
grâce à d’autres nombres, je ne sais lesquels; et sur ce plaisir, qui est comme la sanction portée par
les nombres du jugement, nous prononçons, d’après ces harmonies plus cachées, une autre
sentence plus assurée. Est-ce qu’à tes yeux c’est une seule et même chose qu’une sensation de
plaisir ou une estimation rationnelle ? LE DISCIPLE : - Ce sont, je le reconnais, des choses
différentes. Mais d’abord je suis troublé par la dénomination. Pourquoi ne pas appeler nombres du
jugement ceux où la raison est présente, plutôt que ceux où c’est le plaisir qui l’est ? Ensuite, je
crains que cette appréciation de la raison ne soit rien d’autre qu’un jugement plus réfléchi de ces
nombres sur eux-mêmes. Par conséquent, il n’y aurait pas des nombres dans le plaisir et d’autres
dans la raison, mais les seuls et mêmes nombres tantôt jugeraient des harmonies dans le corps
lorsque la mémoire, comme nous l’avons montré, les leur présente, tantôt se jugeraient eux-mêmes
de manière plus isolée du corps et donc plus pure204.
Les nombres du jugement seraient donc ceux qui nous permettent à la fois d’« éprouver
du plaisir (delectari)205 » dans la musique et, « d’après [des] harmonies plus cachées
(latentiores numeri)206 », de « se juger eux-mêmes de manière plus isolée du corps207 »,
c’est-à-dire, d’un côté, d’approuver ou non les harmonies suscitées dans l’âme par la
musique, et, « de l’autre [...], d’apprécier la rectitude ou la déviance de ce plaisir, ce qui
est l’œuvre du raisonnement208 » - « et donc [une œuvre] plus pure209 ». Il y a ainsi, en fin
De Musica : Des beautés inférieures à l’harmonie divine
95
204 Op. cit., VI, 9, 23, p. 703
205 Idem.
206 Idem.
207 Idem.
208 Op. cit., VI, 9, 24, p. 704
209 Idem.
de compte, deux espèces de beauté que l’âme aborde dans la musique, et une seule dont
elle peut véritablement juger : la première est la delectatio puisée dans les « harmonies
“sensibles” (sensuales numeri)210 » [mais ce « sens du plaisir (delectationis sensus)211 » est trop
attaché aux nombres sensibles, c’est-à-dire au corps, pour « pou[voir] accueillir les
intervalles réguliers[,] refuser les désordonnés212 » et, de ce fait, les « estimer
rationnellement (aestimare ratione)213 »]; la seconde, en revanche, n’est plus une affectio [«
plaisir de la convenance (delectatio convenientiae)214 » ou « déplaisir de la discordance
(offensio absurditatis)215 »] mais un raisonnement (ratiocinatio) ou une évaluation
(aestimatio) portant jugement sur le bien-fondé (rectitude ou déviance) de cette affectio.
Augustin distingue donc le nombre du jugement qui éprouve immédiatement plaisir ou
déplaisir dans les harmonies qui lui sont présentées par la mémoire, d’un nombre juge «
plus réfléchi (diligentior)216 », « posséd[ant] certaines harmonies plus stables217 », capable
par conséquent de se « superpos[er] à [l’]affectivité218 » première ressentie à l’écoute des
harmonies sensibles, d’y faire retour, en quelque sorte, par un acte de plus grande
attention et de prononcer à leur sujet « une sentence plus assurée219 ».
Là, donc, dans « la force et la puissance de la raison (vis potentiaque rationis)220 » elle-
même, se trouverait le « sanctuaire » recherché par Augustin dès l’ouverture du De
Musica, où de toute musique s’éclairerait l’intime et véritable beauté. Comme attirés hors
d’eux-mêmes par les plaisirs sonores du rythme et de l’harmonie, les nombres du
jugement s’étireraient jusqu’à rompre s’ils n’étaient retenus par la raison, tel le
De Musica : Des beautés inférieures à l’harmonie divine
96
210 Idem.
211 Idem.
212 Idem.
213 Op. cit., VI, 9, 23, p. 703
214 Op. cit., VI, 9, 24, p. 704
215 Idem.
216 Op. cit., VI, 9, 23, p. 703
217 Op. cit., VI, 9, 24, p. 704
218 Idem.
219 Op. cit., VI, 9, 23, p. 703
220 Op. cit., VI, 9, 25, p. 704
mythologique Ulysse attaché au mât de son navire pour ne pas céder aux chants des
dangereuses sirènes (qu’il désirait toutefois entendre...). Car c’est par la raison seule que
nous pouvons estimer ce que sont de bonnes, de belles modulations. Et Augustin de
préciser : « [ratio] [i]psa enim [...] primo quid sit ipsa bona modulatio consideravit, et eam in
quodam motu libero, et ad suae pulchritudinis finem converso esse perspexit... - c’est la raison
même qui d’abord [...] a découvert qu’[une bonne modulation] consiste en un
mouvement autonome, orienté vers le but de sa propre beauté221 ». Sans raison, je
pourrais bien, semblable à ces animaux qui baignent dans les rythmes et se laissent
bercer ou entraîner par eux, me laisser dériver au gré du courant des « nombres
corporels » et me noyer, non pas dans les belles modulations, mais dans les « vagues222 »
ondulations d’une musique informe, « semblable à une trace imprimée dans l’eau, qui ne
se forme pas avant qu’on ait enfoncé le corps dans l’eau et ne subsiste plus quand on
l’en a retiré223 ». Je pourrais, bateau ivre descendant « le flot désordonné des impressions
[corporelles]224 », laisser mon âme être ainsi « ballottée225 », tantôt par tels souvenirs,
tristes ou joyeux, charriés par les nombres retenus par ma mémoire, telles rêveries
fabriquées à partir de ces souvenirs et auxquelles peut m’abandonner le temps libre,
De Musica : Des beautés inférieures à l’harmonie divine
97
221 Idem.
222 Op. cit., VI, 9, 24, p. 703
223 Op. cit., VI, 2, 3, p. 683
224 Confessions, XI, 27, 36, La Pléiade, t. 1, p. 1053
225 La Musique, VI, 9, 24, La Pléiade, t. 1, p. 703
débridé, de l’écoute musicale et du farniente qu’elle privilégie généralement226, tantôt par
« les danses et autres mouvements visibles » auxquels me poussent les rythmes et une
certaine joie d’avoir un corps et d’être en vie. Toutes ces choses ont leur beauté, car l’âme
ne peut pas ne pas trouver quelque plaisir dans la santé d’un corps auquel a été donnée
la vie, la grâce de se mouvoir comme il lui plaît, de mieux éprouver par le rythme le
réconfort du temps qui passe, comme du sable chaud entre nos mains, mais dont la
réserve qui nous a été accordée pour cette vie n’est pas encore épuisée. Nous ne pouvons
pas ne pas dire qu’elles n’ont pas « leur beauté dans leur ordre et dans leur genre227 »,
mais cette delectatio est-elle le tout de la musique ? N’y a-t-il pas, pour commencer, une
beauté plus pure, plus élevée, dans la raison qui, par les nombres juges, non seulement «
enquête et interroge ce plaisir sensible228 » qu’elle ressent, mais aussi découvre qu’elle en
est elle-même la clef, c’est-à-dire qu’« elle n’aurait pu ni remarquer, ni distinguer, ni
recenser correctement [toutes les beautés respectives des divers nombres impliqués dans
la musique] sans certains nombres [plus beaux encore, dont elle a été dotée et au miroir
desquels elle a pu juger] les autres, d’ordre inférieur229 » ? Selon, donc, que les nombres
De Musica : Des beautés inférieures à l’harmonie divine
98
226 Ainsi, non seulement la mémoire se rappelle fort bien certains sons (voix, paroles, poèmes,
chants, airs, etc., généralement retenus en raison de la valeur que nous avons jugé bon de leur
accorder), comme l’hymne de saint Ambroise dans l’exemple choisi par Augustin, mais elle se
rappelle aussi, bien souvent, les circonstances au cours desquelles nous les avons entendus (ces
circonstances déteignant parfois sur la valeur de ces sons au point que les souvenirs associés font
pour nous leur beauté davantage que leur numerositas propre). Recomposés par le désir lors
d’écoutes ou de remémorations ultérieures, comme pour pallier l’irrémédiable passage du temps et
la nostalgie qui en découle, ces souvenirs peuvent aussi être idéalisés. « Fantaisie », poème de
Gérard de Nerval, rend bien cette idée : « Il est un air pour qui je donnerais / Tout Rossini, tout
Mozart et tout Weber... / Or, chaque fois que je viens à l'entendre... / je crois voir... / un château de
brique à coins de pierre... / Puis une dame, à sa haute fenêtre / Blonde aux yeux noirs, en ses habits
anciens, / Que, dans une autre existence peut-être, / J’ai déjà vue... et dont je me souviens ! ». « Ces
mouvements sont pour ainsi dire enflammés par les souffles divers et contradictoires de
l’attention, les uns en engendrant d’autres, ces derniers ne sont plus des mouvements retenus
comme issus du choc des impressions corporelles et gravées dans les sens, mais ils leur
ressemblent comme des images d’images, et on est convenu de les appeler “phantasmes” ». (Cf. op.
cit., VI, 11, 32 et 33, pp. 709-710, pour l’analyse précise d’Augustin sur ces questions.)
227 Op. cit., VI, 10, 28, p. 707
228 Op. cit., VI, 10, 26, p. 705
229 Op. cit., VI, 10, 25, p. 705
juges se penchent sur la musique230 actuellement écoutée ou produite à l’aide de la
mémoire d’une oreille intérieure (laquelle, dès lors, ne se contente pas de reproduire des
sons déjà entendus, mais devient bouche intérieure autant qu’oreille, c’est-à-dire «
chante » à proprement parler231), ou qu’ils se retournent sur eux-mêmes pour apprécier
(aestimare) leurs propres mouvements à travers les différents nombres musicaux et se
rendre en quelque sorte admiratifs de leur force, de leur puissance et, partant, de leur
propre beauté, il en ressort deux qualités d’harmonie ou de numerositas : l’une, moins
excellente, se rapporte au plaisir que procurent l’égalité et la régularité des rythmes ou
des intervalles harmoniques, tandis que l’autre, « plus excellente232 » parce que plus
spirituelle et plus admirablement humaine, se « libère233 » non seulement des nombres «
corporels » (sonores), mais aussi des diverses strates de nombres « sensibles » desquels
l’âme peine davantage encore à se détacher, puisqu’ils se meuvent en elle-même, pour se
reclure dans son suprême et plus intime « sanctuaire », que l’on appelle justement la
réflexion234 ou la pensée235.
De Musica : Des beautés inférieures à l’harmonie divine
99
230 Par « musique », là comme ailleurs dans ce chapitre, nous désignons la science des lois
numériques qui règlent (« modulent bien ») les rythmes et les harmonies. Cela peut donc
s’entendre de la musicologie, au sens contemporain, comme aussi bien de la prosodie, mais aussi
de la philosophie à laquelle la science de ces nombres bien réglés nous conduit finalement.
231 Cf. J.-L. Chrétien, op. cit., p. 150 : « [Augustin] ne décrit pas [la mémoire musicale] comme l’acte
de se redonner à entendre des sons déjà entendus [...]. Il l’identifie à l’acte de chanter. »
232 Op. cit., VI, 9, 24, p. 704
233 Cf. op. cit., VI, 10, 25, p. 705 : « la bonne modulation consiste en un mouvement autonome (motu
libero), orienté vers le but de sa propre beauté ». Le latin liber, qui signifie « libre », ou « autonome »
comme dans la traduction de la Pléiade (Jean-Louis Dumas), contient aussi l’idée
d’affranchissement. Car, si la bonne modulation est un mouvement libre, c’est-à-dire orienté vers le
but exclusif et souverain de sa propre beauté, elle est aussi libératrice en ce qu’elle conduit l’âme à
se détacher progressivement des nombres sensibles pour l’élever à sa lumière intérieure, sa
puissance maïeutique incommensurable - mouvement anagogique et émancipateur qui est l’objet
même de la discipline libérale musicale dans la pensée augustinienne.
234 Cf. op. cit., VI, 9, 23, p. 703 : « un jugement plus réfléchi (diligentior) de ces nombres sur eux-
mêmes... »
235 Cf. op. cit., VI, 10, 26, p. 705 : « la raison pèse soigneusement (perpendit) son plaisir à travers les
phases du temps... » Or, qu’est-ce que cette « pesée » du jugement, sinon la pensée elle-même ?
« La force et la puissance de ces nombres du jugement me frappent beaucoup (movet me
plurimum)[, écrit Augustin] : car c’est à leur service que se mettent tous les sens236 »...
Cette remarque pourrait paraître anecdotique si elle ne concentrait pas déjà toute la
lumineuse vigueur de la pensée augustinienne de la beauté. Car que vient-il précisément
de se produire sous nos yeux ? De la beauté des nombres sensibles (beauté de l’égalité et
de la régularité des rythmes ou des intervalles harmoniques, beauté de la mémoire qui
emporte avec elle, au fil de la musique, tant et tant de trésors qui ne sauront jamais être
recensés), nous sommes remontés à la beauté des nombres juges, c’est-à-dire de la
beauté du monde sensible à la beauté des facultés qui nous ont été données pour
l’apprécier et l’admirer. « À travers [...] [la] profondeur [et les] infinis replis [...] [de]
l’esprit[,] [...] tout cet univers [...] vivant, varié, multiforme, furieusement démesuré, [...] je
cours et voltige de-ci de-là, je m’enfonce, aussi loin que je peux; de limites, nulle part. Si
grande est [sa] puissance ! Si grande est la puissance de la vie, chez l’homme, ce vivant
voué à la mort !237 » Mais ce n’est pas tout : car il ne peut y aller d’une admiration
exclusivement admirative de sa propre beauté. Il ne peut s’agir de complaisance, de
narcissisme ou d’autosatisfaction. Ne sais-je et ne sens-je pas en effet, précisément
pource que je l’admire, et de ce strict fait, que la compréhension de la nature de mon
âme, qui est moi-même, dépasse ce que cette âme même peut embrasser, est au-delà de
ce que je puis cerner; que la conception de cette âme (sa création comme sa
compréhension totale) n’est pas à la portée de ma volonté; que, ne connaissant le secret
de son origine et de sa création, elle ne saurait nullement tirer d’elle-même cette
puissance qui est la sienne, de sorte qu’il ne peut pas ne pas y avoir, au-dessus d’elle, à
son origine et à sa source, à l’origine de son admirable grandeur et de son étourdissante
puissance, à la source de son admirable beauté, une source plus grande, plus puissante,
plus vivante et plus éclatante encore, et que cette éclatante beauté, seule, est vraiment
admirable ?
Ce qui se trame dans la musique, Augustin nous fait peu à peu parvenir à la conclusion
que ce n’est pas seulement un certain plaisir des sens, ni même un certain
émerveillement de l’esprit découvrant sa propre lumière à mesure que s’approfondit sa
science des divers nombres mobilisés à travers cet art. Ce qu’il cherche avant tout à nous
De Musica : Des beautés inférieures à l’harmonie divine
100
236 Op. cit., VI, 9, 23, p. 702
237 Confessions, X, 17, 26, Ibid., pp. 998-999
faire entendre, c’est la musique, silencieuse mais combien plus éblouissante et plus
harmonieuse, du pur miracle de la Création divine, sans laquelle nulle de toutes ces
beautés auxquelles nous sommes si fort attachés n’aurait pu naître ni éclore en notre
âme émerveillée : « Dieu est créateur du vivant, lui qui est - il convient de le croire -
l’auteur de toute convenance et de toute harmonie (auctor omnis convenientiae atque
concordiae)238 ». Or, ceci ne constitue pas une preuve, mais une voie qu’il convient (decet)
de suivre - une voix belle elle-même, et qui, imperceptiblement, nous fait passer de
l’admiration à la louange. De même que, pour les chrétiens, la croix n’est pas le Christ,
bien qu’elle le porte, de même la musique n’est pas Dieu, bien qu’elle puisse nous porter
jusqu’à l’amour de Lui. Pour détenir une preuve de l’existence de Dieu, il faudrait en
effet que l’esprit s’élève en quelque sorte « au-dessus » de Dieu, ou ne serait-ce qu’à sa «
hauteur », pour jouir d’une puissance de raisonnement capable de l’appréhender : mais
comment, peinant déjà à gravir en lui-même les échelons des différents nombres que la
science de la musique lui découvre progressivement, l’esprit pourrait-il subitement
posséder grâce à la musique tout ce qui le dépasse, le secret de son être et le pouvoir de
se donner l’existence ? Et plutôt (car ce ne sont point nos brouillards et nos ténèbres qui
contiennent la plus vive lumière) : comment le désir de découvrir une beauté plus belle
encore que celle déjà trouvée par l’âme, dans les sens et en elle-même, ne nous
dévoilerait-il pas que la permanence même de ce désir devrait seule nous convaincre que
la beauté suprême n’est pas dans ce désir même, mais irréductiblement au-delà de lui,
qu’il n’est pas non plus dans l’orgueilleuse envie que rien ne lui soit caché ou confisqué,
là où croupissent aussi les images de nos désirs corporels, nos affections tumultueuses, et
où surnagent même les faibles et avides lumières de notre esprit, mais qu’il nous invite à
nous reposer dans l’immuable au-delà de lui qui est toujours mu, dans l’incorporel, lui
qui se nourrit de corps, ou d’images tirées des corps, sans jamais être rassasié, dans une
beauté intemporelle et absolue, lui qu’usent, abusent et affament sans fin toutes les
beautés passagères de ce monde ? Il est trop clair, en effet, que même les nombres du
jugement sont empêtrés dans le temps et que, bien qu’ils soient plus stables que tous les
autres nombres dont ils sont les juges, ils n’en sont pas moins mortels et imparfaits. Pour
appuyer cette assertion, il suffit au maître du De Musica d’évoquer la possibilité que,
parmi certains rythmes ou certaines harmonies, quelques-uns soient émis un peu plus ou
un peu moins vite que la mesure, ou avec un écart plus ou moins infime par rapport à la
De Musica : Des beautés inférieures à l’harmonie divine
101
238 La Musique, VI, 8, 20, La Pléiade, t. 1, p. 699
justesse parfaite, sans que pourtant l’oreille ne s’en aperçoive ni que le jugement ne s’en
offusque. Or, que cela puisse se produire et que les nombres juges soient ainsi dupés ne
démontre-t-il pas « que [l]e plaisir [puisé dans la musique] ne perçoit pas ces seuils
différentiels et jouit de l’inégalité comme de l’égalité239 » ?
Quoi de plus laid (quid turpius) [poursuit le maître,] que ce manque de discrimination (error et
inaequalitas) ? Par là nous sommes avertis de détourner notre joie de ces choses qui imitent l’égalité
(quae imitantur aequalitatem), quand nous ne pouvons comprendre si elles la réalisent, bien plus
nous comprenons peut-être qu’elles ne la réalisent pas; et pourtant, dans la mesure où elles
l’imitent, nous ne pouvons pas dire qu’elles n’ont pas leur beauté dans leur genre et dans leur
ordre (pulchra esse in suo genere et ordine suo, negare non possumus)240.
Dans les nombres juges, qui trônent au faîte de la science musicale augustinienne,
l’enjeu, de nouveau, ou plutôt comme toujours dans une pensée chrétienne, est de ne se
point laisser tenter ou tromper par de fausses lumières, qui brillent et attirent aux
dépens de la vraie Lumière. Dans la musique, art si présent dans nos vies que le plaisir
qu’il procure peut en dissimuler la laideur (turpitudo), l’idolâtrie est en effet un risque
bien réel puisque, « par manque de discrimination », c’est-à-dire par une erreur des
nombres juges, il est possible de prendre pour l’égalité ce qui est inégal et ce qui ne fait
par conséquent qu’imiter l’égalité véritable.
Mais s’agit-il d’une « erreur » ou plutôt d’une surdité consentie, les « oreilles » du
jugement se fermant volontairement à l’écoute de « l’égalité suprême, inébranlable,
immuable et éternelle241 » ? Pour Augustin, il ne s’agit jamais de simples « erreurs »
d’appréciation quant à l’égalité des rythmes ou des harmonies dans les nombres
entendus ou retenus par rapport à une mesure et une justesse parfaites, mais d’une
préférence délibérée pour cette numerositas inférieure et usurpatrice, dont nous savons
bien qu’elle imite une « égalité suprême » qu’elle ne saurait nullement atteindre. Qu’on
ne s’y trompe toutefois pas : il n’y a point de laideur dans la musique même, car les
rythmes imparfaits et les harmonies inférieures, dont nous ne percevons pas les
imperfections ou les discordances et qui réjouissent même couramment nos oreilles, ont
De Musica : Des beautés inférieures à l’harmonie divine
102
239 Op. cit., VI, 10, 28, p. 707
240 Idem.
241 Op. cit., VI, 11, 29, p. 708
leur beauté propre, qui plaît par elle-même. « Ce qui pollue l’âme, ce ne sont pas les
harmonies inférieures à la raison et belles en leur genre, mais l’amour d’une beauté
inférieure242 ». La laideur, enseigne ainsi le maître du De Musica, ce ne sont pas les
rythmes inégaux, ni les harmonies imparfaites, mais c’est l’âme elle-même lorsque, en les
aimant, elle déchoit de sa propre dignité, qui est d’aimer ce qui est au-dessus d’elle et
plus parfait, non pas les choses inférieures. Or d’où vient cette infériorité de la musique,
sinon de ce qu’elle est pétrie de nombres mortels et ombrageux, destinés à passer,
comme tout passe en ce monde, tandis que l’âme est appelée à se tourner vers la lumière
éternelle d’une musique qui ne coure pas au néant ? Et où y a-t-il bassesse, sinon dans
l’âme qui rampe à la suite de sons matériels et périssables, alors que résonne pour elle,
tout au fond d’elle, et si elle sait à temps rompre sa surdité, une voix éternelle, plus belle
et plus irrésistible que toutes les voix ?
Contrairement à ce que pourraient laisser entendre certaines interprétations d’un
rigorisme caricatural, souvent alimenté par une lecture tendancieuse des passages où
Augustin confesse notamment son regret de s’être laissé émouvoir par certains chants
d’Église, la musique ne doit pas pour autant, selon l’auteur des Confessions et du De
Musica, devenir l’objet d’un excessif ressentiment. Comme l’écrivait Vladimir
Jankélévitch, « l’acharnement contre la tentation n’est pas moins suspect que la
tentation243 » et saint Augustin n’a certainement pas voulu confondre prudence à l’égard
des chants et des harmonies sensibles avec rancune injustifiée à leur encontre. Son désir
de pénitence n’implique jamais le mépris du corps ni de tout ce qui, dans la musique, la
rattache à notre condition mortelle. Il ne cesse au contraire de rappeler que ces
harmonies éphémères sont belles en leur genre et qu’en tant qu’« œuvres de la
Providence divine (fabricationes divinae providentiae)244 » elles ne sauraient être
condamnables. En revanche, puisqu’elles sont périssables, l’on ne saurait par conséquent
trouver en elles un appui bien solide, de sorte qu’il convient de leur accorder l’usage et
l’importance qui leur revient, c’est-à-dire de n’y voir qu’une « beauté infime (species
infima)245 » au regard de la Beauté de Dieu.
De Musica : Des beautés inférieures à l’harmonie divine
103
242 Op. cit., VI, 14, 46, p. 720
243 Vladimir Jankélévitch, La Musique et l’Ineffable, Paris, 1983, p. 17
244 La Musique, VI, 14, 46, La Pléiade, t. 1, p. 720
245 Idem.
Dans la musique, l’âme humaine connaîtrait donc deux attirances contraires mais
simultanées, l’une vers le plaisir d’une beauté sensible et sonore, l’autre vers une beauté
supérieure insoumise à notre condition mortelle et temporelle. Or Augustin, loin de
présenter cette lutte comme celle du bien contre le mal, veut plutôt nous faire voir à quel
point ces deux postulations sont en réalité orientées vers le même but, la première
malgré elle, la seconde de plein gré mais malgré la première. Ce n’est en effet que malgré
elle que notre âme se complaît dans le plaisir des rythmes et des harmonies éphémères
modulés par la musique : non pas au sens d’une complaisance involontaire (car qui,
sinon moi, chante ou se délecte dans les chants ?), mais au sens d’une complaisance qui
ne peut traduire ma plus souveraine volonté246 (car puis-je vraiment vouloir placer mon
bonheur, mon bien, dans des sons périssables ou dans un sens - l’ouïe - qu’un accident
ou bien la maladie peut à tout instant m’ôter sans prévenir ?). Dans ces beautés
inférieures, qui me meurtrissent jusque dans le plaisir qu’elles m’apportent, n’est-ce pas
déjà quelque irrésistible et éternelle beauté qui se fait entendre et m’appelle ?
Mais, d’abord, qu’est-ce que cette « meurtrissure (offensio)247 » du plaisir musical ? Car
voici tout le paradoxe de la beauté de la musique dans la pensée de saint Augustin : cette
beauté semble nous plaire pour elle-même, et pourtant elle nous blesse, car elle est
incomplète et découvre en nous un abîme, une déchirure. Comme l’écartèlement même
entre le sensible et l’éternel. Or, comme s’y méprend certaine esthétique idolâtre du
sublime, ce n’est pas cet écart qui est beau et Augustin dénonce même très clairement sa
« laideur (turpitudo) », qui résulte du manque de discrimination des nombres juges entre
les nombres sensibles, qui ne font qu’imiter l’égalité, et les « nombres rationnels (rationis
numeri)248 » qui, eux, s’attachent à l’égalité véritable et éternelle (aeterna aequalitas)249. Par
le péché, mon âme est le lieu de ce déchirement, d’autant plus douloureux que mon
De Musica : Des beautés inférieures à l’harmonie divine
104
246 (dans l’esprit de saint Paul : Rm 7, 19.24 : « Je ne fais pas le bien que je veux et commets le mal
que je ne veux pas. Malheureux homme que je suis ! qui me délivrera de ce corps de mort ? »)
247 Op. cit., VI, 11, 29, p. 707
248 Op. cit., VI, 11, 33, p. 711
249 Op. cit., VI, 13, 37, p. 714
attachement aux voluptés sensibles est plus fort250, mais il est vrai que, là même où
Augustin découvre une brèche, là aussi, bien souvent, une nouvelle lumière parvient à
s’échapper et éclaire sa recherche : car ce déchirement même, je ne puis le ressentir qu’à
mesure qu’il accouche d’autre chose. Ce n’est que si quelque chose en moi fait signe vers
une douceur éternelle que, par contraste, je peux sentir l’amertume de ces beautés
malheureuses dont rien n’empêche l’agonie. Ce n’est que si quelque chose d’éclatant me
fait voir mes ténèbres, la finitude et la mortalité des harmonies passagères auxquelles il
m’est aujourd’hui difficile de ne point m’attacher, que je désire de réclamer comme un
supplément de vie. C’est pourquoi, dans ce déchirement de l’âme, je prends conscience
de la possibilité d’une beauté qui, à l’inverse des beautés sonores, ne s’anéantit pas
d’instant en instant et « que le temps ne vole251 ».
Mettons-nous donc à l’écoute de l’âme « écoutante » : qu’entendons-nous au-delà du
ressac de ses désirs (souvenirs ou phantasmes) et des « souffles divers et contradictoires
[qui enflamment son] attention252 » ? « La joie ou la tristesse d’un chant s’entend dès le
premier instant, et s’impose avec une évidence qui est propre au musical253 » écrit J.-L.
Chrétien. Joie ou tristesse, dans la musique, trouvent chacune leur beauté. Mais qui
pourra déchiffrer toute la complexité de ces innombrables et tumultueuses affections
tissées dans notre âme par la musique ? Qui pourra vraiment les comprendre en leur
cœur et y percer quelque raison ? Il y a la joie fortement imprimée dans ma mémoire
lorsque je me souviens de choses heureuses de mon passé ou que je les recompose au
gré du souffle de l’imaginaire, pour les voir et les convoiter ensuite comme à travers des
mirages. Il y a la joie portée par la santé et la vitalité du corps et des sens, comme on le
voit dans la danse ou dans les rythmes et les harmonies qui animent la foule. Car il y a
un certain plaisir de l’adéquation de soi à soi par l’intermédiaire du corps et de la
volonté s’exerçant librement sur les membres, jouissant de pouvoir encore suivre le
temps dans son balancement. Et puis il y a la tristesse, lourde, lente, parfois sourde et
latente, parfois tranchante, que nous renvoient certains airs, certains rythmes, certaines
De Musica : Des beautés inférieures à l’harmonie divine
105
250 Cf. op. cit., VI, 11, 33, pp. 710-711 : « [l’élan de cette habitude] [de suspendre mon âme aux choses
corporelles] était plus fort quand nous lui cédions [...] ».
251 Confessions, X, 6, 8, Ibid., p. 987
252 La Musique, VI, 11, 32, La Pléiade, t. 1, p. 709
253 J.-L. Chrétien, op. cit., p. 151
circonstances. Certaines tonalités ou certaines voix. Dans la musique, comme dans la
chair, tout meurt « au temps prévu et dans l’ordre fixé (certo suo tempore atque ordine)254 »,
et l’âme attentive ne peut pas ne pas entendre en toute musique la mystérieuse approche
de la mort. Existe-t-il donc une loi physique et acoustique, comme une partition secrète,
qui règle les nombres entendus et leur assigne une gamme d’affects particuliers, capables
de nous toucher comme des cordes et de faire retentir dans notre âme les souvenirs ou
les phantasmes, la tristesse ou la joie, la crainte ou l’espérance ?
Augustin a montré qu’il n’en est rien255, qu’il existe dans la musique une hiérarchie des
nombres, que les nombres juges l’emportent sur tous les nombres sensibles, parce que
l’âme est irréductiblement supérieure au corps, et que, dès lors, l’âme seule peut
s’appesantir en s’attachant aux nombres sensibles et temporels, tout en conservant,
malgré cet abaissement auquel elle se réduit elle-même, sa transcendance et sa
supériorité, car jamais les nombres corporels ne produisent d’effet dans l’âme : ils ne le
peuvent que dans le corps, or l’âme ne subit pas ces passions du corps, mais elle y prête
une attention plus ou moins grande selon leur convenance ou leur non-convenance et en
éprouve soit du plaisir, lorsqu’elle adhère à cette convenance (c’est-à-dire à l’adéquation
de la chose sentie avec la bonne santé ou avec la fructueuse réparation de l’usure du
corps), soit du déplaisir lorsqu’elle s’oppose à cette non-convenance (états morbides ou
maladies)256. Ainsi, dans la musique même, où l’âme s’applique moins à « écouter », c’est-
à-dire à sentir, les effets « biologiques » produits par les nombres sonores sur le corps,
qu’à puiser en elle-même plaisir ou déplaisir selon la nature des autres nombres,
supérieurs, produits par les nombres juges en réaction à ces nombres sonores devenus
nombres entendus, nombres proférés, puis nombres retenus, force est donc de conclure
que ce n’est autre que l’âme elle-même qui jouit de la capacité de se discipliner et de
s’arracher progressivement de la volupté des nombres sensibles, car ce ne sont certes pas
De Musica : Des beautés inférieures à l’harmonie divine
106
254 La Musique, VI, 5, 13, La Pléiade, t. 1, p. 693
255 Cf. op. cit., VI, 5, 8, p. 689 : « Pouvons-nous soumettre l’âme au corps qui opérerait et lui
imposerait ses harmonies, de sorte qu’il serait l’artisan, et elle la matière de laquelle et dans
laquelle il produirait des effets rythmiques ? Croire cela, c’est nécessairement croire que l’âme est
inférieure. Or y a-t-il croyance plus déplorable et plus abominable ? »
256 Cf. op. cit., VI, 5, 8-10, pp. 689-691
ces derniers qui la charment et la subjuguent, mais elle seule qui se laisse - ou refuse de
se laisser - captiver.
C’est donc l’âme seule, livrée à elle-même et suivant ses propres mouvements et sa
propre inclination, qui colore de tristesse ou de joie, de crainte ou d’espérance, de tels
souvenirs ou de tels phantasmes, les harmonies charnelles qu’elle puise dans la
musique. « Cur autem si huiusmodi numeri qui fiunt in anima rebus temporalibus dedita, habent sui generis pulchritudinem, quamvis eam transeundo actitent, invideat huic pulchritudini divina
providentia, quae de nostra poenali mortalitate formatur, quam iustissima Dei lege meruimus ? -
Cependant, si de telles harmonies, composées dans une âme adonnée aux choses
temporelles, ont leur beauté spécifique, bien qu’elles jouent une partie éphémère,
pourquoi la divine Providence porterait-elle envie à cette beauté modelée par notre
condition mortelle, ce châtiment que nous avons mérité selon la Loi très juste de Dieu ?257 » Car ces harmonies empreintes de toutes les couleurs de notre palette affective,
ballottées dans la mémoire par les mouvements de notre désir, portées par la joie, ou par
la tristesse quand le désir est contrarié, par les images adorées collectées dans le passé,
ou par ces mêmes images remodelées par l’imagination, sont-elles vraiment belles ? Ne
sont-elles pas plutôt des imitations, pour ne pas dire des contrefaçons, d’une beauté
supérieure - et même de celle qu’Augustin a baptisée summa pulchritudo, « la plus belle
d’entre toutes les beautés » ? Chercher à étancher sa soif de bonheur à la source de
choses aussi changeantes, instables et incertaines que ces fragiles beautés, n’est-ce pas
bâtir sa demeure sur le sable ?
Et pourtant la musique est belle, d’une beauté qui ne périt point dans le périssable de
ses nombres entendus. D’une beauté qui ne divertit pas l’âme de la contemplation des
choses éternelles par l’inquiétude d’agir sur les corps par les nombres proférés258, qui ne
l’en détourne pas non plus par les souvenirs et les phantasmes, qui la perdent dans
l’insatiable et inféconde rêverie des choses mortelles, ni par la « vaine connaissance
(vanissima cognitio)259 » de tous ces nombres dans les nombres du jugement sensible,
De Musica : Des beautés inférieures à l’harmonie divine
107
257 Op. cit., VI, 11, 33, p. 710
258 Cf. De Musica, VI, 13, 39 (PL 32) : « Amor igitur agendi adversus succedentes passiones corporis sui,
avertit animam a contemplatione aeternorum, sensibilis voluptatis cura eius avocans intentionem. »
259 Idem.
fausse science qui se complaît dans « la curiosité, ennemie de la paix comme son nom
l’indique260, et incapable, à cause de sa légèreté, d’atteindre la vérité261 ». Or, où donc se
trouverait la beauté véritable de la musique, sinon dans « cette vérité pure et sans fard
(pura et sincera veritas)262 » ?
Pour soulever un coin du voile, penchons-nous d’abord simplement sur la joie ou la
tristesse, et parfois l’étrange mélange de ces deux affections, qui nous émeuvent
tellement dans la musique. Est-ce que ma joie est belle ? Ou bien aussi ma tristesse ? Et
cette beauté est-elle parfaite, ou faut-il reconnaître que, ma joie étant imparfaite (ne
serait-ce que parce qu’elle est éphémère), elle n’est qu’un certain plaisir, non pas la
beauté ou la joie de la plus fiable espèce ? Ma tristesse même a-t-elle la perfection d’aller
jusqu’au bout de ce qu’elle est et de s’accomplir absolument ? Ne suis-je pas toujours
triste, non pas seulement de certaines pertes (nostalgie de bonheurs passés, perte d’un
De Musica : Des beautés inférieures à l’harmonie divine
108
260 Augustin joue sur les différences de sens entre les mots cura, curiositas et securitas, qui ont tous
la même étymologie. La curiosité est le souci (cura) de connaître, déployé hors de la sécurité
(securitas) de la vérité immuable de Dieu, tandis que la vraie « sécurité », ou paix, de l’âme provient
du « souci » de Dieu, à savoir la piété, par opposition à l’éparpillement de l’âme dans la curiosité.
261 La Musique, VI, 13, 39, La Pléiade, t. 1, p. 716
262 Op. cit., VI, 13, 41, p. 717
amour ou d’êtres chers, acédie263, etc.), mais aussi du seul fait d’être triste, comme si je ne
pouvais qu’être affligé d’être affligé, c’est-à-dire de n’être point dans la joie ? C’est une
évidence que je suis triste parce que je ne suis point dans la joie. Mais cette évidence en
cache une autre : car ma tristesse n’est peut-être pas seulement le résultat d’une
privation, mais aussi le signe d’une grâce. Si je suis triste, n’est-ce point que je n’ai pas
encore trouvé la source d’inépuisable joie ? N’est-ce pas que j’ai accordé trop de prix à
tout ce dont, inévitablement, j’allais tôt ou tard être privé, parce que ces choses, tout
aussi fatalement, sont soumises à la dégradation du temps, aux aléas de notre condition
et, finalement, à la mort ? Dans ce constat, latent en toute peine, puis-je au fond entendre
autre chose qu’un irrésistible appel à n’accorder de prix qu’à ce qui est inébranlable,
immuable et éternel, à ne trouver de réconfort et de repos que « là où il n’y a plus de
temps, [...] plus de mutabilité264 », plus rien qui ne dissone avec la vraie joie ? Tant qu’elle
De Musica : Des beautés inférieures à l’harmonie divine
109
263 Cf. Enarrationes in Psalmos, 106, 6 (PL 36) : « Non est ista (languor animae) levis tentatio : agnosce te in illa, et exclama ad Dominum, ut de necessitatibus tuis etiam hic liberet te; et de hac tentatione liberatus cum
fueris, confiteantur illi miserationes eius. - Cette langueur de l’âme (l’acédie, c’est-à-dire l’épreuve de
l’ennui et du dégoût - taedium fastidiumque - des exercices spirituels, et même de la Parole de Dieu -
Dei verbum -) n’est pas une tentation légère : sache la déceler en toi, et crie vers le Seigneur afin
qu’il t’en libère; et, lorsque tu auras été libéré de cette tentation, rends-Lui grâce pour ses
miséricordes. » Les verbes latins exclamare (crier) et confiteri (avouer) (ou encore exaltare, laudere,
etc.) signifient tout aussi bien proclamer, avouer ses fautes, se confesser, que chanter ou louer
(Dieu). Par exemple (op. cit., 106, 8) : « Et in his omnibus exclamationes, et liberationes, et miserationum
Dei confessiones... - Dans toutes ces épreuves (Augustin parlait de l’ignorance, de l’erreur, de la
difficulté de vaincre ses passions, et de l’ennui ou du dégoût spirituel que les Grecs nommaient «
acédie »), on crie vers Dieu, Dieu délivre, et l’on chante sa miséricorde » : mon péché, mes
tribulations, la tristesse que j’en éprouve deviennent donc, par la contrition et la confession, une
louange, c’est-à-dire un appel au secours, une invocation, une prière et, finalement, un chant à la
gloire de Dieu. Voir encore op. cit., 106, 13 : « Et exaltent eum, hoc est, laudent eum : et laudent eum, hoc
est, exaltent eum. - Chanter le Seigneur, c’est proclamer ses louanges, comme proclamer ses
louanges, c’est Le chanter. » Augustin souligne sans ambiguïté cette équivalence entre chant et
louange. Il n’y a de chant que dans la louange et de louange que dans le chant (même si ce chant
n’est pas toujours celui qui parvient à nos oreilles corporelles, ou qu’émet notre bouche, mais aussi
celui que, de diverses manières, peut proclamer, et faire entendre dans le monde, un cœur juste et
bon). Le point d’orgue de la pensée augustinienne de la musique se trouve ainsi dans l’Alléluia,
chant de « louange à Dieu » (comme son nom le signifie) qui doit être dans la bouche du corps,
mais surtout dans la bouche du cœur (cf. op. cit., 106, 1 : « non in ore carnis, certe in ore cordis »), c’est-
à-dire traduit par la charité dans notre conduite et dans nos actes. Seule la charité peut faire
entendre et régner en ce monde l’harmonie suprême, qui vient de Dieu.
264 Op. cit., VI, 11, 29, p. 708
reste sourde à cet appel, ma tristesse est imparfaite, laide de cette imperfection, et purge
donc sa peine. De même, combien de joies trouvées dans la musique, ou dans certaines
harmonies de la vie humaine (car Augustin n’hésite pas à étendre ainsi à l’existence tout
entière la sphère de résonance de ce qu’il entend par « musique »), sont-elles
sourdement laides et tristes de ne s’être point encore dilatées dans une joie plus grande
et plus parfaite ?
Toute musique est en attente et, à ce titre, en souffrance. En attente de quoi ? D’une
harmonie parfaite, dans laquelle résident l’Égalité suprême (summa aequalitas)265, non
plus ses imitations dans les nombres sensibles, la paix (securitas)266, non plus
De Musica : Des beautés inférieures à l’harmonie divine
110
265 Op. cit., VI, 13, 37, p. 714, également appelée « Égalité éternelle (aeterna aequalitas) » (dans le
même paragraphe).
266 Op. cit., VI, 13, 39, p. 716
l’impatience267 ou la curiosité (curiositas)268, l’éternité, non plus la corruption de toutes
choses dans le temps, et de l’âme qui s’essouffle à leur impossible poursuite. Or cette
souffrance n’est pas toujours consciente, bien qu’elle soit toujours ressentie : c’est celle
que marque notre indéracinable amour de la beauté, à l’écoute de laquelle nous nous
mettons dans la musique, comme dans cette musique plus large qu’est celle du « poème
De Musica : Des beautés inférieures à l’harmonie divine
111
267 Les musicologues ont bien montré comment, dans la musique tonale (plus largement cultivée
en Occident à partir de la Renaissance mais sans doute pas absente dès l’origine de la musique),
tout l’attrait ressenti par l’auditeur au fil de la ligne mélodique est construit sur une alternance de
moments de tension (autour de la région de la dominante) et de moments de détente (retour à la
tonique). Cette « impatience harmonique », comme on peut l’appeler, souvent aiguisée grâce à des
dissonances (intervalles de seconde ou de septième, par exemple), et réalisée selon certaines règles,
est ressentie comme une tension nécessitant une détente - laquelle consiste en une résolution sur
la consonance de base la plus proche, à la suite d’un mouvement mélodique d’attraction. Certes, il
serait anachronique de reprocher à Augustin de n’avoir pas développé de son vivant une théorie
(l’harmonie, notamment dans le système tonal) établie plus de mille ans après lui... Mais,
indépendamment de ces élaborations plus tardives, qui ne cesseront d’ailleurs d’évoluer et d’être
complétées tout au long de l’histoire des pratiques musicales, il serait injuste de reprocher à
Augustin d’avoir méconnu ce phénomène de tension-détente si caractéristique de l’agrément et du
plaisir en musique. H.-I. Marrou, qui met peut-être un peu hâtivement le doigt sur les lacunes du
maître de rhétorique en ce domaine (cf. Saint Augustin et la fin de la culture antique pp. 267-268),
omet de relever que le concept même des nombres du jugement, si central dans le De Musica,
repose tout entier sur le plaisir ou le déplaisir éprouvé dans les convenances ou discordances des
rythmes et des harmonies (or, qu’est-ce que la « tension-détente » sinon un mouvement de l’âme
artificieusement conduit du déplaisir de certaines discordances au plaisir de retomber sur des
harmonies plus stables et plus concordantes ?). Il est tout à fait évident qu’Augustin n’a pas décrit
ces phénomènes harmoniques avec la même précision et le même niveau de détail que les rythmes
et les mètres nomenclaturés des livres II à V (et H.-I. Marrou a sans doute voulu insister davantage
sur la culture rhétorique et littéraire d’Augustin que sur sa relative méconnaissance de l’harmonie,
que les Grecs maîtrisaient pourtant déjà avec une certaine profondeur), mais 1°/ l’instruction
rythmique, métrique et prosodique du De Musica n’est de toute façon qu’un prétexte pour
découvrir et analyser successivement les divers nombres en jeu dans la musique, et pour les
dépasser finalement (un traité de théorie harmonique n’eût donc en rien changé cette imparable
marche anagogique); et 2°/ la rythmique comme l’harmonique ne sont que « vaine connaissance
(vanissima cognitio) », fausse science [« imitation de science (artis imitatio) » dit précisément Augustin
au § 39], car elles ne savent en fait que décrire des apparences de régularité et d’égalité dans les
nombres entendus, proférés et retenus, au moyen de lois numériques (arithmétiques) complexes et
élaborées, mais quant au fond « incapable[s] d’atteindre la vérité » et de rendre compte de
l’incommensurable beauté de toutes choses, de « la vérité sans voile », qui est en Dieu seul.
268 Op. cit., VI, 13, 39, p. 716
de l’univers (carmen universitatis)269 ». Dans le plaisir et dans la joie qu’apporte la musique
sensible, il y a certes la satisfaction de l’âme dans l’apparente régularité des rythmes et
l’apparente concorde des harmonies, et le contentement vital de l’âme dans la santé des
sens et du corps vivant, son admiration devant l’aisance de ses propres facultés
(sensibilité, mémoire, raison) et le réconfort, qu’Augustin approuve à plusieurs reprises,
de pouvoir, « après de grands soucis, [...] détendre et rétablir [son] esprit270 » en écoutant
de la musique ou en chantant (« plaisir [...] raisonnable [tant qu’il est] modér[é]271 »...).
Mais ce plaisir bien tempéré, que saint Augustin tolère avec bienveillance, n’offre point
une joie pure et complète, car il se trouve dans l’âme encore appesantie du péché272 et de
nos vicissitudes de mortels, n’abrite donc point encore la beauté la plus à même de
soutenir et d’élever cette âme pécheresse, et charge par conséquent cette dernière de
fausses joies - de ces « joies dignes de pleurs (laetitiae meae flendae)273 » évoquées au livre
X des Confessions.
Si Augustin considère avec clémence certaines joies que nous trouvons dans la musique,
ce n’est pas en tant que ces dernières nous font convoiter des beautés d’un genre
inférieur mais parce que, loin de mépriser la meurtrissure qui résulte de cet amour du
monde et de la convoitise de la chair, il prend pitié de l’inévitable souffrance
qu’approfondit en l’âme humaine la recherche de stabilité, de détente, de repos, de paix
et d’éternité dans des nombres instables, toujours en lutte et imitant pâlement l’égalité
De Musica : Des beautés inférieures à l’harmonie divine
112
269 Op. cit., VI, 11, 29, p. 708
270 Op. cit., I, 4, 5, p. 561
271 Idem.
272 Cf. op. cit., VI, 11, 29, p. 707 : « La jouissance est comme le poids de l’âme (Delectatio quippe quasi
pondus est animae) ». Pondus serait peut-être plus clairement traduit par « balancier », car, selon que
l’on place sa jouissance dans les beautés inférieures (celles de la Création, des créatures et des
humaines créations), ou dans la souveraine Beauté du Créateur, l’âme est portée du côté des
fausses jouissances ou bien des véritables, des faux bonheurs et des faux malheurs, ou bien des
vrais - ce qu’Augustin résume avec la citation de l’Évangile de saint Matthieu : « Car où est ton
trésor, là aussi sera ton cœur » (cf. Mt 6, 21 et l’analyse qui en est proposée au chapitre 2 du présent
travail), ce qui signifie : « là où auront pesé les jouissances de ton cœur, là aussi pèsera la balance
du Jugement dernier... » Choisissons donc bien les beautés qui nous attirent en cette vie, car c’est
en fonction d’elles que nous serons jugés beaux ou laids, dignes ou non de partager la Beauté de
l’Éternel après la Résurrection (cf. De Musica, VI, 15, 49).
273 Confessions, X, 28, 39, Ibid., p. 1007
suprême et la véritable éternité, qui n’existent qu’en Dieu. Ainsi comprend-il donc ces «
joies dignes de pleurs », cette souffrance souterraine que porte toute musique, ou plutôt
toute âme plaçant sa joie dans l’imperfection des nombres sensibles. Danseurs en quête
d’apesanteur par leurs sautillements, chanteurs dont les modulations toujours troublées
cherchent à faire expirer dans l’équilibre, ou à résoudre dans un parfait accord, toutes les
tensions nouées au fil de la mélodie, rimes ou rythmes toujours battants et bataillants,
attendant quelque triomphe ou coup de grâce, tout cela est condamné à d’interminables
luttes, à des recommencements perpétuels, parce qu’il n’est pas donné aux créatures de
se délester elles-mêmes de tous leurs poids et de se délivrer des chaînes du péché et de
la mort. Dieu seul allège ceux qu’il emplit. Tant que nous ne serons pas pleins de Lui,
Beauté de toutes les créatures, Créateur de toutes beautés, nous serons des poids pour
nous mêmes et supporterons le poids de ces chaînes qui nous attachent aux beautés
créées plutôt qu’à la Beauté souveraine et incréée274.
Si, dans la musique, tout est souffrance, attente d’une délivrance, comme dans cette
musique plus générale qu’Augustin, renouvelant l’image plotinienne, déchiffre dans le «
poème de l’univers », c’est qu’il existe en elle une espérance qui la dépasse, comme la
promesse d’une joie future - concorde parfaite et paix éternelle. Qu’on ne se méprenne
toutefois pas au sujet de cette image cosmique : le « poème de l’univers » auquel se réfère
Augustin est sans rapport avec la pythagoricienne musique des sphères ou l’ordre
harmonieux des corps célestes et transcende même les simulacres d’égalité et de stabilité
que, par les nombres juges, nous rapportons aux choses temporelles. Il convient de se
référer à une numerositas toute supérieure (car non attachée aux choses temporelles),
cependant que tout intérieure (car il nous est donné de la comprendre en nous-mêmes),
comme les vérités mathématiques. Que 1 et 2 fassent 3, ou que 2 soit le double de 1, sont
choses vraies et éternelles. Nul homme, passé, présent ou à venir, ne le peut réfuter. Or,
demande Augustin, « par qui donc faut-il croire qu’est communiqué à l’âme ce qui est
éternel et immuable sinon par Dieu, le seul éternel et immuable ?275 »
Puisqu’il existe en nous, comme l’arithmétique nous en convainc, une notion
transcendante de l’absolument égal et de l’éternellement vrai, il existe, simultanément et
De Musica : Des beautés inférieures à l’harmonie divine
113
274 Cf. Confessions, X, 28, 39, Ibid., p. 1007
275 La Musique, VI, 12, 35, La Pléiade, t. 1, p. 713
indissociablement, un amour du parfaitement égal et de l’immuablement vrai, une «
suavité des choses éternelles (suavitas aeternarum)276 ». C’est cet arrière-goût, cette suavité
toute spirituelle, qui fait la beauté propre recherchée dans la musique. Certes, sauf dans
le cas d’une arythmie ou d’écarts de justesse flagrants, les nombres juges ne décèlent pas
les inévitables, mais infimes, irrégularités ou dissonances qui grèvent tous nombres
sensibles (entendus, proférés ou retenus). Ils ne s’en offusquent pas non plus, puisqu’ils
ne les perçoivent généralement pas, mais c’est une chose de ne point percevoir ces
irrégularités, c’en est une autre de comprendre qu’elles sont néanmoins toujours
présentes dans la musique, du fait de sa participation à notre condition corporelle et
mortelle, de sorte que le plaisir musical des nombres juges est fatalement déclassé au
rang des nombres sensibles en ce qu’ils n’ont point la perfection ni la « suavité des
choses éternelles », telle qu’y peuvent prétendre, par exemple, les vérités mathématiques.
Mais, paradoxalement, si Augustin déplore la laideur de ce manque de discrimination des
nombres du jugement277, il ne méprise pas ces derniers par représailles, ni ne disqualifie
pour autant la beauté sensible de la musique. Car, découvrant par la raison ce manque de
discrimination, découvrant du même coup que tous nombres sensibles sont d’un genre
inférieur à cause de leur simili-égalité, et du plaisir imparfait qui en découle, les nombres
juges s’élèvent ainsi eux-mêmes jusqu’à l’admiration d’un rang de nombres d’une beauté
supérieure, car assurément égale, immuable, vraie et éternelle. Or, c’est à ce rang, dans le
for intérieur de l’âme, sans stimulation extérieure, ou indépendamment de celle-ci, que
les nombres juges se désolidarisent de la jouissance des simulacres d’égalité et
d’harmonie des nombres sensibles, et que la jouissance de nombres plus purs, car
purement rationnels, leur est rendue278.
« Purement » ? En effet, « [rien n’est] supérieur à l’Égalité éternelle279 » à laquelle seuls
accèdent ces « nombres rationnels (rationis numeri)280 », dont la pureté tient de ce qu’ils
aperçoivent, comme par delà les nébulosités de la chair, cette Égalité parfaite que rien de
temporel et de mortel n’altèrera jamais. Mais l’âme qui, certes, par les nombres
De Musica : Des beautés inférieures à l’harmonie divine
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276 Op. cit., VI, 15, 52, p. 725
277 Cf. op. cit., VI, 10, 28, p. 707
278 Cf. op. cit., VI, 12, 34, pp. 711-713
279 Op. cit., VI, 13, 37, p. 714
280 Op. cit., VI, 11, 33, p. 711
rationnels, contemple « cette immuable Égalité[,] [...] s’avoue changeante par ce fait
même qu’elle contemple tantôt l’Égalité, tantôt autre chose281 » et que, notamment, elle
s’abaisse à apprécier, par les nombres juges appliqués aux nombres sensibles, les
simulacres d’égalité et d’harmonie modulés dans la musique. Dans cet asservissement de
l’âme, il y a, certes, dégradation et, si l’on veut, impureté. Mais, à partir du constat, par les
nombres rationnels, de cet asservissement des nombres juges qui se plaisent dans l’ordre
inférieur des nombres temporels, naît pourtant une précieuse et déchirante conscience,
une beauté mêlée de tremblement, à savoir cet amour de l’« immuable Égalité », conduit
par la « suavité des choses éternelles », que contrarient en même temps (cependant qu’ils
l’attisent paradoxalement) « le souci de la volupté sensible (sensibilis voluptatis cura)282 »,
dans les nombres entendus, « l’amour de l’action sur les corps (amor de corporibus
operandi)283 », par les nombres proférés, le tohu-bohu des souvenirs et des phantasmes,
dans les nombres de mémoire, et la cupide curiosité des nombres du jugement, qui
cherchent à posséder à tout prix ces autres nombres, en les enfermant dans des lois
numériques qui les dissèqueront et tenteront de les expliquer sans jamais en pouvoir
rendre compte parfaitement, puisque, l’âme ne s’étant pas faite elle-même, ni la nature
sur laquelle elle se penche, et « [n’étant rien] par elle-même284 », il ne lui est donné que
de pouvoir user de ces nombres, d’en acquérir une certaine maîtrise par la raison dans
les nombres rationnels, mais point de connaître absolument le mystère de leur création.
C’est donc par la raison qu’Augustin nous conduit jusqu’aux limites de la raison. Or,
parvenue à ce seuil, la raison ne se heurte nullement à un mur, qui l’arrête ou la confine.
Elle découvre au contraire que la clef de sa puissance et de sa force n’est point en elle-
même : autrement, comment comprendre qu’elle soit changeante, comprenant et
contemplant parfois l’égalité, la vérité et ce qui est éternel et immuable (comme dans les
rapports arithmétiques), et s’attachant à d’autres choses le reste du temps ? Comment
prétendre sans mentir que l’âme se connaît parfaitement elle-même, qu’elle ne subit
jamais aucun manquement à son essence et qu’elle détient la connaissance parfaite de
toute sa vérité, de l’origine de sa création, comme de celle des objets de la nature qu’elle
De Musica : Des beautés inférieures à l’harmonie divine
115
281 Op. cit., VI, 13, 37, p. 714
282 Op. cit., VI, 13, 39, p. 716
283 Idem.
284 Cf. op. cit., VI, 13, 40, p. 716 (cum ergo [anima] per se nihil sit)
porte à son attention ? Mais si la raison découvre ainsi qu’elle est souvent distraite, par la
jouissance des choses temporelles, de l’attention qui la porte à se découvrir elle-même
en même temps que les choses éternelles, et qu’en outre elle comprend que sa nature ne
provient pas d’elle-même et qu’elle ne détient pas la clef de tout son mystère, puisque
nous ne sommes ni les auteurs de notre être ni les docteurs parfaitement éclairés de
l’origine de notre être, n’est-ce pas qu’une raison infailliblement plus forte que notre
raison détient seule la science ultime de notre être et qu’une puissance
incomparablement plus puissante que toute humaine conception ou création est à
l’origine de tout être et de la création de l’homme285 ?
Qu’ainsi la raison découvre que la clef de sa puissance et de sa force n’est point en elle-
même, qu’il existe une raison au-delà de notre raison, comme il existe une puissance au-
delà de toute humaine puissance (et de toute autre puissance issue d’une puissance
supérieure), et qui a nom Dieu (car Dieu n’est autre que l’être souverain, éternel et tout-
puissant, incréé, par qui tout a été créé), ne doit nullement être le motif d’une
dévalorisation ou d’une capitulation de la raison. Au contraire, c’est cette humilité qui
fait toute la grandeur de la raison, car, connaissant qu’il existe une raison divine qui la
dépasse et lui donne sa lumière spirituelle, comme le soleil aux choses visibles, elle
reconnaît dès lors que tout son progrès viendra d’au-dessus d’elle, non de ce qui lui est
inférieur - et elle sera d’autant plus portée à s’élever et à chercher à goûter en tout « la
suavité des choses éternelles » et non celle, trompeuse, qui vient des créatures. Ce très
rapide détour par la doctrine augustinienne de la connaissance rationnelle nous paraît
indispensable pour comprendre que, de même que le poumon a besoin d’air extérieur
pour respirer, de même la raison a besoin de Dieu pour s’éclairer. Or si, pour Augustin, la
De Musica : Des beautés inférieures à l’harmonie divine
116
285 Sur ce point, cf. De Civitate Dei, XI, 25 (PL 41, col. 339) : « Si ergo natura nostra esset a nobis, profecto et nostram nos genuissemus sapientiam nec eam doctrina, id est aliunde discendo, percipere curaremus; et noster amor a nobis profectus et ad nos relatus et ad beate vivendum sufficeret nec bono alio quo frueremur ullo indigeret; nunc vero quia natura nostra, ut esset, Deum habet auctorem, procul dubio ut
vera sapiamus ipsum debemus habere doctorem, ipsum etiam ut beati simus suavitatis intimae largitorem. » -
« Si donc notre nature venait de nous-mêmes, assurément nous serions aussi les auteurs de notre
sagesse et nous ne chercherions pas à l’acquérir par la doctrine, c’est-à-dire en cherchant ailleurs
l’enseignement. Et notre amour, venant de nous et se rapportant à nous, suffirait pour vivre
heureux et nous n’aurions besoin d’aucun autre bien pour profiter de notre bonheur. Mais, en fait,
parce que notre nature, pour exister, a Dieu pour créateur, pour avoir une juste science, nous
devons avoir Dieu lui-même comme docteur et, pour être heureux, l’avoir comme dispensateur de
nos délices les plus intenses. » (La Cité de Dieu, XI, 25, La Pléiade, t. 2, p. 457)
musique est un art si important, et libéral car fondamentalement libérateur, c’est en
premier lieu parce que cette discipline permet justement de découvrir, échelon par
échelon, nombres après nombres, que même l’humaine raison, où règne et s’escrime au
sommet toute notre intelligence, comme toute philosophie, n’est point elle-même la
chose la plus haute ni la plus admirable. Si la science de la musique est libératrice, c’est
qu’elle découvre avec humilité que l’âme, analysant les sensations de l’ouïe, « nous
ramène du dehors des choses au dedans d[’elle-même]286 » et des confins d’elle-même
jusqu’au désir de Dieu.
En son fondement déjà, toute musique nous met à l’écoute d’un ordre de choses qui ne
s’entendent point par les sens. Chaque sorte de nombres invoque en effet les nombres
supérieurs grâce auxquels elle peut être : les nombres sonores font entendre les nombres
entendus, lesquels font appel aux nombres proférés, lesquels n’ont d’écho que grâce aux
nombres de mémoire, lesquels n’auraient point de consistance sans les nombres juges
qui en font apprécier la convenance et la beauté, lesquels ne pourraient appliquer aux
nombres sensibles un certain modèle de régularité dans le rythme et d’égalité dans
l’harmonie (modèle à partir duquel la convenance et la beauté de la musique peuvent
être appréciées) sans les nombres rationnels qui seuls conçoivent la régularité et l’égalité
arithmétiques. Mais, là encore, il faut bien que ces nombres rationnels, que l’âme trouve
en elle-même, lui aient été donnés, car les vérités immuables, telles que les égalités
mathématiques, ne sont pas nées de nous (comment expliquer, sinon, que nous ayons à
chercher, à apprendre et à comprendre ce dont nous serions les auteurs ?), et pourtant, à
travers l’enseignement et les disciplines libérales, telles l’arithmétique ou la musique,
c’est bien en nous seuls que nous les découvrons. Mais, entre trouver et produire il y a
une différence radicale, de sorte qu’il convient d’admettre que ces vérités ne sont point
produites en nous mais trouvées en nous et qu’elles ne sont donc point nées de nous bien
qu’elles puissent naître en nous. Il y a donc en notre for intérieur une source donatrice
de vérité plus profonde que toute vérité que nous y pouvons néanmoins trouver. Dieu est
pour Augustin cette puissance donatrice infinie que nous trouvons en nous bien qu’elle
nous dépasse, qui soutient et renforce toujours notre raison, bien qu’en un sens elle s’y
dérobe comme pour nous toujours mieux attirer et nous faire ainsi progresser vers elle.
De Musica : Des beautés inférieures à l’harmonie divine
117
286 É. Gilson, op. cit., p. 87
Telle est la beauté ultime qui se révèle dans la musique : une beauté qui nous enrobe à
mesure qu’elle se dérobe, encore que, par le péché, ce soit en fait l’âme qui se dérobe à
cette beauté première en s’attachant aux beautés inférieures (lesquelles ne seraient
pourtant rien si elles ne provenaient de Dieu), plutôt que d’aimer Dieu, en son exclusive
beauté, créatrice de toutes beautés. Car cette beauté divine, source donatrice, créatrice et
bienfaisante par excellence, ne demande qu’à enrober notre âme, et même à l’embrasser
tout entière. Mais si « nous désirons voir [la beauté de Dieu], la posséder sans aucun
voile, toute nue, pour ainsi dire, avec des regards, des embrassements d’une parfaite
chasteté, cette faveur ne saurait être accordée qu’à un tout petit nombre d’amants de
choix. Car, si nous aimions une belle femme, ne serait-ce pas à bon droit qu’elle se
refuserait à nous, si elle découvrait que nous aimons quelque chose plus qu’elle ?287 »
Ainsi, dans toute sa traversée métaphysique de la science musicale, Augustin a mis au
jour que ce n’est rien d’autre que cette beauté de Dieu qui nous appelle, comme du
sommet d’une montagne de nombres gravis les uns après les autres. Or si, au faîte de la
pyramide, « ces nombres rationnels l’emportent en beauté (hi numeri rationis pulchritudine
praeminent)288 » sur tous les autres nombres, c’est aussi qu’une beauté transcende encore
ces nombres et les attire au-delà d’eux-mêmes, de sorte que c’est le summum de cette
attirance que nous aimons suprêmement dans la musique.
À la différence d’un certain platonisme qui redoute l’éviction de la raison sous l’emprise
de rythmes ensorcelants ou d’enivrantes harmonies (les tentations de l’apparence
sensible inhibant en quelque sorte la puissance réflexive de la pensée), Augustin insiste
plutôt sur le fait que la beauté transcendante à la musique nous met en rapport, non pas
avec l’irrationnel, mais avec l’ineffable, au-delà de l’humaine raison, qu’est la raison
divine, raison de toute raison. Or, face à cette supra-rationalité, la raison humaine n’est
point réduite à la capitulation : bien au contraire, il lui est ainsi suggéré de reconnaître
humblement qu’il existe, en son for intérieur, une puissance plus intime qu’elle-même,
De Musica : Des beautés inférieures à l’harmonie divine
118
287 Cf. Soliloquia, I, 13, 22 (PL 32), où Augustin compare à l’amour d’une belle femme l’amour de la
beauté de la très chaste sagesse (sapientiae castissima pulchritudo) : « Nunc illud quaerimus, qualis sis amator sapientiae, quam castissimo conspectu atque amplexu, nullo interposito velamento quasi nudam videre ac tenere desideras, qualem se illa non sinit, nisi paucissimis et electissimis amatoribus suis. An vero si alicuius pulchrae feminae amore flagrares, iure se tibi non daret, si aliud abs te quidquam praeter se amari
comperisset; sapientiae se tibi castissima pulchritudo, nisi solam arseris, demonstrabit ? »
288 La Musique, VI, 11, 31, La Pléiade, t. 1, p. 709
qui l’anime et l’éclaire et, au-dessus d’elle, une force éclatante, plus haute que le plus
haut d’elle-même, au contact de laquelle elle s’aiguise plus qu’elle ne cède et s’attise plus
qu’elle n’abdique. Car cet « interior intimo meo et superior summo meo289 », définition de
Dieu typique de l’augustinisme, renvoie en même temps à la plus profonde profondeur
de l’âme, puisqu’elle n’est rien moins que celle qui l’a créée et soutient en elle les vérités
éternelles qu’il lui est donné de connaître et de comprendre, et à un vénérable mystère,
car, si l’âme ne se connaît point elle-même au point de savoir comment elle a été faite et
comment l’univers tout entier a été créé, et si, cependant, elle peut étreindre ce mystère
et comprendre qu’elle est contenue et soutenue par cette puissance absolument
supérieure, alors comment peut-elle ne pas être attirée par cette puissance, à la fois
suprêmement intime et absolument supérieure, et ne point l’aimer ? Bien loin de
détruire les fondements de la raison, la science musicale augustinienne permet ainsi à
l’âme de trouver Dieu au fondement de la raison. Mais cette rencontre accouche d’un
mystère éblouissant plus que d’une preuve à proprement parler. Remontant de nombres
en nombres, Augustin démontre en effet que tous sont inférieurs aux nombres
rationnels, mais il comprend aussi que ces nombres rationnels eux-mêmes ne sont
soutenus par rien qui se puisse comprendre absolument. Bien plus, il comprend qu’il
faut bien qu’ils soient en quelque manière soutenus par une raison plus profonde que
tout ce que la raison pourra jamais atteindre. Augustin a recours à une analogie pour
nous faire saisir cela : « si quelqu’un, par exemple, était placé dans la plus vaste et la plus
belle des demeures, mais dans un coin comme une statue, il ne pourrait se rendre
compte de la beauté de cette construction dont il serait une partie290 ». Ce n’est donc
point par un défaut de raison, voire par ignorance, que l’âme se réfère à Dieu pour le
placer au fondement de l’humaine raison et l’ériger en créateur, dispensateur et
ordonnateur des nombres rationnels. C’est au contraire la raison en son sommet, c’est-à-
dire aussi au plus intime d’elle-même, qui comprend que l’éternel et l’immuable en elle
ne peut pas ne pas être « communiqué (tribui) [...] par le seul éternel et immuable, [à
De Musica : Des beautés inférieures à l’harmonie divine
119
289 Cf. Confessions, III, 6, 11, Ibid., p. 825 : « Mais toi, [mon Dieu,] tu étais plus intérieur que l’intime
de moi-même et plus haut que le plus haut de moi-même ».
290 La Musique, VI, 11, 30, La Pléiade, t. 1, p. 708
savoir] Dieu (ab uno aeterno et incommutabili Deo)291 » ? « La plus vaste et la plus belle des
demeures », c’est donc la sagesse, la raison et le Verbe divins; le « coin », c’est la seule
beauté visible aux sens et à l’entendement humains. Or, pour « se rendre compte de la
beauté de cette construction » dont l’âme n’aperçoit qu’une partie, il faut plus que la
raison : il faut tout l’amour du monde; et pour apprécier la beauté du « Constructeur » :
un amour qui déborde ce monde, le passe et l’outrepasse infiniment parce que ce monde
ne saurait le contenir.
Que nous reste-t-il donc à faire ? N’est-ce pas, après avoir considéré la souillure et la pesanteur de
l’âme, de voir quelle conduite lui est recommandée par la volonté divine pour que, ainsi purifiée et
allégée, elle reprenne son vol vers le repos et entre dans la joie de son Seigneur ? [...] [P]ourquoi
devrais-je parler plus longtemps quand les divines Écritures, en des livres si nombreux et dotés
d’une telle autorité, ne font rien d’autre que nous commander d’aimer Dieu et Notre-Seigneur de
tout notre cœur, de toute notre âme, de tout notre esprit, et d’aimer notre prochain comme nous-
mêmes ? Si nous rapportons à cette fin tous ces mouvements et ces harmonies de la conduite
humaine (omnes illos humanae actionis motus numerosque), sans aucun doute nous serons purifiés292.
Pourquoi ce nombre divin, cette raison au-delà de notre raison, sans laquelle cette
dernière ne serait toutefois rien, est-il beau d’une souveraine beauté ? N’est-il pas dit
beau parce qu’il suscite la plus vive admiration et le plus pur amour ? Car, à quoi
attribue-t-on la beauté sinon aux choses que l’on admire et que l’on aime, et que peut-on
admirer et aimer, sinon les choses que l’on dit belles293 ? Or, s’il y a des degrés parmi les
choses que l’on admire et que l’on aime, comme il y a des degrés parmi les nombres qui
nous plaisent dans la musique, est-ce que le nombre le plus admirable, au degré le plus
éminent, celui qui confère leur égalité, leur vérité et leur éternité aux nombres
rationnels, ne doit pas être dit aussi le plus beau ? Bien sûr, l’Éternel est aussi le
souverainement Égal, le souverainement Vrai, mais cette Égalité, cette Vérité, qui
De Musica : Des beautés inférieures à l’harmonie divine
120
291 Op. cit., VI, 12, 36, p. 713. Sur « les indéterminations augustiniennes » relatives à cette noétique
de la communication de la vérité divine à la raison humaine, voir É. Gilson, op. cit., pp. 141-147.
Pour É. Gilson, la difficulté principale de la théorie de l’illumination est de comprendre comment
la vérité divine, immuable et éternelle, peut s’introduire dans la raison d’une créature, car dès
qu’elle est créée en nous, la vérité peut-elle y être autre « que muable, temporelle et contingente »,
comme nous-mêmes, c’est-à-dire plus tout à fait vraie ?
292 Op. cit., VI, 14, 43, pp. 718-719
293 Cf. op. cit., VI, 13, 38, p. 715 : « Dis-moi, je te prie, que pouvons-nous aimer, sinon les belles
choses ? (Dic, oro te, num possumus amare nisi pulchra ?) »
soutiennent toute égalité et toute vérité saisies ou saisissables par la raison humaine, ne
peuvent plus être soutenues comme l’égalité arithmétique des nombres rationnels, ni
même comme aucune vérité énonçable, car elles sont celles, précisément, qui font être
ces nombres et ces vérités, par delà toute mathématique, toute science, toute humaine
conception. La beauté, concept issu des beautés inférieures dont elle « emporte » en effet
quelque chose pour les avoir en quelque sorte « traversées », traduit donc cette admirable
Égalité, cette adorable Vérité de Dieu, mais sans rien tenir de ces beautés inférieures que
cette analogie. Dieu-Beau ne tient ni dans une prédication sur les choses, comme une
certaine égalité des nombres sensibles peut être décrite dans la rythmique, l’harmonique
ou l’arithmétique même qui gouverne ces dernières, ni moins encore dans une
manifestation de la chose (Dieu n’est pas dans la musique).
« Pourtant, [confesse Augustin,] j’aime une certaine lumière, une certaine voix et un
certain parfum, un certain aliment, une certaine étreinte, lorsque j’aime mon Dieu (Et tamen amo quamdam lucem et quamdam vocem et quemdam odorem et quemdam cibum et
quemdam amplexum, cum amo Deum meum)294 »... Cette confession peut nous aider à
comprendre que l’amour de Dieu porte en effet en lui, comme dans les termes même de
l’analogie, le souvenir de ces beautés inférieures desquelles il est si difficile à notre âme
de se détacher, comme il a été difficile à saint Augustin lui-même d’élever son âme au-
dessus de l’amour des beautés sensibles295. Mais ce souvenir n’est point nostalgique, du
moins pas nostalgique de cet amour, mais triste seulement du regret de s’être laissé
séduire par cet amour des beautés inférieures, c’est-à-dire de s’être trompé d’amour en
aimant, à la place de Dieu, ce qui vient de Dieu296. Parce que le langage est appesanti de
terrestres comparaisons, et que nous n’avons que les images pétries dans la terre de ce
monde pour tenter d’exprimer l’amour de Dieu, c’est-à-dire un amour qui déborde ce
De Musica : Des beautés inférieures à l’harmonie divine
121
294 Confessions, X, 6, 8, Ibid., p. 986
295 Cf. La Musique, VI, 14, 46, La Pléiade, t. 1, pp. 720-721 : « Ce qui pollue l’âme, ce ne sont donc pas
les harmonies inférieures à la raison et belles en leur genre, mais l’amour d’une beauté inférieure
(Non igitur, numeri qui sunt infra rationem et in suo genere pulchri sunt, sed amor inferioris pulchritudinis
animam polluit) ».
296 Cf. La Cité de Dieu, XV, 22, La Pléiade, t. 2, p. 636 : « Ces choses sont à toi, elles sont bonnes, car
toi, leur créateur, tu es bon. Rien de nous n’est en elles, sinon le péché d’aimer quand, négligeant
l’ordre, nous préférons l’œuvre à l’auteur (Haec tua sunt, bona sunt, quia tu bonus ista creasti. / Nihil
nostrum est in eis, nisi quod peccamus amantes / Ordine neglecto pro te, quod conditur abs te) ».
monde, au point de le désaimer pour n’aimer plus que Dieu, c’est donc malgré tout, et
paradoxalement, dans le champ lexical des beautés temporelles, charnelles et inférieures
qu’est exprimé l’amour de Dieu. Mais, si Dieu est « la plus haute beauté » (summa
pulchritudo)297 et le monde « d’une beauté extrême (pulcherrimum)298 », comparé et
comparant ne sont cependant pas du même ordre et sont même aussi distincts que le
Créateur l’est de ses créatures et de sa Création. Car Dieu n’est point la beauté de la
lumière, bien que la lumière soit belle grâce à Lui et qu’à ce titre Il ait la beauté d’« une
certaine lumière », puisqu’il est la Lumière qui crée et illumine toute lumière, et ainsi de
suite (« une certaine voix et un certain parfum, un certain aliment, une certaine étreinte
»). L’usage, par Augustin, de l’adjectif indéfini (« un certain... », « une certaine... ») est
justement là pour écarter toute méprise : « et pourtant (et tamen) », si aimer Dieu, c’est
aimer aussi « une certaine lumière, une certaine voix et un certain parfum, un certain
aliment, une certaine étreinte », le choix de ces comparants ne peut pas être anodin,
comme si Augustin voulait dire, certes, que la beauté de Dieu n’est point celle que nous
aimons dans les choses corporelles, puisque ces dernières - temporelles, charnelles et
inférieures - sont l’objet d’un amour mauvais lorsqu’elles sont préférées à Dieu - bien
éternel, intérieur, perpétuel -299, mais aussi, réciproquement, qu’elles peuvent être l’objet
d’un amour bon lorsqu’elles sont aimées, admirées, louées, non pour elles-mêmes, ni
pour l’agrément que nous y pouvons trouver, mais en tant qu’elles reflètent la souveraine
beauté de leur Créateur et la laideur de notre misère lorsque nous nous abandonnons à
les préférer à Lui.
Ainsi peut-on comprendre la beauté triste et joyeuse de la musique ou, ce qui revient au
même, la tristesse et la joie qui font sa beauté. Il ne s’agit plus du tout d’interpréter
De Musica : Des beautés inférieures à l’harmonie divine
122
297 De immortalitate animae, 16, 25 (PL 32)
298 Soliloques, I, (1,) 2, La Pléiade, t. 1, p. 190 : « Dieu qui as créé de rien ce monde dont tous peuvent
voir l’extrême beauté (Deus qui de nihilo mundum istum creasti, quem omnium oculi sentiunt
pulcherrimum) ».
299 Cf. La Cité de Dieu, XV, 22, op. cit., p. 635 : « Car la beauté du corps, un bien certes créé par Dieu,
mais temporel, charnel et inférieur, est l’objet d’un amour mauvais lorsqu’elle est préférée à Dieu,
bien éternel, intérieur, perpétuel; de la même façon, lorsque la justice est délaissée par les avares au
bénéfice de l’or, ce n’est pas le vice de l’or, mais celui de l’homme (Sic enim corporis pulchritudo, a Deo quidem factum, sed temporale carnale infimum bonum, male amatur postposito Deo, aeterno interno
sempiterno bono, quemadmodum iustitia deserta et aurum amatur ab avaris, nullo peccato auri, sed hominis)
».
l’humeur ou le tempérament que tels ou tels sons, cris, chants, rythmes, harmonies,
tonalités, etc., suscitent dans l’âme : Augustin a démontré à suffisance qu’aucun corps
n’avait le pouvoir de commander une âme, que seule l’âme pouvait - tout en conservant
par ce pouvoir même son libre arbitre et sa transcendance - s’abandonner elle-même au
plaisir ou au déplaisir trouvés dans les nombres corporels de la musique, suivant les
inclinations dans lesquelles la mémoire s’est laissée ballotter. Il s’agit plutôt, maintenant,
grâce aux nombres rationnels auxquels nous sommes parvenus, de dissocier plaisir et
joie, déplaisir et tristesse, et de comprendre que beaucoup de nos plaisirs sont dignes de
tristesse et que maintes causes de nos déplaisirs ou de nos peines auraient tout lieu
d’être transfigurées en motifs de joie, d’amour ou d’espérance. C’est sans doute à cette
interprétation que nous amène le chant contrit adressé par Augustin à la Beauté de Dieu
dans les Confessions, où un double oxymore évoque ses « joies dignes de larmes (laetitiae
meae flendae)300 » qui « [sont] en lutte [...] [avec] [ses] pleurs dignes de joies (contendunt cum
laetandis maeroribus)301 ». Si les plaisirs que l’on trouve dans certaine musique (certaine
voix, certain rythme, certaine harmonie) sont ceux d’une fausse régularité, d’une fausse
égalité, d’une trompeuse suavité; si l’on se laisse entraîner avidement dans le courant des
phantasmes que la mémoire a laissés rejaillir sans retenue; et si, au bord de l’idolâtrie,
l’on en vient à chercher son bonheur dans cette charnelle et périssable numerositas,
plutôt que dans sa source véritable, alors, en ce sens, de tels plaisirs sont des « joies
dignes de larmes », puisqu’ils puisent leur contentement dans une ombre de beauté, si
séduisante semble-t-elle tant qu’on ne s’est point mis à la Lumière de la vraie Beauté.
Cette ombre digne de larmes, c’est l’orgueil et le péché, qui nous font nous aimer nous-
mêmes plus que l’Auteur de notre vie et de toute vie. Par l’orgueil, dont le principe est le
péché, comme le principe de l’orgueil est d’abandonner Dieu302, « nous nous ruons
De Musica : Des beautés inférieures à l’harmonie divine
123
300 Confessions, X, 28, 39, Ibid., p. 1007
301 Idem.
302 Cf. La Musique, VI, 13, 40, op. cit., p. 716 : « “Le principe de l’orgueil, c’est d’abandonner le
Seigneur” et “le principe de l’orgueil, c’est le péché” (‘Initium superbiae hominis apostatare a Deo’ et
‘Initium omnis peccati superbia’) ». Il s’agit de deux citations littérales de l’Ecclésiastique (ou
Siracide) : « Le principe de l’orgueil, c’est d’abandonner le Seigneur et de tenir son cœur éloigné
du Créateur » (Si 10, 12) et : « Le principe de l’orgueil, c’est le péché, celui qui s’y adonne répand
l’abomination » (Si 10, 12).
disgracieusement sur les gracieuses créatures303 » et non vers leur Créateur. Préférant
jouir des beautés temporelles, nous perdons l’humilité par laquelle s’entrouvre le coin
du voile... et par où seule déferle l’éternelle Beauté - grâce de l’Éternel. Nous trompant
d’amour, nous nous trompons de beauté. Nous nous trompons nous-mêmes en nous
attachant à ce qui passe, non à Celui par qui tout passe, qui nous a tout donné et sans qui
nous ne serions rien : « Loin de Toi, elles me retenaient / [Ces gracieuses créatures] qui
ne seraient, si elles n’étaient en toi (Ea me tenebant longe a te, quae si in te non essent, non
essent)304 ». Car l’âme n’est rien par elle-même : autrement, comment comprendre qu’elle
est changeante, ignorant, malgré toute l’étendue des sciences humaines, comment il se
fait que la vie lui ait été insufflée, s’interrogeant sur elle-même et cherchant à apprivoiser
son mystère ? Comment comprendre qu’elle s’attache à de certaines choses extérieures,
se fixe sur de fluctuantes inclinations, se laisse envahir par de certaines images, ou par de
certaines « images d’images », comme Augustin le dit de nos souvenirs métamorphosés -
à la façon du verre encore tendre par la bouche du souffleur - par le désir ou
l’imagination, et puis, curieuse, se tourne sur elle-même, se regarde comme une autre, se
familiarise avec nombre de ses facultés, mais jamais, sinon sous le mode du plus grand
étonnement, ne découvre la cause première de la vie qui l’anime, et qui anime toute vie
au-dehors d’elle-même ? Comment comprendre, si l’âme était elle-même la puissance
qui s’était auto-créée, que son essence ait à subir des errements, des manquements,
l’ignorance, l’erreur, le mensonge, le vice ? À l’écoute de choses passagères, il est évident
que l’esprit ne peut rien retenir, se disperse, tout à ses impulsions, car l’ombre n’éclaire
point et le néant n’instruit pas plus qu’il n’est guide de vie. Ainsi livrée à une soif
charnelle que rien n’étanche, désireuse de trouver par la connaissance quelque appui
plus ferme et mieux assuré, l’âme comprend qu’elle n’est rien par elle-même et que, par
conséquent, tout ce qu’elle a d’être ne vient point d’elle, mais d’un être nécessairement
supérieur - qui, par l’arbitraire du langage, a nom Dieu305.
Triste est la musique, parce que tout ce qui la compose aussitôt se décompose :
résonances, voix tressaillant d’éphémères joies ou tremblant d’indicible mélancolie,
De Musica : Des beautés inférieures à l’harmonie divine
124
303 Confessions, X, 27, 38, Ibid., p. 1006 : « Sur tes gracieuses créatures, / Tout disgracieux, je me
ruais ! (In ista formosa, quae fecisti, deformis irruebam) ».
304 Idem.
305 Cf. La Musique, VI, 13, 40, op. cit., pp. 716-717
sentiments chahutés comme de frêles esquifs, sonorités toujours mourantes... Il y a
encore, dans le silence de mort qu’elle transperce, une blessure que la musique ne dit
point mais que bientôt certaine douleur se charge de faire entendre de profundis : cette
douleur-là, qu’on n’entend pas toujours, ou plutôt à laquelle on se rend sourd par les
multiples convoitises de l’ouïe, n’est plus, lorsqu’on vient enfin à l’entendre, la voix de
nos déchirements sensibles. Ce n’est plus la peine du temps qui passe et ne se rattrape
guère, de toutes choses du monde qui nous échappent à tout jamais, ce n’est plus l’écho
des chères voix qui se sont tues, ni le deuil de tous nos deuils, ni la crainte de la mort à
venir. C’est au contraire la peine et la misère de s’être abandonné à ces « mauvaises
tristesses (maerores mali)306 » - afflictions lourdes de tout le péché du monde, poids de nos
convoitises sous lesquelles nous-mêmes nous sommes ensevelis ! Car tout attachement
aux beautés de passage porte en soi sa propre peine : ces beautés passent et nous laissent
à notre dénuement307.
Mais, rappelle saint Augustin, « Dieu ne nous a pas tellement abandonnés que nous ne
puissions revenir [d’un tel dénuement]308 » et nul n’est condamné à idolâtrer sans fin son
désespoir. Pour qui, longtemps, a réduit la beauté au déchirement de son évanescence, à
l’amertume du souvenir et de l’absence, nulle obligation de s’en tenir à cette souffrance,
De Musica : Des beautés inférieures à l’harmonie divine
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306 Confessions, X, 28, 39, Ibid., p. 1007
307 Cf. La Musique, VI, 11, 30, op. cit., p. 708, où Augustin, citant saint Paul, écrit précisément :
« [C]elui qui n’a pas voulu suivre la loi [est] poursuivi par la loi ». Et aussi Rm 7, 5-7 : « De fait,
quand nous étions dans la chair, les passions pécheresses qui se servent de la Loi opéraient en nos
membres afin que nous fructifiions pour la mort. Mais à présent nous avons été dégagés de la Loi,
étant morts à ce qui nous tenait prisonniers, de manière à servir dans la nouveauté de l’esprit et
non plus dans la vétusté de la lettre. Qu’est-ce à dire ? Que la Loi est péché ? Certes non !
Seulement je n’ai connu le péché que par la Loi. Et, de fait, j’aurais ignoré la convoitise si la Loi
n’avait dit : “Tu ne convoiteras pas !” »
308 La Musique, VI, 11, 33, op. cit., p. 710 : « Cependant, si de telles harmonies, composées dans une
âme abandonnée aux choses temporelles, ont leur beauté spécifique, bien qu’elles jouent une
partie éphémère, pourquoi la divine Providence porterait-elle envie à cette beauté modelée par
notre condition mortelle, ce châtiment que nous avons mérité selon la Loi très juste de Dieu ?
Condition dans laquelle Dieu ne nous a pas tellement abandonnés que nous ne puissions en
revenir et être détournés du plaisir des sens charnels, car sa miséricorde nous tend la main (Cur autem si huiusmodi numeri qui fiunt in anima rebus temporalibus dedita, habent sui generis pulchritudinem, quamvis eam transeundo actitent, invideat huic pulchritudini divina providentia, quae de nostra poenali mortalitate formatur, quam iustissima Dei lege meruimus : in qua tamen nos non ita deseruit, ut non
valeamus recurrere, et a carnalium sensuum delectatione, misericordia eius manum porrigente, revocari) ».
de « se complaire dans le simulacre, la frustration du simulacre309 ». Car il existe une
autre douleur - une douleur douce et bonne -, dont chacun peut recueillir, d’une écoute
intérieure, du cœur et de l’esprit, l’harmonie curative. C’est la douleur d’être dans la
douleur, ou plus exactement de s’être abandonné à elle en s’étant trop épris de la chair.
Quittant la douceur, digne de tristesse, d’être dans la douleur, advient alors la douleur,
digne de joie et d’espérance, de s’arracher à ces fausses douceurs : telle est la douce et
réparatrice douleur de la contrition. Sentant notre âme éprise d’harmonies misérables,
d’intérieurs tintamarres assourdissants, chargés de vains souvenirs, de vains phantasmes
et de vains désirs très nombreux310, et comme broyés sous le poids de notre néant, nous
ne sommes alors plus que cri, gémissement né de ce spirituel écrasement.
Mais dans cette imploration s’entend une autre voix que la nôtre, comme un appel dans
notre appel, un cri dans notre cri : ce que nous appelons se révèle être ce qui nous
appelle; et ce vers quoi nous crions, ce qui criait vers nous311. La musique se fait prière,
et la prière fait entendre l’ineffable appel de Dieu. Comment en arrive-t-on là ? Par le
même chemin que celui qui nous attirait dans les beautés charnelles, mais emprunté
comme au rebours. De fait, quand nous étions portés vers les beautés et séductions de
l’ouïe et des nombres sensibles, les passions pécheresses, dont saint Paul dit qu’elles « se
servent de la Loi312 », opéraient en nous, en nous faisant tôt éprouver les douleurs d’un
trop fort attachement à ces beautés mortelles, afin qu’apprenant progressivement à nous
en arracher nous cherchions plus ardemment à demeurer dans le désir des choses
spirituelles et éternelles, sur lesquelles le temps ni la mort n’ont plus de prise. Or, cette
constance apaisante, en mon âme inconstante et constamment en lutte, n’est point mon
âme, ni en mon âme, mais ce qu’elle cherche avec le plus d’amour, pour y trouver le plus
solide appui et le plus sûr repos.
De Musica : Des beautés inférieures à l’harmonie divine
126
309 J.-M. Fontanier, op. cit., p. 16
310 Qui saura dire tout ce qu’emporte avec elle la musique que nous écoutons - et celles, non moins
puissantes, que notre âme appesantie par le péché n’aura cessé, pour se séduire et se divertir, de se
jouer à elle-même ? Qui pourra avouer tout ce que ces fleuves de la conscience auront charrié
d’indigne, de misérable et de nauséabond ? Musique pesante de vacuités.
311 Cf. Confessions, X, 27, 38, Ibid., p. 1006 : « Bien tard je t’ai aimée, / Ô Beauté si ancienne et si
neuve ! / Bien tard je t’ai aimée ! / [...] Tu appelas, crias, rompis ma surdité... (Sero te amavi,
pulchritudo tam antiqua et tam nova, sero te amavi! [...] Vocasti et clamasti et rupisti surdidatem meam...) ».
312 Rm 7, 5
La musique est le lieu spirituel où la beauté de Dieu peut être découverte, et mieux :
aimée. Car, triste ou joyeuse, toute musique ne nous chante-t-elle pas dans une langue
muette : « quand partons-nous pour le bonheur ? » Toute musique a soif de ce qui ne
passe pas, tout chant de joie réclame une joie impérissable, plus durable que nos joies
éphémères et plus solide que nos ravissements vite emportés par les contrariétés de la
chair. Tout chant de tristesse implore aussi un réconfort éternel. Ainsi, tout chant porte
en lui le désespoir de la chair, toute musique sensible, dans la tristesse ou dans la joie,
gémit d’une impatience qui, à l’image du danseur, que la musique invite à la légèreté et à
l’abandon de toute terrestre pesanteur, veut prendre son essor dans un espace
d’incorruptible grâce. Même joyeux, tout chant demande encore à la joie un supplément
que cette vie mortelle ne peut lui procurer : l’éternité. Et tout chant baigné de larmes
semble confier à sa tristesse l’incompréhensible espoir que, du plus profond de cette
dernière, quelque flamme d’étreignante chaleur, quelque divin remède, finira bien par
rejaillir pour nous baigner d’un amour salvateur et nous guérir de toutes blessures. Dans
ces deux cas, la musique (celle qui parvient à nos oreilles, comme celle qui chante en nos
mémoires) fait rejaillir une tout autre musique, une musique qui n’attend plus rien des
harmonies temporelles et que seul le cœur parvient à entendre, une musique
immémoriale : celle de l’Espérance, la seule qui puisse éclore des entrailles du désespoir,
comme « gémit le lys au milieu des épines (gemit lilium inter spinas)313 », la seule « en qui
résonne ce que le temps ne vole (et ubi sonat quod non rapit tempus)314 », la seule dont
l’écho puisse franchir tout abîme.
De Musica : Des beautés inférieures à l’harmonie divine
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313 Enarrationes in Psalmos, 70, sermo 2, 12 (PL 36)
314 Confessions, X, 6, 8, Ibid., p. 987
CONCLUSION___________________________
À lire les modernes philosophes, ceux dits « de l’art » en particulier, il y a de quoi croire
qu’il ne nous reste plus que le beau...
“We no longer dare to believe in beauty and we make of it a mere appearance in order
the more easily to dispose of it. Our situation today shows that beauty demands for itself
De Musica : Des beautés inférieures à l’harmonie divine
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at least as much courage and decision as do truth and goodness, and she will not allow
herself to be separated and banned from her two sisters without taking them along with
herself in an act of mysterious vengeance. We can be sure that whoever sneers at her
name as if she were the ornament of a bourgeois past – whether he admits it or not – can
no longer pray and soon will no longer be able to love.” (Urs von Balthasar)
À lire les modernes philosophes, ceux dits « de l’art » en particulier, il y a de quoi croire
qu’il ne nous reste plus que le beau...
“We no longer dare to believe in beauty and we make of it a mere appearance in order
the more easily to dispose of it. Our situation today shows that beauty demands for itself
at least as much courage and decision as do truth and goodness, and she will not allow
herself to be separated and banned from her two sisters without taking them along with
herself in an act of mysterious vengeance. We can be sure that whoever sneers at her
name as if she were the ornament of a bourgeois past – whether he admits it or not – can
no longer pray and soon will no longer be able to love.” (Urs von Balthasar)
À lire les modernes philosophes, ceux dits « de l’art » en particulier, il y a de quoi croire
qu’il ne nous reste plus que le beau...
“We no longer dare to believe in beauty and we make of it a mere appearance in order
the more easily to dispose of it. Our situation today shows that beauty demands for itself
at least as much courage and decision as do truth and goodness, and she will not allow
herself to be separated and banned from her two sisters without taking them along with
herself in an act of mysterious vengeance. We can be sure that whoever sneers at her
name as if she were the ornament of a bourgeois past – whether he admits it or not – can
no longer pray and soon will no longer be able to love.” (Urs von Balthasar)
De Musica : Des beautés inférieures à l’harmonie divine
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De Musica : Des beautés inférieures à l’harmonie divine
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RÉSUMÉ___________________________
Ce travail se propose de mettre au jour les rapports profonds qu’entretient la Beauté avec
les grands thèmes de la pensée augustinienne (la recherche de Dieu par la charité, la
non-substantialité du mal, le dogme du péché originel, la présentation du mystère de la
grâce, l’analyse de la création du monde et l’élaboration conceptuelle du temps, de la
mémoire et de l’ « immuable éternité » de Dieu, etc.). Il ne s’agira toutefois pas d’un
inventaire exhaustif, mais plutôt d’une recherche synoptique visant à montrer que ces
thèmes déclinent et font rayonner chacun à leur façon l’unité, parfois implicite mais
toujours présente, de la Beauté. Cette ambition est indissociable du souci de rester au
plus près de la plus grande variété possible de textes d’Augustin lui-même, afin de ne pas
nous disperser, comme l’ont fait de trop nombreuses études consacrées à la même
question, dans une approche unilatérale (par exemple historique ou philologique
exclusivement) voire arbitraire (la Beauté n’étant alors aperçue qu’au travers d’un prisme
étranger à l’esprit de l’œuvre d’Augustin – prisme anachronique ou hétérodoxe, tel celui
d’une esthétique contemporaine sourde à l’indissociabilité de la philosophie et de la
théologie, qui fait précisément toute la richesse de la pensée augustinienne). C’est ainsi
que nous comptons puiser, non pas tant une théorie systématique, mais une
compréhension de la Beauté qui suive les mouvements de la pensée de saint Augustin,
tels qu’il a voulu nous les transmettre.
BIBLIOGRAPHIE___________________________
En règle générale, les références bibliques invoquées dans cette thèse sont celles citées
par saint Augustin, où est alors donnée, dans le latin d’origine ou dans sa traduction
française, la version que lui-même avait choisie. Lorsque, en de rares occasions, nous
citons la Bible en dehors d’une référence augustinienne spécifique, nous recourons à la
traduction dite « de Jérusalem ». La numérotation des Psaumes cités est celle, suivie par
Augustin, des Septante.
Pour les œuvres de saint Augustin, nous nous référons à l’édition et à la traduction
française de la Bibliothèque augustinienne, commencée chez Desclée de Brouwer en 1947
et désormais poursuivie par l’Institut d’études augustiniennes. Lorsque aucune édition
n’est indiquée, nous suivons le texte de la Patrologie latine de Jacques-Paul Migne, dont le
« maillage » en tomes, chapitres et paragraphes est suffisamment serré pour que l’on
puisse retrouver sans peine les passages mentionnés. Les trois volumes de La Pléiade (t. 1
Les Confessions; Dialogues philosophiques, t. 2 La Cité de Dieu et t. 3 Philosophie;
Catéchèse; Polémique), édités sous la direction de Lucien Jerphagnon (en 1998, 2000 et
2002 respectivement), ont également été utilisés, bien qu’ils ne contiennent qu’une
partie de l’œuvre d’Augustin.
Le lecteur francophone, qui souhaiterait bénéficier des commodités d’internet, sera sans
doute heureux de pouvoir se référer aussi, bien qu’avec la circonspection qui s’impose, à
la traduction française dirigée par l’abbé Raulx, mise en ligne par l’abbaye de Saint-
Benoît de Port-Valais (Suisse romande) à l’adresse suivante : www.abbaye-saint-benoit.ch/
saints/augustin. Pour le texte original, repris de la Patrologie latine, nous recommandons
le site italien www.augustinus.it/latino, publié par la maison d’édition romaine Città
Nuova et par la Nuova Biblioteca Agostiniana.
Lorsque aucune traduction n’est indiquée en note, celle-ci est de notre responsabilité.
« Vérifiez tout : ce qui est bon, retenez-le. »
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