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HDA – Otto Dix, Les joueurs de skat (1920) Introduction : présentation de l'oeuvre, de l'auteur et du contexte historique Ce tableau s'intitule Les joueurs de skat. C'est une peinture à l'huile qui comprend des éléments collés et un photomontage. L'oeuvre est assez grande (plus d'1 mètre de haut et presque 1 mètre de large). Elle est exposée à la Galerie Nationale de Berlin, en Allemagne. Elle représente une scène banale de la vie quotidienne : des gens, attablés dans un bistrot, jouent aux cartes (le skat est un jeu de cartes très populaire en Allemagne). C'est un sujet courant en peinture : Le peintre et dessinateur allemand Otto Dix a réalisé cette oeuvre en 1920. Contexte historique Nous sommes au lendemain de la guerre 14-18, qui a été un abominable carnage faisant des millions de morts et de blessés. Après sa défaite, l'Allemagne, en ruines, traverse une grave crise économique. Les rues sont pleines de miséreux et de soldats infirmes qui mendient pour survivre. Les artistes sont très marqués par cette déprime générale. Certains, qui ont connu les horreurs de la guerre, veulent en témoigner à travers leurs oeuvres. C'est le cas d'Otto Dix. En 1914, il s'est engagé comme volontaire dans l'armée allemande. Il a connu l'enfer des tranchées : « la faim, les poux, la boue, tous ces bruits déments ». Cette terrible expérience le traumatise. Pour exorciser ses souvenirs atroces, il les dessine ou les peint. Il veut témoigner de la brutalité de la guerre en montrant au public ses terribles conséquences humaines, sur le plan physique et moral : « J'ai avant tout représenté les suites terrifiantes de la guerre. Je crois que personne d'autre n'a vu comme moi la réalité de cette guerre, les déchirements, les blessures, la douleur. » Le Caravage, Les joueurs de cartes (1594) Georges de la Tour, Le tricheur à l'as de carreau (1635) Paul Cézanne, Les joueurs de cartes (1891) Paul Cézanne, Les joueurs de cartes (1891)

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HDA – Otto Dix, Les joueurs de skat (1920)

Introduction : présentation de l'oeuvre, de l'auteur et du contexte historique

Ce tableau s'intitule Les joueurs de skat. C'est une peinture à l'huile qui comprend des éléments collés et un photomontage. L'oeuvre est assez grande (plus d'1 mètre de haut et presque 1 mètre de large). Elle est exposée à la Galerie Nationale de Berlin, en Allemagne.

Elle représente une scène banale de la vie quotidienne : des gens, attablés dans un bistrot, jouent aux cartes (le skat est un jeu de cartes très populaire en Allemagne). C'est un sujet courant en peinture :

Le peintre et dessinateur allemand Otto Dix a réalisé cette oeuvre en 1920.

Contexte historiqueNous sommes au lendemain de la guerre 14-18, qui a été un abominable carnage faisant des millions de morts et de blessés. Après sa défaite, l'Allemagne, en ruines, traverse une grave crise économique. Les rues sont pleines de miséreux et de soldats infirmes qui mendient pour survivre. Les artistes sont très marqués par cette déprime générale. Certains, qui ont connu les horreurs de la guerre, veulent en témoigner à travers leurs oeuvres.

C'est le cas d'Otto Dix. En 1914, il s'est engagé comme volontaire dans l'armée allemande. Il a connu l'enfer des tranchées : « la faim, les poux, la boue, tous ces bruits déments ». Cette terrible expérience le traumatise. Pour exorciser ses souvenirs atroces, il les dessine ou les peint. Il veut témoigner de la brutalité de la guerre en montrant au public ses terribles conséquences humaines, sur le plan physique et moral : « J'ai avant tout représenté les suites terrifiantes de la guerre. Je crois que personne d'autre n'a vu comme moi la réalité de cette guerre, les déchirements, les blessures, la douleur. »

Le Caravage, Les joueurs de cartes (1594) Georges de la Tour, Le tricheur à l'as de carreau (1635)

Paul Cézanne, Les joueurs de cartes (1891) Paul Cézanne, Les joueurs de cartes (1891)

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Biographie d'Otto Dix en quelques dates (à connaître)

1891 Otto Dix naît en Allemagne à Dresde.

jeunesse Il fait des études artistiques (école des Arts Décoratifs de Dresde)

1914 Il s'engage comme volontaire dans l'artillerie.

après guerre Très nombreux dessins et peintures pour dénoncer l'horreur de la guerre

1933 Hitler qualifie les oeuvres d'Otto Dix d' « art dégénéré ». Le peintre n'a plus le droit d'exposer. Certaines de ses oeuvres, plus tard, sont brûlées par les nazis.

1969 Otto Dix meurt.

Ainsi, si le thème des Joueurs de skat est banal (une partie de cartes dans un café), les joueurs mis en scène sont, eux, choquants et effrayants. Ils sont mutilés, démembrés, défigurés. Ils font partie des milliers d'anciens combattants rescapés de la Grande Guerre. Ils ont survécu mais leur corps et leur visage gardent de lourdes séquelles physiques. On les surnomme les « Gueules cassées ».

(Un film (3 minutes) sur les gueules cassées ici : https://www.youtube.com/watch?v=EqUY-oZtiFk)

• Dans cette toile, Otto Dix dénonce surtout la folie meurtrière de la guerre.• De plus, il critique l'attitude de la société civile qui traite les gueules cassées comme des parias.• Pour finir, au lieu de s'apitoyer sur les mutilés, il n'hésite pas à les critiquer en les tournant en ridicule.

1) Otto Dix dénonce les violences infligées aux corps des combattants par la guerre moderne

Le décor : une taverne L'arrière-plan étant sombre, il est difficile d'identifier clairement le lieu. Mais certains éléments du décor nous permettent de dire que :

La délégation des gueules cassées à Versailles (28 juin 1919)

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• La scène se déroule en Allemagne car trois journaux allemands sont suspendus à l'arrière-plan. Ce sont de vrais journaux d'époque, qui font référence au conflit Franco-Allemand. Otto Dix les a collés sur la toile. Avec le temps, le papier a jauni.

• Le mobilier est typique d'un bistrot : les chaises cannées, le guéridon en marbre et fer forgé, la lampe à gaz et le porte-manteau métallique resté vide. Ce dernier annonce l'invalidité des joueurs : ils sont incapables d'y suspendre un vêtement, car ils sont lourdement mutilés.

Les personnages

Le joueur de gaucheIl se tient de profil. Il est amputé du bras droit (manche du veston repliée / vide) et de la jambe gauche (jambe de bois). Sa main gauche, qui sort de son veston, est une prothèse artificielle. Pour jouer, il se sert de son pied droit.

Son visage est totalement défiguré : il a perdu l'oeil droit et sa cavité oculaire est vide. Il a des cicatrices et des balafres sur la joue, la tempe et le crâne. Il lui manque pas mal de chair ; on suppose qu'il attend de nouvelles opérations chirurgicales.

Il a perdu l'oreille droite. A la place, il a un sonotone (tube qui sort de son oreille et rejoint l'appareil amplificateur posé sur la table)

Le joueur de faceC'est le plus mutilé des trois : il est amputé des jambes et des bras. Il n'a plus de peau autour du cou : ses os, sa chair et ses muscles sont apparents.

Une mandibule métallique remplace sa mâchoire, un oeil de verre remplace son oeil gauche et un crâne artificiel remplace son crâne scalpé. Dessus, figure une femme nue, un peu comme un souvenir de sa vie d'avant.

Il semble avoir perdu l'ouïe : un cornet en fer (amplificateur) remplace son oreille manquante.Il tient ses cartes entre ses dents. Il joue avec sa bouche et utilise un petit pupitre pour poser ses cartes.

Le joueur de droiteIl se tient de profil, posé sur un support métallique car il n'a plus de jambes.

Il est appareillé avec une prothèse articulée en bois dont le mécanisme de poulie est visible dans la manche droite. Sa main gauche est mutilée.

Son nez est dissimulé sous un cache. Sa mâchoire est remplacée par une mandibule métallique (en fait, un morceau d'emballage de cigarettes). On y lit cette inscription « Unterkiefer: Prothese Mark: Dix » (prothèse de mâchoire inférieure, marque Dix). Dix a aussi collé une photo de lui-même, entourée par ces mots : « Nur echt mit dem Bild des Erfinders » (seulement valable avec le portrait de l'inventeur).

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Une composition confuseOtto Dix utilise les lignes brisées pour renforcer l'idée que les corps sont cassés. La scène est très en désordre : les jambes, les bras et les prothèses partent dans tous les sens en lignes obliques, donnant aux personnages l'allure de pantins désarticulés. Les trois joueurs n'ont plus l'apparence d'humains mais de marionnettes. Leurs gestes sont larges et forcés, contre-nature. Ils sont caricaturés. Ce manque d'équilibre dans les lignes du tableau fait naître un certain malaise chez le spectateur.

Cette désorganisation du tableau renvoie peut-être aussi au chaos des tranchées : tout se passe comme si ces anciens combattants continuaient de vivre l'enfer de la guerre, malgré la paix revenue.

Des corps en reconstructionLa peinture de ces mutilés de guerre avec leurs appareillages illustre le travail de reconstruction des corps fait par les médecins après la guerre. Il y a un film de 1918 montrant des employés de la Croix Rouge spécialisés dans la fabrication de masques pour les « gueules cassées ». Ces médecins, aidés d'une femme sculpteur, essaient de rendre une apparence humaine aux visages défigurés des Poilus : https://www.youtube.com/watch?v=8epVBKiMmns

La technique du collageEn utilisant le collage, Otto Dix insiste sur le côté rafistolé, bricolé de ces corps. Il colle des éléments sur sa toile comme les médecins greffent des prothèses sur la chair meurtrie des soldats.

Pour lui, ces appareillages sont des cache-misère faits de bric et de broc. Certains sont en bois, d'autres en métal, d'autres en verre. Il n'y a aucune harmonie esthétique. En utilisant un patchwork de différents matériaux (journaux, papier aluminium, cartes, toile à gros grain... ), Otto Dix imite l'assemblage hétéroclite des prothèses.

Au fond, Otto Dix dénonce l'impuissance des médecins à réparer les corps mutilés. Les jambes de bois des joueurs se confondent avec les pieds des chaises (même vernis noir brillant) : le peintre suggère que

les invalides se « chosifient » et perdent leur humanité. Ils sont mi-hommes, mi-objets.

Un tableau expressionnisteOn retrouve dans le tableau les caractéristiques de l'expressionnisme. Ce courant artistique, né en Allemagne à la fin du XIXe siècle, a explosé en 1918 car il était parfait pour exprimer l'atrocité de la guerre.

L'artiste expressionniste ne représente pas le monde tel qu'il est mais tel qu'il le ressent : violent, angoissant, torturé, déboussolé. Du coup, la réalité qu'il peint est déformée :

• les formes sont exagérées et allongées• les visages sont caricaturés, les corps désarticulés• les traits sont épais et agressifs• les couleurs sont vives, contrastées, criardes

Le but des expressionnistes est de choquer le public, de le faire s'interroger et se remettre en question. L'expressionnisme est une peinture agressive. Elle représente la laideur avec un telle intensité qu'elle peut faire naître un malaise chez le spectateur.

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2) Otto Dix critique l'attitude de la société qui rejette les mutilés

Les couleurs terreuses et le clair-obscurLes couleurs du tableau sont sombres et froides. Le tour de la scène est représenté dans un camaïeu de brun et de noir. Les vêtements des joueurs sont colorés, mais dans des tons ternes (marron, verdâtre, bleu foncé). Cette palette renvoie aux couleurs de la terre, des tranchées et de la boue. A l'inverse, la chair brûlée et meurtrie des soldats est claire, rosée, presque sanguinolente. Ce contraste s'appelle un clair-obscur. Otto Dix l'utilise pour faire ressortir les personnages et focaliser notre attention sur eux.

Un cercle ferméOn a l'impression que les joueurs sont enfermés dans un cercle étroit et oppressant. Il n’y a pas de lueur d’espoir, pas de fenêtre ou de ciel bleu. Ils semblent coupés du monde. Ils paraissent d'autant plus isolés qu'il n'y a pas de personnes valides représentées sur la toile. Les mutilés sont « entre eux », en huis clos. La société les exclut. Elle les repousse à cause de leur monstruosité.

Le lourd pan de rideau bordeau, qu'on devine au fond, ferme complètement la scène à gauche : cela renforce l'isolement des mutilés. On en vient à se demander s'ils n'ont pas été relégués dans l'arrière-salle obscure de la taverne. Ce lourd rideau serait là pour dissimuler leur monstruosité aux yeux du reste de la clientèle du bistrot.

Les allusions à la guerre et à la mortLes soldats ont beau avoir quitté le champ de bataille, la guerre semble faire encore partie de leur vie. Les allusions à la guerre sont nombreuses :

• Le joueur de droite a conservé sa veste d'uniforme militaire.• Il porte une décoration militaire.• Les journaux de la guerre sont encore disponibles.• Les crochets aiguisés du porte-manteau rappellent le crochet des

baïonnettes que les soldats fixaient à leur fusil. Ils semblent aussi pointus et mortels qu'une baïonnette.

Edvard Munch, Le cri (1893)

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• La scène est éclairée par le halo verdâtre de la lampe à gaz. Sur son globe se dessine la forme d'une tête de mort. La mort, que les soldats côtoyaient chaque jour au combat, veille sur la tablée : elle continue de hanter la vie des rescapés.

La marginalisation des vétérans invalidesLe tableau pointe l'impossibilité pour les grands invalides de guerre de se réinsérer dans la vie civile. La guerre et la mort font toujours partie de leur quotidien. En les traitant comme des parias, l'opinion publique ne les aide pas à réintégrer la société. Au contraire, elle les marginalise. Au lendemain de la guerre, personne ne veut voir les « gueules cassées » car leurs blessures et leurs handicaps rappellent trop la barbarie des combats. En Allemagne, ces estropiés rappellent en plus l'humiliation subie par la défaite du pays – autant de souvenirs que les gens veulent chasser et qu'ils préfèrent ignorer !

Otto Dix dénonce le traitement honteux réservé aux mutilés de la Grande Guerre dans un tableau peint la même année (en 1920) et intitulé Le Marchand d'allumettes. On y voit un ancien combattant aveugle, manchot et cul-de-jatte. Il vend des allumettes sur le trottoir pour gagner sa vie. Des paroles d'une langue incompréhensible sortent de sa bouche. Personne ne l'écoute ni ne l'aide. Tout le monde l'ignore, car personne ne veut le regarder. Au contraire, les passants s'enfuient en courant à sa vue (on ne voit que leurs jambes obliques). Un chien urine sur lui comme si c'était un lampadaire : il n'est plus considéré comme un être humain mais comme un objet du décor. Son humanité est mise en cause. Son existence est niée.

L'absence de perspective piège le regard du spectateurIl n'y a pas de point de fuite dans le tableau. Le peintre ne respecte pas les règles de la perspective. Le décor est si réduit qu'il n'y a aucune profondeur de champ. Les personnages sont dessinés avec peu de volume. La scène apparaît donc comme aplatie. Par ce biais, Otto Dix nous impose une confrontation directe avec les conséquences horribles de la guerre. Notre oeil n'a aucune d'échappatoire : il est obligé de regarder ces corps mutilés.

Otto Dix reproche aux civils leur indifférence. Rebutée par la hideuse difformité des « gueules cassées », la population civile refuse de les considérer, à tous les sens du terme. Le tableau, par sa construction, emprisonne le regard des civils. Il les force à contempler ces rebus de la guerre : « Dans la rue, vous détournez votre regard de ces monstres que vous ne voulez pas voir. Mais moi, je ne vous laisse pas le choix : regardez-les ! »

Ce voyeurisme forcé crée forcément un malaise chez le spectateur. Il n'est donc pas étonnant que le tableau ait été mal accueilli en 1920 par le public. Les civils, interpellés sur leur conduite indifférente, ont trouvé l'oeuvre choquante et le spectacle des mutilations insoutenable.

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3) Otto Dix transforme l'horreur en ridicule : la critique des anciens combattants

Ces estropiés, difformes et monstrueux, ne renoncent pas pour autant à la vie sociale. Ils continuent de vivre comme avant la guerre. La preuve : ils vont au café pour jouer aux cartes. Ils ne se cachent pas. Ils sortent dans le monde. Ils s'affichent en public.

Une dignité tournée en ridiculePour cela, ces messieurs soignent leur apparence : ce qu'il leur reste de cheveux et leurs moustaches sont bien peignés, lustrés et gominés. Ils s'habillent avec élégance : les deux joueurs en civil ont des costumes taillés dans des tissus de grande qualité (voir le tweed épais du costume du joueur central). Ils portent une cravate. Le col cassé de leur chemise est d'une blancheur impeccable. Enfin, leurs vêtements bien coupés sont adaptés à leur handicap :

• La manche vide du veston du joueur de gauche est repliée et épinglée. Elle n'est pas ballante.• Le pantalon bouffant du joueur central est élégamment raccordé à ses pilons de bois.• Le joueur de gauche porte une chemise dont le bras est adapté à la longueur de sa jambe. Et

raffinement suprême : cette manche est ornée d'un bouton de manchette.

Il y a un décalage ridicule entre le soin coquet avec lequel les joueurs se sont apprêtés et la laideur qu'ils incarnent. Ces pantins démantibulés affichent une dignité de dandy qui, compte-tenu de leur difformité, les rend grotesques. Ainsi, l'élégance du joueur de gauche ne parvient pas à masquer sa monstruosité. Elle est même effacée par sa posture qui le rapproche plus du singe que de l'humain.

L'exhibitionnisme et le nationalisme des vétéransLe vétéran de droite arbore fièrement sa Croix de Fer au revers de sa veste militaire. Loin d'avoir rompu avec son passé militaire, pourtant à l'origine de son infirmité, il l'affiche avec aplomb. La Croix de Fer est une haute décoration militaire allemande. Elle récompense les soldats ayant eu un comportement héroïque pendant les combats. Mais, comme elle a été distribuée à 5 millions de soldats allemands après la Grande Guerre, elle a largement perdu de son prestige ! La fierté du vétéran est ici tournée en ridicule.

Le vétéran exhibe ses mutilations avec fierté. Mais le fait que son sexe soit à découvert, à travers la corbeille qui le maintient, nous avertit du caractère impudique de cet étalage morbide. L'homme a perdu toute dignité. De plus, son sexe est minuscule. Otto Dix sous-entend qu'il est impuissant : la guerre l'a atteint jusque dans son intimité. Pourtant, l'homme montre avec superbe sa médaille : c'est indécent.

Otto Dix dénonce le nationalisme de certains Anciens Combattants qui affichent fièrement leurs moignons et prothèses en public et trouvent dans leur état une forme de valorisation, d'héroïsation. Regroupés en associations, ils ressassent leur haine et refusent la paix, au lieu de tirer les leçons de la guerre. Ce sont ces mêmes vétérans que l'on retrouvera en majorité dans le Parti Fasciste de Mussolini en Italie et dans le Parti de Hitler en Allemagne – partis dont les idées conduiront... à la seconde Guerre Mondiale !

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Otto Dix dénonce le nationalisme de certains vétérans dans un autre tableau datant de 1920 et intitulé Rue de Prague (c'est le nom d'une rue de Dresde, ville allemande où Otto Dix a vécu).

On y voit deux anciens soldats estropiés sur un trottoir. Le premier mendie devant un magasin de prothèses médicales et de corsets. L'autre, cul-de-jatte sur roulettes, avance dans la rue en bombant le torse. Sur son costume, il arbore fièrement sa décoration militaire.

Sur sa planche à roulettes, les mots « Juden Raus » (les Juifs dehors) révèlent son nationalisme et son antisémitisme. L'oeuvre montre pourquoi certains vétérans de la Première Guerre Mondiale ont pu adhérer aux idées de Hitler quelques années plus tard...

Une partie de cartes grotesqueLe fouillis des cartes étalées aux yeux de tous indique que la partie est très animée. Mais ce n'est pas comme cela qu'on joue au skat ! Comme souvent aux cartes, le jeu demande de la discrétion et du secret. On doit cacher ses cartes. Ici, les trois joueurs nous montrent leurs jeux car leurs infirmités les empêchent de faire une partie « dans les règles ».

Le contenu des cartes révélé est une façon symbolique de dire que « les jeux sont faits ». Le destin de ces hommes est scellé et il leur a échappé.

Pourtant, les hommes continuent de jouer. Ils semblent même y trouver du plaisir : leurs visages labourés de cicatrices affichent une esquisse de sourire. Les mutilés ne semblent pas vivre tragiquement leur condition d'infirmes.

Un jeu truquéOn remarque une anomalie dans le jeu du joueur de gauche : il possède deux cartes identiques (le roi de trèfle, appelé « roi de gland » à l'époque). Cette partie ridicule est donc aussi truquée : un des joueurs triche. Il a beau avoir perdu une partie de son humanité à la guerre, il garde l'envie – profondément humaine – de gagner... aux cartes ! Vu sa situation tragique, cet optimisme est ridicule...

C'est donc avec beaucoup d'ironie qu'Otto Dix peint l'acharnement des joueurs à vivre. Ils y mettent la même ardeur que dans cette partie de cartes désordonnée qui n'est plus qu'un simulacre de jeu, qu'une grotesque illusion. La partie devient une farce ridicule. De même, ces infirmes ont beau être remplis du désir de reprendre le cours d'une vie sociale, il ne leur reste à vivre qu'une illusion de vie.

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Conclusion : Otto Dix est un artiste engagéMarqué par son expérience de soldat, c'est en tant que témoin direct de la Première Guerre Mondiale qu'Otto Dix montre l’affreuse réalité des rescapés. Il exhibe leurs corps mutilés et rafistolés pour dénoncer les atrocités commises pendant la guerre. Ce ne sont pas des héros qui reviennent victorieux mais des débris humains, des « monstres ».

En tant qu'artiste engagé, il dénonce la responsabilité des dirigeants dans la guerre. Il les confronte aux conséquences : la guerre, c'est cette boucherie qui transforme les hommes en « chair à canon ». Il dénonce aussi le comportement de l'opinion publique de son époque : il l'accuse de rejeter les mutilés et de freiner leur réintégration dans la société civile.

Mais ce qui a surtout choqué à l'époque, c'est la critique qu'Otto Dix fait du comportement ridicule de certains anciens combattants qui tirent fierté de leurs blessures de guerre et arborent avec morgue leur décoration militaire.

Cette critique de la guerre déplaira beaucoup aux nazis. Pour eux, la guerre est une nécessité qui grandit l'homme car elle lui permet d'exprimer sa virilité et sa force. Dès l'arrivée de Hitler au pouvoir, Otto Dix sera donc renvoyé de son poste de professeur d'art. Il n'aura plus le droit d'exposer ses oeuvres. Hitler le considèrera comme un « artiste dégénéré ». Quand les nazis brûleront les tableaux des artistes dégénérés en 1939, ils brûleront certaines oeuvres d'Otto Dix.

Prolongements possiblesLe roman de Marc Dugain, La chambre des officiers adapté au cinéma par François Dupeyron (2001)Bande-annonce ici : http://www.allocine.fr/video/player_gen_cmedia=19505272&cfilm=28113.html

Au début du mois d'août 1914, Adrien, un jeune et séduisant lieutenant, part en reconnaissance à cheval. Un obus éclate et lui arrache le bas du visage. Il va passer le reste de la guerre à l'hôpital militaire du Val-de-Grâce dans la chambre des officiers, une pièce à part réservée aux gradés atrocement défigurés par leurs blessures. Le roman évoque

la longue et difficile reconstruction de ces officiers défigurés en 1914 et hospitalisés durant toute la durée du conflit. Tandis que les soignants tentent de leur redonner un visage, les mutilés s’efforcent de réapprendre à vivre.

Tout comme Otto Dix, Marc Dugain dénonce les horreurs de la guerre, mais différemment. Par l'image, Otto Dix exagère et exhibe les « gueules cassées » pour les rendre ridicules. Par les mots, Marc Dugain suggère avec pudeur l'horreur de la blessure. Il s'efforce surtout de faire naître la compassion chez le lecteur.

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Le film de Gabriel LE BOMIN, Les fragments d'Antonin Bande-annonce ici : http://www.allocine.fr/video/player_gen_cmedia=18701040&cfilm=59632.html

Ce film parle des thérapies expérimentales faites avec les soldats traumatisés par la guerre de 14-18. C'était la première fois que la médecine s'intéressait aux blessures mentales et pas seulement physiques.

L’histoire se déroule en 1919 dans un hôpital où est soigné un soldat prénommé Antonin. Il est revenu de la Première Guerre Mondiale sans blessure apparente, mais il a subi un traumatisme psychologique grave. Il ne peut regarder personne dans les yeux, et les seuls mots qu’il prononce sont cinq noms, accompagnés de gestes répétitifs. Sa blessure n'est donc pas visible, mais intérieure et enfouie.

Il est soigné par le professeur Labrousse, pionnier dans le traitement des traumatismes psychologiques de guerre. Sa méthode est nouvelle et controversée. Elle consiste à faire

revivre à Antonin les moments les plus intenses de sa guerre pour qu'il puisse s'en libérer. Grâce au travail acharné du médecin, Antonin retrouve peu à peu la mémoire.

Les blessures des Poilus de retour du front ne sont pas seulement physiques. Certains ont subi de terribles chocs psychologiques, des traumatismes. Ce film montre que les blessures des rescapés de la Grande Guerre n'étaient pas forcément aussi spectaculaires que celles des « Gueules cassées » peintes par Otto Dix. Elles étaient parfois tout aussi profondes et dévastatrices, bien qu'insoupçonnables de l'extérieur.

Le tableau de Fernand LEGER, La partie de cartes (1917)

Les soldats n'ont ni physionomie ni regard. Ils se décomposent de cônes, tiges, pyramides et cylindres. Ils sont dépersonnalisés et déshumanisés : ils ressemblent à des robots. On les reconnaît aux insignes de leurs grades et à leurs décorations.

Ils jouent aux cartes dans un espace étroit, fermé, géométrique. A l'arrière-plan, le décor est fait de lignes verticales évoquant les barreaux d'une prison. Au centre règne un désordre de lignes brisées. Le gris bleuté des capotes des Poilus, des casques et du métal des armes domine. Quelques touches d'ocre et de rouge ressortent.

Tout comme Otto Dix, Fernand Léger est un témoin de la guerre. Il est mobilisé en 1914, gazé à Verdun et réformé. C'est pendant sa convalescence qu'il peint ce tableau (1917)