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Histoire de l’industrie du ciment naturel dans la région de Marseille Valageas, C. 1 , Bouichou, M. 2 , Marie-Victoire 2 , E. et Bromblet, Ph. 3 1. Cercle des Partenaires du Patrimoine, Champs-sur-Marne, France ; Centre Interdisciplaire de Conservation et Restauration du Patrimoine, Marseille 2. Laboratoire de Recherche des Monuments Historiques, Champs-sur-Marne, France 3. Centre Interdisciplinaire de Conservation et Restauration du Patrimoine, Marseille, France *[email protected] ABSTRACT : In the nineteenth century, Marseille was an established industrial town. However, a new type of facade finishing appeared, "the cement-render" mainly composed of natural cement and sand. These new cement companies offered a raw product but also a skilled workforce. Therefore, one company owned at the same time the production factories and the implementation companies. The models were chosen from a catalogue and executed by their skilled workmen. By their specificity, their colour and texture, these facades are a real cultural and architectural heritage of the city of Marseille and deserve an adapted conservation methodology. En 1756, John Smeaton réalise des essais de prise sur différentes pierres calcaires. Il conclut que celles qui contiennent une plus forte proportion d’argile ont une meilleure prise sous l’eau. Peu après, James Parker découvre un calcaire argileux faisant prise avec l'eau après cuisson (Bosc, 2001). En 1817, Louis Vicat met au point la théorie de l’hydraulicité et explique que la prise est due à la proportion d’argile contenue dans la pierre. Vicat identifie les composants permettant cette prise et en définit leurs proportions (Avenier, 2007). En 1828, il définit les ciments naturels comme les produits résultant de la cuisson de calcaires contenant une proportion d’argile de 27 à 30 % que l’on peut employer à la manière du plâtre (Royer, 2004). Ces ciments naturels se caractérisent en effet par une prise rapide, de quelques dizaines de minutes tout au plus, ce qui permet de les utiliser pour faire des enduits et des décors sculptés ou moulés. Née dans la région grenobloise, cette industrie se développe rapidement autour de Marseille au milieu du XIX ème siècle, où un nouveau type de finition de façade utilisant ces ciments naturels fait son apparition sur les bâtiments. Une étude documentaire et de terrain a été réalisée pour mieux appréhender l’histoire des ciments naturels et des enduits-ciments qui représentent un patrimoine important mais méconnu de la région marseillaise. 1. Historique et origine Sous le Second Empire, Marseille connaît une campagne de construction architecturale particulièrement riche. A partir de 1860, la ville modernise son centre ville par la réalisation de grands ensembles architecturaux et la construction de nombreux bâtiments. Les commandes publiques jouent un rôle majeur dans ce renouveau,

Histoire de l’industrie du ciment naturel dans la région ... · A cette époque, les nouvelles normes urbanistiques permettent l’emploi de ce matériau pour la réalisation de

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Histoire de l’industrie du ciment naturel dans la région de

Marseille Valageas, C.

1, Bouichou, M.

2, Marie-Victoire

2, E. et Bromblet, Ph.

3

1. Cercle des Partenaires du Patrimoine, Champs-sur-Marne, France ; Centre Interdisciplaire de

Conservation et Restauration du Patrimoine, Marseille

2. Laboratoire de Recherche des Monuments Historiques, Champs-sur-Marne, France

3. Centre Interdisciplinaire de Conservation et Restauration du Patrimoine, Marseille, France *[email protected]

ABSTRACT :

In the nineteenth century, Marseille was an established industrial town. However, a

new type of facade finishing appeared, "the cement-render" mainly composed of

natural cement and sand. These new cement companies offered a raw product but also

a skilled workforce. Therefore, one company owned at the same time the production

factories and the implementation companies. The models were chosen from a

catalogue and executed by their skilled workmen. By their specificity, their colour and

texture, these facades are a real cultural and architectural heritage of the city of

Marseille and deserve an adapted conservation methodology.

En 1756, John Smeaton réalise des essais de prise sur différentes pierres calcaires. Il

conclut que celles qui contiennent une plus forte proportion d’argile ont une meilleure

prise sous l’eau. Peu après, James Parker découvre un calcaire argileux faisant prise

avec l'eau après cuisson (Bosc, 2001). En 1817, Louis Vicat met au point la théorie de

l’hydraulicité et explique que la prise est due à la proportion d’argile contenue dans la

pierre. Vicat identifie les composants permettant cette prise et en définit leurs

proportions (Avenier, 2007). En 1828, il définit les ciments naturels comme les produits

résultant de la cuisson de calcaires contenant une proportion d’argile de 27 à 30 % que

l’on peut employer à la manière du plâtre (Royer, 2004). Ces ciments naturels se

caractérisent en effet par une prise rapide, de quelques dizaines de minutes tout au

plus, ce qui permet de les utiliser pour faire des enduits et des décors sculptés ou

moulés. Née dans la région grenobloise, cette industrie se développe rapidement

autour de Marseille au milieu du XIXème

siècle, où un nouveau type de finition de

façade utilisant ces ciments naturels fait son apparition sur les bâtiments.

Une étude documentaire et de terrain a été réalisée pour mieux appréhender l’histoire

des ciments naturels et des enduits-ciments qui représentent un patrimoine important

mais méconnu de la région marseillaise.

1. Historique et origine

Sous le Second Empire, Marseille connaît une campagne de construction architecturale

particulièrement riche. A partir de 1860, la ville modernise son centre ville par la

réalisation de grands ensembles architecturaux et la construction de nombreux

bâtiments. Les commandes publiques jouent un rôle majeur dans ce renouveau,

permettant à la sculpture ornementale et au décor de connaître un nouvel âge d’or.

Les immeubles à loyer empruntent les décors traditionnels des riches hôtels

particuliers (Marciano, 2005-a).

Principalement, trois types de façades sont caractéristiques de l’architecture

marseillaise de cette époque : l’enduit à la chaux et au sable protégé par un badigeon,

les façades en pierres extraites dans la région et les façades en pierre factice ou ciment

naturel témoignant de la période d’industrialisation de la région et de la

démocratisation de l’utilisation du ciment naturel (Marciano, 2005-b). Ce nouveau

matériau est largement utilisé pour décorer les façades des immeubles en raison de

son faible coût, de la disponibilité d’une main d’œuvre qualifiée ainsi que de sa

rapidité d’exécution.

La production des ciments de cette région prend son essor sur la commune de

Roquefort-La-Bédoule, où Hyppolite de Villeneuve-Flayosc et Esprit Tocchi fondent la

première usine du Sud-Est de la France en 1835-36 (Delesse, 1856). La commune de la

Valentine est un second centre géographique important de la production (Masson,

1930). Quelques dizaines d’usines ont été recensées et la production annuelle

dépassait le million de tonnes (deux millions trois cent vingt-trois mille tonnes pour

l’année 1880, quatre millions cinq cent mille pour 1906). 2. L’exemple des sociétés Albert Armand et Désiré Michel

La société Albert Armand & Cie produit des ciments naturels sous différentes

appellations et détient la marque Désiré Michel. Elle possède une usine à Valdonne qui

produit les ciments naturels Désiré Michel dès 1851, et une seconde à Roquefort, qui

produit les ciments de Roquefort-La-Bédoule. Ils sont conditionnés soit en sacs soit en

barils [Figure 1].

Figure n°1 : Exemples d’étiquettes estampillées et de plombs fermant les sacs de ciment

Crédit : C. Thomas - LRMH

Les différentes qualités de ciments naturels sortant des usines permettent des travaux

à la mer, des travaux à l’air et au soleil, la construction de voûtes, de ponts, la

réalisation d’enduits sur les façades, mais aussi des moulages de décors de façade. Ces

ciments sont exportés dans de nombreux pays tels que l’Espagne, l’Italie, la Grèce, la

Russie, la Turquie ou encore les pays d’Amérique du Sud par les ports avoisinants

(Collectif, 1894).

Le siège social de la société Désiré Michel, construit en 1858, est présenté comme le

manifeste des travaux proposés par l’entrepreneur (Dubreuil, 1989). La construction,

l’enduit et le décor sont réalisés à base de ciment naturel. Désiré Michel vante les

propriétés plastiques de ce matériau encore mal connu et souligne la performance

technique, impossible à réaliser avec des matériaux classiques.

Cette société propose des modèles de façade sur catalogue puis leur réalisation par ses

ouvriers spécialisés. Il s’agit de l’une des plus anciennes formes d’industrialisation du

bâtiment. Ces ornementations stéréotypées vont participer à l’éclectisme de

l’architecture marseillaise.

De nombreux autres cimentiers sont établis dans cette région tels que Romain Boyer,

Carvin fils ou Achard, pour ne citer qu’eux. Les dernières usines cessent leur activité en

1937. Plusieurs des usines, fours et carrières de cette époque sont encore présents

dans le paysage des alentours de Marseille. 3. Applications dans l’architecture marseillaise

Il existe une grande variété d’utilisation de ces ciments, allant de l’enduit simple à des

décors de façade exubérants. Si, jusqu’au XIXème

siècle, c’est la chaux à l’ocre jaune

naturelle qui prédomine en matière d’enduit, les façades se recouvrent dès lors

d’enduits-ciments plus ou moins décoratifs. Les ciments naturels sont utilisés sur les

façades des nouveaux bâtiments mais aussi pour et la réfection des façades d’édifices

anciens.

L’enduit-ciment des façades marseillaises est un mortier teinté dans la masse par la

couleur naturelle de la pierre calcaire régionale et le sable siliceux qui le compose.

D’autres éléments, comme la brique pilée, le gravier ou encore les recoupes de pierre,

peuvent entrer dans sa composition et influencer sa couleur. D’un point de vue

historique, cet enduit marque l’identité architecturale de Marseille au XIXème

siècle.

Figure n°2 : Immeuble, rue d’Aubagne, Marseille : enduit ciment et éléments d’architecture

moulés - crédit : LRMH

Des éléments d’architecture peuvent être suggérés en étant gravés a fresco, imitant la

pierre, à l’instar des joints horizontaux simulant un appareillage, très fréquents.

Parfois, des formes plus complexes peuvent être relevées [Figure 2].

Les façades dites en pierre artificielle, appelées également fausse pierre ou pierre

factice, font leur apparition. Elles sont identifiables par l’ajout au mortier de graviers

ou recoupes de pierre. Enfin, l’invention du ciment permet un développement de

l’architecture rustique et pittoresque des rocailleurs-cimentiers. Le faible coût du

matériau et de sa main d’œuvre est un nouveau moyen de traiter en même temps

l’architecture de façade et de jardin (Racine, 2001).

4. Signatures

Les artisans du ciment signent leurs façades et revendiquent par cet acte un statut

particulier. Au XIXème

siècle, la signature est une affirmation d’autant plus forte qu’elle

va progressivement être remplacée par la marque de fabrique. Elle joue également le

rôle de publicité. Les signatures sont la plupart du temps symbolisées par des plaques

caractéristiques en tôle émaillée, en maçonnerie ou gravées à même l’enduit [Figure

3].

Figures n°3 : Plaques de cimentiers à Marseille, crédit : LRMH

Ces plaques, en plus des catalogues, sont aujourd’hui une aide précieuse au

recensement des enduit-façades.

Conclusion

Les façades en enduit-ciment constituent un patrimoine culturel et architectural de la

ville de Marseille par leur spécificité, leur couleur et leur texture. Le développement

des ciments naturels à prise rapide du sud-est de la France est intimement lié à

l’histoire de l’architecture marseillaise du XIXème

siècle. A cette époque, les nouvelles

normes urbanistiques permettent l’emploi de ce matériau pour la réalisation de

travaux hydrauliques, de rocailles très en vogue, ainsi que d’enduit-ciments. Ces

utilisations ouvrent au développement d’une industrie cimentière locale avec une

production autant destinée à des applications régionales qu’à l’export, des

témoignages de leurs utilisations étant encore visibles jusqu’en Amérique du Sud. A

l’instar de Désiré Michel, une nouvelle forme d’entreprise nait : les producteurs

proposent désormais une main d’œuvre qualifiée et des réalisations commandables

sur catalogue. Il s’agit des premiers témoignages de fabrication d’éléments

d’architecture produits en série et applicables sur les façades, dont certaines portent

encore la signature de l’entreprise qui est intervenue. Cette industrie régionale décline

progressivement jusqu’à disparaître avant la seconde guerre mondiale au profit de

ciments tels que nous les connaissons aujourd’hui.

Les trente-cinq sources d’informations, quinze fonds d’archives dépouillés, vingt-et-

une cimenteries identifiées, des dizaines de ciments différents recensés, trois anciens

sites industriels et une ancienne carrière visités montrent l’importance de ce

patrimoine pour Marseille et sa région.

Une étude scientifique portant notamment sur la caractérisation des clinkers et des

phases hydratées des mortiers de ciments naturels marseillais a depuis pris le relais de

cette étude historique qui s’intègre dans un programme de recherche plus large dont

l’objectif est de mener des restaurations appropriées sur ce patrimoine méconnu.

REFERENCES

AVENIER, C., ROSIER, B., SOMMAIN, D., 2007, Ciment naturel, Glénat. BOSC, J.L., CHAUVEAU, J.M., CLEMENT, J., DEGENNE, J., MARREY, B., PAULIN, M., 2001, Joseph Monier et la naissance du ciment armé, Picard. COLLECTIF, 1894, Albert Armand & Cie : Ciments Naturels marque Désiré Michel, Imprimerie Marseillaise. DUBREUIL, G., 1989, L’épiderme de Marseille éclectique, Marseille, ville de contrastes, Mardaga. MARCIANO, F., 2005-a, L’architecture domestique à Marseille au XIX

ème siècle, La

Thune. MARCIANO, F., 2005-b, Second empire, Bulletin de l’ESSOR, Numéro Figures et façades – Le décor sculpté privé à Marseille, Hors Série 3. MASSON, P. (Dir.), 1930, Les Bouches du Rhône, Encyclopédie départementale, Deuxième partie : Le bilan du XIX

ème siècle, Tome VIII Le mouvement économique,

L’industrie. RACINE, M., 2001, Jardins « au naturel » : rocailles, grotesques et art rustique, Actes Sud.