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HISTOIRE DE MOULOUD DEUXIEME PARTIE I Ce fut ainsi que j'appris ce que contenaient les « boîtes » ce qu'étaient exactement les « activités » de mon oncle Fedoul. Je l'entendis aller à son placard, la clef tirée de sa poche tour- ner dans la serrure, le bruit des « boîtes » posées sur la table, le froissement du papier qu'il avait sans doute pris dans sa res- serre, et avec lequel ils se mirent tous deux à confectionner les paquets, non sans faire allusion à leur besogne : — Faut que ça soit joli, comme pour un cadeau... — Pour un baptême. *— Des dragées, comme diraient les roumis ou comme il y en a pour nos mariages. — J'emporte le mien, dit le compagnon de Fedoul. Ça servira à allumer le GAZ. II se levait, en effet, disait « au revoir » et Fedoul, après les dernières palabres, fut tout seul. Il continua le travail qu'il avait commencé et il me semblait que je le voyais, cruellement amusé, tirant peut-être la langue pour assurer la ficelle. Le jour était à peu près complètement tombé et je n'osais toujours pas bouger. Fedoul n'allait par rester là éternellement ! Résumé de la précédente livraison. — Fils d'Ahmed Ouedjer, régis- seur d'un domaine situé, à deux cents kilomètres du sud d'Alger, dans la plaine de Sersou, Mouloud a été élevé avec Max, fils de M. Augus- tin Beaudoicq-Dupré, propriétaire de ce domaine. Quand ce dernier envoie Max poursuivre ses études à Alger, il fait entrer au lycée Mou- loud qui sera hébergé par son oncle Fedoul. Un jour Mouloud sur- prend une conversation entre son oncle et un inconnu d'où il résulte qu'on va déposer clandestinement trois ou quatre bombes destinées à perturber l'ordre à Alger.

HISTOIRE DE MOULOUD · 2021. 1. 21. · HISTOIRE DE MOULOUD 35 En effet, au bout de quelques instants, j'entendis un pas dans l'escalier et quelqu'un entra. Je sus tout de suite que

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HISTOIRE DE MOULOUD

DEUXIEME PARTIE

I

Ce fut ainsi que j 'appris ce que contenaient les « boîtes » ce qu'étaient exactement les « activités » de mon oncle Fedoul.

Je l'entendis aller à son placard, la clef tirée de sa poche tour­ner dans la serrure, le bruit des « boîtes » posées sur la table, le froissement du papier qu'il avait sans doute pris dans sa res­serre, et avec lequel ils se mirent tous deux à confectionner les paquets, non sans faire allusion à leur besogne :

— Faut que ça soit joli, comme pour un cadeau... — Pour un baptême. *— Des dragées, comme diraient les roumis ou comme il y en

a pour nos mariages. — J'emporte le mien, dit le compagnon de Fedoul. Ça servira

à allumer le GAZ. II se levait, en effet, disait « au revoir » et Fedoul, après les

dernières palabres, fut tout seul. Il continua le travail qu'il avait commencé et il me semblait que je le voyais, cruellement amusé, tirant peut-être la langue pour assurer la ficelle. Le jour était à peu près complètement tombé et je n'osais toujours pas bouger. Fedoul n'allait par rester là éternellement !

Résumé de la précédente livraison. — Fils d'Ahmed Ouedjer, régis­seur d'un domaine situé, à deux cents kilomètres du sud d'Alger, dans la plaine de Sersou, Mouloud a été élevé avec Max, fils de M. Augus­tin Beaudoicq-Dupré, propriétaire de ce domaine. Quand ce dernier envoie Max poursuivre ses études à Alger, il fait entrer au lycée Mou­loud qui sera hébergé par son oncle Fedoul. Un jour Mouloud sur­prend une conversation entre son oncle et un inconnu d'où il résulte qu'on va déposer clandestinement trois ou quatre bombes destinées à perturber l'ordre à Alger.

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En effet, au bout de quelques instants, j'entendis un pas dans l'escalier et quelqu'un entra. Je sus tout de suite que c'était Kouider. Fedoul ne lui laissa pas le temps de s'asseoir :

— Tu m'accompagnes, dit-il, j'ai des commissions. L'une pouf le dépôt des pétroles Mory : je m'en charge. L'autre pour la Radio où tu dois aller...

Il lui expliqua ce qu'il fallait faire et l'autre ne se regimba pas, ce qui m'étonna, car il ne fallait en général rien lui demander quand il rentrait de son travail et surtout un dimanche comme ce jour-là. Ils sortirent et je fus seul.

J'allai vers le placard mais il était refermé. Il avait un air bien innocent avec sa petite porte basse à la peinture écaillée, mais à présent je savais ce qui se trouvait derrière celle-ci.

Quelques minutes plus tard, la tante revint non seulement avec la petite sur ses bras mais avec les autres gosses accrochés à ses vêtements et le tumulte emplit la pièce.

Quand Fedoul et l'aîné rentrèrent il était huit heures et demie et le repas était prêt. Nous le mangeâmes en famille et jamais je n'avais vu Fedoul aussi jovial. Il plaisantait, se frottait les mains : moi, je savais pourquoi. L'aîné, lui, était taciturne comme à son ordinaire, mais j'aurais juré, à la flamme de son œil, aux regards que, de temps à autre, il échangeait avec son père, qu'il savait très bien quel genre de commission il avait.faite.

La chaleur était étouffante pour ce début de novembre, la chaleur d'Alger, humide, qui fait les quais, le soir, luisants comme s'il avait plu alors que le ciel est resté clair et net toute la jour­née. Il me semblait que je voyais déambuler, comme je les avais vus souvent, les jeunes « pieds noirs », dans la rue Michelet, et que je les voyais attablés au bar « l'Otomatic » ou à la terrasse du « Coq Hardi ». On traîna après le dîner, même les petits : il fallut se fâcher pour les faire mettre au lit. Moi, je me retirai dans mon réduit vers onze heures, me déshabillai sans allumer. Je laissai ma lucarne ouverte et j'attendis.

Dans la grande pièce, tandis que la tante finissait ce qu'elle avait à faire à la cuisine, Fedoul et son fils aîné, Kouider, s'étaient accoudés à la fenêtre. J'entendais, de temps à autre, le murmure de leurs deux voix. Je n'avais plus aucune notion de l'heure quand Fedoul remonta le réveil et dit :

— Il est minuit quinze à présent. ' Puis il passa beaucoup de temps encore. Fedoul et son fils

n'étaient toujours pas couchés. Soudain, dans le lointain, il y eut comme un bruit sourd. Cela

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ressemblait beaucoup plus à celui d'un pétard mais il était im­possible qu'on ne l'entendît pas :

— Ça y est, dit un peu plus haut Fedoul. Ça vient des Pétroles Mory.

— Je ne vois rien qui brûle, dit Kouider. — Non rien, répéta Fedoul au bout d'un instant. Pour les au­

tres on n'a rien entendu. — Ils n'ont peut-être pas pu. On ne fait pas ce qu'on veut.

Mets-toi à leur place. — En tout cas Othman Belouizdad a réussi, lui. Et je vais te

dire, ce coup de pétard-là, c'était le coup de pistolet du starter.

II

C'était bien cela, en effet, et l'on peut dire que tout commença vraiment ce jour-là. Cela ne fit pas seulement un bruit qui creva une seconde la nuit, mais une détonation qui ébranla le ciel de l'Algérie. Les journaux du lundi parlèrent d'une « flambée de ter­rorisme » et pourtant une seule bombe avait éclaté, les trois autres avaient fait long feu. Ce lendemain-là Kouider s'en fut à son tra­vail, comme chaque jour, et moi à « Bugeaud » où je retrouvai Max.

Il me parla des événements de la nuit. Il dormait et, à Bab-el-Oued, on ne semblait pas avoir entendu grand-chose. Lui, en tout cas, n'avait pas été réveillé. On passa à d'autres sujets et j'en fus soulagé : je lui avais dit que, moi non plus, je ne m'étais rendu compte de rien.

Il y eut, de ce jour, quelque chose de changé dans la ville et à « Bugeaud » aussi. Il me semblait que les gens des deux races se regardaient de façon différente. Ce n'était plus la sorte de ségré­gation, en quelque sorte naturelle, qui existait avant, mais une espèce de soupçon, de peur, qui s'installait à l'état endémique. On n'en vint pas tout de suite, cependant, aux mots, aux violences, mais à l'indifférence voulue, et feinte.

A « Climat de France », chez Fedoul, à présent on s'exprimait sans ambages. On prononçait le mot de « révolution », celui aussi de « libération » à tout bout de champ. On se félicitait de chaque incident : il commençait à en naître à tout instant, pour­tant ce qui se passait n'était pas encore en proportion avec les paroles incendiaires, ardentes, les surenchères de Fedoul, de Koui­der et des voisins.

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L'hiver se passa ainsi, avec des remous divers. Fedoul me cha­pitrait tout le temps et il n'aurait pas admis que je ne fusse pas de son avis. Visiblement il continuait ses « activités », et j'ai la conviction que son fils l'y aidait de son mieux.

Je n'avais pas connu Alger avant, mais je le connaissais main­tenant. Et je n'avais qu'une hâte, c'était qu'arrivent les vacances et de me retrouver au domaine où je n'avais que des souvenirs de quiétude sans problèmes. Tout ceci était seulement le fait d'une

, minorité d'exaltés. Quand on regardait la ville on ne pouvait pas, si on avait un peu de bon sens, ne pas se demander ce qu'elle aurait été sans les Français.

Je me trouvais partagé entre deux sentiments différents et qui en formaient un en moi bien étrange : je ne pouvais pas ne pas être avec mon peuple, je ne le trahirais jamais, je m'étais tu quand j'avais su à quelles « activités » s'adonnaient Fedoul et Kouider, je n'aurais rien fait pour les dénoncer, et j'en souffrais cependant parce que je ressentais vaguement encore que cette destruction qu'ils recherchaient, cette violence qu'ils voulaient, ne ferait pas seulement sauter un dépôt ou un lieu stratégique mais bien tout le reste en même temps malgré tous les espoirs placés dans le futur.

C'est ainsi que nous arrivâmes au temps des vacances. J'avais fait une bonne année et remporté quelques prix : à Alger je n'avais pas été le premier car j'avais à me mesurer à des garçons d'une autre force que ceux de notre campagne mais je ne m'en étais pas mal tiré tout de même. Max, lui, avait travaillé mieux. Je l'avais aidé autant que j'avais pu et surtout pour les mathéma­tiques qui étaient ma matière forte. Il m'avait confié un jour qu'il avait à présent un but : il voulait devenir capitaine au long cours et je crois bien que l'idée lui en était venue en regardant la mer devant Alger et les bateaux qui quittaient le port vers des destinations qui le faisaient rêver. Ainsi, s'il réussissait, j'irais, moi, après un stage dans quelque école spéciale, rejoindre mon père à Samta où ma destinée était inscrite. Et j'y retournerais sans Max. Certes, je m'en tirerais et je pensais que je donnerais satisfaction à ceux qui m'avaient fait confiance, mais j'espérais au fond de moi que Max ne serait jamais assez fort en mathéma­tiques pour passer l'examen qui ferait de lui un capitaine de navire : Kouider aurait dit que j'étais un imbécile et Fedoul, un sentimental.

J'étais content en ce début de juillet, de repartir pour le Ser-sou. Il y avait encore devant moi de belles journées comme celles d'autrefois.

Nous sortîmes d'Alger comme nous y étions entrés, par le haut.

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Il n'y eût bientôt plus devant nous que la plaine avec, là-bas, la montagne. Il me semblait qu'au fur et à mesure que je m'éloi­gnais de la ville je respirais mieux, que j'émergeais d'un curieux cauchemar et que ce que j'avais appris, vécu pendant, ces neuf mois, n'avait rien eu à voir avec la réalité. Traversant Boufarik, je me rappelais l'histoire que m'avait contée M. Augustin sur le baron de Vialar qui y avait été un des premiers colons en 1832. Alors que ses amis lui disaient, dans cette période de tension et de crainte, que jamais il ne réussirait à acheter un objet quel­conque sur un marché arabe, il avait relevé le défi et gagné le pari. En effet, il parvint à s'y faire vendre, faute d'autre chose, un chien. Et pendant toute la vie de cet animal le baron se promena dans les rues, menant en laisse son chien qui fut ainsi le pre­mier symbole des relations possibles, humaines, bientôt fraternel­les, entre ceux qui venaient de France et ceux qui, en Alger, ne voulaient pas entendre parler d'eux. Peut-être suffirait-il encore d'un chien, aujourd'hui, pour tout arranger ?

M. Augustin nous racontait encore bien d'autres histoires sur cette famille qu'il révérait et qui, disait-il, avait été de celles qui avaient fait l'Algérie ce qu'elle était, celle de la sœur du baron Augustin, Emilie, venue comme son frère de Gaillac, où elle avait fondé une congrégation, appelée par lui en 34 et qui avait soigné et sauvé les Arabes et les Juifs malades lors de l'épidémie du choléra. « Une sainte », disait-il. Et en effet, les chrétiens venaient de la canoniser. « Mieux que ça », ajoutait M. Augustin : « le dévoue­ment et l'humanité, l'oubli de soi pour tous les autres ».

Nous retournions donc à Vialar et tout s'estompait derrière moi. A mesure que nous pénétrions dans le cœur du pays, il me semblait que je me retrouvais. Enfin nous fûmes dans notre petite ville.

M. Augustin y était venu nous chercher. Il nous attendait à l'arrêt du car avec la jeep. Il embrassa son fils et me frappa dans le dos amicalement :

— Vite, les garçons, il y a tant à faire à Samta. Ton père et ta mère y sont restés, Mouloud, et moi je me suis arrangé pour faire coïncider les commissions indispensables — je les retarde depuis trois jours — avec votre retour. Je suis là depuis deux heures et j'ai pu tout faire. J'ai hâte de me retrouver là-bas. Ah ! quel travail ! Mais tout va bien, la récolte est bonne... plus de douze à l'hectare certainement...

— Douze ! monsieur Augustin ? — Plus peut-être. Le Seigneur et Sainte Emilie sont avec nous.

On commencera à couper demain. Je pensais qu'Allah n'était pas étranger non plus au résultat,

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Allah dont le prophète était Mahomet, comme parfois on nommait aussi le soleil : « Mahomet tape aujourd'hui », disaient les Fran­çais avec une bonne grosse joie et je ne prenais pas ceja pour un blasphème.

Nous grimpâmes dans la jeep. Elle était bourrée de paquets, de couffins, il y en avait jusque sur le capot, et nous reprîmes le chemin de Samta.

On n'en était pas encore à la nuit, mais le soleil baissait sur l'horizon et on allait, dans un instant, le voir se coucher derrière les blés de la plaine qui s'étendaient à l'infini. Cette fois j'avais oublié tout et ce que je laissais derrière moi,' à Alger, était devenu parfaitement irréel : non, cela n'avait jamais existé et cela ne serait jamais. Il 'faisait encore chaud et nous roulions dans un nuage de poussière car la route n'était pas bétonnée. De cette poussière, les palmiers nains, les figuiers de Barbarie, tout ce qui bordait le chemin était couvert. M. Augustin chantait une chanson de Piaf, déjà vieille, qu'il avait entendue à la Radio, la même qui déferlait souvent aux terrasses des cafés dans la grande ville, le soir, mais elle me semblait ici toute différente passant par sa voix et son accent, ça s'appelait « La vie en rose », et vraiment cela était approprié. Ce fut lui qui, le premier, aperçut la voiture :

— Tiens, la Ford de Fidèle ! dit-il. Une voiture, en effet, était arrêtée là-bas, après la courbe lé­

gère. Je la connaissais bien, c'était celle de Fidèle, le garagiste, un garçon de vingt-huit ans, « tout à fait sérieux », un fils de pieds noirs qui avait perdu ses parents de bonne heure et qui avait réussi à s'installer à son compte : c'était à lui que nous confiions toutes nos réparations et il venait souvent à Samtà. C'était à lui que nous devions de savoir ce que c'était qu'un carburateur ou une cylindrée. On ne voyait personne autour de la Ford, je le remar­quai et Max dit :

— Il doit être plongé sous son capot. Il ralentissait. Si Fidèle avait besoin d'un coup de main on

allait le lui donner et même le remorquer avep la jeep dans la­quelle nous avions toujours une corde. M. Augustin freina. La Ford était là mais auprès d'elle il n'y avait personne.

— Où peut être, Fidèle ? se demanda tout haut Max. — Il est peut-être dans le champ, en train de poser culotte,

dit M. Augustin.

Mais je songeais qu'il nous aurait entendus nous arrêter, qu'on aurait vu son visage rigoleur apparaître au-dessus des épis, qu'il nous aurait alors fait de la main un signe pour nous faire savoir qu'il n'avait pas besoin de nous. Je descendis aussi. M. Augustin

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se mit debout dans la jeep et regarda tout autour de nous. Puis il appela, les mains en porte-voix :

— Fidèle !... Fidèle !... ' Aucune réponse. Fidèle n'avait pu abandonner ainsi sa Ford

en pleine route, en plein champ. J'arrivais à la hauteur de son volant quand je remarquai que la portière était entrouverte et, entre la voiture et le fossé, je vis quelque chose par terre : un lambeau d'étoffe bariolée, un morceau arraché de la chemise de Fidèle qui affectionnait ces couleurs-là. Je me tournai vers le champ, Max était à mes côtés. Ensemble nous aperçûmes la chaus­sure. C'était une chaussure de basket, lacée, et nous sûmes tout de suite que c'était celle de Fidèle qui en portait toujours. Elle était la seule chose qui sortait du champ, en bordure, et je com­pris aussitôt que son pied était dedans. Max et moi nous nous précipitâmes : Fidèle avait dû être surpris par quelque chose, il avait freiné brutalement car on voyait les traces des pneus dans la poussière. Il avait pu avoir un malaise et être descendu. Que lui était-il arrivé d'anormal, d'imprévisible ? Nous écartâmes les blés : il était là.

Il était là, sur le dos, la tête rejetée en arrière, le torse à peu près nu et tout rouge. Et je compris alors pourquoi sa tête ne semblait plus appartenir à son corps : une entaille affreuse, allant d'une oreille à l'autre, tranchait son cou. Fidèle était là, mort : on l'avait égorgé.

Nous ne dîmes rien. Ce n'était pas que nous fussions frappés de stupeur : nous avions compris. A Alger, nous étions dans le bain et M. Augustin n'était certainement pas sans savoir, les journaux en parlaient assez, ce qui s'y passait mais cela était noyé dans la ville trop grande et jamais, j'en suis sûr, il n'avait pensé que de pareilles choses pussent arriver « chez lui » ?

— Les salauds ! dit-il. Et il ajouta entre ses dents : A présent voilà que ça vient ici !

— Qu'est ce qu'on fait, papa ? demanda Max dont je voyais trembler la main malgré l'étouffante chaleur.

— On rentre à Samta. 'Et vite. Allez : à la jeep. On reviendra le chercher tout à l'heure. Ahmed conduira la Ford et on ramènera Fidèle chez nous. On n'est pas à plus de trois kilomètres. En route.

Nous jetâmes un dernier et furtif coup d'œil à Fidèle, im­mobile, baignant dans son sang déjà caillé par la chaleur, et nous grimpâmes dans la jeep. M. Augustin embraya rageusement, passa dans le fossé et Samta apparut presqu'aussitôt, avec son porche toujours ouvert qui, à son fronton, portait le nom du domaine

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en grosses lettres. M. Augustin fonça dans la cour, freina brutale­ment devant la maison. Mme Augustin apparut sur le seuil :

— Ahmed !... Ahmed !... appela M. Augustin. Mon père surgit de derrière le bâtiment :

f— Ahmed... Tout de suite... Ferme le porche... On a égorgé Fi­dèle-

Ahmed se précipita, commença à pousser la lourde porte. — Attends, cria M. Augustin, on repart et tu fermeras der­

rière nous. Tu m'accompagnes. On va chercher Fidèle : les fellou-zes lui ont coupé la gorge. '

Ma mère avait paru sur notre seuil, de l'autre côté de la cour, elle s'essuyait les mains, selon son habitude, et je voyais la tache orange de sa robe se détacher sur le mur blanc dans le crépus­cule.

— Donne-moi mon fusil de chasse, ordonna M. Augustin à sa femme. Et des chevrotines. ,

Elle rentra dans la maison sans un mot. C'était comme si elle ne nous avait pas vus, Max et moi, comme si nous n'étions pas re­venus. Elle reparut tenant l'arme, la tendit à son mari. Mon père appelait du porche.

— Tu veux que je prenne, des hommes ? — Non, Nous deux. Nous deux seulement. On le mettra dans

la Ford et tu le ramèneras. Moi, je reviendrai dans la jeep, avec le fusil, ajouta-t-il.

Il avait fait basculer le pontet, introduisait deux cartouches dans les canons. Il posa l'arme sur la banquette, à côté de lui. Puis il démarra et mon père referma le porche derrière eux, de l'extérieur, avant de monter près du maître. Madame Augustin, sans un mot, nous prit, Max et moi, et nous serra contre elle.

Les ouvriers, les domestiques, étaient sortis dans la cour. Ils formaient là-bas, tout au fond, un groupe aux bras ballants. Ma mère alla vers eux, se mêla à eux. Je quittai Mme Augustin et les rejoignis. Mme Augustin et Max rentrèrent dans leur maison. Mais déjà M. Augustin et mon père revenaient. Celui-ci, qui avait dû, dehors, mettre pied à terre, commençait à ouvrir le porche et, comme les ouvriers arabes hébétés ne venaient pas à son aide,. il se mit à les injurier ce qui les fit accourir, sortir enfin de leur stupeur. Les deux voitures pénétrèrent dans la cour, s'arrêtèrent devant l'atelier. Sur l'ordre, de mon père les ouvriers refermaient le porche. D'autres arrivaient près de la Ford. Je m'étais approché, moi aussi.

On tira Fidèle de sa voiture avec d'infinies précautions. Mon père lui avait mis son foulard en guise de mentonnière et cela cachait un peu la plaie hideuse de sa gorge. Il était pâle, tout

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blanc, comme s'il n'y avait plus une goutte de sang dans son corps. On le coucha devant l'entrée du hangar et tous, muets, se mirent à le contempler en silence.

— Regardez-le... Regardez-le bien, vous autres. Voilà ce qu'ils en ont fait, vos fellouzes, vos amis. Tuer lâchement, c'est tout ce qu'ils savent faire !...

Une fureur terrible prenait M. Augustin. Il brandissait son fusil et quand le canon en était tourné vers les ouvriers, il y en avait qui se baissaient, saisis d'une peur soudaine, comme si M. Au­gustin les avait menacés. Les femmes, accourues à leur tour, le­vaient les bras et gémissaient. Elles se mettaient les mains devant la face, pour ne pas voir, mais regardaient entre leurs doigts.

— Fidèle ! reprit-il. Fidèle, qui n'avait jamais fait de mal à personne ! Ils lui ont coupé la gorge comme à un porc. Ils l'ont saigné comme un porc. Et tout cela pourquoi ? Pourquoi ?

Les larmes faisaient une bouillie de sa voix, mais on le com­prenait tout de même et c'était atroce de voir les hommes qui se taisaient, les femmes qui geignaient faiblement et ce cadavre vidé de tout et vide aussi de signification, qui était étalé là comme un malheureux trophée après une mauvaise chasse.

— Faut le ramener chez lui, dit quelqu'un. —' Il n'a pas de chez lui, dit M. Augustin. Il vivait tout seul,

derrière son atelier, à Vialar. Son chez lui, il est ici, au milieu de ceux qui sont epcore les siens. Allez chercher une couverture.

Ce fut ma mère qui y alla. Elle en rapporta une de chez nous et je savais bien que c'était la meilleure. On y plaça doucement le corps et, d'un geste, M. Augustin indiqua sa maison. Après quoi il y entra, sans plus vouloir savoir si le porche était bien fermé, si l'on devait ou non craindre quelque chose — mais les lâches qui avaient assassiné Fidèle devaient être loin à cette heure. Sans doute avaient-ils regagné les collines — Et ce fut le silence sur Samta. ,

Je rentrai chez nous, avec mon père et ma mère. Je me rap­pelle avoir pensé : « Allons ! chacun avec les siens » et, à ce mo­ment, avoir revu le rire cruel de Fedoul et de Kouider. Ahmed, ma mère, étaient aussi les miens !

Nous tournions dans la pièce principale tandis que nous ne nous résolvions pas à nous mettre à dîner. La nuit était tout à fait venue et mon père sortit pour s'assurer que le porche était bien fermé, que personne ne pouvait entrer dans la cour. Il re­vint disant qu'il avait étayé l'entrée avec des madriers de bois et qu'il y avait toujours de la lumière chez M. Augustin. Puis, sans-avoir parlé d'Alger, de ce que j'y avais fait et vu, moi qui étais si désireux de leur dire ce que cela avait représenté pour moi,

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HISTOIRE DE MOULOUD 4 3

san$ qu'ils m'aient questionné plus avant, je me retirai dans la pièce que j'occupais autrefois, au sol de terre battue mais où mon lit était « mon lit » depuis que j'avais l'âge d'en posséder un.

Il faisait une chaleur étouffante. Je remontai la jalousie qui avait été baissée tout le jour à cause des mouches. J'avais le cœur gros et j'étais las d'un affreuse fatigue. Je me couchai et, dans les bruits de la nuit, les bruits familiers d'autrefois, de toute mon enfance, ceux des bêtes, des crapauds de l'oued, du vent qui, plus tard, se leva doucement, je perdis connaissance. Je revins* pourtant à moi un peu plus tard. Demain il faudrait, quoi qu'il fût arrivé, se lever à l'aube : la moisson commencerait, et un mpment je crus que c'était déjà le jour car il faisait clair dans la cour. J'en­tendis bouger à côté. Puis la voix de ma mère ? Puis celle de mon père.

— Qu'y a-t-il, Ahmed ? Que se passe-t-il ? Eveillés comme moi, ils s'étaient mis debqut : — Par Allah ! C'est le feu ! — A la maison ? — Non. C'est la terre. — La terre ? — La moisson. On y a'mis le feu... Oui, c'est la moisson, c'est

la moisson qui brûle !

III

Je ne dirai pas ce que fut cet été de 1955. Près de trois mois pendant lesquels nous vécûmes dans l'inquiétude et dans une ten­sion constante. Nous qui avions toujours vaqué librement à nos jeux, à nos travaux, nous ne vivions plus un instant sans que celui-ci fût gâché non par la peur mais par la pensée de ce qui allait peut-être arriver.

Au lendemain de l'exécution de Fidèle — du meutre disait-on à Samta — et de l'incendie de la récolte, M. Augustin avait commencé à prendre des mesures de sauvegarde et de défense. En ce qui concernait le blé, il n'y avait plus rien à faire. L'an pro­chain, quand il serait mûr, on le garderait la nuit jusqu'à ce qu'il fût moissonné. Encore fallait-il préserver de toute atteinte les bâtiments et ceux qu'ils abritaient. Les amis des environs étaient venus nous aider et l'on avait pris chez nous comme chez eux des dispositions semblables. On avait entouré la maison d'un ré­seau de fil de fer barbelé. De jour n'entrait plus qui voulait à

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Samta et, de nuit, nous y étions barricadés. On ne sortait plus seul en jeep ou en deux chevaux. Celui qui conduisait avait tou­jours quelqu'un à côté de lui, porteur d'un pistolet, d'une cara­bine, et M. Augustin avait remis à son fusil de chasse une cour­roie qui lui permettait de le porter partout en bandoulière lors­qu'il allait dans ses champs dont la moitié avait été dévastée par le feu.

« Bugeaud » rouvrit normalement et rien, au premier abord, ne nous y parut différent de l'année scolaire précédente. Nous étions surtout préoccupés par notre montée de classe et par nos nouveaux programmes qui étaient très chargés et nous deman­daient un travail sérieux, à Max et à moi, non seulement au lycée mais encore revenus chez nous. Je constatai une sorte de durcisse­ment à mon égard de la part de Fedoul et, naturellement, de Kouider qui était son ombre. Je ne pouvais commettre devant eux aucune erreur de langage ou d'attitude sans être aussitôt soupçonné et rabroué. Fedoul ne me laissait rien passer dans ce domaine et j'avais non seulement été remis à ma place mais me­nacé le jour où je m'étais permis de déplorer devant eux l'in­cendie de la récolte à Samta, plus encore lorsque j'avais conté comment nous avions trouvé sur notre route le cadavre de Fidèle :

— On leur coupera la gorge à tous, à moins qu'ils ne s'en aillent. Ce que tu as vu n'est qu'un début. Attends encore un petit peu et .tu vas en voir d'autres. Si on leur fait peur ils céderont. Quant aux traîtres à leur pays, leur compte est bon, tâche de t'en souvenir. Un Arabe doit être avec nous et non contre nous. Veux-tu être libre oui où non ? Sinon tu feras un mort comme les autres.

Je disais bien sûr que je voulais être libre et il se calmait, je le voulais du reste réellement, mais pas à sa manière. Tandis qu'il parlait, Kouider sortait de sa poche son long couteau à crari d'ar­rêt et, négligemment, il se faisait les ongles — qu'il avait tou­jours noirs — avec la pointe.

A Alger, en ville, il y avait les bons jours et les mauvais, mais les mauvais marquaient leur empreinte et l'atmosphère changeait lentement, progressivement. Kouider et son père m'emmenèrent une fois dans la Casbah, (je ne pouvais sortir souvent avec eux, pris par mes études et je l'évitais de mon mieux). Je n'oublierai jamais ce jour car nous fûmes accueillis là comme nous ne l'aurions pas été à « Climat de France ». On avait le sentiment que, dans ces ruelles, dans ces échoppes où nous entrions, dans ces mai­sons et ces buvettes où l'on sirotait le thé à la menthe, qui com­muniquaient entre elles dans ces rues pareilles à des lits de tor­rent, Fedoul et Kouider étaient dans leur élément. Ce n'étaient

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que connivences, gestes de reconnaissance, femmes qui nous fai­saient signe et nous entraînaient dans un dédale de couloirs pour nous amener enfin dans un gourbi où toutes les cloisons étaient truquées et où nous attendait quelque vieil Arabe à barbe blanche ou quelque jeune, caché là, que j'apprenais venir d'Oran, de la Kabylie ou d'ailleurs.

Je dois dire qu'en la compagnie de ces gens je me mettais à sentir, à penser, de façon différente. Moi aussi, je m'excitais, sen­tais le danger latent, et répétais les mots que j'entendais quo­tidiennement, épousant la manière de voir, d'agir, des « miens ».

Je ne voyais plus guère Max qu'à « Bugeaud ». Au moment du Nouvel An il alla à Samta et je restai à Alger. Il en fut de même aux courtes vacances qui séparèrent le deuxième et le troisième trimestre, alors que nous n'avions pas quitté Alger l'année précé­dente avant les grandes vacances. A l'été, je l'accompagnerais, mais Fedoul me gardait et c'était toujours cela d'économisé pour mes parents et même pour M. Augustin.

Max revint, m'apportant chaque fois des nouvelles et des pa­quets, l'un de la part de ma mère, un autre que lui avait remis pour moi Mme Augustin et qui contenait des douceurs dont cer­taines confitures faites par elle que j'aimais. Nous les mangeâmes toutes le même soir, Kouider, Fedoul, les petits qui grandissaient et Fedoul s'empiffra avec avidité, disant qu'il avait plaisir à dévorer un peu de ce qui lui revenait de droit.

A ces retours Max racontait pourtant ce qui se passait là-bas. Il me donnait des nouvelles du pays et je l'écoutais avidement : on avait trouvé Omar, le patron du Café, mort dans sa cour, battu jusqu'à ce qu'il crève, — et en effet crevé : le ventre ouvert, la bouche recousue sur ses parties énucléées. — On pensait que c'était parce qu'il avait continué à recevoir, malgré les menaces, trop de « pieds noirs » chez lui et qu'il fournissait des renseigne­ments au lieutenant Acthaus qui dirigeait le poste militaire de Avi Defa, à la ferme Poulot, 6 km à l'Est de Vialar. Peut-être seule­ment n'avait-il pas voulu « donner » ou trahir ou égorger lui-même ses « amis ». Slimane avait quitté Samta (c'était le premier ou­vrier). Il avait dit à M. Augustin qu'il « aimait mieux », qu'il « lui fallait » retourner chez les siens, dans l'Ouarsenis. M. Augustin ne s'y était pas trompé, ni Mme Augustin surtout à qui il avait fini par avouer qu'il « préférait », parce qu'on lui demandait de faire, à Samta, « des choses qu'il ne voulait pas ».

C'était, à Alger, et je l'apprenais ailleurs également, une guerre sourde qui s'installait. C'est cet hiver-là que j'entendis, pour la première fois, Fedoul parler du F.L.N. et de « l'Algérie Indépen­dante ». Et tout doucement ces choses-là entrèrent dans le voca-

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bulaire, dans les mœurs, On se mit à en parler et à force d'en parler, on les fit exister.

Déjà, dans les rues, les cafés, les « patons » (« pieds noirs », Français) et les « melons » (Arabes), se regardaient avec défiance. A « Bugeaud » il en était de même. Les conversations s'arrêtaient entre nous quand s'approchait un « pied noir ». Bientôt il y eut deux clans qui ne se mélangèrent plus guère et, au lycée, je me trouvai la plupart du temps séparé de Max. A l'extérieur, je ne le vis plus guère. Pourtant, quand vint l'été, nous repartîmes en­semble et, comme la première fois, mais secouant de mes épaules, écartant de ma poitrine, un poids infiniment plus lourd, il me fallu deux cents kilomètres de car pour commencer à me libérer de l'angoisse qui m'étreignait,

A Vialar, la place, la rue, étaient semblables à ce qu'elles avaient toujours été (mais n'en était-il pas de même, en appa­rence, à Alger ?) Le garage de Fidèle était rouvert et, si je n'avais vu, un an plus tôt, son cadavre horriblement mutilé dans le champ de blé, j'aurais pu penser qi}e j'allais le voir surgir, avec sa che­mise colorée, essuyant le cambouis de ses mains sur ses blue-jeans usés jusqu'à la corde. Il y avait des joueurs de cartes au café, devant les anisettes ou mangeant des zlabias au miel, mais je ne voyais plus Omar, et je savais pourquoi. Et dans la jeep, près de M. Augustin, se trouvait un paton, le premier garçon em­bauché depuis peu, dont la ferme avait brûlé à Félix Faure, l'air inquiet et qui ne lâchait pas la mitraillette qu'il tenait tandis que Max et moi nous hissions sur la banquette et que M. Augustin démarrait en trombe sans autres paroles qu'une bienvenue ra­pide, nous hâtant car « il n'y avait pas de temps à perdre si l'on voulait être arrivés avant la nuit ».

Non, rien ne parut changé cet été-là, ou si peu de choses, et tout l'était pourtant. On travaillait et cela prenait tout le jour. Et le soir nous ne jouions plus, Max et moi, après le dîner : sans doute n'avions-nous plus l'âge de jouer.

Nous revînmes à Alger, après ce morne été, cet été vide, heureux d'être arrivés car les voyages en car maintenant étaient très dangereux. Nous trouvâmes les choses encore un peu plus pourries qu'à notre départ. C'était comme si lentement l'Algérie que nous avions connue se décomposait, comme si une maladie s'était mise à la ronger doucement, par l'intérieur, mais irrémé­diablement. Nous n'en étions pas encore à la peur irraisonnée, panique, atroce, mais déjà une autre nous tenait, sournoise, qui, pour moi, était bien plus une première forme du désespoir. Je sa­vais qu'un jour prochain il me faudrait choisir *— ne l'avais-je pas déjà fait, en paroles et en complicité avec Fedoul et Kouider ? —

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et j'appréhendais l'arrivée de cette heure, moi qui, peut-être par la façon dont s'était déroulée mon enfance, étais, me sentais, dif-férent des autres Algériens de ma race et ne comprenais pas qu'ils ne fussent pas comme moi. " '

Petit à petit la position de chaque clan se durcissait. Les pieds noirs mettaient beaucoup d'espoir en la France, qui ignorait tout d'eux et ne les comprenait pas. Les nôtres, à nous, non sans rai­sons, répétaient que l'Egypte était avec nous, où grenouillaient nos chefs hors d'atteinte tandis que d'autres exécutaient leurs ordres souvent durs et barbares sur la terre d'Algérie. On se ré­pétait les émissions entendues à la radio, celles venues de Tunis, on lisait le journal du parti, les tracts qui commençaient à circu­ler, on se montait la tête. En France la IVe République ne réagis­sait plus que par soubresauts, comme un poisson jeté vivant dans une poêle : encore un moment et elle serait mangée.

Ce fut ainsi que commença l'année 1956.

IV

Si je parle dates, années, chronologie, je ne le fais que pour suivre un fil conducteur car tout se construisit dans cette aven­ture comme une tragédie, mais ici la tragédie de l'absurde. Et j'ai vécu cela ! Tout se rejoint dans ma vie qui aurait pu en être une et qui, 6i j'en fais le bilan, n'est, après le bonheur de mes premières années, qu'un fiasco à peu près parfait. Et si seule ma vie à moi avait été en question ! Mais étaient en cause les existences de neuf millions d'Arabes, de plus d'un million de pieds noirs.

L'année qui se terminait avait vu se propager l'incendie. Cela avait gagné de proche en proche. Les nouvelles nous en parve­naient brusquement, on eût dit chaque fois que nous recommenr cions à nous endormir dans la fausse quiétude que créaient autour de nous le ciel bleu, le soleil, le mouvement de la ville, pour être mieux réveillés, ramenés à la brutale réalité. En octobre 1955, c'était l'Oranie qui avait pris feu et je me rappelle Fedoul nous racontant que soixante et un élus musulmans venaient de procla­mer « l'immense majorité de la population acquise â l'idée na­tionale algérienne » tandis que se commettaient en même temps, dans cette région jusqu'alors la plus sûrrit, des attentats sans nom­bre. Oui, tout se préparait d'abord dans l'ombre, puis cela écla­tait soudain comme la bombe de 54 au dépôt de pétroles Mory et à laquelle, Fedoul nous l'avait conté, le feu avait été mis par

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Beluizdad à l'aide d'un malheureux cigare « Conchita » à moitié mâché. Nous lisions aussi les journaux français, ceux qui n'étaient pas interdits tout au moins, — L'Express, l'Humanité, Le Monde — et sans suivre de très près l'évolution politique, nous nous intéressions cependant, et pour cause, aux événements de la Métropole où l'on semblait vivre dans l'ignorance la plus complète de ce qui se passait en Algérie. On avait, en effet, bien autre chose à faire, en France, à Paris, que de s'occuper de ce qui commençait à brûler si loin du continent, et dont, à distance, on distinguait mal les flammes. Qu'est-ce que cela pouvait leur faire, à ceux de France, que des frères de la veille devinssent brusque­ment ennemis, assassins les uns des autres ? Qu'aux attentats ré­pondissent d'autres attentats et que la répression fût partout !

Il y eut le départ de Soustelle, la visite de Mollet, nouveau président du Conseil :

— Ça gueule au Monument aux Morts... — Les tomates... oui... sur son pardessus au Président... Y'en

avait une écrasée... comme un gros crachat... on aurait dit une dé­coration !

— Partis comme ils sont, ils vont le reconduire jusqu'à l'avion... peut-être jusque dans la mer, les patons !

Fedoul se frottait les mains. Kouider, même, tordait sa bouche comme pour rire.

— Plus bêteç, on ne fait pas ! — Lamdoullah ! (louange à Dieu) ce n'est pas possible ! Que de foi je devais entendre cela ! En effet, là-bas, à Paris, ils n'y comprenaient rien. Lacoste

arrivait à Alger — autant lui qu'un autre — pour remplacer le militaire nommé avant lui, dont le seul nom, pour les « pieds noirs », avait été une provocation. Chez nous, bien entendu, par réaction, ça commençait à s'exciter vraiment, à péter un peu par­tout. En mars on comptait plus de deux mille six cents « exac­tions », comme disaient les journaux. En Métropole ça s'affolait. Et chez Fedoul on se réjouissait. Nous n'allions par le faire long­temps : on rappelait soixante-dix mille réservistes, on allait en­voyer cent mille hommes en Algérie. Et Mollet se mit à offrir un « Cessez le feu » à la rébellion, (laquelle ?) une rébellion qui, si elle faisait du bruit, n'était encore le fait que de quelques-uns, mais rébellion bien coiffée de toutes les manières, j'en savais quelque chose.

Guignol, malheureusement pour grandes personnes ! Avec bien autre chose qu'un commissaire rossé : des morts auxquels ne ré­pondaient toujours que des paroles : « Il faut rétablir l'indispen­sable coopération des communautés ». Bien sûr qu'il le fallait !

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Mais ils n'avaient qu'à venir voir, ceux qui parlaient de ça, oui, venir faire un tour à Bab-el-Oued, à « Climat de France » à « Bu-geaud » même, où eut lieu, comme ailleurs, en mars, la « grève scolaire » imposée par le F.L.N. Il aurait fallu autre chose que ce qu'on tentait, qui faisait rire tout le monde — s'il y avait de quoi rire — et les « pieds noirs » également, mais d'un rire jaune, crispé, atroce, qui commençait à être désespéré, tandis que celui des musulmans se faisait plus large pour certains, bien amer pour mes pareils qui ne comprenaient pas ou comprenaient trop bien. Mendès — encore un ! — pas content, démissionna. On ne l'avait pas suivi. Mais la démission n'était-elle pas partout ? Et ce fut l'été qu'on appela « l'été de Nasser », celui de l'expédition de Suez.

Pour moi, peu avant ce mois de juillet-là, ce fut autre chose et sans doute le véritable commencement de mon drame, en réa­lité du drame qui fut celui de beaucoup d'entre nous.

Tout alla bien — si l'on peut dire — jusqu'au mois de juin. Le 18, quand je revins de « Bugeaud », je trouvai Fedoul arpentant la pièce de long en large. Kouider, assis, le regardait.

— Ils leur ont coupé le cou, ce matin... les salauds ! Guillo­tinés !... Dans la cour de la prison civile...

— Qui ça, koukh ! A qui a-t-on coupé le cou ? — A deux des nôtres, des environs d'Oran, des combattants de

l'ombre qui avaient supprimé un garde-champêtre « pied noir », un salopard qui dénonçait les Arabes, qui s'émargeait chez les rou-mis... Mais ils vont voir... ils vont voir...

— Qui va voir, koukh ? — Tous. C'est fini, plus de quartier : la guerre totale. On a

des ordres. Et même si on n'en avait pas !... Mais cette fois on possède ce qu'il faut, on est organisés...

Il allait vers le placard et, sans l'ouvrir, il le regardait. Puis soudain, se retournant, il s'adressa à moi :

— Finie la rigolade. Kouider est bien dans le coup, tu as son âge et tu dois y être aussi. Tu sais ce que c'est que la Liberté, Mouloud ? On l'aura, mais il faut que tout le monde s'y mette. Et tu vas t'y mettre... t'y mettre avec nous...

Il m'avait fait face, m'avait pris aux épaules et il me regardait dans les yeux, de ses yeux vairons, troubles, qui s'enfonçaient dans sa tête au-dessus de ses pommettes brillantes qui tendaient sa peau mate.

— Je ne te demande même pas ton avis. Ceux qui ne sont pas avec nous sont contre nous. Du reste la couleur de ta peau te met d'un côté et Allah a choisi pour toi. Si tu ne venais pas

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totalement avec nous tu n'aurais plus ta place chez nous, parmi nous.

— Mais au cimetière, dit Kouider. La tante tournait dans la pièce, vaquait à see occupations, elle

entendait tout et ça ne semblait pas la troubler, — Demain, dit l'oncle, tu iras avec Kouider à "la Casbah. À

vous deux vous ferez l'opération transport. Vous vous servirez de la charrette à bras de Kouider. Ce n'est pas loin, il faut que tout soit ici demain, et moi je ne peux pas courir un risque, tandis que des gamins... Dès que tu seras sorti du lycée tu te rendras là-bas. Kouider t'attendra un peu après la porte. Tu le suivras sans lui parler, à cause des autres élèves. Vous aurez tout le temps avant la nuit.

Cela je l'attendais depuis longtemps. Cette fois c'était venu, je n'avais qu'à obéir et, si je me posais des questions, Fedoul y avait répondu à l'avance.

Le lendemain à l'heure de la sortie du lycée, j'espérais que Kouider ne serait pas là, qu'il y aurait eu quelque contre-ordre, mais je l'aperçus un peu plus haut dans la rue, à côté de sa pous­sette. Quand il me vit il reprit ses brancards et se mit à monter vers la Casbah. Je le suivis à vingt mètres et ce fut seulement quand nous fûmes entrés dans la ville arabe que je lui parlai : il m'attendit, en effet, et je compris que nous ne risquions plus

. rien et que nous pouvions causer. » Dans la Casbah, en effet, nous étions chez nous. L'air qu'on y

respirait était fait du parfum des moutons fraîchement tués, des épices, du santal, de ce qui montait de la peau des nôtres : le parfum de notre race. Quand nous fûmes arrivés à peu près au cœur du quartier, il cala ses roues avec une pierre arrachée à un mur, puis il prit une sorte de couloir, de boyau couvert où je me reconnus : c'était là que nous étions venus tous les trois une première fois.

L'homme s'y trouvait. C'était le même. Il y en avait cependant un autre auprès de lui qui portait des verres d'intellectuel. Il m'ap­prit, en effet, qu'il était étudiant à la Faculté des sciences et il savait — l'autre, à qui mon oncle l'avait dit, avait dû lui parler — que j'étais à « Bugeaud ». Cela faisait entre nous une sorte de complicité supplémentaire qui mettait Kouider et l'autre sur un plan différent du nôtre, mais bien vite, à la façon dont celui qu'on appelait Yacef donnait les ordres, dont l'intellectuel, Bouzid, non seulement lui obéissait mais lui répondait, acquiesçant à tout ce qu'il disait sans discuter, je sus que l'étudiant était l'instrument et que l'autre était — ou s'était nommé — le chef.

— Les paquets sont prêts, dit Yacef.

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Keuider tendait les bras, prêt à charger : — Il faut que je te dise un mot, me fit l'homme. Il m'entraîna dans un angle de la pièce et, plus bas, il m'expli­

qua : — A toi, je peux confier autre chose que du matériel. Veux-tu

transmettre à Fedoui que la chose reste décidée pour demain, dana l'après-midi. Qu'il prenne ses dispositions. Une jeep viendra prendre livraison du nécessaire chez vous, juste avant l'heure fixée. Après 9a, le tour fait, elle remontera et déposera à nouveau ce qui aura servi dans le couloir de la maison sous l'escalier où Kouider et d'autres désignés par Fedoui le feront disparaître en le re­montant tout de suite à l'appartement. Personne n'y verra rien, d'autant que les gens seront sans doute rentrés chez eux quand ils auront entendu le barouf. Rien à craindre, si les voitures sont repérées on les abandonnera à temps et les armes n'y seront plus. Et attention à la camelote ! Dis à Fedoui que je l'en rends responsable. Ce n'est pas tous les jours qu'on peut se procurer des F.M. comme ceux que vous allez emporter et cinq cents cartouches pour mettre dedans... des beaux FM. tout neufs raflés dans une caserne française... >

Il passa, suivi du garçon à lunettes, dans une pièce attenante, au sol de mosaïque usée, puis ils revinrent avec les « paquets ». C'étaient quatre fusils mitrailleurs, enveloppés dans des couver­tures, et deux caissettes de cartouches.

— Vous ne pourrez pas descendre ça tous les deux, d'autant qu'il faut que vous ne laissiez rien tomber, Bouzid va vous aider. Moi j'aime mieux ne pas trop me faire voir, quoi qu'ici, à la Casbah, le risque soit limité.

Nous prîmes le chargement à nous trois et, quand il fut placé dans la poussette soudain devenue lourde, nous serrâmes la main de Bouzid et nous remontâmes la rue. Au passage, des femmes regardaient vers nous et l'on pouvait se demander si leurs re­gards s'adressaient aux gamins que nous étions encore ou aux hom­mes qui perçaient sous ceux-ci. J'avais, pour la première fois, la sensation d'être un homme, d'agir en homme. C'était la première fois que j'éprouvais cette impression que l'action emporte tout, couvre tout. Alors que nous sortions de la Casbah, redescendant vers « Climat de France », j'aperçus deux gendarmes. Ils déam­bulaient, en baudriers de cuir et étui-revolver au côté, jetant à droite et à gauche des regards sur la foule dense à cette heure. Kouider les vit en même temps que moi, mais il était trop tard pour les éviter, d'autant qu'ils avaient repéré la charrette :

—- Laisse-moi faire. Lâche la poussette. Tu n'es pas avec moi. Je cessai de pousser la charrette et, à trois pas derrière Koui-

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der, une sueur glacée dans le dos, je vis les deux gendarmes l'ar­rêter tandis que je continuai mon chemin comme" si de rien n'était. Il ne les laissa pas regarder sous les couvertures. Il sortit de sa poche, pour les occuper, une carte dûment estampillée, où son nom s'étalait en gros caractères :

— Transporteur... dit-il. — Ça va, fit le gendarme et il reprit, avec l'autre, sa patrouille. En bas de la côte je rejoignis Kouider : — Aide-moi à retenir, dit-ij, j'ai du mal tout seul. On monta les « paquets » à l'appartement. Fedoul ouvrit son

placard, cette fois devant moi, et y rangea les « provisions » : — Il y en aura d'autres à venir, dit-il : des boîtes cette fois, le

garçon à lunettes que tu as vu en prépare tout un stock, paraît qu'il sait y faire.

Le lendemain j'allai à « Bugeaud », comme si de rien n'était. Ce fut seulement quand j'en sortis, le soir, que j'appris ainsi que Max, qui était encore tout près de moi à ce moment, que quelque chose s'était passé. Les gens disaient :

— A Bab-el-Oued, oui... — Un massacre !... Un vrai massacre !... — Il y a des morts... — Des femmes... des enfants... Max devenait fou : — A Bab-el-Oued ! Faut que je voie... Peut-être ça a été dans

• mon quartier... Et les Geandrot ?... Ne me quitte pas, Mouloud... Je tentai de rester en arrière : — Viens avec moi... Ne me laisse pas seul... Pouvais-je faire autrement que de le suivre ? Ne me serais-je

pas vendu en lui refusant de l'accompagner ? Et puis, il fallait que je sache, moi aussi.

Ce n'était pas loin, la rue Bara, nous y courûmes. Mais nous n'y étions pas parvenus que nous étions tombés sur la foule. Elle était là, par groupes, sur les trottoirs, sur la chaussée, agglomérée, ne s'écartant que pour laisser passer les voitures officielles. Des femmes, des enfants, des hommes vieux pour la plupart, de tout jeunes aussi qui avaient le visage crispé, la mâchoire serrée. Il y avait une majorité de « pieds noirs » mais aussi dés Arabes, seu­lement ceux-ci se tenaient à l'écart et, quand ils s'approchaient des groupes, les Européens faisaient visiblement semblant de ne pas les voir, même quand ils les connaissaient bien. Les femmes étaient les plus excitées :

— La petite allait aux provisions... heureusement elle a en­tendu les rafales... elle a pu entrer dans une traboule.

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— C'est pas comme la Jeanine à Mme Lopez : morte, ils l'ont emportée avec l'ambulance.

Ils étaient là, tous, en famille, dans la rue, comme d'habitude, seulement avec le drame en plus aujourd'hui, sur eux, en eux. Les radios marchaient toujours et hurlaient par les fenêtres ou­vertes de l'été, des chants et des mots. Et les gosses avaient re­commencé à jouer sur les trottoirs :

— Félix... Viens ici... Il va se salir dans tout ce sang... Viens ici, petit imbécile !...

Et c'était vrai. Il y avait du sang. De grandes flaques mais qui séchaient déjà, de larges éclaboussures sur le mur d'un café. Et des choses par terre, qu'on n'avait pas encore ramassées : un couffin avec tout son contenu répandu, et une chaussure de femme, un vieux porte-monnaie, un chapeau de paille, un sac de plage lâché là par quelque gamine qui revenait de se baigner et qui se trouvait Dieu seul savait où, à l'heure présente :

— La voiture est arrivée par la descente Valée et dès qu'ils ont été là ils ont ouvert le feu...

— Je les ai vus !... Je les ai vus !... — Des F.L.N. Ils mitraillaient tout le monde. — Et ils lançaient des papiers... des tracts... — Tiens, j'en ai un là, dans ma poche : « La guerre totale est

déclarée ». L'homme le dépliait, le montrait, le frappait du dos de sa

main : — La guerre totale ! Aux enfants !... Aux femmes ! C'est tout

ce qu'ils savent faire... Ces salauds d'Arabes !... — Nous aussi on va en descendre... ça leur apprendra. — Ça les fera réfléchir. — Nous aussi on la leur fera la guerre totale. S'ils la veulent,

ils l'auront. J'entendais tout cela. Je regardais tout cela. Max, qui s'était

arrêté un instant pour écouter, repartit en courant vers la rue Bara, sans doute voulait-il avoir des nouvelles des siens. Il m'avait oublié, il ne cherchait pas à savoir si je le suivais. Je remontai alors vers « Climat de France ». Je rentrai chez les miens.

V

Cet été-là je retournai à Samta. Je n'avais pas envie d'y aller. J'appréhendais de me trouver

avec M. Augustin, sa femme, Max, de l'autre côté de la barricade. Je dis à Fedoul que je préférais rester à Alger. On pouvait y avoir besoin de moi.

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54 HISTOIRE DE MOULOUD

— Tu vas, au contraire, me faire le plaisir d'aller en vacances là-bas. Ici, tu as fait ce„qu'on t'a demandé et on peut se passer de toi pendant ce temps : les choses sont en place. Tandis, que dans le Sersou tu peux te renseigner habilement, préparer l'ave­nir...

— L'avenir ? De quelle manière, khouk ? demandai-je naïve­ment.

— Note tout ce que tu verras. Où les gens vont et à quelle heure. Leurs habitudes. Et ce qui se passe à Vialar, dans les fermes des environs, à Samta. Qui est pour nous ou contre nous. Ceux qui touchent leur retraite du combattant. Et ceux, au do­maine comme d'ailleurs, qui lèchent les pieds des roumis. Plus tu en apprendras, le mieux ça vaudra. Ah ! les noms des notables qui jouent sur les deux tableaux. Et même ceux des manœuvres, des ouvriers qui collaborent, qu'on dresse les côtes à ceux qui courbent l'échiné devant le « pied noir ». Du renseignement, quoi ! Tout sert ou peut servir contre l'ennemi.

Pourtant, à Samta, c'était l'été, la moisson opulente, préservée cette année, le calme relatif — mais je savais maintenant ce que signifiait le calme, il me faisait aussi peur que la violence. — De nouveaux ennuis pourtant : des soldats nouvellement arrivés, des chasseurs gouailleurs, indifférents, obéissant aux consignes et soupçonneux comme l'étaient les gendarmes qui recherchaient les armes chez les « pieds noirs ». M, Augustin avait une planque pour celles-ci. On avait arrêté sa voiture une fois et on lui avait pris son fusil, mais il se méfiait déjà et c'était un vieux flingue à broches, venant de son grand-père; son hammerless, acheté à la manufacture d'armes de Saint-Etienne, était sous une latte du plancher de la buanderie, à portée de la main, ses revolvers aussi, et aussi ses grenades car il en avait six dans une musette, au cas où la ferme serait attaquée.

Un jour les gendarmes cernèrent Samta et nous firent ranger, les mains en l'air, contre le mur de la cour pour nous fouiller. Des Français ! Leur capitaine, à l'air sévère, à l'accent de Limoges, qui ignorait tout de l'Algérie, fronça les sourcils :

— Si vous avez des armes autant nous les remettre tout de suite, M. Beaudouicq-Dupré. Il y a eu des meurtres d'Arabes dans les environs et nous pensons bien que ce sont les « pieds noirs » qui les ont commis.

M. Augustin était furieux et rouge : — Je n'ai pas d'armes (il mentait bien sûr.) Et si j'en avais je

ne vous les donnerais pas. Avec tout ce qui se passe, nous pou­vons être égorgés demain, il faut que nous puissions nous dé­fendre.

Page 22: HISTOIRE DE MOULOUD · 2021. 1. 21. · HISTOIRE DE MOULOUD 35 En effet, au bout de quelques instants, j'entendis un pas dans l'escalier et quelqu'un entra. Je sus tout de suite que

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— Nous sommes là pour vous protéger. — C'est ça ! Vous serez à Tiaret quand ils attaqueront ici. Le

temps de vous prévenir ils auront disparu et nous serons tous morts I

— Si vous et vos pareils n'aviez pas excité les Arabes... — C'est peut-être nous qui avons égorgé Fidèle, l'an dernier ?

C'est peut-être moi qui ai mis le feu à ma récolte ?.., Orlando qui a brûlé sa ferme ?... Demandez. Demandez à celui-ci, et il désignait mon père.

— Je vous dis qu'on a tué des Arabes.,, à Tassiemt, à Massou* ket... des Arabes comme lui.

— Et dans beaucoup d'autres endroits. Seulement ce n'est pas nous. Ce sont les leurs... Ceux qui ne veulent pas marcher avec la rébellion, le F.L.N. les embarque de force, on les menace de tuer leurs femmes, leurs pères, leurs mères, leurs enfants s'ils ne cèdent pas et ils finissent par suivre les autres... Et ceux qui ne mar­chent pas ont la gorge coupée... quand ce n'est que la gorge. On ne vous a donc pas raconté ce qu'ils ont fait à Omar ?

Le capitaine haussait les épaules : — J'ai des ordres. Je fais mon devoir. — Nous aussi on le fait. Et on le fera jusqu'au bout. Et on n'a

besoin de personne. M. Augustin était dans une colère terrible ! Ils partirent. Ils n'avaient rien trouvé. Sans doute avaient-ils

mal cherché, pas le capitaine mais ses hommes tout au moins. Les soldats du contingent qui venaient d'arriver, eux, ne pensaient qu'aux « petites » et à l'anisette. Ils disaient que ce n'était pas une guerre. Ils semblaient presque le regretter. Et quand il se pas­sait quelque chose, ils arrivaient après. Comme disait l'un d'eux : « ils n'étaient pas encore organisés ». Cela leur vint par la suite, quand ils essuyèrent des coups durs, alors ils devinrent méfiants et ils mirent tout le monde dans le même panier, sauf ceux qui leur offraient à boire. On en retrouva un ou deux refroidis, ça donna à réfléchir aux autres, d'autant que les fellagha avaient pris leurs fusils aux macchabées.

Août était sur le point de finir. On vivait au jour le Jour. On avait beaucoup discuté après avoir écouté la radio au moment de l'expédition de Suez. Nasser, protecteur officiel du F.L.N. avait ga­gné. Grâce à Moscou, à Washington et à TO.N.U. l'expédition avait fait long feu. Certains disaient — ils aimaient se bercer de cet espoir, de tous les espoirs, -— que Mollet allait envoyer des émis­saires à Rome, en Yougoslavie, pour rencontrer des représentants de la rébellion. On parlait beaucoup et on ne voyait rien venir, et l'on continuait à compter les morts un peu partout. En sep-

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tembre, je revins à Alger avec Max, L'année qui commençait allait être sérieuse pour moi et, dans ma candeur, je pensais alors que c'était à cause du baccalauréat !

Dans ma poche j'avais mon rapport. Je l'avais rédigé à Samta, au jour le jour, la nuit, quand j'étais seul. J'y disais ce que j'avais appris. Vis à vis de Fedoul et de ceux du F.L.N. je devais être loyal. Ce que j'aurais voulu c'était qu'on ne me le demandât pas. J'y rapportais, en effet, des choses concernant M. Augustin, les siens, ses ouvriers, et les commerçants arabes de Vialar, ce qui se passait au bar « Chez Michel » et pour qui étaient les employés des fer­mes environnantes, ce que j'avais appris soit parce que c'était de notoriété publique chez les « pieds noirs », soit que mon père, d'autres, se soient laissés aller àr parler. Mes sentiments rejoi­gnaient ceux de Bouzid : je.faisais ce que je devais faire sans avoir cependant pris des initiatives qui avaient été les siennes, et je me berçais du fallacieux espoir que cela ne servirait jamais à rien alors qu'un peu partout déjà éclataient les « boîtes » qu'il avait fabriquées.

Je rentrai dans l'après-midi et ne vis Fedoul que le soir. Une des premières paroles qu'il prononça fut :

— Tu m'apportes ton rapport ? J'en fus glacé. Je mis ma main à ma poche. Il était là et je

devais le remettre. Avec soumission je le pris et le lui tendis. Que pouvais-je faire d'autre ? De toute manière il me fallait tra­hir quelqu'un et, comme eût dit Fedoul, l'Algérie avait choisi pour moi. Mais où était exactement l'Algérie ? Et comme disait M. Au­gustin, n'y avait-il pas les fellagha et les Arabes ? Et les « pieds noirs » n'étaient-ils donc plus Algériens ?

En octobre, une bombe d'une toute autre sorte que celles que fa­briquait Bouzid en tremblant, éclata : le 22 exactement, l'avion qui transportait Ben Bella, Khidder, Boudiaf et Ait Ahmed, les chefs du F.L.N. accompagnés de l'inoffensif interprète Lacheraf, était « arrai­sonné » alors qu'il survolait le territoire algérien pour se rendre à Tunis où rendez-vous était pris pour discuter d'un arrangement, et ceux-ci arrêtés à l'aérodrome de Maison Blanche où le DC3 FO ABV, avait reçu l'ordre de se poser. Il venait de Rabat, du Maroc, où le prince Moulay Hassan avait reçu les chefs après avoir vu à Paris — on le sut plus tard — Guy Mollet et même de Gaulle. Fe­doul, peu de temps après, le sut. Cela changeait tout, retardait les choses de toute manière car les « interlocuteurs valables » (les seuls considérés comme tels à ce moment,) n'existaient plus. On massacra des Français à Meknès, à Tunis, par réaction contre l'arrestation, mais cela ne fit pas rendre les prisonniers. Fedoul était à la fois furieux et curieusement satisfait : il voulait que la

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révolution allât jusqu'au bout, craignait ce qu'il appelait « un compromis ». Il criait mais c'était en partie pour la forme, et il n'était pas le seul : ceux qui, comme lui, avaient mis le doigt dans l'engrenage et commencé à user de la violence, voyaient mal une solution qui ne s'appuyât pas sur elle, la seule radicale disaient-ils.

Drôle d'hiver ! Il fut triste et morne, comme certains jours d'Alger en décembre, en janvier. Des bombes — leur nombre di­minuait dans le « placard » de Fenoul — éclataient un peu par­tout. De temps à autre on voyait monter à l'appartement quelque belle fille qui venait y recevoir comme un cadeau ce qu'elle allait déposer dans quelque boutique ou « oublier » dans quelque stade parmi la foule, ou les sacoches d'une bicyclette, s'esquivant à temps, le mécanisme à retardement faisant le reste. Cela se pas­sait un peu partout, on aurait dit au hasard, seulement pour la terreur. A « Bugeaud » notre vie en commun, à nous Arabes avec les « pieds noirs », n'était plus guère supportable. Max, sans m'évi-ter positivement, échangeait encore avec moi des paroles insigni­fiantes mais en réalité désespérées, et je lui répondais par des mots qui n'avaient pas plus d'intérêt que les siens sinon pour nous qui nous comprenions.

Hors d'Alger, cependant, dans les Djebels, en Kabylie, la situa­tion militaire s'améliorait pour les Français. L'armée, presque partout, matait les « hors la loi ». Fedoul recevait de mauvaises nouvelles des willayas, particulièrement de la willaya IV qui opérait dans la région de Vialar. Il avait fallu, à ceux qui impu­nément jusqu'alors lançaient leurs raids, leurs patrouilles de mort, se replier, se cacher, remonter vers Fort National ou Mi-chelet en Kabylie, ou Ain Lelou, Bou Caïd, au-dessus de Molière, dans l'Ouarsenis.

A Alger, il y avait Massu et surtout son adjoint Godard. Plus moyen , d'aller dans la Casbah. Elle n'abritait d'ailleurs

plus Bouzid et les autres. Lacoste « le Ministre résidant », parlait déjà du « dernier quart d'heure » et Fedoul rongeait son frein et disait — il disait toujours tout tout haut, bien plus pour moi que pour Kouider — son inquiétude.

— Ce Mollet ! Il en faudrait un autre. Avec lui ils vont aller jusqu'au bout. Pas de veine, en définitive, que les Français aient montré un peu d'astuce en mettant la main sur Ben Bella et les autres et de la fermeté depuis près d'un an. Et ce Massu qui, avec ses parachutistes, a obligé tous les nôtres à filer de la Casbah, qui a tout passé au peigne fin, tout nettoyé ! Bientôt mon placard va être vide ! Et la bataille d'Alger, nous sommes en train de la per­dre comme les nôtres perdent les leurs ailleurs.

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Maintenant il regrettait 'plus vivement encore l'arrestation de Ben Bella, des autres, disait qu'on était mal embarqués, que c'était un désastre que tout ne se soit pas terminé dans la négociation. Et il n'y avait pas que les militaires. En janvier on avait tiré — des ultras, il y en avait qui commençaient à s'exciter joliment de ce côté là — sur le général Salan, jugé « trop mou. », avec un ba­zooka de fortune, tuant son adjoint à sa place :

— Ça se durcit, répétait Fedoul. Il faudrait quelque chose. Au­jourd'hui, on ne peut pas dire que ça tourne iond pour nous. On n'y arrivera jamais par les armes. Ah 1 si Mollet pouvait reprendre les pourparlers ! Mais il tient Ben Bella et les autres alors il ne peut pas aller traiter avec eux dans leur prison, en France.

— Il y en a d'autres. Tu le dis toi-mêine. — Oui, mais ceux-là les Français ne les connaissent pas. Et

d'ici qu'ils acceptent de les voir ils auront gagné la guerre. Chaque soir apportait sa moisson de mauvaises nouvelles : — Tu sais ce qu'ils font, les militaires, à présent ? — Non. — Un barrage. Tout au long de la frontière Tunisienne, avec

des barbelés et des postes militaires. Ce coup-là on va être coupé de Bourguiba et des nôtres qui s'entraînent là-bas. Et le long du Maroc ça va être pareil.

— Ils glisseront au Sud. — Comment ? Avec les patrouilles de la Légion ! Et il n'y a

pas que les hommes : il y a les armes, les munitions. Ça va mal ! Ça alla mieux en mai : Guy Mollet tomba. Et Fedoul jugea

clairement la situation : — La pagaille chez eux... Voilà ce qu'il nous faut... Oui, la pagaille en France redonnait du courage. La désagréga­

tion de là-bas amenait celle d'ici, les tergiversations, l'attente, le temps mort qui travaillait pour nous. Le 8 juin on vint chez Fe­doul « au ravitaillement ». Le 9, en plein été, une bombe éclatait sous l'estrade du Casino de la Corniche, tuant des jeunes gens et jeunes filles venus là pour danser, s'amuser, oublier la guerre, elle fit douze morts et soixante-douze blessés et mutilés, e* Fedoul dit, joyeux :

— Allons, ça va, les affaires reprennent. Le lendemain, par réaction, éclatait la première grande raton­

nade qui opposa ouvertement les Arabes aux pieds noirs.

{La troisième partie au prochain numéro) PAUL VIALAR