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Hodologie de l'innovation

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Hodologie de l’innovation

Adrien DEMAY,mémoire sous la direction de Jacques-François MARCHANDISE,

ENSCI-Les Ateliers, mai 2009

Avant-propos................................................................................................................................p.5

Préambule..................................................................................................................................... p.13

30 Itinéraires....................................................................................................................... p.19Itinéraire.n°1.:.Du PDL au lyber : un déterminisme technique ?.............. p.20Itinéraire.n°2.:.Machine à laver : « c’était mieux avant… »............................ p.32Itinéraire.n°3.:.La roue, la route, la routine............................................................... p.44Itinéraire.n°4.:.Intel et la RATP : des parades à la saturation ?................... p.52Itinéraire.n°5.:.Des motivations profondes : en direct du Pléistocène..p.60Itinéraire.n°6.:.Santos-Dumont vs Ader : de l’humanisme à la performan-ce ?....................................................................................................................................................... p.66Itinéraire.n°7.:.Du brevetage au copyleft : vers le patrimoine de l’huma-nité ? ............................................................................................................ p.72Itinéraire.n°8.:.3ème gouvernance et compétitivité : une idéologie de l’in-novation ?....................................................................................................................................... p.80Itinéraire.n°9.:.Une innovation « jetable » ?............................................................... p.90Itinéraire.n°10.: Finance et court-termisme…..................................................... p.100Itinéraire.n°11.:.Une logique guerrière ?................................................................... p.110Itinéraire.n°12.:.Toilettes à litière : une théorie praticable........................... p.120Itinéraire.n°13.: Habitude et expérience................................................................... p.126Itinéraire.n°14.:.L’obsolescence du modèle de l’entreprise moderne.. p.132Itinéraire.n°15.:.Fagor : le modèle de la coopérative à l’épreuve de la 3ème gouvernance.............................................................................................................................. p.138Itinéraire.n°16.:.L’innovation : une croyance occidentale ?........................ p.142Itinéraire.n°17.:.Innovation sur papier glacé : la technologie en figure de proue............................................................................................................................................... p.150Itinéraire.n°18.:.La substantifique productivité du semis direct.............. p.158Itinéraire.n°19.:.Perturbation des systèmes complexes : le barrage hydroé-lectrique........................................................................................................................................ p.164Itinéraire.n°20.:.Un besoin de stabilité ?................................................................... p.170Itinéraire.n°21.:.La lisibilité de l’autocuiseur.......................................................... p.174Itinéraire.n°22.: La dissimulation comme stratégie ?....................................... p.178Itinéraire.n°23.:.Instrumentalisation et automatisation................................. p.186Itinéraire.n°24.:.Les courts-circuits : accélérer ou approfondir ?........... p.194Itinéraire.n°25.:.Des courts-circuits pour faire des longs-circuits et l’obso-lescence envisagée du service : les VLS................................................................ p.200Itinéraire.n°26.: Enjeux du contrôle des processus d’adoption : les fumeu-ses..................................................................................................................................................... p.208

Itinéraire.n°27.:.Usage pensé, consommateur déchargé…......................... p.216Itinéraire.n°28.:.Conception et expérience usager : de Ford à la prospec-tive du présent......................................................................................................................... p.226Itinéraire.n°29.:.Les artisans, l’ONG et le designer.......................................... p.236Itinéraire.n°30.: Le temps linéaire de l’histoire.................................................... p.244

Boîte à outils critique........................................................................................... p.253

Etude de cas : Circul’Livre............................................................................... p.257

Conclusion................................................................................................................................. p.274

Annexes....................................................................................................................................... p.283

Références................................................................................................................................. p.299

Remerciements..................................................................................................................... p.307

AVANT-PROPOS -.7

Avant-propos

Ce mémoire de fin d’études se veut une tentative d’approche hodolo-gique du phénomène innovation.

Le mot provient du grec hodos qui signifie route ou voyage. L’hodolo-gie est la science des routes et des voyages développée pour saisir l’effer-vescence du paysage routier par le géographe et théoricien du paysage américain John Brinckeroff Jackson.

Jackson (1909-1996) est, entre autres le fondateur de la revue Lands-cape dans laquelle un de ses collaborateurs, Derk De Jonge commença à parler d’hodologie dans un article intitulé « Applied Hodology »1 où il ren-voie pour le concept et l’inspiration au psychologue Kurt Lewin et aux études de Kevin Lynch dans le domaine de l’espace vécu.2

L’hodologie s’intéresse aux routes, aux rues, aux chemins, et aux diffé-rentes voies de communication : cela signifie aussi qu’elle tient compte de ceux qui les font, de ceux qui s’en servent, qui les « empruntent » le temps d’un trajet plus ou moins long. 3

Jackson a mis en évidence la présence de différents niveaux de réalité dans l’expérience du paysage, alternant entre déterminisme et libre arbi-tre, selon que l’on circule sur une route ou un chemin. L’hodologie se propose donc comme une observation des paysages depuis les voies (ways) qui « signifie non seulement chemin, mais encore direction et, par extension, projet et façon ». Elle s’attache à décrire essentiellement les modalités de parcours, « l’itinérance plutôt que l’itinéraire ».

L’hodologie est avant tout un prétexte pour adopter, au moins dans un premier temps, une posture exploratoire relativement libre et à mon sens nécessaire pour ne pas être absorbé par une vision exclusive, tout en conservant la possibilité de « profaner » les arcanes de l’innovation.

Car l’innovation est un phénomène difficile à appréhender. Le terme lui-même peut exprimer des choses diverses et parfois même contradic-toires. Le mot est utilisé aujourd’hui, voire surexploité, dans presque tous les domaines, de la technologie à la politique, en passant par l’éco-nomie et semble particulièrement bien porté par l’air du temps à l’instar d’autres mots appartenant au même champ lexical comme changement,

� Landscape, vol. 17, n° 2, hiver 1967-1968� Voir l’article du philosophe Gilles A. Tiberghien « Hodologique », Les carnets du paysage, n° 11, automne/hiver 2004, p. 9� Ibid, p. 9

HODOLOGIE DE L’INNOVATION8.-

rupture, refondation, réforme, renouvellement, etc.Sujet tantôt d’émerveillement, tantôt d’espoir, mais aussi de réticences

ou de peurs, l’innovation est une notion aussi large et polysémique que malléable. De quoi s’agit-il ? D’un produit ? D’une stratégie ? D’une dé-marche ? D’une action ? D’un processus ? D’un domaine ? D’une com-pétence ? D’une qualité ? D’une injonction ?...

Il n’y a pas de fondamentaux, par essence l’innovation relève de ce qui n’est pas établi, ce qui n’est pas admis, de ce qui n’est pas encore advenu. Toute tentative de compréhension totale serait donc illusoire, mais c’est précisément cette insaisissabilité qui constitue la prise par laquelle le tra-vail peut commencer :

Jackson donna ses lettres de noblesse à l’hodologie en l’appliquant au domaine géographique, nous tenterons non pas exactement de l’appli-quer, mais de nous en servir humblement comme prétexte pour propo-ser temporairement une méthode (un mot lui aussi issu de la racine grec-que hodos) de construction d’une représentation d’ordre quasi paysagère du phénomène innovation.

Jackson estimait qu’ « […] en termes politiques, le meilleur paysage, la meilleure route sont ceux qui suscitent un mouvement vers un but socia-lement désirable. Mais, cela, c’est à l’hodologue d’en décider. » 4

J’invite donc le lecteur à se glisser dans la peau de l’hodologue pour suivre quelques cheminements, des petites expéditions, des incursions temporaires dans le champ très large de l’innovation, sur un mode « pé-destre ».

La marche est en effet un moment de prédilection pour exercer sa pensée, Socrate et ses disciples péripatéticiens en ont fait une pédagogie. Mais surtout, nous explique l’écrivain et anthropologue David Le Bre-ton, « […] le marcheur est un homme disponible n’ayant de comptes à rendre à personne, il est par excellence l’homme de l’occasion, […] le flâneur des circonstances qui fait sa provision de trouvailles au fil du chemin »�. Sa vulnérabilité est une incitation à la prudence et à l’ouver-ture à l’autre plutôt qu’à la conquête et au mépris, ajoute-il plus loin6.

La première partie est un cheminement compilant 30 « itinéraires » que le lecteur peut parcourir presque indépendamment de leur ordre.

� John Brinckeroff Jackson, A la découverte du paysage vernaculaire, Actes Sud/ENSP, 2003, p. 89 (traduction de : Discovering the vernacular landscape, Yale Universty Press, 1984)� David Le Breton, Eloge de la marche, Maitailié, 2000, p. 28� Ibid, p. 62

AVANT-PROPOS -.9

Chaque itinéraire est balisé par des cas, leurs analyses, des embarras ou des inquiétudes : le chemin est tracé, certains éléments du décor sont décrits, mais rien n’empêche le lecteur de s’arrêter pour regarder ailleurs afin de l’enrichir ou le remettre en cause. Ces itinéraires permettent de soulever des questions, de faire émerger des clés de compréhension et de débusquer quelques « angles morts ». Ces points serviront à construi-re une boîte à outils critique prenant la forme d’une console, d’une carte heuristique.

Cette boîte à outils s’appuie sur une schématisation du processus d’in-novation depuis laquelle se déploie un ensemble non exhaustif de des-cripteurs. Les descripteurs sont souvent des variables, c’est-à-dire des points de vue « stéréoscopiques » sur un aspect du processus ou de la démarche. Chaque curseur oscille entre deux extrêmes. Il n’y en pas for-cément un bon et un mauvais. Suivant le « réglage » des autres variables un même extrême peut se révéler positif ou négatif, ou même ni l’un ni l’autre, il est, tout simplement. On ne passe pas directement d’un extrê-me à l’autre, il y a souvent une multitude de positions intermédiaires. La meilleure position (s’il doit y en avoir une) n’est pas non plus forcément au centre : il n’y a pas nécessairement de juste milieu. Les variables font simplement apparaître des oppositions, des contradictions, des para-doxes, des déséquilibres, etc.

Le schéma est un outil destiné à questionner le phénomène innovation avec des cas concrets et permet de le faire sous plusieurs angles, à diffé-rents moments d’un déroulement toujours différent lui aussi. Il ne s’agit pas d’une grille de lecture figée et rigide, mais au contraire d’un filet élastique dont chaque maille est explicitement sujette à variation en fonction du cas considéré. Il est paramétrable et modulable à l’infini, on peut toujours rajouter un descripteur, en modifier le contenu, le faire interagir sur d’autres. Le squelette est mis à disposition, ce sont les exem-ples traités et analysés qui lui donneront vie. En cela, c’est un outil mar-tyr, voué à être malmené, explosé, un échafaudage éphémère en somme. Nous le testerons et le chahuterons sur un exemple afin d’en mesurer l’ utilité et les limites. Ce test donnera lieu à la construction d’une repré-sentation cartographique.

L’objectif du mémoire est donc de proposer au lecteur (acteur de l’in-novation comme l’est le concepteur, ou confronté à l’innovation comme l’est le consommateur) les moyens non pas de juger une innovation, mais de commencer à discerner, au-delà des peurs, de l’enthousiasme ou de l’indifférence, ce qu’elle apporte, la manière dont elle s’installe et les

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problèmes qu’elle peut poser. Cela non pas nécessairement dans le but soit de la rejeter, soit de l’accepter, mais aussi pour nuancer et savoir par où la saisir pour se l’approprier, la détourner, la diffuser, etc.

Il s’agit de créer du jeu, d’aménager des marges de liberté, de passer d’une vision simpliste (positive ou négative) à une vision complexe, lais-sant la part aux choix.

«Toutes.les.scènes.d’une.pièce.conduisent.vers.un.dénouement..Or,.cette.fin.importe.souvent.moins.que.les.virages,.les.impasses.et.les.carrefours.proposés.tout.au.long.du.jeu..Ce.n’est.pas.la.destination.qui.compte..Il.est.même.souhaitable.de.ne.pas.savoir.où.l’on.va.pour.se.concentrer.sur.les.ma-nières.de.cheminer.et.les.rencontres.que.l’on.fait.en.route..Voyager.pour.voyager.compte.bien.plus.et.permet.d’ouvrir.concrètement,.sans.préambule,.tous.les.chapitres.du.paysage.»Jean-Luc.Brisson,.extrait.de.l’éditorial.des.Carnets.du.paysage.n°11,.automne/hiver.2004

PREAMBULE -.15

Préambule

En préambule, littéralement : avant (prae) de marcher (ambulare), il est bon de prendre le temps de remonter à l’origine du mot innovation. Son étymologie apporte un éclairage sur les ambiguïtés et paradoxes dont on joue ou dont on l’accuse aujourd’hui.

Lorsque l’on parle d’innovation, on peut parler de plusieurs choses : d’un point de vue lexical, « innovation » fait partie de cette famille de termes qui désignent aussi bien l’action que le résultat comme « organi-sation », « coordination », « jugement », « évaluation », ou « production ». Il ne faut donc pas confondre le fait d’innover et le produit de cette ac-tion, sous peine d’engendrer (ou perpétuer) un amalgame, un axiome nébuleux et subjectif que tout le monde peut utiliser sans que personne puisse se mettre d’accord sur ce qu’il représente.

Du point de vue de l’entendement, « innovation » peut être compris comme un ensemble de valeurs, aussi bien positives (capacité de renver-ser l’ordre établi, possibilité de prendre en main son futur…) que néga-tives (bouleversement, choc, déstabilisation…). Il peut être compris en-tre autres comme processus (stratégie de conception), comme mécanisme socio-culturel (assimilation par la société), ou comme discours (idéolo-gie).

Selon le Dictionnaire historique de la langue française d’Alain Rey (1992), le terme « innovation » est emprunté au bas latin innovatio « changement, renouvellement », forme nominale (supin) de innovare « renouveler ». In-novare est lui-même constitué du préfixe in- (indiquant un mouvement vers l’intérieur) et du verbe novare « refaire, inventer ». En latin classique, innovare va jusqu’à prendre le sens « revenir à » : il s’agit alors d’opérer un retour, et il y a derrière cela l’idée de cycle, d’un renouvellement témoi-gnant d’une reproduction à l’identique. Novus, dont est dérivé innovare, signifie d’ailleurs « nouveau, jeune, récent » comme peut l’être le vin nouveau (novum vinum), l’adjectif qualifie d’abord un être jeune (un ani-mal, un végétal), une personne qui a acquis un titre ou une fonction qu’elle n’avait pas avant et une personne sans expérience. Mais ensuite, vers le XVIe siècle, le sens dérive vers ce qui est singulier, inattendu, surprenant.

Au Moyen-Âge, innovation (innovacion, 1297) est un terme juridique utilisé pour parler de l’introduction (de quelque chose de nouveau) dans une chose établie. L’innovation est donc un mouvement consistant en un passage de l’extérieur à l’intérieur, révélant un rapport pénétrant (la

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chose nouvelle)/pénétré (la chose établie).« L’objet est dans ce cas une chose abstraite qui s’intègre à ce qu’on

pourrait appeler – sans trop extrapoler – l’ordre établi, la légitimité d’or-dre juridique en tant qu’elle est fondée sur le passé, ce qui est déjà exis-tant, donné, formé. Il n’est donc pas question, du moins à l’origine, que l’innovation balaie cet ordre pré-donné mais elle est mise en demeure de s’y introduire. »1

L’innovation est donc avant tout un processus d’intégration. Alors qu’on dirait aujourd’hui qu’innover, c’est sortir du cadre, l’étymologie nous indique qu’on pénètre dans quelque chose. Nous verrons plus loin les raisons de ce glissement de sens.

De la même façon, les expressions « innovation de rupture » et « inno-vation incrémentale » devraient donc en toute rigueur être évitées au ti-tre d’oxymores ou de pléonasmes.

Au XVIe siècle (1��9), l’innovation est associée au changement et à la création. La Renaissance met en avant les érudits (artistes, scientifiques, philosophes, historiens, etc.) qui font preuve d’inventivité, qui créent des choses nouvelles. On notera tout de même qu’à cette époque, cette im-pulsion créatrice a en partie pour origine le retour vers le passé, la redé-couverte et la relecture des cultures antiques grecque et romaine. Si bien que le sens, même si la notion de création s’y agrège définitivement, n’est pas éloigné de la signification du verbe innovare en latin classique, et reste intrasèquement lié à l’idée de retour. Les racines de la nouveauté, de la création plongent profondément dans le passé : re-nouveler, re-naissan-ce, on est bien encore dans un cadre cyclique d’ordre quasi biologique.

À la fois en rupture (découplage nature/dieu) et puisant dans le passé, ce basculement dans la modernité incorpore à « innovation » toute l’am-biguïté et la richesse sémantique que ce mot peut avoir aujourd’hui.

Le mot se dit à partir du XIXe siècle d’une chose nouvelle et s’applique spécialement au domaine de l’industrie et des affaires. Progressivement, innover signifie moins introduire du nouveau dans quelque chose d’éta-bli (ajouter) que bouleverser ce qui est établi pour établir autre chose (remplacer). Il s’agit davantage d’un processus de substitution que d’im-plémentation, probablement dû à la transformation du monde qui

� Christophe Adam, Innovation thérapeutique en milieu carcéral : du « ver dans le fruit » au « levain dans la pâte », Champ pénal, Séminaire mis en ligne le 29 septembre 2007. http://champpenal.revues.org/document2�22.html. (Christophe Adam, Maître de conférences, Université Libre de Bruxelles, Université Catholique de Louvain)

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s’opère. Durant cette période de révolution industrielle, le changement et les innovations sont essentiellement perçus et vécus comme techni-ques : se mettent en place des systèmes d’équivalences (on parle de CV (cheval-vapeur) pour la puissance des moteurs thermodynamiques rem-plaçant la force musculaire du cheval, les manufactures se transforment en usines, la fabrication est divisée en fonctions et tâches équivalentes exerçables par n’importe quel ouvrier : le savoir-faire de l’artisan est remplacé par une multitudes de tâches réduites à de simples manipula-tions…)

La composante destructrice dont serait porteuse l’innovation apparaît véritablement avec les théories économiques de Schumpeter (1883-19�0) qui introduit le terme en économie vers 1911 (Théorie de l’évolu-tion économique). Dès lors, l’innovation est généralement associée à la croissance économique, à l’entreprise et au progrès technique.

Dans le dictionnaire culturel en langue française d’Alain Rey (le Robert), l’in-novation est définie dans une acception spécifique et relativement ré-cente comme : « une réalisation technique nouvelle qui s’impose sur le marché ».

Lorsque l’on évoquait plus haut le fait qu’innover soit aujourd’hui plus facilement compris comme sortir du cadre plutôt qu’y introduire un élé-ment nouveau, l’une des raisons vient justement de l’utilisation du mot circonscrite principalement dans le domaine de l’entreprise et du rap-prochement causal avec la croissance économique, « innovation » est devenu un vocable majoritairement économique. Innover en profon-deur, c’est de plus en plus créer un espace de marché entièrement nou-veau, « changer d’océan »2 : s’échapper de « l’océan rouge » établi et au bord de la saturation, où la compétition pour la survie est intense et meurtrière, et effectuer un déplacement stratégique pour gagner « l’océan bleu » plus paisible, exempt de concurrence. Il ne s’agit plus de changer les choses de l’intérieur mais de créer un nouveau contexte, un nouveau paradigme qui rend possible la mise en place des artefacts « innovants » qui eux-mêmes concrétiseront l’innovation. Là où traditionnellement l’invention était introduite et parvenait à modifier le cadre établi (et donc prenait éventuellement le nom d’innovation, suivant l’époque), le préala-ble est maintenant la création, au moins conceptuellement, d’un nou-veau cadre (extérieur à celui qui est déjà établi) pour pouvoir y accueillir le produit, service, procédé, etc. innovant. Dans ce cas, l’innovation est

� Kim Chan, Renée Mauborgne, Stratégie Océan Bleu : Comment créer de nouveaux espaces stratégiques

HODOLOGIE DE L’INNOVATION18.-

avant tout dans l’élaboration du paradigme, et passe par un effort pros-pectif. En cela, s’agit-il toujours d’une introduction au sein de la société pour en modifier les normes ou s’agit-il d’un réaménagement social qui permet l’introduction de nouveaux artefacts ?

Il est intéressant de se pencher sur le sens des contraires pour perce-voir l’étendue du champ sémantique et avoir une vision plus complète par l’écart.

Les contraires associés au mot « innovation » sont : archaïsme, immo-bilisme, routine, tradition. Et ceux au verbe « innover » sont : conserver, maintenir, copier, imiter.

On s’aperçoit pourtant que ces contraires ne sont pas nécessairement justes, innover c’est aussi parfois maintenir quand on avait pris l’habitu-de de détruire, de remplacer ou de laisser se dégrader. Une grande inno-vation conservatrice par exemple fut en France, la création en 1830 par le ministre de l’Intérieur François Guizot du poste d’inspecteur des mo-numents historiques et les premières restaurations d’édifice sous la di-rection de Prosper Mérimée.

Innover c’est également parfois imiter, pour rester dans la conserva-tion et la protection, le premier parc national du monde (Yellowstone) a été créé en 1872, inspiré par la création huit ans plus tôt et toujours aux Etats-Unis de la première réserve (vallée du Yosemite en Californie). Chaque création d’un nouveau parc dans le monde a été une innovation dans le territoire comme aux alentours, pour les habitants (et les touris-tes). Ces exemples doivent leur existence à des lois, des décrets, mais on peut mentionner l’Aibo de Sony, ce chien-robot de compagnie dont le comportement d’apprentissage est calqué sur celui d’un chiot3, les surfa-ces nanotechniques développées pour l’adhérence sèche (par le Labora-toire de Nano-Robotique de Carnegie Mellon) imitant les aspérités digi-tales (poils) du lézard gecko, etc.

En résumé, avant le XIXe Siècle, on parle peu ou pas d’innovation, mais d’invention. On ne parle d’innovation que dans le domaine juridi-que. Ce qui caractérise la justice, le pouvoir législatif et qui semble être la raison de l’emprunt du mot dans le contexte industriel et économique, c’est l’« universalité » (du moins à une échelle institutionnelle, c’est-à-dire nationale, européenne par exemple...) : la Loi s’applique à tout le monde (ou presque) et l’apport ou la modification d’une loi, d’un article

� Lors de sa première mise en route, il ne sait pas marcher, il lui faut quelques heures de gesticu-lations en essai/erreur pour apprendre de façon autonome à coordonner ces mouvements dans le but d’arriver à se déplacer de la manière la plus efficace qui soit.

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doit être respecté dès lors par tous et instantanément. Cette faculté de toucher rapidement la quasi totalité d’une population donnée s’appli-quait de plus en plus à la production (résultat) manufacturière puis in-dustrielle. C’est probablement cette analogie qui a été retenue ou qui a rendu possible l’appropriation du mot dans la langue pour parler soit de l’application d’une invention dont l’acceptation par un public est organi-sée et déterminée à l’avance, soit de l’application d’une invention dont l’acceptation par un public est effective, réalisée, reconnue.

Les.itinéraires.qui.suivent.sont.des.cheminements.qui.s’attachent.à.sortir.de.la.linéarité.pour.passer.à.une.vision.plurielle.de.l’innovation..Cette.approche.par.la.déconstruction.permet.d’entrer.dans.la.complexité.et.facilite.la.multiplication.de.points.de.vue.nuancés.

30 itinéraires

HODOLOGIE DE L’INNOVATION22.-

ITINERAIRE n°1 :

Du PDL au lyber : un déterminisme techni-que ?

Voici une expérience de projet dans le cadre de ma formation à l’ENS-CI. Il s’agit d’un projet mené à L’ADN (Atelier de Design Numérique encadré par Jean-Louis Fréchin) en binôme avec un autre étudiant, Da-mien Roffat. Je vais volontairement relater cet épisode avec le point de vue d’un concepteur en exercice, même s’il ne s’agit que d’un travail d’étudiant pour montrer et amplifier l’embarras dans lequel nous nous sommes trouvés. Pour cela, il est d’abord nécessaire de s’attarder un peu sur le contexte, c’est-à-dire de présenter le déroulement du projet, et décrire la proposition.

Nous avions décidé de travailler sur la prise de notes. La prise de notes face aux données numériques. L’objectif que nous nous étions fixé était de concevoir un outil de prise de notes facile à utiliser, toujours à portée de main, adapté aux informations numérisées, et qui puisse éventuelle-ment profiter de la puissance des technologies numériques pour le par-tage de ces notes.

Nous avons enquêté sur les pratiques tournant autour de la prise de notes en observant et interrogeant des gens, que ce soit dans un cadre professionnel, personnel ou de loisir.

Les besoins sont de divers ordres et se recoupent parfois :- recopier : en écrivant, en dessinant, ce qui permet en général de fa-

ciliter la mémorisation (« j’écris, je retiens »)- noter une idée (« tiens, ça me fait penser à … ») ;- mémoire à long terme (« je sais que c’est ici, je pourrais y revenir ») ;

ITINÉRAIRES -.23

- mémoire à court terme : pense-bête, truc à faire, rendez-vous, em-ploi du temps de la journée, etc. ;

- « enregistrer » sur le coup et rapidement quelque chose d’important comme une adresse, un numéro de téléphone, etc.

Le classique carnet de notes nous paraissait à tout point de vue extrê-mement pratique et répondant à beaucoup de ces besoins. Le carnet permet de regrouper sur un même support des contenus bruts (tickets, feuille collée, photo, etc.) et des contenus interprétés : ce sont les notes à proprement parler (écriture, dessin, etc.). Il les centralise et les organise chronologiquement dans le temps, faisant de chaque page et chaque élé-ment inscrit une balise visuelle de repérage temporel (nous avons même rencontré une personne qui annotait la tranche de son carnet : telle épaisseur de pages correspondant à un projet, une série de conférences, un voyage, etc.). On retrouve facilement ce que l’on cherche pour les raisons évoquées précédemment qui font appel aux réminiscences contextuelles, mais aussi parce qu’on peut le feuilleter très rapidement (flip) et si ce que l’on cherche est suffisamment éloquent, il nous saute aux yeux presque instantanément. Enfin, le format du carnet permet de le garder sur soi, dans une poche ou dans un sac.

Bref, c’était l’outil idéal sur lequel nous pouvions nous appuyer, il suf-fisait alors de trouver comment y intégrer les sources numériques.

L’intérêt était de pouvoir se déplacer avec ses notes « analogiques » et ses notes numériques en facilitant l’accès (recherche et visualisation) et la portabilité.

Alors comment s’y prendre ? Longtemps durant le projet nous avons cherché à adjoindre à un carnet papier une greffe numérique capable de capter les données et de les restituer visuellement. Nous avions pensé à une feuille, une sorte d’intercalaire technique dans le carnet, dont une face serait en e-paper pour l’affichage et l’autre une sorte de capteur CCD qui pourrait scanner, numériser et transcrire une page de magazi-ne, l’écran d’un ordinateur. Nous avions également pensé au stylo-scan-ner (c-pen) et bien d’autres procédés, mais tous posaient problème : pas si pratiques d’usage, encombrants, trop coûteux, pas au point… A la place d’une greffe nous nous dirigions vers une vilaine béquille, une usine à gaz pour une valeur ajoutée somme toute assez modeste.

Notre volonté de garder le papier pour toutes les raisons qui ont été citées, sans parler du plaisir et du confort d’écriture, s’est progressive-ment effritée… non sans douleur. Il ne s’agissait pas d’un regret nostal-gique mais d’un réel intérêt pour un outil performant et léger dans tous

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les sens du terme, qui méritait simplement d’être augmenté. Nous avons donc dû faire un choix radical et passer au « tout numérique » : abandon total du papier, mais certainement pas des avantages qu’il permettait :

Nous avons dessiné un objet physique (hardware) que nous avons ap-pelé « PDL » (Personnal Digital Logbook). C’est un appareil de poche composé principalement de deux écrans tactiles se repliant l’un sur l’autre, sur lesquels on peut écrire, dessiner et importer des données numériques (photo, texte, vidéo, son, et.). L’essentiel du travail portait sur l’interface et l’interaction : nous avons choisi de dessiner un système d’exploitation (OS) orienté document, autrement dit, on manipule les contenus eux-mêmes et non des fichiers et des dossiers. Le déroulement se fait page par page, chronologiquement. Nous avons mis en place un principe de « post-it » alimentant des bases de données (carnet d’adres-ses, emploi du temps, etc.) et constituant des balises visuelles rapidement identifiables lorsqu’on « feuillette » à haute vitesse. Les applications (lec-teurs audio, vidéo…) restent invisibles, et peuvent être sollicitées à tout moment en fonction du contexte grâce à l’unique bouton de l’appareil.

L’ensemble constitue un carnet de bord augmenté permettant une réelle transversalité des sources et des contenus, un outil assez bien adapté au blogging de surcroît.

Voilà, le résultat était satisfaisant, nous étions en fait assez fiers et les retours que nous avions eus suite à une présentation du projet à un Car-refour des possibles1 parisien étaient très positifs. Une dame d’une soixantaine d’années avouant volontiers ne pas être une familière de l’in-formatique nous a même demandés avec insistance de l’essayer : elle était séduite parce que ça ne lui paraissait « pas trop compliqué » et adap-té à sa situation (nous lui avons expliqué ensuite qu’il ne s’agissait que d’une maquette en mousse PU et d’une animation).

Malgré tout, nous étions un peu déçus. Déçus parce qu’impuissants : malgré notre volonté, le tout numérique s’est imposé comme une évi-dence. Déçus parce que notre projet ne laisse plus la place à la prise de notes papier : si je décide d’utiliser un PDL, je n’ai plus de raison d’utili-ser un carnet, pourquoi s’encombrer de deux objets qui remplissent la même fonction, surtout si le second offre la possibilité de communiquer avec tous les appareils numériques que j’ai déjà ?

Nous étions confrontés à trois embarras :

� carrefour des possibles : rencontre organisée par la FING, visant à présenter des projets inno-vants

ITINÉRAIRES -.25

- Premièrement le potentiel destructeur de l’innovation et la perte qu’elle engendre. On pourrait craindre la disparition pure et simple de la prise de notes papier que pourrait entraîner ce genre d’innovation. Le PDL, même s’il y gagne par rapport aux PDA du marché, perd en sen-sibilité et en sensations par rapport au carnet papier. Exit la richesse propre au papier et la possibilité qu’il ouvre d’utiliser une vaste gamme de « marqueurs » (stylos, feutres, plume, pinceau, crayons…), exit la pos-sibilité de reconnaître l’écriture de quelqu’un. Mais après tout, c’est une technologie pour une autre, y a-t-il raison de s’inquiéter de la disparition d’outils de prise de note papier ? Non, pas plus que de s’inquiéter de la disparition des tablettes de cire au profit du parchemin, puis du parche-min pour le papier, ou du plumier au profit du stylo à bille…

- Deuxièmement, le déterminisme qui semble caractériser le passage d’une technique à une autre apparemment plus puissante.

En tant que concepteurs mais également en tant qu’utilisateurs poten-tiels, nous avons été gênés par la tournure inéluctable. Nous avons eu cette désagréable impression de ne pas avoir eu le choix, de n’avoir rien décidé sinon les modalités d’un passage prédéterminé vers un objet en-tièrement numérique. Cela donne le sentiment que tout a été décidé de-puis longtemps, depuis l’invention du bit et de la théorie de l’informa-tion au sortir de la seconde guerre mondiale, depuis le premier métier à tisser de Jacquard en 1804, depuis l’arithmétique binaire de Leibniz à la fin du XVIIeme, c’était peut-être même déjà en germe dans les bouliers chinois… On peut d’ailleurs se demander à ce titre si, au contraire, la véritable innovation aurait été d’aller à l’encontre de cette fatalité. Mais ce déterminisme qui nous a dérangés, n’est peut-être que fictif : nous

Projet.PDL.Blank.Page.à.l’atelier.de.design.numérique.de.l’Ensci

HODOLOGIE DE L’INNOVATION26.-

avons peut-être mal fait notre travail, nous aurions possiblement pu trouver, en insistant un peu plus longtemps, une solution hybride qui ne fermait pas les possibilités, qui laisse encore le choix de ne pas s’aban-donner entièrement à la numérisation. L’historien et sociologue Jacques Ellul (1912 – 1994) explique ainsi :

« Le choix est fait a priori. L’homme (ni le groupe) ne peut décider de telle voie plutôt que la voie technique : il est en effet placé devant ce di-lemme très simple : ou bien il décide de sauvegarder sa liberté de choix, il décide d’user du moyen traditionnel ou personnel, moral ou empiri-que, et il entre alors en concurrence avec une puissance contre laquelle il n’a pas de défenses efficaces : ses moyens ne sont pas efficaces, ils se-ront étouffés, éliminés, et lui-même sera vaincu – ou bien, il décide d’ac-cepter la nécessité technique ; alors il vaincra, mais il sera soumis de fa-çon irrémédiable à l’esclavage technique. »2

C’est ainsi par exemple, que le modèle urbain des tours n’apporte de réels bénéfices à ses habitants que s’il est appliqué jusqu’au bout comme il peut l’être dans certains centre-ville américains « A Manhattan, les tours sont en lien direct avec la rue, à la différence de l’architecture de dalle, qui crée de grands espaces vides, ventés et isolés, comme au pied des tours du Front de Seine. »3 Parfois, on ne peut pas faire les choses à moitié. Et c’est un peu ce qui s’est passé avec le PDL.

Ivan Illich (1929-2002) observait déjà ce type de phénomène détermi-niste dans les sociétés populaires d’Amérique centrale et appelait une de ces variantes la « modernisation de la pauvreté », il s’agit de l’introduc-tion et la quasi-obligation pour des populations « pauvres » d’utiliser des produits industrialisés à la place ou en plus d’une production vernacu-laire locale, engendrant une dépendance qui paralyse l’autonomie de ces populations. L’industrie met alors en place un « monopole radical » de satisfaction d’un besoin (qu’elle crée parfois de toutes pièces) : « Une fois ancrée dans une culture, l’ « addiction » à la paralysante abondance engendre la « pauvreté modernisée ». C’est la forme de dévalorisation nécessairement associée à la prolifération des marchandises. »4

-Troisièmement, effectivement, l’irréversibilité qui, elle aussi, semble caractériser ce passage d’une technique à une autre a priori plus puis-

� Jacques Ellul, Le système technicien, Le cherche midi, 2004 p.2�7 (première édition Calmann-Lévy, 1977)� Thierry Paquot cité dans l’article : « L’ivresse des hauteurs », La Vie, 19 juin 2008, p.41� Ivan Illich, Le chômage créateur, Seuil, 1977, p. 22

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sante. Mais comme l’explique Alain Gras� (professeur de sociologie et d’anthropologie des techniques à la Sorbonne), le chemin n’est jamais aussi droit, il y a des ruptures, des niches, des boucles, il n’y a pas de continuité pure et linéaire, la « sélection naturelle » n’élimine heureuse-ment pas tout sur son passage : l’homme moderne fait encore griller sa viande au feu de bois de temps en temps (de préférence l’été, dans le jardin), la photographie n’a pas tué la peinture et des jeunes filles dont les mères n’ont jamais touché une aiguille se mettent à tricoter…

La technique est socialement construite, le choix d’une technique pour une autre, même s’il s’impose parfois avec dureté, n’est probablement en réalité jamais définitif. Les techniques survivent ailleurs ou cohabitent invisiblement car les plus adaptées au milieu et au contexte socioculturel occultent les minoritaires. Des techniques apparemment perdues peu-vent émerger à nouveau si les conditions le permettent ou le nécessi-tent.

Évoquons le cas du lyber, un contre-exemple puisqu’il s’agit d’une in-novation qui s’appuie pleinement sur les TIC (Technologies de l’Infor-mation et de la Communication) pour mettre en avant les qualités du papier.

Un lyber est un livre shareware, il a été défini et mis en place par Mi-chel Valensi, directeur des éditions de L’Eclat, dans un texte paru pour la première fois en 2000, dans le livre Libres Enfants du savoir numérique6 : Petit traité plié en dix sur le lyber7. La majeure partie de ce qui suit est issue ou directement extrait de ce texte.

Un lyber est la version numérique disponible gratuitement sur le Net de l’intégralité d’un livre édité et commercialisé.

L’apparition du numérique oblige les éditeurs à reconsidérer la ques-tion des supports. Les caractéristiques intrinsèques et fondamentales des contenus numériques tiennent au fait que l’on puisse les copier à l’infini sans déperdition de qualité (si je donne un fichier, je ne le perds pas, contrairement à un objet physique), c’est ce que l’on appelle des biens non rivaux. Leur intérêt réside dans la facilité de diffusion et la modifi-

� Alain Gras, Le choix du feu, Fayard, 2007, pp. 117-123. Dans ce chapitre, il propose d’appliquer la théorie des équilibres ponctués issue de la biologie, au domaine de l’anthropologie des techniques.� Libres enfants du savoir numérique, anthologie du « libre » préparée par Olivier Blondeau et Florent Latrive, L’éclat, 2000� http://www.lyber-eclat.net/lyber/lybertxt.html

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cation de la notion de propriété. Le numérique permet un mode de partage où il n’y a pas besoin de se défaire de l’information pour la don-ner et pas besoin de déposséder quelqu’un pour l’avoir. Le fait de faire payer un fichier est incohérent avec sa nature même (ce qui ne signifie pas que la rémunération du travail nécessaire à sa constitution ne puisse exister, ni que l’auteur n’ait aucun droit sur ce qu’il a produit). Dans un premier temps, le propos est d’être réaliste et lucide par rapport à ce que doit affronter et intégrer le monde de l’édition. Le modèle établi est pour lui obsolète.

Le deuxième enjeu important est l’opportunité de rendre la connais-sance libre et accessible au plus grand nombre : contribuer à la diffusion gratuite du savoir (accessibilité à des auteurs quel que soit l’endroit où l’on vit). Cette innovation participe au processus de progression vers un « réseau Internet résolument non commercial »8.

Michel Valensi explique que pouvoir essayer à sa guise un produit avant de l’acheter est dans l’intérêt de tous : « 1. Pouvoir ne pas acheter un produit qui ne nous satisfait pas est la moindre des choses. 2. Acheter un produit qui nous satisfait est une double satisfaction pour l’utilisateur et pour le concepteur. »9

Permettre aux lecteurs de lire intégralement un livre avant de l’acheter évite d’engorger le marché, les librairies et les médias avec des best-sel-lers produits à la chaîne : « Les livres qui pullulent de nos jours et qui tiennent sur 3 pages format A4, gonflées pour faire 70 pages vendues 10, 20, 30 ou 40 francs tourneraient sept fois leur encre sous leur ja-quette avant de passer au brochage ».10

Cette innovation a une portée plus ambitieuse et vise à établir une re-lation de confiance équilibrée entre tous les acteurs du livre : « N’est-il pas temps de considérer le lecteur non plus comme un simple consom-mateur de produits culturels nous permettant de faire marcher nos peti-tes boutiques bancales, mais de lui proposer un pacte en vue de la consti-tution d’une «communauté de bienveillants»? »11

Loin de supprimer le libraire qui peut passer pour un intermédiaire inutile ou de rendre obsolète le livre papier, l’accès gratuit aux manus-crits en ligne participe à la promotion des ouvrages vendus en librairie.

� http://www.lyber-eclat.net/lyber/lybertxt.html 7.3� Ibid 4 (note 1)�0 Ibid 4.3�� Ibid 6.3

ITINÉRAIRES -.29

Sur le terrain, l’équation n’est pas toujours vérifiable, mais aucune baisse significative des ventes n’a été observée suite à la mise en ligne d’un ly-ber. Il est difficile d’en évaluer l’impact, cependant, Valensi cite l’exem-ple d’un livre (De la dignité de l’homme, de Jean Pic de la Mirandole, un humaniste italien du XVeme siècle) dont 2 000 exemplaires ont été ven-dus entre 1993 et l’an 2000 et dont 10 000 exemplaires ont été vendus depuis le lancement du lyber, sur la même période de temps. Il cite éga-lement l’exemple d’Amazon.com qui a demandé à certains éditeurs de mettre à disposition sur leur site des versions intégrales de certains li-vres, Wired rapporte que la vente des ouvrages en question aurait aug-menté de 10 à 20%.

Valensi insiste sur l’intérêt de ce principe vertueux qui fonctionne déjà sans qu’on se pose de question avec la bibliothèque publique en ajou-tant : « Stallman (Copyright: Le public doit avoir le dernier mot) a raison de dire que le fait de lire un livre en bibliothèque n’est pas une vente perdue pour l’éditeur. Ce n’est que la perte de quelque chose qui aurait pu ne jamais se produire, la seule perte d’une vente en puissance. À ce titre, toute vente non réalisée est une vente perdue pour l’éditeur : par ailleurs, ne vous est-il jamais arrivé d’acheter un livre que vous avez déjà lu, ou même d’acheter un livre dont vous savez pertinemment que vous n’en commencerez pas la lecture avant plusieurs années, vous contentant - avec délice - de la simple présence silencieuse de son dos dans votre bi-bliothèque ? »12

Qu’est-ce qui a facilité/permis l’introduction de cette innovation ?- l’innovateur est éditeur. En tant qu’éditeur, Valensi est directement

impliqué dans le débat sur la circulation des contenus numériques. Il est de plus selon le système qu’il tente de transformer de l’intérieur, l’un des acteurs théoriquement hostiles ou résistants à ce qu’il propose. L’éditeur est un maillon-clé qui peut à lui seul paralyser ce genre d’initiative. Il est donc en première ligne pour engager le changement, c’est-à-dire réaliser l’idée et mettre la réalisation à disposition. Valensi passe par sa propre société d’édition pour mettre en place le changement, et n’a donc per-sonne d’autre que lui à convaincre pour introduire le lyber, excepté les auteurs, mais il suffit d’un seul pour commencer ;

- le Web, qui est le support utilisé pour faire vivre le lyber est un me-dium libre, étendu et relativement bien établi dans les pratiques sociocul-

�� Ibid 4.2

HODOLOGIE DE L’INNOVATION30.-

turelles. L’introduction nécessite évidemment un minimum de commu-nication, mais le peu qu’il y a à faire s’agrège spontanément à ce qui préexiste (Internet, site des éditions, catalogue en ligne et papier, etc.) ;

-la création et l’introduction de chaque lyber ne coûtent presque rien, il s’agit de mettre en ligne du contenu déjà créé (copier/coller avec un léger travail de mise en forme) et dont l’extrêmement faible poids n’im-plique pas de surcoût significatif au niveau de l’espace de stockage (ser-veur).

Qu’est-ce qui accélère ou favorise la diffusion du lyber ?- l’honnêteté du « pacte » qu’implique l’utilisation du lyber. Il lie à mar-

che égale l’auteur, le lecteur, l’éditeur et le distributeur dans une relation de confiance de compréhension et de respect ;

- la volonté de partager, que ce soit de la part de l’éditeur ou de la part du lecteur : « On n’achèterait plus seulement pour soi, mais le plus sou-vent pour un(e) « autre » ; non plus seulement pour « savoir », mais pour faire partager son savoir... »13 ;

- des lecteurs achetant par militantisme et partageant la même vision d’avenir au sujet de la connaissance et de son accès ;

- la reprise de cette idée par d’autres éditeurs, c’est le cas par exemple de l’éditeur marseillais Agone ou de Zones, de La Découverte ;

- la promotion par le caractère totalement nouveau, polémique et ap-paremment paradoxal ;

- le fait même d’être sur le net, donc potentiellement visible par énor-mément de personnes ;

Qu’est-ce qui freine sa diffusion ?- la frilosité des intermédiaires, parfois leur hostilité et même par

exemple le boycott du catalogue de la part de certains libraires ;- l’absence ou l’extrême faiblesse du relais de l’information dans la

presse professionnelle et nationale (probablement pour la raison citée précédemment) ;

- les grands éditeurs bien installés avec beaucoup de promotion (un bon réseau de diffusion et de bons financements de « publicitaires ») ont du mal à voir l’intérêt : l’opération est plus facile ou moins risquée pour les petites structures d’édition que pour les grosses ;

- la polémique autour de l’e-book (le livre électronique, comme le

�� 6.2

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eReader de Sony ou le Kindle d’Amazon) : pour certains, la gratuité du téléchargement du lyber est perçue comme une incitation à remplacer l’objet-livre par l’e-book. Le problème n’est pas de protéger absolument le livre envers et contre tous, mais de savoir pour quelles raisons il serait dans notre intérêt à tous de le protéger. En l’occurrence, cette attitude un peu conservatrice n’est qu’une manière de remettre à plus tard le problème. Le lyber fait donc figure de test grandeur nature pour consta-ter le mal ou le bienfait occasionné.

Pourtant, en ce qui concerne l’e-book, même si le confort de lecture s’améliore avec des e-paper de 1�0 dpi et des blancs de plus en plus blancs, il reste peu commode et peu agréable pour plusieurs raisons dont voici les deux principales : Premièrement, il implique la même taille et le même format standard pour tous les textes, il y a donc inadéquation entre le contenu et le contenant : pas de ligne éditoriale, ou très minime. Deuxièmement, et c’est peut-être la clef de l’accumulation des échecs commerciaux successifs des e-books, cognitivement parlant, ce médium est considérablement pauvre comparé à un livre papier qui a une épais-seur induite par le nombre de pages, leur grammage, etc. C’est par exem-ple l’acte de tourner la page et donc de voir et sentir l’avancement de la lecture dans cette profondeur, de sentir au creux de sa main, au bout de ses doigts où l’on est dans l’ouvrage, ce qu’il reste parcourir, etc. qui fait la différence (cela ne signifie pas que l’usage des e-books n’a aucun inté-rêt, il peut devenir un support pertinent pour une certaine partie de la presse quotidienne, ou blogs, nourri de flux RSS : à quand netvibes sur livre électronique ?).

La musique pose les mêmes questions que le lyber mais dans un contexte sensiblement différent :

La musique, numérisée et téléchargée illégalement constitue un man-que à gagner selon les producteurs et éditeurs qui vendent la musique sous forme de CD. Pourtant, c’est souvent parce que l’on a pu écouter à plusieurs reprises une chanson à la radio ou l’album entier chez un ami que l’on va acheter l’album en question.

Le problème est le suivant : « Le téléchargement et la gravure d’un CD aboutissent finalement à un « produit » presque équivalent à celui qu’on peut trouver sur le « marché » une fois qu’on a passé la ribambelle des intermédiaires, producteur, maison de disques, distribution, diffusion,

HODOLOGIE DE L’INNOVATION32.-

etc. »14 Qu’est-ce qui différencie un album d’un ensemble de fichiers mp3 ? Qu’est-ce qui différencie un livre d’un lyber ? Pour le livre, la spécificité se situe au niveau du confort de lecture, dans la richesse du rapport charnel à l’objet et à son contenu, dans l’établissement d’une relation intime entre la main et l’œil, entre la matière et les caractères.

Une manière d’appréhender le problème de l’édition musicale consiste à considérer la musique enregistrée comme libre et gratuite, à la manière d’un lyber. La rémunération peut alors passer par la scène, le spectacle vivant, l’édition soignée de CD et éventuellement de produits dérivés. Pour l’album (CD), il ne s’agit alors plus d’une simple bande sonore numérisée et compressée au format mp3, mais de musique numérisée de très haute qualité qui ne peut s’exprimer pleinement que sur une chaîne haute fidélité, dans une pièce ingénieusement sonorisée. La musique en mp3 téléchargée s’écoute avec des écouteurs sur un baladeur n’importe où, l’écoute d’un vrai album se fait sur du matériel de qualité dans un cadre adapté. Il n’y a pas de jugement de valeur à porter sur l’un ou l’autre, seulement le constat qu’ils correspondent à deux situations diffé-rentes : je peux à la fois aimer écouter dans le métro des mp3 sur mon ipod en allant au travail et apprécier en mélomane d’écouter des CDs dans mon salon, confortablement assis dans un fauteuil le soir, ou en dansant au milieu de la foule dans une boîte de nuit. D’autre part, il y a une différence fondamentale - qui détermine une bonne part du passage à l’acte d’achat - entre un CD gravé (ou des fichiers téléchargés) et un véritable album, c’est-à-dire une pochette avec du contenu comme des photos, les paroles, des textes, des explications, des éléments biographi-ques une mise en page soignée, etc. qui font la richesse et le plaisir de la plongée dans l’univers de l’artiste et, plus tard, du souvenir de l’époque ou on l’écoutait. Ce type de démarche fait par exemple le succès com-mercial des coffrets « édition spéciales ». Des fabricants de matériel HiFi comme Bang&Olufsen l’ont semble-t-il bien compris en concevant par exemple une chaîne comme la Beo9000 qui, en plus de sa qualité sonore, expose ostensiblement et simultanément six disques, comme des ta-bleaux précieux dans une vitrine, des icônes sur un autel.

Finalement, la légalisation du téléchargement gratuit, si elle est com-plétée d’un réel travail d’édition (avec les artistes, non par-dessus eux, en maquillage), serait, à l’instar du couple lyber-livre, un bon moyen de pro-

�� Entretien avec Michel Valensi réalisé par Olivier Blondeau dans Multitudes, n° 19, 2004-�, p. 161 à 168

ITINÉRAIRES -.33

mouvoir les artistes, leur musique et d’instaurer une relation riche, pro-fonde, respectueuse et équilibrée entre le public, les artistes et les inter-médiaires.

Qu’il s’agisse du livre ou de la musique, on est surpris de voir à quel point le numérique et le réseau IP peuvent être non pas des sources de problème ou des vecteurs de bouleversements pernicieux et définitifs pour tout un pan d’activité, mais au contraire, des auxiliaires qui permet-tent de stabiliser, d’approfondir et de renforcer la diffusion de la culture en ne mettant en péril aucune activité ou acteur si ce n’est peut-être le « marchand de soupe ». L’inévitable peut se marier avec le souhaitable et l’innovation avec la perpétuation.

Si on se pose la question : est-ce que l’apparition de telles innovations repose davantage sur une avancée technique ou sur une forme de de-mande sociale ? Avec le lyber, il s’agit probablement des deux à la fois. Et cela ne va pas sans mettre en danger une situation établie selon et par le vieux modèle industriel et financier qui repose sur la marchandisation, la spéculation et la gestion (ou création) de la rareté.

La chaîne Beo 9000 de Bang & Olufsen

HODOLOGIE DE L’INNOVATION34.-

ITINERAIRE n°2 :

Machine à laver : « c’était mieux avant… »

S’il y a bien une innovation qui a marqué le siècle dernier pour la ma-jorité de la population occidentale, et davantage pour la moitié féminine, c’est la machine à laver.

On ne s’en rend plus compte aujourd’hui, mais qui saurait se passer d’une machine à laver ? Cet élément nouveau, introduit dans un contex-te où le linge était lavé à la main, essentiellement par les femmes du foyer et pour la frange aisée par des lavandières professionnelles, a profondé-ment changé la donne, au point d’être devenu la norme actuelle. Il fait partie de la panoplie basique des ménages.

Il s’agit pour beaucoup d’une véritable révolution, dont on peut dire qu’elle n’est que le résultat d’une évolution logique de la planche à laver, du battoir et de la lessiveuse, une amélioration continue, plus ou moins régulière. On peut également dire qu’elle marque une rupture pour le commun des mortels, le passage pour de bon à une société industriel-le (car si l’industrie se définit pour certains d’abord comme la possibilité de réaliser des bénéfices par la production de masses, elle est aussi défi-nie, comme la mise à disposition au plus grand nombre des fruits du progrès grâce à la hausse de la productivité et la baisse des coûts de pro-duction par rationalisation et économies d’échelles). Mais le lave-linge n’est que la partie émergée de l’iceberg. Cette innovation n’aurait pas pu voir le jour sans la constitution, par les pouvoirs publics (l’Etat et les collectivités locales) de réseaux d’adduction d’eau, d’évacuation et de traitement des eaux grises. Le lave-linge marque également une rupture dans l’évolution des outils de lavage par le recours, grâce au moteur, à une énergie extérieure qui remplace le frottage et le battage manuel du linge. Cette énergie abondante et à bas coût (actuellement encore) est

ITINÉRAIRES -.35

transmise par l’électricité, encore une fois grâce à un réseau accessible au plus grand nombre. L’électricité partout et pour tous. Les appareils élec-troménagers n’ont d’ailleurs pu voir le jour qu’à la faveur d’un maillage électrique considérablement étendu et densifié, mais c’est probablement aussi parce que l’industrie s’est mise à proposer des produits autres que le matériel d’éclairage que le réseau s’est développé ; un peu comme la moquette est apparue essentiellement parce que l’aspirateur rendait pos-sible son nettoyage, et inversement l’aspirateur est apparu parce qu’il n’y avait aucun autre moyen que l’aspiration pour nettoyer la moquette.

Cet instrument fait gagner tant de temps, économise tant de manipu-lations et de peines.

Le lave-linge est un pur produit de synthèse, et s’il faut lui rendre grâce, il faut simultanément rendre grâce aux couches basses qui sous-tendent son existence : l’infrastructure électrique et le réseau d’adduc-tion d’eau.

Le lave-linge fut le fer de lance des arts ménagers, il marqua une géné-ration de femmes et changea la vie de toutes les suivantes en modifiant les rapports sociaux. Il est décrit comme l’un des principaux éléments de la libération de la condition féminine durant les trente glorieuses et de démocratisation du confort ; lequel se traduit par l’apparition d’une clas-

Publicité.pour.les.lave-linge.«.During.»

HODOLOGIE DE L’INNOVATION36.-

se moyenne. La machine et l’industrie au service de l’émancipation des femmes, de l’égalité des sexes ? Alain Gras se demande prudemment si la machine à laver n’a pas plutôt accompagné un changement de posi-tion sociale de la femme. La machine pourrait être apparue et devenue efficace pour atteindre cet objectif : donner la possibilité à la femme de l’extraire du domaine privé du foyer pour la faire entrer dans l’espace public, celui du marché du travail. Ce qui ne veut pas forcément dire la faire sortir du rôle qu’elle tenait jusque là dans l’économie du foyer. Même si le linge est lavé automatiquement et si la durée de la lessive s’est considérablement raccourcie, les tâches préliminaires et complémentai-res pour arriver à une pile de linge propre, repassé, plié et rangé dans l’armoire (et davantage lorsqu’il s’agit de linge très délicat devant être lavé à la main) incombent encore généralement aux femmes. Voici par exemple l’extrait d’un message recueilli sur le forum de www.femmeau-foyer.net (réseau d’entraide et de solidarité réservé aux mères et femmes au foyer) :

« La machine à laver justement, sous prétexte qu’elle a libéré la femme du lavoir, possède la particularité d’attirer comme un aimant une quantité effroyable de linge quotidien. Sûr qu’avant, on ne se changeait qu’une fois la semaine et encore…deux fois par an pour les draps, la machine à laver permet de se changer trois fois par jour… les draps tous les huit jours. Soit au bas mot pour une famille de quatre : 52 semaines fois X 4 paires de draps = 208 paires X 2 = 416 carrés immenses de tissus et autant de taies, qui mettent 100 ans à sécher l’hiver, période d’ailleurs favo-rable au port de chaussettes. Avec une moyenne raisonnable de 8 mois par an, à raison d’une paire de chaussettes par jour et par personne, cela représente 240 jours X 8 chaussettes = 1919. (Adapter le calcul au nombre de personnes par foyer) j’in-siste sur le résultat impair, car les chaussettes sont indépendantes et rarement en couple. Donc 1919 chaussettes à 1) placer dans la machine, 2) sortir de la machine, 3) étendre, 4) rassembler (si possible) donc 1919 X 4 manipulations soit 7676 gestes par an pour des chaussettes, épanouissant non ? »1

Ce témoignage n’est certainement pas si excessif et relève bien la quantité de travail manuel que la machine n’a pas supprimée ou disons celui qu’elle cache, sans compter les contraintes : ne pas laisser le linge mouillé trop longtemps dans la machine fermée au risque qu’il prenne une odeur de moisi par exemple.

L’argument de vente a longtemps été celui du répit, du repos, de l’atti-

� http://femmeaufoyer.dynamicforum.net/votre-vie-de-femme-au-foyer-f6/la-journée-de-la-glande-le-23-octobre-t26940.htm

ITINÉRAIRES -.37

tude oisive que pouvait dorénavant afficher et affirmer la femme pen-dant que la machine tourne. Si la femme a gagné du temps, ça n’a été que pour le mettre à profit dans une autre activité, l’activité professionnelle par exemple (dont au passage, une petite part de la rétribution permet l’achat d’une machine des consommables et l’entretien des réseaux dont elle est dépendante). La machine n’a peut-être été plus efficace que pour que madame le soit davantage. La contribution du lave-linge à l’émanci-pation de la femme est relativement ambiguë.

L’efficacité du nettoyage du lave-linge est elle-même très relative : ma grand-mère répète à qui veut l’entendre que « la machine ne lave que le linge propre ». Pour elle, le recours à la machine à laver n’a d’intérêt que pour laver du linge peu sale. La machine à laver ne viendra ni à bout des pantalons tachés par la terre et le cambouis du grand-père ni des tabliers tachés de sang et de gras, ni des salopettes gorgées de sève et de jus de pelouse de la petite dernière. On peut l’entendre de deux manières :

-les machines ne sont pas aussi efficaces que la lessiveuse ou les bras (ce qui pose problème dans son quotidien) ;

-on a aujourd’hui tendance à ne pas salir nos vêtements : non seule-ment nos activités finissent par être de moins en moins salissantes mais notre « seuil de résistance psychique à la saleté » diminue.

Est-ce la facilité d’usage de la machine et son moindre coût (pour budget moyen) qui nous pousse à changer de tenue aussi fréquemment, ou bien, est-ce la relative propreté du linge (prédominance des activités tertiaires, etc.) qui pousse les constructeurs à produire des machines peu performantes en terme d’élimination de la saleté ?

Cette notion d’efficacité, propre à une conception progressiste de l’évolution technique éclipse d’autres aspects importants et inséparables de la technique. Heidegger allait même jusqu’à dire : « l’essence de la technique n’est absolument rien de technique »2.

L’efficacité du lave-linge est pourtant largement associé à des critères de performance technique : essentiellement la rapidité à travers le temps de lavage, ainsi que la vitesse en tr/min du tambour. Alain Gras démon-tre dans Fragilité de la puissance que « […] l’efficacité ainsi conçu ne pro-longe l’objet ni dans la durée ni dans le milieu environnant. Donné com-me isolé dans un espace-temps défini ici et maintenant par la science, cet objet se verra ainsi privé de toutes ses ramifications qui le font vivre en

� Martin Heidegger, Essais et conférences, Gallimard, p.9

HODOLOGIE DE L’INNOVATION38.-

tant que moyen d’action sur le monde produit par ce même monde. » 3 Fort heureusement, d’autres critères sont également mis en avant aujourd’hui, tels que le silence, le niveau de vibrations, la consommation d’eau et d’électricité (normée), la délicatesse de l’essorage, le nombre de programmes pour le linge délicat, l’autoprogrammation (la balance inté-grée calcule la quantité d’eau nécessaire), etc.

« Est efficace ce qui atteint l’objectif attendu » (Larousse). L’efficacité n’est donc pas séparable du contexte et de l’attente sociale. On ne peut pas comparer le besoin, le milieu et le mode de vie de ma grand-mère avec les miens, ni ceux d’un couple de notables du XIXeme avec ceux d’une famille actuelle de quatre enfants.

Ainsi, le besoin d’une durée du cycle de lavage qui devrait tendre à se raccourcir avec l’évolution du progrès technique, serait une pure fiction. La durée du cycle de lavage n’a d’ailleurs, en général, que très peu d’im-portance finalement, ce qui est intéressant avant tout, c’est le caractère automatique : laisser travailler la machine à ma place pour m’épargner le temps et la pénibilité d’un lavage manuel.

Le studio de design de Whirlpool Europe a imaginé en 2001 un pro-totype de lave-linge : Biologic, peut-être une innovation à venir. Biologic n’est pas issu d’une réflexion sur la puissance ou l’amélioration techni-que qu’il est possible d’apporter au lave-linge actuel, mais sur ce que la vie quotidienne des utilisateurs peut apporter dans la compréhension de que signifie « laver » (L’adage dit d’ailleurs qu’il ne faut pas demander à un designer de dessiner un pont mais de trouver un moyen de traverser la rivière). Outre le principe de purification de l’eau par les plantes (phy-toépuration), l’intérêt de cet objet vient de l’analyse du contexte. Les designers ont observé les pratiques des membres de foyers équipés d’une machine à laver : ils se sont rapidement aperçu que le linge sale restait dans son panier plusieurs jours, et même régulièrement une semaine entière. Dans ce cas, pourquoi ne pas profiter de ce temps pour laver le linge au fur et à mesure qu’il s’entasse, lentement, sans débauche d’éner-gie ? Biologic est tout à la fois une machine et un bac à linge sale. Tous les soirs par exemple, le linge sale est placé dans l’une des six corbeilles (une pour chaque jour du cycle de lavage de six jours maximum) où il est lavé progressivement par la circulation de l’eau phytoépurée. En revan-che, on peut supposer que cette temporalité oblige en bout de chaîne à sortir le linge d’une des corbeilles tous les jours pour le faire sécher, ce

� Alain Gras, Fragilité de la puissance, Fayard, 2003, p. 247

ITINÉRAIRES -.39

qui n’est pas forcément un problème pour tout le monde : certes il faut s’occuper du linge presque tous les jours, mais ça ne demande que très peu de temps, avec un roulement largement acceptable d’une bonne semaine. Cette technique n’est pas sans rappeler une pratique ancienne, antérieure au XXème siècle, qui consistait à disposer le linge sale dans des sacs avec de la cendre, ce qui l’empêchait de moisir en absorbant l’humidité. En effet, le linge n’était alors lavé qu’une ou deux fois par an (ce qui explique au passage, par exemple, le nombre important de pièces qui composaient les trousseaux). La cendre avait probablement un rôle préliminaire dans le nettoyage puisqu’elle était utilisée ensuite comme ingrédient avec le savon ou la soude pour décrasser le linge (essanger) avant de le faire bouillir.

Le lavoir n’est plus utilisé aujourd’hui, si ce n’est de façon marginale : dans un court reportage, une jeune retraitée explique qu’elle aime venir laver son linge au lavoir lorsqu’il fait beau, elle préfère être dehors, son linge est beaucoup plus doux (assoupli et usé par les manipulations de nettoyage) et elle vient parfois accompagnée d’une de ses amies avec la-quelle elle aime bavarder au bord de l’eau le temps d’une lessive.

A l’époque où le lavoir, par exemple, était couramment utilisé, il n’était

Le.lave-linge.Biologic.de.Whirlpool

HODOLOGIE DE L’INNOVATION40.-

pas qu’un simple réservoir d’eau utilisé par les femmes pour laver le linge à la main. Il n’était pas confiné à cette activité et cette fonction de nettoyage. Son utilité, son intérêt (et parfois ses défauts) allaient bien au-delà : le lavoir avait un rôle social et culturel. Il était, par exemple, un centre de circulation des informations et un lieu de pouvoir dans le sys-tème politique communautaire. C’était en quelque sorte l’équivalent de la radio locale, et ce point de rassemblement, pour la part féminine de la population qui n’avait pas forcément voix au chapitre (absence de droit de vote) était l’occasion de s’exprimer, de débattre et de constituer un groupe d’influence, un pouvoir politique non négligeable au sein de la communauté.

Il s’agissait de laver son linge non pas en famille, mais en public, et l’exposition de l’intimité du linge n’avait pas lieu sans effet. Le lavoir est aussi le lieu des querelles, des commérages et des règlements de comp-te.

« Généralement on discutait de tout et de rien : on passait en revue tout le village et ses environs. C’est au lavoir que circulaient les informations et qu’on venait aux nouvelles. C’est là dit-on que «l’on blanchissait le linge, mais qu’on salissait le mon-de».C’était aussi le journal et la radio de l’époque. »

Ainsi, l’activité du lavoir ne tient pas que du labeur. André Gorz (1923-2007) explique avec toujours autant de limpidité que le concept de tra-vail englobe des dimensions multiples de l’activité humaine. La philoso-phie grecque distinguait en effet le ponos, c’est-à-dire le travail-corvée, la poiesis autrement dit le travail de l’artisan, de l’artiste, du « producteur » et le travail comme praxis (que Hannah Arendt appelle « l’agir ») : « La praxis est essentiellement l’activité non utilitaire qui tend à définir les conditions et les normes de la « bonne vie ». Cela comprend le débat politique et philosophique, la réflexion, l’enseignement, une grande par-tie de ce qu’on appelle aujourd’hui le « relationnel » et la « production de sens », l’Eros.Il peut sans doute y avoir des chevauchements et des inter-pénétrations entre ces dimensions de l’activité humaine. Elles se distin-guent par leur sens, leur intentionnalité beaucoup plus que par leur contenu. Élever un ou des enfants par exemple comporte du ponos - des besognes fastidieuses continuellement à refaire - mais n’est pas réducti-ble à cela ; ou alors la finalité, le sens du travail éducatif en tant que praxis a été perdu. »4

� Entretien avec André Gorz réalisé par Yovan Gilles au printemps 1998 pour Les périphériques vous parlent N°10, 1998

ITINÉRAIRES -.41

« L’eau assume dans les sociétés prémachiniques un rôle de communi-cation non seulement entre les marchandises mais entre les êtres, le puits, l’abreuvoir, la mare étant en quelque sorte des émetteurs-récep-teurs. » �

L’eau a déjà en elle-même une charge symbolique importante, mais la disposition, l’entretien et l’usage collectif de cet outil commun représen-tent encore davantage sur le plan de l’entraide, la solidarité et de l’appar-tenance identitaire.

Hors de l’activité pour laquelle il a été édifié, le lavoir est aussi le lieu de rencontre par excellence, son eau calme et souvent abritée de la pluie et des regards en fait un lieu de rendez-vous propice au jeunes amours, aujourd’hui encore… si l’abribus est devenu le lieu de « rencard » des bandes d’adolescents, le lavoir lorsqu’il existe encore, reste un lieu stra-tégique et symbolique très prisé pour le flirt.

Il y aurait certainement beaucoup d’autres fonctions reconnues ou ta-cites attribuables au lavoir, et l’on pourrait regretter, avec ou sans nostal-gie, sa richesse, son potentiel relationnel et la « misère sociale » qu’aurait amenée la machine à laver.

Plus près de nous, la corvée de vaisselle a elle aussi trouvé son salut par l’introduction d’une machine sur le marché : le lave-vaisselle (présent

� Alain Gras, Fragilité de la puissance, Fayard, 2003, p. 23�

Femmes.au.lavoir.:.«.les.cancans.et.potins.du.jour..»

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dans 43% des foyers français). Ses détracteurs l’accablent avec d’autres représentants de l’électroménager de nuire aux relations sociales, y com-pris dans la sphère familiale. La discussion suivante est extraite des com-mentaires d’un blog6 et illustre cette tension entre le sentiment de gagner en confort et en disponibilité, et la sensation d’avoir perdu quelque cho-se d’important que l’on pensait justement protéger et même encourager :

-Hub- Par son manque de convivialité, le lave-vaisselle est autant responsable de la détérioration des relations familiales que la télévision ou l’ordinateur.

-Selda- Ça laisse plus de temps ensemble... -Hub- ... sauf si c’est pour aller se coller devant la télé ou l’ordi... La vaisselle en

famille était très conviviale, un qui lavait, deux qui essuyaient et un qui rangeait tout en continuant la discussion commencée au moment du repas... Aujourd’hui j’ai plutôt l’impression qu’on expédie le repas vite fait qu’on bourre le lave-vaisselle tout aussi rapidement pour aller vaquer fissa chacun dans son coin. C’est bien évidemment une vision des choses un peu caricaturale, mais quand même...

-Milla- […] je me rappelle que [dans ma famille] sur 6 gosses, le principal pro-blème c’était la vaisselle, on se guettait comme des toutous jusqu’au jour ou les parents avaient instauré un tour de vaisselle... 20 ans plus tard, les enfants de ma frangine remettaient ça, et tenez vous bien, ils ont un lave vaisselle, il leur suffisait de mettre les couverts dans la machine et hop, mais non !!! C’est héréditaire...

L’argument du gain de temps pour profiter de sa famille est plein de bons sentiments, mais, en général, ne tient pas longtemps à l’épreuve de la vie quotidienne moderne. On pourrait avoir le même raisonnement avec la préparation du repas : il y a au moins deux types de réponse face à l’isolement de la ou du maître(sse) de maison dans la cuisine, alors que le reste des convives regardent la télévision, écoutent de la musique, bouquinent, jouent ou discutent dans le salon. La première, c’est celle de l’industrie agroalimentaire qui propose des plats préparés à réchauffer, la seconde c’est la réponse architecturale qui fait tomber la cloison entre le salon et la cuisine pour faire une « cuisine américaine » ou « pièce à vi-vre ».

La focalisation sur l’efficacité fonctionnelle et technique empêche sou-vent de prendre en compte les fonctions non techniques, d’entrevoir les interactions de l’objet (ou du service) dans son milieu, et rend difficile

� « Autrefois c’était quand même mieux » http://hublog.canalblog.com/archi-ves/2007/10/29/6701477.html)

ITINÉRAIRES -.43

l’approche systémique.L’objet technique établi et encore moins l’innovation n’ont pas beau-

coup de sens pris isolément. Un exemple emprunté à Yann Moulier-Boutang lorsqu’il traite du capitalisme cognitif : Du point de vue de l’apiculteur, l’abeille produit du miel, mais l’activité de l’abeille ne se ré-sume pas qu’à cela, car ce que fait surtout l’abeille, ce n’est pas du miel, c’est la pollinisation. On estime qu’aux Etats-Unis la valeur de l’activité pollinisatrice des abeilles est 3� à 3�0 fois supérieure à celle de la pro-duction de miel (3 à 28 milliards de dollars par an pour la première contre seulement 70 à 80 millions de dollars pour la seconde)7.

« […] il n’y a d’efficacité technique que si l’objet technique porte un sens qui se situe hors de la technique. » 8

On peut sans aucun doute dire que la technique de nettoyage a depuis évolué, essentiellement dans le sens de la mécanisation et de l’automati-sation, mais peut-on pour autant parler objectivement d’un réel progrès, d’une amélioration de l’ensemble de ce qu’implique un objet et le milieu dans lequel il se trouve ?

Les foyers des grandes villes sont en moyenne moins bien équipés que les autres en lave-linge parce que la taille des logements est plus réduite, parce la proportion de célibataires et d’étudiants y est plus importante, et parce que les grandes villes possèdent de nombreuses laveries com-merciales pour compenser.

On serait tenté de voir dans la laverie (« lavomatic ») l’équivalent actuel du lavoir, presque sa descendante. On serait également tenté de conclure à un retour à des pratiques et des configurations qui avaient disparu. Les concentrations urbaines, la réduction de la cellule familiale et l’individua-lisme favoriseraient-ils paradoxalement une forme légère de communau-tarisme, c’est-à-dire le besoin d’éprouver le sentiment d’appartenance à un quartier par exemple ?

Encore une fois, inutile de comparer l’usage du lavoir et la laverie, leurs contextes sont à tel point différents qu’ils en font (hors de leur fonction première d’espace et moyen pour laver du linge) deux moyens presque opposés :

Même si la laverie rassemble femmes, hommes, jeunes et vieux, la communion humaine, le «faire société» ne sont pas forcément au ren-

� « La rupture au sein du capitalisme » par Yann Moulier-Boutang, EcoRev’ n° 28, automne 2007, p. 21� Alain Gras, Fragilité de la puissance, Fayard, 2003, p. 261

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dez-vous. Chacune de ces personnes est un avant tout un client et cha-que client s’attribue une machine à laver comme s’il s’agissait de la sien-ne, au moins le temps d’une lessive. Là où l’usage du lavoir était collectif, libre et gratuit, comme l’eau qui y circulait ostensiblement, l’usage d’une machine de la laverie est public, libre, mais payant, comme l’eau qui y circule cachée, si cachée qu’on l’ignore. Alors que le lavoir est un espace ouvert sur son environnement, la laverie est un espace davantage clos : on ne vient pas autour du point de ralliement que constituait le bassin du lavoir alimenté par une source, un ruisseau, une rivière ou les eaux plu-viales, mais on se retranche dos à dos autour d’un vide carrelé ou d’une table, face à l’un des murs garnis de machines. On est certes loin de la symbolique de l’eau comme source, force vitale et pureté.

L’eau du bassin ne pouvait pas être utilisée et gérée autrement que collectivement, créant il est vrai parfois énormément de tensions mais également du dialogue. A la laverie, chacun vient «faire SA machine». Il n’y a pas de précaution à prendre pour l’ensemble de la communauté des utilisateurs lorsque chacun a son bassin privé, donc moins d’occasion d’échanger, de prendre soin des autres, mais aussi moins de disputes.

En général, l’expérience de la laverie est assez pauvre : peu de sourire, peu de paroles échangées, à peine quelques mots pour demander à son voisin de machine s’il peut vous faire de la monnaie. La laverie est sou-vent un lieu froid, éclairé au tube fluorescent blafard et à l’atmosphère acoustique irritante comparé par exemple au son de l’eau qui coule ou à celui des éclaboussures. Le cadre oscille entre la clinique et le garage et malgré le dépouillement aseptisé du décor on ne peut s’empêcher de craindre pour l’hygiène de son linge (qui est passé avant moi ?).

Pourtant, le potentiel de la laverie est bien présent et se dévoile par-fois : témoignage de Marion, 2� ans, Paris 11eme :

Les trois quarts du temps, lorsque je vais à la laverie, c’est un endroit froid, pas très accueillant, où chacun vient faire sa machine et ne reste même pas le temps qu’elle tourne. Mais, les quelques fois où il n’y a que des femmes et souvent leurs enfants en bas âge, donc plutôt en semaine, j’ai remarqué que l’ambiance était très différente. L’atmosphère est plus détendue, on échange plus volontiers, on s’aide pour plier les draps... Tout cela se fait naturellement en fait. Cela dit, ça reste assez calme malgré tout : on ne connaît pas les gens que l’on côtoie, on ne les a jamais vu si ce n’est une ou deux fois ici, mais la différence est palpable. Les enfants font un peu les fous, je trouve ça sympa, les mamans s’excusent, on entame une courte conversation et ça me donne envie de rester jusqu’à ce que ma machine se termine…

Certaines personnes ont compris cela et ont su en tirer profit. La mar-

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que d’électroménager LG, par exemple, a lancé à Oberkampf, à Paris, en 200� le concept-évènement de « washbar » : un lieu éphémère d’une durée de vie d’un mois, une sorte de showroom pour promouvoir ses produits, essentiellement les machines à laver. Elle a «pérennisé» cette expérience dans le Xème arrondissement avec une sorte d’appartement témoin : «Venez découvrir le bar laverie numérique où chacun se sent comme à la maison tout en faisant l’expérience des produit LG «. Le but étant autant de rendre la laverie conviviale que d’éduquer les 20-30 ans à utiliser et apprécier les produits LG pour qu’ils se tournent vers eux lorsqu’ils seront en couple ou auront fondé une famille : «Prenez une consommation au bar et lavez votre linge gratuitement. La lessive et l’assouplissant vous sont offerts.»

D’autres expériences ont vu le jour, comme la Buanderie Mousse Café à Montréal dont l’ambition n’est ni d’être une vitrine, ni un lieu de pro-motion mais un bar dans lequel on peut en profiter pour faire sa lessive (ou bien une laverie dans laquelle on peut en profiter pour boire un verre avec des gens).

Le.«.washbar.».lancé.par.LG.à.Paris

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ITINERAIRE n°3 :

La roue, la route, la rou-tine

« La roue est un organe de forme circulaire tournant autour d’un axe passant par son centre.

Cette invention très ancienne constitue un des fondements de nos technologies des transports. Elle permet de déplacer sur terre des char-ges importantes, en réduisant les forces de friction. Elle est indispensa-ble dans la plupart des moyens de transport terrestres » .1

L’invention de la roue passe donc pour être l’un des plus importants apports à l’humanité.

On situe généralement son invention vers 3�00 avant J.-C., à Sumer, en basse Mésopotamie (actuel Iran). Depuis, sa diffusion n’aurait cessé de progresser pour le plus grand bien de tous : associée à une structure porteuse, elle permet de transporter de charges plus lourdes, plus rapi-dement qu’à pied, pour un effort moindre.

Dans l’histoire de l’humanité et dans celle des techniques, elle est mise au même rang que l’invention du feu ou de l’agriculture avec la domes-tication des plantes et des animaux au néolithique. Bien qu’aujourd’hui elle soit pour nous une évidence, ça ne l’a pas été pour tout le monde. Par exemple, l’usage de la roue était inconnu dans l’Amérique précolom-bienne. Pourquoi ne pas profiter d’une invention d’un aussi grand inté-rêt ? Pourtant, les Aztèques n’ignoraient pas la roue, simplement, ils ne l’utilisaient pas.

Dans les années 40, des archéologues ont découvert sur des sites funé-raires à Veracruz, au Mexique, un certain nombre de jouets à roulettes,

� Définition de Wikipedia http://fr.wikipedia.org/wiki/Roue

ITINÉRAIRES -.47

souvent en terre cuite. Ces sortes de petits chariots zoomorphes à quatre roues, qui datent pour certains d’environ 1�00 ans avant notre ère.

« Quel dessein a-t-il été poursuivi en dotant de roues de petits chiens de céramique ? Car le jouet mexicain « incarne » avec insolence l’une des énigmes les plus troublantes du passé aztèque. Pourquoi les Indiens n’ont-ils jamais réalisé l’application technologique de la roue, alors qu’ils en connaissaient le principe ? Les archéologues ont exhumé, au total, près d’une vingtaine de ces jouets à roulettes. »2.

On peut effectivement s’étonner de ce qui passe soit pour un refus, soit pour de l’ignorance ou de la bêtise : les civilisations qui « ignorent » la roue sont encore considérées dans l’histoire de l’humanité comme des civilisations en retard, sous-développées, d’une certaine façon déficien-tes. Elles n’auraient pas franchi un cap technologique élémentaire :

« Il est généralement admis, depuis des années, que l’Amérique préco-lombienne ignorait la roue. Pourquoi une invention d’une aussi grande portée était-elle uniquement utilisée dans la fabrication des jouets ? On se le demande encore. »3.

� L’esprit du jeu chez les Aztèques, 1978, p.162� Extrait du Reader’s Digest

Jouet.aztèque.en.terre.cuite,.Etat.de.Veracruz,.Mexique

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En dehors d’éventuelles raisons d’ordre religieux ou culturel (interdit relatif à une symbolique sacrée, respect pour un rythme ancestral qu’aurait perturbé l’utilisation de la roue…) il existe d’autres raisons plus pragmatiques et au moins aussi recevables.

Le non-usage de la roue, de véhicules équipés de roues, plus qu’un choix est peut-être avant tout une absence de besoin :

-tout d’abord, ils ne disposaient d’aucun animal de trait (si ce n’est le lama, dont la morphologie et la puissance n’est pas adaptée à la traction). Les chevaux par exemple, ont été apportés par les conquistadores bien plus tard. Sans bœufs ni chevaux, l’utilisation des roues n’a de raison que si l’élément tracteur est l’homme lui-même.

Or la topographie de la région habitée par ces peuples précolombiens ne facilite pas le transport « routier ». La Sierra Madre Occidentale, la Sierra Madre Orientale et la Cordillère des Andes ne forment pas un environnement favorable au transport et au déplacement à roues. Diffi-cile de pousser ou de faire tirer une charrette sur les pentes d’une mon-tagne, excepté sur quelques portions, mais encore faut-il une infrastruc-ture routière permanente, ce qui n’est pas évident car cela demande beaucoup d’entretien à cause des conditions météorologiques et topolo-giques de ces zones.

Enfin une roue pleine en bois qui, en plus d’être lourde et peu éco-nome (pour ne pas dire qu’il s’agit d’un luxe exceptionnel car il faut dé-biter en coupe un arbre de grande circonférence ayant mis plusieurs centaines d’années à pousser ce qui est plutôt rare en montagne) est sensible aux chocs, elle se brise (ce qui, une fois de plus, ne manque pas d’arriver en milieu montagneux). Mais la fabrication d’une roue plus lé-gère, à rayons et à jante, demande un cerclage en fer et ces populations ne travaillaient pas le fer (elles utilisaient en revanche en abondance l’or, l’argent, le cuivre, l’étain et le bronze, métaux dont les propriétés méca-niques ne conviennent pas exactement).

La plupart des transports étaient effectués à dos d’homme, la charge dorsale étant retenue à l’aide du mecapalli, le bandeau frontal. « La main d’œuvre humaine et servile suffisait à l’accomplissement de leur grand dessein. »4

C’est donc probablement en partie un faisceau de facteurs contextuels qui les a empêchés de suivre une trajectoire technologique définie com-

� « Innovation, invention, découverte », discours prononcé par Françoise Héritier lors du festival international de géographie, 2001

ITINÉRAIRES -.49

me normale dans la progression technique, dans l’évolution humaine, en tous cas celle définie par l’histoire (sous–entendu : par l’histoire des des-cendants des utilisateurs de roues qui l’ont perfectionnée et qui conti-nuent de l’utiliser).

L’inutilité de la roue ne fait pourtant aucun doute dans des régions enneigées toute l’année : on ne s’étonne pas que les Inuits utilisent des traîneaux tractés par des chiens à la place de voitures, de charrettes trac-tées par des bœufs ou de calèches.

De la même façon, les caravanes de dromadaires sont bien plus effica-ces que des véhicules à roues pour traverser un désert de dunes de sable. Ou des pirogues en Amazonie, des mules dans les rues étroites des mé-dinas, etc.

L’utilisation de la roue est donc avant tout dépendante de la situation, c’est-à-dire des conditions et contraintes du milieu naturel.

La roue ne peut pas être pensée indépendamment d’une infrastructure routière. Ces voies de communication sont d’autant plus coûteuses (en terme d’investissement physique, matériel et juridique) à construire et entretenir que les engins qui y circulent sont rapides et lourds. On ne roule pas à la même allure ni avec le même type de véhicule sur un sen-tier, un chemin, une voie romaine, une rue pavée, une départementale

Sanctuaire.religieux.du.Machu.Piccu,.Pérou,.2438.m.d’altitude

HODOLOGIE DE L’INNOVATION50.-

ou une autoroute. Ces voies ne sont pas régies par les mêmes codes.

L’exemple de la roue permet de soulever quelques questions :Toute innovation est liée, à un contexte, un territoire, un temps. Alain

Gras explique que le progrès technique n’est absolument pas linéaire, tout comme l’évolution biologique ne se situe pas dans une trajectoire orientée du temps, l’évolution technique se situe dans une trajectoire discontinue, chaque changement d’orientation est ponctuel. La loi de la sélection naturelle explique qu’une espèce inadaptée à un changement finit par s’éteindre et que les espèces mieux adaptées prolifèrent et pour-suivent leur évolution. La première espèce ne s’éteint pas systématique-ment en réalité, cela arrive, mais elle peut aussi voir simplement sa popu-lation se réduire très fortement (jusqu’à atteindre un nombre si infime qu’aucun reste ne traversera le temps jusqu’aux paléontologues par exemple). Elle forme ainsi une niche cachée et protégée par son appa-rente inexistence qui peut à tout moment s’accroître si les conditions se réinitialisent ou si un nouveau changement lui permet de se développer au profit d’autres espèces devenues à leurs tours moins adaptées.

Cette observation, si on fait le parallèle, remet en cause la notion d’ob-solescence technologique : une technologie n’est pas forcément sup-plantée par une autre, se rapprochant chaque fois plus d’une perfection (car c’est bien ce qui est sous-tendu par l’idéologie du progrès). Plusieurs techniques peuvent se côtoyer pendant un certain laps de temps, c’est ce qui s’est passé avec la roue chez les Aztèques, elle ne leur était pas incon-nue puisqu’ils l’utilisaient pour certains jouets, mais la technique du por-tage avec un mecapalli était bien plus adaptée à ce moment-là, dans ce milieu-là. Dès que les Espagnols sont arrivés avec des animaux de trait puissants et ont déboisé et construit des pistes, la roue est devenue réel-lement intéressante.

Alain Gras ajoute à cela les facteurs socioculturels comme un contre-point. Il fait l’hypothèse que la technique est socialement construite et « qu’on ne choisit pas une technique parce qu’elle est efficace, mais c’est parce qu’on la choisit qu’elle devient efficace ». Tout est fait pour que les freins soient levés, les contraintes renversées. Accepter une innovation, c’est parfois également accepter ce qui la rend viable : ici, la roue néces-site la route, et même parfois un code de la route, une signalisation, la gendarmerie, la sécurité routière, info trafic… un changement en ap-pelle d’autres.

Dans quelle mesure l’innovation dépend-elle de l’adaptation à un en-

ITINÉRAIRES -.51

vironnement physique et culturel, ou de l’acceptation d’un projet so-cial ?

Est-ce que la viabilisation d’une invention par la mise en place d’élé-ments (ce qui permet d’en faire une innovation), d’une infrastructure, ne finit pas, au bout d’un certains temps, par cacher ces éléments mis en place ?

Autrement dit, est-ce que le système qui viabilise l’invention peut ten-dre à escamoter l’utilité et la cohérence de l’innovation (et donc de l’in-vention elle-même) par rapport à l’évolution du contexte ?

Il a été démontré, notamment par Jean-Pierre Dupuy� que la vitesse généralisée6 d’une voiture en 197� est inférieure à celle d’une bicyclette lorsque l’on prend tous les éléments en compte (consommation, entre-tien, frais de réparation, temps passé à l’arrêt, frais de stationnement, assurance, temps de travail nécessaire, etc.), la bicyclette est, en terme de vitesse généralisée, plus rapide que l’automobile (quelle que soit la caté-gorie socio-professionnelle et le modèle de voiture de l’utilisateur, sauf pour le cadre supérieur en Simca ou en 2CV où la vitesse généralisée est la même qu’en vélo). Alain Gras reprend le constat de Guido Viale qui met le doigt sur une autre aberration de la voiture : elle transporte en moyenne 1,2 passager, il faut donc convoquer la puissance nécessaire à déplacer 1,1 tonne pour déplacer moins de 100 Kg « humains ».

Passé un seuil d’abondance, la « contre-productivité » s’installe. Illich emploie ce terme « chaque fois que l’impuissance résultant de la substi-tution d’un produit à une valeur d’usage prive précisément ce produit de sa valeur »7.

Lorsqu’on en arrive à ce genre de constat, pourquoi les constructeurs automobiles, les pouvoirs publics, et la société ne remettent-ils pas en question ces modalités de transport ? Pourquoi les gens semblent-ils désormais captifs d’une vitesse qui les retarde8 ?

� Bulletin interministériel pour la RCB, n°20, mars 197� (repris dans l’annexe de : Ivan Illich, Energie et équité, Œuvres complètes, volume 1, Fayard, 200�, p. 433)� Le coût généralisé est la somme des dépenses monétaires liées au mode de transport uti-lisé pour un trajet donné, et de la durée de ce trajet convertie en unités monétaires, au moyen d’une valeur du temps (en général égale au revenu horaire du sujet étudié). En convertissant les dépenses en temps, on obtient un temps généralisé, c’est-à-dire la somme de temps effectif de déplacement qui correspond au temps passé à travailler pour obtenir les ressources nécessaire au déplacement. En rapprochant ce temps du nombre de kilomètres parcourus, on peut en déduire la vitesse généralisée.� Ivan Illich, Le Chômage créateur, Seuil, 1977, p. 67� Ivan Illich, Le Chômage créateur, Seuil, 1977, p. 64

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L’innovation ne peut pas être pensée, n’a pas d’existence indépendam-ment d’un temps, d’un territoire et de groupes humains.

L’apport d’une chose nouvelle ne fait innovation que pendant une durée limitée. Elle ne fait figure de nouveauté que le temps de l’assimila-tion par un public. Avant adoption, il ne s’agit que d’une invention ou d’une création. Une fois l’adoption plus ou moins généralisée, l’innova-tion peut à son tour devenir une chose établie, banalisée, jusqu’à ne plus être réellement utile (« L’utilité des produits est limitée à la fois par la congestion et par la paralysie »9) et jusqu’à ne plus être consciente de son inadaptation. C’est ce que les journaliste américains nomment the boiled frog syndrome (« syndrome de la grenouille bouillie »), en parlant de l’ab-sence de réactivité des terriens face au réchauffement climatique : « Une grenouille plongée dans un bain chaud fait un bond et se sauve immé-diatement ; en revanche, si le bain est froid ou tiède, elle ne bougera pas, et si la température augmente lentement, alors elle se laissera bouillir, sans réagir, jusqu’à la mort. »10

Le caractère innovant se juge par rapport à un territoire et une popu-lation : la même chose peut être banale (ou inacceptée) quelque part, et constitue peut-être une innovation 10 km plus loin.

« Innover » appelle un complément d’objet indirect : innover pour qui ? L’invention est, tout simplement, mais l’innovation n’existe qu’à travers son appropriation par un ensemble plus ou moins grand d’indi-vidus.

� Ibid, p. 63�0 Alain Gras, Le choix du feu, Fayard, 2007, p. 33

HODOLOGIE DE L’INNOVATION54.-

ITINERAIRE n°4 :

Intel et la RATP : des parades à la saturation ?

Intel et la loi de MooreL’ingénieur Gordon Moore constatait dès 196� que la complexité des

semi-conducteurs proposés en entrée de gamme doublait tous les ans à coût constant depuis 19�9, date de leur invention. Il émit donc l’hypo-thèse que cette augmentation exponentielle allait se poursuivre dans les années suivantes et se répercuter sur le prix et la puissance des proces-seurs. Le processeur est la partie d’un ordinateur qui exécute les opéra-tions arithmétiques et logiques contenues dans les programmes. Pour faire simple, plus le processeur est puissant plus l’ordinateur peut exécu-ter un grand nombre de tâches rapidement. Le premier microprocesseur fut créé par la compagnie américaine Intel en 1971 en plaçant tous les transistors qui constituent un processeur sur un seul circuit intégré. La fameuse « loi de Moore » (qui n’est qu’une extrapolation empirique) date véritablement de 197� et pose que le nombre de transistors des micro-processeurs sur une puce de silicium double tous les deux ans. Son pro-nostic s’est depuis vérifié assez justement. En conséquence, les machi-nes électroniques sont devenues de moins en moins coûteuses et de plus en plus puissantes : une « pseudo-loi de Moore » dit que leur puissance double tous les 18 mois.

Mais si on suit la loi de Moore, cette accélération arrivera à saturation vers 201� : le procédé de fabrication (la photolithographie) atteindra ses limites physiques (effets quantiques, problèmes de dissipation thermi-que, etc.) et probablement économiques (voir une autre loi empirique de la Silicon Valley, la « loi de Rock »).

Outre ce « mur », l’industrie du silicium se trouve rapidement confron-tée à une impasse commerciale.

ITINÉRAIRES -.55

Dans les années 90, Intel se pose des questions sur son avenir : la puis-sance croît mais sans valeur faute d’applications qui nécessitent cette puissance. Quel constructeur achètera des microprocesseurs aussi puis-sants s’il n’y a pas besoin de plus de puissance ? Tous ses concurrents se battent sur le même front de la miniaturisation et de la montée en puis-sance, mais Intel décide non pas de changer entièrement de stratégie, mais d’ouvrir une voie qui lui permette de justifier et le rôle important, voire crucial, du microprocesseur (lors de l’achat d’un ordinateur), et l’accroissement de la puissance qu’Intel maîtrise mieux que ses concur-rents.

La première étape1 consistait donc à valoriser auprès du grand public la marque et ce qu’elle fabrique, indépendamment de la machine sur la-quelle elle était montée. A partir de 1991, sous l’égide du marketing ma-nager Dennis Carter, Intel entama une campagne de communication pour promouvoir le rôle primordial du processeur dans l’ordinateur (In-tel Inside® coop marketing program). Des spots publicitaires jumelés ont été mis en place avec les fabricants de PC qui faisaient apparaître le logo animé d’Intel dans leur publicité et à partir de 199� le fameux « jin-gle » de cinq notes ponctué d’un « Intel inside ». En 1992, Intel lança sa première propre publicité télévisée réalisée par George Lucas’ Industrial Light Magic, invitant les téléspectateurs à travers une pléthore d’effets spéciaux dans un vaste voyage au cœur des entrailles de l’ordinateur. Un ordinateur avec « Intel Inside » devait être un gage de qualité pour le

� source : « Intel inside program : Anatomy of a brand campaign ». Intel Corporation. Récupéré le 12.0�.2008 (http://www.intel.com/pressroom/intel_inside.htm)

Microprocesseur.Intel

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consommateur, au point de devenir un argument de vente dont aucun constructeur ne pourrait plus se passer. En quelques années, pour le quidam, la capacité du microprocesseur devient un point incontourna-ble et détermine massivement le choix d’un ordinateur plutôt que d’un autre. La fréquence de l’horloge et le nombre de bits s’extraient du vo-cabulaire des spécialistes et deviennent des facteurs décisifs dans la ven-te. La marque Intel est rapidement devenue l’une des dix marques les plus connues dans le monde aux côtés de Coca-Cola, Disney et McDo-nald’s.

La seconde étape consistait logiquement à stimuler le développement d’applications nouvelles qui solliciteraient la puissance du microproces-seur. Pour ce faire, Intel soutient des jeunes start-up.

La troisième étape2 partageait pour partie le même objectif que la se-conde. Intel’s Systems Group commença dès le début des années 90 à fabriquer des cartes-mères dans lesquelles sont intégrés le processeur (CPU) et de la mémoire vive (RAM). La carte-mère devint la pièce maî-tresse de l’ordinateur et à son apogée au milieu des années 1990, Intel fabriquait plus de 1�% des PC du marché, ce qui en faisait le troisième plus grand fournisseur à l’époque. Cela permit à Intel de proposer d’of-fice sur ses cartes-mères des innovations majeures en terme de connec-tique, dont le port PCI, le Bluetooth et le désormais indispensable port USB (Universal Serial Bus). Jusque là, les périphériques et les ports cor-respondants étaient dûs aux constructeurs. Le manque d’interopérabilité entre les différents matériels et marques freinait leur expansion et l’inno-vation. En proposant un port universel et ouvert, Intel a permis à des petits fabricants de périphériques de concurrencer les grands fabricants et par là même d’accélérer l’adoption des nouveaux microprocesseurs et architectures système.

Intel a su anticiper le problème de la saturation, au moins momenta-nément, en redéfinissant son rôle et en élargissant son champ d’action et en s’ouvrant à des savoir-faire qu’elle ne maîtrise pas par « tradition » et à des produits dont l’identité ne correspond à priori pas à l’image de l’entreprise. En mettant au point cette stratégie, la firme américaine of-fre un potentiel qui permet la création d’une foultitude d’innovations et de valeurs (y compris pour d’autres entreprises) et qui, par rétro-effet, accroît sa légitimité et sa position.

Intel a tenté de créer un écosystème symbiotique autour de son mono-

� http://en.wikipedia.org/wiki/Intel_Corporation

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pole dont l’existence elle-même est dépendante de cet écosystème de start-up et de constructeurs.

Finalement, l’innovation permet-elle d’échapper au déterminisme technique et à ses limites ou bien permet-elle au contraire de le justifier, de le rendre acceptable et même désirable ?

On en arrive au constat suivant : l’entreprise se crée à partir d’une in-novation. L’innovation finit par devenir établie, et l’entreprise ne fait que l’améliorer au fil du temps, jusqu’à ce qu’elle en atteigne les limites. Alors, une autre innovation apparaît (endogène ou exogène) pour déssaturer la situation. Elle finit elle aussi par s’établir et ainsi de suite…

La saturation dans les transports en communExtrait d’un entretien avec Stéphane Cobo, ingénieur et urbaniste à la

RATP, dans la cellule de prospective et conception innovante, le samedi 2 août 2008, à la Maison de la RATP :

A.D. : Comment la prospective de la RATP en est venue à se demander non plus seulement comment aider les gens à se dépla-cer plus vite, mais aussi comment les aider à économiser des dé-placements ?

S.C. : La tradition ici, à la RATP, c’est de faire toujours plus, plus grand, plus efficace, plus rapide. On raisonne en véhicule-kilomètre, donc en voyageurs-kilomètre, c’est ça notre indicateur de coût, c’est ça l’étalon de la performance...

On est finalement encore relativement proche des schémas de pensée courants dans les années soixante sur la simulation de la voirie : pour que les bus avancent plus vite, il faut faire en sorte que la circulation géné-rale soit plus rapide. On multipliait donc les voies en pensant que tout le monde irait plus vite. Or, à toute capacité nouvelle générée, une de-mande nouvelle va correspondre. C’est l’effet « périphérique » : en deux jours après son ouverture, le périphérique parisien était déjà saturé. Mexico vient de doubler son périphérique, ils ont fait un périphérique sur leur périphérique à tel point la demande augmentait, c’est un projet pharaonique assez incroyable, mais bien sûr, le système était saturé en moins d’une semaine. Indéniablement, il y a un effet d’appel. A l’époque, cela montrait bien qu’il fallait singulariser la question des transports pu-blics, c’est là que sont nées les idées de couloirs : il s’agissait de garantir au moins aux bus un espace et une vitesse. On a une demande très im-

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portante sur la 13, sur la ligne B du RER, etc. Si on reste dans le même paradigme, celui de la circulation, donc de l’efficacité, de la puissance, la réponse logique dans ce paradigme, dans cette vision des choses qui est la vision circulante, c’est d’élargir la capacité du tunnel, faire passer plus de trains, mettre des RER à deux étages, etc. Mais on sent bien que cette logique est assez vaine finalement. Il suffit qu’une tour soit construite à la Défense comme c’est le cas en ce moment pour que le nombre de voyageurs augmente brutalement... Bref, la nature a horreur du vide ; alors à chaque fois qu’il va y avoir un espace, il va y avoir une capacité, et derrière, il va y avoir aussi une demande qui va s’accroître. On voit bien que toutes les réponses que l’on a essayé d’apporter depuis des di-zaines d’années nous conduisent finalement toujours à la saturation. Et il n’y a pas de réponse à la saturation dans cette optique-là. C’est ce qui nous a amené à réfléchir différemment : plutôt que d’essayer de faire transiter encore plus de gens sur nos réseaux, essayons d’attaquer cette demande à la source et essayons de faire en sorte que les gens aient moins besoin de se déplacer, ou alors sur d’autres plages horaires. Cette façon d’aborder les problèmes ouvre tout un champ de services nou-veaux pour la RATP et pour les partenaires avec lesquels elle doit tra-vailler.

A.D. : Cette déduction est à la fois logique et paradoxale…S.C. : Pour les transports publics c’est quelque chose de complètement

nouveau, qui peut sembler absolument contradictoire avec l’activité que l’on a et qui finalement vient l’enrichir puisqu’elle permet de fluidifier le système. Cela ne signifie pas que l’on retirera des RER, pas du tout, seu-lement que l’on ne peut pas en mettre plus. On ne va pas pousser les murs. Apparemment, même si on double les rames du RER, on ne ga-gnera pas grand chose en capacité. Comment fait-on avec cette donnée ? La question que l’on doit se poser est : comment restituer des systèmes de transport qui restent acceptables, confortables (la norme étant maxi-mum quatre personnes au mètre carré) ? Comment lisser la charge sur les creux plutôt que de la concentrer sur les pointes ? On cherchera tou-jours à améliorer la performance du système et en même temps à s’inter-roger sur le pourquoi les gens se déplacent. Dans toutes les métropoles du monde on retrouve à peu près le même phénomène le temps de transport qui stagne : il augmente progressivement puis se stabilise autour de 1h30 (autour de 83 minutes en île-de-France). Ce genre de durée a l’air d’être aux limites de l’acceptable pour les gens, que ce soit

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en voiture, en bus, en métro, etc.

A.D. : Apparemment la durée du déplacement domicile/travail est stable depuis quelques dizaines d’années...

S.C. : Elle est stable depuis 40 ans...

A.D. : ... mais c’est la longueur des trajets qui a franchement augmenté.

S.C. : Oui, on voit bien la limite : on se dit que l’on va mettre en place des systèmes de plus en plus efficaces pour que les gens gagnent du temps - parce que finalement un système de transport, on l’évalue au gain de temps - et en fait les gens en profitent pour habiter plus loin… Enfin, ils n’ont pas toujours le choix puisque le transport fait monter le prix du foncier, ce qui les repousse aussi plus loin. Il y a une mécanique qui fait que l’on ne répond pas à la demande originelle qui est d’écono-miser du temps. Nous n’y répondons plus. Le paradigme est porteur lui-même de ses contradictions, c’est pour ça qu’il faut « changer d’océan ». C’est un champ que l’on ouvre là et sur lequel on aimerait que la RATP se penche un petit peu dans ses réponses. Réponses qui ne peuvent pas être que de l’ordre du technique et de la performance. La RATP doit maintenant être à la fois opérateur de mobilité et opérateur de fixité, d’immobilité : « comment je vous aide aussi à être immobile ? » Comment aider les gens à moins se déplacer ? D’abord en les aidant à faire chez eux ce qu’ils peuvent faire depuis chez eux. Par exemple aux heures de pointes, plutôt que d’aller au bureau et répondre aux �0 emails qui sont tombés la veille, est-ce qu’il ne peuvent pas le faire depuis leur domicile et ensuite seulement emprunter le RER à une période plus creuse, plus lâche ? Une autre approche serait de dire : j’exerce une pres-sion sur celui qui motive le déplacement, c’est souvent l’employeur, il faudrait inciter l’employeur à permettre à ses employés d’arriver plus tard, en prenant en compte le fait qu’il puisse travailler à distance les deux ou trois premières heures de la matinée. Sur ces principes de dé-congestion, on se dit qu’il y a peut-être un ensemble de services que l’on pourrait proposer qui optimiseraient le temps. Lorsque l’on rentre le soir, on pourrait nous dire que si l’on souhaite rentrer maintenant, il faut compter entre 1h10 et 1h20, alors que si on diffère notre retour, on tombe à 30 minutes. On peut alors se demander comment remplir ce temps, on pense alors aux courses, aux activités sportives et culturelles, tout ce qui pourrait être fait à destination mais qui peut être fait sur

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place. Alors évidemment ce qui est hyper structurant ce sont les enfants, ce qui impose de réfléchir au système de garde, aux systèmes éducatifs... En somme, il y a énormément de fils à tirer, tous ne sont peut-être pas pertinents lorsqu’on les tire jusqu’au bout, néanmoins, il faut prendre le temps de se pencher sur chacun d’entre eux. EDF fonctionne également sur ce principe : je vous vends de l’électricité et j’ai tout intérêt à vous en vendre beaucoup, mais en même temps, j’ai différents services à valeur ajoutée qui vous aident à en économiser. Je pense qu’il n’y a pas que la mobilité qui va être impactée par cette façon de penser. Et c’est très in-téressant : on voit bien aujourd’hui que ce n’est plus le service qui est important mais les moyens d’accès à la ressource. L’autre jour, j’avais trouvé plusieurs domaines qui n’ont rien à voir avec le transport, mais qui sont dans la même logique : à la fois vendre et aussi économiser... On est progressivement tous acculés à ce positionnement qui devient une évidence. Encore faut-il y penser et savoir poser les bonnes questions pour des gens dont ce n’est pas la tradition.

[…] [suite en annexe]

L’innovation peut être la source, ou l’un des points de départ d’une accumulation de nouveautés (phénomène d’innovations par grappes, c’est-à-dire une agrégation des innovations provoquées par la réussite d’une innovation temporairement dominante) qui conduisent à une sa-turation, qu’elle soit de l’ordre de la satiété pour le consommateur (« hy-perchoix »3, « consommation malheureuse »4…), qu’elle soit « physique » et contre-productive, ou bien qu’elle soit le seuil de déclenchement de catastrophes écologiques et sanitaires. Si l’innovation est une manière de renouveler la production parce qu’elle finirait, sans cela, par se stabiliser ou s’arrêter, si l’innovation est un moyen de parer à la saturation pour continuer de produire (ou produire davantage), alors on a un problème. Ce problème, c’est le risque psychique d’arriver à saturation pour le consommateur, et le risque physique de dépasser des limites « naturel-les » (ressources limitées, pollutions, dérèglements climatiques, etc.) : L’innovation comme refus des limites ou, au contraire, comme possibi-lité de prise en compte des limites ?

L’innovation peut aussi être un remède à la congestion, une soupape

� Voir The Paradoxe of Choice - Why more is less, titre d’un livre paru en 2004 du psychologue améri-cain Barry Schwartz. Une conférence autour de ce livre est visible sur Google video.� Expression de Bernard Stiegler pour décrire un type de consommation addictive auquel il oppose la consommation «heureuse» des trente glorieuses

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de sécurité. Elle permet de sortir d’une continuité cumulative et perfor-mative, de s’extraire de logiques unidirectionnelles, de se désengager des impasses et des emballements incontrôlables. L’innovation, c’est parfois la possibilité de prendre du recul, de mettre en perspective ce qui est à l’œuvre et ce qui est possible en révélant des alternatives aux voies qui se dirigent droit dans le mur.

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ITINERAIRE n°5 :

Des motivations profon-des : en direct du Pléis-tocène

Difficile de dire s’il y a de bonnes raisons d’innover, mais il y a en tout cas des raisons certainement immuables et bien antérieures à l’hystérie générale que l’on peut connaître aujourd’hui autour de l’innovation.

Dans le roman Pourquoi j’ai mangé mon père 1 l’anthropologue britanni-que Roy Lewis met en scène les premiers pas de l’humanité naissante à travers un ensemble de personnages ni encore hommes, ni plus tout à fait singes vus par l’un d’entre eux, le narrateur, le jeune Ernest. Trois grands points de vue s’affrontent au sein d’une horde dont les membres prennent parfois parti, changent d’avis, se laissent porter ou ravalent leur fierté :

- celui de l’oncle Vania, grand singe arboricole qui prône la continuité, la tradition, la soumission aux lois de la nature. Back to the trees ! Back to nature ! répète t-il en s’enfuyant dans les cimes de la forêt ;

- celui du père, Edouard, partisan d’un progrès partagé qui ne cesse d’innover et d’inciter son groupe (en particulier ses fils) à innover pour le progrès de l’espèce humaine (stade qu’il espère côtoyer de son vivant), il découvre comment maîtriser le feu, et à partir de ce premier grand évènement vient la création même du feu, l’invention des lances en bois à pointes durcies au feu, de la cuisine avec la viande cuite, de l’art figura-tif, il va même jusqu’à inventer l’exogamie, c’est-à-dire le brassage géné-

� Roy Lewis, Pourquoi j’ai mangé mon père, Actes Sud, 1990 ( What we did to father .Titre original : The evolution man, publié pour la première fois en 1960 aux éditions Hutchinson)

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tique efficace pour engendrer la race humaine. Edouard cherche à s’ex-traire et extraire l’ensemble des hominidés de leur condition d’animal (de surcroît animal non dominant contrairement aux lions, ours, etc. ; auxquels ils doivent faire face) pour atteindre le stade humain. « Les pos-sibilités sont prodigieuses ! » s’exclame t-il régulièrement après une dé-couverte intentionnelle ou accidentelle ;

- enfin, le point de vue d’Ernest, à la fois heureux et reconnaissant mais beaucoup plus modéré car effrayé par les possibilités non envisa-gées par son père, autrement dit par les conséquences de ses découver-tes et inventions. Il préconise de les garder à l’abri des autres hordes, de ne pas les divulguer, contrairement à son père qui souhaite voir ces re-cherches théoriques et pratiques devenir des innovations non seulement

HODOLOGIE DE L’INNOVATION64.-

au sein de sa famille mais aussi sur toute la planète. Edouard espère qu’elles soient diffusées, appropriées, reprises et améliorées par les autres, par et pour l’ensemble de la future humanité qu’il voit se dessiner progressivement. Pour Ernest cette ouverture, cet esprit de partage, cette façon de penser un patrimoine technique de l’humanité est (en plus d’être pour le moment à sens unique) un risque énorme, un danger po-tentiel pour l’écosystème tout entier, son père l’a déjà prouvé à son insu en mettant feu par inadvertance à toute la plaine, la horde échappant de justesse à une mort atroce et les obligeant à déménager, toute source de substance ayant été décimée (végétation, troupeaux…).

Il invoque en quelque sorte le principe de précaution et lorsque Edouard invente l’arc, cette arme de destruction si efficace, massive di-rait-on aujourd’hui, Ernest, avec l’accord des autres membres et pour l’intérêt général (celui de l’humanité mais aussi de la biosphère) finit par tuer son père lors du premier entraînement au maniement de l’arc. L’auteur ne dit pas s’il s’agissait de mettre un terme soit à l’escalade du progrès soit à la diffusion des innovations hors de la horde. Le lecteur est libre d’interpréter cet acte comme un acte humaniste (et même plus, écologiste) ou bien comme relatif à une vision sécuritaire et protection-niste, marquant les prémices d’une logique capitaliste de mise en concur-rence.

Ernest et le reste de la famille préfèrent mettre fin à cette progression dont ils ne maîtrisent pas totalement les effets. L’histoire ne dit pas s’il s’agit d’un arrêt, d’un retour ou d’un ralentissement car Ernest et tout le groupe semblent bien résolus à continuer de profiter des avantages du feu. On peut supposer qu’ils souhaitent malgré tout conserver leur confort et, peut-être même leur « avance » sur les autres.

À travers le regard de Lewis, on saisit l’excitation et le désarroi engen-drés par la création et l’introduction d’une novation dans un groupe humain, et cela depuis les débuts de l’humanité. Certes, ça n’a jamais été aussi rapide qu’aujourd’hui, mais les mobiles profonds n’ont pas changé finalement.

Les innovations ne sont pas uniquement motivées par des besoins puisque l’on ne peut pas avoir besoin de ce qui n’existe pas encore. C’est en tout cas l’argument d’autorité d’Henry Ford qui avait l’habitude de dire « Si j’avais demandé à mes clients ce qu’ils voulaient, ils m’auraient répondu : un cheval plus rapide ». [voir itinéraire n° 28 : conception et expérience usager : de Ford à la prospective du présent] La plupart des

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membres de la horde se satisfont de ce qu’ils ont et de leur statut, leurs besoins ne les poussent souvent qu’à persévérer ou faire mieux, non à faire autre chose. L’ignorance inoffensive que revendique avec véhé-mence l’oncle Vania est la norme. Même si elle sait se réjouir d’une nouveauté et en tirer parti, la horde s’accommode de l’état actuel, de ce qui est établi, y compris des prédateur, des maladies, de la faim, du froid, de la fatigue, etc.

Dans le cadre de l’innovation, on peut, me semble-t-il, abandonner la grille de lecture qu’est la pyramide des besoins de Maslow, elle n’a plus aucun sens. Il n’y a pas d’ordre, pas de priorité, les éléments se superpo-sent ou s’entremêlent, et surtout, il s’agit moins de besoins que de re-cherche : recherche du plaisir, recherche du confort, recherche de la sé-curité…

Bien avant de cristalliser des considérations d’ordre idéologique, l’in-novation est motivée autant par le plaisir de la recherche que la recher-che du plaisir. Dans le roman, on comprend la jouissance qu’éprouve Edouard (le père) à innover : explorer, découvrir, observer, comprendre, imaginer, appliquer, adapter, proposer, discuter, enseigner, apprendre, se faire surprendre… Ce qui motive une partie de la démarche d’innova-tion et lui donne sa saveur, c’est la part de praxis qu’elle contient. Han-nah Arendt l’identifie comme « action » et la définit ainsi :

« C’est par le verbe et l’acte que nous nous insérons dans le monde humain, et cette insertion est comme une seconde naissance dans la-quelle nous confirmons et nous affirmons le fait brut de notre appari-tion physique originelle. Cette insertion ne nous est pas imposée, comme le travail, par la nécessité, nous n’y sommes pas engagés par l’utilité, comme à l’œuvre. Elle peut être stimulée par la présence des autres dont nous souhaitons peut-être la compagnie, mais elle n’est jamais condi-tionnée par autrui; son impulsion vient du commencement venu au monde à l’heure de notre naissance et auquel nous répondons en com-mençant du neuf de notre propre initiative. Agir, au sens plus large, si-gnifie prendre une initiative, entreprendre (comme l’indique le grec ar-chein, « commencer », « guider » et éventuellement « gouverner »), mettre en mouvement (ce qui est le sens original du latin agere). Parce qu’ils sont initium, nouveaux venus et novateurs en vertu de leur naissance, les hom-mes prennent des initiatives, ils sont portés à l’action. »2

� Hannah Arendt, Condition de l’homme moderne, Calmann-Levy, 1983, p. 233 (titre original : The Human Condition, University of Chicago Press, 19�8)

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L’économiste autrichien Joseph Schumpeter (1883-19�0), célèbre pour ses théories sur les fluctuations économiques, la destruction créa-trice et l’innovation, partageait en quelque sorte cette vision active et viscérale de l’innovation. Contrairement aux économistes classiques, il voit dans l’acte d’innovation et dans la figure de l’« entrepreneur », qui est selon lui l’innovateur par excellence sinon par définition, un person-nage clé, certes motivé par la réalisation de bénéfices, mais également motivé par un ensemble de mobiles irrationnels dont les principaux sont sans doute la volonté de puissance, le goût sportif de la victoire et de l’aventure, ou la joie simple de créer et de donner vie à des conceptions et des idées originales (source : Wikipedia).

Les motifs de l’innovation sont donc multiples, une partie d’entre eux oscille entre plaisir, challenge, manifestation du désir d’exister ou d’avoir prise sur l’avenir. Certains ont la conviction que le progrès qu’amène l’innovation vaut la peine d’être partagé, mieux, qu’il ne vaut que s’il était partagé. C’est le cas d’Edouard par exemple et qui n’agit pas seulement pour lui-même ou sa horde, mais pour tous les autres, pour la postérité, pour l’humanité en devenir. Mais les conséquences de l’action entreprise ne sont pas prévisibles, cette fragilité que doit assumer l’acte d’innova-tion n’est pas sans poser problème.

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ITINERAIRE n°6 :

Santos-Dumont vs Ader : de l’humanisme à la performance ?

L’inventeur Brésilien Alberto Santos-Dumont (1873-1932) est l’une de ces figures modernes de l’inventeur humaniste. Ce pionnier de l’avia-tion est un progressiste qui se sent comme investi d’une mission : per-mettre à l’homme de voler. Il n’a, parait-il, déposé aucun brevet de son existence.

Son père, ancien «roi du café» lui ayant légué sa fortune, il n’a pas, contrairement à bon nombre d’inventeurs, de soucis financiers. Cette aisance lui permet de réaliser ses prototypes sans faire appel à des créan-ciers et donc de ne dépendre que de lui-même. Il revendique être le premier à quitter le sol à bord d’un aéronef plus-lourd-que-l’air pourvu d’un moteur à essence qu’il a lui-même élaboré.

En réalité, c’est l’ingénieur français Clément Ader (1841-192�) qui avait le premier volé, en 1890. Ayant convaincu le ministre de la Guerre de financer ses travaux, grâce à des fonds secrets, Ader mit au point des prototypes et son premier vol sur �0 mètres à 20 cm du sol eut lieu le 9 octobre 1890 aux commandes de l’Éole. C’est la première fois qu’un homme parvient à s’élever dans l’air à l’aide d’une machine autopropul-sée. L’Avion III effectue un vol de 300 mètres devant un comité mili-taire le 14 octobre 1897 à Satory.

Le 23 octobre 1906, Santos-Dumont parcourt 60 m et le 12 novembre 220 m. Le dandy des airs a su s’entourer des médias. Son envol du 12 novembre est contrôlé officiellement par les représentants de l’aéroclub de France. Des photographes et même des cinéastes sont présents.

ITINÉRAIRES -.69

Clément Ader, dépité, se décide à prendre la plume pour raconter ses propres essais. Il publie un ouvrage début 1907, La première étape de l’avia-tion militaire, où il exhorte l’état-major à prendre conscience de cette réa-lité : « qui sera maître de l’air, sera maître du monde ! ». Il se transforme rapidement en prophète de l’aviation militaire.

A partir de la fin 1907, Santos-Dumont entreprend la construction des fameuses « Demoiselles », petits monoplans motorisés, qui accroît sa popularité auprès du public français mais aussi des vedettes des mee-tings, d’autant plus qu’il offre gratuitement les plans à ceux qui souhai-tent les construire. Ces appareils sont d’une incroyable maniabilité, si bien qu’ils deviennent à leur tour les vedettes des exhibitions aériennes que le public réclame. Devant un tel succès et sa gloire montante, San-tos-Dumont modifie, pour encore les améliorer, ses aéronefs. Bientôt ce sont de véritables avions de tourisme faits, de toile de chanvre et de bambous qu’il vend en kit au public. Il en abandonne les droits de li-cence ce qui en favorise la construction par des tiers.

Après la Première Guerre mondiale, il reste en France encore une di-zaine d’années. Mais la seule perspective de voir évoluer l’aviation à de seules fins militaires le dégoûte. Comme Edouard dans le roman de Lewis, son invention et le but qu’il poursuit lui échappe, son rêve de li-berté et de fraternité, c’est-à-dire la possibilité, pour tous les hommes, de voler et de faire fi des frontières terrestres se transforme en cauchemar : deux guerres mondialisées, avec comme arme de premier ordre et qui le reste encore aujourd’hui : le bombardement aérien. Les avions sont dans un premier temps (avant 194�) exploités non pas pour transporter des

Santos-Dumont.transportant.son.aéroplane

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gens d’un pays à un autre, d’un continent à un autre, mais pour transpor-ter des bombes et les lâcher sur les hommes.

Voici ce qu’il écrit dans une lettre adressée à l’Ambassadeur du Brésil en 1926 :

Monsieur l’Ambassadeur du Brésil près de la Société des Nations, GenèveMonsieur l’Ambassadeur,Sous peu aura lieu une Conférence Internationale ayant pour but la limitation des

armements dans tous les pays du monde civilisé.J’ai lu dans différents journaux, qu’on se propose, entre autres questions, d’y limi-

ter l’action des sous-marins en interdisant qu’ils prennent part active aux guerres futures, mais on n’a pas, que je sache, songé à l’Aéronautique. On sait cependant ce dont sont capables les engins aériens, leurs exploits au cours de la dernière guerre nous permettent d’entrevoir avec horreur le degré de destruction auquel ils pourraient désor-mais, atteindre comme dispensateurs de la mort non seulement parmi les armées combattantes, mais aussi, hélas, parmi les inoffensifs de l’arrière. Ceux qui, comme moi, furent les humbles pionniers de la conquête de l’air, songeaient plus à créer de nouveaux moyens d’expansion pacifique entre les peuples qu’à leur fournir de nouvel-les armes de combat.

Si de la conférence précitée pouvait résulter l’abolition de la guerre sous-marine, que de belles unités déjà existantes pourraient alors se consacrer à l’étude des profondeurs maritimes encore insoupçonnées et que de progrès pouvait faire la science océanogra-phique.

Il faudrait que le rôle futur de l’aéronautique, dans toutes ses branches, fusse éga-lement bienfaisant, et c’est cette idée, Monsieur l’Ambassadeur que je serais heureux de soumettre à la conférence par votre intermédiaire.

Je suis disposé à offrir un prix de dix mille francs en concours parmi les personnes, à quelque profession qu’elles appartiennent, pour le meilleur ouvrage écrit sur la question de l’interdiction des engins aériens comme arme de combat et de bombarde-ment.

Un jury pourrait être constitué sous l’égide de la conférence ou sous le vôtre seul, Monsieur l’Ambassadeur et je me prêterais volontiers à la mise au point préalable de tous les détails relatifs à ce concours que je n’hésiterais pas à qualifier d’humanitaire au premier chef.

Avec mes remerciements anticipés, je vous prie Monsieur l’Ambassadeur d’accepter mes hommages et de croire à ma considération très distinguée.

SANTOS DUMONT - Megève, 14 janvier 1926

Santos-Dumont œuvre pour la conquête de l’air, le plaisir du vol (et

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sa richesse le lui permet), tandis que Ader travaille, non moins sans pas-sion, mais subventionné et contraint par l’armée pour la gloire de la France. En effet, outre la compétition « sportive » internationale qui s’installe notamment avec les frères Wright aux Etats-Unis, le contexte politique européen est tendu, on assiste à cette époque à une monté des nationalismes qui mèneront à la première guerre mondiale.

Santos-Dumont échappe à cette montée en puissance nourrie de ja-lousie et de sentiment de supériorité nationale par sa richesse person-nelle qui lui garantit une certaine indépendance, et par une culture cos-mopolite héritée de ses origines et consolidée par ses voyages, il se sent probablement plus « citoyen du monde », dirait-on aujourd’hui.

Avec son humour burlesque, Roy Lewis montre à quel point les ques-tions relatives à l’armement, la maîtrise des énergies, etc. ont commencé à poser problème il y a bien longtemps, c’est-à-dire depuis le début de la modernité au XVIIème siècle ou comme ici consécutivement à la se-conde révolution industrielle. Cette violence et sa puissance décuplée étaient déjà présentes dans le premier jet de pierre, dans le premier pro-pulseur, dans le premier éclat de silex…il a suffit que quelqu’un la re-tourne contre sa propre espèce. Edouard, comme Santos-Dumont n’ont pas imaginé ou n’ont pas voulu voir cette possibilité. Leur passion leur a brûlé les ailes en plein vol, mais ces conséquences étaient d’une certaine façon imprévisibles. Arendt, dans le chapitre V (L’action) de Condition de l’homme moderne, montre justement que la manifestation de l’unicité de l’ « agent » au sein d’un réseau déjà constitué d’autres hommes a deux conséquences très importantes : l’irréversibilité (l’acte aura forcément

Clément.Ader.et.l’une.de.ses.machines

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des conséquences dans le réseau des relations humaines déjà existantes), et l’imprévisibilité (l’acte n’atteint pas son but). L’action a ainsi une di-mension de fragilité : personne ne peut prétendre maîtriser les effets de ses actes, personne n’est l’auteur de sa vie1.

Pour paraphraser le titre d’un colloque2, en passant de Santos-Du-mont à Ader, on passe du rêve à la puissance, passage qui coïncide avec certain « désenchantement de l’air ». Pourtant, l’aviation récréative et sportive n’a pas disparu, elle est même revendiquée, par exemple par la Fédération Française d’ULM dont le vice-président (et professeur de philosophie) Sébastien Perrot posait lors de ce colloque la question de l’aviation sans corps en pointant du doigt les drones et l’automatisa-tion.

Santos-Dumont plaçait manifestement avant tout le corps, les sensa-tions et l’homme au cœur des avancées aéronautiques, non pas la perfor-mance technique ou le sentiment patriotique.

Paul Virilio en parlant de la Demoiselle exposée avec d’autres avions, écrit : « il n’était que trop évident que cet objet d’art volant était bien destiné à voler, […] alors que les avions de chasse et autres « jets de combats » supersoniques qui l’entouraient, étaient, quant à eux, destinés à sur-voler, à perforer la profondeur des cieux […] « On n’arrête pas le progrès… » Dit-on, certes, mais lequel ? Celui de la substance de l’engin ou celui de l’accident de ses performances ? »3

Pour Virilio, deux types d’accidents se présentent à nous aujourd’hui : « l’accident de l’essai – celui de la découverte d’une substance (nocive ou non), de l’invention d’un quelconque objet technique (utile ou non) – et l’accident de l’excès en tous genres – la recherche sportive, pour ne pas dire olympique, de la performance à tout prix, y compris en inno-centes victimes. »4

La force d’un innovateur comme Santos-Dumont, c’est d’avoir su proposer une vision partageable par l’humanité toute entière et d’avoir su la rendre accessible à tous. Le fait que la majeure partie de ses essais et de ses « frasques » aient eu lieu dans l’espace public, souvent en plein

� source : Wikipedia : Condition de l’homme moderne� «L’avion : le rêve, la puissance, le doute». Colloque organisé par le CETCOPRA (Centre d’Etude des Techniques, de COnnaissances et des PRAtiques) à la Sorbonne, les 13 et 14 Mars 2008 (intervention de la sociologue et co-fondatrice du CETCOPRA Sophie Poirot-Delpech sur Santos-Dumont)� Paul Virilio, L’Art à perte de vue, Galilée, pp.41-42� Ibid, p.44

ITINÉRAIRES -.73

Paris, au-dessus ou dans la foule, n’était pas qu’une lubie de dandy, l’ex-position publique de ses exploits est une manière de faire partager ses aventures, ses découvertes et son savoir au monde. L’innovation ouverte permet que, non pas une nation, quelques individus ou une armée s’en empare, mais l’humanité entière.

HODOLOGIE DE L’INNOVATION74.-

ITINERAIRE n°7 :

Du brevetage au copy-left : vers le patrimoine de l’humanité ?

A la question « pourquoi innover ? », le philosophe Bernard Stiegler donne une explication très pragmatique, d’ordre statistique : l’anthropo-logue Leroi-Gourhan a très bien expliqué que plus on multiplie les points de contact entre les individus, plus l’innovation se développe rapide-ment. En effet, les migrations, les colonisations, les guerres, le com-merce, les voyages, les explorations, les écrits, etc. ont été dans l’histoire de l’humanité une source d’échange, d’appropriation et d’emprunts à des cultures différentes. Ces points de contact ont apporté la possibilité d’inventer, de transposer, d’introduire des éléments nouveaux dans les cultures : « L’histoire de l’humanité prouve que les progrès de la culture dépendent des occasions offertes à un groupe donné de tirer un ensei-gnement de l’expérience de ses voisins »1. Au contraire, l’isolement dimi-nue significativement ces possibilités de transformation ou de change-ment.

Or, qui voudrait aujourd’hui éliminer les points de contact, les outils de communication comme le livre, le téléphone, Internet, les moyens de transport ? C’est ce qui fait la richesse de l’humanité, qui voudrait se passer de connaître, d’apprendre, de comprendre, d’échanger avec l’autre ?

D’ailleurs, ces points de contacts qui nous sont si chers (car ils ren-

� Franz Boas cité par Françoise Héritier dans « Innovation, invention, découverte », discours prononcé lors du Festival international de géographie à Saint-Dié des Vosges, en octobre 2001

ITINÉRAIRES -.75

voient à des valeurs humanistes héritées des lumières) nous entraînent apparemment dans une accélération que l’on ne maîtrise pas (Stiegler dit lui-même que nous ne pouvons pas la maîtriser, mais que nous pouvons tout de même influer sur elle).

Si les occasions de transmission se multiplient, si l’accumulation et la diffusion des savoirs sont inévitables, on doit pouvoir reconnaître que chaque culture, chaque pays peut revendiquer sa part, sa contribution dans la plupart des innovations actuelles. Avec le recul, il est par exemple difficile de reprocher aux entreprises chinoises de « copier » des produits occidentaux, de reprendre à leur compte des inventions quand on sait ce que doit l’occident à la culture et à la science de l’empire chinois : la boussole qui fut un apport considérable à la navigation et qui permit les grandes explorations navales comme la découverte des continents amé-ricains ; le papier, sans lequel les presses d’imprimerie de Gütenberg n’auraient pu voir le jour ; la poudre, qui ne fut utilisée dans l’arsenal militaire chinois que très tardivement, sous la pression des armées occi-dentales, notamment lors de la guerre de l’opium en 1830 ; la production de soie ; etc.

« Si aucune innovation n’est possible sans tenir compte de tout ce qui a précédé et qui est à mettre au crédit de l’humanité, on doit pouvoir considérer que l’humanité toute entière y contribue et a sa part. »2

Quel chercheur, quelle entreprise peut réellement prétendre avoir des droits sur telle invention et revendiquer l’entière paternité de telle inno-vation ? Ils seraient bien incapables de discerner et encore moins de quantifier ce qui est de leur propre fait et ce qui relève d’une longue et complexe maturation. Toute innovation est en partie bâtie sur des ap-ports inextricables, de nature et d’importances diverses, elle est le fruit du travail de nombreux et multiples individus et groupes. Cette coopéra-tion « invisible » dans le temps fait partie de ce que l’on pourrait classer parmi les « externalités positives » de l’entreprise, au même titre que le « capital humain », c’est-à-dire l’intelligence mobilisée par les employés, et nourrie par le savoir et la connaissance qu’ils acquièrent en dehors de l’entreprise, sur leur temps libre, etc. Dans son dernier livre, L’immatériel, André Gorz donne une excellente analyse de la captation de la subjecti-vation de la « culture commune » par l’entreprise ; il cite, page 19, Mu-riel Combes et Bernard Aspe : « Ce ne sont pas les individus qui intério-risent la «culture d’entreprise» ; c’est bien plutôt l’entreprise qui va

� Ibid

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désormais chercher à « l’extérieur », c’est-à-dire au niveau de la vie quo-tidienne de chacun, les compétences et les capacités dont elle a besoin. »3 [Itinéraire n° 31 : « capitalisme cognitif » : nouvelle forme du capitalis-me ou stigmate d’un capitalisme en crise ?]

L’anthropologue Françoise Héritier4 parle volontiers de « patrimoine des idées nécessaires de l’humanité » et remet en cause le principe de propriété des idées dans les sociétés démocratiques capitalistes qui prê-chent pourtant pour un progrès universaliste :

« La science et l’inventivité technique ne peuvent procéder que de ma-nière cumulative, ce qui implique non la chasse gardée des brevets mais le libre accès à tous, l’emprunt et la diffusion. Le refus jaloux et écono-miquement rentable de nos cultures occidentales de partager les fruits du savoir et même l’accès à la connaissance technique n’est certainement pas de ce point de vue, non seulement facteur de paix, mais aussi de cette acceptation universelle qui accompagne l’innovation. Ce point nous permet de souligner encore une fois une différence entre invention technique et innovation : celle-ci appartient à l’humanité toute entière, celle-là au profit de quelques uns. »�

Il y a manifestement incompatibilité, voire contradiction entre les lo-giques de protection (comme le brevetage), et un progrès de l’humanité s’appuyant sur un patrimoine qui se voudrait commun à l’ensemble des humains.

Le brevet est apparu au début de la Renaissance, en Italie, Marc Giget explique qu’il était alors considéré comme un droit, la reconnaissance par la société du don inaliénable qui lui a été fait : « celui qui apporte quelque chose à la société doit recevoir un hommage, un revenu de la part de la société »6

Voici comment Philippe Aigrain définit aujourd’hui le brevet dans son glossaire, à la fin de Cause commune :

« Un brevet, au sens contemporain, est un monopole accordé (pour vingt ans au moins) sur l’exploitation (production ou usage) d’une in-vention. Mais qu’est-ce qu’une invention ? Au départ, il s’agissait seule-

� Muriel Combes, Bernard Aspe, « Revenu garanti et biopolitique », Alice n° 1, septembre 1998� Anthropologue ayant succédé à Claude Lévi-Strauss au Collège de France, elle est l’une des personnalités à l’origine de la création de la chaîne de télévision ARTE.� Françoise Héritier, « Innovation, invention, découverte », discours prononcé lors du Festival international de géographie à Saint-Dié des Vosges, en octobre 2001� Marc Giget lors d’une conférence dans le cadre des mardis de l’innovation, au CNAM, le 6 janvier 2009, « L’enchaînement des grandes vagues historique de l’innovation »

ITINÉRAIRES -.77

ment d’objets ou de productions physiques. Les tenants d’une générali-sation de la brevetabilité ont étendu la définition et y incluent des idées, des informations, des connaissances et des découvertes. »7

Comme l’explique Aigrain, le problème n’est pas tant le verrouillage temporaire par un brevet mais la nature de ce qui est breveté. Le danger apparaît quand on descend trop bas : il y a par exemple une différence entre breveter un type de voile très particulier et breveter la flottabilité. Plus le rayon d’action du brevet s’écarte du champ des procédés pour descendre vers le champ du vivant, plus cela stérilise au lieu de donner de la valeur.

Bon nombre d’entreprises mettent en avant leur capacité d’innovation en brandissant le nombre de brevets actifs à leur disposition8. En réalité, cela ne révèle que leur capacité passée à avoir su innover ou avoir su repérer et acheter des innovations. Le brevet est par définition ce qui ralentit l’innovation, c’est un blocage, un frein, un retardateur a minima. Mais quelque part, c’est aussi une manière d’encourager l’innovation : le brevet est un incitateur indirect puisqu’il garantit (à l’innovateur ou à son employeur) que l’effort, le temps et le capital dépensé sera compensé par l’obtention d’un droit sur la connaissance produite. Autrement dit, le brevet confère un droit de propriété exclusif à son détenteur, en un mot : un monopole temporaire.

L’ingénieur et prospectiviste Philippe J. Bernard, explique brièvement et clairement cette situation dans un texte pour l’association Prospective 2100 9 : « [L’innovation] demande, au moins temporairement, un mono-pole de fait dans un créneau particulier. Ce n’est qu’à ce prix en effet que peut être mise en échec, avec la saturation de la demande, la tendance à la disparition des profits dans une économie parfaitement concurren-tielle […]. En effet, l’imitation de la concurrence tendra rapidement à faire disparaître ou au moins affaiblir l’avantage de l’innovation. […] La première [réaction] est de garantir les droits de la propriété intellectuelle de ceux qui ont mis l’innovation en œuvre, par des brevets, un copyright,

� Philippe Aigrain, Cause commune. L’information entre bien commun et propriété, Fayard, 200�, p. 266� Par curiosité, je me suis amusé à compter que 16 662 041 brevets ont été déposés dans le monde entre 1883 et 2006 (en additionnant les donnés pour chaque pays, source : WIPO Sta-tistics Database, July 2008) ; pour avoir un ordre de grandeur, cela représente plus de la moitié du nombre de volumes conservés à la bibliothèque du Congrès à Washington, l’une des plus importantes du monde.� Prospective 2100 est une association internationale ayant pour objectif de préparer des pro-grammes planétaires pour le XXIème siècle.

HODOLOGIE DE L’INNOVATION78.-

des contrats bien rédigés. La tendance actuelle, en particulier aux Etats-Unis, est sous l’influence de divers groupes de pression de renforcer ces droits, d’allonger la période où doivent être versés des droits d’auteurs et payées des licences. Cette tendance va manifestement trop loin (les droits d’auteur ne se sont-ils pas vus prolongés aux Etats-Unis bien au-delà des cinquante ans antérieurs ?), et est souvent combattue, en particulier en Europe, au nom d’une idée plus large du «bien public». »10

Le brevetage et toute forme de monopole sur la production ou l’usage est en théorie un frein au développement de l’innovation, c’est bien en-tendu un frein que n’évoquent pas ouvertement les thuriféraires de l’in-novation. Cette forme d’appropriation est particulièrement contestable lorsqu’elle consiste à breveter non pas une invention, mais une décou-verte, c’est-à-dire à s’arroger un monopole sur ce qui existe, mais n’était jusqu’alors pas connu et encore moins compris, d’où la polémique autour du brevetage du vivant. Mais le brevet crée aussi les conditions pour que des gens intéressants continuent de travailler, il leur donne une longueur d’avance et évite dans certains cas des logiques de prédation : il est sus-ceptible de protéger des petites structures innovantes contre de grandes structures qui ne le sont pas et qui auraient eut tôt fait de les dépouiller mortellement si elles n’avaient pas pu mettre en place un moyen de pro-tection.

Il y a tout de même un paradoxe a priori insurmontable : innover pour avoir un monopole et ne pas craindre la concurrence, alors que ce mo-nopole peut tuer l’innovation aussi bien à l’extérieur (en empêchant les autres d’utiliser l’innovation comme brique de base pour une autre inno-vation) qu’en interne (puisqu’il faut faire fructifier l’innovation avant de passer autre chose, il faut rentabiliser l’investissement). Est-il possible de trouver un équilibre entre la perte de l’avantage concurrentiel et le libre accès qui favorise les « points de contact » et garantit la possibilité de pouvoir innover à l’avenir ?

L’idée de biens publics, ou plutôt de biens communs, définis par le fait qu’ils appartiennent à tous parce qu’ils n’appartiennent à personne, a une certaine réalité dans le domaine informatique, plus particulièrement dans le monde du logiciel libre. Les logiciels libres sont des « logiciels auxquels leurs auteurs ont choisi de donner le statut de biens communs.

�0 « Utopie et Innovation » par Philippe J. Bernard, 2100.org, 2002

ITINÉRAIRES -.79

Ils utilisent pour cela leur droit d’auteur [ou copyright][…] »11 pour pro-téger ces biens communs contre la réappropriation. C’est le « copyleft », littéralement copie laissée, qui consiste à « détourner » le principe du copyright12 pour préserver la liberté d’utiliser, d’étudier, de modifier et de diffuser le logiciel et ses versions dérivées.

En janvier 1989 est née la première version de la GPL, ou Licence Publique Générale GNU (GNU General Public License) qui s’appuie sur le copyleft. Le célèbre Richard Stallman en est l’un des principaux rédacteurs. C’est une licence qui fixe les conditions légales de distribu-tion des logiciels libres du projet GNU. L’objectif de la licence GNU GPL, selon ses créateurs, est de garantir à l’utilisateur les droits suivants (appelés libertés) sur un programme informatique :

-La liberté d’exécuter le logiciel pour n’importe quel usage ; -La liberté d’étudier le fonctionnement d’un programme et de l’adap-

ter à ses besoins, ce qui passe par l’accès aux codes sources ; -La liberté de redistribuer des copies ; -La liberté d’améliorer le programme et de rendre publiques les modi-

fications afin que l’ensemble de la communauté en bénéficie.La GPL se distingue des autres licences de logiciels qui interdisent la

redistribution dans un but commercial. Stallman pense que le logiciel libre ne devrait pas placer de restriction sur l’utilisation commerciale, et la GPL indique explicitement qu’un travail sous GPL peut-être (re)vendu. La GPL ne donne pas à l’utilisateur des droits de redistribution sans li-mite. Le droit de redistribuer est garanti seulement si l’utilisateur fournit le code source de la version modifiée. En outre, les copies distribuées, incluant les modifications, doivent être aussi sous les termes de la GPL. (source : Wikipedia)

La GPL est une licence utilisée pour les logiciels libres, mais il en existe du même type pour les œuvres écrites, visuelles et/ou audio, la plus connue étant « creative commons. »

�� Philippe Aigrain, Cause commune. L’information entre bien commun et propriété, Fayard, 200�, p. 268�� Le copyleft obtient son origine légale du fait que le programme est copyrighté. Puisqu’il est copyrighté, l’utilisateur n’a aucun droit de le modifier ou de le redistribuer, sauf sous les termes du copyleft. On est obligé d’adhérer à la GPL si on souhaite exercer des droits normalement limités (voire interdits) par le copyright, comme la redistribution. Ainsi, si on distribue des copies du travail sans respecter les termes de la GPL (en gardant le code source secret par exemple), on peut être poursuivi par l’auteur original en vertu du copyright. Le copyleft emploie ainsi le copyri-ght pour accomplir l’opposé de son but habituel : au lieu des restrictions imposées, il accorde des droits d’utilisation. C’est pour cette raison que la GPL est décrite comme un détournement du copyright. (source : Wikipedia).

HODOLOGIE DE L’INNOVATION80.-

Ces stratégies appellent un changement de paradigme, un paradigme presque à l’opposé de celui du « vieux monde industriel » (celui que nous serions en train de quitter), où les nouvelles combinaisons, les créations, les connaissances sont mises au pot commun. La rémunération, la contre-partie de cet effort étant l’accès libre et gratuit à ce pot commun, la possibilité pour chacun de se servir dans ce pot commun, de profiter des apports de l’ensemble des contributeurs.

La marchandisation du monde (largement dénoncée par les mouve-ments altermondialistes) s’accompagne paradoxalement d’une « démar-chandisation formidable qu’opère le réseau numérique qui met en crise la possibilité d’exécuter les droits de propriété dans un nombre d’autant plus croissant de domaines que la part de la production matérielle dé-croît vertigineusement »13 observe Yann Moulier Boutang en commen-tant L’Immatériel (d’André Gorz). Toujours dans ses notes de lecture de L’Immatériel, il ajoute que le mouvement des communautés numériques ne se contente pas de découvrir de nouveaux espaces de création de coopération : « […] il assure ses arrières et invente et secrète des règles et des normes nouvelles. Il est constituant et ne reconnaît plus la législa-tion de l’ancien monde de la vieille économie. Alors celui-ci envoie pé-riodiquement ses soldats, ses magistrats, ses avocats espérant greffer le vieil ordre sur le nouveau monde. Mais ces campagnes sont déjà très défensives. La vitesse avec laquelle le monde numérique coopératif dé-couvre et en même temps déclôture (révèle, rend public) fait que les clôtureurs sont toujours en retard d’une palissade. En ce sens il y a une différence cruciale avec le mouvement des clôtures du XVI°-XVIII° siècle. Les attaquants et les défenseurs ont changé de camp. Le mouve-ment social qui défendait les terres communes en 17�0 avait toute la modernité de la technique, de la science, la puissance urbaine contre lui : il résistait. Le mouvement du libre, et plus généralement du numérique a cette fois-ci l’initiative : chaque nouvelle invention le sert : le haut débit, la compression numérique, le WIFI, le freenet, l’invasion de la produc-tion matérielle par la production assistée par ordinateur, l’accroissement astronomique des puissances des mémoires avec la- conquête du nano-monde atomique du vivant. »

Là où Santos-Dumont avait ouvert la boîte de Pandore en voulant

�� L’Immatériel d’André Gorz, Notes de lecture pour Ecorev, par Yann Moulier Boutang, mise en ligne le mardi 9 septembre 2003.

ITINÉRAIRES -.81

faire progresser l’humanité, les acteurs du « monde du libre » semblent s’emparer naturellement et logiquement d’une poussée technique spon-tanément encline à l’ouverture, à l’appropriation collective et à la diffu-sion inconditionnelle du savoir et de la connaissance. Ce relatif retour-nement de situation met en relief une contradiction devenue courante entre la volonté d’innover et le but recherché : un monopole le plus du-rable possible.

HODOLOGIE DE L’INNOVATION82.-

ITINERAIRE n°8 :

3ème gouvernance et compétitivité : une idéologie de l’innovation ?

Le terme « innovation » recouvre et a recouvert des réalités et des vi-sions très diverses. Aujourd’hui, l’une de ces conceptions domine l’es-pace sémantique, relayé par les médias de masse. « Innovation » est un terme extrêmement large et versatile. L’innovation est plutôt associée à des valeurs positives. L’adjectif « innovant » par exemple n’a strictement aucune connotation péjorative, être innovant, c’est une qualité. Avoir des idées neuves, décalées, le plus souvent possible. C’est un argument (de vente pour un produit, d’embauche pour un candidat) à lui seul. La marque Hugo Boss en a fait son slogan pendant un temps : “Ne vous adaptez pas, innovez”.

Depuis plus d’une vingtaine d’années le mot « innovation » se voit progressivement et massivement perçu non seulement comme quelque chose de souhaitable, mais surtout de nécessaire. D’abord phagocytée par le milieu industriel, son utilisation s’étend et se généralise aujourd’hui au-delà, dans les champs administratif, managérial, social, etc. Souvenez-vous des prémices : « En France, on n’a pas de pétrole, mais on a des idées ! »

Ce slogan du gouvernement français, apparu suite aux chocs pétroliers des années 70 inaugurait déjà officiellement le passage à une nouvelle ère où la créativité, la réactivité, la nouveauté et l’initiative allaient être les

ITINÉRAIRES -.83

fers de lance d’une nouvelle économie, fondée sur la recherche scientifi-que et technique, sur la connaissance et sur le dynamisme entrepreneu-rial.

Vers une 3ème gouvernance ?L’entreprise semble à présent devoir faire face à un changement ma-

jeur. Les enjeux se situent de moins en moins dans la puissance de déve-loppement et de plus en plus dans l’aptitude à se renouveler, dans la ca-pacité d’innovation, dans l’agilité.

L’équipe du CGS1 de l’école des Mines parle d’une « troisième gouver-nance » de l’entreprise :

La première (approximativement entre 1960 et 1980) fut marquée par le management de proximité et par contrat d’objectif afin d’assurer la production. Il s’agit de mettre en place de bons rapports entre le système dirigeant et les unités opérationnelles.

La seconde (qui s’y ajoute à partir du début des années 90) se distingue par la conception réglée (management de projet et langage systémati-que) pour favoriser la répétition de la conception dans les grandes pério-des de développement intensif.2

« La conception réglée est une méthode de conception adaptée aux situations de développement, où l’on cherche à maîtriser les coûts, la qualité et les délais. »3

Selon les auteurs, une troisième gouvernance est en train d’émerger, celle de la conception innovante qui, « face aux enjeux de l’économie contemporaine, encourage, supporte et oriente la répétition de l’innova-tion. »

Les trois types de gouvernance décrivent une vision historique et théorique clairement segmentée en trois périodes, mais dans les faits, elles se superposent souvent. Dans une même entreprise, les finalités de ces trois gouvernances se côtoient ou se suivent. Elles représentent trois vocations complémentaires qui s’organisent différemment aujourd’hui (et dans l’avenir).

« En conception réglée, l’objet à concevoir a une identité connue, ses fonctions sont stabilisées, les métiers, les fournisseurs, les compétences

� Centre de gestion scientifique de l’ ENSMP dirigé par Armand Hatchuel.� « La RATP et les enjeux de la compétition par l’innovation », un séminaire d’initiation à la conception innovante, prospective@ratp n°14�, novembre 2007, p.20� Ibid, p.147

HODOLOGIE DE L’INNOVATION84.-

nécessaires le sont aussi. »4 La conception réglée suppose des objectifs techniques, commerciaux et de rentabilité connus. Les cahiers des char-ges servent d’outils de contrôle du résultat. Il n’y pas de surprise et l’in-novation n’apparaît le plus souvent qu’à travers le perfectionnement d’un procédé, on parle d’innovation « paramétrique », il s’agit d’une op-timisation qu’un métier ou un fournisseur peut gérer seul car elle ne re-met pas en cause la séparation des tâches et des fonctions établies.�

La gouvernance par l’innovation demande une nouvelle approche stratégique : la stratégie ne peut plus être pensée comme un objet indé-pendant mais comme une action qui nécessite un travail de conception. Cette nouvelle gouvernance demande également une nouvelle approche de la division du travail : la division du travail et sa stabilisation qui se sont traditionnellement construites sur des principes et des connaissan-ces précédant l’acte de division, suppose que l’on dispose des connais-sances suffisantes. En conception innovante, la division du travail est construite sur une visée exploratoire qui sous-tend un accroissement des connaissances, la multiplicité des points de vue et la variabilité, la sou-plesse de l’organisation des tâches. Cette visée exploratoire implique un mode d’action collectif s’appuyant à la fois sur la coordination et la cohésion : « il y a autant de manières de diviser le travail que de manières de construire un point de vue sur un objet ! », cela tout en maintenant la cohérence.

La compétition économique au cœur de l’innovation ?Le réseau Retis6 a produit en 2007 un livre blanc7, à l’intention entre

autres du gouvernement qui s’apprêtait à prendre la présidence de l’union européenne. Dans ce livre blanc, l’innovation est définie comme « la création d’un avantage concurrentiel par : un nouveau produit ou service, une nouvelle organisation ou un nouveau procédé, quelle que soit sa nature : incrémentale, radicale ou de rupture. » 8

Voilà donc ce qu’est l’innovation : la création d’un avantage concur-

� Les processus de l’innovation, Pascal Le Masson, Benoît Weil et Armand Hatchuel, Lavoisier, 2006, p.380� « La RATP et les enjeux de la compétition par l’innovation », un séminaire d’initiation à la conception innovante, prospective@ratp n°14�, novembre 2007, p.147� Retis est un réseau français qui réunit les CEEI (Centres européens d’entreprises et d’innova-tion), les incubateurs publics et les technopoles et accompagne des entreprises innovantes.� Livre blanc – 10 propositions pour favoriser l’innovation en France, Réseau Retis, 2007� Ibid, p. 12

ITINÉRAIRES -.85

rentiel. Voilà donc quel serait non seulement le but de l’innovation, mais presque son essence. Selon les 113 entités du réseau Retis qui mènent régulièrement des travaux à la demande du ministère de l’industrie, l’in-novation permet de créer de la valeur afin d’être compétitif par rapport à la concurrence.

Dans une plaquette de présentation du groupe Legrand datant de 200�, on trouve une double page qui traite de l’innovation. Le titre : « Une démarche d’innovation au service du marché ». L’objectif de l’in-novation est clairement énoncé par le PDG, Gilles Schnepp : nourrir la croissance du groupe et de ses partenaires (distributeurs, entreprises d’installation, intégrateur, architectes, bureaux d’études, etc.). Pour nour-rir cette croissance, la stratégie de Legrand est d’« enrichir continuelle-ment son offre de produits et systèmes pour apporter plus de valeur ajoutée à son marché ».

Ainsi, en 2007, près de 40% des ventes ont été réalisées avec des pro-duits nouveaux lancés au cours des cinq dernières années. Pour arriver à cela, entre 4 et �% du chiffre d’affaire et 40% des investissements indus-triels sont consacrés chaque année aux nouveaux produits.

Le principal problème stratégique des entreprises est donc de mainte-nir un flux de produits ou de services innovants. De la 2ème gouver-nance des organisations et des entreprises, caractéristique d’un régime de capitalisme industriel, on passe à la 3ème gouvernance, spécifique au capitalisme cognitif fondé sur l’innovation permanente, explique Yann Moulier Boutang.

Francis Bécard, président de Retis, pose le décor et dépeint l’état d’es-prit général et le positionnement des acteurs économiques nationaux et européens : « L’innovation, c’est aujourd’hui admis par tout le monde, est une grande cause nationale — et européenne. Une bataille qu’il faut absolument gagner pour notre économie et notre société dans un contexte de concurrence mondiale forte, source de dynamisme et de performance. »9

Une logique de survie ? (stratégie défensive)Ce qui fait penser qu’une certaine vision de l’innovation puisse être

éventuellement qualifiée d’idéologique, c’est une forme d’hystérie qui règne souvent autour de cette invocation. Et plus encore, que cette invo-cation soit intériorisée, qu’elle passe pour être évidente. Paul Rivier, an-

� Ibid, p. �

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cien PDG de Téfal, écrit : « Comme chef d’entreprise, l’impératif d’in-novation me paraît naturel. Ce n’est pas une priorité parmi d’autres, car tout le reste en dépend. La survie économique, bien sûr. Mais aussi la bonne santé sociale des personnels qui est, à mes yeux, la finalité de l’entreprise. »10

Ainsi, l’innovation est mobilisée plus que pour la compétitivité, pour la survie. Ce n’est pas la « vie » qui est en jeu, mais la « survie », comme si l’état de survie générale, implicitement reconnu, était lui-même me-nacé.

Dans un récent numéro de Futuribles consacré à l’innovation, André-Yves Portnoff insiste sur l’ampleur du problème et la nécessité de s’adapter : « En France, Martin Hirsch, haut commissaire aux Solidarités actives contre la pauvreté, propose une belle formule : « l’innovation, c’est avant tout l’art de la transition ». C’est bien pourquoi le sujet est si dramatiquement vital. Innover, c’est changer pour demeurer viable dans un contexte en mutation. La question de l’innovation se confond aujourd’hui, pour les territoires, les entreprises, les citoyens, avec celle de la survie dans un monde en mutation constante, sujet à des évolutions non linéaires, à des surprises brutales propres aux systèmes comple-xes. »11

S’adapter ou mourir, tels sont les termes de l’équation pour l’écrasante majorité de nos gouvernants et l’opinion publique qui a fini par intégrer cette contrainte facilement associée à la théorie de la sélection naturelle. L’assimilation de cette contrainte à une loi naturelle entraîne la résigna-tion générale (la sentence est sans appel) et suscite l’adhésion à l’impéra-tif, c’est l’instinct de survie de tous qui est sollicité.

Les intérêts des entreprises, des pouvoirs publics et des travailleurs/consommateurs se confondent à certains endroits. L’exemple typique et indéniablement réaliste qui est systématiquement brandi12 pour justifier l’augmentation de la compétitivité et l’injonction à l’innovation est le suivant : l’entreprise contribue au travers de la taxe professionnelle à fi-nancer les collectivités locales et donc les infrastructures publiques, elle réduit le chômage en créant des emplois, fait travailler des fournisseurs et sous-traitants locaux, etc. Si elle meurt, c’est tout l’écosystème qu’elle

�0 Extrait de la préface de Paul Rivier (ancien PDG de Téfal) à : Les processus de l’innovation, Pascal Le Masson, Benoît Weil et Armand Hatchuel, Lavoisier, 2006, p.1��� « Oser l’innovation », André-Yves Portnoff, Futuribles n°344, septembre 2008, p.6�� Voir la conférence de Marc Giget « L’entrepreneur acteur central de l’innovation » dans le cadre des Mardis de l’innovation, au CNAM le 18 novembre 2008

ITINÉRAIRES -.87

soutient qui plonge avec elle. Le problème est que l’idéologie de l’inno-vation considère que l’intérêt général se résume à cette seule conver-gence d’intérêts :

« Dans cette nouvelle économie des flux et des connaissances, un consensus s’est fait jour pour nos économies occidentales, rarement at-teint depuis la révolution industrielle : le seul salut tient à la capacité des agents économiques, à savoir les entreprises, les pouvoirs publics, mais aussi les ménages, à innover. Ainsi, l’innovation est devenue progressive-ment le leitmotiv tant des acteurs publics que privés. [il] faut rester dans la course, aller de l’avant pour ne pas mourir. » 13

L’innovation est comprise comme le seul moyen pour maintenir à flot les entreprises dans un contexte de concurrence mondiale extrêmement féroce. Dans ce cadre, l’innovation paraît systématiquement motivée avant tout par la compétitivité économique à l’échelle mondiale :

« Depuis quelques années, experts et pouvoirs publics répètent que le salut économique et social des pays développés repose et reposera sur un haut niveau d’innovation. Toutes les analyses du capitalisme contem-porain convergent aussi vers l’idée que la lutte contre le chômage ou contre les délocalisations passe par l’innovation ! Quant aux grands mots d’ordre récents, « la construction d’une économie de la connaissance » - constitué en politique commune par l’Europe - « le développement des compétences tout au long de la vie », ou encore « la société de l’informa-tion », ils aboutissent in fine au même appel. »14

Il y a une sorte de consensus général (entreprises privées, gouverne-ment et une large part de la population impliquée dans les deux domai-nes par son activité professionnelle et son statut de citoyen, d’électeur) sur la nécessité d’inciter à innover. En effet, en Europe au moins, les pouvoirs publiques eux aussi, même s’ils sont parfois décriés par le monde de l’entreprise, plaident en faveur de l’innovation et la promeu-vent à travers les soutiens des politiques nationales et des programmes Européens.

En 2000, l’adoption de la stratégie de Lisbonne, visant à faire de l’éco-nomie européenne la plus compétitive grâce à l’innovation et l’investis-sement dans la R&D, a confirmé l’ambition et le positionnement de l’ensemble des pays européens.

�� Livre blanc – 10 propositions pour favoriser l’innovation en France, Réseau Retis, 2007, p. 13�� Les processus de l’innovation, Pascal Le Masson, Benoît Weil et Armand Hatchuel, Lavoisier, 2006, p.19

HODOLOGIE DE L’INNOVATION88.-

On peut avoir une idée de ce qu’il est convenu de comprendre lorsque l’on parle d’innovation en consultant la définition « officielle » gouver-nementale sur le site du Ministère de l’Économie, des Finances et de l’Emploi. Une page est consacrée à l’innovation1� :

On y apprend tout d’abord que l’innovation a été définie par l’OCDE (Organisation de Coopération et de Développement Economique) comme « l’ensemble des démarches scientifiques, technologiques, orga-nisationnelles, financières et commerciales qui aboutissent, ou sont cen-sées aboutir à la réalisation de produits ou procédés technologiquement nouveaux ou améliorés. » Cette définition est tirée du Manuel d’Oslo. Ce manuel porte uniquement sur l’innovation dans le secteur des entrepri-ses et concerne l’innovation au niveau de la firme, il est centré sur l’in-novation technologique de produit et de procédé (innovation TPP).

Le ministère corrige le tir en expliquant que l’innovation n’est pas né-cessairement technologique et renvoie à d’autres pages relatives à la création et au design regroupées sous le terme « innovation non techno-logique ».

L’innovation est décrite comme un « levier essentiel de la croissance à long terme de l’économie », il estime que dans les pays développés, elle contribue pour moitié à la croissance économique.

Dans le cinquième chapitre du Manuel d’Oslo, même s’il est recom-mandé de déterminer les raisons qui amènent une firme à se lancer dans une activité d’innovation en se fondant sur ses objectifs économiques, l’accent est également mis sur les buts que le processus d’innovation peut rendre accessibles :

- remplacer les produits qui sont supprimés ;- étendre la gamme de produits : - dans le principal domaine de produits ; - hors du principal domaine de produits ;- mettre au point des produits sans danger pour l’environnement ;- maintenir la part du marché ;- accroître la part du marché ;- ouvrir de nouveaux marchés : - à l’étranger ; - dans de nouveaux groupes cibles nationaux ;- conférer davantage de souplesse à la production ;- abaisser les coûts de production en :

�� http://www.industrie.gouv.fr/enjeux/innovation/index_commuinnov.html

ITINÉRAIRES -.89

- réduisant les coûts salariaux par unité produite ; - diminuant la consommation de matériaux ; - diminuant la consommation d’énergie ; - réduisant le taux de rejet ; - réduisant les coûts de conception des produits ; - réduisant les délais de production ;- améliorer la qualité d’un produit ;- améliorer les conditions de travail ;- réduire les atteintes à l’environnement.16

Ainsi, certains de ces buts (qui sont d’ailleurs parfois directement ou indirectement avantageux du point de vue économique) défendent l’in-novation non pas simplement comme un moyen d’accroître la compéti-tivité des firmes, mais aussi d’introduire des notions d’intérêt général, d’ordre social, écologique et sanitaire, etc.

Mais autant mesurer la part de la concurrence, la productivité, les pro-fits, les cadences ou la qualité, est chose facile, autant mesurer les consé-quences pour l’environnement ou les conditions de travail reste extrê-mement difficile et subjectif. En général, ces aspects parce qu’ils sont pour la plupart non calculables, parce qu’ils ne peuvent rentrer dans aucune comptabilité, sont tout simplement écartés ou réduits à des ex-ternalités (même s’il existe des tentatives plus ou moins intéressantes telles que la taxe carbone ou des systèmes de notation « éthiques » des entreprises). Quoi qu’il en soit, les processus d’innovation, en tant que changements en rupture ou modifications incrémentales sont visible-ment susceptibles d’être des points d’entrée stratégiques pour engager des mutations éthiques au sein des firmes, qui plus est lorsqu’elles sont la cause ou la conséquence de changements améliorant la rentabilité.

La question qui est couramment posée par l’idéologie de l’innovation est : Comment innover ?

Quels sont les processus qui mènent à l’innovation ? Quels moyens mettre en œuvre pour favoriser l’innovation ? Voilà ce que se demandent la plupart des entreprises et une partie des pouvoirs publics et voilà le sujet sur lequel se propose d’amener des solutions une foule d’acteurs différents : des managers, des designers, des ingénieurs, des chercheurs, des cabinets de conseil, des organisations parapubliques, des associa-tions, des fondations, etc. L’innovation étant devenue davantage une fi-

�� Manuel d’Oslo. La mesure des activités scientifiques et technologiques. Principes directeurs proposés pour le recueil et l’interprétation des données sur l’innovation technologique, p.�� et �6

HODOLOGIE DE L’INNOVATION90.-

nalité qu’un moyen, une question hautement importante est presque systématiquement escamotée : Pourquoi innover ?

Du point de vue idéologique, il ne s’agit pas simplement d’innover pour innover, mais d’innover pour nourrir la croissance économique, celle de bénéfices des entreprises et des produits nationaux bruts. Ce raisonnement en termes purement économiques, comptables, conduit à des absurdités dont Patrick Viveret17 se fait l’écho dans ses livres : la croissance du produit intérieur brut, qui sert de boussole à la plupart de nos responsables, ne s’intéresse pas à la nature des activités qu’elle addi-tionne. Ainsi, les valeurs ajoutées résultant d’une réparation, d’une in-demnisation ou d’un soin apporté aux victimes d’un accident seront comptabilisées dans les apports au PIB. Dès lors, le meilleur moyen d’augmenter le PIB est de déclencher une guerre ou une catastrophe écologique.

Le mot « idéologie » a une connotation relativement négative. Pour-tant, l’idéologie n’a rien de mauvais en elle-même, il s’agit simplement d’un système d’idées (auquel on peut adhérer ou non) constituant un corps de doctrine philosophique et conditionnant le comportement in-dividuel et collectif (Larousse). L’idéologie n’est pas blâmable en soi, c’est son contenu qui peut éventuellement l’être. Et s’il y a bien une idéologie de l’innovation, elle s’appuie sur les dogmes productivistes et croissan-cistes.

La teneur dogmatique de l’innovation tend à être communément ac-ceptée et assimilée, malgré l’ampleur et l’imprécision de ce que le mot « innovation » représente et malgré le flou qui l’entoure. Le mot s’im-pose peu à peu, de façon tautologique, sous forme d’une vérité protéi-forme mais incontestable. L’idéologie en a fait un faisceau de règles et de postulats plus ou moins précis, qui seraient déterminants dans le main-tien d’un niveau de vie, d’un confort, ou parfois d’un équilibre social et écologique, dans un monde à l’économie globalisée. Le changement et la nouveauté comme salut semble-t-il.

�� Patrick Viveret est conseiller-maître à la Cour des comptes et l’auteur de Reconsidérer la richesse (éditions de l’Aube, 2003) et de Pourquoi ça ne va pas plus mal ? (Fayard, 200�).

HODOLOGIE DE L’INNOVATION92.-

ITINERAIRE n°9 :

Une innovation « jeta-ble » ?

Du côté de l’industrie, la bataille concurrentielle a apparemment de plus en plus lieu sur le terrain de la nouveauté. Dans la pratique, l’inno-vation se résume souvent à l’introduction d’une nouveauté commercia-lisable sur un marché.

Innovation superficielle pour un renouvellement artificiel ?Revenons sur la croissance du groupe français Legrand, basée sur l’en-

richissement continuel de son offre « pour apporter plus de valeur ajou-tée à son marché ». Nous avions vu qu’ en 2007, près de 40% des ventes ont été réalisées avec des produits nouveaux, lancés au cours des cinq dernières années.

Une grande partie de cette croissance repose sur l’élargissement et le renouvellement des gammes de produits et la montée en gamme : le programme d’appareillage Céliane par exemple propose pas moins de 36 coloris et finitions et 6 matériaux différents (cuir, bois, métal, verre, Co-rian® et porcelaine).

Pour Legrand, créer de la valeur ajoutée, c’est aussi de plus en plus « développer en permanence l’utilisation des nouvelles technologies » pour proposer une « offre toujours plus riche en fonctionnalités » 1 C’est pourquoi domotique et VDI (Voix Donnée Image) constituent pour le groupe des marchés à fort potentiel de croissance. Le groupe détient en tout 4800 brevets actifs dans le monde. L’innovation dans les bureaux d’études de Legrand consiste essentiellement à « développer ou intégrer les fonctions, les matières et les technologies les plus récentes ».

� Legrand en 2007 (LEGRAND_RA_2007_PDF_Web.pdf), p.24

ITINÉRAIRES -.93

Naturellement, Legrand s’implique également dans des projections à plus long terme et engage des partenariats (Microsoft, etc.) l’obligeant à sortir de son propre savoir-faire et de ses connaissances internes. Il s’agit par exemple de faciliter la vie quotidienne en pensant la convergence des fonctions dans l’habitat (voir In One by Legrand). « En mettant l’électri-cité à l’heure du design et de la convergence des fonctions, nous accom-pagnons et suscitons la montée en gamme de nos marchés en ajoutant constamment de la valeur à notre offre produits.»2.

Ce genre de démarche qui pousse à innover plus en profondeur et abouti à la « transformation de l’identité des objets »3 qui font également l’identité de la marque et de l’entreprise, tend à se généraliser. Les spécia-listes de tel domaine ou produit deviennent, par transfert, de technolo-gies ou par un changement de contexte, les spécialistes d’un autre do-maine. Ce basculement ou cette transition sont risqués et peu d’entreprises osent même réfléchir à prendre un grand virage en se lan-çant dans ce genre d’aventure. Pour Le Masson, Weil et Hatchuel, les entreprises innovantes seront nécessairement amenées à opérer des glis-sements somme toute assez naturels qui poussent lentement des socié-tés comme Legrand à remettre en question les modèles et stratégies éta-blis. Ces prises de conscience ne sont pas spécialement récentes et ne font pas particulièrement appel à une intelligence et une expertise mana-gériale très contemporaine. A vrai dire, ça n’a rien de nouveau, Legrand, par exemple, a déjà opéré des virages aussi importants dans le passé, et son identité actuelle, très liée à l’électricité, en est directement issue.

L’histoire de Legrand débute en 1860, la famille Legrand fabrique de la porcelaine à Limoges puis se diversifie progressivement dans le maté-riel électrique : lorsque les assiettes circulaires sont disposées dans les fours, il reste des espaces vides entre elles. Pour ne pas gaspiller cet es-pace et l’énergie (deux cuissons dont une à plus de 1 000°C), les pièces de porcelaine pour les appareils électriques sont utilisés pour combler les vides et optimiser ainsi la production. A cette époque, la porcelaine était le meilleur isolant connu (avant l’apparition du plastique).

Le premier grand virage a lieu en 19�4 après l’incendie de l’usine. Les nouveaux propriétaires (les familles Verspieren et Decoster) décident alors de se concentrer uniquement sur l’appareillage électrique, spéciale-

� Gilles Schnepp, Legrand en 2006, « L’électricité plaisir » (LEGRAND RA Complet_BAT.pdf), p.3� Pascal Le Masson, Benoît Weil et Armand Hatchuel, Les processus de l’innovation, Lavoisier, 2006, p.60

HODOLOGIE DE L’INNOVATION94.-

ment les disjoncteurs, interrupteurs, transformateurs, etc. Le deuxième tournant beaucoup plus récent concerne, non pas une reconversion (comme celle de l’art de la table au matériel électrique), mais l’ajout d’une compétence, d’un champ d’action complémentaire dans le contexte du résidentiel, tertiaire et industriel : la convergence d’intérêts entre réseau électrique et réseau d’information et de communication incite Legrand à se définir alors comme le « spécialiste des produits et systèmes pour installations électriques et réseaux d’information dans les bâtiments ».

L’histoire de nombreuses entreprises a toujours été ponctuée de revi-rements qui se sont imposés d’eux-mêmes ou qui ont été engagés par les « forces vives » (qu’il s’agisse de managers, d’entrepreneurs, d’ouvriers, de syndicats…). Ces sociétés ont parfois changé de nom, de propriétaire, de cœur de métier, et ont survécu d’une manière ou d’une autre à ces bouleversements identitaires.

Cependant, l’obsolescence technologique et celle de la mode restent bien souvent les deux mamelles du renouvellement. La course à l’ultime tendance esthétique et à la surenchère technologique semble avoir été un des choix prépondérants pour nourrir la croissance du groupe Legrand et de bien d’autres afin d’assurer la pérennité des activités.

Un très grand nombre d’entreprises se trouvent en situation de gon-fler artificiellement la valeur de leurs produits par des fonctions et des finitions destinées avant tout à accroître la valeur marchande (CA) et le taux de renouvellement qui les maintiennent dans leur position de lea-der. Doit-on encore parler d’innovation ? Si oui, qualifions-la au moins, sans intention péjorative, de « superficielle ».

Un renouvellement imposé ?Lors d’une conférence-débat à l’Ensci4, un dirigeant du groupe Seb est

interrogé : pourquoi produire tant d’objets d’une durabilité de plus en plus limitée et renouveler aussi souvent les gammes ? Rien ne justifie apparemment le rythme de changement actuel. Sa réponse n’était pas cynique, elle apparaissait même comme une sorte d’aveu de faiblesse :

Il nous explique que son groupe comme tant d’autres n’a pas d’ alter-

� Dans le cadre du cycle de conférences « Quel monde demain pour le design ? », à l’occasion des 2� ans de l’ENSCI, le 1� novembre 2007 à l’ENSCI- Les Ateliers, avec Alberto Meda (designer italien), Armand Hatchuel (enseignant-chercheur à l’école des mines de Paris), Jacques Alexandre (Directeur Général Adjoint Stratégie et Activités du groupe SEB), Vincent Bontemps (philoso-phe, CEA).

ITINÉRAIRES -.95

native, c’est ce que leur réclament indirectement leurs actionnaires, c’est ce qu’imposent leurs concurrents mondiaux mais c’est surtout et concrè-tement ce que demandent les distributeurs (hyper et supermarché) :

- Pourquoi changez-vous vos produits tous les deux ans ?« Pourquoi les produits changent tous les deux ans, c’est très simple.

La question, il ne faut pas la poser à moi, mais à Edouard Leclerc qui a pourtant un discours très écologique mais lui demander pourquoi tous les deux ans il veut changer tous ses référencements sur tous les linéai-res, y compris sur les produits qui donnent une entière satisfaction. Nous sommes absolument conditionnés au rythme de nos distributeurs. Mais je suis d’accord avec vous, il n’y a aucune logique économique à faire des changements de produits aussi fréquemment. »

- Ne pensez-vous pas avoir une part de responsabilité ?« Mais ma responsabilité pour l’instant c’est que si je ne propose pas

un nouvel autocuiseur, vous n’en aurez plus dans cinq ans… ou alors il sera chinois. »

Il suggère implicitement que seul le consommateur peut réellement débloquer quelque chose, il a la responsabilité finale à travers son achat ou son refus d’acheter, c’est lui l’électeur, la clef du changement. Certes, il a une part de responsabilité, mais quel choix a-t-il vraiment quand son emploi du temps professionnel (ou largement influencé par ses horaires de travail) ne lui laisse que le choix de faire ses achats dans un supermarché ouvert suffisamment tard et où il est sûr de trouver une place pour sa voiture et tous les produits dont il a besoin en moins de 4� minutes et à un prix raisonnable ? Cela pose la question du rôle et du pouvoir déterminant des distributeurs, intermédiaires entre producteurs et consommateurs. La grande distribution : un intermédiaire tout puis-sant ? Quelle marge de manœuvre ont les industries et les consomma-teurs ?

Innovation superficielle pour un marché artificiel ?En stage dans l’agence parisienne de design EliumStudio, j’ai eu l’oc-

casion de travailler pour la société Lexon. Lexon est un éditeur d’objets, principalement d’accessoires de bureau, qui sévit essentiellement sur le marché des cadeaux d’entreprise et en y faisant figure d’avant-garde en terme de design. Une partie de leur catalogue est également vendue dans les boutiques « déco-design ».

La majorité du travail consistait à imaginer et dessiner des objets pour le prochain catalogue. Il était relativement grisant de concevoir des ob-

HODOLOGIE DE L’INNOVATION96.-

jets en un temps très court : parfois une demi- journée, ce qui constitue un petit challenge en soi et une motivation qui crée une dynamique de travail efficace et entraînante. On est évidemment rarement en position de faire émerger des enjeux très profonds, tout doit aller très vite, sans trop réfléchir, mais c’est ce qui est excitant, il faut fonctionner à l’ins-tinct. Et c’est certainement la raison pour laquelle ces objets séduisent tant en général : ce n’est pas seulement parce qu’on les a vus avantageu-sement mis en scène dans les pages des magazines de mode ou de déco-ration, mais aussi parce qu’ils sont simples, spontanés, et transmettent le plaisir de celui qui les imaginés et dessinés (certainement pas autant celui de ceux qui l’ont fabriqué). Ce sont des objets que l’on aurait aimé avoir dessinés et parfois, le PDG de Lexon lui-même ne résiste pas à l’envie d’en redessiner. Ce sont des objets étonnants, singuliers. Ce sont aussi, pour la plupart d’entre eux, des gadgets inutiles dont les conditions de fabrication et de conception sont critiquables. J’entends par conditions de conception l’absence de dialogue entre les designers et les diverses unités de production en Chine. Lexon achète à l’agence des roughs échelle 1 et les envoie en Chine. Sur place, il faut faire avec les assembla-ges de composants sur étagère : la forme et les proportions définitives des produits sont définies par les usines chinoises, en fonction de la taille et du prix des organes disponibles. Une calculette dessinée avec une largeur de 60mm pour des questions d’harmonie ou de prise en main, finira par exemple à 75mm parce que le circuit imprimé dont les propor-tions étaient les plus proches mesurait 72 mm. Cela pose cette fois la question du rôle et du pouvoir des constructeurs, comme pour les ordi-nateurs ou les téléphones mobiles : un fabricant de téléphones qui vou-drait utiliser des écrans basiques, mono-couleurs, en pensant notamment que le prix serait incroyablement ridicule aujourd’hui, se retrouverait dans l’obligation d’utiliser des écrans couleurs haute définition, les an-ciens écrans n’étant plus produits.

Pour en revenir à Lexon, l’existence de ces objets est presque totale-ment à remettre en question puisque environ 80% du chiffre d’affaire de la société était réalisé sur les ventes aux grandes entreprises qui les of-frent comme cadeaux à leurs clients et employés (la principale contrain-te pour le designer est d’ailleurs de ménager un espace libre et plat pour le marquage): il n’y a en fin de compte aucune demande (en terme de valeur d’usage) pour ces objets. Si le marché peut se définir comme la mise en relation d’une demande et d’une offre, on peut être tenté d’ap-peler ça, probablement un peu abusivement, un marché fantôme. J’ai

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offert une radio Tykho à mes parents pour la salle de bain et je l’ai re-trouvée deux mois plus tard dans le grenier, idem avec le réveil de la même gamme que j’ai offert à mon petit frère : il continue de se servir de son téléphone portable comme beaucoup de gens.

Cela dit, on peut être extrêmement attaché à un cadeau, s’il vient de quelqu’un que l’on aime ou que l’on estime beaucoup. Une babiole, un gadget de la pire espèce peut être plus durable, en tout cas sentimentale-ment parlant, que n’importe quel objet dit de qualité.

Lexon joue sur un marché de clients (de clients-distributeurs), pas sur un marché d’utilisateurs, ce qui n’est pas forcément une position confor-table pour lui. C’est en quelque sorte ce qui se passe pour la majorité des entreprises productrices pour lesquelles la grande distribution fait la pluie et le beau temps.

Innovation inutile : le mythe du « rasoir à 5 lames » ?Voici une petite anecdote, suite à la projection d’un documentaire� sur

les Ateliers de la Bergerette6, une recyclerie dont le but est de collecter et valoriser des objets délaissés, elle vise en priorité le réemploi (réparation, nettoyage…), si ça n’est pas possible, le recyclage est privilégié, et en dernier lieu, l’enfouissement. Après la projection, lors du débat avec la réalisatrice, les salariés-fondateurs et la salle, l’un des employés a sorti de son sac un objet en plastique et a présenté à l’assemblée ce qui était en fait un poivrier électrique à pile équipé d’un témoin lumineux de surdo-se. Avec à la fois beaucoup d’humour et de dérision, il explique alors son désarroi : « On a récupéré ça dernièrement. C’était peut-être un cadeau que des gens ont reçu ; un cadeau, ça ne se refuse pas, les gens ont dû jouer avec deux jours et l’ont collé à la poubelle… Si je le remets dans le circuit, avec un peu de chance quelqu’un l’achètera pour l’offrir à son tour et je le retrouverai dans un mois. » Plus sérieusement, il se deman-dait quoi faire avec ce genre d’objet absurde, complètement inutile, de très mauvaise qualité et polluant (à cause des piles, entre autres). Que faire ? Le réparer, comme prévu, ou bien le détruire pour en finir ?

� « Le jardin encombré », Laetitia Couderc, 200�, �2mn (projeté à Paris par le Barbizon lors du festival Cinécolo le 19 septembre 2007)� Depuis 1984, à Beauvais, cette association récupère les déchets et les encombrants, les répare et les revend dans leur magasin à un prix modéré. Au-delà de cette activité, ce groupe a choisi un fonctionnement et une démarche très particuliers : autogestion, sensibilisation à l’écologie, polyvalence, réflexion critique sur la consommation… Les Ateliers de la Bergerette font partie du réseau recycleries et ressourceries, ils sont soutenus par le Fonds social européen de la Commis-sion européenne.

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Ce genre de gadget n’est pas seulement l’apanage de sociétés Hong-Kongaises inondant les marchés mondiaux de breloques en plastique : Peugeot SP, par exemple, a récemment demandé à l’agence de design Sismo de dessiner une gamme de moulin à poivre et à sel électriques.

Ces « innovations » ne sont évidemment pas à proprement parler nou-velles, ce sont des produits courants, augmentés d’une soit-disant valeur ajoutée d’usage, basée sur un présupposé quantitatif ou performatif sans rapport avec la réalité des situations qu’ils prétendent améliorer : le fameux déodorant 48h a-t-il un réel intérêt par rapport au déodorant qui ne dure que 24h ? Oui, si l’on considère que l’on peut désormais se laver tous les deux jours plutôt que de le faire quotidiennement (mais j’ai ten-dance à penser que les gens qui se soucient à tel point de leur odeur corporelle qu’ils achètent un déodorant 48h, se lavent au moins une fois par jour). La plupart de ces « rasoirs à � lames » jouent sur des ressorts exploités depuis des siècles par les bonimenteurs de foires : l’appel à la curiosité, au « encore plus fort », etc., avec des arguments fallacieux flat-tant les plus bas réflexes consuméristes.

Conclusion : une confusion entre usage et consommation ?De l’innovation à marche forcée, à l’innovation superficielle, en pas-

sant par l’innovation simulée, factice, postiche, toutes ces stratégies ont une ambition commune : « acquérir un avantage compétitif ». Ces for-mes d’innovations que l’on peut qualifier de « jetables » montrent que l’innovation, du moins le terme « innovation », est en quelque sorte sa-cralisé et donc extrêmement galvaudé. Les acteurs et auteurs de ces stra-tégies ne peuvent pas passer outre l’impératif d’innovation : comment lever des fonds si vous ne vous présentez pas comme innovants ? Com-ment attirer de nouveaux acheteurs si vous continuez à vendre toujours les mêmes produits ? La conséquence de ce positionnement : l’innova-tion devient parfois la gestion de l’obsolescence artificielle. Cette forme de relation à l’innovation, somme toute la plus courante, est une relation de consommation. « L’impulsion fondamentale qui met et maintient en mouvement la machine capitaliste est imprimée par les nouveaux objets de consommation [...]»7 expliquait déjà Schumpeter, dans les années quarante. Cette relation est portée par l’idéologie de l’innovation et de la croissance qui considère l’innovation comme une démarche visant à

� Joseph Schumpeter, 1943. Traduction française, 19�1. Capitalisme, socialisme et démocratie, Paris, Payot, p.106 et 107

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créer de la valeur sur un marché au travers de nouveaux produits ou services commercialisables. Cela entraîne le renouvellement répété de plus en plus rapide d’une part de plus en plus importante des objets qui nous entourent, et qu’Hannah Arendt appelle l’ « artifice humain ». Ces objets plus ou moins « de-ce-monde » (c’est-à-dire plus ou moins per-manents) constituent un environnement non pas immuable, mais suffi-samment invariant pour servir de repères pour permettre à l’Homme et aux sociétés (les individus entre eux) d’évoluer sans trauma. Un peu comme un enfant a besoin de quelques repères stables (les parents, l’en-tourage, la maison, les objets transitionnels comme le « doudou », etc.) pour grandir harmonieusement, sans épisode dommageable à sa crois-sance ou au développement de son psychisme.

« La réalité et la solidité du monde humain reposent avant tout sur le fait que nous sommes environnés de choses plus durables que l’activité qui les a produites, plus durables même, en puissance, que la vie de leurs auteurs. La vie humaine en tant qu’elle bâtit un monde, est engagée dans un processus constant de réification, et les choses produites, qui à elle toutes forment l’artifice humain, sont plus ou moins du-monde selon qu’elles ont plus ou moins de permanence dans le monde. »8

L’un des problèmes qui se pose ici, c’est que l’on confond allègrement consommation et usage, et cela depuis l’entrée de nos sociétés dans l’ère industrielle et de la consommation de masse. (« Le monde, la maison humaine édifiée sur Terre et fabriquée avec les matériaux que la nature terrestre livre aux mains humaines, ne consiste pas en choses que l’on consomme, mais en choses dont on se sert »9)

Il est effectivement important de bien faire la distinction entre usage et consommation et donc entre travail (ou ponos) et œuvre (ou poiesis). D’après Hannah Arendt, les fruits du travail sont produits dans le but d’être assimilés et donc détruits par le processus vital (« processus dévo-rant de la vie », « entretien du processus vital »), comme le sont les ali-ments par exemple, et sont périssables. A l’inverse, l’œuvre est l’activité vouée à fournir un monde « artificiel » d’objets destinés à survivre et transcender les individus (leur durée de vie); elle est à l’origine d’objets dont on fait usage mais que l’on ne consomme pas. Le travail produit des choses nécessaires à notre subsistance, à notre existence de « mor-

� Hannah Arendt, Condition de l’homme moderne, Calmann-Levy, 1983, p.141 (titre original : The human condition, University of Chicago Press, 19�8)� Ibid, p.18�

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tels » tandis que l’aspect principal de l’œuvre, c’est sa capacité de durer.Mais la Modernité a amené avec elle une inversion du processus, la

condition de l’homme moderne est désormais caractérisée par la trans-formation de l’œuvre en travail : « Les produits du travail sont destinés à la consommation. Ceux de l’œuvre, à l’usage. Or la différence entre consommation et usage a une connotation typiquement temporelle. Elle marque l’écart entre passer et durer, entre changer et persévérer. »

Ce qu’expliquent les décideurs de tous bords en invoquant l’innova-tion comme planche de salut de la société occidentale est assez bien ré-sumé dans cette phrase :

« La perpétuité des processus de travail est garantie par le retour per-pétuel des besoins de la consommation ; la perpétuité de la production n’est assurée que si les produits perdent leur caractère d’objets à em-ployer pour devenir de plus en plus des choses à consommer, ou en d’autres termes, si l’on accélère tellement la cadence d’usure que la diffé-rence objective entre usage et consommation, entre la relative durabilité des objets d’usage et le va-et-vient rapide des biens de consommation, devient finalement insignifiante. »10

Certes, le constat est un peu daté (19�8), il ne rend pas compte des dernières évolutions du capitalisme, comme l’émergence d’un « capita-lisme cognitif », et correspond peut-être davantage aux préoccupations de la fin du XXeme siècle qu’à celles du début de XXIeme mais, il est pour-tant toujours d’actualité : la condition de l’homme moderne n’a pas fon-damentalement changé et peut encore servir de trame de lecture pour décrypter certains mécanismes d’innovation, en l’occurrence ceux de l’innovation « jetable ».

�0 Hannah Arendt, Condition de l’homme moderne, Calmann-Levy, 1983, p.17� (titre original: The human condition, University of Chicago Press, 19�8)

HODOLOGIE DE L’INNOVATION102.-

ITINERAIRE n°10 :

Finance et court-termis-me…

Le ministère de l’économie, des finances et de l’emploi, s’inquiète de la frilosité des marchés des capitaux dont dépend en grande partie l’in-novation. Les investissements dans la R&D sur lesquels repose le cœur de l’innovation1, ne sont en général pas rentables à court terme et consi-dérés comme risqués. Le ministère met en lumière la perversité de la si-tuation puisqu’une entreprise en mal de capitaux réalise avant tout des économies en concentrant ses investissements dans les activités renta-bles à court terme pour espérer regagner rapidement en vitalité finan-cière. Ce qui est censé assurer le succès à long-terme des entreprises semble souvent être mis en péril par le court-termisme financier.

Cela justifierait, selon le gouvernement français mais aussi l’Union Européenne (à travers la stratégie de Lisbonne) et l’OCDE, un soutien aux entreprises de la part des pouvoirs publics qui tiendraient un rôle d’incitation et de stimulation.

La politique économique et de développement de l’Union européenne a fixé en 2000 un objectif stratégique (stratégie de Lisbonne) visant à faire de l’UE « l’économie de la connaissance la plus compétitive et la plus dynamique du monde d’ici à 2010, capable d’une croissance écono-mique durable accompagnée d’une amélioration quantitative et qualita-tive de l’emploi et d’une plus grande cohésion sociale ». L’objectif est d’atteindre un ratio de 3% du PIB investi dans la R&D d’ici 2010. Ac-tuellement, en France, ce ratio plafonne à 2,2%. Pour le ministère, il est impératif d’encourager les entreprises à investir davantage dans la R&D car elles seules, sur le long terme, sont capables de transformer l’essai,

� On estime à 10 millions le nombre de chercheurs et ingénieurs en R&D dans le monde.

ITINÉRAIRES -.103

c’est-à-dire faire fructifier les résultats de la recherche et de l’innovation en les transformant en croissance et en emploi.

Autrement dit, les pouvoirs publics sont en quelque sorte responsa-bles de la compétitivité des entreprises, car cette compétitivité garantit en grande partie la durabilité de l’emploi et la cohésion sociale de la na-tion et de l’UE.

Le court-termisme financier s’incarne le plus visiblement dans la fré-quence de publication des résultats des entreprises cotées en bourse. Née d’une exigence de transparence, la présentation des résultats non plus annuelle, mais trimestrielle a été imposée par le New York Stock Exchange il y a plus de quinze ans et importée par le reste des places mondiales. Certains groupes anglo-saxons (Unilever, Intel, Nokia) vont même jusqu’à communiquer pour les « mid-quarters » (à mi-trimestre), note Cécile Ducourtieux dans un article paru dans Le Monde en 2003 2.

Ces pratiques favorisent évidemment le court-temisme latent d’une partie de l’actionnariat et de certains dirigeants d’entreprises. Les fameux 1�% de rendement exigés par les actionnaires deviennent la norme, une norme tellement difficile à tenir que les actionnaires demandent des re-tours sur investissement les plus rapides possibles. « Le meilleur exemple ou plutôt le plus caricatural du « court-termisme » ambiant était fourni par les gérants de fonds spéculatifs (les « hedge-funds »), qui généraient des performances insolentes avec des horizons de placement dépassant ra-rement une semaine. » 3

Par conséquent, avec toujours un peu de timidité, des sociétés cotées commencent à protester contre la publication de comptes trimestriels.

Il semblerait tout de même que soit observé depuis plus d’un an une tendance à un repositionnement à long terme des placements boursiers. À cela au moins trois raisons :

- de façon très pragmatique, l’appréciation des résultats de sociétés dont les valorisations sont proches à l’instant t est limitée sur le court terme, l’échantillonnage est rarement représentatif. Allonger l’horizon d’investissement permettrai de départager ces sociétés : en se projetant au moins à deux ou trois ans, il devient en effet possible de faire resurgir un différentiel de croissance.

- le regain d’intérêt des investisseurs institutionnels pour le long terme,

� « Des sociétés cotées protestent contre la publication de comptes trimestriels », Cécile Ducour-tieux, Le Monde, vendredi 27 juin 2003� Nathalie Olof-Ors, « Investir comme un fonds de pension », Les Échos 27/01/06

HODOLOGIE DE L’INNOVATION104.-

notamment des compagnies d’assurances qui ont tout à y gagner.- les investisseurs eux-mêmes ont, pour certains, besoin de bâtir des

stratégies à long terme et pour cela doivent se baser sur des projections de croissance des entreprises à cinq ans.

Malgré cela, de plus en plus de sociétés cotées en bourse se deman-dent si elles ne devraient pas en sortir afin de recouvrer leur indépen-dance et cesser de subir la pression court-termiste des investisseurs et des actionnaires.

Nicolas Hayek, le patron du premier fabricant mondial de montres : Swatch, déclarait en mars 2008 :

« Le marché boursier n’est pas un endroit intéressant pour des entre-prises comme Swatch, et j’ai prévu d’en faire sortir le groupe»4. Il envi-sageait de sortir son entreprise du marché boursier, tout en appelant à une réforme du secteur financier et des places boursières : « La plupart des fonds d’investissements n’agissent pas dans l’intérêt des entreprises dans lesquelles ils investissent, en fait c’est même plutôt le contraire ». Ces fonds « ne se soucient pas de ce que cela peut entraîner pour le ti-tre », « Cela ne devrait être autorisé à quiconque d’investir dans une en-treprise sans l’accord des dirigeants de l’entreprise et des autres investis-seurs présents dans le capital de cette entreprise ».

L’équipementier sportif allemand Puma (détenu à environ 64% par le groupe français de luxe PPR qui, lui, devrait rester coté), pourrait lui aussi renoncer à sa cotation en bourse, a déclaré son président du direc-toire Jochen Zeitz dans un entretien au quotidien Frankfurter Allge-meine Zeitung (FAZ) : « Nous ne nous sommes jamais orientés sur des succès à court terme ou trimestriels ».

En Bourse depuis 24 ans, le groupe de cosmétiques Clarins vient de la quitter. La holding de contrôle du groupe familial (Financière FC), a mis 840 millions sur la table pour rafler les 35 % du capital qui lui man-quaient pour opérer sans souci le retrait de la côte. La famille du fonda-teur se trouve désormais à la tête de 96,44% du capital. Pour Olivier Courtin-Clarins, il devenait trop difficile de supporter la pression à court terme et les rumeurs de marché face à l’appétit féroce de mastodontes tels que L’Oréal, LVMH et PPR : «On ne peut diriger une entreprise en étant constamment sous le poids des rumeurs ». Christian Courtin-Cla-rins, président du conseil de surveillance de Clarins, a ainsi justifié le

� http://www.lecho.be/article/Le_patron_de_Swatch_envisage_de_sortir_de_la_Bour-se.66�2667

ITINÉRAIRES -.105

choix de retirer de la cote son groupe de cosmétiques : «La vie d’une entreprise, ce n’est pas sur trois mois ou sur six mois, mais ce sont des projets sur trois ans. Aujourd’hui, il faut publier des résultats tous les trois mois, avec demande d’augmentation systématique de la marge opé-rationnelle.»�

Swatch, Puma, Clarins, Oberthur, ce sont aujourd’hui au moins une dizaine de sociétés qui souhaitent quitter la Bourse de Paris.

Les raisons de ce désintérêt pour la bourse sont donc multiples, les actionnaires, les investisseurs, et les places boursières imposent un ryth-me et une transparence qui brident ou détruisent les stratégies de fond long-termistes aptes à porter des innovations. Dans ce cadre, l’innova-tion est risquée et la marge de manoeuvre est faible. De plus, cette exi-gence expose à l’appétit des concurrents les entreprises moyennes qui apprécient peu de livrer toute leur stratégie et toutes leurs décisions d’in-vestissement au marché.6

Mais, il ne faut pas être dupe, l’innovation elle-même peut se faire le terreau du court-termisme. Ainsi, dans un article d’InternetActu, Hu-bert Guillaud observe :

« Les sociétés spécialisées dans les produits innovants construisent en général des produits à durée de vie très courte. Ce qui leur permet de renouveler rapidement leur marché, mais les oblige à afficher tous les deux ou trois ans une “innovation” radicale (iphone après iPod et iBook chez Apple), faute de quoi les marchés financiers s’inquiètent. Google n’a pas ce souci : ses produits évoluent constamment, souvent de ma-nière discrète, pas à pas, mais lorsqu’on les redécouvre quelques semai-nes ou mois plus tard, on est en général impressionné par les progrès réalisés sans tambour ni trompette. » 7

Le paradoxe est le suivant : les sociétés qui médiatisent (trop) leurs innovations attirent l’attention des marchés financiers qui surévaluent d’autant plus leur capacité à innover rapidement que l’innovation est exposée ostensiblement. Cette promesse implicite les oblige à poursui-

� G.E., L’Expansion.com 30/06/2008. « Clarins sort de Bourse pour échapper aux rumeurs : information confirmée ! » http://www.trends.be/fr/economie/entreprises/12-1634-45782/cla-rins-sort-de-bourse-pour-echapper-aux-rumeurs---information-confirmee--.html� Voir entretien de Challenges du 03.10.2008 avec Philippe Leroy et Emmanuel Dayan, les deux associés à la tête du conseil en évaluation financière Détroyat (« Une dizaine de sociétés veulent quitter la cote »)� Hubert Guillaud dans Internet actu le 11/02/08 : « l’innovation agile à la google est elle un modèle ou une anomalie ? »

HODOLOGIE DE L’INNOVATION106.-

vre, voire à augmenter le rythme d’innovation sous peine d’être sanc-tionnés. Or, la plupart d’entre elles ont adopté un modèle de diffusion qui les contraint à afficher leur produits innovants pour avoir une chan-ce de les vendre, si elles ne les médiatisent pas suffisamment, elles pren-nent le risque de ne pas atteindre le chiffre d’affaire promis aux marchés financiers et donc, encore une fois, d’être sanctionnées.

L’« innovation-spectacle » crée une surenchère (l’innovation appelle l’innovation) et impose une pression telle que la capacité d’innovation peut s’en retrouver sévèrement affaiblie.

Voilà entre autres pourquoi certains semblent devenus prudents vis-à-vis de l’innovation, à l’instar de l’éditorialiste de Business Week, Bruce Naussbaum, qui préfère au concept d’innovation celui de « transforma-tion » : « L’innovation est morte en 2008, tuée par la surexploitation, l’utilisation abusive, l’étroitesse d’esprit, l’instrumentalisation et l’incapa-cité à évoluer. Ce crime a été commis par les chefs d’entreprises, les consultants, les commerçants, les annonceurs et les journalistes qui ont dégradé et dévalué l’idée d’innovation en la confondant avec le change-ment, l’évolution technologique, la conception, la mondialisation, la prospective et tout ce qui semble “nouveau”. C’est la conséquence de notre obsession de la mesure et de la demande sans cesse croissante de prévisions dans un monde imprévisible »8.

Le financement des activités innovantes est donc problématique, un peu moins, dans une certaine mesure pour les entreprises qui ont ou qui ont acquis leur indépendance financière. En première ligne : les entrepri-ses patrimoniales disposant de capitaux familiaux. C’était le cas de San-tos-Dumont, cela redevient le cas de Clarins, c’est encore le cas de cer-taines industries et éditeurs de mobilier italiens qui ont su rester innovants et prendre des risques.

En 1998, Sergey Brin et Larry Page, jeunes diplômés de Stanford, fon-dent la société Google Inc., qui est aujourd’hui la première entreprise du monde en terme de capitalisation boursière (210 milliards de dollars à la bourse de Wall Street en 2008). Les cofondateurs ont tout fait pour re-pousser le plus tard possible leur introduction en bourse (mai 2004) afin de ne pas mettre en péril leur capacité d’innovation qui est le moteur de leur activité. Pour la préserver (et pour prouver que leur capacité n’est pas atteinte et se renforce), ils ont mis en place une organisation du

� « « Innovation » is Dead. Herald The Birth of « Transformation » as The Key Concept for 2009 », publié par Bruce Naussbaum, le 31 décembre 2008 sur http://www.businessweek.com/inno-vate/NussbaumOnDesign/archives/2008/12/innovation_is_d.html

ITINÉRAIRES -.107

temps de travail qui, selon eux, favorise l’émergence de projets inno-vants : 20% du temps de chaque « googler » (employé de Google) est passé à des projets personnels, en dehors du cadre strict des missions premières de l’employé. Marissa Mayer, vice-présidente de Google pour les produits et l’expérience utilisateur, considère que ce temps de travail réservé à des projets libres, aux initiatives individuelles ou collectives qui passionnent les employés est le moteur du processus d’innovation de Google : « Aucun responsable ne peut ainsi refuser à quiconque de dé-marrer un projet. C’est comme cela, par exemple, que nous avons dé-marré les projets qui ont donné naissance à Gmail, à Orkut, ou encore à la création d’un réseau Wi-Fi. Et il est fréquent que des employés vien-nent dans mon bureau et me fassent une démo de leur projet. Après quoi, on décide si cela vaut la peine de lui allouer des ressources supplé-mentaires ou non. »

D’autres entreprises ont mis en place ce genre de mode de manage-ment, c’est par exemple le cas de Legrand, au studio de design ; extrait

Bureaux.de.la.société.Google.à.Zurich

HODOLOGIE DE L’INNOVATION108.-

d’un entretien9 avec Pierre-Yves Panis, design manager du groupe Le-grand :

« Dès que je suis arrivé ici - les exemples de Google n’étaient pas en-core publiés- j’ai tout de suite dit que je voulais que les designers puis-sent passer 1�% de leur temps sur des projets de ce type-là donc je m’inscris complètement dans cette démarche-là. Quand je l’ai vendue en interne, je l’ai vendue comme une possibilité de motiver les gens à rester, comme une possibilité d’aller voir ailleurs et donc d’améliorer le niveau de design et le niveau de pratique du design au quotidien des designers. Et, dans une moindre mesure par contre, - enfin c’est pas dans une moindre mesure, c’est plutôt un constat que je fais aujourd’hui - comme étant la possibilité effectivement d’identifier de nouveaux besoins, donc de nouveaux produits et donc les fameuses pépites (...). En tant que manager, je continue de penser que c’est quelque chose de vraiment nécessaire.

Je l’ai instauré, je l’ai rendu visible et j’ai voulu que ça soit contractua-lisé, que ce soit vraiment très clair, comme Google le fait : Oui, tu as le droit de prendre du temps. […] Mais le constat c’est que finalement les gens ne prennent pas beaucoup de temps. La première année où nous l’avons fait, on est arrivé à 12%, l’année suivante 10%, l’an dernier un peu en dessous de 10%. Donc on arrive encore à en faire, on travaille avec des agences de design ou des designers extérieurs, etc. Tout ceci fait partie des initiatives que l’on se propose de faire dans ce contexte des fameux 1�% de temps. Mais il faudra que l’on passe à une vitesse supé-rieure. Nous n’avons pas encore trouvé la bonne vitesse de croisière et la bonne structuration. La cellule d’anticipation que je propose de met-tre en œuvre devrait le permettre justement : les designers vont conti-nuer d’avoir du temps libre (on restera probablement sur l’équivalent de 10% qu’ils prendront comme ils le veulent, quand ils le veulent), mais la prochaine étape chez nous, c’est de créer un véritable pôle de design opérationnel tel qu’il existe aujourd’hui, et parallèlement créer cette cel-lule d’anticipation. Les designers seront extraits de la cellule opération-nelle, cycliquement pour travailler 6 à 9 mois dans la cellule d’anticipa-tion. »

L’efficacité de ce genre d’organisation est très relative : bon nombre des grandes innovations actuelles de Google, par exemple, sont issues de

� Entretien avec Pierre-Yves Panis, design manager du groupe Legrand, le mardi 26 février 2008, dans les locaux du studio de design de Legrand à Limoges.

ITINÉRAIRES -.109

sociétés ou de services innovants que le géant de Mountain View s’est empressé d’acheter, plus d’une quarantaine d’acquisitions à l’heure d’aujourd’hui comme : YouTube, Google Earth, Writely, Blogger, etc.

Pour la plupart des entreprises, l’échec du lancement et de la diffusion d’un nouveau produit est très onéreux. Mais dans un secteur comme celui de Google le coût de production et de diffusion (d’une nouvelle copie numérique) est quasi nul. Lorsque l’on peut innover à peu de frais, financer l’innovation n’est pas un problème. Chez Google, chaque projet de développement ne peut s’étaler que sur une durée maximum de 6 à 8 semaines et est pris en charge par une équipe de 6 ou 7 ingénieurs. Les nouveautés peuvent donc, plus rapidement et à un rythme soutenu, être mises à disposition des internautes en version béta. « J’espère que l’on pourra garder ce modèle aussi longtemps que possible, car c’est ce qui nous permet de fonctionner comme une start-up dynamique malgré une taille qui ne cesse de croître. »10, ajoute Marissa Mayer. On aborde là un autre problème, un autre frein à la capacité d’innovation des entreprises : la taille. Il semblerait que la taille soit un facteur déterminant, c’est sou-vent un frein à l’agilité. Passé un seuil d’employés, les manœuvres sont plus difficiles, les projets et les initiatives sont étouffés et la créativité s’essouffle. On sait que le niveau de créativité des chercheurs des « gazel-les » 11 absorbées par des grosses entreprises (« éléphants ») finit par des-cendre au niveau de celle du groupe acquéreur. Voilà pourquoi de plus en plus d’entreprises, plus particulièrement dans le domaine des NTIC adoptent des stratégies de fragmentation des activités en petites cellules plus ou moins autonomes. Orange, par exemple, est depuis l’ouverture d’Internet à d’autres opérateurs, en concurrence avec des petits acteurs, comme Skype. En réaction Orange a créé une cellule d’innovation qui fonctionne en fait comme des dizaines de petits acteurs : ce sont des petites équipes de travail (moins de 10 personnes) relativement autono-mes et dédiées à un projet.

�0 Marissa Mayer, vice-présidente de Google, propos recueillis par Jean-Baptiste Su - « Le secret de l’innovation chez Google » 13/01/2006 20:27:00 - L’Expansion.com �� « Les gazelles sont, parmi les PME ayant soit entre 20 et �00 salariés dans une acception large, soit entre 20 et 2�0 salariés dans une acception plus étroite, celles qui ont la croissance la plus rapide. On nommera donc gazelles les PME qui soit croissent, pendant la période étudiée, deux ou trois fois plus vite que celles du même secteur d’activité, soit sont dans le top �% ou 10% de leur population en termes de croissance (du chiffre d’affaires ou du nombre d’employés), soit ont un chiffre d’affaires qui croit de plus de 10% ou 20% par an pendant quatre ans. » BETBEZE Jean-Paul et SAINT-ETIENNE Christian. Une stratégie PME pour la France. Paris : La documenta-tion française (rapport du CAE n°61), 2006, pp. 8-9.

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Ces politiques de « décentralisation » révèlent les limites des grandes structures. Le choix est donc difficile entre liberté mais stagnation d’un côté, et développement mais affaiblissement de la puissance d’innova-tion de l’autre.

Il y aurait un « plafond de verre » en dessous duquel l’existence des « gazelles » est relativement précaire, et au-dessus duquel elles prennent le risque d’être absorbées dans un groupe. Les pouvoirs publics mettent en place des aides et des structures pour plébisciter et financer l’innova-tion, même si, comme l’explique non sans dérision François Bourdon-cle, le créateur d’Exalead (principal moteur de recherche français), les commandes sont des apports financiers plus importants et plus sains que toutes les aides à l’innovation qui incitent à la chasse aux subven-tions.12 Malheureusement, l’administration et les entreprises publiques comme les autres acheteurs font difficilement confiance aux petits four-nisseurs innovants. Il faut atteindre une certaine taille pour débloquer la situation, pour être pris au sérieux et pouvoir se développer davantage. Comble de l’histoire, il se trouve que ce sont les grands groupes qui profitent le plus de la manne publique : « Les moins de 500 salariés réa-lisaient en 2004 un quart de l’effort privé de R&D et recevaient moins de 20% des aides : 70% des aides allaient aux plus de 1 000 salariés qui réalisaient à peine plus de �0% de la dépense privée ». Les petites struc-ture innovantes sont fragiles mais ce sont les grosses souvent moins in-novantes, plus sclérosées qui sont les plus aidées. Et quand bien même, pourquoi permettre que certaines PME innovantes deviennent de nou-veaux grands groupes, si l’on accepte qu’à partir d’une certaine taille la capacité d’innovation s’effondre ? s’interroge André-Yves Portnoff 13 qui continue : « Ces éléphants poursuivent une course à la productivité dont Henry Mintzberg a dénoncé l’effet destructeur, ils n’innovent pas assez pour se ressourcer et vont être de moins en moins compétitifs sur le marché mondial. […]En Europe, les gazelles, ces PME à forte crois-sance, moins nombreuses, sont bloquées avant de prendre le relais des éléphants fossilisés. » 14

�� « Oser l’innovation », André-Yves Portnoff, Futuribles n°344, septembre 2008, p.12�� « Oser l’innovation », André-Yves Portnoff, Futuribles n°344, septembre 2008, p.24�� Ibid, p.9

HODOLOGIE DE L’INNOVATION112.-

ITINERAIRE n°11 :

Une logique guerrière ?

Il y a au moins deux types d’approche de l’innovation qui peuvent mener à la penser en terme de logique guerrière.

La première approche est une approche sécuritaire de l’innovation technique : Stiegler, lorsque lui a été posée la question « être actif ce se-rait accélérer ou ralentir ? »1, répond tout d’abord que l’accélération est inévitable. Pour être direct : si on ne le fait pas d’autres le feront2. Autre-ment dit, peut-on laisser des choses aussi importantes que l’avenir du nucléaire ou de la génétique par exemple, à d’autres pays ? Est-on prêt à prendre le risque que des innovations potentiellement dangereuses soient contrôlées de manière exclusive ou utilisées sans réelle maîtrise par d’autres pays ?

Dans cette perspective, toute avancée du voisin est une menace poten-tielle qu’il n’est possible de dépasser qu’en ayant l’initiative des prochai-nes innovations. Ne pas innover et ne pas poursuivre tambour battant la recherche fondamentale et appliquée qui la précède serait redoutable. Selon Stiegler, c’est en cela qu’il serait totalement irresponsable d’inter-rompre les recherches. Ne pas avoir un temps d’avance, une technologie d’avance sur les autres c’est se mettre dans une position vulnérable. L’in-novation ne doit certes pas être confondue avec la recherche mais elles sont intrinsèquement liées : la recherche nourrit l’innovation et surtout l’innovation valorise la recherche ; dans les deux sens du terme, puis-

� Question posée par Aurélien Lemonier lors de la conférence: « Le nouveau monde industriel », à l’ENSCI-Les Ateliers, le 12 février 2007.� « Je suis contre l’interruption de recherches, je suis contre l’empêchement du développement des OGM, je suis contre tous ces processus là, non pas de manière ontologique, c’est-à-dire en soi, mais parce que de toute façon, ces grands pays asiatiques dont on parle ont d’énormes potentiels de développement. L’Inde est le plus grand pays de biotechnologies, la Chine, le Japon et tout ça sont en train de développer des nanotechnologies à toute vitesse. Donc, c’est totalement irresponsable de vouloir interrompre nos recherches dans ce domaine.» (Bernard Stiegler, lors de la conférence : «Le nouveau monde industriel», à l’ENSCI-Les Ateliers, le 12 février 2007.)

ITINÉRAIRES -.113

qu’elle permet à la fois de mettre en avant le travail de la recherche et d’en tirer une valeur marchande : « Cap Digital doit créer un marché de l’innovation qui puisse valoriser les résultats de la R&D francilienne, que cette R&D soit faite dans un laboratoire public, au sein d’une PME ou d’une grande entreprise »3. Innover, c’est aussi une manière de faire fruc-tifier les investissements dans la recherche, de la rentabiliser (c’est par-fois le serpent qui se mord la queue : chercher pour trouver et trouver pour chercher, il y a là une sorte de dynamique circulaire, autosuffisante, qui n’a apparemment pas besoin de savoir ce que la société attend d’elle).

Cette réaction qui ne s’appuie clairement pas sur une relation de confiance, mais au contraire, sur une relation de défiance, pose l’innova-tion comme une nécessité, une réponse offensive, quasi militaire. La démonstration de puissance n’est pas mise en application directe mais suffit à tenir en respect ceux qui sont considérés comme des ennemis potentiels.

Cette intensification et cette « compétition » par l’innovation tiennent de la logique de « guerre froide » : Elle précipite les parties prenantes dans une escalade démonstrative qui, au passage, accroît davantage le risque initial : en voulant devancer les risques, ils sont en réalité ampli-fiés. Rappelons au passage que durant la guerre froide, une partie des opérations et programmes gigantesques menés (ou simulés) visaient es-sentiellement à ruiner l’ennemi en l’entraînant dans une course à l’arme-ment extrêmement coûteuse.

Dans cette optique, l’innovation est en quelque sorte le bras armé de la recherche, la partie dissuasive car visible et dont la puissance se me-sure à l’ampleur de sa diffusion.

Mais le risque technologique apporté par l’autre « horde » n’est qu’une facette de la logique guerrière que l’on peut supposer sous-tendre l’inno-vation, l’aspect économique reste probablement la facette dominante : l’économie de marché est le théâtre de combats probablement tout aus-si violents. Les « Killer App’ », littéralement : « l’application qui tue », sont un exemple flagrant de guerre ouverte utilisant la puissance de feu de l’innovation. Il s’agit à l’origine d’un logiciel novateur susceptible d’apporter une forte valeur ajoutée dans son domaine d’exploitation et

� Plan stratégique - Objectifs 2012, Cap Digital, p.78 (Cap Digital est un pôle de compétitivité basé à Paris, spécialisé dans les contenus et les technologies numériques)

HODOLOGIE DE L’INNOVATION114.-

donc de remporter des parts de marché4. Les « killer app’ » sont si at-trayantes qu’elles permettent non seulement l’augmentation de leurs ventes, l’achat ou l’adoption d’un type particulier d’ordinateur, de conso-le de jeu, ou de système d’exploitation, mais elles permettent aussi, du même coup, de mettre leurs promoteurs hors de portée de la concur-rence pour quelque temps. C’est un peu comme si un léopard affamé dépensait le peu d’énergie qu’il lui reste en courant pour attraper une antilope et qu’il se faisait coiffer au poteau par un autre : il n’a plus qu’à aller mourir silencieusement ou tenter de reconstruire son capital éner-gétique tapis dans l’ombre en mangeant les sauterelles qui passent à por-tée de sa gueule.

Le contexte étant désormais celui de l’innovation permanente et in-tensive, l’innovation devient la solution ultime pour la survie économi-que des entreprises (donc des employés, donc de la nation, etc.). Ce qui fait d’elle à la fois la cause et le remède. L’innovation, c’est à la fois ce qui accentue les problèmes et ce qui pourrait permettre d’en sortir…

Au-delà de la simple survie, la question qui se pose maintenant concer-ne une éventuelle autre justification de l’emploi et de la promotion de l’innovation.

Finalement, est-ce que l’innovation n’est pas une stratégie davantage agressive que défensive ?

Ne crée-t-elle pas elle-même un cercle vicieux qui la fait passer tour à tour du statut de moyen (soutien) à celui de finalité, entretenant et inten-sifiant ainsi un état de guerre permanent ?

« Nous vivons désormais en état de guerre économique mondiale […]. L’objet de cette guerre est, pour chaque nation, de créer chez elle em-plois et revenus croissants au détriment de ceux de ses voisins. »�

Dans une conférence-débat organisée le 28 mars 2007 par l’associa-tion Emmaüs6, Patrick Viveret met en garde l’assistance contre les logi-ques guerrières que véhicule l’économie contemporaine. Il suggère de prendre en compte la manière dont se déroule le passage de la guerre économique à la guerre sociale et possiblement à la guerre tout court : « On ne prête pas suffisamment attention au fait que les logiques actuel-

� Le tout premier exemple de ce type est le tableur Visicalc pour Apple II, et l’un des premiers killer game passe pour être Super Mario Bros qui justifiait à lui seul l’achat de la NES (source : wikipedia)� Bernard Esambert, La guerre économique mondiale, Orban, 1991 (cité par Patrick Viveret, Pourquoi ça ne va pas plus mal, Fayard Transversales, 200�, p.�7)� Patrick Viveret, Comment sortir des logiques guerrières ?, éditions rue d’Ulm / presses de l’ENS, 2008

ITINÉRAIRES -.115

lement à l’œuvre ne sont pas celles de l’économie de marché régulée, de la concurrence, voire de la compétition, mais bel et bien des logiques guerrières ». L’analyse de l’anthropologue et économiste Karl Polanyi dans La Grande Transformation, aboutit à l’hypothèse que le passage d’une économie de marché à une société de marché qui a déjà produit « deux guerres mondiales et trois grands faits totalitaires » peut provoquer un retour des liens politiques « sous une forme régressive : le politique re-vient de manière spectaculaire par le biais de la guerre » ; et le lien social effrité par la marchandisation « ressurgit selon des modalités régressi-ves : hier sous la forme de régimes totalitaires : nazisme, fascisme, stali-nisme, plus récemment sous celle de l’intégrisme et du fondamentalis-me ». (Joseph Stiglitz parle d’ailleurs sans ambages de « fondamentalisme marchand »).

Alors, l’innovation n’est-elle pas fondamentalement offensive ?De toute évidence, la plupart du temps, il s’agit moins d’esquiver des

coups que de marcher sur la tête du voisin en étant plus fort ou plus intelligent. Il s’agit moins de protéger et faire évoluer un état d’équilibre pacifié en anticipant les éventuelles déstabilisations venues de l’extérieur que de provoquer un bouleversement plus ou moins contrôlé favorable à soi-même.

Cela devrait engendrer inévitablement une montée en puissance mul-tilatérale : chacun des belligérants se doit de surpasser les autres en réa-gissant plus rapidement et avec ténacité. Cette escalade va-t-elle jusqu’à les entraîner dans une spirale autodestructrice ? Ne va-t-elle pas aboutir à l’épuisement pour les plus faibles, ou à la saturation pour les survi-vants ?

On euphémise bien sur ce conflit général, comme s’il s’agissait d’un jeu ou d’un sport fair-play, en parlant de « compétition », que l’on va même jusqu’à idéaliser en la qualifiant de vertueuse, en invoquant le progrès de l’humanité, le dynamisme, la vitalité, la « bonne santé »…

Mais ce « jeu » mené et dominé par les plus innovants (ou les plus à même de saper les innovations des nouveaux entrants pour protéger leurs acquis) requiert un système de valeur propre et des règles qui s’im-posent, parfois même à ceux qui n’ont pas demandés à jouer. Il y a d’of-fice un classement, puisque tout est mesuré à l’aune de données quanti-fiables et comparables (essentiellement les résultats économiques, que ce soit le CA, le PIB, les pertes, etc.). Cette compétition détermine en fait qui sera sur le podium, à l’abri, et qui sera en bas du tableau. Chacun se bat pour ne pas finir dernier. Plus qu’un combat pour ne pas finir der-

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nier, c’est un combat pour devenir premier, et c’est pour cela qu’il y a des risques énormes, des accidents, des absences de prises de risques, des frilosités. Dit plus crûment, les sociétés humaines agissent de cette sorte ou cautionnent tacitement cette fuite en avant pour que ce ne soient pas leurs enfants qui désamiantent sans protections les porte-avions aban-donnés des vainqueurs, pour que leurs côtes ne deviennent pas des zo-nes de démantèlement. Voilà pourquoi l’innovation intéresse et préoc-cupe tant le monde politique et les divers acteurs de la gouvernance mondiale (Etats, OMC, etc.) Il faut rappeler ici le sens du mot « concur-rence » qui signifie étymologiquement « courir ensemble ». Viveret ex-plique qu’il renvoie donc à une émulation coopérative : « Les coureurs peuvent avoir des positions différentes dans la course, mais on doit s’as-surer que chacun y reste. En plaçant le terme de « concurrence » dans une logique de guerre économique où les perdants sont exclus jusqu’à être exclus de la vie même, on n’est plus dans la concurrence mais dans la guerre économique ».

Le discours courant sur l’innovation la présente aujourd’hui à la fois comme un contexte, une situation avec ses conditions de base inflexibles et comme la réponse globale ou plutôt l’arme suprême dans la bataille économique internationale. Doit-on pour autant considérer l’innovation comme une véritable arme ? Le mot peut paraître un peu dur, voire tout à fait déplacé. Pourtant, c’est le cas, entendez : l’innovation n’est pas en soi une arme, l’innovation est utilisée comme une arme par un certain nombre de firmes et indirectement par les institutions et gouvernements qui sont en partie dépendants de ces firmes. En tant qu’arme permettant « la création d’un avantage concurrentiel », elle est certainement, à l’heu-re actuelle, la plus efficace (de manière destructrice ou dissuasive) et c’est bien pour cela que tout le monde se trouve donc condamné à y recourir, comme le puissant bombardement aérien est devenu une arme stratégi-que de premier ordre à tel point qu’une armée moderne sans aviation est vaincue d’avance.

L’innovation c’est, sous certains aspects, le nom de la bataille actuelle que se livrent les firmes sur le terrain économique, et c’est aussi celui de la course à l’adoption que ces dernières imposent aux consommateurs.

Nous avons vu que l’innovation ne se résume pas exclusivement à une compétition pure et violente (il s’opère progressivement par exemple des logiques de coopération, malgré leur ambiguïté), elle permet égale-ment d’éviter l’affrontement, de créer des niches, des terrains vierges (des « océans bleus ») : mais n’est-ce pas là aussi l’objet d’une bataille ?

ITINÉRAIRES -.117

Il ne s’agit alors plus d’un problème de concurrence entre différentes entreprises sur un marché devenu trop étroit, mais d’un problème de découverte ou de création de nouveaux marchés : le terrain de combat se déplace alors vers la société (les clients potentiels) comme le craint Viveret. Cette recherche inconditionnelle de la nouveauté assimilable par le marché ou générant un marché, est comparable à l’effort déployé par les firmes (grâce au marketing, aux publicitaires, etc.) et l’Etat amé-ricain dans les années 20, en créant « les besoins qu’elle cherche à satis-faire », que Rifkin7 appelle en paraphrasant Edward Cowdrick8 « l’évan-gile de la consommation de masse ».

L’innovation conduite par l’offre est-elle potentiellement une sorte de combat contre la constance des consommateurs ? (ou dit de façon plus modérée : ardeur à éveiller le désir de nouveauté dans la population.)

Encore une fois, l’intérêt des entreprises et l’intérêt général se confon-dent parfois : l’entreprise contribue au travers de la taxe professionnelle à financer les collectivités locales et donc les infrastructures publiques, elle réduit le chômage en créant des emplois, fait travailler des fournis-seurs et sous-traitants locaux, etc. On en conclut généralement que l’in-térêt général est dépendant de la santé des entreprises et qu’il faut satis-faire aux besoins de l’entreprise pour satisfaire au bien-être de la population.

Comme Viveret, on peut avoir une autre sorte d’inquiétude : l’un des arguments qui justifient l’intervention des pouvoirs publics en faveur de l’innovation (ici technique) tient pour l’essentiel dans cette phrase : « Le niveau technologique d’un pays détermine son niveau de vie et sa place dans le concert des nations »9. C’est un peu réducteur en tant que tel, mais cela en dit long sur un état d’esprit général. Il est révélateur d’une situation où la puissance et l’avance technique d’une nation (ou d’un groupe de nations) tend à déterminer seule le confort de ses citoyens et son influence ou autorité politique dans le monde, alors même que la majorité des brevets par exemple sont déposés par des firmes internatio-nales déterritorialisées ou dont les organes de production sont délocali-sés. Cela constitue d’ailleurs un dilemme pour les pouvoirs publics puis-que intensifier l’innovation revient souvent à externaliser, c’est-à-dire

� Jeremy Rifkin, La Fin du travail, Paris, La Découverte, 2006� Edward Cowdrick, « The New Economic Gospel of Consumption », Industrial Management, octobre 1927, p.208� http://www.industrie.gouv.fr/enjeux/innovation/index_commuinnov.html (créé le 07/12/04 et modifié le 23/06/2008)

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faire appel à la sous-traitance, délocaliser, etc. [voir itinéraire n° 16 : L’in-novation, une croyance occidentale]. Cela n’est pas sans poser question au sujet de la stabilité des emplois, de la précarité salariale et sociale, de la formation…

« Levier de la croissance à long terme de l’économie, l’innovation fon-de le bien-être des générations futures, et profite à la collectivité d’une façon plus que proportionnelle à son rendement pour ceux qui la réali-sent. La R&D et l’innovation sont, en outre, un atout stratégique essen-tiel : l’indépendance nationale dépend d’un socle de recherche solide et de la maîtrise des grandes filières technologiques, ce qui justifie une ac-tion des pouvoirs publics pour aider les entreprises à maintenir ou à conquérir leur place en la matière »10.

L’innovation est vue comme la possibilité de se placer en position de supériorité et prend des airs de cause nationale11. Dans le Futuribles de septembre 2008 dédié à l’innovation, André-Yves Portnoff donne clai-rement le ton : « L’Europe a pour choix de laisser sombrer son niveau de vie ou de produire plus de valeur en innovant davantage et en mobilisant mieux son intelligence collective »12. Non seulement il n’y aurait plus de marche arrière possible, le mouvement serait irréversible, mais en plus, il faudrait l’intensifier notablement. Le retard de la France et de l’Europe en la matière est régulièrement invoqué (cf. Futuribles p.8) dans l’espoir d’obtenir des réactions allant dans ce sens.

Il y a des conséquences géopolitiques à cette logique. Des institutions politiques comme l’Europe dessinent un front qui semble la mettre par-fois elle même en porte à faux avec une partie de l’orient et de l’occident (Etats-Unis, Chine, Inde, Japon, etc.).

Encore une fois, ces fronts ne sont pas si clairs, ils sont mouvants, parce que la plupart des grands groupes sont des entreprises transnatio-nales, parce que des traités lient diverses nations, parce que des pays ont mis en commun des budgets, des compétences, notamment dans le do-maine de la recherche scientifique : station spatiale, accélérateur de par-ticules, observatoire, etc. Et la crise économique actuelle exacerbe à la fois les tensions et les alliances.

Il semble donc émerger un sentiment non pas réellement nationaliste

�0 http://www.industrie.gouv.fr/enjeux/innovation/index_commuinnov.html (créé le 07/12/04 et modifié le 23/06/2008)�� « cause nationale » est le terme qu’emploie le président de Retis, Francis Bécard, pour parler de l’innovation (Livre blanc – 10 propositions pour favoriser l’innovation en France, Réseau Retis, 2007, p. �)�� André-Yves Portnoff, « Oser l’innovation », Futuribles n°344, septembre 2008, p.6

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(ce qui serait probablement le cas si suffisamment de grandes firmes étaient concentrées dans un pays), mais « continentaliste » pourrait-on dire.

« L’adoption, dès 2000, de l’ambitieuse et volontariste stratégie de Lis-bonne visant à faire de l’économie européenne la plus compétitive grâce à l’innovation et l’investissement dans la R&D, a constitué un moment fort au sein de l’Union européenne. » 13

Face à l’adversité, les rangs se resserrent et les dissensions s’accrois-sent, amplifiées par des mécanismes politiques institutionnels entraînant ce que l’on pourrait interpréter comme des replis communautaires. « Nous entrons dans une période caractérisée par des régressions guer-rières et identitaires dans l’ordre du sens » 14, annonce Viveret.

Son message, peu importe que l’on y adhère ou non, mérite d’être entendu car la course à l’innovation telle qu’elle est présentée par les institutions politiques et économiques est une course forcée. Jusqu’à un certain point, il est plus « confortable » de courir sans se poser trop de questions, mais passé un seuil de vitesse et d’épuisement, la moindre hésitation peut être fatale et le pas de côté périlleux. C’est ce qu’on ap-pelle une crise (du grec krisis, décision). Pour certains, la crise s’affronte, en resserrant les rangs et en persistant, la crise serait passagère, comme une tempête1�. Pour d’autres, la crise est le moment décisif permettant d’opérer un choix16, ce serait l’occasion de remettre en question ce qui est établi, de poser les enjeux et de faire des choix radicaux (à la racine).

�� Livre blanc – 10 propositions pour favoriser l’innovation en France, Réseau Retis, 2007, p. 14�� Patrick Viveret, Comment sortir des logiques guerrières ?, éditions rue d’Ulm / presses de l’ENS, 2008, p.10�� Laurence Parisot au micro de France Inter le 2� octobre 2008, dans le sept dix présenté par Nicolas Demorand : « Dans cette situation-là nous devons comprendre que nous sommes tous dans le même bateau, que nous devons être solidaires, ramer ensemble pour s’en sortir. La façon de s’en sortir est moins d’imaginer une mesure par ci ou par là que se mobiliser pour être efficace, performant. D’abord ne pas nuire aux entreprises car elles seules peuvent créer des richesses.» (http://www.radiofrance.fr/franceinter/em/septdix/index.php?id=71624) (http://www.dailymo-tion.com/video/x6v69i_la-crise-financiere-cest-le-1109-de_news)�� Ivan Illich, Le chômage créateur, Œuvres complètes, volume 2, Fayard, pp. 29-30 : « Le terme grec krisis, signifiant choix, « moment décisif », a été repris par toutes les langues modernes pour signi-fier : « chauffeur, appuyez sur le champignon… » Le mot « crise » évoque aujourd’hui une menace sinistre, mais enrayable moyennant un surcroît d’argent, de main d’œuvre ou d’organisation. La thérapeutique intensive pour les mourants, la prise en charge bureaucratique pour les victimes de la discrimination et la fission nucléaire pour les dévoreurs d’énergie sont, sous ce rapport, des parades typiques. […] [Le mot « crise »] peut au contraire signifier l’instant de choix, ce moment merveilleux où les gens deviennent brusquement conscients de la cage dans laquelle ils sont enfermés eux-mêmes, et de la possibilité de vivre autrement. »

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Le constat d’une innovation à la fois cause et remède révèle l’incohé-rence d’une croissance économique conduite par l’innovation et la consommation d’innovation (sous forme de produits et de services). Peut-on assimiler la promotion « officielle » de l’innovation à de la pro-pagande [voir itinéraire n° 26 : Enjeux du contrôles des processus d’adoption]?

Mais l’innovation n’est pas que la loi de la jungle, c’est aussi la ruse contre la force, David contre Goliath… Peut-on même aller jusqu’à dis-cerner au milieu de tout ça des pratiques pacificatrices ? L’innovation pourrait-elle être un moyen, non pas d’affronter la crise, mais de remet-tre en cause les principes établis qui ont conduits à cette état de crise, en amenant d’autres paradigmes sur la table ?

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ITINERAIRE n°12 :

Toilettes à litière : une théorie praticable

La toilette à litière biomaîtrisée (TLB) couramment désignée par le terme plus général de «toilette sèche» résulte d’une étude et d’une re-cherche scientifique et écologique1 très pragmatique. Le chercheur belge Joseph Országh2 en est le principal auteur à travers une étude plus large portant sur la gestion de l’eau à l’échelle du ménage, indissociable de la TLB. La suite de ce texte est en grande partie empruntée à ce chercheur, notamment sur son site3.

Cette étude est une réflexion approfondie sur le fonctionnement des écosystèmes aboutissant à la conclusion que tous les problèmes relatifs à l’eau dans le monde trouvent leur origine dans la mauvaise gestion de la biomasse. Vu le poids des activités humaines, la biomasse fécale d’ori-gine humaine ou même animale ne doit en aucune manière être rejetée dans l’eau, mais injectée dans le processus de formation de l’humus. L’humus est indispensable à la croissance des végétaux sur lesquels re-pose la vie à la surface de la terre.

Le recyclage le plus parfait possible de la matière fécale en humus, c’est-à-dire le compostage, demande d’abord d’ajuster le rapport carbo-

� L’écologie est l’étude scientifique des interactions qui déterminent la distribution et l’abon-dance des organismes vivants. Ainsi, l’écologie est une science biologique qui étudie deux grands ensembles : celui des êtres vivants (biocénose) et le milieu physique (biotope), le tout formant l’écosystème (mot inventé par Tansley). L’écologie étudie les flux d’énergie et de matières (réseaux trophiques) circulant dans un écosystème. L’écosystème désigne une communauté biotique et son environnement abiotique. Source : wikipedia� Docteur en Sciences Chimiques d’origine hongroise, chercheur à l’Université de Mons-Hainaut, membre de la Commission Gouvernementale des Eaux de la région Wallonne.� http://eautarcie.com/

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ne/azote en réintroduisant conjointement dans le processus de forma-tion du sol, la biomasse végétale et la biomasse animale.

En effet, la litière composée de déchets végétaux secs (broyats de branchages, de feuilles, de tiges, des fanes, copeaux et sciure de bois, etc.) est riche en carbone mais pauvre en azote, tandis que l’urine et les fecès sont à l’inverse riches en azote mais pauvres en carbone. Or, si rien n’est fait, cet azote s’oxyde en nitrates susceptibles de polluer les nappes ph-réatiques et les cours d’eau par exemple lors de l’épandage de lisier dans les champs, et demande dans les WC classiques un réseau et un traite-ment complexe, énergétivore et coûteux des eaux usées4.

Ainsi après avoir déféqué et/ou uriné dans le seau en acier inoxydable ou en tôle émaillée de la TLB, il suffit de saupoudrer les déjections d’une certaine quantité de litière�. Dès lors, l’azote organique des déjections commence à être intégré dans le processus biologique de formation de

� L’eau utilisée dans les WC à chasses représente entre 2� et 3� % de la consommation d’eau des ménages. A chaque chasse d’eau, ce sont 10 à 12 litres d’eau potables qui sont gaspillées.� « Au point de vue scientifique, il faut que le rapport carbone/azote (C/N) au départ du com-postage soit d’environ 60. Au cours du compostage, ce rapport descend et se stabilise à 14. Tout un chacun n’a pas la possibilité de mesurer le C/N, mais cela n’est pas indispensable. Quand on a acquis l’art du compostage, on « sent » ce que les scientifiques mesurent avec leurs instruments.»

HODOLOGIE DE L’INNOVATION124.-

l’humus. Les odeurs disparaissent par la même occasion. Le seau est vidé régulièrement sur un tas de compost qui fertilisera plus tard le jardin par exemple6.

La TLB permettent de contribuer à une gestion durable de l’eau. L’uti-lisation des toilettes sèches pourrait améliorer la qualité de nos rivières, permettrait de limiter la pollution de nos ressources hydriques, d’enri-chir les sols et d’économiser des sommes fabuleuses consacrées à l’épu-ration de l’eau. C’est un moyen simple et efficace de rééquilibrer harmo-nieusement le cycle du carbone et de préserver les cycles biologiques dans leur ensemble. En France, ce sont au moins 1 363 foyers qui sont équipés de TLB (recensement en octobre 20087).

Qu’est-ce qui freine alors la diffusion de cette innovation ? Premièrement, il faut distinguer plusieurs situations, il y a pour com-

mencer deux types de lieux relatifs d’un côté aux particuliers (chez soi) et de l’autre aux institutions (administration, entreprise, etc.). Les nor-mes sanitaires ne sont pas les mêmes et les normes sociales n’ont pas le même impact en privé qu’en public. Pour le domicile, il faut encore dis-tinguer l’habitant propriétaire de l’habitant locataire. Louer un apparte-ment sans toilette classique est risqué et peut-être même interdit. A cela, il faut ajouter que les conditions de compostage demandent de disposer d’un minimum de terrain ce qui est plus compliqué en milieu urbain puisqu’elles nécessitent une gestion collective, associée aux parcs et jar-din par exemple ou aux agriculteurs locaux : on voit alors les limites que peuvent poser des mégalopoles comme Paris où les terres agricoles, ma-raîchères sont extrêmement éloignées des lieux de consommation et des lieux de production de déjection.

Mais, en dehors de ces problèmes réglementaires ou géographiques, il y a la facilité de rester sur un modèle classique : un matériel connu8, des circuits de distribution établis et rodés, des installateurs compétents mais dont l’immense majorité ne font que ce qu’ils savent faire.

On voit alors les intérêts économiques faire surface. Fabrication, ven-

� L’azote contenu dans les déjections de l’humanité représente une masse équivalente à 40% de l’azote utilisée dans l’agriculture mondiale� Enquête nationale toilettes sèches, recensement des foyers utilisateurs de toilettes sèches en France (http://www.habitat-ecologique.org). Cette enquête a été menée en France afin de localiser les usagers des TLB. Plusieurs centaines de familles ont répondu au questionnaire par internet. En réalité, il y a bien plus de TLB en service en France.� Un des tous premiers WC à chasse d’eau a été construit en Angleterre par le plombier Thomas Capper à la fin du XIXeme siècle.

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te, distribution, promotion sont des activités qui génèrent de l’argent, qui permettent à des gens de travailler et de vivre. Il s’est créé tout un secteur économique (avec ses dépendances) autour de la toilette à chasse d’eau. Pour ces acteurs économiques, promouvoir la TLB reviendrait à se tirer une balle dans le pied puisque le principe est tellement simple et nécessite des matériaux de base si faciles à se procurer et à assembler que l’autoconstruction est majoritairement de mise.

Il y a donc quantité de facteurs qui expliquent les entraves à la diffu-sion et l’acceptation des TLB. Mais le principal problème reste avant tout et sans commune mesure le frein culturel. C’est ce facteur que nous allons isoler.

De la même façon qu’avec l’autocuiseur, l’acceptation intellectuelle préalable est quasiment assurée. Sur le principe, il est facile d’adhérer, on ne peut pas réellement être en désaccord avec le constat scientifique et la solution apparaît presque comme une évidence, c’est de l’ordre du bon sens. Pourtant, même en supposant que cet accord de principe soit confirmé, la diffusion et l’appropriation de cette innovation sont entra-vées par une vision hygiéniste héritée du XIXeme siècle qui pousse à se débarrasser des déjections comme des déchets, vision encore perpétuée par les techniques dites « alternatives » comme le lagunage et les installa-tions de toilettes sèches imposantes, complexes et coûteuses telles que le système Clivus multrum9. La TLB est une innovation dont les enjeux sont presque à l’opposé de ceux des washlets10, ces toilettes japonaises ultrasophistiquées qui se concentrent essentiellement sur l’hygiène et le confort (jet d’eau tiède et système de séchage pour remplacer le papier toilette, siège chauffant, etc.). Les enjeux sont à l’opposé, mais pas l’ex-périence, les utilisateurs de TLB rivalisent d’inventivité pour faire de leurs toilettes de véritables lieux de détente où il fait bon passer du temps. Plusieurs concours de la plus belle TLB ont d’ailleurs été mis en place pour promouvoir son usage et combattre l’image rustique et in-confortable qui lui est couramment attachée.

La résistance du public au changement est principalement due au fait

� Le clivus multrum est un système de toilette sèche fabriqué à l’origine par une société scandi-nave qui demande beaucoup d’espace et de travaux puisqu’il s’agit d’une cabine entière avec un réservoir sous le plancher et un système d’aération électrique vers l’extérieur qui doit tourner 24 heures/24.�0 TOTO est le créateur du concept de washlet. Inventées en 1980, les washlets TOTO ont conquis 60% du marché japonais et sont leader sur le marché mondial. Au Japon, un foyer sur deux est équipé de toilettes avec un système de douche intégrée. http://www.washlet.fr/fr/his-toire.php

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que nous considérons nos propres déjections avec crainte et dégoût. Les faire disparaître à tout prix, voilà le leitmotiv. Comment modifier notre relation à nos déjections ?

« En résumé, il faut admettre une fois pour toutes que nos déjections ne sont pas des déchets à éliminer, mais font partie intégrante de l’éco-système qui nous fait vivre. Notre alimentation vient de la terre, nos déjections doivent y retourner, mais suivant un processus qu’il vaut mieux connaître afin de ne pas commettre de fautes irréparables », conclu Országh.

Il faut passer d’un paradigme hygiéniste à un paradigme « culturiste » comme l’expliquait Franck Beau lors d’un workshop de co-conception à propos du métro de demain organisé par la RATP. Et ce passage ne va pas de soi.

L’incompréhension et parfois le dédain des pouvoirs publics au niveau national et européen n’arrangent pas les choses. Néanmoins, malgré cet obstacle, l’usage des TLB progresse.

La TLB ne bénéficie pourtant pas de promotion commerciale puis-qu’elle s’effectue massivement en dehors des réseaux commerciaux (no-tamment des réseaux associatifs, le bouche à oreille, la presse spécialisée, certains festivals en plein air, etc.). Alors qu’est-ce qui accélère ou favo-rise cette innovation ? Parmi ces raisons, on peut compter la caution scientifique, gage de sérieux. Même si les processus mis en jeu sont na-turels, c’est une innovation technique. On peut également compter l’al-ler et retour permanent entre recherche scientifique et pratique. L’acces-sibilité des recherches scientifiques, la disponibilité des chercheurs, le très faible coût de l’installation et de l’entretien, le fait de pouvoir faire soi-même, la possibilité de s’affranchir de la plomberie, du réseau de tout à l’égout ou d’une fosse sceptique ont indéniablement favorisés le partage d’expérience. C’est certainement la possibilité d’expérimenter, de pouvoir tester qui en a permis la diffusion, voici quelques témoigna-ges qui vont dans ce sens :

« Mises en place au début de notre chantier de rénovations faute de WC, le système nous a satisfaits et depuis nous continuons toujours de les utiliser!! »

« Après quelques mois pour convaincre mon époux de la nécessité d’installer des toilettes sèches, nous en avons construit des provisoires. Dès que nous disposerons d’un peu de temps (cet été) nous les installe-

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rons à demeure à la place des toilettes à eau. » 11.Même s’il est envisageable d’en faire un produit commercial, la TLB

n’est pas un produit ou service mais en premier lieu une technique ap-propriable par chaque individu ou groupe d’individus. Les utilisateurs ont besoin de l’appui des scientifiques et ces derniers ont besoins du retour des utilisateurs (et de pratiquer eux-mêmes). Il s’agit d’une inno-vation d’intérêt général au sens large du terme, puisque le but principal de la TLB est d’éviter de polluer l’eau12. L’ambition est de mettre à la disposition de tous une toilette vraiment respectueuse de l’environne-ment. En effet, une autre partie de l’explication de l’intérêt croissant du public pour la TLB est l’apparition de plus en plus flagrante de problè-mes de pollution des sols, de l’eau, le coût du traitement de l’eau et le problème que posent les boues des stations d’épuration.

�� Enquête nationale toilettes sèches. Recensement des foyers utilisateurs de toilettes sèches en France. Depuis 200�, l’association Empreinte réalise une enquête auprès des utilisateurs de toilettes sèches dont les objectifs sont : - crédibiliser la démarche en s’appuyant sur le plus grand nombre d’utilisateurs - d’en démontrer l’efficacité et la simplicité de mise en œuvre - d’établir une cartographie des utilisateurs - de pouvoir présenter un recueil des témoignages et photos de toutes sortes de toilettes (http://www.habitat-ecologique.org)�� 97% de l’azote et �0 à 80% de phosphore contenus dans les eaux usées urbaines viennent de nos W-C.

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ITINERAIRE n°13 :

Habitude et expérience

Revenons rapidement sur le PDL (itinéraire n°1) : même si le résultat du projet me paraît pertinent, je ne crois pas que moi-même j’achèterais un PDL pour autant. Il y a de multiples raisons mais la principale est la suivante : je suis trop habitué à mon bon vieux ZapBook. C’est un car-net format A2 (148x210mm) de 320 pages, j’en remplis un par an en moyenne et je les aligne proprement sur mon étagère depuis le 2 avril 2002. J’ai probablement du mal à changer mes habitudes, peut-être par superstition et probablement parce qu’à travers la fidélité à cet outil, je reste fidèle à mes « principes ». Cette continuité rassurante est difficile à briser. D’autre part, il correspond à une forme d’éthique à laquelle j’ad-hère : et il est constitué à 100% de papier recyclé, il est fabriqué en France ce qui préserve des emplois sur le territoire national, et ce qui limite par la même occasion le coût écologique lié au transport. Et puis, l’utilisation du carnet ne me coûte que 4,6� Euros par an, (certes, sans compter les stylos).

Mais c’est avant tout parce qu’il convient tout à fait à ma pratique de la prise de notes. J’essaie de nouvelles astuces et des accessoires pour l’améliorer, pour le modifier au rythme de l’évolution de mes besoins : pour que les coins ne se cornent pas, je les arrondis au lapidaire, j’utilise la tranche pour marquer une épaisseur qui correspond à une période particulière, un projet, un cours, je scotche les horaires de la bibliothè-que à l’intérieur de la couverture, j’utilise un code graphique pour rendre visibles les références bibliographiques ou les adresses, etc. Bref, je suis prêt à faire quelques concessions de confort pour continuer à l’utiliser. Cela ne m’empêche pas d’utiliser assidûment et régulièrement delicious (système d’indexation en ligne) ou de tester d’autres outils.

Lorsque l’innovation oblige à changer les habitudes, elle est presque systématiquement rejetée, dans un premier temps en tout cas. Changer ses petites règles de vie, ses manières de faire, ses gestes, ses manies, ses

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« micro-superstitions » personnelles qui structurent le quotidien n’est pas chose aisée.

L’acceptation de la nouveauté serait donc entravée par les habitudes. Les habitudes sont des réticences, des réserves qu’il faut déloger une par une, au plus profond de chacun ou de chaque groupe. Elles sont diver-ses, nombreuses, souvent inconscientes. L’habitude serait cette constan-ce qui se refuserait au changement et qu’il faut de ce fait combattre pour pouvoir innover.

On a donc tendance à opposer habitude et innovation : l’habitude se-rait imperméable au changement. Le dictionnaire Larousse donne deux définitions au mot :

« Habitude n.f. (lat. habitudo). 1. Disposition, acquise par la répétition, à être, à agir fréquemment de la même façon. 2. Capacité, aptitude ac-quise par la répétition des mêmes actions. (Avoir l’habitude de conduire la nuit) »

Répétition, renouvellement… lorsque l’on se replonge dans l’étymo-logie du mot « innovation », on s’aperçoit que les deux termes ne sont peut-être pas si opposés que cela.

Dans le fond, est-ce que la répétition habituelle n’est pas une chance chaque fois répétée d’introduire de la nouveauté ? Certes, l’interstice est relativement étroit, mais n’est-ce pas au moins autant une porte d’entrée qu’une porte fermée ?

Il y a des habitudes de longue date ou récentes, durables ou éphémères et les réduire à des verrous inutiles et encombrants reviendrait à nier leur rôle, leur intérêt et leur potentiel. Avoir des habitudes, c’est à la fois faire toujours pareil (ne pas changer, établir, maintenir) et modifier petit à petit. Les habitudes ne sont pas figées, elles sont en perpétuel mouve-ment et parfois se stabilisent dans une forme jugée et ressentie comme optimale, ou du moins satisfaisante par rapport à la situation de l’indi-vidu ou du groupe qui les acquiert.

Les habitudes peuvent être bouleversées par l’innovation, mais les ha-bitudes sont également aptes à recevoir la nouveauté au cœur de la vie, dans le quotidien…Mais dans une échelle de temps et à un rythme rela-tivement longs.

Un nouveau détour par la géographie et l’étude du paysage peut nous en apprendre davantage sur le rapport et les porosités entre innovation et habitudes :

Le théoricien du paysage américain John Brinckeroff Jackson retrouve dans cette notion d’habitude et le rapprochement étymologique des

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deux termes « habiter » et « habitude » (on pourrait ajouter « habit ») une constante dans l’élaboration de ce qu’il nomme le « paysage habité » ou « paysage vernaculaire » :

« […] le paysage habité est lui-même sa propre loi. Non pas une loi en réalité, mais une série d’habitudes et de coutumes accumulées au fil des siècles, chacune résultant d’une lente adaptation au lieu […] »1

L’habitude, c’est-à-dire l’aptitude, la capacité acquise par la répétition des mêmes actions, nécessite donc du temps, une forme de stabilité re-cherchée dans le lieu (ancrage géographique), et la régularité (celle des saisons par exemple). Cette constance ne doit pas être nécessairement invariable et ni complètement prévisible car l’habitude admet facilement le changement, mais un changement sur la durée, elle absorbe certaine-ment moins le bouleversement brutal que peut constituer ou entraîner la construction d’une autoroute, d’une ligne de chemin de fer, d’un super-marché ou d’une usine.

Brinckeroff Jackson pose, dans son essai « Discovering the vernacu-lar Landscape »2, une distinction fondamentale entre le « paysage politi-que » (produit par le pouvoir) et le « paysage vernaculaire » (fabriqué localement par les habitants). Il distingue nettement ce qui est décidé de ce qui est habité. Sans vouloir être trop caricatural : d’un côté les routes, les barrages, les aqueducs, les écoles, les parcs, les prisons, et de l’autre les fermes, les cabanes, les sentiers, les haies, les bois, l’atelier. Même s’ils sont en perpétuel conflit, les deux paysages se mêlent inexorablement en constituant un autre paysage.

Contrairement à la représentation intemporelle et figée fréquemment associée au paysage vernaculaire, « John Brinckerhoff Jackson en souli-gne le caractère changeant, l’inertie étant propre au paysage politique. Le paysage vernaculaire est un ensemble centripète sécrété par des façons d’habiter où les mobilités sont déterminantes. Fortement corrélé aux évolutions continues des différents usages entrelacés avec les milieux, il forme et accompagne les communautés et les appartenances ainsi que leur dissolution ou leur devenir, de telle sorte que “ses espaces sont gé-néralement modestes, de forme irrégulière”. »3

À l’intérieur du paysage habité, historiquement, le changement et la

� John Brinckeroff Jackson, A la découverte du paysage vernaculaire, Actes Sud/ENSP, 2003, p.13� (traduction de : Discovering the vernacular landscape, Yale Universty Press, 1984)� Ibid� Chris Younès, philosophe, enseignante (École d’architecture de Clermont-Ferrand), dans UR-BANISME/mars - avril 2004 -n° 33�, p.89

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mobilité sont la règle : le contour des prairies et des champs, des passa-ges qui y mènent se modifient constamment. De plus, Brinckerhoff Jackson perçoit, à travers l’étude du paysage américain contemporain, le développement d’un autre type de paysage vernaculaire, qu’il nomme Paysage Trois (le Paysage Un étant le paysage vernaculaire, caractéristi-que du Moyen Âge ; le Paysage Deux étant le paysage politique, caracté-ristique de la Renaissance) où « Habiter la mobilité est devenu une ma-nière d’être qui prime sur l’enracinement au lieu »4.

Les deux paysages qu’il différencie correspondent en réalité à deux échelles qui se télescopent depuis longtemps. Par « politique » on doit entendre ce qui est d’ordre institutionnel, (du latin instituere : établir) c’est-à-dire établi d’après une décision collective des citoyens. On a donc une échelle locale, du ressort de la famille et de la communauté, et l’autre, urbaine (polis), nationale ou supranationale, du ressort de l’ensemble des citoyens, c’est-à-dire de leur organisation politique, donc d’un organe représentatif et décisionnel, dans nos démocraties occidentales : des élus représentant le peuple. Or, comme l’explique Arendt, la distinction conceptuelle entre le domaine public et le domaine privé� a été occultée par l’avènement du social. L’organisation de la société s’inspire en effet du modèle de la famille : l’idée de société s’est imposée lorsque la politi-que s’est incarnée dans l’Etat (depuis que les empereurs romains ont pris le nom de dominus). Le caractère privé6 de la vie familiale s’est transposé dans la vie publique, dans la politique, où le cercle des représentants des citoyens est devenu le pater familiae de ce qu’on appelle, depuis, la so-

� Ibid� La distinction entre la vie privée et la vie publique correspond au domaine familial et politique. Le domaine privé ne concernait donc que le foyer, et « privé » au sens privatif original signifiait « être privé de choses essentielles à une vie véritablement humaine […][comme] la possibilité d’accomplir quelque chose de plus permanent que la vie. » Hannah Arendt, Condition de l’homme moderne, Calmann-Levy, 1983, p.99� « A l’intérieur [des groupements sociaux], l’égalité, bien loin d’être une parité, n’évoque rien tant que l’égalité des membres face au despotisme du père, avec cette différence que dans la société, où le nombre suffit à renforcer formidablement la puissance naturelle de l’intérêt commun et de l’opinion unanime, on a pu éventuellement se dispenser de l’autorité réellement exercée par un homme représentant cet intérêt commun, cette opinion correcte. Le phénomène du conformisme est caractéristique de cette dernière étape de l’évolution. [...] L’essentiel est que la société à tous les niveaux exclut la possibilité de l’action, laquelle était jadis exclue du foyer. De chacun de ses mem-bres, elle exige au contraire un certain comportement, imposant d’innombrables règles qui, toutes, tendent à « normaliser » ses membres, à les faire marcher droit, à éliminer les gestes spontanés ou les exploits extraordinaires. » Hannah Arendt, Condition de l’homme moderne, Calmann-Levy, 1983, p.78-79

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ciété. « Nous appelons société un ensemble de familles économique-ment organisées en fac-similé de famille supra-humaine, dont la forme politique d’organisation s’appelle nation »7 L’Etat-nation est devenu la forme politique du monde moderne. Le même modèle est donc appli-qué à deux échelles différentes. On se retrouve dans deux mêmes confi-gurations et c’est à cause de cette ambiguïté que l’on peut à la fois dire de l’une et de l’autre façon de produire l’artifice qu’elle est soit immuable et conservatrice, soit flexible et ouverte8.

Le changement « politique » serait puissant, profond mais ponctuel (il bouscule mais fige), tandis que le changement « vernaculaire » serait long et homéopathique mais perpétuel (il est en adéquation avec le rythme de la vie des gens mais ne permet pas de renverser une situation). La nou-veauté dans la production vernaculaire est davantage vécue comme une évolution qu’une révolution, elle s’opère sur la durée, une durée propor-tionnelle à la durée et au rythme de vie des gens, et dépend en grande partie de la vitesse, la richesse, la portée et la fréquence des communica-tions.

Une autre partie de l’opposition consiste à situer le champ d’influence de l’approche institutionnelle sur l’ensemble de la société (sous-entendu la société occidentale « développée »), et à circonscrire la portée de l’ap-proche vernaculaire à un petit groupe lié à un terroir. On parle d’innova-tion à l’échelle nationale, la plupart du temps internationale et plus rare-ment régionale. En fait, elle devient même déterritorialisée aujourd’hui (globale). Inversement, cette vision pousse à penser que la production vernaculaire ne peut pas être innovante car elle est territorialisée et ne concerne que l’individu, la cellule familiale ou une petite communauté et cela sur une très petite zone en comparaison. Le caractère innovant est en quelque sorte indexé sur l’audience. « Vernaculaire » résonne comme insularité, isolement, autrement dit défaut de communication. Or, à sup-

� Hannah Arendt, Condition de l’homme moderne, Calmann-Levy, 1983, p.66� Est-ce également à cause de cette confusion que Brinckeroff Jackson ne prend pas la peine de distinguer ce qui n’est ni de l’ordre du politique (institutionnel, étatique), ni de l’ordre du verna-culaire (communautaire), mais ce qui est opéré par les lois du marché ? Il semble l’avoir plus ou moins relégué dans le paysage politique puisque l’entreprise fonctionne elle aussi comme un Etat, avec un chef de famille, l’économie de marché est à la société ce que l’économie domestique des grecs (oikonomia : administration de la maison) était aux membres d’un foyer (même si depuis la fin des années 70 le « pater familiae », le chef d’entreprise n’a plus grand-chose à voir avec celui du XIX siècle, il est devenu pour les plus grosses entreprises, un manager, un gestionnaire (élu par des actionnaires et un conseil d’administration) qui n’a pas la même responsabilité et ne prend pas les mêmes risques que ses prédécesseurs)

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poser que c’eut été le cas, ça ne l’est plus aujourd’hui, grâce au réseau de transport et de communication (même si le désenclavement communi-cationnel et informationnel a apparemment eu pour corollaire l’affaiblis-sement des activités vernaculaires « traditionnelles »).

Selon l’idéologie actuelle, ce qui ferait innovation serait la brutalité du déploiement et la fulgurance de l’adoption. Cette évaluation du caractère innovant (ou non) est relative à une norme communément admise : ce qui peut être qualifié d’innovant se situe au-dessus d’un palier dans le rapport temps/impact, en deçà de ce palier, on ne pourrait pas parler d’innovation, sinon sous certaines conditions très particulières. Cette norme, même si elle semble universelle est très relative, évolue dans le temps et s’est d’ailleurs déplacée particulièrement rapidement depuis ces quatre derniers siècles.

Sur la conception (essentiellement et traditionnellement le design et le marketing) et la distribution repose la capacité d’accélérer le processus d’adoption. Nous verrons également que la phase d’expérimentation s’insinue de plus en plus et de plus en plus tôt (c’est d’autant plus le cas avec les NTIC) dans le temps social non seulement pour raccourcir le temps de conception, mais aussi pour assurer le succès de l’adoption et/ou valider son intérêt pour le public. Les prototypes, les versions d’essai, les versions « béta » et les expérimentations échelle 1 sont lé-gions car ils permettent de s’adapter aux différents profils d’utilisateurs et à l’évolution de leurs besoins, de leur vie en somme. Comme le disait Laszlo Moholy-Nagy dans un texte avant-gardiste paru en 1947 (« Nou-velle méthode d’approche. Le design pour la vie ») : « Finalement le grand problème qui se pose au design est qu’il doit servir la vie. »9

� « New method of aproach – design for life », Vision in motion, Chicago, Paul Theobald, 1947, p.33-62. Texte repris dans un recueil en français : Laszlo Moholy-Nagy, Peinture, photographie, film et autres écrits sur la photographie, Gallimard, 2007, p.279

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ITINERAIRE n°14 :

L’obsolescence du modèle de l’entreprise moderne

Armand Hatchuel observe l’obsolescence du modèle de l’entreprise moderne1. Il propose dans un premier temps de mettre en perspective son déclin et l’émergence d’un nouveau type de gestion en décryptant les trois modèles de gestion qui se sont succédé précédemment (et là encore qui s’implémentent la plupart du temps) :

La « compagnie » de la Renaissance italienne est un collectif de mar-chands. Elle inaugure une gestion comptable, c’est l’émergence d’une pensée économique. Là où la compagnie dépendait des corporations d’artisans pour produire les biens qu’elle vendait ensuite, la manufacture, à partir du XVIIe siècle, gère directement la capacité de production (les artisans ou ouvriers, selon qu’on se place dans la vision française an-cienne ou dans la vision machinique anglaise), tout en s’appuyant sur les acquis de la comptabilité. Enfin, au début du XXe Siècle, la rémunéra-tion des ouvriers ne se négocie plus à la pièce, c’est l’entreprise qui fixe d’avance un salaire correspondant à une fonction déterminée dans l’or-ganigramme. Occuper un emploi suppose l’assimilation de règles et de méthodes définies rationnellement et scientifiquement par l’entreprise. L’entreprise moderne devient un collectif dont les règles sont « fondées sur une expertise légitime ». Ses pères, Fayol et Taylor, considèrent l’en-treprise comme « un espace technique et institutionnel de développe-

� Armand Hatchuel (Association recherche et régulation, www.umpf-grenoble.fr/irepd/regula-tion), « Repenser la gestion », La lettre de la régulation n°47, janvier 2004

ITINÉRAIRES -.135

ment des sociétés modernes ». Après la seconde guerre mondiale, les activités de direction, de conception et de recherche-développement de-viennent, quasi naturellement, les activités stratégiques des grandes en-treprises.

« Le monde occidental est entré dans un régime particulier – une so-cio-économie d’entreprises - où les firmes sont des espaces d’innova-tions et de luttes encadrées par la régulation publique. » écrit-il.

Mais dans les dernières décennies du XXe Siècle, la consommation n’est plus majoritairement déterminée par les besoins, le niveau des re-venus et les préférences individuelles. Dans les sociétés contemporaines, elle est surdéterminée par les stratégies publicitaires, les systèmes de cré-dit, les marques, les prescripteurs (leaders d’opinion, experts, criti-ques…). La logique de l’offre a devancé celle de la demande au point d’avoir en partie réussi à créer sa propre demande. Ce type de consom-mation stimule une « compétition nouvelle fondée sur l’innovation in-tensive », qui « concentre la valeur marchande et le profit sur les nou-veaux produits et services et exige un renouvellement permanent de l’offre ».

En parallèle, la déréglementation financière en partie due à l’essor des fonds de pension et au développement des investisseurs institutionnels, renforce rapidement le pouvoir de l’actionnariat.

L’entreprise se trouve donc prise en tenaille entre un capitalisme fi-nancier et un capitalisme de l’innovation. Elle subit une double pres-sion : celles des actionnaires et investisseurs exigeant des retours finan-ciers importants et à court terme, et celle de sa stratégie d’innovation (ou plutôt celle qu’impose le marché) à laquelle elle ne peut plus échapper.

Les firmes sont alors tentées d’adopter un modèle porté par les mar-chés boursiers et le souci du contrôle des actionnaires que Hatchuel nomme « néo-compagnie » : « L’entreprise est à nouveau réduite à un ensemble de contrats marchands et devrait se limiter, autant que possi-ble, à coordonner des fournisseurs externes. »

Ce modèle, censé offrir plus de flexibilité et de transparence du point de vue de la rentabilité de la firme, ne permet ni de répondre à la com-plexité actuelle du régime de concurrence ni de soutenir un régime de concurrence fondé sur une intensification de l’innovation. Il ne permet pas d’instituer des stratégies de coopération et d’innovation solides. La pression des marchés boursiers et la stratégie de sous-traitance fragili-sent la néo-compagnie : elles favorisent la concurrence interne entre les salariés, les comportements opportunistes, etc.

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Il observe alors l’émergence de modèles de gestion alternatifs, fondés sur une réelle coopération et une mise en commun des connaissances et compétences. Des stratégies d’innovation et de coopération robustes sont mises en place. Plusieurs nouveaux concepts de gestion s’en déga-gent : la constitution de « lignées » de produits, la formation de « plates-formes » communes et la construction volontaire de normes inter-entre-prises.

« Ainsi le passage du taylorisme au capitalisme cognitif pourrait être comparé au passage de l’orchestre de la musique classique qui suit à la baguette sa partition à l’orchestre de la musique improvisée de jazz » explique Bernard Guibert2

Le philosophe finlandais Pekka Himanen (auteur du livre L’Ethique hacker et l’esprit de l’ère de l’information, Exils, 2001) utilise le même genre de métaphore pour parler de la communauté Linux, une des plus fructueu-ses et des plus importantes (au moins en terme de rayonnement) orga-nisations collaboratives de ces vingt dernières années. Lors de son inter-vention pendant les ENMI3, à la question « à quoi ressemble la communauté Linux ? », il répond par une vidéo d’Ella Fitzgerald et Count Basie improvisant l’un avec l’autre, lors du festival de Montreux, en 1979. « Dans la musique, on s’encourage à aller plus loin. Dans les communautés open source, c’est la même « émulation » qui fonctionne, autour de l’enthousiasme des uns et des autres, ce qui encourage une boucle d’inspiration et d’enthousiasme, cette surenchère d’enrichisse-ment dans la création. On est embarqué, on prend le rythme les uns des autres. Reste à savoir si cela nous appauvrit ou nous enrichit par rapport à l’objectif. »4

Les firmes sont-elles alors réellement sur le point de passer du « man-ger ou être mangé », c’est-à-dire une logique de prédation, à une logique de coopération ? C’est ce que semble indiquer l’engouement actuel pour l’économie sociale et solidaire et les modèles de la contribution en ré-seau. La Mozilla Foundation, par exemple, qui compte parmi ses pro-duits phares le navigateur Web Firefox, est un organisme à but non lu-

� Bernard Guibert est économiste statisticien (INSEE), ancien élève de l’école polytechnique, docteur d’État en économie. Ancien responsable de la commission économie des Verts, dont il est membre depuis 1998.� « Entretiens du Nouveau Monde Industriel », au Centre Pompidou, le 4 Octobre 2008.� Pekka Himanen, « les enjeux de notre créativité », billet du 09.10.08 d’Hubert Guillaud dans InternetActu.

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cratif� établi en 2003 pour gérer le développement et assurer la publicité des logiciels libres issus de la suite Mozilla. Elle a été dotée des moyens d’embaucher un certain nombre de développeurs, notamment via un don initial de 2 millions de dollars versé par AOL, des accords passés avec certaines sociétés comme Google, ou encore des dons privés. En 2007 est rendu public le manifeste Mozilla qui expose les principes de la fondation et invite à les soutenir en rejoignant la communauté Mozilla :

- Internet fait partie intégrante de la vie moderne, c’est un élément clef de l’éducation, de la communication, de la collaboration, de l’entre-prise, du divertissement et de la société dans son ensemble.

- Internet est une ressource publique et mondiale qui doit rester ouverte et accessible.

- Internet devrait enrichir la vie des êtres humains. - La sécurité individuelle sur Internet est fondamentale et ne peut être

considérée comme optionnelle. - Les individus doivent avoir la possibilité de décider de leurs propres

usages de l’Internet. - L’efficacité de l’Internet en tant que ressource publique dépend de

l’interopérabilité (des protocoles, formats des données et contenus), de l’innovation et d’une participation décentralisée à travers le monde.

- Le logiciel libre et Open Source promeut le développement d’Inter-net comme une ressource publique.

- Les projets communautaires favorisent la participation, la responsa-bilité et la confiance.

- La participation d’acteurs commerciaux dans le développement d’In-ternet apporte beaucoup d’avantages, mais il est important de trouver un équilibre entre intérêts commerciaux et bénéfice public.

- Mettre en lumière les aspects d’intérêt public de l’Internet est un objectif important, qui mérite du temps, de l’attention et de l’engage-ment. 6

Ces relations de nature coopératives qui semblent aujourd’hui devenir une évidence, sinon une fatalité pour les firmes les plus lucides, ne sont pas nouvelles. Elles existent de façon « institutionnelle » depuis long-temps. La coopération ne se situe d’ailleurs pas tant au niveau de l’acti-

� En 200�, la Mozilla Foundation a créé la Mozilla Corporation, une société à but lucratif détenue à 100 % par la Mozilla Foundation qui emploie ses salariés et qui garde sa mission de « préserver le choix et l’innovation sur l’Internet » tout en élargissant ses possibilités de partenariat et de clientèle.� Source : wikipedia

HODOLOGIE DE L’INNOVATION138.-

vité productrice que de l’administration des activités.Ces formes particulières d’organisation que sont les sociétés coopéra-

tives ou les mutuelles ont généralement été créées pour d’autres raisons notamment sociales, comme « l’alpin chez lui », une SCOP ( Société Coopérative Ouvrière de Production) créée en 1920 dans le Queyras, région où la neige paralyse l’activité économique extérieure pendant six mois. Jacques Dupasquier, pasteur du village d’ Arvieux (1600 m d’alti-tude), pour éviter que les hommes quittent leurs familles pour travailler en ville pendant la période hivernale, créa cette entreprise collective de fabrication des désormais célèbres Jouets du Queyras : les hommes dé-coupent des figurines en bois, les femmes les décorent à la main, conci-liant ainsi le souci collectif de « rester au pays » et les rythmes indivi-duels : chaque sociétaire a une voix délibératrice quel que soit le nombre de ses parts sociales, les bénéfices sont répartis entre chaque travailleur proportionnellement à son travail.7

La coopérative est définie par le mouvement Scop Entreprises (réseau des entrepreneurs coopératifs français) comme « une association auto-nome de personnes volontairement réunies pour satisfaire leurs aspira-tions et besoins économiques, sociaux et culturels communs au moyen d’une entreprise dont la propriété est collective et où le pouvoir est exer-cé démocratiquement ».

Les principes fondateurs des systèmes coopératifs sont donc les sui-vants :

- Adhésion volontaire et ouverte à tous. - Pouvoir démocratique exercé par les membres : un homme une

voix- Participation économique des membres. - Éducation, formation et information. - Coopération entre les coopératives. - Engagement envers la communauté.En France, coopératives, mutuelles, associations et fondations réali-

sent près de 12% du PNB8. Dans le livre blanc du réseau Retis, on pouvait lire le même appel : « Et

si nous sortions enfin de l’économie de la rivalité pure et dure pour en-trer dans celle de la collaboration efficace et bénéfique ? La voie de la « coopétition » se dessine aujourd’hui. Elle pourrait supplanter l’ère de la

� http://www.activites-queyras.com/gal/download/fichiers/PagepresentatSCOPmars08.pdf� Thierry Jeantet, Futuribles n°344, septembre 2008, p.2�

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compétition acharnée et de plus en plus stérile… » 9

Il y a un paradoxe considérable dans cette volonté de favoriser la coo-pération dans, et entre les entreprises, et le mot « coopétition » employé ci-dessus ménage l’ambiguïté. Le développement d’organisations et de relations de nature coopératives semble devenir une évidence et une nécessité pour pouvoir soutenir un haut rythme d’innovation, mais l’in-novation est elle-même un moyen pour être compétitif : la coopération est-elle une solution pour sortir du rapport de prédation qu’impose la compétition économique ou bien le moyen de créer des entités pluricel-lulaires ultra compétitives pour gagner la guerre économique ?

� Livre blanc – 10 propositions pour favoriser l’innovation en France, Réseau Retis, 2007, p. 13

HODOLOGIE DE L’INNOVATION140.-

ITINERAIRE n°15 :

Fagor : le modèle de la coopérative à l’épreuve de la 3ème gouvernance

Le plus grand groupe coopératif mondial est basé au Pays Basque es-pagnol, il s’agit de MCC (Mondragón Corporacion Cooperativa). C’est la cin-quième entreprise d’Espagne avec dix milliards d’euros de chiffres d’af-faires (données 2004). MCC compte plus de 200 entreprises dont une centaine de coopératives, la plus connue est Fagor, constructeur d’élec-troménager (lave-linge, lave-vaisselle, réfrigérateur, etc.) Nombre de chercheurs et de ministres des quatre coins du monde viennent visiter les sites et suivre des séminaires pour comprendre et exporter ce mo-dèle coopératif.

MCC a été fondée à Arrasate (Mondragón en castillan), par un jeune prêtre de la paroisse, qui avait monté douze ans auparavant une école de formation professionnelle gérée démocratiquement. C’est en 19�� suite à la création par cinq jeunes diplômés de l’école de formation profes-sionnelle de la première entreprise coopérative nommée ULGOR (qui deviendra ultérieurement Fagor) que le père José María Arizmendiar-rieta fonda MCC.

Le principe de fonctionnement est assez simple et basé sur la solida-rité des coopérateurs : lorsqu’il n’y a plus assez de travail (de comman-des) dans un des sites, les autres embauchent en priorité les travailleurs-associés (socios) de celui qui se trouve en difficulté, le temps qu’il règle ses problèmes. Cela est possible car toutes les entreprises de la vallée font partie de la coopérative et sont distantes les unes des autres de moins de 60 Km. Comme la coopérative a son propre système de santé et sa pro-

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pre banque (eux aussi coopératifs), s’il y a du chômage, elle se charge d’indemniser les socios. Si cela dure et pose de sérieux problèmes éco-nomiques à l’ensemble de la coopérative, les socios peuvent se réunir et solidairement décider de baisser l’ensemble des salaires, c’est déjà arrivé, pour de courtes périodes en général, et l’inverse aussi (les coopérateurs peuvent voter une augmentation de leurs salaires si les bénéfices de l’en-semble de la coopérative se sont accrus).

40% des bénéfices de l’entreprise vont aux salariés, 10% à des oeuvres de charité ou de formation, les �0% restants pour les provisions, réser-ves et investissements lourds de l’entreprise. Le salaire du directeur gé-néral ne dépasse pas huit fois ce que touche un ouvrier alors que dans les entreprises classiques, cela peut aller jusqu’à 100 à 200 fois.

Ce système permet donc à l’ensemble des coopérateurs et notamment aux ouvriers de participer aux décisions stratégiques et d’étaler les ris-ques entre les activités qui marchent et celles qui sont en difficulté.

Malgré ce tableau visiblement idyllique, les difficultés apparaissent et mettent d’une certaine façon à mal ces logiques. En 200�, Fagor rachète le français Brandt et devient ainsi le cinquième constructeur européen d’électroménager. On pourrait se dire que c’est une chance pour les sa-lariés français ; les sites de production de Lyon et Orléans, en intégrant Fagor, pourraient espérer être incorporés à la coopérative et les em-ployés devenir sociétaires, acquérir les mêmes avantages que leurs ho-mologues espagnols. Pourtant plusieurs problèmes s’opposent à cela, dont certains l’empêchent radicalement.

Côté français, l’annonce de la suppression de 360 emplois en France (finalement réduit à 100) pose un réel problème de résistance (vaine). Mais rapidement, passé la tristesse de la perte d’une identité et d’une histoire liée à Brandt, la plupart des employés semblent relativement fa-vorables à une « coopérativisation ». L’autre nœud, sans être tout à fait explicite, est localisé du côté syndical : être à la fois patron et salarié bouleverse la conception traditionnelle de la lutte des classes. Être son propre patron, c’est quelque part s’exploiter soi-même. La défense des travailleurs-associés se fait par le biais de la démocratie interne, pas une seule grève n’a eu lieu chez Fagor depuis sa création il y a plus de �0 ans. Et accepter de devenir une coopérative, ce serait renoncer purement et simplement au syndicalisme et à sa longue et riche histoire. Cela signifie-rait la mort de leur rôle et de leurs idéaux. Bref, ce serait presque un suicide.

De l’autre côté des Pyrénées, malgré leur volonté de développer le

HODOLOGIE DE L’INNOVATION142.-

coopératisme dans les entreprises rachetées, Fagor voit de multiples obstacles. Le principal est physique et géographique puisque l’intérêt et la condition d’existence des coopératives basques tiennent dans son ré-seau de coopératives proches. Or la distance qui sépare les sites basques, les sites français de Lyon et Orléans et ceux de Pologne et du Maroc ne constituent pas un maillage suffisamment serré pour garantir la sou-plesse du fonctionnement coopératif. Ensuite, il y a quelques blocages juridiques. Et puis, d’un côté comme de l’autre il faut du temps. Pour les « rachetés », convertir une entreprise taylorienne en une coopérative de travailleurs avec implication financière personnelle de chaque employé 1 n’est pas une mince affaire. Ce sont une autre culture et une autre atti-tude qu’il faut adopter, et en matière culturelle, les échelles de temps, les inerties en somme, sont considérablement plus grandes qu’en matière économique. Cela étant dit, paradoxalement, Fagor et Brandt ne sont pas si différents, leurs structures et la segmentation des fonctions sont similaires. Et puis, une partie de la seconde et de la troisième génération de socios ne prennent pas conscience de l’intérêt du modèle coopératif : pour eux, c’est normal, c’est comme s’ils travaillaient dans une firme classique, un nombre croissant d’entre eux ne se rendent même plus aux réunions où se prennent collectivement les décisions importantes pour l’avenir de Fagor, ils ne votent plus.

Quoiqu’il en soit, pour la majorité des travailleurs-associés, et d’autant plus lorsque les temps sont durs, il est difficile d’avoir de l’empathie et de faire preuve d’une solidarité débordante pour des anciens concur-rents qu’ils soient basques ou espagnols.

Brandt n’est pas l’unique ni la première acquisition de Fagor. Sur les 11 000 travailleurs de Fagor, seulement 3 000 sont des travailleurs-asso-ciés, 3 000 sont les « patrons » de 4 000. Par ailleurs, Fagor comptait 20% d’intérimaires en 200�.

Le rachat de Brandt était un objectif stratégique pour pouvoir attein-dre une taille critique et concurrencer au moins sur le marché européen d’autres groupes comme BSH, Electrolux, Merloni et Whirlpool. Pour les socios, il s’agit à tout prix d’éviter des délocalisations, de protéger leur bassin d’emplois, quitte à écorner les idéaux du mouvement coopératif et le principe de transformation sociale qui en est le fondement. « Gran-dir ou disparaître » voilà quelle était l’ alternative dans ces moments-là.

� « Tout nouvel arrivant doit acheter des parts sociales pour un montant équivalant à un an de salaire de la personne la moins bien payée. Le salarié peut régler cette somme en trois ans », expli-que Raffa Bengoa, porte-parole de Fagor.

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Garantir la sécurité de l’emploi au sein de la coopérative était possible, mais cela enchâssé, quoi qu’il arrive, dans un contexte extérieur de concurrence mondiale.

Jacques Prades, spécialiste de l’économie sociale qui s’est particulière-ment intéressé à MCC l’exprime ainsi : « Don José Maria Arizmendiar-rieta croyait à la possibilité d’un autre monde. Les dirigeants actuels sem-blent plutôt se considérer comme les derniers Gaulois qui résistent à l’envahisseur et ils se demandent s’ils pourront continuer longtemps. »2

MCC demeure, selon les critères de l’économie sociale et du mouve-ment coopératif, une entreprise exemplaire jusque dans les années 1980, ce qui correspond à la fin de la deuxième gouvernance. Depuis, elle em-prunte progressivement les traits d’une « néo-compagnie ».

Soyons clair, ici, contrairement aux modèles alternatifs dont Hatchuel ébauche une description, la coopération n’est pas interfonctionnelle (coopération horizontale), il s’agit de schéma coopératif « institution-nel », interentreprises. À l’intérieur de chaque entité, le fonctionnement est relativement classique et le qualificatif « coopératif » s’applique es-sentiellement à la gestion sociale, démocratique et économique du capi-tal humain.

Néanmoins, MCC s’est doté d’une université technologique forte de plus de 4 000 étudiants, servant également de pôle de R&D. S’appuyant sur elle, le groupe est en train de mettre en place un centre d’innovation pour opérer une reconversion sur des marchés moins concurrentiels (à termes Fagor ne fabriquera plus de lave-linge par exemple).

De la même manière que des entreprises classiques ont recours à des rapports transversaux de nature coopérative pour soutenir l’intensifica-tion de l’innovation, l’innovation peut-elle permettre à Fagor de sauver une partie des principes coopératifs qui font sa force ? A la question « Les coopératives sont-elles solubles dans la mondialisation libérale ? » que posait Attac comme accroche dans l’affiche de la projection-débat3 du film « Les Fagor et les Brandt », résonne le pendant inverse : Les firmes libérales (néo-compagnies) sont-elles réellement solubles dans les stratégies de coopération ?

� Jacques Prades « Exposé à l’Ecole de Paris du management », 28 septembre 200�� Cycle « Ciné-Saucisson d’Attac Paris » 12, le 18 septembre 2008, au café associatif La Com-mune

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ITINERAIRE n°16 :

L’innovation : une croyance occidentale ?

On pourrait faire l’hypothèse, comme Gilbert Rist le fait à propos du « développement »1, que l’« innovation » tient probablement même moins de l’idéologie que de la croyance. Selon Gilbert Rist (et Marie-Dominique Perrot et Fabrizio Sabelli avec lesquels il a co-écrit : La my-thologie programmée. L’économie des croyances dans la société moderne, Paris, PUF, 1992), le « développement » serait rien de moins qu’un élément de la religion moderne. Voici les points qu’il soulève pour le démontrer, et que nous allons appliquer à l’« innovation » pour tenter de mettre en relief la part dogmatique, quasi mystique que comporte l’innovation comme discours ; cela afin de mieux comprendre son influence sur le corps social dans son ensemble :

a) L’arrogance occidentale nous empêche d’être lucides par rapport à nos propres croyances. La société occidentale est persuadée qu’elle est différente des autres sociétés (anciennes ou contemporaines), celles « fondées sur des traditions et des croyances ». Elle est convaincue que sa rationalité moderne la « protège » de l’irrationalité des sociétés primi-tives et de toutes croyances :

« Il faut refuser le « grand partage »2 entre « tradition » et « moderni-té », car la modernité elle-même s’inscrit dans une tradition. » 3

b) contrairement à l’idéologie qui peut être discutée publiquement, ou

� Gilbert Rist, Le Développement, histoire d’une croyance occidentale, Presses de sciences Po, 2001 (2ème édition)� Bruno Latour, Nous n’avons jamais été modernes. Essai d’anthropologie symétrique, Paris La Décou-verte/Poche, 1997, p. 136 (première édition en 1991)� Gilbert Rist, Le développement, histoire d’une croyance occidentale, Presses de sciences Po, 2001 (2ème édition), p. 40

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à laquelle on peut opposer une autre idéologie, la croyance se situe en dehors de toute contestation, elle constitue une sorte de « certitude col-lective » :

« Les croyances ne constituent pas des vérités dogmatiques auxquelles chacun adhèrerait par conviction intime, mais s’expriment sous la forme de simples propositions tenues pour vraies de manière diffuse : on y croit parce qu’on croit que tout le monde y croit, parce qu’on ne peut pas faire autrement que d’y croire, puisque tout le monde le dit […] Il s’agit donc de « propositions flottantes » qui relèvent d’autorités obscu-res (les sondages, les experts) légitimées par des fragments de croyances anciennes. » (p.41)

Ainsi, le CNAM (Conservatoire National des Arts et Métiers) par exemple, même s’il s’agit d’un haut lieu d’éducation populaire construit sur des savoir-faire, peut être vu comme une sorte de panthéon ren-voyant aux grands mythes collectifs des innovateurs et des inventions techniques qui ont fondé la société moderne et changé le destin de l’hu-manité pour toujours.

c) « L’acte de croire est performatif et s’il faut faire croire, c’est pour faire faire. » (p.42) Une foi inconditionnelle en l’innovation est néces-saire pour tenir une activité d’innovation. « Même si, individuellement, chacun peut douter de la validité de telle ou telle proposition, il est im-possible de se soustraire à l’obligation collective que celle-ci comporte. » (p.42)

L’Ensci, par exemple, se veut être une école d’innovation, beaucoup d’étudiants s’interdisent trop souvent d’appliquer ou d’adapter des pro-positions déjà mises en place, on se surprend parfois à abandonner une piste de recherche, parce qu’elle mène à une solution existante : pour-quoi refaire ce qui existe déjà ? À quoi ça sert de faire quelque chose si ce n’est pas nouveau ? nous demandons-nous.

d) « ces croyances sont constamment ravivées par des rituels et par des signes. » (p.42) Les salons, foires, expositions, conférences etc. sont autant de symboles réactivants la « foi », Les croyances ont également leurs chapelles (centres d’innovation, R&D, etc.), leurs lieux de culte (carrefours de possibles, etc.), monuments, institutions (Oséo, etc.). On peut y ajouter les mythes fondateurs et leurs fondateurs mythiques com-me celui de l’innovateur pragmatique, avec James Dyson, qui recevra d’ailleurs en 1998 l’équivalent britannique de la Légion d’honneur (Com-mandeur de l’Empire Britannique). Toutes ses grandes innovations sont issues de constats pratiques et évidents liés aux tracas récurrents de la vie

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courante. La plus célèbre d’entre elles, l’aspirateur sans sac (ou aspirateur à séparation cyclonique) vient, selon la légende, de son exaspération face à la perte d’aspiration de son aspirateur lorsqu’il rénove sa maison de campagne dans les Cotswolds : « J’étais frustré par mon aspirateur - il se bouchait rapidement avec la poussière, sa puissance d’aspiration dimi-nuait sans cesse, et il finissait par laisser de la poussière sur le sol après son passage. Pour résoudre ce problème, je me suis lancé dans des re-cherches pour développer un tout nouveau type d’aspirateur.»4. L’obsti-nation avec laquelle il construisit, de 1979 à 1984, �127 prototypes de l’aspirateur Dual Cyclone renvoie directement à l’épreuve et la prouesse des 12 travaux d’Hercule ! Les médias et la presse professionnelle sont les vecteurs de cette épopée fantastique : il fait la couverture de nom-breux magazines, publie des livres et en 1997 est inauguré le Centre Dyson pour l’éducation et la formation au Design Museum de Londres. On peut aussi citer dans la même veine le célèbre « mythe du garage », particulièrement présent dans la Silicon Valley où il est né. C’est dans ce lieu réservé aux bricoleurs et aux ados que des étudiants fauchés (en bi-nôme en général) accouchent des plus grandes sociétés d’informatique au monde, d’Apple à Google.

e) et enfin, le sentiment d’abandon : « L’ultime défense d’une croyance se joue dans le sentiment d’abandon qui surgit dès que l’on envisage de l’abandonner. […] Ainsi le noyau dur se défend par la peur du vide »� (p.4�).

Je me rappelle que pendant une période de ma scolarité où je com-mençais à douter sérieusement du bien-fondé de l’innovation, à ne dis-cerner que ses effets pervers directs ou indirects (et donc à douter de l’utilité du design), un de mes professeurs avait eu la « franchise » de me dire : « Ne scie pas la branche sur laquelle tu es assis ». Face à un étudiant perdu, il devenait plus facile et efficace de lui donner le vertige (peur du vide) pour le remettre « dans le droit chemin », que de plonger dans la complexité des problèmes.

Pour illustrer le rôle de l’innovation dans la religion moderne, certes de façon peut-être anecdotique, voici le contenu et la forme des recom-mandations qui ont été choisi par les organisateurs et les participants pour conclure les dernières rencontres de Margaux (Ci’Num, les entre-tiens des civilisations numériques, du 4 au 7 octobre 2007) :

� dans Wikipedia� Edgar Morin, Pour sortir du vingtième siècle, Paris Fernand Nathan, 1981, p. 102

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« Les 10 commandements de Margaux :1) Promouvoir la mise en réseau, le partenariat, l’association d’entre-

prises et la mobilité des acteurs.2) L’échelon de pertinence des acteurs de l’innovation doit être la

proximité régionale couplée à des réseaux élargis.3) Intégrer le triple résultat (économique, social, environnemental)

dans les gouvernances territoriales et dans les passations de marché, ainsi que dans la gestion des entreprises.

4) Privilégier l’approche par système dans l’enseignement comme dans le management.

�) Raisonner mondialement et promouvoir des écosystèmes compéti-tifs.

6) Simplifier et accélérer les processus d’accompagnement de l’innova-tion.

7) Jouer collectif : solidarité et responsabilité indispensables des ac-teurs dans la chaîne de l’innovation.

8) Mettre en place des outils et des critères d’évaluation des hommes, des procédures et des structures, cohérents avec les objectifs.

9) Revisiter le droit de propriété industrielle à la lumière des exigences du développement durable.

10) Mettre en place un droit de l’expérimentation afin de sortir des cadres contraignants (marchés publics, code du Travail…). »

L’innovation comme croyance s’appuie souvent sur d’autres croyan-ces, parmi lesquelles l’économie de la connaissance et de l’immatériel : « Les vingt-cinq dernières années auront été marquées par une évolution radicale de nos sociétés et plus particulièrement de nos économies. Tout le monde ou presque est d’accord là dessus, nous sommes entrés dans l’économie mondiale des connaissances. C’est la conséquence de plu-sieurs mutations économiques, sociétales, technologiques et réglemen-taires. » 6

L’activité économique se résumerait désormais au travail immatériel, à la captation de l’intelligence et de la connaissance. Ces notions d’imma-tériel et de capital cognitif sont intimement associées à l’innovation et sous-entendent l’avènement d’un secteur « quaternaire » qui prendrait au moins la même place que le secteur tertiaire tenait après les trente glorieuses par rapport aux autres secteurs (agriculture et industrie). Stie-gler nous met d’ailleurs en garde : « La désindustrialisation, qui est un

� Livre blanc – 10 propositions pour favoriser l’innovation en France, Réseau Retis, 2007, p. 13

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fait, ne signifie donc pas du tout que la société quitterait l’âge industriel : la désindustrialisation est une nouvelle organisation de la division indus-trielle du travail, qui consiste à transférer les moyens de production dans des pays où la main d’oeuvre est « bon marché ». »7

C’est ainsi, soulignent Jean-Paul Betbèze et Christian Saint-Etienne dans leur rapport sur les petites et moyennes entreprises, que les « élé-phants », les grandes entreprises européennes, particulièrement en Fran-ce, grandissent par croissance externe mais suppriment des emplois par l’externalisation et les rationalisations de leurs activités8 : « [Ils] ont dé-truit 263 000 emplois entre 198� et 2000, ce sont les unités de moins de �00 salariés qui ont créé près de 1,8 million d’emplois ».

L’ère de l’économie immatérielle dans laquelle nous serions entrés ne concerne pas tout le monde, la plupart des régions du monde industria-lisé n’en profite pas, et ne sont que les zones industrielles productives du reste du monde, les « ateliers de fabrication du monde » comme l’on disait à une époque. Mais, comme on s’inquiète parfois de la perte de la souveraineté alimentaire de certains états ou régions, peut-être faudrait-il s’inquiéter également de la perte de la souveraineté productive des pays occidentaux.

Dans le dernier article qu’André Gorz a écrit9, deux jours avant son décès, et paru dans la revue Ecorev’ (dont il est le parrain), il constate que la valeur commerciale (le prix) des produits dépend davantage de leurs qualités immatérielles que de leur utilité (valeur d’usage). Le style, la nou-veauté, le prestige de la marque, la rareté ou l’exclusivité, écrit-il, confè-rent aux produits un statut équivalent à celui des oeuvres d’art (« [...] il n’existe aucun étalon permettant d’établir entre elles un rapport d’équi-valence ou « juste prix ». [...] Leur prix dépend de leur rareté, de la répu-tation du créateur, du désir de l’acheteur éventuel »).

Je ne résiste pas au plaisir d’en extraire un passage, tant il explique clairement les enjeux et le lien entre innovation et immatériel :

« Les qualités immatérielles incomparables procurent à la firme pro-ductrice l’équivalent d’un monopole et la possibilité de s’assurer un ren-te de nouveauté, de rareté, d’exclusivité. Cette rente masque, compense et souvent surcompense la diminution de la valeur au sens économique

� Bernard Stiegler, « Du design comme sculpture sociale », actes du colloque : « Le design en question(s) », Centre Pompidou, novembre 200�� BETBEZE Jean-Paul et SAINT-ETIENNE Christian. Une stratégie PME pour la France. Paris : La documentation française (rapport du CAE n°61), 2006.� « Le travail dans la sortie du capitalisme », André Gorz, Ecorev’ n°28, automne 2007, pp. 8-1�

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que la baisse des coups de production entraîne pour les produits en tant que marchandises par essence échangeables entre elles selon leur rap-port d’équivalence. Du point de vue économique, l’innovation ne crée donc pas de valeur ; elle est le moyen de créer de la rareté, source de rente, et d’obtenir un surprix au détriment des produits concurrents. […] Lorsque l’accroissement de la rente devient le but déterminant de la politique des firmes […], la concurrence entre les firmes porte avant tout sur leur capacité et rapidité d’innovation. C’est d’elle que dépend avant tout la grandeur de leur rente. Elles cherchent donc à se surpasser dans le lancement de nouveaux produits ou modèles ou styles, par l’ori-ginalité du design, par l’inventivité de leurs campagnes de marketing, par la « personnalisation » des produits. »

Gorz explique plus loin que tout change lorsque les contenus immaté-riels ne sont plus inséparables des produits qui les contiennent ni des personnes qui les détiennent, mais c’est un autre problème. Quoiqu’il en soit, cette clairvoyance à propos du rapport qu’entretient l’innovation avec l’économie et l’industrie, ou l’ « hyper-industrie » dirait Stiegler, syn-thétise en quelques phrases le fond du problème et l’origine du galvau-dage du terme innovation, pour ne pas dire le « culte » qui lui est voué.

Le mirage de l’économie de l’immatériel, c’est de faire croire en son hégémonie. L’espèce humaine n’a pourtant jamais consommé et produit autant d’objets qu’aujourd’hui. Il faut donc relativiser la place que prend ou que devrait prendre une économie basée sur l’immatériel. Son am-pleur et son influence n’ont cessé d’augmenter, certes, mais elles ont été en quelque sorte artificiellement gonflées. Cette « bulle », déconnectée de l’économie réelle, peut-elle éclater ?

Dans son texte « design et existence », Pierre-Damien Huyghe déve-loppe ce constat au sujet du design et insiste sur l’aspect spéculatif de la valeur immatérielle. La spéculation n’a pas réellement besoin d’objets physiques ; pour spéculer sur une valeur, une idée suffit :

« C’est dans le remplacement d’un fait par une « légende » de ce fait que consiste la pratique spéculative. L’objet se trouve réduit au statut inévitablement discursif d’une idée de lui-même. C’est une telle idée, et non la chose même, qui donne prétexte à un échange – à une sorte de commerce – où de l’être est conféré en apparence ou en parole. Nous sommes en la circonstance sous un principe de captation de l’imagina-tion. Le problème est que, sous un tel régime de l’imagination, régime dont Hume fut à mon avis en philosophie le meilleur descripteur mais non le critique, il ne peut pas ne pas y avoir de victime. La spéculation,

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en tant qu’elle requiert le développement de croyances quant aux va-leurs, abuse inévitablement les esprits. Elle concerne moins aujourd’hui l’artialisation du design dans le jeu des galeries, même si ce processus lui aussi participe à l’engouement spéculatif, que l’assignation du commerce au système des « marques ». »10

Pour terminer, je paraphraserai donc volontairement Rist en rempla-çant le terme « développement » par celui d’« innovation » :

L’innovation apparaît ainsi comme une croyance et une série de prati-ques qui forment un tout en dépit de leurs contradictions11.

Il semble, en fait, que la croyance reste pratiquement la même depuis le début de la modernité, et que seul le nom change, se transforme, mute à chaque fois qu’une contradiction devient difficilement surmontable. S’y agrège à chaque fois une notion supplémentaire pour la différencier de la précédente et coller aux préoccupations du moment : on est ainsi passé du « Progrès » un peu avant la première révolution industrielle, au « Développement » après la seconde Guerre Mondiale, et depuis peu l’« Innovation »… Le « Progrès » ayant perdu de sa superbe avec les grandes Guerres et les génocides de la première moitié du XXeme siè-cle, puis les guerres d’indépendance et la guerre froide, le terme « déve-loppement » lui a progressivement volé la vedette, en agrégeant des no-tions bafouées par le « Progrès », comme les rapports Nord/Sud, la pauvreté, ou les droits de l’homme. « Développement », dans l’imagi-naire collectif faisait directement référence à des processus naturels comme la croissance d’une plante ou d’un enfant et adoucissait considé-rablement l’image d’un progrès mécaniste, technicien et dévastateur. Puis, c’est le « développement » qui a, à son tour, été éclipsé par « inno-vation », après avoir épuisé sa vertu, sa respectabilité et sa pudeur avec les conflits et les accidents de la seconde moitié du XXeme siècle (catas-trophe de Tchernobyl, famines en Afrique, crises pétrolières, mondiali-sation, délocalisation, etc.). Alors l’innovation est-elle le moyen de ré-soudre les problèmes écologiques, sociaux et politiques actuels, ou bien le moyen de conserver et pérenniser une croyance ?

Lorsqu’ « innovation » aura tari, vidé son potentiel euphémisateur, ce

�0 Pierre-Damien Huyghe « design et existence », colloque design, MEN/Centre Pompidou, novembre 200��� Gilbert Rist, Le développement, histoire d’une croyance occidentale, Presses de sciences Po, 2001 (2ème édition), p. 46

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qui semble déjà presque le cas à lire Bruce Naussbaum12, je miserai per-sonnellement, comme ce dernier, sur le mot « transformation », ou bien peut-être, même s’il s’est déjà usé en ayant trop anticipé l’absurdité fla-grante des systèmes financiers, les logiques de coopération et le besoin général de lien social, sur le terme « intelligence collective ».

�� « « Innovation » is Dead. Herald The Birth of « Transformation » as The Key Concept for 2009 », publié par Bruce Naussbaum, le 31 décembre 2008 sur http://www.businessweek.com/innovate/NussbaumOnDesign/archives/2008/12/innovation_is_d.html

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ITINERAIRE n°17 :

Innovation sur papier glacé : la technologie en figure de proue

L’innovation est d’abord essentiellement perçue comme technologi-que et industrielle. Si l’on questionne le quidam sur les innovations dans le domaine des toilettes, il évoquera plus volontiers les washlets1 de la société japonaise Toto que les TLB (Toilettes à Litière Biomaîtrisée2) prônées par le chercheur belge Joseph Országh [voir itinéraire n° 12 : Toilettes à litière : une théorie pratiquable].

Le mot « innovation » a une résonance médiatique. Les magazines à grands tirages étalent des inventions de laboratoires dans des dossiers spéciaux3. C’est déjà demain. Entre futurologie et catalogue de promo-tion, les inventions actuelles côtoient les innovations de demain.

Dans le n°203 du mensuel Capital (Août 2008), un dossier de 44 pages est consacré aux « inventions qui vont changer notre vie », en partenariat avec France Inter4. Les innovations sont classées par secteurs : énergie, médecine, téléphonie, transport, alimentation, habitat, loisirs. Elles sont

� Inventées en 1980, les washlets TOTO ont conquis 60% du marché japonais et sont leader sur le marché mondial. Au japon, un foyer sur deux est équipé de toilettes avec un système de douche intégrée. http://www.washlet.fr/fr/histoire.php� Souvent appelées « toilettes sèches » ou « toilettes à compost » (catégories plus générales)� Voir par exemple « les inventions qui vont changer notre vie » dans Capital n°203, Août 2008� Emission Chachachatche sur France Inter, le 24 juillet animée par Olivia Gesbert : Dans quel monde vit-on ? Le monde de demain, ce qu’on nous prépare. En partenariat avec le magazine Capital. Avec François Genthial (rédacteur en chef de Capital), Pierre Vandeginste (journaliste scientifique indépendant) et Antoine Petit (professeur d’informatique et directeur du centre INRIA Paris Roquencourt).

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présentées comme des séries de promesses :- Le soleil du Sahara éclairera nos villes- Les biocarburants ne concurrenceront plus l’agriculture- 2011 : la voiture qui se gare toute seule- Le valet de chambre sera un robot- Des fenêtres qui changeront de paysage- Vous dormirez sur un lit magnétique- Les bouteilles de soda fabriqueront des glaçons toutes seules- Nous nous régalerons de « viande-éprouvette »- Du riz sera planté en plein désert- Le téléphone de demain pourra changer de forme- Les écrans de nos PC seront plus minces qu’une carte de crédit- On pourra taper un texte par la pensée- On pourra fabriquer et greffer des organes sur mesure- Nos sous-vêtements nous placeront sous check-up permanant- Les costumes auront une option clim- Le jogging assisté épargnera les genoux- Les verres de contact projetteront des films

L’innovation étonne, surprend, elle est décrite comme ce qui change la vie quotidienne, la rend plus facile : ce sera plus confortable, vous per-drez moins de temps, vous serez pris en charge, vous n’aurez plus besoin de vous occuper de…

La presse s’est emparée de ce sujet susceptible de faire rêver le grand public, ou disons capable de sortir les gens de leur quotidien en les en-joignant d’adhérer à la vision d’un futur meilleur. La presse les projette dans un à-venir relativement proche, dessiné par extrapolation des re-cherches en cours dans les laboratoires, par anticipation d’un « progrès technologique » en marche.

Jean-Joël Gurviez titre son éditorial avec cette accroche « Le fol espoir d’un monde meilleur ». Il poursuit : « « L’enthousiasme est à la base de tout progrès, disait Henri Ford. » Aussi la conjoncture exécrable qui perturbe en ce moment l’économie mondiale ne doit-elle pas nous dé-moraliser. Passagère à l’échelle du siècle et même de la décennie, elle ne remet pas en cause un phénomène bien plus profond et porteur d’espoir pour toute l’humanité : la course à l’innovation, moteur de la croissance et thème central de ce numéro, s’accélère comme jamais depuis l’inven-tion de l’agriculture au néolithique. Alors au lieu de nous lamenter sur les difficultés du présent, projetons-nous dans l’avenir et rêvons un peu. »

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Cette interprétation anticipatrice de l’innovation correspond générale-ment à un rapport relativement passif entre « grand » public et médias (ou plutôt laboratoires et industries par le biais des médias). Elle a quel-que chose de spectaculaire au premier degré du terme : elle met le client ou l’usager potentiel en position de spectateur et crée une distance ; une distance critique ou bien « désobjectivante ». Dans le dossier de Capital, le volet énergie s’ouvre sur la priorité planétaire à recourir aux énergies renouvelables. L’intensification de l’effet de serre et la flambée du baril de pétrole attisent l’ingéniosité des scientifiques, semble se réjouir le journaliste Pierre Vandeginste. Parmi la sélection d’innovations du ma-gazine, prenons par exemple le cas de la promesse suivante : Le soleil du Sahara éclairera nos villes. Il s’agit d’un projet à grande échelle, baptisé Trec (Trans-Meditearanean Renewable Energy Cooperation). Il prévoit la construction d’un vaste réseau interconnecté, reliant aux grands centres de consommation du Vieux Continent des parcs d’éoliennes installés dans le sud marocain, des barrages hydroélectriques, des installations géothermales ou à biocarburants, réparties sur des sites d’Afrique du Nord, du Moyen-Orient et d’Europe, mais surtout, la construction d’im-menses centrales solaires dans le désert du Sahara. « Jusqu’à présent, à part brûler la pierraille et faner la peau des Touaregs, le soleil du Sahara ne servait pas à grand-chose. Mais demain il pourrait nous être utile. », commente Vandeginste. On imagine assez bien qui mettre derrière le « nous », il s’agit certainement moins des populations nord africaines et encore moins des touaregs ou de la faune du désert que des populations européennes. Ce projet, porté par le Club de Rome et soutenu, entre autre, par Greenpeace et le SPD allemand, est rendu possible par la mise au point de câbles électriques à haute tension d’un nouveau type, capa-bles de transporter le courant sur de longues distances avec peu de dé-perditions. L’innovation en matière d’énergie électrique est une solution nouvelle pour produire plus et/ou plus propre. Mais ce n’est pas une solution qui prend en compte l’usage de l’électricité ni l’usage qu’en ont les gens, a priori ils se valent tous. Quels genres d’appareils sont alimen-tés ? À quoi servent-ils ? Est-ce cohérent ? Pour produire quoi ? Il y a une demande : plus d’électricité ou autant d’électricité mais issue d’éner-gies renouvelables, et l’innovation y répond. Pas de remise en question, pas de vision transversale, on peut couvrir allègrement une zone géogra-phique soi-disant inutile de miroirs ou de capteurs.

Entre réalité de la recherche actuelle et science-fiction, cette vision prospective de l’innovation tient presque un rôle préparatoire, une sorte

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de préliminaire avant contact effectif, variant entre prosélytisme et prise de recul. Tantôt enthousiasmante, tantôt insolite, l’innovation suscite avant tout la surprise, l’étonnement. Mais en général, l’innovation est exposée comme en devenir, il s’agit quasiment d’une prévision de l’ave-nir, plus que la voie à suivre, c’est la voie prise, qu’on le veuille ou non. Cet exercice médiatique tient presque plus de la futurologie que du jour-nalisme. On a aussi facilement tendance à parler d’innovation pour dési-gner des futurs produits ou des produits tout juste commercialisés. On en parle comme s’ils étaient déjà répandus et acceptés par un large pu-blic. Les objets, les produits, les services sont adoptés d’avance ou par-fois avortés en fonction des rumeurs ou effets d’annonce (vaporware). Dans ces conditions, et en exagérant un peu, l’innovation n’est plus le résultat de l’acceptation du public, mais la condition de cette accepta-tion.

La presse semble se faire le porte-voix des laboratoires et des indus-triels, c’est un moyen de rapprocher la recherche et les travaux des labo-ratoires d’un public non initié. L’innovation sur papier glacé a quelque chose du Progrès technique des XVIII et XIXeme siècles… à la sauce

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NBIC. C’est l’Exposition universelle à ciel ouvert, en live, 36� jours par an. On ne s’éloigne finalement peut-être pas tant que ça de cette vision terrible de la modernité : « Science Finds, Industry Applies, Man Conforms », inscrite sur le fronton de l’Exposition universelle (century of progress) de 1933 à Chicago. A moins que ce ne soit une opportunité à saisir, pour permettre à la société de réagir et s’aménager un temps de réflexion avant « impact ». Apparemment, tout se passe comme si les chercheurs cherchaient sans se poser aucune question d’ordre philosophique, poli-tique et culturelle. C’est en tout cas ce que semblait sous entendre à sa façon Antoine Petit, directeur de l’INRIA� Paris Roquencourt, au cours de l’émission radiophonique en partenariat avec le dossier de Capital. Il se défendait ainsi au micro de France Inter, lorsque vint la question y a-t-il de bonnes et de mauvaises innovations ? : « Le chercheur essaie de trouver, après, c’est à la collectivité de s’organiser afin qu’il y ait des contrôles, et de déléguer au politique le devoir de réglementer tout ça. On ne peut pas demander au chercheur de se poser des questions méta-physiques à chaque fois, parce que déjà c’est difficile de trouver, alors… »6. Là, le problème se corse puisque les pouvoirs publics légifè-rent en déléguant les aspects scientifiques et techniques aux experts. Lorsque ce sont les spécialistes qui définissent les solutions sans tenir compte du contexte dans lequel s’insère leur innovation, la défense des intérêts de leur discipline passe parfois au premier plan face à l’intérêt général. « Il est néanmoins évident que les termes des débats sur les techniques sont aujourd’hui et depuis longtemps uniquement techni-ques. Ils sont donc par construction non démocratiques car seul le petit nombre de personnes ayant eu le temps et l’opportunité de se spécialiser sur telle question est habilité à débattre. » 7 (« Si tu ne t’occupes pas de la technologie, la technologie s’occupera de toi » a parait-il l’habitude de dire Philippe Aigrain !) Ceci pose deux problèmes : la dépendance vis-à-vis des experts et la dilution des responsabilités (pour ne pas dire déres-ponsabilisation).

� Institut National de Recherche en Informatique et Automatique� Extrait de l’émission Chachachatche sur France Inter, le 24 juillet animée par Olivia Gesbert : Dans quel monde vit-on ? Le monde de demain, ce qu’on nous prépare. En partenariat avec le magazine Capital. Avec François Genthial (rédacteur en chef de Capital), Pierre Vandeginste (journaliste scientifique indépendant) et Antoine Petit (professeur d’informatique et directeur du centre INRIA Paris Roquencourt).� Extrait du feuilleton « Sortir de l’industrie », épisode 1/� : Pourquoi critiquer les techniques ? Que veut dire « critiquer » ?, publié le 22.03.07 par Deun sur le site www.décroissance.info

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Quelle(s) relation(s) entretient alors le public à l’innovation ? Dans son dossier, le magazine Capital a commandé un sondage8, et à la ques-tion : Selon vous, les innovations technologiques contribuent-elles au bonheur ? 6�% des français répondent oui. �7% estiment que les nou-velles technologies amènent plus de progrès que de dangers, et 70% qu’elles ont des effets négatifs sur l’environnement. Au sujet des lecteurs MP3 comme l’I-Pod, seulement 3% des français les jugent indispensa-bles, 2�% utiles, et 66%, pensent pouvoir s’en passer, pourtant, les ven-tes totales d’I-Pod ont dépassé les 100 millions d’unité en 2007.

Dans une étude publiée en décembre 2003 par le Crédoc (Centre de Recherche pour l’Etude et l’Observation des Conditions de Vie) « Les Français face à l’innovation : entre séduction, méfiance et agacement », Claire Piau analyse les typologies des attitudes des Français à l’égard de l’innovation technologique. Elle les regroupe en trois catégories : envi-ron 30 % de la population apprécie les produits innovants, un petit tiers est plutôt « réservé » et un gros tiers n’est pas du tout attiré par les pro-duits innovants. Elle décrit plus en détail six groupes différents au to-tal :

1. Les « amateurs comblés » (23 %) :Manifestant une réelle attirance pour les nouveautés, l’apparition d’un

équipement innovant leur donne envie de remplacer l’ancien, ils sont même prêts à le payer plus cher. Spontanément, ils se dirigent plus sou-vent qu’en moyenne vers un produit nouveau plutôt que vers un produit qui a fait ses preuves. Pour eux, une innovation implique la création de nouveaux produits, plutôt que l’amélioration de produits existants. Ja-mais ils n’assimilent les produits innovants à des gadgets. Ils se montrent pleinement satisfaits. Dans ce groupe, figurent surtout des hommes de moins de 40 ans, des diplômés, des étudiants ou des cadres. Ils désignent fréquemment Internet comme le produit le plus innovant de ces derniè-res années.

2. Les « pionniers impatients » (6 %) :Ces individus sont à la fois très attirés par les innovations et, en même

temps, relativement insatisfaits. Ils aimeraient retrouver davantage d’in-novations dans les produits disponibles sur le marché. Dans ce groupe, les jeunes sont sur-représentés ; on y trouve également de nombreux ouvriers.

� Sondage du CSA pour le magazine Capital : Les innovations qui ont change la vie des Français, juin 2008

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3. « Les réservés » (31 %) :A priori, l’innovation ne les intéresse pas. Aucun intérêt donc, à payer

plus cher un produit innovant, et ce d’autant plus lorsqu’on peut choisir à la place un produit qui a déjà fait ses preuves. Pour 93 % d’entre eux, l’innovation c’est d’abord l’amélioration de l’existant plutôt qu’un chan-gement radical. Mais, s’ils ne sont pas particulièrement demandeurs d’in-novations, ils n’y sont pas pour autant réfractaires et finissent même par s’y habituer ; ils jugent ainsi qu’il y a « juste ce qu’il faut d’innovations ». En fait, ce sont des « suiveurs » : malgré leur faible inclination pour l’in-novation, ils participent à la diffusion des produits quand ceux-ci ont déjà fait leurs preuves chez les « pionniers ». On retrouve, parmi les « ré-servés », l’ensemble des classes sociales, même si les personnes âgées y sont légèrement surreprésentées.

4. « Les réfractaires » (33 %) :Cette partie de la population affirme avec force son agacement face à

l’innovation. Quels que soient les secteurs cités dans l’enquête, la ré-ponse est récurrente : « il y a trop d’innovations ». D’ailleurs, ces indivi-dus assimilent les nouveautés à de simples gadgets et leur préfèrent, de loin, un produit qui a fait ses preuves.

�. « Les dépassés » (� %) :Leur principale caractéristique est de ne pas avoir su ou voulu répon-

dre aux questions des chercheurs du Crédoc à propos de l’innovation. Et pour un certain nombre d’entre eux, plus que pour l’ensemble de la po-pulation, c’est la télévision qui représente le produit le plus innovant de ces dernières années. On compte parmi eux beaucoup de personnes âgées.

6. « Les indifférents » (2 %) :Ils ne sont pas attirés par l’innovation et cela se traduit par le fait qu’ils

n’en pensent rien du tout. Ce groupe n’a pas donné de réponses aux questions d’image, et n’a pas su non plus choisir le produit considéré comme le plus innovant de ces dernières années. Dans ce groupe, on compte plus de femmes et de personnes âgées qu’en moyenne.

Il y a semble-t-il un décalage perpétuel entre les tendances technologi-ques qui mènent aux innovations et le quotidien des gens, entre l’auto-nomie de l’impulsion innovatrice et la volonté démocratique, entre l’en-gouement des médias et l’opinion publique.

Croire que la démocratie repose sur le peuple représenté, c’est comme de croire au pouvoir de droit divin : « telle que je la conçois, l’opinion publique n’est ni la voix de Dieu ni celle de la société, mais celle des

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spectateurs – intéressés - de l’action. » 9 (Bruno Latour citant Walter Lippman). On se retrouve régulièrement dans la situation où la popula-tion se partage schématiquement entre des intéressés et d’autres qui su-bissent, comme par exemple avec les téléphones portables : difficile dé-sormais, voir impossible de se procurer un téléphone qui téléphone et qui devrait en toute logique être bien moins coûteux que tous les mobi-les dotés de multiples fonctions (appareil photo, caméra, lecteur mp3, agenda, Web navigateur, etc.).

� Walter Lippman, Le Public fantôme, demopolis, 2008, longuement préfacé par Bruno Latour, p.27

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ITINERAIRE n°18 :

La substantifique productivité du semis direct

Le « semis direct » désigne une technique culturale simplifiée utilisée en agriculture (ou en sylviculture) basée sur l’introduction directe de la graine dans le sol, sans passer par le labour. Cette technique était utilisée à la préhistoire mais n’a été redécouverte que dans les années 1920-1930 en Amérique du Nord au moment où certaines zones agricoles ont été ravagées par l’érosion des sols, en grandes parties dégradées par l’agri-culture intensive. Les tempêtes de poussière (dust bowls) ont alors provo-qué une prise de conscience au sujet de la nécessité de conserver un sol vivant.

La version moderne de cette forme de semis est apparue dans les an-nées 80, elle s’est beaucoup développée au Etats-Unis, au Brésil et en Argentine, y compris d’ailleurs dans les cultures OGM. Le principe : laisser se former un couvert végétal qui va se décomposer lentement et nourrir les cultures, recourir à des cultures intermédiaires (ou laisser se développer des plantes indigènes) protégeant le sol et la faune (vers de terre, carabes, micro-organismes, champignons, etc. qui dégradent et, avec les racines des plantes aèrent la matière morte) entre la récolte et le prochain semis. Les agriculteurs utilisent pour cela des semoirs adaptés, dont le principe est d’ouvrir une ligne de semis dans le couvert, de façon chirurgicale, en une seule fois. Le semis direct présente de nombreux avantages en particulier en termes économiques et écologiques. Pour un rendement au moins aussi élevé qu’avec le labour traditionnel :

- moins de travail (à Madagascar par exemple, où le semis est manuel,

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la pénibilité du travail a été divisée par dix)- diminution de la consommation de carburant et d’intrants chimi-

ques - arrêt de l’érosion- meilleure retenue de l’humidité (donc réduction ou absence d’apport

artificiel d’eau l’été)- stabilité de la production- retour de la biodiversité…Cette technique permet de restaurer la fonction de puits de carbone

des sols. A l’inverse, un sol labouré ne retient pas l’eau, il est rapidement raviné ou asséché, mis à nu, la faune ne survit pas aux intempéries et aux traitements, la terre se compacte, ne respire plus, les racines ont du mal à se frayer un chemin.

Dans un contexte de modifications climatiques, de pollution des nap-pes phréatiques et des cours d’eau et de pénurie annoncée de pétrole, on pourrait penser que cette technique se développe rapidement. Ce n’est pourtant pas aussi simple. En Europe, l’appropriation de cette technique par les agriculteurs est difficile et longue. Non seulement il faut tout réapprendre, abandonner un matériel, des certitudes, mais cela remet en cause un savoir-faire, une éducation, une tradition et une culture ances-trale du labour.

L’innovation se heurte à une pratique profondément ancrée dans la culture. Une culture pas exclusivement « professionnelle » mais com-mune, celle d’une société toute entière, et cela depuis au moins les pré-mices du Moyen-Âge : les nouvelles terres cultivables ont été gagnées sur les forêts et cette extension agricole a rendu indispensable le labou-rage. Il faut bien se rendre compte que le paysage champêtre que nous connaissons est pour l’essentiel dû à ce travail puisque la superficie de forêts en France est passé d’environ 40 millions d’hectares à l’époque gallo-romaine à 1� millions en 1990, la forêt ne recouvre plus aujourd’hui que le quart de notre territoire. « Sillons » est d’ailleurs l’un des synony-mes du mot « campagne ».

Le semis direct se heurte à des normes sociales, des valeurs et un ima-ginaire auxquels il est dur d’échapper. Il n’est pas si facile pour un agri-culteur de renoncer à travailler la terre, c’est le fondement de son métier depuis bien plus d’un millénaire. Il règne sur le vieux continent et peut-être plus particulièrement en France une forte culture du travail de la terre, l’idée de l’effort récompensé, d’une récolte à la hauteur de la peine endurée. « Labeur » et « labour » ont la même racine latine (labor-oris,

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travail), et le travail par excellence c’est labourer (« tracer son sillon ») si l’on suit le raisonnement d’Hannah Arendt pour qui les fruits du travail sont produits dans le but d’être assimilés et donc détruits par le proces-sus vital qu’ils entretiennent ce faisant. « Labourage et pâturage sont les deux mamelles de la France », disait Sully, le surintendant des finances d’Henri IV. Ce sens et ce goût de l’effort sont stimulés par et dans la littérature et l’éducation. Nous avons probablement tous entendu au moins une fois cette fameuse fable de Jean de la Fontaine :

Le Laboureur et ses EnfantsTravaillez, prenez de la peine :C’est le fonds qui manque le moins.Un riche Laboureur, sentant sa mort prochaine,Fit venir ses enfants, leur parla sans témoins.Gardez-vous, leur dit-il, de vendre l’héritageQue nous ont laissé nos parents.Un trésor est caché dedans.Je ne sais pas l’endroit ; mais un peu de courageVous le fera trouver, vous en viendrez à bout.Remuez votre champ dès qu’on aura fait l’Oût.Creusez, fouiller, bêchez ; ne laissez nulle placeOù la main ne passe et repasse.Le père mort, les fils vous retournent le champDeçà, delà, partout ; si bien qu’au bout de l’anIl en rapporta davantage.D’argent, point de caché. Mais le père fut sageDe leur montrer avant sa mortQue le travail est un trésor.

Près de Digoin, une fabrique de vêtements « confectionnés en Fran-ce » arbore fièrement la marque « Le Laboureur » et s’appuie pleinement sur cet imaginaire. Il y a donc de réels freins psychologiques car il y a toute une symbolique d’ordre quasi mythologique à dépasser. Il faut donc en adopter une autre, en l’occurrence celle de la terre vivante et du travail biologique réalisé par la faune macro et microscopique du sol. « J’ai eu du mal à travailler moins » avoue un agriculteur breton passé en semis direct. L’oisiveté n’est pas bien vue en général et encore moins dans ce milieu professionnel. On sent dans ses paroles la culpabilité et la peur d’être considéré comme un feignant, aux yeux de ses pairs et d’une

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tradition dont il se sent l’héritier. Le temps gagné en laissant le sol vivant faire son travail est pourtant un temps utile (et d’autant plus nécessaire au début) pour observer, comprendre, tester et analyser diverses alter-nances de cultures, divers types de pâturages, consigner les essais, les erreurs, faire des recherches, etc. En somme, l’agriculteur qui pense son champ comme un trésor, un héritage à entretenir n’est pas si éloigné de celui qui est à l’écoute de son champ et le ménage en étroite collabora-tion avec les milliards de petites mains qui l’habitent.

Comment convaincre de ne plus labourer un champ ? Comment se convaincre que le semis direct est une technique de culture plus durable et en accord avec le sol, l’environnement et les plantes que l’on cultive ? Comment le faire comprendre à des parents qui vous ont légué leur ex-ploitation et avec l’équivalent d’une vie d’efforts ?

Finalement, c’est l’attrait du gain économique, comme bien souvent, qui permet de passer le pas. Le semis direct, sans travail du sol, repré-sente non seulement un gain de temps dans l’exploitation de ses terres, mais aussi une économie importante dans l’achat de matériel agricole. Le passage d’un labourage intensif au semis direct permet de voir tomber

Bénéfices.du.semis.direct

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en moyenne le temps de traction de 7h à moins de 4h par hectare, il est alors possible de passer de 14 000 F/ha environ de capital investi dans les machines agricoles à 8 000 F par exemple1 et de mutualiser le maté-riel entre plusieurs exploitants, puisqu’il sert moins souvent. Dans le documentaire de Jean-François Vallée2, un des agriculteurs filmés expli-que qu’il a pu passer de 20L à 8L d’essence par hectare, il a également pu réduire considérablement l’apport de désherbants et d’engrais. Un autre observe qu’une partie de ses cultures situées sur des terres pauvres voient leur rendement (et l’épaisseur d’humus) augmenter, alors que cel-les de ses voisins situées dans cette même zone continuent de s’appau-vrir. C’est de cette façon que la pratique agriculturale se propage : « mes voisins commencent à se rendre à l’évidence… ».

Les agriculteurs passés en semis direct ne s’inquiètent pas sur la géné-ralisation de ce genre de techniques : « le changement viendra du bas ». Autrement dit, quand quelque chose marche, ça finit par se savoir. Ce qui était inconnu ou rejeté devient progressivement une évidence.

Ce cas illustre l’avènement d’une innovation par l’obsolescence et les limites des techniques établies. Ce qui a motivé cette innovation est bel et bien la nécessité de remettre en question un modèle qui ne tient plus ses promesses. Le changement est long et difficile pour passer d’un pa-radigme à un autre, de celui du travail récompensé à celui d’une coopé-ration écosystémique. Mais pour l’exploitant, la comparaison en terme de productivité et de durabilité est sans appel, l’innovation s’impose d’elle-même et permet de renouer simultanément avec un travail d’ob-servation plus proche du terrain, une gestion du sol producteur plus enrichissante et moins mécaniste : ce sont, en même temps, les condi-tions et la motivation du travail qui s’améliorent.

� « Les enjeux économiques de la simplification du travail du sol », Catherine Rieu dans « Du labour au semis direct,: enjeux agronomiques », pp.21 et 22.� « Terre vivante », Jean-François Vallée, 200�, �2min

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ITINERAIRE n°19 :

Perturbation des systèmes complexes : le barrage hydroélectrique

Nous avons vu dans l’itinéraire n° � (des motivations profondes : en direct du pléistocène) que la relation à l’innovation peut être décrite comme une relation passionnelle. Il n’y a pas forcément de nécessité, mais une envie de dépasser ce qui ne laisse pas le choix, comme à la horde d’Ernest et Edouard. Ces pauvres gens aux prises avec l’adversité et qui la contrebattent comme ils peuvent sont comme des animaux dénaturés mal adaptés face à la nature hostile. Plus ils deviennent hu-mains, plus ils se détachent de la nature et moins ils sont adaptés à elle, plus ils cherchent à y introduire des béquilles. C’est une recherche per-manente d’équilibre dans un monde qu’ils déséquilibrent en partie et inconsciemment par leurs artifices. Paradoxalement, chaque pas, chaque avancée rend la position d’équilibre et la recherche de stabilité plus diffi-cile. La perturbation du milieu et la recherche d’équilibre sont comme les deux faces d’une même médaille. Ce besoin d’innover et de rééquili-brer ce que l’innovation perturbe - qui est peut-être le propre de l’espèce humaine - est d’autant plus visible que sa puissance et son impact se sont décuplés ces derniers siècles, au point, par exemple, d’avoir su extirper quelques spécimens humains de la planète sur laquelle ils ont toujours été confinés. Pour le philosophe Gilles A. Tiberghien cette dualité se traduit, par exemple dans le fait d’habiter, dans le rapport entre mobilité et sédentarité : « En fait, nous sommes pris entre deux sortes de désirs : nous implanter quelque part, appartenir à un lieu, et trouver ailleurs un

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champ d’action. »1

Ellul, lui, s’inquiète de l’effet « prothèse » et de ses conséquences :« Une des lois fondamentales de l’Écologie est que l’on parvient à la

stabilité au travers d’une complexité toujours croissante : complexité des échanges de l’environnement qui permettent une adaptation diversifiée : lorsqu’on remplace un mécanisme naturel complexe par un mécanisme technique simple, on rend l’écosystème «plus vulnérable et moins sus-ceptible de s’adapter»[...]. Plus nous avançons et plus grave est notre vulnérabilité. Nous dépendons de plus en plus de systèmes : les mécanis-mes naturels tendant à être déréglés, il faut y substituer des mécanismes techniques de remplacement; jusqu’ici les difficultés rencontrées sont de l’ordre naturel, mais avec le mécanisme de remplacement elles seront techniques. »2

Prenons le cas des barrages hydroélectriques. Il s’agissait à leurs dé-buts d’une innovation formidable : c’était le seul moyen de produire de l’électricité en grande quantité et à faible coup. Des villes entières pou-vaient être électrifiées et leurs rues illuminées. Ce formidable change-ment allait engendrer de nouvelles activités et offrir de nouvelles pers-pectives. En moins d’un siècle, la plupart des cours d’eau qui s’y prêtaient ont été équipés, désenclavant des villages reculés. Le principe est relati-vement simple : le barrage crée une retenue d’eau dont la poussée en-traîne une ou plusieurs turbines qui convertissent l’énergie hydraulique en énergie électrique. Les barrages utilisent une énergie renouvelable, inépuisable et permettent même de réguler des débits naturels dange-reux. Mais un barrage peut développer 3 grands types d’impacts néga-tifs. Premièrement, le barrage bouleverse le débit naturel et saisonnier du cours d’eau, ce qui affecte le niveau des nappes et le transfert des matières en suspension et des sédiments. Il a des effets différés sur les écosystèmes d’une vaste zone en raison de l’inondation de la zone amont, et de la forte modification du régime d’écoulement des eaux de la zone aval, ainsi que de la modification de la qualité des eaux provo-quée par la retenue. Notons que suivant leurs tailles (surface), les rete-nues d’eau sont responsables d’une élévation de température des eaux rejetées et d’une évaporation significative d’eau qui manque ensuite pour alimenter le débit, en particulier l’été : sur la retenue d’eau d’Eguzon, dans le sud de l’Indre, ce sont jusqu’à �00 litres par seconde qui s’évapo-

� « Cheminements », Les carnets du paysage, n°11, Actes Sud/ENSP, 2004� Jacques Ellul, Le système technicien, Le cherche midi, p.60

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rent. Ensuite, la modification des structures écologiques facilite les « in-vasions biologiques » : la disparition des courants en amont, et la très forte diminution du débit en aval, ainsi que la disparition ou le lissage des débits saisonniers provoquent généralement la disparition de certai-nes espèces autochtones. Enfin, le barrage est un frein ou blocage à la migration d’espèces aquatiques. Pour se reproduire et se développer, les poissons migrateurs ont besoin de se déplacer librement d’un milieu à un autre. Les barrages et autres ouvrages hydroélectriques construits ces derniers siècles constituent bien souvent pour eux des obstacles infran-chissables pour accéder à leurs zones de frai. Tout au long de leur vie, les grands migrateurs circulent entre mer et eau douce pour accomplir les différentes phases de leur cycle biologique. Ainsi, le saumon, l’alose, la lamproie ou l’esturgeon remontent les cours d’eau pour se reproduire sur leurs lieux de frai. Les jeunes poissons regagnent ensuite la mer où ils resteront le temps d’acquérir leur maturité sexuelle. Le saumon passe, par exemple, 1 à 3 ans en rivière, puis rejoint son aire d’engraissement marine, située au large du Groenland. 1 à 3 ans plus tard, les adultes re-viennent dans la rivière où ils sont nés pour un nouveau séjour durant lequel ils se reproduiront. L’anguille de l’Atlantique fait le chemin in-verse : elle se reproduit dans la mer des Sargasses, située dans l’Océan Atlantique à plus de � 000 km des côtes françaises. Après un voyage de 200 à 300 jours, les jeunes anguilles (civelles), gagnent les eaux douces des cours d’eau français où elles grandiront pendant une dizaine d’an-nées.

La construction de barrages augmente considérablement le temps de migration et le retard ainsi accumulé peut alors fortement perturber le cycle de reproduction des poissons. En France, il existe environ ��0 barrages de plus 1� mètres de hauteur. Ces ouvrages, construits pour répondre aux différents besoins de l’homme en matière d’électricité, de navigation ou d’agriculture, constituent la principale cause de disparition des espèces migratrices dans nos rivières. Il faut savoir que jusqu’au dé-but du XIXe siècle, les espèces migratrices abondaient dans les fleuves, les rivières et les cours d’eau côtiers français. Ainsi, le saumon a totale-ment disparu de la Seine et commence à peine à reconquérir la Garonne et le Rhin. Sur le bassin de la Loire, on peut considérer que le niveau annuel du stock approchait les 100 000 individus avant la construction des principaux barrages. On estime qu’au début du XIXe siècle, la popu-lation de saumon dans la seule Creuse atteignait entre 10 000 et 20 000 individus. Le naturaliste Paratre écrivait dans un livre paru en 1893 qu’à

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force de doléances, les ouvriers agricoles étaient parvenus à modifier les droits féodaux des moulins : le nombre de repas comportant du saumon ne devait plus excéder 3 par semaine ! 3

Pour compenser cet effet pervers, il y a donc, depuis quelques années et sur les ouvrages neufs, obligation dans certains pays, de créer des échelles à poissons. En France, la Loi « Pêche » (n° 84-�12 du 29 juin 1984) oblige tous les propriétaires de barrages installés sur les cours d’eau à migrateurs à aménager leurs ouvrages pour permettre aux pois-sons de circuler librement dans les rivières. Aujourd’hui, plus de 300 barrages sont équipés de « passes à poissons » .

Parfois, le transport des poissons en camion est la solution alternative retenue, par exemple sur la Garonne entre Carbonne et Camon, où l’en-chaînement de cinq barrages importants aurait nécessité des équipe-ments onéreux, et un trajet très éprouvant pour le migrateur. Les pois-sons sont donc «piégés» à une extrémité de la chaîne, identifiés et transportés par camion-citerne à l’autre extrémité.

Devant la situation critique de la population de saumons du bassin de la Loire, c’est une « unité de production de saumons » qui a été construi-te à Chanteuges (Haute-Loire) pour permettre de soutenir les effectifs de cette population. Cette unité permet à des géniteurs de souche Allier,

� Anecdote relevée par Christian Toussaint, militant et bénévole de l’association Indre Nature

Grande.échelle.à.poissons.de.John.Day.Dams.sur.la.Rivière.Columbia

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capturés dans le milieu naturel, de se reproduire pendant plusieurs an-nées consécutives, ce qui demande des conditions quasi hospitalières. Cette salmoniculture dont l’investissement s’est élevé à �,4 millions d’Euros est dimensionnée pour produire annuellement 2 2�0 000 œufs.4

Si l’électricité produite par les barrages hydroélectriques est indénia-blement plus verte que celle issue du nucléaire, ses impacts sur le milieu naturel et ceux qui en dépendent sont conséquents. Les tentatives de rééquilibrages demandent la mise en place de solutions parfois démesu-rées et que seuls les techniciens et les experts peuvent concevoir et éva-luer puisque l’élément perturbateur est de nature technique. Le discours et la vision technicienne a nécessairement recours à des simplifications, à des modèles théoriques qui ne peuvent par définition pas prendre en compte la complexité de la réalité. La substitution est fatalement, dans une plus ou moins grande mesure, simplificatrice et uniformisante.

En 1960, par exemple, Fuller pousse au maximum les possibilités de son dôme géodésique avec le projet de couverture de Midtown Manhat-tan, par un dôme de 1,6 km de rayon. Il pouvait être mis en place par 16 hélicoptères Sikorsky, et nécessitait seulement trois mois de travaux. Le dôme de Manhattan aurait recouvert une surface de cinquante blocks, permettant la protection et la régulation climatique et la filtration des rejets polluants des usines. Seuls des véhicules électriques auraient été autorisés à circuler dans cette zone. « Si on recouvre une chose de la taille d’une ville, l’énergie se conservera si bien que tous nos grands pro-blèmes, le chauffage, la climatisation, le déneigement, et les besoins énormes en énergie qu’ils impliquent, se trouveront considérablement réduits. Sous un dôme de la taille d’une ville, on ne percevrait pas la su-perstructure ; la clarté serait juste un peu moins forte. »� Cela ressemble fort à la description de la Terre surpeuplée que fait Isaac Asimov6, dans son roman policier de science-fiction Les Cavernes d’acier : l’ensemble des êtres humains est confiné dans des mégapoles quasi autonomes, de gi-gantesques cités hermétiques, scientifiquement organisées. Le reste de la surface de la Terre est un désert à ciel ouvert où des robots cultivent des levures et exploitent les mines et l’eau du sous-sol pour nourrir ces ca-

� Tableau de bord de suivi du Plan Loire – Bilan au 31.12.2002. DIREN Centre – Secrétariat Général du Plan Loire� Robert Snyder, Buckminster Fuller : scénario pour une autobiographie, éd. Images Modernes, p.177� Isaac Asimov, Les Cavernes d’acier, 19�4

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vernes d’acier7. Fuller pense qu’un équilibre entre les ressources naturel-les et la consommation humaine est nécessaire. Mais pour lui, la totalité des activités humaines doivent être analysées en termes de perte et pro-fit, afin d’optimiser la production et protéger l’environnement, comme il le fait par exemple avec le World Game8, un projet de cartographie des ressources mondiales9 pour « court-circuiter la politique, l’ignorance, les préjugés et la guerre, [qui] devrait placer les hommes du monde entier devant les faits et les inciter à trouver ensemble des solutions adéquates. Jusqu’ici nous n’avons jamais tenté de prendre à bras le corps notre des-tinée collective pour lui donner une forme »10.

Comment sont réparties les ressources ? Qui n’en profite pas ? Com-ment optimiser leur utilisation ? Même si l’objectif principal est d’ordre écologique et animé par des motifs humanistes, cette manière scientifi-que ou vulgarisatrice de contraindre la vie et les activités humaines dans une grille de lecture rigide et étroite, de les traduire en données objecti-ves, calculables, ne permet pas de prendre en compte l’ensemble des paramètres, à commencer par ceux que la science du moment n’a pas encore découverts ou néglige (comme l’a été le cycle biologique des poissons migrateurs). Réduire la compréhension du monde à quelques éléments commensurables c’est forcément négliger l’importance de tous ceux qui ne le sont pas. L’éducation, la sexualité ou l’amour sont-ils me-surables, évaluables ? Non, sauf si on les réduit à des notes, à des centi-mètres, et des carats. Cette vision globale et universalisante est extrême-ment utile et même indispensable, mais elle peut facilement amener à des solutions intégrales et totalisantes si l’on se contente d’elle seule.

� Ce qu’Illich dénonce dans Energie et équité : « Certains apprentis sorciers, déguisés en architec-tes, proposent une issue illusoire au paradoxe de la vitesse. A leur sens, l’accélération impose des inégalités, une perte de temps et des horaires rigides pour la seule raison que les gens ne vivent pas selon des modèles et dans des formes bien adaptées aux véhicules. Ces architectes futuristes voudraient que les gens vivent et travaillent dans des chapelets de tours autarciques, reliées entre elles par des cabines très rapides. Soleri, Doxadis ou Fuller résoudraient le problème créé par le transport à grande vitesse en englobant tout l’habitat humain dans ce problème. Au lieu de se de-mander comment conserver aux hommes la surface de la terre, ils cherchent à créer des réserves sur une terre abandonnée aux ravages des produits industriels ». Ivan Illich, Energie et équité, œuvres complètes, Fayard, chap.6, p.412� « Bien sûr, on ne joue pas le World Game autour d’une table en disant : bon, voilà les hypothè-ses, à qui le tour ? C’est à chacun de développer des compétences d’ordre technologique ; il s’agit de comprendre comment fabriquer plus avec moins. »� Chronofile est un catalogue des ressources du monde, des grandes orientations et besoins de l’humanité.�0 Robert Snyder, Buckminster Fuller : scénario pour une autobiographie, éd. Images Modernes, p.161

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ITINERAIRE n°20 :

Un besoin de stabilité ?

Si l’innovation consiste à introduire quelque chose de nouveau dans une chose établie, elle suppose donc un milieu d’introduction stabilisé, assis. Comment introduire et remarquer la nouveauté dans un contexte en perpétuel changement? Mais doit-elle être si visible et éclater au grand jour d’ailleurs ? Pourquoi faudrait-il l’amener ostensiblement ? Après tout, elle peut tout à fait s’effectuer discrètement et avec humilité dans certains cas. Sans parler de dissimulation [voir itinéraire n° 22 : La dissi-mulation comme stratégie ?], la nouveauté brandie en étendard n’a de raison d’être que si le discours proposé au public demande de mettre en avant le changement. Christophe Adam nous le rappelle : « Une fois encore, c’est du domaine juridique qu’émane le terme de « nouveauté », issu de la forme archaïque novelté, le terme désigne « l’entreprise de dé-possession à l’encontre d’un héritier ». Il s’agit donc de le déposséder de ce qui lui revient naturellement, c’est-à-dire de faire entorse aux princi-pes de la transmission généalogique et filiale, et à la reproduction d’un certain ordre institué. Il s’agit d’une rupture dans la succession, de la reproduction de l’ordre donné par une action qui prive l’autre de ce à quoi il a droit. La nouveauté concerne donc électivement l’héritier mais elle est décidée à son détriment et mise en œuvre par autre que lui : elle s’oppose ici à la reproduction des lois de la filiation qui garantissent la transmission d’un ordre et induit donc nécessairement rupture et dis-continuité. » 1 L’innovation ne peut pas contenter tout le monde en gé-néral, elle brise le cours des choses, elle crée une rupture par rapport à un état, une tendance installée ou en progression constante. Elle cristal-lise inévitablement des résistances, des oppositions de la part de ceux qui ont intérêt à ce que les fondements de la reproduction de l’ordre établi

� Christophe Adam, « Innovation thérapeutique en milieu carcéral : du « ver dans le fruit » au « le-vain dans la pâte » », Champ pénal, Séminaire mis en ligne le 29 septembre 2007. http://champ-penal.revues.org/document2�22.html.

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ne soient pas sapés, afin de conserver la situation telle qu’elle est ou telle qu’elle évolue. Les freins à l’innovation témoignent qu’elle est à l’œuvre et qu’elle met en mouvement des mécanismes et attitudes.

Ainsi, quand la rapidité devient la norme, on doit fatalement s’attendre à ce qu’apparaisse une innovation qui va à l’encontre de la vitesse. Le « slow fooding », par exemple, est né en Italie vers la fin des années 80, en réaction à la vague d’homologation du fast food et à la frénésie de la « fast life ». L’association Slow Food est une association internationale « éco-gastronomique » à but non lucratif. Elle lutte contre l’indifférence grandissante des citoyens vis-à-vis de leur alimentation et la méconnais-sance qu’ils ont des conséquences de leurs choix alimentaires sur le reste du monde. Le mouvement Slow a également donné naissance aux « città slow », un réseau international né lui aussi en Italie dans la foulée du Slow Food afin de proposer une autre conception de la ville et du vivre ensemble. Les villes adhérentes s’engagent à adopter un manifeste com-prenant 70 recommandations parmi lesquelles : ne pas dépasser 60 000 habitants, la mise en valeur du patrimoine bâti plutôt que la construction de nouveaux bâtiments, la multiplication des zones piétonnes, la priorité aux transports en commun et autres transports non polluants (marche à pied, vélo, patin à roulette, etc.), la diminution des déchets et le dévelop-pement des programmes de recyclage, le développement d’une véritable démocratie participative, l’exclusion des OGMs, etc. Le logo de ce mou-vement, que les villes respectant le manifeste arborent à leur entrée et sur les bâtiments publics, est un escargot qui porte une ville sur sa co-quille. Un universitaire britannique, Alastair Fuad-Luke, a même lancé un courant Slow orienté sur la conception : le « slow design ». Il propose dans cette optique un manifeste, une sorte de charte de bonne conduite pour les designers (Manifesto for sustainable slow designers).

Quand le régime d’ « innovation permanente » s’installe [voir itinéraire n°8 : 3ème gouvernance et compétitivité : une idéologie de l’innova-tion ?], on doit fatalement s’attendre à ce que toute nouvelle innovation passe relativement inaperçue et ne se réduise qu’à un apport de nou-veauté supplémentaire parmi un flot continu. Autrement dit, trop d’in-novation peut tuer l’innovation. L’accélération de son rythme est sus-ceptible de la scléroser ou du moins, de lui faire perdre tout son sens. Ainsi, de ce point de vue, le renouvellement continu est une forme de non-changement (ce qui n’est peut-être pas l’exact équivalent de la stabi-lité). Et lorsque le renouvellement systématique devient la règle (ce qui est établi), il n’est donc pas si étonnant de voir apparaître ou réapparaître

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de nouvelles tendances vers quelque chose de l’ordre du retour (pour compenser la fuite en avant) ou de la limitation (pour compenser les excès). On se souvient du film phare du mouvement « soixante-huitard » en France : L’an 012. Il s’agit d’un faux documentaire relatant la dernière journée avant l’an 01 et les premiers mois de cette nouvelle ère en Fran-ce, la date et l’heure du début de l’an 01 ayant été apparemment préala-blement décidées pour le monde entier. Un seul mot d’ordre : « on ar-rête tout et on réfléchit », on arrête de travailler, on arrête de produire. Il n’y a plus de hiérarchie, plus d’essence, les ouvriers de l’usine de pâtes ne travaillent que trois mois dans l’année (ça suffit pour nourrir tout le monde), les voitures sont démantelées, des potagers fleurissent sur les trottoirs, le BHV est transformé en musée de la civilisation précédente, on réfléchit, on s’amuse, on discute, on vit.

On voit donc l’émergence (ou la résurgence) de valeurs basiques, sim-ples, traditionnelles ou simplement liées à la durabilité et à la préserva-tion comme le retour à la terre (nombre d’agriculteurs revendiquent une agriculture paysanne), le retour à une économie réelle (de production, pas de spéculation), le retour de la spiritualité, mais aussi celui de la mo-rale, de la religion, etc. La frugalité, la simplicité volontaire, la « décrois-sance » sont à l’ordre du jour : le ROCADe (Réseau des Objecteurs de Croissance pour l’Après-Développement) organise chaque été un ras-semblement champêtre et familial de trois ou quatre jours qui est l’occa-sion de se retrouver, de rencontrer, de débattre et d’échanger autour de nombreux sujets et d’ateliers pratiques. L’anarchisme, l’écologie politi-que, l’altermondialisme et le socialisme se croisent, au milieu des apoliti-ques, des « pratiquants » et des curieux.

On parlerait volontiers de conservatisme ou de repli s’il y avait une situation stable et ancienne à protéger, si le contexte était défavorable à l’innovation, mais ce n’est pas le cas. Paradoxalement, le changement fondamental est apporté par des notions à l’opposé de celles que l’on associe habituellement à l’innovation. La posture innovante revient alors à cesser d’innover ou introduire de l’ancien, réactualiser des objets ou des pratiques abandonnées, « ce qui est l’essence même du geste innova-

� L’an 01, réalisé par Jacques Doillon en 1972, scénario de Gébé qui avait auparavant publié la BD de l’an 01. Le casting compte bon nombre d’anonymes, mais également des stars dont, comble de l’ironie, un célèbre designer récemment qualifié (indirectement) de « continuateur de la publicité » par Benoît Heilbrunn dans un article intitulé « design, fils de pub ? » : Philippe Starck, jouant là le rôle d’un élément d’une équipe de publicitaires renonçant finalement à leur confort et leurs bas réflexes pour participer pleinement à cette révolution.

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teur au sens où le verbe « innover » nous l’enseigne. La nouveauté intro-duite par l’innovateur est ici à comprendre à travers un procédé de contre-pied théorique »3, rappelle Christophe Adam. Rétrograde, conser-vateur ? Non, visionnaire, innovateur. C’est d’ailleurs ainsi qu’est appa-rue la Renaissance, une des périodes les plus riches en innovations, et dans de très nombreux domaines : en économie (banques, bourse, etc.), en art, en navigation, en géographie, en mathématiques, en biologie, en astronomie, etc. les dynamiques de la Renaissance sont basées à la fois sur un mouvement au début assez passéiste (qui a commencé par le do-maine juridique avant de s’étendre aux autres) et sur un contre-pied à la puissance et à la domination de la religion : sans jamais se mettre en total porte-à-faux avec le pouvoir religieux, les acteurs de la Renaissance font preuve, avec beaucoup de subtilité, d’une audace et d’une insolence sans pareil en plaçant l’homme comme mesure de toute chose à un moment où l’église justifie et explique tout par l’intervention ou l’absence d’inter-vention divine. Les bâtisseurs de la Renaissance ont une vision et une démarche à la fois rétrospective et prospective : depuis la Rome antique, mille ans avant et pour les mille ans qui viennent. La stabilité réelle ré-side dans la coexistence de l’ordre et du changement, dans l’équilibre entre avancée et retour, entre consolidation et remise en question.

� Christophe Adam, « Innovation thérapeutique en milieu carcéral : du « ver dans le fruit » au « levain dans la pâte » », Champ pénal, Séminaire mis en ligne le 29 septembre 2007. http://champ-penal.revues.org/document2�22.html.

Rencontres.des.objecteurs.de.croissance.à.Royère.de.Vassivière.en.août.2007

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ITINERAIRE n°21 :

La lisibilité de l’autocui-seur

L’innovation se heurte régulièrement à des mécanismes socioculturels. L’un de ces freins à l’adoption est l’inquiétude vis-à-vis du risque. Qu’el-le soit fondée ou non, c’est généralement la peur de l’incompris ou de l’inconnu qui constitue le premier blocage.

J’ai longtemps eu un problème avec l’autocuiseur par exemple. Ma mère m’en avait offert un il y a plusieurs années. Le temps de cuisson très réduit en faisait selon elle un outil idéal dans l’arsenal de l’étudiant peu dégourdi et manquant perpétuellement de temps. Cet argument ne m’avait jamais convaincu, peut-être parce que je l’avais tué dans l’œuf en considérant au contraire que j’aimais prendre du temps pour cuisiner. Jusqu’à il y a seulement deux ans, je me refusais encore à utiliser ma co-cotte minute autrement qu’en mode cocotte.

Malgré tout, je trouvais ça dommage parce que j’étais plutôt enthou-siasmé par l’idée de gaspiller moins d’énergie en évitant de laisser se dissiper inutilement la chaleur. Le devoir d’optimiser l’exploitation de cette chaleur perdue devenait évident, il fallait en tirer profitablement partie. Avec l’autocuiseur, le temps de cuisson peut être réduit par un facteur de trois ou quatre comparé à une cuisson à l’eau classique par exemple. Je prenais d’ailleurs souvent soin de poser le couvercle sur la cocotte pour accélérer la montée à ébullition. Il n’y avait qu’un pas à franchir pour enclencher franchement le couvercle.

Mais j’avais gardé cette petite appréhension, cette peur de la pression, de la vapeur brûlante, du potentiel explosif, de la possible défaillance du joint d’étanchéité en caoutchouc qui pouvait s’être abîmé de n’avoir pas servi depuis six ans. Bref, je voyais dans cet ustensile un danger, une

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bombe en puissance1, rien qu’en me rappelant le son de la valve sifflant à tue-tête une vapeur d’eau brûlante. De ce point de vue-là, la casserole d’eau bouillante m’était bien plus rassurante.

De plus, ma couardise qui semblait s’étioler peu à peu se renforça aussitôt après qu’un ami m’eut raconté sa mésaventure récente avec sa cocotte minute en cuisant des lentilles : peut-être avait-il versé trop d’eau ou de lentilles2, peut-être avait-il laissé l’engin trop longtemps sur le feu ; quoiqu’il en soit, il entendit soudainement une déflagration sourde : la cuisine était saturée d’un épais nuage de poussière de lentille qui retom-bait mollement, laissant apparaître des murs crépis de purée. Les lentilles s’étaient certainement vaporisées en fines particules dans l’autocuiseur et mêlées aux particules d’eau, ce qui eut pour effet de boucher la sou-pape de sécurité au moment où d’ordinaire, la vapeur s’échappe pour réguler la pression à l’intérieur. La pression avait augmenté bien au-des-sus des 1700hPa réglementaires3 et le couvercle avait donc fini par se

� Bien que, d’après le recensement des accidents domestiques EHLASS en France (services d’urgence de huit hôpitaux), la proportion de ces accidents ne soit que de 0,6 pour mille, la gravité de ceux-ci est importante, puisque la durée moyenne d’hospitalisation est de 14,� jours. (source : http://www.securiteconso.org/rubrique67.html)� Il est habituellement recommandé de ne pas remplir plus des 2/3 de la cuve, et 1/3 seulement pour les aliments qui gonflent comme les légumes secs.� La pression standard « à l’air libre » étant de 1013 hPa pour comparaison.

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soulever bruyamment.C’est là que je me suis rendu compte que ma crainte était certainement

davantage fondée sur une méconnaissance du système et de son fonc-tionnement. Je me suis alors mis à scruter les éléments du couvercle, à pousser avec une tige de métal les billes de la valve montées sur ressort, à clipser et déclipser les éléments, à vérifier le sens du joint, etc. Je déver-rouillais ainsi ma peur en verrouillant pour la première fois le couvercle. Mon « petit salé » fut cuit en 1h au lieu des 3h passées en aller-retour pour vérifier que l’eau ne bout pas trop fort ou pas assez. Comble du pratique, à la fin du repas, lorsque tout était refroidi, je conservais astu-cieusement au frigo le reste dans la cocotte hermétiquement fermée.

C’est donc en décortiquant et en observant les éléments mécaniques destinés à réguler la pression et contenir la dangerosité que la peur s’est dissipée. Si l’on étend la réflexion, on peut se dire que l’une des manières de faciliter l’acceptation d’un matériel apparemment dangereux (ou pour être plus précis dont l’acceptation pose problème à cause du risque po-tentiel avéré ou inexistant), c’est de rendre visible et lisible son fonction-nement.

Mais rendre l’objet compréhensible, ou a minima donner la possibilité de le comprendre suffit-il réellement à contribuer à désamorcer une crainte ? La peur est-elle réellement soluble dans la compréhension ? Dans le cas de l’autocuiseur, l’acceptation totale fut possible car l’accep-tation intellectuelle avait précédé, elle était acquise sur le principe (éco-nomiser l’énergie, gagner du temps…). Il est bien moins sûr que ça aurait été le cas sans un consentement de principe préalable.

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ITINERAIRE n°22 :

La dissimulation comme stratégie ?

Une autre façon de favoriser l’adoption de la nouveauté face à des ré-ticences ou des craintes d’ordre socioculturel, c’est justement de mas-quer la nouveauté ou de minimiser le changement des normes sociocul-turelles que peut entraîner cette nouveauté. Il suffit alors de montrer qu’il n’y a pas vraiment de changement en présentant quelque chose de reconnaissable mais qui porte malgré tout en germe de nouveaux para-digmes qui ne se déploieront qu’après la généralisation de l’acceptation.

Pierre-Damien Huyghe nous éclaire sur ce point à travers le prisme du design et des techniques dans l’industrie.

Extrait d’un entretien avec Pierre-Damien Huyghe, professeur à l’Uni-versité Paris1 Panthéon-Sorbonne, membre du Laboratoire d’esthétique théorique et appliquée (LETA), responsable du master « Design et envi-ronnements » et du programme « Les formes de l’urbanité ».

Le mercredi 12 mars 2008 :

A.D. : « Vous avez dit : «Actuellement la technique se dissipe dans le produit, ça ne devrait pas être le cas. L’avancée du monde économique requiert la dissimulation de la technique. Or, ce qui fait l’essentialité d’une technique, son essentielle productivité ne s’inscrit pas dans une logique du calculable et du revenu.» Pou-vez-vous préciser cette notion d’insinuation et de dissimulation, pourquoi cacher la technique dans l’industrie actuelle ou une par-tie de cette industrie ? »

P-D.H. : « La façon pour moi d’entrer dans cette question, ce serait de se demander dans un premier temps comment une invention, une chose à quoi on n’avait pas encore pensé, ou à quoi on n’avait pas encore eu

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accès, bref comment du nouveau peut s’installer dans la culture. La question revient à comprendre comment une pratique nouvelle trouve place au sein de pratiques établies. Est-ce qu’on peut adopter une nou-veauté si celle-ci n’est pas en mesure, dans un premier temps, de donner le change à des pratiques existant déjà ? Autrement dit, la nouveauté se répand parce qu’elle se forme, parce qu’elle se prête efficacement et, en fait, économiquement à des usages et à des goûts établis. C’est ça le point de départ de la série de propositions que vous venez de rappeler. Par exemple, si l’on voulait faire un portrait avant l’invention de la pho-tographie, il fallait passer par la peinture. Quand la photographie arrive, elle permet d’économiser sur le travail des peintres. Elle déstabilise des métiers, des savoir-faire, elle rend finalement inutile ces savoir-faire et ne peut par conséquent que voir se dresser contre elle tous ceux qui en vi-vent. Et au fond, la réaction de ces gens-là signale que la photographie, dans un premier temps, produit des images qui sont adoptables selon les canons d’adoption déjà établis. A ce moment là, ses propres particulari-tés, ses capacités singulières sont dissimulées. On rêve la photographie comme ce qui fait mieux que la peinture. Alors je me demande – et c’est vraiment une question – si ça n’est pas une loi générale, une loi plus gé-nérale qu’on ne pourrait le penser au premier abord. L’histoire de l’ins-tallation de l’informatique dans les moeurs par le biais des traitements de texte, qui sont presque anecdotiques dans la puissance réelle de l’appa-reil mais qui avaient l’avantage de perfectionner les usages de la machine à écrire, irait dans le même sens. »

A.D. : « Donc, il faudrait dissimuler pour qu’il y ait adoption ? En tout cas il y aurait intérêt... »

P-D.H. : « Oui, effectivement... Dans l’histoire du design, on le voit bien. L’industrie s’est quand même retrouvée assez vite avec cette ques-tion de sa capacité à concurrencer les savoir-faire artisanaux. Et il y a eu un moment où des gens ont dit que la production industrielle se ferait admettre en fonction de sa capacité à faire aussi bien et comme les tech-niques artisanales. Alors que la vérité implique au contraire que se mar-que la différence entre ce qu’on sait faire selon un certain mode et ce qu’on sait faire selon un nouveau mode. »

A.D. : « C’est un peu paradoxal puisque l’on est dans un monde d’innovation permanente, on a soif de nouveauté et l’on demande d’ailleurs aux designers d’innover et de l’autre côté vous me dites

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que cette innovation ne peut être adoptée que s’il y a dissimula-tion. »

P-D.H. : « Je réfléchis à voix haute, mais par exemple un téléphone portable – d’ailleurs l’appellation elle-même est ambiguë parce qu’en réalité, le bon mot ce n’est pas « téléphone », c’est « portable » – ça n’a pu s’installer sur le marché qu’en apparaissant comme un téléphone, alors que ce n’est pas un téléphone, en tout cas pas seulement. »

A.D. : « Si on était passé du téléphone fixe au téléphone actuel multifonction (agenda, appareil photo, réveil, etc.) on aurai pu dire ça, mais est-ce que l’appellation «téléphone» n’est pas justi-fiée si l’on regarde les premiers téléphones qui n’avaient qu’une seule fonction : téléphone ? »

P-D.H. : « Mais est-ce que le coeur technique du téléphone portable, ça n’est pas d’entrée de jeu une mémoire, c’est-à-dire un dispositif de stockage d’informations ? Et le téléphone en soi n’est pas un dispositif de stockage d’informations, c’est un dispositif de circulation et de diffu-sion de la voix. Le téléphone portable aura toujours été dans une dyna-mique excédant la téléphonie parce qu’il a comme cœur de son disposi-tif technique une mémoire. »

A.D. : « En tout cas, ce qui est sûr, c’est que c’est cela qui ferait

sa nouveauté. »P-D.H. : « Exactement. Est-ce que vous pouvez concevoir le télépho-

ne portable sans sa puce ? Et la puce, c’est forcément de la mémoire. Pour que le téléphone soit portable, il faut qu’il transporte une mémoire en son sein, ne serait-ce que pour contenir un certain nombre d’infor-mations utiles que dans la téléphonie fixe on pouvait disposer autour de soi, à l’extérieur de l’appareil. Il me semble que d’entrée de jeu, dans l’invention, il y a quelque chose qui fait basculer l’objet mais qui n’est découvert, selon la distinction que je propose, qu’au bout d’un certain temps. A mon avis, ça ne pouvait pas être autrement. »

A.D. : « Pourtant, par exemple, Apple avec son Iphone s’avère un peu plus ambigu et semble à première vue proposer un objet tout à fait nouveau : un Iphone (même s’il y a effectivement «phone»). C’est en tout cas de cette façon qu’Apple le communique dans ses publicités audiovisuelles : « Là, c’est votre musique…là, vos mails…là, c’est Internet…et ça, c’est un appel…sur votre Ipho-

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ne ». Est-ce que l’invention peut commencer à s’affirmer aujourd’hui ? »

P-D.H. : « Je n’ai pas un enthousiasme débordant pour la politique Mac. Mais je pense qu’on est en ce moment globalement non dans une phase d’invention, mais de découverte. C’est-à-dire que de toute façon, les modifications de nos modes de vie sont déjà installées, secrètement, elles sont déjà là. Donc, de toute façon, il faut que l’on se mette à jour. Il y a des gens astucieux qui ont peut-être saisi que c’était le moment d’af-firmer le caractère de situation de possible découverte dans laquelle nous sommes. Quand on a inventé l’écriture, il y a un moment où dans la pensée, s’est avéré le fait qu’il se passait quelque chose dans le rapport au langage, à la communication, etc. Il venait avec l’écriture autre chose qu’avec la parole. Même si on peut imaginer que pendant un certain temps, l’écriture a été pensée et a continué d’être pensée comme une simple façon d’améliorer la diffusion de la parole. En fait, il s’entretenait entre un écrivain et un lecteur une autre relation qu’entre un locuteur et un interlocuteur. A un moment, ça c’est découvert. Forcément, il fallait se mettre à jour avec ça. »

A.D. : « Concrètement qui se charge de faire de la dissimulation? A priori, le designer un petit peu, qui d’autre ? »

P-D.H. : « Je pense que c’est le poids du marché et du marketing. Ce sont ceux qui ont la responsabilité du faire passer, du faire adopter, quel-les que soient leurs raisons, qui poussent de fait à la dissimulation. Parce que c’est peut-être plus facile de faire adopter quelque chose à quelqu’un en ne lui révélant pas ce qui va lui arriver. Si vous dites : « tu sais, dans cet objet, la notion de trace est très importante, avec lui ta vie va profon-dément changer, tu ne seras plus jamais tranquille, tu pourras être suivi partout », est-ce que vous allez favoriser l’adoption ? Mais justement, le designer, pour moi, c’est celui qui pousse à la découverte, qui fait advenir les enjeux. C’est une position très difficile. »

A.D. : « Pour en revenir au rôle du designer, vous dites «Le de-sign a pour condition l’industrie. Historiquement, il s’est effectué comme une tendance à « désindustrier » la technique... »

P.-D.H. « En effet, non pas désindustrialiser, mais désindustrier, au sens strict que je donne à ce mot. C’est-à-dire que je pense – mais je me sens assez seul à penser ça – que foncièrement, l’industrie est une façon de conduire la technique, une façon d’organiser les conduites techniques

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qui strie, c’est-à-dire qui découpe la production en étapes et qui linéarise l’effectuation de ces étapes. Elle tient finalement au secret le motif pre-mier ou la décision première qui fait qu’on fait ce que l’on fait comme on le fait. Le design aura peut-être eu comme sens historique de nous permettre d’adopter en connaissance de cause, le plus qu’il est possible en connaissance de cause, ce dont il est question avec un objet indus-triel.»

A.D. : « Donc le rôle du designer ce serait d’exposer le secret, de dé-couvrir ? »

P.-D.H. : « Voilà, de participer à la découverte, de pousser l’orientation de la technique, de pousser la conduite technique dans le sens de la dé-couverte. Permettre de réaliser et pas seulement d’utiliser. »

A.D. : « En quoi consiste le rôle de « découvreur » du designer à travers le produit, l’objet fabriqué ? »

P-D.H. : « On pourrait prendre l’exemple de l’architecture moderne : on a utilisé les charpentes métalliques et un certains nombre de procédés de construction qu’on pourrait qualifier de « modernes » avant que la réalité de ces éléments de construction apparaisse manifestement à la vue. Donc l’enjeu de ce que je mets dans le design, si on le rapporte à cette période-là, ça peut être de rendre manifeste dans l’expérience que ce qui fait que le bâtiment tient, ce sont des matériaux qui ne sont pas des matériaux traditionnels et que la construction a une vérité technique, productive, économique qui n’est pas, qui n’est plus celle d’avant. A par-tir du moment où il y a dé-couverte, l’allure du bâtiment vient avérer dans l’expérience la réalité technique de ce qui est construit, la façon dont c’est emboîté, assemblé et, d’une manière générale, produit. »

A.D. : « Dé-couvrir, mais découvrir pour qui et pour quoi ? »P-D.H. : « On va dire pour “nous”, pour que nous soyons au fait de ce

que nous sommes en train de faire, pour que nous soyons sensibles à notre époque. »

A.D. : « Donc là, le rôle de l’architecte, c’est – puisqu’on lui pro-pose de travailler avec des poutrelles d’acier – de construire plus haut, puisque c’est la possibilité que renferme ces poutrelles, et même éventuellement, de les montrer s’il y a lieu, mais là c’est peut-être un autre problème, peut-être simplement le fait que le

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bâtiment soit extraordinairement haut suffit à découvrir la techni-que. »

P-D.H. : « Oui, pourquoi pas, même si cette affaire de hauteur a de multiples raisons et des enjeux complexes. Je pourrais prendre un autre exemple, d’une triste banalité. Je pense à des objets auxquels il faut quand même s’intéresser et qui sont aussi des objets industriels. Regardez les maisons que l’on construit dans le Nord. La technique de construction traditionnelle, c’est la brique. On montait des murs avec des briques et c’est ce qui faisait tenir la chose. Aujourd’hui, on va monter la maison en béton et puis on va coller dessus un parement en fausses briques qui d’ailleurs n’a pas l’épaisseur de la brique et n’a même pas le montage de la brique. Là on est dans la dissimulation. Et en fait, qu’est-ce qu’ils ont les gens ? Ils ont une maison en béton, ils n’ont pas une maison en bri-que. Il y a une erreur dans la projection fantasmatique sur la maison, il y a tout un archaïsme, toute une tradition qui va se projeter et qui va être déçue parce que la maison n’aura pas la tenue, la durée, les qualités de la brique. C’est à des choses banales comme celle-ci qu’il faut aussi réflé-chir. Qu’est-ce que l’on gagnerait, qu’est-ce que l’on perdrait à ce que ce soit clair ? »

A.D. : « En dehors de considérations « esthétiques » – je vais peut-être un peu vite en disant ce mot – peut-on parler également de découverte dans un autre cas, celui de la �CV par exemple ? On entend régulièrement dire que la �CV avait ceci de fantastique, qu’en cas de panne ou de dysfonctionnement, on pouvait ouvrir le capot et voir du premier coup d’oeil d’où venait le problème et intervenir soi-même parce que l’on comprenait son fonctionne-ment, alors que les automobiles actuelles, saturées d’électronique sont autrement moins appropriables, peu d’organes sont accessi-bles, on ne peut d’ailleurs faire quasiment aucun diagnostic si l’on n’utilise pas comme le mécanicien moderne un ordinateur qui se branche on ne sait où sur la voiture pour l’analyser. »

P-D.H. : « On peut dire que la voiture d’aujourd’hui est un objet indus-triel maîtrisé, assez parfaitement réussi, effectivement dans le sens où son accessibilité est pauvre et ses réglages renvoyés à des programmes. Oui, c’est un objet problématique l’automobile contemporaine. Je me demande d’ailleurs de plus en plus si sa place essentielle dans l’économie est vraiment de produire un usage ou si ce n’est pas d’être un support à crédit, un élément de la financiarisation de l’économie. Je crois que c’est

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une question qu’il faut se poser. Et c’est pareil pour les maisons. Les petites maisons que l’on nous vend, quand nous en devenons réellement propriétaires, quand nous avons fini de les payer, elles ne sont plus fonc-tionnelles, parce que les murs tombent en poussière ou que l’évolution de la ville a annulé leurs bienfaits. Elles aussi finalement sont des sup-ports à crédit. »

A.D. : « Au-delà de la dialectique « valeur d’usage / valeur d’échange », insinuez-vous que la voiture inventée puis découver-te (à travers des modèles du type �CV) soit actuellement recou-verte pour lui donner une nouvelle fonction (ou du moins l’ampli-fier puisqu’elle existe presque depuis Ford), celle de support à crédit ? »

P-D.H. : « En fait, ce que je veux dire, c’est que le produit qui se «réa-lise» (au sens étymologique de : « qui passe en chose », on peut dire aussi : « qui se sensibilise dans la réalité ») sans être réalisé (au sens an-glais : sans « qu’on s’en rende compte ») n’est pas autant qu’on peut croire l’objet sensible et usable qu’on appelle une automobile. A travers cette dernière se réalise un produit financier qui est peut-être devenu sinon tout à fait essentiel, du moins sûrement partie très prenante de l’économie de l’entreprise qui la fabrique. En tout cas, les rapports ou les liens de crédit ne sont pas rien et ces rapports ou liens sont supportés par l’objet consommable et utilisable. L’évolution de la politique tarifaire de la SNCF va dans le même sens : un TGV et, de plus en plus tous les trains, dont les tarifs sont, pour un même usage, très variables, est un support de relations financières (aujourd’hui, les usagers tendent à jouer avec les tarifs comme on peut jouer en bourse ; suivant le moment où on passe l’ordre d’achat, on gagne ou perd relativement). Bref, une entre-prise financière se joue au sein d’une apparence fonctionnelle et «dou-ble» la finalité la plus apparente de la transaction. Donc, ce n’est pas tant que la voiture est recouverte, c’est plutôt qu’elle est là comme couver-ture. »

Dans le texte « design et existence », Huyghe résume ainsi le problè-me : « En définitive, deux tendances de contournement de la « vérité » des objets sont offertes à notre étude : la spéculative qui tend à faire de la valeur sans objet ou, à défaut, qui amoindrit la valeur du travail dans celle de l’objet, et la classique qui conduit à réduire l’intérêt pour la te-neur technique et factuelle de l’expérience des objets. Ces deux tendan-

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ces organisent des pratiques de la dissimulation et de l’inattention. Leur importe l’apparence, non la parution, l’image, non le fait. »1

Il conclut son texte sur cette proposition : « Ainsi devra-t-on se de-mander si un design qui voudrait se dégager de l’influence des méthodes spéculatives et classiques ne devrait pas abandonner son autonomie ap-parente et se déplacer dans l’entreprise du côté des structures de recher-che et développement. Mais l’hypothèse, fût-elle encore rarement for-mulée, que de telles structures puissent à leur tour, sur quelques champs au moins, être l’affaire de nouvelles formes de puissance publique ne doit pas davantage demeurer dans l’interdit. Ce chemin, assurément, « nous » intéresse. »2

Selon lui, le designer doit rentrer au cœur de la structure qui produit l’invention, au plus près de la vérité de la nouveauté pour pouvoir la conserver visible jusqu’à sa parution. Et cette possibilité, cette transpa-rence sont un droit plus facilement consenti et garanti lorsque la chose est publique. Reste une question en suspens, est-ce que le recours à la dissimulation est forcément mauvais ? L’insinuation ne pourrait-elle pas être utilisée à bon escient ? Ce peut être un moyen de passer outre cer-tains a priori ou réflexes protectionnistes. La dissimulation temporaire pourrait permettre de s’affranchir des normes établies et de miner des barrières culturelles ou sociales qui font obstacle à l’ouverture et à une intelligence « authentique », sans préjugés. Servir à son insu de l’agneau à un enfant qui dit ne pas aimer le goût de cette viande est une opération périlleuse : soit le refus de goûter l’agneau était dû à préjugé et non à un réel dégoût et l’enfant sera éventuellement convaincu, soit sa crainte était fondée et il aura le douloureux sentiment d’avoir été trahi ce qui ne fera que repousser le moment où il pourra apprécier le goût de l’agneau, ou même annuler définitivement cette possibilité. Il faut être sûr de son coup, et quand bien même, le risque reste malgré tout celui de l’infanti-lisation, de la perte de confiance ou pire, celui de générer de la paranoïa. La dissimulation, s’il y a lieu d’y recourir dans certains cas, doit être, quoi qu’il arrive, maniée avec une extrême précaution.

� Pierre-Damien Huyghe «design et existence », colloque design, MEN/Centre Pompidou, novembre 200�� Ibid

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ITINERAIRE n°23 :

Instrumentalisation et automatisation

Pour reprendre mes premières expériences avec l’autocuiseur, j’ai été un tout petit peu déçu par mon fameux « petit salé ». En effet, certains légumes étaient trop cuits, les pommes de terres n’étaient guère plus que fécule, le chou, veines et fibres, mais quel gain de temps, et quelle éco-nomie d’énergie ! Après avoir vaincu ma peur, mes a priori et le « secret » du système technique, je m’aperçus malgré tout que cet instrument était limité. Je n’allais pas le bannir à nouveau, au contraire, mais il n’avait d’intérêt que pour cuire selon un mode prédéfini : à la vapeur, pendant un temps lui aussi défini pour chaque type d’aliment. L’autocuiseur est idéal pour faire des potages, ou un légume à la vapeur, rien de plus. On ne peut pas l’arrêter n’importe quand, la pression doit retomber avant de pouvoir l’ouvrir et son inertie et sa vitesse font que le temps de refroi-dissement équivaut à peu près à 10 minutes de cuisson à l’eau ce qui est souvent trop long, les dégâts étant déjà faits. Impossible donc, de vérifier l’état de cuisson, de sentir, de goûter, de rajouter un ingrédient, la cuve est hermétique, le contenu invisible et hors d’accès pendant tout le temps de la cuisson. Il y a quelque chose d’irréversible dans son fonctionne-ment, dès sa mise en marche, qui exclue l’intervention humaine directe, immédiate, instantanée ; il y a un délai nécessaire, dû au caractère pro-grammatique de l’instrument qui lui donne une relative autonomie même si elle reste temporaire.

Appareil vs instrument, usage vs pratiquePierre-Damien Huyghe s’appuie souvent sur l’appareil photographi-

que pour décrire ce qu’il appelle un appareil par opposition à un instru-ment : un appareil photo nécessite de multiples réglages en dehors du

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cadrage et de la sensibilité : la profondeur de champ, l’ouverture du diaphragme, temps de pause, etc. La combinaison de tous ces fins ajus-tements (d’autant plus s’il sont analogiques) débouche sur une extrême richesse de possibles, une quasi infinité de photos potentielles dont seul le photographe (l’utilisateur, l’opérateur) peut décider. On peut dire qu’il y a une profonde divergence avec un appareil photo jetable ou un de ces appareils photo numériques compacts, il ne s’agit d’ailleurs plus d’appa-reil, sinon appauvri, mais d’instrument.

Cela ne remet pas en cause leur intérêt dans certaines circonstances et le fait d’avoir permis de démocratiser, du point de vue du prix et de la simplicité, l’accès à la photographie, la possibilité pour tous de garder des souvenirs, etc. Ce qui en fait parfois eux aussi des courts-circuits « vertueux », un moyen d’amener à l’art photographique, si tant est que cet art passe forcément par un appareil au sens strict.

Quoi qu’il en soit, l’instrument suppose un rapport d’instrumentation, il assigne d’avance une façon de faire et en cela réduit les possibilités : A un cadrage ne correspond qu’un seul résultat possible, une seule photo-graphie ou autant de photographies qu’il y a de programmes disponibles (on retrouve toujours les 4 à 8 mêmes modes : portrait, paysage, nuit, macro, ensoleillé, nuageux, ombragé… et de toute façon aujourd’hui, un sélecteur de mode scène automatique). Avec ce genre d’appareil, mes photos seront en comparaison toujours réussies. D’un point de vue technique, ils sont très perfectionnés : anti-yeux rouges, autofocus, sta-bilisateur optique, etc. Le DSC T200 de Sony est même équipé d’un détecteur de sourire : la photo est déclenchée par le rictus, un portrait réussi passe désormais par un visage souriant.

Mais avec ces instruments, je ne ferais non pas une bonne photo, mais LA bonne photo, la photo « parfaite ». Le résultat photographique est conditionné par l’idée que se font les constructeurs de l’idée que la moyenne des gens peut se faire d’une belle photo, ce à quoi doit ressem-bler un beau coucher de soleil par exemple (ou un sourire). Ce que l’on gagne en efficacité, on le perd en sensibilité, en liberté, en originalité. S’épargner les réglages (qui peuvent être certes fastidieux), c’est inévita-blement se plier à des conventions pré-établies.

Il y a tellement peu de place pour l’accident ou le raté que l’on assiste parallèlement à un regain d’engouement pour le polaroïd, la « lomogra-phie » et même le sténopée.

Il y a d’ailleurs un business, un marché qui se crée autour de l’unicité, de l’« irreproductibilité ». Je me suis laissé moi-même prendre au jeu. Je

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ne suis pas un fondu de photographie, mais j’ai un reflex numérique, dont je n’utilise pas tous les nombreux réglages. Par curiosité je suis allé dans une boutique Lomography. Lomography est une marque déposée de la société Lomographische AG. Cette société a été fondée en 1992 par deux étudiants viennois en marketing, suite à l’achat d’un Lomo L-CA sur un marché aux puces de Prague. Le « Lomo » (Leningradskoe Optiko Mechanichesckoe Objedinenie, en français : Union opto-méca-nique de Léningrad) est un appareil photo soviétique compact conçu en 1983 et fabriqué à Saint Petersbourg (anciennement Leningrad). Les photos que l’on obtient avec ce genre d’appareil ont des couleurs très saturées avec un vignettage important. Ce sont des photos un peu floues, auréolées de noir, aux couleurs de vacances des sixties, et qui se ressem-blent un peu toutes finalement… L’appareil n’était alors plus en produc-tion. Sentant le potentiel commercial des images qu’il produit, ils fon-dent la Lomographische AG, ils réussissent à convaincre le directeur de l’usine Lomo de redémarrer la production, avec un contrat de distribu-tion exclusive à la clé. Depuis, face au succès commercial, la Lomogra-phische AG a décidé de vendre d’autres Toyscamera (jouets-appareils), sous leur marque pour un prix nettement plus élevé. Ils vendent égale-ment des films expirés qui ajoutent à l’effet recherché, certains kits contiennent même du scotch pour boucher les éventuelles fentes qui laisseraient passer de la lumière entre les deux coques de plastique mal ajustées.

Cette société a surtout mis en place un site web (Lomographic Society International) utilisé pour vendre les appareils et accessoires qu’elle dis-tribue, et aussi pour permettre aux utilisateurs de montrer leurs photos et partager leurs expériences et recettes. Ce site regroupe quelque �00 000 « lomographes ». Plusieurs livres ont été édités pour promou-voir cet art photographique particulier.

Ce qui est intéressant, c’est que non seulement ils ont fait du neuf avec du vieux1, mais qu’avant de créer des produits, ils ont créé un mouve-ment capable d’absorber leur production future, ils ont produit les conditions sociales qui favorisent l’émergence de leur marché.

Pour en revenir à la distinction entre instrument et appareil, si leur méthode de contrôle du processus d’adoption relève de l’instrumenta-

� Il s’agit de l’introduction dans une société capitaliste et libérale d’un objet très sobre, dépouillé, extrêmement basique, caractéristique de la production communiste durant la guerre froide à un moment où le mur de Berlin tombe et où les mouvements d’exportations vont plutôt de l’Ouest vers l’Est.

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tion, certes subtile, leurs produits relèvent étonnamment et indéniable-ment de l’appareil. Une amie s’est procuré un kit : le Diana F+ avec son flash amovible et son adaptateur double, des filtres colorés pour le flash, un objectif (il en existe trois différents), deux pellicules 12 et 16 pauses, un livret d’instructions et le livre de photos au Diana “More True Tales & Short Stories”.

Le Diana F+ est une réplique du Diana, un appareil entièrement en plastique fabriqué et vendu à bas prix en Chine dans les années 60 par une petite entreprise de Hong Kong (la Great Wall Plastics Factory). La Lomographic Society International l’a donc réédité en 2007, il est bien sûr de nouveau fabriqué en Chine, à très bas coût et vendu pas moins d’une soixantaine d’euros (la marge est certainement excessive et pour avoir une idée de la qualité des matériaux, du nombre de pièces et des assemblages, il faut s’imaginer un jouet Kinder, c’est sincèrement ce qui s’en rapproche le plus).

Bien qu’ayant une aversion profonde pour ces kits ultra marketés, je dois avouer que l’on se laisse très rapidement prendre au jeu. Plus c’est bas de gamme, plus c’est basique donc appropriable et plus c’est sujet aux aléas (de la qualité) et donc unique.

Lorsque que l’on ouvre l’arrière de l’appareil, on comprend en un coup d’œil le fonctionnement de l’objet et de la photographie en général. Tout est visible, tous les mécanismes sont apparents et accessibles. Le défilement de la pellicule est entièrement manuel, on peut prendre plu-sieurs clichés sans dérouler la pellicule ou en la déroulant partiellement. L’obturateur est lui aussi entièrement manuel : c’est la main qui gère la durée d’exposition. L’adaptateur permet de connecter le flash de n’im-

L’appareil.photo.argentique.Diana.et.le.kit.«.Diana.F+.»

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porte quel appareil reflex, ou de monter n’importe quel flash classique sur le Diana. Il peut aussi être transformé en sténopé grâce à son objec-tif amovible. Bref, l’utilisation de cet appareil de très mauvaise facture est d’une certaine façon plus jouissive, incomparablement plus libre et créative. Il engage, non pas un rapport d’instrumentation qui assigne à une utilisation (mode d’emploi), mais un rapport de pratiquant, d’ama-teur comme dit Stiegler, c’est-à-dire de celui « qui aime ». Stiegler inverse les termes, ce que Huyghe appelle « instrument », il l’appelle « appareil » et inversement, mais le propos va dans le même sens :

« […] le transfert de l’appareil vers l’usager en fait un producteur non professionnel, c’est à dire un amateur, pour autant qu’il est en mesure de ne pas être soumis à la machine ou à l’appareil, comme le prolétaire, mais au contraire, de faire de cet appareil un instrument, et l’instrument d’un savoir qui lui permette de s’instruire et par là d’instruire le monde, c’est à dire de l’ouvrir (comme l’ouvrier qui n’est pas encore devenu prolétaire, comme l’oeuvre qui fait le monde en l’ouvrant). Mais il faut ici passer d’une pensée en terme d’usage à une pensée en terme de pra-tique, tels que permet de le définir la question de l’instrument : on ne peut faire usage d’un instrument – on ne peut que le pratiquer. On ne fait pas usage de son piano, pas plus d’ailleurs que de sa langue : on joue de son piano. »2

AutomatisationAvec l’automate, explique Xavier Guchet3, on ne fait pas fonctionner

un objet, on enclenche un processus, une série d’opérations, une réac-tion en chaîne irréversible. Avec l’objet technique il y a un lien direct de causalité entre action (geste) et la résultante qu’il n’y a pas avec l’objet technique automatisé. Ce qui peut donc poser problème, c’est l’avarie, le disfonctionnement dans le processus lui-même ou dans l’environnement de l’objet. Par extension, toute activité (administrée, hiérarchisée) cal-quée sur un modèle processuel (suite de décisions, d’opérations, de tâ-ches, de validations, etc.) peut également être incontrôlable et irréversi-ble : c’est une partie de la thèse du système technicien que soutient le philosophe Jacques Ellul.

En cas de défaillance, l’opérateur ne peut s’appuyer sur l’automate

� Bernard Stiegler, « Du design comme sculpture sociale », actes du colloque : « Le design en question(s) », centre Pompidou, novembre 200�� Xavier Guchet est docteur en philosophie et membre du Centre d’Etude des Techniques, des Connaissances et des Pratiques (Cetcopra)

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pour prendre une décision (« Les automatismes vous aident quand tout va bien. »4). Chose paradoxale, dans le domaine du transport aérien par exemple, la mise en place de systèmes techniques automatisés ou de procédures pour des raisons de sécurité, produit justement de l’insécu-rité. Comment le pilote reprend le contrôle dans ces conditions et en a-t-il la capacité ? La capacité de court-circuiter le système devient alors nécessaire, elle peut être à la fois une source de danger pour qui serait

� Jean Frémond (Direction Générale Technique Dassault Aviation), lors du colloque du Cetcopra

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mal intentionné, mais également le seul moyen de désamorcer un pro-cessus qui mènerait à une catastrophe. La possibilité de reprendre la main sur l’automate n’est généralement pas prévue dans la conception, et pouvoir passer en « off » devient un critère de choix déterminant pour certains types de produits ou services.

Cet état des lieux sommaire permet de faire des distinctions entre les divers objets que l’on a l’habitude de classer sous le terme général d’ « outils ». On peut disposer à une extrémité d’un axe vertical l’outil au sens strict, et à l’autre, la machine. L’homme se sert de l’outil, il l’utilise comme le prolongement spécialisé ou amplifié de l’un de ses membres, d’une fonction remplie par l’un de ses organes ou d’une fonction inexis-tante ou altérée de son corps. L’outil est mû par la force musculaire de celui (ou ceux) qui s’en sert, il n’y a pas d’apport d’énergie extérieur. Un marteau, un arc, une paire de lunettes, une flûte, un crayon, une bicy-clette, un porte-voix, etc. font, à cet égard, partie de la « classe » des outils. La machine, dont la productivité est calculable, permet une logi-que de rendement. Elle permet d’augmenter la force productive, et contrairement à l’outil, détermine essentiellement seule le résultat, puis-qu’elle est mue par une force extérieure (exemples : moulin à eau ou à vent, four solaire…) ou par l’énergie issue d’une réaction entre plusieurs matières (exemples : bougie, centrale nucléaire…). On pourrait décou-per la « classe » des machines selon que l’énergie qui alimente la machine est renouvelée à un rythme inférieur (ou égal) ou bien supérieur à celui de la consommation ou de la durée de vie (ou d’usage) des produits dont cette énergie permet la production. A la première étant généralement attribué le qualificatif de « durable » ou « soutenable ». Cela étant posé, que ce soit l’outil ou la machine, ils engagent tous les deux un rapport plus ou moins instrumental, ce qui amène à introduire un second axe, horizontal celui-ci, qui tend d’un côté vers l’instrument, et de l’autre vers l’appareil. L’instrument est utilisé pour accomplir une opération visant à atteindre un résultat déterminé. Tout est calibré, programmé dans le but d’obtenir un résultat préalablement défini. Il referme les possibilités. Les dispositifs qui le constituent n’ont pas de jeu ou un jeu extrêmement faible (exemples : un ascenseur, une imprimante, un train…). L’appareil, offre du jeu, c’est-à-dire des modulations permises par les dispositifs qui la constituent et donc la non calculabilité de sa puissance ; puissance en tant que réserve de possibilités (exemples : un appareil photographique argentique reflex, une cuisinière à bois, une automobile…). Si l’on pous-

ITINÉRAIRES -.195

se les curseurs « machine » et « instrument » vers leurs maximums, on va vers l’automatisation : certaines machines-instruments sont « autono-mes », la suite d’opérations pour aboutir au résultat a lieu sans interven-tion humaine. Leur utilisation consiste à déclencher un processus irré-versible. A l’opposé, il y aurait ce qu’Illich appelle l’outil convivial : « il est générateur d’efficience sans dégrader l’autonomie personnelle, il ne suscite ni esclaves ni maîtres, il élargit le rayon d’action personnel. L’homme a besoin d’un outil avec lequel travailler, non d’un outillage qui travaille à sa place. Il a besoin d’une technologie qui tire le meilleur parti de l’énergie et de l’imagination personnelle, non d’une technologie qui l’asservisse et le programme. »� Les objets situés au Sud-Ouest ont ten-dance à limiter la pratique au strict usage, voire à dispenser totalement de toute prise de décision, ils empêchent les utilisateurs d’être acteurs de ce qu’ils font [voir itinéraire n°27 : Usage pensé, consommateur déchar-gé…]. A-t-on systématiquement besoin d’objets situés dans la partie Nord-Est ? Quels genres d’effets les produits dits « innovants » qui en-gagent un rapport instrumental avec leurs utilisateurs ou acquéreurs peuvent-ils produire sur l’ensemble de la société ? Jusqu’à quel point cette volonté de simplifier la vie des gens et de programmer l’action ou la décision entraîne-t-elle un réel progrès ?

� Ivan Illich, La convivialité, Œuvres complètes, Volume 1, Fayard, 200�, p. 470 (première version française en 1973)

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ITINERAIRE n°24 :

Les courts-circuits : accélérer ou approfondir ?

Qu’est-ce qu’un court-circuit ?« Court-circuit : n.m. Connexion par une très faible résistance ou im-

pédance de deux ou de plusieurs points d’un circuit qui se trouve nor-malement à de tensions différentes ; accident qui en résulte (interruption de courant, incendie, etc.) ». (Larousse)

Comme « innovation », « court-circuit » désigne aussi bien le proces-sus que le résultat ; les conditions et les conséquences.

La première question que l’on peut se poser est la suivante : l’innova-tion n’est-elle pas elle-même, par essence, un court-circuit ? L’innova-tion peut être considérée comme telle car elle perturbe le court normal des choses, elle ouvre un passage entre la situation établie et la situation totalement nouvelle. Elle crée un appel d’air entre l’univers imaginé et l’univers réel dans lequel s’engouffre la nouveauté. L’innovation ne suit pas le déroulement prévu, ce n’est pas la continuité, mais plutôt une forme de discontinuité, elle tient davantage de la révolution que de l’évo-lution. L’innovation bouscule l’ordre établi, elle est mise en demeure de s’y introduire pour le changer de l’intérieur.

« Il s’agit donc de […] de faire entorse aux principes de la […] repro-duction d’un certain ordre institué. […]La nouveauté […] s’oppose ici à la reproduction des lois de la filiation qui garantissent la transmission

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d’un ordre et est donc nécessairement rupture et discontinuité »1

L’innovation n’entraîne peut-être pas inévitablement l’accident. Plus que le court-circuit en lui-même la dangerosité provient plus probable-ment de la démarche d’innovation, et en premier lieu le contrôle des processus d’adoption.

Ce mécanisme socioculturel est un processus relativement long (ce qui ne signifie pas nécessairement qu’il soit lent). Il exige que les verrous sautent les uns après les autres dans un certain ordre, selon un circuit.

Pierre Musso2 explique que « la vitesse d’innovation technique est très rapide mais l’usage est beaucoup plus lent et l’imaginaire est hyper lent ». Il est donc extrêmement complexe et délicat d’articuler et de combiner ces trois temporalités différentes : la vitesse d’innovation technique ultra rapide, la lenteur relative des usages (même si ça s’accélère un peu) et puis la très grande lenteur de l’imaginaire, puisqu’il s’agit de faire revivre un imaginaire qui est déjà là depuis des décennies, voire des siècles3.

Lorsque l’injonction à accélérer s’intensifie, la durée du processus d’adoption, ce temps de « digestion » est réduit, jusqu’à un certain point au-delà duquel l’incompressibilité oblige à shunter une ou plusieurs éta-pes. On raccourcit tant que l’on peut mais au bout d’un moment, pour aller plus vite, il faut court-circuiter, et c’est là que les risques apparais-sent.

L’une des manifestations flagrantes de l’atteinte de ces limites, c’est le recours à la dissimulation [voir itinéraire n° 22], c’est-à-dire, le plus sou-vent, les cas où l’imaginaire est shunté car le nouvel imaginaire est volon-tairement dissimulé sous l’imaginaire établi.

Le béton et les parpaings ne font pas rêver, ils sont alors cachés der-rière un parement de pierre ou de briques « traditionnel ». Le législateur lui-même et les élus locaux font montre de lenteur à assimiler l’innova-tion. Les raisons sont aussi bien d’ordre culturel et patrimonial, par vo-lonté de conserver une identité, une histoire, une mémoire, des tradi-tions ; ou bien d’ordre esthétique par souci d’harmonie, d’homogénéité

� Christophe Adam, « Innovation thérapeutique en milieu carcéral : du « ver dans le fruit » au « levain dans la pâte » », Champ pénal, Séminaire mis en ligne le 29 septembre 2007. http://champ-penal.revues.org/document2�22.html. � Philosophe de formation, Pierre Musso est professeur de Sciences de l’information et de la communication à l’université de Rennes II et à l’institut Télécom, chercheur au LAS Université de Rennes II et associé au LIRE -ISH Université de Lyon II. � « L’imaginaire dans l’innovation », troisième séance Débat design & innovation, à l’ENSCI-Les Ateliers, le 7 mars 2006

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(il ne faut pas dépareiller). Dans certaines zones urbaines, les velux sont interdits ou bien tolérés s’ils ne donnent pas sur la rue, autrement dit s’ils ne sont pas visibles depuis la rue. Pour ne pas perturber la stabilité d’un imaginaire relativement statique, des règles imposent ou excluent des matériaux, des proportions, des couleurs, malgré des modes de construc-tion souvent loin d’être traditionnels : des lotissement entiers sont construits sur le modèle de la maison traditionnelle régionale. Dans la région du Puy en Velay par exemple, « il s’agit généralement d’une archi-tecture de style Bastide, dotée d’un demi sous-sol. Les murs sont recou-verts d’un crépi monocouche. Le toit est en fermette, sa pente est géné-ralement de 3�°. »4 Persistent donc des formes dont la fonction ne correspond plus à l’usage du bâti dont elles s’inspirent, souvent orienté autour d’une activité agraire et qui en général était construit et modifié sur un mode vernaculaire. Cet attachement au patrimoine architectural est chargé de sens (identité, etc.), mais a aussi un écho pratique puisqu’il est en partie issu de l’adaptation aux contraintes inconditionnelles du milieu, comme le climat (même s’il faut compter avec les modifications récentes et à venir du climat) : la pluviométrie a une incidence sur le degré de la pente du toit, l’ensoleillement et la température sur la taille et la disposition des ouvertures, etc. Cela dit, cet attachement est parfois porté par des motifs écologiques et/ou économiques en incitant à utili-ser des matériaux locaux et renouvelables.

Certaines formes de dissimulation passent par la désignation : un ter-me rassurant et connu est utilisé pour nommer quelque chose de nou-veau, ou du moins qui bouscule l’établi : parler du « téléphone portable » comme d’une dénomination extrêmement réductrice[voir itinéraire n° 22 : La dissimulation comme stratégie ?], mais on peut également évo-quer l’utilisation de l’unité de puissance « cheval équivalent vapeur » (CV) dans le domaine automobile, ou plus récemment du « cadre photo numérique » qui est bien plus qu’un simple cadre, et plus qu’un cadre muni d’un écran : c’est un ordinateur presque complet. Mais l’appella-tion « cadre photo » a permis de vendre cet objet en masse à un public de réfractaires et de non-initiés et davantage encore à une génération d’adultes et de jeunes adultes qui en faisaient cadeau à leurs parents parce que la jeune génération utilise quasi exclusivement l’appareil photo numérique et ne fait presque plus tirer de photo sur papier : « Tu vas voir

� « À la découverte de la maison relationnelle », étude réalisée par Guillaume Erner pour l’asso-ciation « Maisons d’en France »

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maman, ce sera plus facile pour voir les photos de la petite, mainte-nant ».

Il y a une sorte de pudeur, l’innovation n’est pas assumée et plutôt que d’y renoncer, elle est masquée, « insinuée » comme dit Pierre-Damien Huyghe. Au cri de détresse du consommateur (ou de l’usage) « ça va trop vite ! », la réponse est : on va faire en sorte que ça ne soit pas visible, que votre imaginaire ne soit pas atteint.

Mais pour Stiegler, le problème ce n’est ni d’accélérer, ni de ralentir, mais d’allonger ou de raccourcir : « le problème aujourd’hui, ce n’est pas que ça accélère, c’est que ça raccourcit ». Ce qui pose problème, ce qui présente un danger, ce sont « les courts-circuits dans la transindividua-tion ». La transindividuation est un concept utilisé par Stiegler et formé à partir d’un concept formulé par le philosophe Gilbert Simondon (1924-1989) dans L’individuation psychique et collective : l’individuation.

« L’individuation est le processus par lequel se constituent et ne ces-sent de se transformer les individus et, avec eux, les sociétés qu’ils for-ment – en cela, l’individuation psychique et collective est la façon dont une société fait corps, s’unit, en même temps qu’elle hérite d’une expé-rience du passé, ce que l’on appelle souvent la connaissance, mais aussi,

Maison.dans.un.lotissement.du.Puy.en.Velay

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et plus largement, les savoirs. »� La transindividuation est donc « ce qui résulte de la co-individuation des individus psychiques […] » 6

« Aujourd’hui, les circuits de transindividuation sont court-circuités. On éjecte tout ceux qui sont prolétarisés comme producteur et comme consommateur, et finalement qui est-ce qui fini par décider ? Le ban-quier, le designer, effectivement, enfin ceux qui participent à la concep-tion, […] très peu de gens qui prennent des décisions et qui court-circui-tent tous les autres. Du coup, ils prennent des décisions intrinsèquement débiles […] Ce n’est pas parce qu’ils sont débiles, c’est parce qu’une décision qui n’associe pas ceux qui sont concernés par la décision, à un moment donné ne pourra que provoquer une catastrophe… économi-que, politique, militaire, religieuse…» 7

Le designer fait partie des gens dont le métier et la raison d’être est de court-circuiter, d’accélérer les choses, il offre la possibilité de passer di-rectement à l’échelle supérieure, c’est-à-dire de passer, pour le destina-taire (l’utilisateur potentiel), de « je n’utilise pas » à « j’utilise », ou pour le destinateur, de « je ne procure à personne », à « je procure à beaucoup ». Le designer permet, avec d’autres, d’accélérer le processus d’adoption en court-circuitant les mécanismes naturels et souvent relativement longs de l’appropriation, en créant un raccourci qui fait « tilt », il crée quelque chose d’adoptable sur le champ.

La vraie question n’est alors pas de ralentir mais d’approfondir.

� Bernard Stiegler & Ars Industrialis, Réenchanter le monde, La valeur esprit contre le populisme industriel, Flammarion (Champs essais), 2006, pp. 21 et 22� Ibid, p. 41� Conférence : « Le nouveau monde industriel », à l’ENSCI-Les Ateliers, le 12 février 2007.

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ITINERAIRE n°25 :

Des courts-circuits pour faire des longs-circuits et l’obsolescence envisagée du service : les VLS

Dans le langage courant, le court-circuit n’est pas forcément péjoratif, le résultat désigné par le mot court-circuit n’est pas toujours un accident, il n’est pas toujours dommageable. Il s’agit aussi de ne pas suivre la voix hiérarchique pour atteindre un but, ne pas tenir compte des intermédiai-res. On parle par exemple de « circuit court » dans le domaine de la dis-tribution.

Les courts-circuits n’ont d’intérêt selon Stiegler, que s’ils permettent d’amener à faire des longs-circuits, que s’ils enclenchent un approfondis-sement. Pour illustrer cela, il prend l’exemple de l’enseignant qui, s’il fait bien son travail, ne résume la pensée d’un auteur ou un raisonnement scientifique que pour donner envie à son auditoire d’aller plus loin. Il ne s’agit donc pas de synthétiser pour donner ce résultat tel quel, prémâché, prédigéré et directement assimilable, mais de constamment prendre la précaution de signaler que ce qui est donné est une simplification qui ne doit en aucun cas être comprise comme un balayage exhaustif et repré-sentatif. Elle doit susciter le désir et la curiosité d’aller chercher plus profondément par soi-même, de gagner en complexité, de comprendre la force et les limites de l’original, de la version complète.

ITINÉRAIRES -.203

Label ABLe court-circuit est justifié s’il appelle au questionnement, au désir de

compréhension, s’il admet une prise de conscience qui mène éventuelle-ment ensuite à l’action. Ainsi, on peut se demander par exemple si le Label AB (Agriculture Biologique) est effectivement un court-circuit vertueux. Il est évident que pour certaines personnes, ce label est proba-blement le catalyseur d’une réflexion qui les amène à penser ce qu’ils consomment, de quelle manière, et à s’intéresser à la provenance, à la saison de récolte, à la diversité des espèces, etc. Et peut-être préféreront-ils par exemple les producteurs bio locaux sur le marché une fois par semaine, se fournir chez des distributeurs bio du réseau Biocoop, à de-venir membre ou créer une AMAP1 ou même à agrandir ou aménager un potager dans leur jardin. Pour d’autres, le label AB reste une simple garantie de qualité en terme de saveur et surtout santé, qui leur évite de décrypter l’étiquette et de se poser plus de questions. Ils se déchargent sur cette contraction : AB = bio = sain et bon. Ce raccourci est pour eux un gage de confiance, l’assurance de pouvoir acheter les yeux fermés, de continuer de se fournir en grande surface avec toutes sortes d’aliments et de plats préparés par l’industrie agro-alimentaire, quand bien même les fruits ou légumes seraient produits hors saison, sous serre, avec chauffage et éclairage artificiel, quand bien même ils seraient cueillis bien avant maturité à l’autre bout de la planète et transportés en avion.

Les VLSLe même genre de problème se pose pour les villes ou agglomérations

françaises qui mettent en place des dispositifs de « vélo partagé ». En matière de mobilité urbaine, l’innovation de ce début de XXIeme siècle est bien la bicyclette en «libre accès» ou VLS (Vélo en Libre Service). Les systèmes VLS, ce sont pour les usagers des bornes informatisées fixes et des vélos. L’essentiel du marché français se partage entre les deux lea-ders de l’affichage publicitaire que sont JCDecaux et Clear Channel. De nombreuses collectivités ont toutefois dissocié leur «plan vélo» des contrats de mobilier urbain, et se sont lancées dans des dispositifs de simple location ou de prêt.

L’objectif principal, la finalité de la mise en place de ces dispositifs est la réduction du trafic automobile et de la pollution en incitant les cita-dins à utiliser un moyen de transport « soutenable », non polluant, non

� Association pour le Maintien d’une Agriculture Paysanne.

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bruyant, mu par leur force musculaire (le vélo, c’est également un bon moyen pour garder la forme !).

Les élus auraient pu se contenter d’aménager des pistes cyclables et dire achetez-vous des vélos et servez-vous en à la place de votre voiture ou scooter : les rues seront plus vivables, votre impact environnemental sera quasi nul et le nombre d’accidents diminuera considérablement. Ce message n’aurait probablement pas eu des répercussions sérieuses sur les mœurs des habitants, les plus fulgurantes prises de conscience n’auraient certainement pas été suivies d’actes.

Puisque les freins sont essentiellement l’achat, l’entretien et le stockage (dans les agglomérations denses et verticales), la plupart des grandes agglomérations ont créé un court-circuit a priori vertueux en se dotant d’un système de VLS. Les usagers se servent donc librement (moyen-nant une petite somme) dans les stations (espacées de 400m en moyenne pour être viables) pour la durée qu’ils souhaitent, sans contrainte d’en-tretien.

Le nombre total de vélos disponibles au prêt dépasse aujourd’hui les 30 000 dans le pays. La capitale possède le gros de la flotte (15 000 Vé-lib’). Le succès est en général au rendez-vous : à Lyon avec Vélo’v, cha-que machine change sept fois de mains quotidiennement et effectue �000 kms par an.

Pourtant, le fait de ne plus être propriétaire, que la maintenance soit déléguée (et donc reléguée en arrière-plan) déresponsabilise les usagers et crée des effets pervers. Le soin qu’ils accordent aux vélos est à la hau-teur de celui que la plupart d’entre nous accordons à la voie publique : les gens montent et descendent sur les trottoirs de front, montent à deux sur un vélo, etc. D’une manière générale, la plupart s’en servent d’une façon bien moins attentionnée que s’il s’agissait de leur propre vélo.

« A Lyon, [les mécaniciens] représentent la moitié des 67 salariés de Vélo’v. Leur charge de travail n’a jamais faibli depuis le lancement du service en 200�. Elle est même telle que l’entreprise a dû quitter son atelier trop exigu du 8e arrondissement pour un local plus grand (800 m2) à Villeurbanne. Une soixantaine de réparations «lourdes» sont effec-tuées ici chaque jour, auxquelles il faut ajouter trois fois plus de dépan-nages légers réalisés en station. La proportion de casse peut sembler importante au regard de la totalité du parc (3 700 machines). »2

� « Tour de France du vélo partagé » Article publié dans Le Monde 2, le 14.03.08, par Frédéric Potet

ITINÉRAIRES -.205

On retrouve également ce genre de paradoxe dans le domaine de l’aviation, à propos de la sécurité : proportionnellement, le nombre d’ac-cidents est plus élevé sur les vols commerciaux que dans la catégorie des ULM (monoplaces ou biplaces). Une des explications de cette différence serait que dans la seconde catégorie, 80% des pilotes sont propriétaires (et parfois constructeurs) de leur machine, ce sont eux qui réparent, entretiennent, contrôlent, bricolent, etc., et ils ont tout intérêt à compter sur eux-mêmes pour se prémunire des risques et assurer au mieux leur sécurité.

On peut mesurer à quel point ce type de service « tout compris » peut déresponsabiliser une partie des usagers. Il court-circuite la responsabi-lité et les consciences individuelles, il « masque » les externalités qui per-mettent de corriger les effets pervers :

La maintenance du parc de vélos demande une infrastructure, une lo-gistique et des technologies relativement importantes et pointues (archi-tecture informatique centralisée pour gérer la disponibilité, un réseau GPRS, un ordinateur et un terminal de paiement par borne, une puce RFID sur chaque vélo, des lecteurs RFID sur chaque plot...). Outre les polémiques induites par les contrats autour de la dépense énergétique générée par l’éclairage des panneaux publicitaires défilant et la pollution visuelle des affiches, 20 camions de régulation tournent 24h sur 243 dans Paris pour décongestionner les stations saturées ou garnir les stations vides. Il serait peut-être dur de parler d’une réelle débauche technologi-que et énergétique, néanmoins, le recours à une technologie aussi com-plexe semble démesuré par rapport à la simplicité mécanique d’un outil mû par la force musculaire.

Malgré tout, le VLS fonctionne et désengorge les villes, les gens adop-tent massivement et rapidement le système. Là où l’on s’aperçoit que ce court-circuit permet de faire des longs-circuits, c’est en voyant augmen-ter le nombre de vélos « privés » dans les rues des agglomérations équi-pées de VLS et l’intérêt croissant que semble porter la population à l’objet vélo : on répare soi-même, on se monte un vélo sur-mesure, des petites boutiques de cycles fleurissent…

Le plus bel exemple de court-circuit menant à un long-circuit est para-doxalement Vélo+ à Orléans : après huit mois de service, les 330 vélos et 28 stations pâtissent d’un manque cruel d’usagers (900 abonnés an-

� « Vélib’ : Ce qui vous attend », Lise Martin, Paris Obs (semaine du jeudi 1� Novembre 2007) http://parisobs.nouvelobs.com/hebdo/parution/p3�2_224�/dossier/a3�9063-v%C3%A9lib__ce_qui_vous_attend.html

HODOLOGIE DE L’INNOVATION206.-

nuels). Les élus locaux qui s’étaient pourtant distingués en lançant un appel d’offres dissocié du marché du mobilier urbain (Vélo+ est géré par Effia, une filiale de la SNCF) s’exaspèrent :

« Il a fallu qu’on lance Vélo+ pour qu’on voie les particuliers sortir leur vélo personnel, constate amèrement Muriel Cheradame, l’adjointe (UMP) chargée des transports. Cet objet que certains avaient remisé dans le garage car ils le trouvaient has been est redevenu à la mode. Un cercle vertueux s’est créé. Sauf que les gens se sont dit : «Pourquoi utili-ser Vélo+ alors qu’on en possède déjà un ?» »4

Quelle plus belle réussite pouvaient-ils espérer ? Cet échec relatif aura permis aux Orléanais de prendre conscience de l’intérêt de se déplacer régulièrement à vélo.

La communauté d’agglomération n’est pas parvenue à atteindre l’ob-jectif du système et à le rentabiliser, mais a atteint l’objectif qui a présidé au choix de la mise en place de ce service.

La finalité de la démarche a été respectée et on peut considérer la mise en place du VLS comme un levier pertinent. C’est une réponse effi-ciente pour réduire la pollution, le bruit et le trafic automobile en milieu urbain.

L’expérience orléanaise pourrait donc s’interrompre après ce constat. Le but est atteint, le service a fonctionné comme un catalyseur, une amorce nécessaire, et peut maintenant s’éteindre discrètement.

Ceci montre à quel point il est parfois au moins aussi important d’en-visager le terme d’un service que sa mise en place. Et garder en tête la finalité permet certainement de ne pas s’accrocher maladroitement à quelque chose qui ne peut fonctionner de façon pertinente qu’un certain temps (le mot « innovation » portait le sens de « renouvellement »).

Un des moyens d’amortir les 900 000 euros annuels qu’exige le contrat Vélo+ serait par exemple de prêter, de « sous-louer » l’infrastructure et le matériel à une ville avoisinante pour qu’elle aussi puisse « allumer la mèche », déclencher les mêmes réactions et passer le flambeau à une autre ville et ainsi de suite.

Malgré tout, peut-être faudra-t-il réitérer l’opération dans dix ans si la passion pour le vélo retombe, comme une piqûre de rappel.

A Orléans, le long-circuit a fonctionné pour plusieurs raisons très pragmatiques : outre le relief particulièrement plat de la Beauce, les ha-

� « Tour de France du vélo partagé » Article publié dans Le Monde 2, le 14.03.08, par Frédéric Potet

ITINÉRAIRES -.207

bitants sont relativement nombreux à posséder déjà une bicyclette, c’est une ville de taille moyenne où garer chez soi son deux-roues n’est pas une difficulté et où les vols et dégradations dans l’espace public sont li-mités.

Dans certaines villes (du même type qu’Orléans) le VLS ne peut pas être une solution en soi, il n’y a aucun intérêt à ce qu’il reste un simple raccourci de la pensée et de la pratique. En revanche, il pourrait bien devenir un outil pour révéler le potentiel cycliste des villes et de leurs habitants, et peut-être au-delà, un révélateur de l’aptitude d’un territoire à adopter et construire des pratiques écologiques.

ApoptoseL’épilogue du VLS orléanais conduit à réfléchir à la manière de pren-

dre en compte et penser le déclin d’un service dès sa conception�. C’est ainsi que l’association Emmaüs revendique sa propre fin : « Aidez nous à disparaître : agissez !!! »6. Le rêve, l’utopie ne sera atteinte que lorsque la misère et la pauvreté seront éradiquées, alors, Emmaüs n’aura alors plus d’utilité donc de raison d’exister : « […] la misère ne se gère pas mais elle se combat ! ».

Pour éclairer cette remarque, il me paraît utile de lorgner du côté des

� Pendant l’élaboration du projet de diplôme de Romain Thévenet (Ensci, juillet 2008), lui et Yoan Olivier évoquaient déjà la notion de « cycle de vie du service » en se disant que si les pro-duits « éco-conçus » par des designers nécessitent de penser le cycle de vie du produit (« craddle to craddle »), la conception de service devrait peut-être elle aussi se munir de ce type d’outil.� http://www.emmausagissons.fr/

Service.Vélo+.à.Orléans

HODOLOGIE DE L’INNOVATION208.-

sciences du vivant. On peut effectivement faire un parallèle avec un phé-nomène biologique tout à fait courant et même indispensable aux orga-nismes pluricellulaires. Ce phénomène, découvert en 1972, a pour nom apoptose (du grec : apo - au loin et ptosis - chute). Il est également appelé mort cellulaire programmée, ou suicide cellulaire. Voici comment il est généralement défini :

« On nomme apoptose le processus par lequel des cellules déclen-chent leur auto-destruction en réponse à un signal. C’est une mort cellu-laire physiologique, génétiquement programmée, nécessaire à la survie des organismes pluricellulaires. Elle est en équilibre constant avec la pro-lifération cellulaire. Contrairement à la nécrose, elle ne provoque pas d’inflammation. »7

La compréhension de ce processus donne des éléments de réponse sur la nécessité de rendre possible la « mort » d’un service, d’un produit, d’une infrastructure, d’une organisation ou en de toute innovation en général. Cinq points importants ressortent de la définition :

- la mort génétiquement programmée : le déclin est prévu dès la conception et fait partie intégrante du processus général.

- le déclenchement en réponse à un signal : la mort n’est pas program-mée de façon arbitraire. Il n’y a ni minuteur, ni compteur. Aucune durée ni estimation préétablie ne saurait être fondée. Le déclenchement est une réaction complexe à des stimuli extérieurs. Il demande une écoute fine du milieu et nécessite de créer des boucles. Il faut donc créer en même temps un dispositif permettant le feedback qui déclenchera le processus apoptotique (cela prend habituellement la forme d’une éva-luation plus ou moins continue et plus ou moins régulière).

- auto-destruction : le service est capable de gérer lui-même sa propre destruction. La décision et l’action viennent de lui-même. Il n’y a pas de recours à un agent destructeur et à une lutte de pouvoir ou d’influence.

- Il ne s’agit pas de nécrose : l’extinction doit se faire « sans douleur ». Il n’y a ni terrain de combat, ni dommages collatéraux, juste une dispa-rition plus ou moins progressive. D’où le dernier point :

- la notion d’équilibre avec la production : la production et l’extinction se font au regard l’une de l’autre.

Il ne s’agit pas d’une charte de bonne conduite mais d’éléments de réflexion pour appréhender plus largement la démarche d’innovation, le « in- » d’in-novation, mais aussi le « ex- » (ou le « out- ») caché derrière.

� source : wikipedia http://fr.wikipedia.org/wiki/Apoptose

ITINÉRAIRES -.209

L’extinction ou la mutation sont très souvent inéluctables, mais peu-vent se dérouler sans lutte ni autoritarisme s’ils sont envisagés dès le début et si la possibilité du terme, du passage ou de la transformation est intégrée dans le « code génétique » du service.

C’est en ce sens que l’on peut espérer parler positivement d’obsoles-cence programmée, ou disons « envisagée » (ou réflexive).

HODOLOGIE DE L’INNOVATION210.-

ITINERAIRE n°26 :

Enjeux du contrôle des processus d’adoption : les fumeuses

Dans son discours, Françoise Héritier rappelle la définition que donne le Larousse du mot « innovation » : « L’innovation est un processus d’in-fluence qui conduit au changement social et dont l’effet consiste à reje-ter les normes sociales existantes et à en proposer de nouvelles ». Elle ajoute plus loin que « l’innovation relève profondément de l’acceptation socio-culturelle ». Ce qui fait donc innovation, ce qui entérine l’innova-tion c’est sa réception, c’est l’ampleur de sa diffusion, son concours dé-terminant dans le changement des normes sociales existantes. Ce que les entreprises appellent« l’accueil du marché » et mesurent par le volume de ventes ou nombre d’inscriptions en fonction d’une prévision. L’inno-vation ne vaut que si le changement qu’elle propose est accepté par la culture du moment1, explique un conseiller en communication.

Dans les sociétés post- ou hyperindustrielles (selon les points de vue), le processus d’innovation intègre le mécanisme socioculturel.

« L’innovation est un mécanisme social qui joue un rôle central et ré-pété pour la création de valeur. »2

La question que l’on peut se poser est finalement, est-ce que l’adop-tion n’est pas aujourd’hui au cœur de la démarche d’innovation ?

Innover c’est ce n’est plus seulement inventer (-nover) et rendre dispo-

� Philippe Schoen, http://tenirparole.typepad.com/tenir_parole/2006/04/innovation.html� « La RATP et les enjeux de la compétition par l’innovation », prospective@RATP n°14�, novembre 2007, p.3

ITINÉRAIRES -.211

nible la novation en espérant que des gens l’adoptent, c’est désormais introduire la novation (in-), faire en sorte que l’acceptation ait lieu en un minimum de temps et par un maximum de gens : sans cette adoption, pas d’innovation. Elle était le résultat, elle devient la condition. Elle était l’aboutissement, elle est la raison. Elle était espérée, elle est prévue. L’adoption fait l’objet de stratégies. Le niveau ou la capacité de novation peut éventuellement en pâtir, car il est construit en fonction de la capa-cité du public visé à l’adopter ou de l’entité innovante à savoir rendre la société apte à la recevoir. L’enjeu pour les entreprises est clair : le contrô-le du processus d’adoption.

La nécessité de créer du nouveau est toujours là, elle l’a toujours été, mais elle semble passer au second plan, est-elle progressivement surdé-terminée par la réussite de l’adoption ? La troisième gouvernance mar-que-t-elle alors le passage à une nouvelle période de l’histoire de l’indus-trie où l’on pourrait presque définir l’innovation sans l’invention ou la découverte ? Ce sont de plus en plus la demande ou le besoin qui sem-blent conduire l’innovation. Il y a une phrase que l’on entend encore régulièrement dans les entreprises et chez les distributeurs : « C’est ce que veulent les gens ! ».Or, on est aujourd’hui en droit de remettre en question ce concept de « demande sociale » qui a dominé pendant des années les sciences sociales appliquées au monde industriel. « Si le chan-gement est nécessaire pour le développement des sociétés, les sociétés n’en veulent pas. C’est pourquoi il n’y a pas de « demande sociale ». La « demande sociale » est un artefact conceptuel nécessaire au marketing. Quand les sociétés ne veulent pas du changement que rend pourtant possible et nécessaire l’innovation (comme guerre économique), le mar-keting fabrique la demande sociale indispensable à la création d’un mar-ché. Demande sociale qui doit être solvable. »3 Stiegler explique, en s’ap-puyant sur Bertrand Gille et André Leroi-Gourhan, que les sociétés ne demandent absolument pas le changement. Les sociétés demandent au contraire la stabilité.

A l’heure de la « 3ème gouvernance » l’innovation est pourtant condamnée à accélérer, elle devient, selon ses théoriciens, conceptuelle, radicale et intensive. Conceptuelle, car liée à l’économie de la connais-sance et ne fonctionnant pas en apportant une réponse à un cahier des charges mais en proposant des concepts à explorer. Radicale, car non

� Bernard Stiegler, « Du design comme sculpture sociale, actes du colloque » : « Le design en question(s) », centre Pompidou, novembre 200�

HODOLOGIE DE L’INNOVATION212.-

incrémentale, mais issue de questionnements profonds induisant de nouvelles normes sociales. Intensive, car augmentant le rythme et la puissance de l’innovation. La réaction à laquelle tous sont en fait condam-nés est, sous l’aiguillon de la concurrence, de poursuivre sans relâche l’innovation, il s’agit d’un processus continu4. Passé un certain rythme, il est plus facile et rapide d’apprendre aux gens à désirer un produit en l’extrayant de son contexte et en le mettant en scène dans des situations désirables, de jouer avec la libido, que de le soumettre tel quel à leur ju-gement. Si l’appropriation progressive par la société est considérée com-me trop lente, il existe un arsenal de méthodes d’acceptation qui dimi-nuent considérablement ce temps quand le produit ou service est déjà conçu.

Durant plus de 1�0 ans, explique Bernard Stiegler, la société a trouvé son développement et son innovation en suscitant de la demande so-ciale par les techniques du marketing� : les études de marché, la publicité, etc. Le budget mondial annuel de la publicité représente actuellement �00 milliards de dollars. Au passage, le PNUD (Programme des Nations Unies pour le Développement) estimait en 19986 qu’il serait possible avec 40 milliards de dollars supplémentaires par an de s’attaquer pour de bon à la famine, aux problèmes d’accès à l’eau potable et à ces maladies souvent mortelles que l’on sait pourtant soigner à des coûts réduits7.

La publicité prend de nombreuses autres formes que le simple spot télévisuel ou radiodiffusé, l’encart magazine ou l’affiche. Le placement de produit dans les séries TV ou les films au cinéma par exemple est en général très discret (sauf pour les James Bond) et pourtant extrêmement efficace (récemment une des plus grosses sociétés de production de sé-ries américaines a signé un contrat avec Apple : depuis la plupart des ordinateurs qui apparaissent dans les commissariats, bureaux et salons de nos « séries préférées » sont des Mac). On peut également citer la publicité ciblée, gérée automatiquement par des algorithmes analysant les contenus de nos données, de nos communications, de nos recher-ches, c’est le cas de Google par exemple qui en a fait son modèle écono-mique : ce sont les utilisateurs eux-mêmes et à leur insu qui font en

� « Utopie et Innovation » par Philippe J. Bernard, 2100.org, 2002� Bernard Stiegler, « Du design comme sculpture sociale », actes du colloque : « Le design en question(s) », centre Pompidou, novembre 200�� PNUD, Rapport mondial sur le développement humain, 1998.� Patrick Viveret, Pourquoi ça ne va pas plus mal ?, éd. Fayard tranversales, 200�, p.30 et 31

ITINÉRAIRES -.213

quelque sorte le travail de prospection, puisque plus Google recueille d’informations (à travers le contenu des mails, des recherches, etc.), plus les publicités contextuelles qu’il affiche sont pertinentes et efficaces. On voit aussi l’apparition d’un marketing « de proximité » avec du bouche à oreille artificiel où des agents sélectionnés pour leur carnets d’adresses et leur « potentiel sociabilisation » élevé sont payés pour prêcher la bonne parole dans leur entourage.

Les techniques d’influence ou ce que Chomsky et Herman appellent la « fabrique du consentement »8 (en paraphrasant le livre de E. Bernays, The Engineering of Consent, 19��) sont pour partie inspirées des techni-ques de propagande (et en ont inspiré quelques unes lors de la seconde Guerre Mondiale)9. L’un des précurseurs en la matière fut, et ce n’est pas un hasard, le neveu de Sigmund Freud : Edward Bernays (1891-199�).

« Quand je suis revenu aux Etats-Unis, j’ai décidé que si on pouvait utiliser la propagande pour la guerre, on pouvait certainement l’utiliser pour la paix. Le mot « propagande » avait mauvaise presse parce qu’il était utilisé par le régime nazi. Alors, j’ai essayé de trouver un autre mot. Et on a trouvé « conseil en relations publiques ».10

Il créa donc un cabinet de conseil en relations publiques parce qu’il était persuadé qu’il était possible et même nécessaire pour conserver et développer l’industrie en temps de paix, d’influencer le comportement des masses en manipulant leur inconscient et leurs émotions irrationnel-les.

L’une de ces premières et célèbres opérations de manipulation de l’opinion publique consista à persuader les femmes de fumer, à la de-mande de l’industrie cigarettière américaine (American Tobaco Corporation), qui souhaitait étendre un marché stagnant. A cette époque, il était extrê-mement mal vu pour une femme de fumer en public (cette conduite est perçue comme vulgaire et déplacée). Il s’agissait donc de faire tomber le tabou de la consommation du tabac par les femmes. Bernays travailla

� Noam Chomsky et Edward Herman, Fabrication du consentement -De la propagande médiatique en démocratie, Agone, 2008� Avant la seconde Guerre Mondiale, le terme « propagande » n’était pas connoté négativement comme il l’est aujourd’hui, Bernays a d’ailleurs écrit, en 1928, un livre portant ce titre : Propaganda. Goebbels par exemple, s’est fortement inspiré de ses travaux et le mot propagande a fini par pren-dre la résonance péjorative que l’on connaît aujourd’hui.�0 Edward Bernays en 1991, extrait de la première partie du documentaire « The century of the self », Adam Curtis, BBC Four, 2002

HODOLOGIE DE L’INNOVATION214.-

avec un des premiers psychanalystes américains qui lui expliqua que la cigarette était un symbole phallique et du pouvoir sexuel masculin. S’il trouvait le moyen de connecter la cigarette avec l’idée de défier le pou-voir masculin, alors les femmes fumeraient, elles auraient en quelque sorte leur propre pénis.

Il profite alors du médiatique défilé pascal de New York (Easter Day Parade), le 31 mars 1929, pour atteindre l’opinion publique. Il persuade un groupe de riches et jeunes suffragettes (militantes qui réclamaient pour les femmes le droit de voter) de participer au défilé. Il les convainc de porter des cigarettes sous leurs vêtements, et à son signal, de les sortir et les allumer. Il informe au préalable la presse qu’un groupe de femmes s’apprête à protester lors du défilé en allumant ce qu’elles appelleraient les « torches de la liberté » (torches of freedom). Il savait que tous les pho-tographes seraient présent pour capturer ce moment et qu’il resterait gravé dans l’histoire comme un point de rupture, un virage radical dans l’évolution des mentalités populaires, un symbole : celui de jeunes et jo-lies femmes audacieuses qui affirment leur indépendance et leur moder-nité en fumant en public. Bernays s’appuie ouvertement sur ces notions de liberté et d’indépendance, auxquelles les Américains sont historique-ment et viscéralement attachés. Il met en branle des émotions et une mémoire commune en utilisant l’expression torches of freedom, renvoyant directement au symbole extraordinaire qu’est la statue de la liberté bran-dissant sa torche pour éclairer le monde. Il fait appel à un passé fonda-teur dans l’histoire des Etats-Unis qui stimule inévitablement l’incons-cient collectif et les sensations du peuple américain.

L’évènement fit effectivement sensation et le lendemain, on pouvait lire dans une colonne du New York Times : « group of girls puff at cigarettes as a gesture of freedom ». À partir de ce moment là, les ventes de cigarettes aux femmes se mirent à augmenter plus que significativement.

Bernays avait réussi à créer l’idée que si une femme fumait, elle devien-drait plus puissante et indépendante, idée qui persiste encore aujourd’hui. Il avait gagné son pari, il avait réussi à « transformer les normes socia-les » (innover) presque instantanément, avec un seul et unique acte sym-bolique.

L’important n’était d’ailleurs pas que les cigarettes rendent les femmes indépendantes (il serait absurde de croire qu’une simple cigarette puisse libérer la femme de sa condition), mais qu’elles se sentent indépendan-tes. C’est l’idée, le sentiment d’indépendance qui est vendu à travers la cigarette.

ITINÉRAIRES -.215

Ce n’est pas le produit qui entraîne un rejet des normes sociales exis-tantes (pour en proposer de nouvelles), mais la manipulation de l’opi-nion publique qui amène les gens à se procurer le produit pour avoir le sentiment de profiter d’un changement socioculturel ni tout à fait réel, ni tout à fait hypothétique (cette opération a probablement dû contri-buer à l’évolution des mentalités).

L’objectif de l’industrie cigarettière n’est pas du tout de transformer les normes sociales, mais de vendre leur produit au plus grand nombre de personnes possible, dès lors, la transformation des normes sociales n’est pas, pour eux, le but, mais le moyen d’atteindre l’objectif d’accrois-sement des ventes. Pour cela, la solution n’est pas de répondre à un be-soin, mais à un désir, qu’il faut créer auparavant. Le meilleur moyen de vendre, pour Bernays et ses successeurs, c’est de créer du désir.

Ce genre de méthode a toujours cours : en 2004, le lobby de l’industrie électronique (Filière Electronique et Numérique) adresse au gouverne-ment français un rapport (livre bleu), constitué de recommandations concernant le développement d’équipements électroniques en France. La FIEN voit dans les réticences populaires face aux technologies de surveillance un frein majeur à l’expansion de son marché. Ce rapport est

Publicité.pour.une.marque.de.cigarettes.dans.les.années.30

HODOLOGIE DE L’INNOVATION216.-

muni d’un sous-chapitre intitulé : « acceptation de la population »11. Voi-ci son contenu d’origine (cette partie du livre bleu ayant été modifiée peu après sa parution, suite aux réactions d’indignation que ce chapitre a suscité) :

« Acceptation par la population :La sécurité est très souvent vécue dans nos sociétés démocratiques

comme une atteinte aux libertés individuelles. Il faut donc faire accepter par la population les technologies utilisées et parmi celles-ci la biométrie, la vidéosurveillance et les contrôles. Plusieurs méthodes devront être développées par les pouvoirs publics et les industriels pour faire accep-ter la biométrie. Elles devront être accompagnées d’un effort de convi-vialité par une reconnaissance de la personne et par l’apport de fonc-tionnalités attrayantes:

- Éducation dès l’école maternelle, les enfants utilisent cette technolo-gie pour rentrer dans l’école, en sortir, déjeuner à la cantine, et les pa-rents ou leurs représentants s’identifieront pour aller chercher les en-fants.

- Introduction dans des biens de consommation, de confort ou des jeux : téléphone portable, ordinateur, voiture, domotique, jeux vidéo

- Développer les services « cardless » à la banque, au supermarché, dans les transports, pour l’accès Internet, …

La même approche ne peut pas être prise pour faire accepter les tech-nologies de surveillance et de contrôle, il faudra probablement recourir à la persuasion et à la réglementation en démontrant l’apport de ces technologies à la sérénité des populations et en minimisant la gène occa-sionnée. Là encore, l’électronique et l’informatique peuvent contribuer largement à cette tâche.»12

Une bonne innovation se conçoit et se juge à une adoption réussie. C’est ce qu’il ne faut absolument pas rater. Et il n’y aurait rien de pire qu’une adoption forcée, une acceptation contrainte qui engendrerait des frictions plus douloureuses que le maintien d’un existant problématique. Mais en dehors de l’aspect idéologique ou mercantile, on touche pour-tant bien là le nœud du problème. Au fond, l’assimilation n’est-elle pas ce qu’il y a de plus important ? Les méthodes d’influence de l’opinion publique sont, à certains égards, très déroutantes : si l’innovation est

�� voir la totalité du chapitre en annexe�� Livre Bleu – Grands programmes structurants, Propositions des industries électroniques et numéri-ques, juillet 2004, p. 3�

ITINÉRAIRES -.217

originellement un moyen permettant de changer des normes sociales établies, elle devient ici la fin, le but, et c’est le remplacement des normes sociales établies qui permet de pouvoir produire et vendre de la nou-veauté, l’objectif réellement recherché. Il s’agit de créer un marché pour pouvoir y introduire des produits nouveaux. Le contrôle et la gestion sociale sont au cœur du dispositif comme instruments d’absorption de la surproduction, ou de la nouveauté.

HODOLOGIE DE L’INNOVATION218.-

ITINERAIRE n°27 :

Usage pensé, consom-mateur déchargé…

L’usage penséNous avons vu que le temps de l’innovation est beaucoup plus court

que celui de l’appropriation sociale. Le rythme d’apparition des innova-tions qu’impose le marché ne permet pas aux usages des nouveaux ob-jets techniques industriels de s’établir, de s’installer « naturellement » au rythme de l’évolution des sociétés. Le temps d’ajustement nécessaire n’est pas laissé à la société et aux individus. C’est ainsi que se développe une production artificielle des usages comme modes d’emploi, eux-mê-mes configurés par des études de marketing, des règles d’ergonomie, des concepts du design et de la publicité, explique Stiegler dans le texte « Du design comme sculpture sociale ».

Le contrôle du processus d’adoption fait l’objet d’une lutte incessante entre les industriels et les consommateurs, un acharnement des entrepri-ses vers les utilisateurs. « A l’époque industrielle, les usages font l’objet de stratégies d’innovation et d’actions de marketing. »1 L’innovation est déterminée, l’acceptation du public et le changement social qu’il impli-que sont en quelque sorte pensés. Cette forme de contrôle social (« so-ciété de contrôle ») court-circuite la transindividuation, elle empêche la socialisation :

« […] le devenir des usages est devenu la préfabrication de ceux-ci comme adaptation et soumission de la société aux impératifs de retours sur investissement rapides, dans une situation de guerre économique qui est une guerre à l’innovation permanente, l’usage n’étant donc plus une

� Bernard Stiegler, « Du design comme sculpture sociale », actes du colloque : « Le design en question(s) », Centre Pompidou, novembre 200�

ITINÉRAIRES -.219

pratique, et les savoir-vivre, en quoi celle-ci consiste, étant tout aussi bien détruits, il apparaît que le processus d’adoption en quoi consiste la société a muté avec l’actuelle organisation industrielle de la vie : cette adoption n’est plus l’appropriation qui permet l’individuation, elle est au contraire la désindividuation et la prolétarisation généralisée. Observée au niveau macro-politique et macroéconomique, cette situation se tra-duit par la destruction des systèmes sociaux par le système technique, et par la liquidation des processus d’individuation psychique et collective en quoi ils consistent.»2

Un consommateur déchargé de son existenceCe qui caractérise la majorité des innovations qui s’appuient massive-

ment sur le contrôle des processus d’adoption, c’est d’un côté la dé-charge (soulager d’un poids) et de l’autre l’instrumentalisation, cette der-nière n’étant en général que le revers de la médaille de la première [voir itinéraire n° 23 : instrumentalisation et automatisation]. Ce qui est vrai pour les instruments est d’autant plus vrai avec l’industrie des services nous dit Stiegler :

« […] les sociétés de service, qui relèvent de ce que j’appelle l’âge hy-perindustriel, tendent à remplacer les entreprises industrielles classiques : elles déchargent alors les consommateurs de tout choix dans l’existence (l’achat d’un service n’est pas un choix, mais au contraire ce qui dé-charge de tout choix, c’est à dire de l’existence même. Et cela donne une existence sans poids, sans gravité, infantilisée, sans haut ni bas, ni nord ni sud : une existence désorientée, et du même coup, démotivée : sans motifs. » 3

Imaginons un fabricant de réfrigérateurs4, s’il souhaite innover, il pourra adopter plusieurs types de postures :

1) La première centrée sur la conception du produit : L’innovation sera plutôt incrémentale car le travail portera sur la forme des signes pour se différencier de la concurrence. On commencera par proposer une large gamme colorée avec des teintes métallisées comme pour les voitures, puis, on ajoutera un distributeur de glaçons, on concevra une « cave à vin » sur le même principe, etc. Cette approche très matérielle et

� Ibid� Ibid� L’exemple du réfrigérateur est revenu régulièrement dans les discussions sur la mailing list « design de service » des étudiants de l’ENSCI.

HODOLOGIE DE L’INNOVATION220.-

technique ne permet généralement pas d’aboutir à des innovations de rupture.

2) La seconde centrée sur la conception du service : le travail porte sur la forme de l’usage. Le réfrigérateur permet de disposer d’aliments frais lorsqu’on en a besoin, il faut donc concevoir un moyen de mettre à dis-position des clients et chez les clients, des aliments frais. L’entreprise pourrait donc abandonner la fabrication de réfrigérateurs et se lancer dans un service de livraison à domicile.

3) La troisième posture n’est pas centrée sur la conception de service pure où le produit est inutile ou déjà présent. Elle relève d’une approche qui associe la conception du produit et du service (comme les VLS). Cela se traduit souvent par le fait que la fonction du produit est intégrée dans un système qui ne nécessite plus la propriété. L’entreprise pourrait concevoir des réfrigérateurs qui ne seraient pas vendus mais loués (com-me Xerox le fait avec ses photocopieurs). C’est le service que rend l’ob-jet qui compte�. Le client paie en fait un droit un d’accès, une mensualité « d’utilisation » qui lui évite d’avoir à sa charge la maintenance, puisque le service comprend l’entretien, la réparation, etc. L’avantage poten-tiel de cette démarche est la durabilité (en théorie, pas nécessairement dans la pratique) [voir itinéraire n°2� : Des courts-circuits pour faire des longs-circuits et l’obsolescence envisagée du service]. La conception du produit sera orientée sur l’optimisation de la longévité, la fiabilité, le remplacement des pièces, peut-être même la modularité. C’est dans l’in-térêt du fabriquant et de l’opérateur qui a la charge de la maintenance et devra faire vivre son produit avec plusieurs clients successifs. Cela permet également de faire évoluer l’offre avec plus de souplesse, en fonction des besoins du client (un petit frigo pour un célibataire, grand pour une famille, etc.).

La plupart du temps, le recours au service est perçu comme une pos-sibilité de se soustraire à une activité jugée contraignante, chronophage, ou avilissante. Déléguer cette tâche, c’est alors ne pas avoir à faire, ne pas avoir à se soucier, ne pas avoir à comprendre le fonctionnement, ne pas

� Notons que la première posture peut aboutir plus ou moins au même résultat, par la voie de l’implémentation technologique. L’innovation revient souvent à ajouter de nouvelles capacités permises par les nouvelles technologies. Puisque la question se pose en ces termes : comment gonfler la valeur ajoutée des frigos ? La réponse donnée par les promoteurs des « frigos intelli-gents » se résume à placer un écran connecté à l’Internet dans la porte: le frigo lira les codes barre ou puces RFID et établira la liste des courses et effectuera automatiquement des commandes sur le Web pour que l’utilisateur soit livré dans les 48h, il pourra également avoir une liste de recettes en fonction de ce qu’il reste dans le réfrigérateur.

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avoir à réfléchir, ne pas avoir besoin de savoir ce que l’on fait… bref, ne pas être acteur de sa propre vie. Cela crée une distance telle qu’elle écar-te l’utilisateur de la décision et de la conscience des enjeux. Cette prise en charge est autant un soulagement, qu’une dessaisie. Se décharger, c’est aussi se priver de sa capacité de décision et finalement de sa liberté d’action d’une certaine façon.

Des relations humaines marchandisées ?L’autre aspect embarrassant des services et des systèmes locatifs est

l’absence de frontière claire entre la mutualisation (mise en commun, partage) et le commerce. Si l’entretien des « objets partagés » est payant et ne doit pas être laissé entre les mains de non-professionnels, jusqu’où peut-on laisser les relation humaines (coup de pouce, échange de servi-ce, don...) se convertir en relations commerciales ? Jusqu’où l’économie de marché peut se substituer à l’économie du foyer ? Cela pose la ques-tion des limites de la marchandisation des services mais aussi celle des relations humaines. Prenons par exemple le cas des sites de covoiturage, tant plébiscités actuellement, qui organisent, institutionnalisent et pro-fessionnalisent la pratique de l’autostop ou le fait de s’arranger entre collègues, voisins ou parents d’élèves pour économiser les frais de trans-port, par souci écologique ou simplement par convivialité ou solidarité. Ce type d’infrastructure permet d’élargir le champ d’action des usagers en maintenant la confiance par le truchement d’un réseau d’adhérents identifiés et rémunérés en conséquence (les automobilistes). Autrement dit, toute personne cherchant à aller d’un point A à un point B peut utiliser un réseau de transport « écologique » et peu onéreux sans forcé-ment connaître le conducteur ni avoir à négocier avec lui. La gestion du covoiturage permet de rationaliser, de réaliser des économies d’échelle, d’élargir considérablement les possibilités et de diminuer les querelles et malentendus en fonctionnant comme un tiers de confiance avec un sou-ci d’équité. Mais cela ne risque-t-il pas de menacer des actes et des prati-ques plus libres, indépendantes, altruistes et désintéressées ? Le mot « covoiturage » lui-même, dont le l’usage s’est généralisé dans le langage courant pour dire que l’on partage la place disponible dans sa voiture avec quelqu’un ou que l’on profite de la place disponible dans la voiture de quelqu’un, implique l’idée d’une contrepartie. Illich critiquait déjà en 1977, dans Le chômage créateur, le caractère parfois mutilant de la profes-sionnalisation et des activités qui en sont à la limite : « La dépossession des mots, l’appauvrissement et la dégradation du langage courant dans

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une terminologie bureaucratique correspondent exactement à cette for-me particulière de dégradation de l’environnement qui a dépossédé les gens de leur pouvoir de se sentir utiles dès lors qu’ils n’étaient pas em-ployés contre salaire. »6 Sans aller jusqu’aux exemples qu’Illich évoquait dans le domaine de l’éducation et de la santé, les services et l’économie des services ne compromettent-ils pas les relations humaines en les pla-çant trop systématiquement dans le champ très normé et réducteur de l’économie ?

Ainsi, que penser de ce que l’on appelle les « services à la personne » ? Selon le gouvernement7, ce secteur d’emploi a généré en 2007 14,2 mil-liards € de chiffre d’affaires. 1,9 million de particuliers emploient des salariés à leur domicile. Ce secteur a créé et crée encore des emplois, qui plus est des emplois a priori stables, dotés d’une valeur ajoutée sociale. Assistantes maternelles, nourrice, aide ménagère, soins à domicile, livrai-son à domicile, jardinage, etc. : mais ne risque-t-on pas de nous diriger vers une société où même les liens familiaux et les coups de mains sont assujettis au système d’échange monétaire et les activités les plus banales déléguées à des professionnels qualifiés, diplômés et rémunérés ?

Un consommateur prolétariséStiegler ajoute que la décharge dont semble se féliciter le consomma-

teur le prive également de savoir-faire. En devenant un simple utilisateur (d’un instrument ou d’un service qui le décharge), il cesse d’être un pra-ticien, il se dessaisit d’un savoir :

« […] Ce capitalisme de service […] généralise un processus de pro-létarisation où les producteurs ont perdu leurs savoir-faire, tandis que les consommateurs ont perdu leur savoir-vivre – et où la vie a du même coup perdu toute saveur […] »

Est prolétarisé celui qui perd son savoir : le producteur prolétaire perd son savoir-faire, passé dans la machine, et il devient pure force de tra-vail ; le consommateur prolétaire perd son savoir-vivre, devenu mode d’emploi, et il n’est plus qu’un pouvoir d’achat. » 8

Pierre-Damien Huyghe va même encore un peu plus loin en se de-mandant si, fondamentalement, le consommateur n’est pas plus qu’un

� Ivan Illich, Le chômage créateur, Seuil, 1977, p. �1� http://www.servicesalapersonne.gouv.fr/les-services-a-la-personne-(2064).cml?� Bernard Stiegler & Ars Industrialis, Réenchanter le monde, la valeur esprit contre le populisme industriel, Flammarion (Champs essais), 2006, p. 4�

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utilisateur docile et solvable, un employé du système (indispensable au système) [voir itinéraire n° 31 : Innovation : stigmate ou issue du capita-lisme ? ].

Extrait de l’entretien :

A.D. : « Vous affirmez sans détour que « le consommateur est un employé du système industriel ». En quoi cela consiste ?

P-D.H. : « Je pense effectivement que la société de consommation, comme on dit, ça consiste à poser le consommateur dans un emploi. Je vais reprendre l’exemple de la photo qui est déterminant dans ma façon d’entrer dans l’explication des problèmes : si j’utilise un appareil appau-vri, qui n’est plus un appareil mais un instrument, un instrument photo-graphique, je vais pouvoir faire efficacement des images, je vais pouvoir en faire beaucoup. Me sera épargné, ou économisé, tout un temps de décision : quelle sensibilité, quelle ouverture de diaphragme, quel temps de pause, etc. Et en même temps je rentrerai dans une ligne de produc-tion qui fera que je ne serai pas le producteur de mon image, puisque dans le préréglage de l’instrument, quelque chose a déjà été décidé. Je ne dis pas que tout a été décidé, en tout cas pas le moment où j’appuie, mais enfin, beaucoup de choses ont déjà été décidées. Autrement dit, je tends à être, en effet, un employé d’une ligne de production dont les décisions sont antérieures à mon propre geste. Et ça c’est une situation d’emploi, ce n’est pas une situation de travail. Pour moi, l’employé, c’est celui qui n’a pas à décider de son opération, mais qui a à exécuter une tâche. Alors que ce que j’appelle « travail », ou ce que je voudrais qu’on appelle stric-tement « travail », c’est une autre relation à... justement ça implique dans le geste même quelque chose qui est de l’ordre d’une décision ou d’une série de décisions. Plus il y a de décisions à prendre et, donc, plus il s’opère d’orientations dans le moment de faire, plus c’est du travail. Et je pense qu’une grande évolution de l’industrie consiste précisément à épargner le travail. L’industrie aura consisté à épargner le travail et fina-lement à nous structurer comme des employés. »

A.D. : « Et ça peut poser quels problèmes ? »P-D.H. : « Ça pose comme problème que, disons, dans le temps de

production, à chaque fois que nous faisons quelque chose, nous sommes assignés. Le fait d’opérer perd en valeur décisive. En même temps ça facilite beaucoup de choses. Il est évident qu’il est beaucoup plus facile de faire des photos aujourd’hui avec des instruments photographiques,

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avec des appareils automatisés qui ne sont plus tout à fait des appareils que se demander... En fait, ce que ça nous épargne, c’est le fait de se demander quelque chose.

Je reviens au sentiment dont vous parliez avant cet entretien et qui concernait notre rapport à la vitesse. Finalement, c’est de ce côté que je vois votre problème : la vitesse, c’est peut-être d’abord la facilité. La fa-cilité en tant qu’elle nous épargne la délibération, c’est-à-dire le traite-ment de questions comme : qu’est-ce que je suis en train de faire et qu’est-ce que je décide de faire lorsque je fais. Si vous avez un appareil dont vous devez ajuster les réglages et si ces réglages en plus sont réci-proques, vous ouvrez forcément une question : « qu’est-ce que je suis en train de faire ? », forcément. Alors ça n’est pas rentable. Mais si ça n’est pas rentable au sens économique, c’est quand même inscrit dans les pos-sibilités de la technique.

A.D. : « Si je comprends bien, le seul avantage qu’il y aurait à utiliser de temps en temps, ou régulièrement un instrument, ce serait dans un but de rendement et de calculabilité, dans une op-tique économique au sens large. Les choses iraient-elles donc mieux si l’on utilisait des appareils au détriment des instruments ou des machines-instrument ? »

P-D.H. : « Je ne dis pas qu’il ne nous faut auprès de nous que des ap-pareils. Qu’on ait besoin d’instruments ne me semble pas discutable. Ce que je dis, c’est que ça ne nous suffit pas. C’est-à-dire que si notre rap-port à la technique est seulement un rapport d’instrumentation, ou si ce que nous faisons de nos techniques – parce que c’est nous qui faisons ça – c’est seulement qu’elles nous assignent à une relation d’instrumenta-tion, alors il y a quelque chose qui nous manque. Par ailleurs, il y a des instruments pertinents. Je ne conteste pas ça. »

A.D. : « Vous disiez que l’on avait aussi intérêt parfois à utiliser des instruments, dans quel cas, et dans quel but ? »

P-D.H. : « J’ai besoin d’un marteau périodiquement. Oui, j’ai besoin, à certains moments d’un bon marteau qui ne me pose pas de question et avec lequel je ne me pose pas de question. Mais, je le répète, si tout mon rapport à la technique est un tel rapport d’instrumentation, alors il y a quelque chose qui manque. »

La conception et le contrôle des usages évitent que les gens se posent

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des questions (ce qui pourrait mettre en danger le modèle économique dominant) et évitent également aux gens de se poser des questions : quelque part, il est plus confortable de se laisser guider (« Il y autant de paresse que de faiblesse à se laisser gouverner », disait La Bruyère). D’un autre côté, l’apparition de pratiques telles que le crowdsourcing 9 tendent à valoriser les savoirs et les savoir-faire des utilisateurs comme le fait Wi-kipedia (sans rémunérer ses contributeurs, qui sont avant tout utilisa-teurs et sans faire commerce du contenu), mais tendent également à professionnaliser des pratiques amateurs ou bénévoles10 comme le fait iStockphoto avec du micropaiement ou Innocentive sur des rétributions conséquentes à des chercheurs professionnels.

Ce que posent ou sous-entendent ces philosophes, c’est que les indivi-dus tendent à être des employés : leur sont attribués des rôles, des ta-ches, ils suivent des codes, des directives, des prescriptions des métho-des. Et ce mode de fonctionnement qui semble prendre de plus en plus d’importance les enferme apparemment dans un rapport antidémocrati-que à la technique.

Un consommateur déresponsabiliséLa location, la maintenance, le fait de ne plus être propriétaire pose

aussi quelques problèmes, par exemple le soin que l’utilisateur y met ou pas. [voir itinéraire n°2� : des courts circuits pour faire des longs circuits] La location donne le droit de ne s’occuper de rien (hormis d’éventuelles pénalités financières comme l’encaissement de la caution), la conscience est comprise dans le prix. Le consommateur paie un service et achète simultanément le droit de ne pas s’occuper et le droit de dégager sa conscience. Selon Stiegler : « à la différence de l’économie industrielle classique, qui fournissait des biens matériels de consommation amélio-rant la vie quotidienne, tels les appareils électroménagers, l’économie des services détruit le jeu social lui-même, c’est-à-dire l’individuation en tant qu’elle constitue un processus essentiellement participatif […] » 11

Dans son feuilleton « Sortir de l’industrie », Deun, reprenant l’hypo-

� Le crowdsourcing consiste à utiliser la créativité, l’intelligence et le savoir-faire d’un grand nombre d’internautes, rémunéré ou non. La traduction littérale de crowdsourcing est « approvi-sionnement par la foule ».�0 voir l’article en ligne d’Hubert Guillaud : « La montée du crowdsourcing » , publié sur Internet Actu le 1er juin 2006�� Bernard Stiegler et Ars Industrialis, Réenchanter le monde, la valeur esprit contre le populisme industriel, Flammarion Champs, 2006, p.48

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thèse d’Ellul d’une industrie conduite par un système technicien, expli-que : « Le système pourvoit aux « besoins » des personnes, sans nécessi-ter d’elles d’autre engagement que le désir d’en consommer les produits. Autrement dit, le fonctionnement du système autorise l’absence de res-ponsabilité ». 12

Les intentions ne sont pas nécessairement en cause, par exemple, la mise en vente d’automobiles à consommation réduite, loin de faire bais-ser la consommation d’essence, l’augmente au contraire : puisque le coût de la distance de transport revient moins cher, cela ouvre la possibilité de voyager plus ou sur de plus longues distances [voir itinéraire n° 4 : Intel et la RATP : des parades à la saturation]. En écologie, cet « effet rebond » est appelé « paradoxe de Jevons », du nom de l’économiste bri-tannique William Stanley Jevons (183�-1882) : lorsque les améliorations technologiques augmentent l’efficacité avec laquelle une ressource est utilisée, la consommation totale de cette ressource peut augmenter au lieu de diminuer.13

Au-delà de l’irresponsabilité, le court-circuitage de la conscience crée une distance avec la réalité. Les pilotes de Predators (drones de l’armée américaine) ne sont même pas sur place, mais à Nellis, en Basse-Califor-nie. Tout se passe comme s’ils jouaient à un jeu vidéo à distance, avec une arme bien réelle au bout : I go from the gym and step inside Afghanistan, or Iraq... It takes some getting used to it. At Nellis you have to remind yourself, ’I’m not at the Nellis Air Force Base. Whatever issues I had 30 minutes ago, like talking to my bank, aren’t important anymore. On ne réalise définitivement plus que l’on détruit ou que l’on tue, comme (ou plutôt davantage que) les sujets de l’expérience de Milgram14 mesuraient mal le supplice qu’ils infligeaient à « l’élève » et leur degré de soumission à l’autorité.

Lorsque l’innovation, pour être mieux acceptée, est pensée comme un mode d’emploi, le destinataire devient un utilisateur au sens strict du terme. La conception non pas seulement de l’objet mais des usages em-

�� Deun, Sortir de l’industrie (3/�), « « Le meilleur des systèmes »... Quels sont les présupposés culturels de l’industrialisation ? », publié le samedi 24 mars 2007 sur le site http://www.decrois-sance.info�� Article d’Alain Gras, « Les trois effets rebond », La décroissance, n°�0, juin 2008, p.12�� De 1960 à 1963, le psychologue américain Stanley Milgram mène une série d’expériences, permettant d’estimer à quel niveau d’obéissance peut aller un individu dirigé par une autorité qu’il juge légitime et à voir le processus qui mène à un maintien de cette obéissance ; notamment quand elle induit des actions qui entrent en contradiction avec son système de valeurs morales et éthiques.

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pêche une véritable appropriation. Aucun détournement n’est possible, aucun choix ni prise de décision. L’innovation ne permet alors pas de s’individuer, l’individu est écarté des enjeux au point d’être totalement déresponsabilisé. L’industrie des services accentue d’avantage cette des-saisie et court-circuite directement la transindividuation. Le résultat d’un manque d’implication du consommateur et des courts-circuits « ratés » (c’est-à-dire qui ne mènent pas à des longs-circuits) ne se résume pas qu’à un affaiblissement démocratique, de la désindividuation ou une existence désorientée et insipide, il peut également engendrer frustra-tions ou dépressions. Theodore Kaczynski, alias Unabomber1�, explique cela avec le concept de « processus de pouvoir »16. On peut résumer brièvement son propos ainsi : les êtres humains ont besoin d’exercer un pouvoir, processus décomposable en quatre éléments : le but, l’effort, la réalisation et l’autonomie (ce sont les trois premiers qui nous intéressent ici). Tout individu doit avoir, selon lui, des buts permettant d’exercer ce pouvoir. L’individu qui obtiendrait tout ce qu’il veut simplement en le désirant aura énormément de pouvoir, mais aura aussi de sérieux problè-mes psychologiques : à terme l’ennui, la démoralisation et certainement la dépression l’atteindront. Inversement, celui qui ne verrait jamais ses efforts récompensés succomberait au défaitisme et risquerait d’être ron-gé par la frustration. Ainsi, pour éviter ces problèmes psychologiques, un être humain a besoin de buts qui nécessitent un effort, et il doit avoir une chance raisonnable d’aboutir à ses fins. Pour éviter ou du moins compenser cela, dans une société où le consommateur et l’utilisateur sont de plus en plus déchargés et prolétarisés, cette dernière a tendance à pourvoir à leur besoin d’exercer leur processus de pouvoir en générant et proposant ce que Kaczynski appelle des « activités compensatrices ». Elles sont dirigées vers des buts artificiels vers lequel chacun peut tendre et œuvrer (les plus populaires et visibles étant les « loisirs créatifs » dont les grandes enseignes de bricolage font leurs choux gras). Cette tentative de pondération pour compenser la perturbation d’un équilibre délicat [voir itinéraire n°19 : Perturbation des systèmes complexes : le barrage] ne fait que confirmer et renforcer la place d’employé que tient l’utilisa-teur.

�� Mathématicien et terroriste américain. Arrêté en 1996, il a fait l’objet de la chasse à l’homme la plus coûteuse du FBI. Il s’est battu contre ce qu’il percevait comme le péril du progrès techno-logique, en s’engageant pendant 18 ans dans une campagne d’envoi de colis piégés à diverses personnes, faisant trois morts et 29 blessés.�� Theodore Kaczynski, La société industrielle et son avenir, éditions Hache, 2002, p. � §33-37

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ITINERAIRE n°28 :

Conception et expérien-ce usager : de Ford à la prospective du présent

Lors d’une conférence en 2007, Saadi Lahlou, en charge du labora-toire de design cognitif à EDF R&D, insistait sur l’importance de pren-dre en compte l’utilisateur de façon sérieuse, pas en le traitant comme un sujet de recherche, mais comme une sorte de collaborateur, détenteur de connaissances et de savoirs. « Si le concepteur est bien l’expert des pos-sibles [souhaitables], l’utilisateur est l’expert de sa propre activité »1, cla-mait-il. Pour illustrer ce propos, voici le témoignage d’une factrice exer-çant dans le secteur coliposte, qui donne tout son sens à la remarque précédente :

Les gens ne s’en rendent peut-être pas trop compte, mais il y a beaucoup d’innova-tions à la Poste, notamment pour améliorer l’efficacité et les conditions de travail des facteurs, et en général c’est plutôt bien vu, ça convient même très bien. Dans mon travail de livraison, les colis sont placés à l’arrière de la camionnette, mais pour éviter à chaque arrêt d’aller à l’arrière du véhicule et d’ouvrir les portières pour aller cher-cher le paquet, comme tous les autres facteurs, je m’organise en posant à côté de moi (place passager) les paquets les moins volumineux que j’aurai à livrer dans la pro-chaine portion de ma tournée, ça m’évite de perdre du temps. Le problème c’est qu’il arrive parfois que ces colis attirent la convoitise car ils sont visibles de l’extérieur, ainsi quelques vols on été recensés. Pour que les facteurs ne se fassent pas voler leur colis, un nouvel aménagement du véhicule a été conçu : à l’arrière des casiers intégrés

� Saadi Lahlou (chef du labo de design cognitif à EDF R&D) lors des « Entretiens du nouveau monde industriel » le 27 novembre 2007 au centre Pompidou.

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pour ranger les colis dans l’ordre et par taille et à l’avant, à place du passager, une « cabine » de plexiglas fermée pour nous dissuader définitivement de poser les colis à portée de main et au yeux d’éventuels voleurs. Mais je sais comment ça va se passer, on va essayer de trouver de la place pour les petits colis juste à côté de nous, c’est-à-dire sur le tableau de bord, par terre, à côté des pédales, ça deviendra dangereux. Les concepteurs ne se rendent absolument pas compte que ça complique le travail, ça le retarde alors même que l’on est priés d’aller de plus en plus vite, sur des tournées souvent de plus en plus longues qui doivent pourtant être bouclées dans le même temps que les précédentes. En voulant diminuer les vols et améliorer notre organisation (de toute évidence sans nous demander notre avis), ils réduisent notre rendement, augmen-tent les risques d’accidents et rendent le travail plus fastidieux. C’est un peu normal finalement, ces gars là sont dans la théorie, dans leur bureau, et ne connaissent pas la pratique : ils ne peuvent pas répondre correctement. Moi je suis prête à recevoir une de ces personnes pour qu’elle m’accompagne sur une tournée. Je n’aurai même pas besoin de lui dire grand-chose, elle s’apercevra d’elle-même des soucis, des contraintes, et des possibilités. Ça ne leur coûterait qu’une demi journée de leur temps et ça évite-rait pas mal d’aberrations et d’incohérences. 2

Le témoignage de cette factrice montre la nécessité de prendre en compte l’expérience vécue ou transmise par le pratiquant. On ne peut imposer à une personne quelque chose d’inadapté et qui aplatisse les aspérités de la pratique en place. Le risque d’une innovation menée ex-clusivement par des experts ou des professionnels de la conception (in-génieurs, designers, etc.), c’est d’être d’emblée dans la solution et pas dans la compréhension. Sans remonter au terrain et à l’expérience de l’utilisateur, il paraît en effet difficile d’être en adéquation avec le bénéfi-ciaire.

D’un autre côté, pour certains innovateurs, le terrain et l’avis de l’utili-sateur est un poids qui empêche de se libérer de la pesanteur de l’exis-tant, de l’attraction du déjà connu qui briderait l’imaginaire ; une posture que résume assez bien cette célèbre phrase d’Henry Ford (1863-1947) : « Si j’avais demandé à mes clients ce qu’ils voulaient, ils m’auraient ré-pondu : un cheval plus rapide ». Steve Jobs dans une interview accordée au magazine Fortune en mars 2007, reprend le même leitmotiv : « Vous ne pouvez pas demander aux gens ce que va être la prochaine grande révolution. » Cependant, il propose et applique une vision qui retourne le problème puisqu’il part du principe que chaque employé est un utili-sateur, un client potentiel, qu’il a une pratique, une passion, un intérêt, et

� Témoignage recueilli le 28.08.08 à Clermont-Ferrand, Puy de Dôme

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donc une expertise dans tel ou tel domaine. En résumé, il serait inutile de partir des gens, de sortir voir de quoi ont besoin les gens, d’aller leur demander leur avis, parce que l’entreprise est faite de « gens ». Il y a dans chaque développeur, cogniticien, ingénieur, designer, manager, directeur marketing, un vidéaste amateur, un bloggeur, un fan de rock progressif, un musicien, chacun d’entre eux prend des photos de ses enfants en vacances, fait les comptes et budgétise les dépenses du foyer, organise son emploi du temps, chatte avec ses amis, fait des achats en ligne, re-garde des films sur dvd, etc. : « On a fait iTunes parce qu’on adore la musique. Et ensuite on voulait pouvoir emmener toute cette musique avec soi. Il ne s’agit pas de tromper les gens et de les convaincre qu’ils ont besoin d’un produit alors qu’en fait pas du tout. On se pose juste la question de savoir ce dont on a besoin, nous. Et je crois qu’on n’est pas mauvais ensuite pour savoir si d’autres personnes que nous-mêmes auront envie de la même chose. C’est pour ça qu’on est payés. »3 C’est une démarche assez humble au fond, il suffit de considérer l’employé non plus seulement comme une simple fonction de l’entreprise, mais comme apport extérieur impliqué personnellement, dans sa vie privée, par les sujets sur lesquels il travaille à l’intérieur (et de faire les embau-ches en conséquence).

Ford, lui, se contentait d’observer que le commun des mortels ne peut avoir la capacité d’imaginer ce qui n’existe pas encore et comptait sur la figure transgressive de l’entrepreneur pour oser proposer un futur tota-lement différent et le réaliser. Selon le point de vue de Ford, l’Innovation avec un grand I, la « prochaine grande révolution » ne peut pas venir des gens mais de la volonté et d’une vision portée par un homme ou un petit groupe et supportés par des spécialistes, des concepteurs, puis-qu’elle nécessiterait des compétences pointues dans des domaines épars, ce qui suppose a priori la mise hors jeu du récipiendaire. Cette vision innovante et disruptive disqualifie l’attention prêtée au client, considérée plutôt comme un simple moyen d’amélioration. L’avis du client serait utile pour apporter des améliorations, mais en aucun cas il ne pourrait être à l’origine ou le point de départ d’une innovation, d’un réel boule-versement. L’opposition entre une approche en rupture sous l’impulsion d’un entrepreneur ou de spécialistes d’un domaine donné et une appro-che davantage incrémentale impulsée par l’écoute des clients est pour-tant dépassable. Le quidam n’a certes pas la réponse, mais ne faut-il pas

� Steve Jobs, CEO de Apple, dans le magazine américain Fortune, 7 mars 2008.

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attendre de lui autre chose qu’une solution ? La question n’est peut-être pas posée correctement, et n’est peut-être pas suffisante. Il faut savoir aller au-delà de ce qui est dit. « Si vous posez une question comme celle imaginée par Ford, il y a effectivement de grandes chances pour que vous ayez une réponse qui soit une solution et non une attente insatis-faite.

- « Que voulez-vous de mieux ? »- « Un cheval plus rapide »- « Pourquoi voulez-vous un cheval plus rapide ? »- « Pour me rendre à mon travail plus rapidement »- « Pourquoi avez-vous besoin de vous rendre à votre travail plus rapi-

dement ? » « Le client veut-il un cheval plus rapide ? Non, il veut faire son travail ;

à Ford d’imaginer le moyen de locomotion le plus rapide ! »4

Le clivage entre « innovation stratégique » et « innovation client », en-tre une attitude pionnière et une posture déductive n’est pas inévitable car les deux approches peuvent être complémentaires. Il y a certaines manières de poser les questions et de recevoir les réponses. Il circule dans les conférences sur ce sujet un exemple célèbre, celui du poste ra-dio-cassette jaune de Philips : Philips organise un focus group où les gens doivent choisir la couleur du l’appareil : soit noir, soit jaune. De façon quasi unanime le choix se porte sur le jaune : les participants le trouve plus joyeux, plus sympathique, plus dynamique, etc. Mais, quand en remerciement, on leur permet avant de quitter la salle de choisir cha-cun un poste comme cadeau, tous les participants repartent avec un poste noir : « ben oui, vous comprenez, ça va mieux chez moi, c’est plus discret… ». Cet exemple montre à quel point l’avis de l’utilisateur-client est indispensable mais pas suffisant, la prise en compte du contexte auquel il est lié et de l’ « écosystème » dont il fait partie sont également nécessaires.

Justement, notamment au Royaume-Uni, tout un pan du secteur de la conception de service (les agences Live-work, Engine…) et des think tanks travaillant pour les services publics (Demos, Red…) envisagent la conception de service dans ce sens : le postulat est que les besoins, les problèmes, les intérêts, les envies, ne sont exprimables que par les prin-cipaux concernés, mais qu’il doivent être interprétés et recoupés pour en

� http://www.paperblog.fr/766581/pour-en-finir-avec-le-clivage-voix-du-client-et-vision-strategi-que/ Publié le 03 juin 2008 par Marianne Dekeiser

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extraire l’essence. Une partie de la méthode générale utilisé par Live-work par exemple, consiste dans un premier temps à aller à la rencontre des gens concernés, d’échanger avec eux (divers moyens peuvent être adoptés en fonction des personnes, du sujet, de la situation, etc. : discus-sion libre, utilisation de support, croquis sur un plan, questionnaire, les accompagner une journée dans leurs activités, etc.). Cela dans le but de dégager des « insights », c’est-à-dire des phrases, constats exprimés di-rectement ou indirectement par les gens, qui soient représentatifs (et synthétiques) d’un des enjeux sur lequel il faudra ensuite travailler. On peut parler d’« intuition fondée », il s’agit de ressentir des éléments de comportement qui montrent le fonctionnement des utilisateurs et per-mettent de cibler un point d’entrée pour le projet. Il est d’ailleurs préco-nisé de porter son attention sur un petit nombre de personnes très dif-férentes, presque aux extrêmes, plutôt que de privilégier un panel très large et trop représentatif. Les bonnes idées viennent des marges et les comportements exagérés révèlent d’autant mieux les nœuds et les possi-bilités. Le Design Council britannique, par le biais de son « agence » RED, créé de futurs services avec et pour la population. Des équipes pluridisciplinaires démarrent les projets en observant les situations à tra-vers les yeux des utilisateurs finaux des services publics. Pour le pro-gramme « Ageing » (relatif au devenir des services publics dans une so-ciété de plus en plus âgée), RED a établi une série de portraits de personnes « âgées » et de leur entourage. Chaque visite a permis de faire remonter des notions clefs (à partir de propos et de répliques a priori anodines) révélant les enjeux qui dessineront les futurs services. De nou-veaux paradigmes se construisent : « aucun de nous n’a été vieux avant » plaisante l’un des interviewés. L’âge n’est plus un facteur prédicatif des attitudes, des comportements, des besoins ou des aspirations, c’est une façon pauvre de cibler les usagers ou des segmenter les services : « il s’agit de la manière dont on se sent, pas de l’âge que l’on a ».

Cette approche teintée de maïeutique rejoint celle que prônent quel-ques personnes qui travaillent sur une nouvelle forme de prospective : « la prospective du présent ». Cette prospective ne prétend pas apporter des solutions élaborées par quelques uns qui « savent », comme il y a trente ans, elle n’est pas envisagée seulement comme un moyen d’antici-per, mais cherche dans le présent les transformations déjà à l’œuvre : En effet, la prospective classique s’efforce d’imaginer des futurs possibles, des « futuribles ». Ces futuribles, en général proposés par des experts aux décideurs, ont tendance à se restreindre, jusqu’à conduire à une sorte de pensée unique... La prospective du présent

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postule plutôt la construction de futurs souhaitables. Cherchant à accroître les marges de manœuvre des acteurs, cette démarche s’oppose à la fois à l’idée d’un avenir fata-lité et à une pensée hégémonique, dans la mesure où elle appréhende les différents as-pects des phénomènes et organise une large confrontation des points de vue. La pros-pective du présent repose sur un parti pris, qui va peut-être vous paraître angélique : un principe d’« optimisme méthodologique ». Alors que la science exerce une fonction critique (et les sciences sociales excellent à dénoncer tous les dysfonctionnements), la prospective du présent s’efforce de percevoir ce qui fonctionne bien, et surtout ce qui est innovant, ce qui surprend, et que nos systèmes de pensée actuels ne nous permettent pas de voir. D’où sa volonté de « décaler » les regards, de déranger les représentations dominantes pour donner à voir les transformations déjà à l’oeuvre. Et si ces transfor-mations semblent aller dans le sens des futurs souhaitables, ceux que le débat a construits, alors elle les utilise comme levier de changement, de manière à encourager les évolutions nécessaires, en engageant des initiatives prospectives capables de les mon-ter en généralité. �

Voici un des exemples que donne Edith Heurgon pour illustrer un propos un peu abstrait, il concerne un programme de recherches por-tant sur les questions d’insécurité et de violence urbaine :

� Extrait d’une rencontre de la Fondation Gabriel Peri - « La prospective du présent pour accom-pagner le mouvement de la société » - le 17 février 200�, avec Edith Heurgon, responsable de la mission prospective de la RATP et directrice du centre de colloques de Cerisy-la-Salle.

Projet.RED.:.extrait.de.la.brochure.Ageing.:.work.in.progress,.octobre.2006

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« C’est Alain Obadia, lorsqu’il était responsable de l’équipe prospecti-ve de la RATP, qui en avait pris l’initiative. Réalisées par Michel Wie-viorka et le CADIS, des recherches comparatives ont porté sur diffé-rents sites, français et étrangers, et divers domaines (transport, école,...).

Après un an et demi de travail, les chercheurs ont présenté leurs résul-tats. Ils décrivaient l’insécurité comme une coproduction entre, d’une part, des populations mises sous tension par des rapports sociaux d’ex-clusion, et, d’autre part, des services publics (organismes HLM, police, justice, école, transports publics...), traversés de contradictions liées à leur propre mutation et à leurs dysfonctionnements. Pour ce qui concer-nait la RATP, la tarification était jugée inéquitable, ce qui pour certains légitimait la fraude, les contrôles ressentis comme agressifs, les services en banlieue inégalement développés.

Lors d’une présentation au Comité exécutif de la RATP, le président Jean-Paul Bailly avait dit : « c’est très intéressant, il n’y a donc pas la «gen-tille RATP» d’un côté, les «méchants jeunes» qui caillassent les bus de l’autre, mais il y a coproduction de l’insécurité. Allez expliquer cela aux agents dans les centres de bus, et revenez me dire comment ils réagis-sent... » Le chercheur, Eric Macé, a alors passé trois mois à présenter sa recherche dans les centres de bus. Et, étonnement - pas pour lui, ni pour nous - les machinistes, les syndicalistes, les agents, lui ont dit : « c’est évident, tout ça, on le sait. » Il n’y avait donc ni la surprise ni même l’agressivité que craignait la direction. Il y a eu davantage : sur une des lignes, la 171, du dépôt de Flandres, les machinistes, avec des jeunes des quartiers, avaient pris l’initiative d’une campagne de communication, in-titulée « Respect ». Parallèlement, le Centre Bus avait lancé une démar-che de certification qualité.

C’est ainsi qu’en travaillant avec les agents, le chercheur en est venu à reformuler ses conclusions. Si l’insécurité était le résultat d’une copro-duction, alors la sécurité ne pouvait-elle pas aussi être coproduite ? Ne pouvait-on inverser la double logique à l’oeuvre en termes de victimisa-tion/ protection (où chacun, se sentant victime de l’autre, cherchait à s’en protéger - par des vitres par exemple) par une double logique fon-dée sur le respect et la qualité ?

Voici comment la prospective du présent, plutôt que d’apporter des solutions à des problèmes mal posés, essaie de formuler les bonnes questions. C’est par un travail d’observation des initiatives de terrain que le chercheur - qui avait d’abord vu les aspects négatifs de la situation - a pu reformuler la problématique ouvrant ainsi le champ des possibles et

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permettant un élargissement des politiques. Ainsi l’idée des « futurs sou-haitables » et le principe d’optimisme méthodologique permettent-ils, sans minimiser les difficultés, de dépasser certaines tensions. »

Cela ne doit pas être confondu avec les logiques participatives, parti-culièrement en vogue actuellement (depuis la « démocratie participati-ve » défendue par pendant la dernière campagne présidentielle par la candidate PS jusqu’au web 2.0) et dont Stéphane Cobo explique certai-nes des limites :

Il y a des limites : on ne peut pas dire qu’il faille donner le crayon au gens, l’archi-tecture ou l’aménagement d’espace public, c’est un métier. Et pourquoi c’est un métier, pourquoi c’est exercé par quelqu’un qui, à la limite, n’a rien à voir avec le terrain ? Parce qu’il faut justement défendre une notion d’intérêt collectif. Or chaque acteur est dans une logique d’intérêt « individuel ». Il y a un moment où on doit donner la pa-role et il y a un moment où on doit reprendre le stylo pour dire : on fait des choix, on tranche et on oriente le projet de telle ou telle façon. Le problème aujourd’hui, ce sont les utopies du Web qui atterrissent sur le terrain de manière puissante et c’est diffi-cile de s’en sortir car les gens sont pris dans une frénésie de 2.0. Quand on est dans le domaine de l’espace public ou de l’aménagement urbain, on se retrouve avec les mêmes logiques, pour moi, ça ne fait que repousser un tout petit peu plus loin les frontières entre l’intérêt général et l’intérêt individuel, mais elles sont toujours là. Donc on ne peut pas non plus croire que l’on va tout résoudre par des effets de contribution géné-ralisée. Pourtant il faut que les gens s’expriment sur un terrain, c’est évident, ce sont les experts de l’usage, ils connaissent parfaitement le lieu, ils le fréquentent tous les jours et ils savent parfaitement ce qui marche, ce qui ne marche pas, à quel endroit on peut améliorer. Tout le projet ne peut partir que de là. Par contre, ce n’est pas de leur côté qu’il faut les trouver les réponses, il faut les laisser dans le domaine de l’expres-sion du besoin et bien séparer ces deux dimensions-là : programmatique et réponse qui est l’oeuvre d’un concepteur (un architecte, un ingénieur, un designer...) qui lui a cette compétence. C’est la l’illusion du 2.0 de laquelle il faut sortir.6

L’apport de l’utilisateur, de l’usager, du public ou du client (en fonc-tion des situations) peut donc prendre une place très différente selon la manière de concevoir l’innovation. Entre subir ce qui a été décidé par d’autres, prendre ses distances avec le bénéficiaire pour s’extraire d’une voie toute tracée, considérer que les concepteurs sont aussi des usagers, prendre l’analyse des mœurs du public comme point d’entrée, repérer les

� Extrait d’un entretien avec Stéphane Cobo (ingénieur et urbaniste, RATP prospective et conception innovante), le 02.08.08 à la maison de la RATP à Paris

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futurs souhaitables en germe dans l’existant ou compter sur la participa-tion des usagers, il y a quantité de possibilités pour mettre en œuvre des stratégies de conception qui prennent en compte les « experts de leur propre activité ». Reste à faire le ou les bon(s) choix au vu de la problé-matique traitée et des enjeux soulevés.

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ITINERAIRE n°29 :

Les artisans, l’ONG et le designer

Entretien avec Pierre-Yves Panis, ancien étudiant de l’Ensci, design manager du groupe Legrand, le mardi 26 février 2008, au studio de de-sign de Legrand à Limoges. Dans cet extrait, il aborde son expérience de designer atypique, pendant près de 8 ans et demi pour le compte d’une ONG, en périphérie de Harare, au Zimbabwe. Il se retrouve en effet confronté à des situations difficiles où l’apport de nouveauté, de nouvel-les façons de faire est à la fois souhaitable, compliqué et délicat car le risque de perturber profondément un système et des habitudes de vie n’est pas sans danger et peut s’avérer contre productif :

A.D. : Qu’est-ce qui pouvait pousser un jeune diplômé de L’ENSCI comme toi à partir travailler au Zimbabwe ?

PY. P. : Personnellement, et je n’étais pas le seul, j’étais vraiment très intrigué par le fait d’utiliser le design pour des fins autres que de réaliser des jolis objets et de rentrer dans un système prédéfini de pratique du design industriel. Je dis que j’étais intrigué parce que je pensais que le designer pouvait vraiment être utile, enfin une formation de designer, une approche de designer, une observation de designer pouvaient être utile dans un contexte relativement peu industrialisé. Je voulais appliquer un savoir faire de designer pour justement d’abord me poser des ques-tions, faire un travail d’observation, plutôt ethnographique et essayer d’amener des solutions qui ne sont pas des copier/coller qui produisent des déchets qui compliquent encore plus la situation des producteurs en les forçant à utiliser des moyens de mise en oeuvre qui sont plus compli-qués que ceux auxquels ils auraient pu naturellement avoir accès. Donc tout ça m’intéressait et ça a été finalement très formateur dans ma car-

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rière parce que ça m’a permis - en fait ça m’a surtout obligé avant de permettre - de réfléchir à ce à quoi servait le design; parce que lorsque j’allais voir des ONG, la première chose que les gens me disaient c’est « oui mais attendez, un designer ça fait des jolies lampes et des jolies chaises, qu’est-ce qu’on en à faire au fin fond de l’Afrique subsahélien-ne ? ». C’est là qu’il a fallu que […] je structure un discours. J’ai embar-qué deux autres étudiants de l’école, un qui est diplômé depuis, l’autre qui a disparu dans la nature. Sur le terrain, on s’est rendu compte qu’il y avait un potentiel absolument phénoménal.

A.D. : Quelle était votre position en tant que designers ? Quel était votre postulat ?

PY. P. : Le postulat était certainement emprunt d’idéalisme et de naï-veté, mais il est encore vrai quelque part. Il est tout simplement de dire un designer - on ne se mettait pas simplement en lumière en disant : c’est un designer et personne d’autre - mais un designer est particulièrement bien adapté à essayer de trouver des solutions intelligentes, non impo-sées, pas simplement un copier/coller comme je le disais tout à l’heure (j’ai vu quelque chose à l’étranger, j’ai vu quelque chose ailleurs, je sais que ça marche et je vais le coller) pour développer une activité économi-que dans un contexte qui est relativement pauvre, pauvre en capital, pauvre en savoir-faire, pauvre en matières premières, et quand je dis «pauvre» c’est peut-être un mauvais adjectif, mais enfin relativement peu développé en accès à un circuit de distribution. On n’allait pas simple-ment dire aux gens : voilà ce qu’il faut produire pour que tu puisses t’en sortir, mais je vais travailler à côté de toi pour te rendre plus créatif, donc plus autonome, plus indépendant de manière à ce que tu puisses toi-même réfléchir à ce que tu vas construire, à ce que tu vas faire, ce que tu vas réaliser et comment tu vas le vendre. Chez les autorités Zimba-bwéennes, ce qui les intéressait vraiment c’était le résultat presque au quotidien. En début d’année, un artisan faisait x de chiffre d’affaire, au bout de trois mois, est-ce qu’il fait beaucoup plus ? En revanche, et je crois que c’est universel chez les organismes de promotion de la coopé-ration ou du volontariat, de tout ce qui est ONG, etc. en Europe, ce qui les intéressait avant tout, c’était la pérennité et c’est là que c’est assez ambigu : voilà, moi je fais quelque chose, et il faut que je puisse me dé-sengager à un moment ou à un autre. Alors il faut qu’il y ait des résultats bien sûr, mais en règle générale, à partir du moment où on continue à te donner de l’argent c’est qu’on admet qu’il y a des résultats, mais il faut que tous les résultats, de manière incrémentale, servent à pouvoir te dé-

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sengager. Ce qui est un peu la tarte à la crème parce que dans la réalité, ce n’est pas ce qu’ils font. Ça aussi ce n’est pas facile, intellectuellement, c’était une source de conflits internes permanents où je me disais : « est-ce cohérent de continuer à rester ici ? » Chacune des phases du projet permettait que l’on touche un peu plus de gens, il y avait donc encore un besoin d’une présence ; mais très vite, au début de mon second contrat, j’ai commencé à former quelqu’un (Andrew) de manière à ce que ce soit clairement lui qui puisse prendre la relève. Ça m’a permis de me retrou-ver relativement tôt dans un situation de management qui n’était pas franchement évidente puisque très vite _que je le veuille ou pas, ce n’est pas ce que j’avais prévu au début_ je me retrouvais concrètement avec la responsabilité de faire rentrer de l’argent dans les caisses des artisans qui travaillaient avec moi et pour eux c’était gagner leur croûte ou ne pas gagner leur croûte et donc vivre ou ne pas survivre et ça n’était pas fran-chement évident. Assez rapidement, on a commencé à faire des pro-duits, du mobilier essentiellement pour une distribution locale. Une grande partie de ce mobilier était acheté par des expatriés qui avaient un pouvoir d’achat relativement élevé. C’est comme ça que l’on a développé les produits, c’est là que l’on a vu qu’il y avait de l’argent. On proposait donc une alternative à du mobilier qui était inintéressant pour eux tout en développant une vraie identité locale. Au bout de la troisième ou quatrième année, on faisait du mobilier qui a commencé à être exporté à l’étranger aussi.

A.D. : Etait-ce une volonté initiale ou un concours de circonstan-ces ?

PY. P. : Non. Non, en fait, entre 1991 et 199�, l’économie au Zimba-bwe s’est beaucoup ouverte sur l’étranger, il y a eu énormément d’inves-tissements étrangers, notamment dans le domaine du tourisme donc on a beaucoup travaillé pour des restaurants, pour des loges, pour des hô-tels qui avaient besoin de mobilier par exemple, alors c’était du com-merce équitable à 100% avant l’heure, et on le vendait comme tel d’ailleurs. On essayait bien évidement d’utiliser les finitions qui étaient les plus saines possibles à la fois pour l’environnement de manière géné-rale, mais aussi pour les metteurs en oeuvre de manière à ne pas détério-rer leur santé. Toutes ces réflexions-là étaient complètement ancrées : réutilisation de bois de déchets ou issus de forêts exploitées et entrete-nues plutôt que du bois issu de forêts non replantées... Par contre, c’est un contexte de productions complètement indépendantes, c’est-à-dire que jamais, absolument jamais, même si la tentation a été forte après, on

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n’a monté une entreprise, où tu dis : voilà tu viens travailler chez moi, tu travailles 4� semaines par an, le salaire c’est tant... On a donc laissé les gens indépendants. Et dans une économie comme celle du Zimbabwe, ça signifie vraiment indépendant, c’est-à-dire que je prend des comman-des quand ça m’intéresse d’avoir des commandes, j’essaie de les finir parce que je n’aurai d’argent que quand je les aurai finies, et encore je ne les finis pas toujours, et puis une fois que j’ai de l’argent en poche je fais autre chose : en règle générale, les familles étant tellement éclatées entre les femmes qui restent sur les zones rurales et les hommes qui sont en ville, que dès qu’ils ont un peu d’argent, ils préfèrent rentrer chez eux, ce qui est tout à fait humain. Cela impliquait donc de gérer une complexité au niveau de la production qui était absolument phénoménale.

A.D. : Donc pas question pour vous de bousculer l’équilibre social.

PY. P. : Rien. Je pense aujourd’hui que c’est encore un cas exception-nel. Le gros problème dans un pays comme celui-là, c’est que lorsque tu demandes à des gens de faire autre chose que ce qu’ils ont eu l’habitude de faire, même si effectivement ils n’ont pas gagné beaucoup d’argent avec ça, tu leur demande de sauter dans le vide et de faire quelque chose qu’ils n’ont jamais fait. Ce n’est pas comme si je te disais : tiens, viens faire un stage de macramé, t’as jamais fait de macramé, c’est pas grave,

Artisans.Zimbabwéens.dans.leur.atelier

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tu t’engages à pas grand chose si ce n’est de t’ennuyer pendant deux jours et éventuellement de dire je n’en ferai plus jamais. Là, c’est complè-tement différent, il s’agit de dire à quelqu’un : écoutes, là ton étagère que tu faisais comme ça, finalement, en y réfléchissant, est-ce qu’on pourrait la faire différemment ? En fait, on peut peut-être gagner plus d’argent en la faisant comme ça. On gagnera plus d’argent d’abord parce qu’on aura mis moins de matières premières dedans, peut-être qu’on va la réaliser plus vite ; on va, malgré le fait que tu ne travailles avec aucune surface plane, réussir à trouver ensemble des moyens pour construire et mettre en œuvre cette étagère de manière à ce qu’elle soit d’équerre, de manière à ce que, au bout du bout, le client ne va pas la rejeter, auquel cas tu auras perdu tout ton temps, toute ta matière première, etc. et puis ton truc va pourrir et de toute façon, tu n’auras pas gagné d’argent.

A.D. : Qu’ont fait les artisans de cet apport, de ce gain d’argent puisque jusqu’à votre arrivée, ils se débrouillaient malgré tout ?

PY. P. : C’était investi... C’est vrai, c’est le paradoxe de l’Afrique : les gens se débrouillent toujours avec ce qu’ils ont : si demain c’est moins, je me débrouillerais avec. Il faut comprendre aussi que ce que nous ap-pelons le système D, c’est le fait qu’il y ait vraiment un support familial : il y a toujours ou souvent quelqu’un qui, dans une famille étendue, a toujours un peu plus d’argent que les autres, et il sera toujours obligé, culturellement, de partager et d’aider les autres, donc les gens finissent toujours par se débrouiller. Le Zimbabwe n’était pas en guerre civile, il n’en était pas au point de ne pas pouvoir manger et de mourir de faim. Cela dit, ça voulait dire : mes enfants n’iront peut-être plus à l’école parce que je ne peux plus payer l’école, je ne peux plus payer l’uniforme pour aller à l’école, je vais peut-être ne plus loger dans une petite cham-bre si j’ai ma femme en ville avec éventuellement mes cousins, mais je vais aller dans un truc encore un peu plus sale. Il y avait toujours un moyen de s’en sortir et de toutes façons, beaucoup de fluctuations dans leurs vies. Donc ce que ça amène, c’est un peu plus de stabilité. Assez vite, on s’est rendu compte que l’on pouvait facilement doubler, tripler, quadrupler les revenus des gens sans aucun souci, mais surtout assurer une sorte de constance.

A.D. : Et justement, tu n’as pas eu peur, à un moment, de briser un système culturel d’entraide même s’il est, comme tu l’as expli-qué, culturellement imposé ? Tu avais finalement une lourde res-ponsabilité.

PY. P. : On s’est rendu compte que c’est presque immuable, c’est in-

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changeable... les gens avaient plus d’argent et ils en envoyaient plus à la maison. Si ta question c’est de supposer que les gens, tout d’un coup, se seraient dit maintenant je vais m’organiser et donc salarier des gens, etc. : oui, la tentation a toujours existé mais la plupart des artisans en fait, ont vraiment continué à travailler comme ça. C’est vrai que l’on ne s’est pas vraiment posé trop de questions là-dessus. J’avais finalement quand même beaucoup le nez dans le guidon. Je crois que ce qui est très bien, c’est qu’on est parti Ludovic et moi avec beaucoup d’humilité et donc on a pris je crois assez vite les bons plis. Mais on ne s’est franchement pas vraiment posé la question. Par contre, avec Andrew par exemple, on s’est beaucoup posé la question de savoir s’il fallait effectivement, que les gens soient salariés etc. Mais pour moi, c’était une décision qui ne m’appartenait pas, c’était une décision qui leur appartenait à eux. La manière dont j’étais organisé faisait que mon salaire de toute façon ne dépendait absolument pas du résultat : il était _alors ça c’est fabuleux_ très petit mais très stable, c’est-à-dire que moi je gagnais la même chose d’un mois à l’autre quoi qu’il arrive. Je crois que ça m’a permis d’y aller sans pousser les gens dans une direction plutôt que dans une autre.

Pierre-Yves s’est donc vite trouvé confronté à de nombreux embarras, paradoxes et ambiguïtés. Ce qui est intéressant dans son témoignage, c’est d’abord qu’il émane d’un designer (qui plus est issu de cette école), c’est-à-dire de quelqu’un dont le métier, ou du moins une partie de son métier, consiste à innover ; et qu’il se retrouve à travailler pour une ONG, en Afrique. Il n’est pas dans une entreprise, il n’est pas intégré à une stratégie industrielle de grande échelle, il est dans autre pays, sur un autre continent, plongé dans une culture et des enjeux totalement diffé-rents. Il se trouve dans un contexte presque à l’opposé de celui où on l’attend habituellement et pourtant, il fait face au même genre de diffi-cultés et de cas de conscience en ce qui concerne l’innovation, à com-mencer par la prise de risque : « demander aux gens de sauter dans le vide », leur demander d’aller vers l’inconnu alors que leur situation est déjà jugée précaire. Ils ont donc besoin de résultats à court terme pour être rassurés rapidement, mais ils ont aussi besoin de pérenniser ces ac-quis, et cette pérennisation demande au designer de pouvoir se désenga-ger afin qu’ils puissent conserver leur autonomie. En cela, et d’un point de vue éthique, Pierre-Yves ne pouvait pas se permettre de rendre les artisans dépendants de lui, de son savoir faire, de son savoir faire faire et de son statut provisoire d’intermédiaire pour trouver des débouchés,

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c’est pourquoi il a préféré choisir de former quelqu’un sur place. Il avait une très lourde responsabilité (même si son travail qui la créait devait aussi la réduire) : les changements qu’il préconisait ne concernaient pas seulement l’artisan et son activité, mais avaient un impact direct sur les familles. Comment apporter une nouvelle approche et de nouveaux dé-bouchés sans défaire les liens sociaux, sans compliquer la situation ? Il ne faut pas risquer de perturber les équilibres sociaux et culturels, d’autant plus que le projet a justement pour but de stabiliser des situa-tions fragiles, mais dont les gens se contentent aussi : ils se débrouillent de ces aléas, leur système social relativement traditionnel d’entre aide leur permet de faire face aux déséquilibres habituels sans trop de dégâts. Pierre-Yves et ses collègues se sont demandés plusieurs fois s’ils étaient réellement utiles. L’autre embarras est évidemment très délicat car il concerne l’origine de la pauvreté reliée au fait que pour gagner en niveau de vie, les artisans (et leur économie) doivent s’appuyer sur le tourisme et sur le pouvoir d’achat et le goût d’une classe dominante assez majori-tairement constituée d’expatriés, mais c’est encore un autre problème qui lui aussi n’est pas aussi simple qu’il n’y paraît. Cet exemple montre qu’innover à peu près intelligemment ne consiste pas toujours à penser en terme de moyens technologiques et de compétitivité, et que la subti-lité et la justesse des réponses se mesurent à la complexité du contexte.

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ITINERAIRE n°30 :

Le temps linéaire de l’histoire

Le temps et l’appréhension du temps semblent être au cœur des en-jeux actuels de l’innovation. Voici un exemple relativement représentatif (même s’il est particulièrement exagéré, mais les extrêmes ont tendance à révéler des comportements et des attitudes profonds) où l’innovation est comprise dans un temps linéaire et orienté, avançant comme un flux continu, et où l’incompréhension occidentale moderne se heurte à l’ima-ge qu’elle s’est fabriquée de ceux qui n’abordent pas le temps exacte-ment de la façon.

Extrait de l’allocution de M. Nicolas Sarkozy, Président de la Républi-que française, prononcée à l’Université de Dakar, Sénégal, le 26 juillet 2007 :

« Le drame de l’Afrique, c’est que l’homme africain n’est pas assez entré dans l’histoire.

Le paysan africain, qui depuis des millénaires, vit avec les saisons, dont l’idéal de vie est d’être en harmonie avec la nature, ne connaît que l’éternel recommencement du temps rythmé par la répétition sans fin des mêmes gestes et des mêmes paroles.

Dans cet imaginaire où tout recommence toujours, il n’y a de place ni pour l’aven-ture humaine, ni pour l’idée de progrès.

Dans cet univers où la nature commande tout, l’homme échappe à l’angoisse de l’histoire qui tenaille l’homme moderne mais l’homme reste immobile au milieu d’un ordre immuable où tout semble être écrit d’avance.

Jamais l’homme ne s’élance vers l’avenir. Jamais il ne lui vient à l’idée de sortir de la répétition pour s’inventer un destin.

Le problème de l’Afrique et permettez à un ami de l’Afrique de le dire, il est là. Le défi de l’Afrique, c’est d’entrer davantage dans l’histoire. C’est de puiser en elle l’énergie, la force, l’envie, la volonté d’écouter et d’épouser sa propre histoire.

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Le problème de l’Afrique, c’est de cesser de toujours répéter, de toujours ressasser, de se libérer du mythe de l’éternel retour, c’est de prendre conscience que l’âge d’or qu’elle ne cesse de regretter, ne reviendra pas pour la raison qu’il n’a jamais existé.

Le problème de l’Afrique, c’est qu’elle vit trop le présent dans la nostalgie du pa-radis perdu de l’enfance.

Le problème de l’Afrique, c’est que trop souvent elle juge le présent par rapport à une pureté des origines totalement imaginaire et que personne ne peut espérer ressus-citer. » 1

Ce discours est intéressant et révélateur car il rassemble à lui seul la quasi-totalité des clichés éculés sur le continent africain, à la limite d’un racisme paternaliste qui, en enjoignant l’Afrique d’entrer de plein pied dans la modernité et dans l’histoire, l’exclut par avance en opposant sys-tématiquement d’un côté les modernes occidentaux et de l’autre ceux qu’il décrit au fond comme des primitifs. Ce représentant politique asso-cie les progrès technoscientifiques, culturels et sociaux de l’Occident pour les opposer à une certaine constance (interprétée comme torpeur) de l’Afrique ; il oppose également à une vision cyclique, une vision his-torique (« l’homme africain n’est pas assez entré dans l’histoire »).

Il y aurait, selon cette dernière vision, des actions qui font entrer dans l’Histoire. Mais l’Histoire est avant tout l’histoire de vainqueurs, et mal-gré la bonne volonté et la qualité des historiens, elle reste une construc-tion des dominants qui oublient, consciemment ou non, l’intelligence, la compréhension du monde et les faits des dominés. Dans ces conditions, quel avantage y aurait-il à entrer dans l’Histoire ?

Si l’idée d’un retour aux origines était bien l’espérance ou le désir des sociétés considérées implicitement comme non modernes, l’idée mo-derne d’un commencement imparfait et d’une perfection à atteindre ne doit pas justifier ni excuser les erreurs : dans cette optique, le temps passe, il n’y a pas de retour possible, donc rien à devoir au passé, à ceux qui s’y trouvaient ni à leur « descendants » (sinon un « devoir de mé-moire » qui tient plus de l’impératif diplomatique que d’un droit).

Imprimer sa trace dans l’histoire en se distinguant des anciens et du passé, autrement dit innover, serait un mieux, la marque d’un perfection-nement, ce qui conforte l’idée d’une histoire comme progrès et toute tentative de retour (ou même volonté de stabilité) sera perçue et vécue comme une régression ou un abandon. Alain Gras explique à quel point

� Source : http://www.elysee.fr/elysee/elysee.fr/francais/interventions/2007/juillet/allocution_a_l_universite_de_dakar.79184.html

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cette représentation du temps exclut la possibilité de remettre en ques-tion cette progression :

« Dans cette temporalité, l’avancée, mise en forme socialement dans le progrès, ne peut se transformer mentalement qu’en régression dès lors qu’elle est mise en doute. C’est ainsi que l’obligation d’aller vers un ob-jectif fixé par la mode scientifique, posée par cette dernière comme amélioration, s’accompagne d’une interdiction absolue de remise en cause car la solution par le « comment faire » recouvre la question du « pourquoi faire ». L’image de la marche du train lancé dans sa course aveugle évoque ainsi une nécessité quasiment ontologique, car présentée comme appartenant au propre de l’homme ; affirmation ridicule et pré-tention dérisoire. Jamais aucune civilisation d’avant la nôtre n’aurait osé invoquer la succession d’un avant et d’un après fixés comme consti-tuants de l’ordre du monde. » 2

Nous avons vu que la « 3ème gouvernance » est caractérisée par l’in-tensification du rythme et de la puissance de l’innovation et que par conséquent, l’innovation est condamnée à accélérer. Cette vitesse est en quelque sorte indispensable car elle permet, entre autres, d’oublier les erreurs commises, d’amoindrir le sentiment de culpabilité, elle permet de ne plus y penser, de passer à autre chose, puis autre chose, et encore autre chose…[voir itinéraire n° 16 : L’innovation une croyance occiden-tale ?] Ce n’est certainement qu’une infime partie de l’explication de l’emballement de la vitesse et de l’interprétation incrémentale du temps ; une explication à laquelle Milan Kundera apporte un éclairage intéres-sant à travers une théorie plus générale concernant le rapport entre mé-moire et vitesse :

« Il y a un lien secret entre la lenteur et la mémoire, entre la vitesse et l’oubli. Évoquons simplement une situation on ne peut plus banale : un homme marche dans la rue. Soudain, il veut se rappeler quelque chose mais le souvenir lui échappe. A ce moment, machinalement, il ralentit son pas. Par contre, quelqu’un qui essaie d’oublier un incident pénible qu’il vient de vivre accélère à son insu l’allure de sa marche comme s’il voulait vite s’éloigner de ce qui se trouve, dans le temps, encore trop proche de lui. Dans la mathématique existentielle cette expérience prend la forme de deux équations élémentaires : le degré de lenteur est directe-ment proportionnel à l’intensité de la mémoire ; le degré de la vitesse est directement proportionnel à l’intensité de l’oubli. […][De ces équations]

� Alain Gras, Fragilité de la puissance, Fayard, 2003, pp. 2�8-2�9

ITINÉRAIRES -.249

on peut déduire divers corollaires, par exemple celui-ci : notre époque s’adonne au démon de la vitesse et c’est pour cette raison qu’elle s’oublie si facilement elle-même. Or, je préfère inverser cette affirmation et dire : notre époque est obsédée par le désir d’oubli et c’est afin de combler ce désir qu’elle s’adonne au démon de la vitesse ; elle accélère le pas parce qu’elle veut nous faire comprendre qu’elle ne souhaite plus qu’on se souvienne d’elle ; écoeurée d’elle-même ; qu’elle veut souffler la petite flamme tremblante de la mémoire. » 3

Bruno Latour4 explique d’ailleurs que les modernes ont pour particu-larité de comprendre le temps qui passe comme s’il abolissait réellement le passé derrière lui (théorie du progrès avec la flèche irréversible du temps) :

« D’où vient l’impression si moderne de vivre un temps nouveau qui rompt avec le passé ? D’une liaison, d’une répétition qui n’a elle-même rien de temporel (Deleuze, 1968). L’impression de passer irréversible-ment n’est procurée que lorsque nous rattachons ensemble la cohorte d’éléments qui composent notre univers quotidien. C’est leur cohésion systématique, et le remplacement de ces éléments par d’autres rendus tout aussi cohérents à la période suivante, qui nous donnent l’impression d’un temps qui passe, d’un flux continu allant de l’avenir vers le passé, d’un escabeau. Il faut que les choses marchent du même pas et soient remplacées par d’autres aussi bien alignées pour que le temps devienne un flux. » �

Avancer pour oublier et oublier pour avancer, voilà ce qui contribue-rait à faire tourner le monde moderne ? La progression (le Progrès) ne peut exister que si le temps s’écoule comme un flux continu, comme une rivière ou comme l’eau dans une clepsydre qui fût le premier instrument de mesure du temps. Mais on sait que sur notre globe, l’eau, pour filer la métaphore, a un parcours plus complexe qui ne se résume pas qu’à sa progression prévisible relative à la pesanteur, mais qu’il existe un cycle qui se répète régulièrement, où les molécules H2O coulent, se solidi-fient, s’évaporent, se déplacent sous forme gazeuse, tombent en pluie, en neige, se déplacent en courants marins suivant leurs températures, etc. Tel est le problème d’une vision linéaire et orientée du temps.

� Milan Kundera, La lenteur, Gallimard, 199�, p.44 et pp.134-13�� Bruno Latour, Nous n’avons jamais été modernes. Essai d’anthropologie symétrique, Paris La Décou-verte/Poche, 1997, pp. 92-93 (première édition en 1991) � Ibid, p. 98

HODOLOGIE DE L’INNOVATION250.-

Pour reprendre le raisonnement d’Arendt [voir itinéraire n°9 : Une innovation « jetable » ? ], l’artifice, le monde d’objets créé par l’œuvre et destiné à durer au-delà même de la vie de celui qui l’a créé, permet de tisser des liens transgénérationnels, de lancer des passerelles dans le temps. « Les traces du passé perdurent dans le présent et rouvrent dans le même mouvement la possibilité d’un à-venir. Indices muets de la pos-sibilité d’une continuité entre passé, présent et avenir, les mots et les choses rouvrent un passage […] : celui du passé dans le présent et du présent dans l’avenir. »6

Ainsi, dans le célèbre roman de George Orwell, 1984, la population, coupée de son passé est dans l’incapacité de se projeter dans l’avenir, ne peut se bâtir un futur, les individus sont coincés dans un présent conti-nu, dans l’instantanéité, sans rêves, sans passé. C’est ainsi que le presse-papiers découvert par Winston, cette boule de verre renfermant un mor-ceau de corail, ouvre « une sorte de couloir humanitaire à travers le Temps »7, menaçant le pouvoir.

Ces objets-ponts maintiennent la cohésion sociale dans le temps et la possibilité de penser et construire un futur indépendamment de tout pouvoir central et totalitaire. Ce qui est angoissant aujourd’hui, c’est de les voir si facilement cantonnés au statut de reliques. Ce sont de moins en moins des objets faisant partie « de-ce-monde » (utilisés, usés) et de plus en plus des objets qui font partie d’un autre monde, un monde passé, révolu, muséifié (et même parfois sacralisé). Cette logique de conservation par l’exposition, cette « chloroformisation » est-elle en fait une manière de rompre définitivement avec le passé ? En coupant le passé du présent avec le verre d’une vitrine, ou la mise en scène, le passé proche ou lointain ne court-il pas le risque de devenir de la mémoire morte ? On peut effectivement se demander à quel point cela peut ré-duire la possibilité d’imaginer et de concrétiser l’avenir, jusqu’à, pour-quoi pas, l’anéantir. Le renouvellement accéléré par l’innovation porte-rait-il en germes ses propres limites ?

A l’inverse, l’éphémère a sa place et laisse également de la place à l’in-novation, mais dans un temps non linéaire. En dehors du produit du travail destiné à être consommé, il y a des choses qui méritent de renaître constamment (et on peut tout à fait interpréter cette constance comme,

� Frédéric Regard, Frédéric Regard commente 1984 de George Orwell, Folio, 1994, pp. 86-87 (Les signes du Temps : presse-papiers et prolétariat)� Ibid

ITINÉRAIRES -.251

généralement caractérisée par un mode cyclique, une forme de durabi-lité). Le dessinateur et animateur franco-québécois Frédéric Back expli-que ce paradoxe en prenant l’exemple des amérindiens. Les amérindiens ont laissé peu de traces de leur passage sur le terrain, des légendes et des savoirs se sont transmis oralement, mais les traces physiques de leur existence sont presque néants. On peut y voir une forme d’humilité, comme si savoir s’effacer tenait d’une modestie nécessaire à la pérennité, à la stabilité et à la nouveauté. Ne pas laisser trop de traces de son pas-sage, c’est donner une chance aux nouvelles générations de pouvoir re-nouveler l’expérience des générations précédentes, de vivre quelque chose comme s’ils découvraient le monde, c’est leur laisser la possibilité de faire eux aussi quelque chose de nouveau. L’homme n’est pas obligé de se situer dans un temps cumulatif pour éprouver le désir de nou-veauté et acquérir la possibilité d’agir sur son destin, la forme cyclique s’y prête également.

Le corollaire du problème général d’un temps linéaire et orienté est donc essentiellement l’oubli et l’irréflexion : une chose nouvelle est adoptée d’abord parce que tout est fait pour annihiler le passé. Com-ment faisait-on avant ? La question ne se pose plus, c’est ce qui permet l’installation de la nouveauté, et quand on ne se pose plus cette question, on ne peut que souscrire à la nouveauté, c’est-à-dire accepter la destinée présentée et consentir à oublier systématiquement. A partir de ce mo-ment là, comme le souligne effectivement Alain Gras, la question du « comment faire » s’impose et empêche de se poser la question du « pourquoi faire » [voir itinéraire n°27 : Usage pensé, consommateur dé-chargé…]. Dans le prologue à Condition de l’homme moderne, Arendt dé-nonçait cet abandon et proposait (tout au long du livre) « de penser ce que nous faisons »8. Le désir de l’homme de « s’élancer vers l’avenir » (que Nicolas Sarkozy loue dans son discours) ne peut que difficilement naître dans cet unique temps neutralisé par l’historicité, sinon dans les esprits d’une élite qui se sentirait comme responsable d’une humanité trop occupée à travailler ou à fainéanter. L’innovation se présente en-core une fois comme une fin en soi et non comme un moyen. Alors, doit-elle être considérée comme allant dans le sens du progrès (progres-

� Hannah Arendt, Condition de l’homme moderne, Calmann-Levy, 1983, p.38 : « [...] l’irréflexion (témérité insouciante, confusion sans espoir ou répétition complaisante de « vérités » devenues banales et vides) me parait une des principales caractéristiques de notre temps. Ce que je propose est donc très simple : rien de plus que penser ce que nous faisons. »

HODOLOGIE DE L’INNOVATION252.-

sion unidirectionnelle) ou permet-elle de créer de la diversité et/ou per-met-elle le renouvellement, la répétition ? Rythme-t-elle et enclenche-t-elle des cycles ou bien sert-elle à remplacer la précédente dans une continuité tendue vers un point de fuite9 ?

Il faut en tous cas être au moins capable de se sortir du modèle de la courbe en cloche de l’adoption où l’innovation s’étend progressivement puis s’étiole jusqu’à s’éteindre définitivement. L’innovation n’est pas né-cessairement linéaire, elle boucle, elle se ramifie, et parfois elle avorte en pleine ascension. Dans un monde où l’innovation n’est plus rare, il faut ouvrir les yeux sur la diversité des scénarios. L’innovation n’abolit pas toujours non plus le passé.

On peut donc se demander si cette accélération du renouvellement de l’artifice humain (à laquelle contribuent pleinement la plupart des politi-ques d’innovation) risque d’être en contradiction avec ce besoin d’un minimum de stabilité et de régularité. On peut craindre que l’innovation telle qu’elle est appliquée et prescrite par les promoteurs de l’idéologie dominante soit préjudiciable à l’évolution et l’équilibre de la société sur le moyen terme, mais également sur le long terme.

� « point de fuite » étant évidement à prendre ici dans les deux sens du terme.

Courbe.d’adoption,.Rogers,.1995

Cet.outil.évolutif.est.une.synthèse.provisoire.de.la.déconstruction.opérée.en.cheminant.suivant.les.itinéraires.précédents..C’est.une.batterie.d’outils.de.décryptage.de.l’innovation.à.appliquer.à.des.cas.et.éventuellement.à.utiliser.pendant.la.conception.Voir.l’affiche.(recto)

boîte à outils critique

HODOLOGIE DE L’INNOVATION256.-

Les itinéraires ont permis de multiplier les points de vue, de décons-truire une vision simpliste et linéaire de l’innovation pour passer à une vision plurielle révélant une partie de sa complexité. Après avoir par-couru ces « itinéraires », des questions émergent. Diverses oppositions, contradictions, paradoxes et problèmes apparaissent. Considérons-les comme des critères d’observation : on peut les retranscrire sous forme de variables qui constituent autant de descripteurs. Cette représentation est donc à la fois une synthèse et un méta-outil d’analyse critique.

Cette boite à outils s’appuie sur une schématisation apparemment li-néaire du processus d’innovation, c’est en partie vrai car il était néces-saire de construire dans un premier temps une base solide, une colonne vertébrale composée d’éléments caractéristiques et communs à l’ensem-ble des innovations, ordonnées en un déroulé plus ou moins chronolo-gique, selon le modèle traditionnel. S’il est ainsi posé, c’est pour mieux le malmener, c’est pourquoi le séquençage est également mobile et cer-tains descripteurs ont une incidence sur leur ordre ou leur répétition, car des boucles peuvent exister et l’ordre donné peut changer d’un cas à un autre. Depuis cette colonne, se déploient un ensemble non exhaustif de descripteurs formant des points de vue « stéréoscopiques » sur un as-pect du processus ou de la démarche. Chaque curseur oscille entre deux pôles. Il n’y en pas forcément un bon et un mauvais puisque, suivant le « réglage » des autres variables, une même polarité peut se révéler posi-tive ou négative, ou même ni l’un ni l’autre. Il y a souvent une multitude de positions intermédiaires pour passer d’un extrême à un autre et la meilleure position (s’il devait y en avoir une) n’est pas non plus forcé-ment au centre : il n’y a pas nécessairement de juste milieu.

Ce bricolage évolutif est un appareil de mesure qui mesure la com-plexité, il est donc inévitablement imparfait. Il est destiné à questionner des cas concrets d’innovation et permet de le faire sous plusieurs angles, à différents moments d’un déroulement toujours différent lui aussi. Il ne s’agit pas d’une grille de lecture figée et rigide, mais au contraire d’un filet élastique dont chaque maille est explicitement sujette à variation en fonction du cas considéré. Il est paramétrable et modulable à l’infini, on peut toujours rajouter un descripteur, en modifier son contenu, le faire interagir sur d’autres. Le squelette est mis à disposition, ce sont les exem-ples traités et analysés qui lui donneront vie. En cela, c’est un outil mar-tyr, voué à être malmené, explosé, un échafaudage éphémère en som-me.

BOITE A OUTILS CRITIQUE -.257

Etude.de.l’opération.Circul’Livre.en.utilisant.la.boîte.à.outils.critique.Voir.l’affiche.(verso)

étude de cas Circul’ Livre

ETUDE DE CAS -.261

PrincipeCircul’Livre consiste à mettre gracieusement des livres à la disposition

des habitants en leur demandant seulement de les mettre à leur tour en circulation après lecture.

Ils peuvent pour cela soit les abandonner dans un lieu public, soit les rapporter à l’un des points de rencontre ou à un point fixe. Les points de rencontre réguliers, mensuels (ou bimensuels) sont animés soit par des membres de conseil de quartier soit par des bénévoles non élus ; il s’agit de supports sur lesquels sont étalés les livres (ils ne sont pas catégorisés, seuls les livres pour enfants sont regroupés en bout de table) et qui sont installés dans des lieux stratégiques de l’espace public (pour leur passage, leur manque d’animation…) : place, kiosque, angle de rue, entrée de mé-tro, marché, jardin partagé, cour d’immeuble, etc. Les points fixes sont des points permanents de dépôt et de retrait libre situés dans locaux ouverts au public et donc dépendants de leurs horaires d’ouverture : mairie, centre social, café associatif, boulangerie, etc.

Les livres apportés par les participants sont estampillés au logo de l’opération avec une vignette adhésive.

Circul’Livre permet de promouvoir la lecture, et se veut être égale-ment un vecteur de lien social dans les quartiers.

MéthodeTentons maintenant d’établir un diagnostic critique à l’aide de la boîte

à outils que nous avons constitué précédemment.Pour étudier Circul’Livre, je suis allé à la rencontre de Manuel Errera

et René Bertholus (conseillers de quartier à Bel-Air Sud, dans le 12ème arrondissement de Paris) pour suivre un point circul’livre (depuis son installation jusqu’à son démontage), le dimanche 1er février 2009, à la place Sans-Nom (angle du boulevard de Reuilly et du Boulevard de Pic-pus), dans le 12eme arrondissement. C’est ici qu’a eu lieu le premier point de rencontre circul’Livre et c’est donc aujourd’hui le plus ancien point régulier en activité. Trois autres bénévoles du quartier animaient égale-ment le « stand ».

Le schéma de la boîte à outils critique m’a aidé dans un premier temps à formuler des questions pour interroger les animateurs de Circul’Livre, à orienter la discussion, puis m’a permis d’analyser les réponses et de les interpréter.

HODOLOGIE DE L’INNOVATION262.-

AnalyseSi l’on se contente de l’énoncé du principe, on risque de passer à côté

de la complexité des tenants et aboutissants de cette innovation. Es-sayons de comprendre plus profondément l’histoire et le déroulement de cette opération, essayons de la contextualiser pour mieux en appré-cier l’intérêt et les défauts :

En 2002, les conseils de quartier s’étendent officiellement à tout Paris. A l’intérieur de ces conseils de quartier, se créent des commissions (voi-rie, solidarité, animation, etc.). En 2003, le conseil de quartier de Bel-Air Sud, dans le 12ème arrondissement décide de créer une commission ani-mation suite aux résultats de l’enquête du plan local d’urbanisme (PLU). Il s’agit d’organiser des évènements pour animer la vie du quartier, com-me des repas de quartier, des balades. La commission propose et met en place ces animations, certaines sont rodées et existent depuis bien long-temps à Paris, en province ou à l’étranger, d’autres ont fait leurs preuves dans d’autres quartiers, et la commission innove et expérimente avec de nouvelles formules, de nouvelles idées : « C’est l’imagination qui est au pouvoir » commente René Bertholus.

D’une certaine façon, la création de la commission animation et les animations qu’elle met en place sont une réponse au manque de réelle vie de quartier, la plupart des actifs ne font qu’y passer et y dormir (« métro, boulo, dodo » ), les gens ne connaissent pas leur propre quar-tier et ses habitants, « j’étais aussi un peu comme ça, avant d’être à la retraite », avoue malicieusement René Bertholus.

A la fin de l’année, il restait un fond de budget et la commission a décidé de le dépenser en achetant des livres pour les donner aux gens. Inspirés par le bookcrossing1, les initiateurs commencent à formuler l’idée de « livre libre », un projet ponctuel de distribution gratuite de li-vre. Le propos de cette initiative était, avec un arrière-plan utopique de la culture et de la connaissance libre et accessible à tous, de faire connai-tre le plaisir de la lecture, notamment à des gens qui n’ont parfois pas les moyens d’acheter des livres en librairie, mais qui ont du mal à pousser les portes d’une bibliothèque (pour une partie de la population la bibliothè-

� Le bookcrossing consiste à faire circuler des livres en les libérant dans la nature pour qu’ils puissent être retrouvés et lus par d’autres personnes, qui les relâcheront à leur tour. Après avoir enregistré le livre sur Internet et avoir collé une étiquette, le libérateur peut suivre le voyage de son livre et voir ce que ses autres lecteurs en ont pensé, si les personnes qui le trouvent signalent leur découverte sur le site. Le phénomène a débuté en 2001, il y a plus de �00 000 BookCrossers qui ont fait enregistrer plus de 3 000 000 de livres (situation en décembre 2006).

ETUDE DE CAS -.263

que tient davantage du sanctuaire inatteignable réservé à une élite culti-vée que du lieu familier et convivial).

Au début donc, il n’est pas tant question de proposer quelque chose de nouveau qui puisse changer pour de bon la situation établie, l’objectif s’est progressivement dessiné plus tard. À ce moment, l’intention est de lancer une expérience exceptionnelle, un essai, sans intention de le re-nouveler ou de le maintenir.

En collaboration avec un libraire du quartier (Atout Livre) et la biblio-thèque Picpus, est établie une liste de 14� livres, en s’appuyant par exem-ple sur l’avis et les conseils des bibliothécaires, des statistiques de roule-ment de livres de la bibliothèque, etc.2 Les livres ont été achetés au libraire, un autocollant au logo de l’opération a été apposé sur chacun d’entre eux et des membres de la commission sont allés en distribuer 80

� Un comité de lecture composé de quatre membres du conseil de quartier est chargé de sélectionner les livres pour l’opération parmi des sélections réalisées par les bibliothécaires de la Bibliothèque de Picpus et par les libraires d’Atout Livre.

Manuel.Errera.et.René.Bertholus

HODOLOGIE DE L’INNOVATION264.-

sur le marché3. Ce fut un échec complet, les gens étaient méfiants et la plupart refusaient : « ils ont dû nous prendre pour une secte ou je ne sais quoi...» Les habitants se sont sentis agressés, la distribution sur le mode de l’interpellation ne fonctionne pas. Les 6� livres restants sont donnés ou oubliés au hasard dans des lieux de proximité (cafés, laveries, cabines téléphoniques). Les membres du conseil de quartier décident de mettre en place une deuxième expérience en apportant leurs propres livres : ils installent une table près de la boulangerie où passe un peu de monde, et étalent les livres en disant au gens allez-y, prenez les, c’est gratuit... Les gens se retrouvaient dans une situation où ils n’étaient pas hélés, mais davantage en situation de « rendre visite ». Les gens qui s’arrêtaient trou-vaient l’idée bonne et se sont mis à demander s’ils pouvaient leur amener leurs livres. « C’était pas prévu, on voulait liquider ça et après arrêter ». Les membres du conseil de quartier étaient surpris mais ont répondu par l’affirmative en décidant immédiatement, comme une évidence, de re-produire l’opération un mois plus tard.

Même si les conseils de quartiers ont été créés pour favoriser la démo-cratie locale et une prise de décision par le « bas », la conception de l’animation était à l’origine relativement descendante, ce sont les conseillers qui ont pris l’initiative et la décision de mener cette opération. Mais la poursuite imprévue et l’orientation de l’opération ont été large-ment ascendantes : ce sont les habitants qui ont spontanément enclen-ché le mouvement en suggérant à la fois la réitération de l’évènement et la solution pour maintenir, augmenter et renouveler la réserve de d’ouvrages : les gens proposent de faire don de certains de leurs livres. Ce n’était absolument pas quelque chose de prévisible, mais cela s’est constamment vérifié depuis 2004. Manuel Errera explique : « La pre-mière des choses qu’il faut dire au gens, c’est que Circul’livre c’est gra-tuit, sans obligation etc., déjà ça, ça les met à l’aise, et inversement, la première chose que eux demandent, c’est : est-ce que je peux vous en apporter ? ». Il a suffi d’exposer sur la place publique un fragment tangi-ble d’intuition teinté d’utopie pour qu’apparaissent comme par enchan-tement, à l’autre bout, des lecteurs, des contributeurs et des passeurs. Il

� Extrait du compte-rendu de la de la réunion du Conseil de quartier Animation-Bel Air Sud du 16/12/03 : « Nous arrêtons la date de l’opération : nous distribuerons �0% des livres lors du marché de la Porte Dorée du 7 Mars 04, jour du semi-marathon de Paris et nous referons un rappel de l’opération avec nos propres livres, le mois suivant. Les �0% d’ouvrages restants seront laissés à disposition du public de manière «poétique » sur les bancs de café ou dans d’autres lieux publics. »

ETUDE DE CAS -.265

a fallu oser tenter l’expérience (sortir dans la rue avec deux tréteaux, une planche et quelques cartons de livres) pour qu’elle rencontre un public qui ne se serait jamais manifesté sans cela. L’expérience, a priori unique et temporaire, a catalysé une réaction qui s’auto-entretient, comme si les habitants étaient jusqu’alors en attente de conditions favorables pour partager leurs livres.

Cela dit, les vertueuses conséquences constatées avaient été en quel-que sorte anticipées. Les membres de la commission avaient déjà ima-giné et formulé l’espoir que la population participe non seulement à la circulation des ouvrages, mais aussi à l’introduction d’ouvrages, eux-mê-mes l’ont fait avec leurs propres livres. Lors d’une réunion du Conseil de quartier4, se pose la question de laisser en téléchargement le logo sur le site du Conseil de Quartier pour que les habitants qui souhaitent faire « participer » leurs livres à l’opération, puissent le faire facilement ; le mois précédant�, quelqu’un proposait que des autocollants supplémen-taires soient insérés dans les livres pour que les habitants puissent intro-duire leurs propres livres dans le circuit. Ce à quoi a été opposé l’argu-ment de la responsabilité et de la perte de contrôle6 qui conduira plus

� Compte-rendu de la de la réunion du Conseil de quartier Animation-Bel Air Sud du 16/12/03� Ibid 19/11/03� Extrait du compte-rendu de la réunion du Conseil de quartier Animation-Bel Air Sud du 19/11/03 : « nous n’aurons plus la main sur les livres introduits par les habitants, nous n’avons pas de possibilité d’avoir toute espèce de censure sur ces livres, il faut donc distinguer les livres de l’opération, qui doivent porter la «marque » du Conseil de quartier et les autres. Nous ne pouvons engager notre responsabilité et la responsabilité de la mairie sur les livres «indépendants ». Un tampon ou des autocollants supplémentaires différents (sans mention : Conseil de Quartier) sont proposés. »

HODOLOGIE DE L’INNOVATION266.-

tard à la création de deux types d’adhésifs différents : un premier mar-qué « conseil de quartier », et un second marqué « lecture en partage », plutôt réservé aux associations (ou à des groupes de particuliers) qui en prennent la responsabilité. Ainsi, des associations comme le Comité des Métallos dans le 11ème ou des commerces comme la boulangerie-patis-serie Arnaout de l’avenue Daumesnil ou même des groupements de par-ticuliers comme dans le 17e et l’amicale de locataires du 22 rue St-Mandé se sont emparés de cette innovation.

La conception n’a pas réellement eu de fin, elle n’a probablement pas encore atteint son terme, l’opération restera peut-être longtemps, voire toujours inachevée. Il est difficile ici de raisonner en terme de phases de conception clairement définies dans la durée et encore moins en terme de résultat : c’est une innovation en perpétuelle évolution (et en perpé-tuelle diffusion). Il n’y a pas vraiment d’aboutissement qui se traduise par un produit fini à un moment donné, mais en même temps, il y a en permanence du résultat praticable (et pratiqué), comme le préconisent les méthodes de développement agile utilisées dans la conception de logiciels7. Le caractère indubitablement biotique (porté et constitué par des humains pour des humains) de cette innovation lui permet apparem-ment de savoir se transformer et pourquoi pas d’être capable de déclen-cher elle-même un processus apoptotique si elle venait à perdre tout in-térêt.

Il y a peu de maîtrise au commencement, il s’agit d’une expérience en milieu réel, sans filet (ce qui a conduit à un échec temporaire), mais une maîtrise relative s’installe avec le dépôt de marque qui permet de garantir le respect de la charte et ouvre les possibilités d’appropriation et de dif-fusion. L’organisation d’opérations Circul’Livre et l’utilisation de la mar-que sont soumis à l’engagement de respecter les règles suivantes :

« - Gratuité : la collecte et mise à disposition des ouvrages se fait à titre gracieux.

- Respect des règles liées à l’animation sur la voie publique, déclaration des manifestations, assurance des organisateurs.

� Une méthode agile est une méthode de développement informatique itérative et incrémentale qui s’appuie sur une planification de projet évolutive et qui encourage les retours d’expériences fréquents du client. Elle permet plus de souplesse et donc de réactivité par rapport aux méthodes traditionnelles « en cascade » qui établissent une séquence figée d’étapes avec des responsabilités définies et des compétences distincts. Elles prônent 4 valeurs fondamentales (voir le manifeste en annexe) : « Personnes et interaction plutôt que processus et outils » ; « Logiciel fonctionnel plutôt que documentation complète » ; « Collaboration avec le client plutôt que négociation de contrat » ; « Réagir au changement plutôt que suivre un plan »

ETUDE DE CAS -.267

- Personnalisation des ouvrages en apposant la marque sur leur cou-verture.

-Vigilance pour s’opposer à la circulation d’ouvrages contraires aux bonnes mœurs, à caractère racial ou tendancieux.

… et surtout : se parler. »La charte, volontairement simple et ouverte, impose des conditions

d’utilisation et de droit de « reproduction » de l’animation qui sont avant tout là pour les faciliter et rendre le dispositif appropriable par n’im-porte quelle structure ou personne. Au 107 rue de Reuilly (12e) par exemple, ce sont des habitants d’un grand immeuble de �00 apparte-ments qui ont décidé d’assurer un point hebdomadaire : tous les lundi soir depuis décembre 2008, entre 18h et 20h, dans une salle du rez-de-chaussée prêtée par l’association des habitants, deux bénévoles (souvent des résidents) sortent les livres rangés dans une grande armoire et les disposent sur les tables. Une dame (professeur à la retraite) y fait en même temps de l’aide aux devoirs. Il y a tellement de livres que tous ne rentrent pas dans l’armoire, une partie forme des rayons sur des meubles ou des encadrements de fenêtres et la salle prend des allures de petite bibliothèque municipale. Ceci n’est pas sans poser problème : beaucoup de gens n’osent pas rentrer ou prendre de livres car ils présupposent qu’ils devront ensuite penser à les rendre, qu’il n’auront pas le temps de les lire, qu’il faut s’inscrire, qu’il ne faut pas faire de bruit, etc. Bref, l’op-posé de ce que propose Circul’Livre qui, par rapport à la bibliothèque

Point.fixe.Circul’livre.au.café.associatif.situé.rue.d’Aligre.à.Paris

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publique par exemple, ne pose aucune contrainte (durée d’emprunt, re-tour au même endroit, amende...). Le principe étant la libre circulation, rien n’empêche de garder le livre pendant trois ans, de l’abandonner dans un lieu public ou de le donner à un ami qui passe, quitte à prendre le risque de voir disparaître définitivement certains livres : « Il y a beau-coup de bouquins qui partent et que l’on ne revoit pas, mais ce n’est pas grave : on dit au gens faites-les tourner, on ne leur dit pas ramenez-les nous », insiste Manuel Errera qui préfère de loin les opérations sur la voie publique (plus proches des enjeux des conseils de quartier avec des notions de démocratie locale et d’animation de quartier qu’il défend).

Le milieu d’introduction de cette innovation était et est massivement favorable, même si la première opération de distribution s’est soldée par un échec et une apparente hostilité, seulement due à la manière de tou-cher les gens. S’il n’y a pas eu de freins à l’adoption, c’est d’abord parce qu’il n’y a que les personnes intéressées qui viennent au rendez-vous et utilisent ce moyen d’accès à la lecture : « Circul’Livre, ça ne fait de mal à personne, soit on apprécie et ça rend service, soit on ne s’arrête pas ». Mais ce moyen ne doit pas être perçu comme exclusif, car selon ses pro-moteurs, il est bien complémentaire aux autres acteurs de la diffusion : « les gens, quand ils découvrent un auteur par exemple, reviennent en di-sant j’ai bien aimé, j’en voudrais bien un autre. Alors je leur dis : si vous trouvez, parfait, mais si vous ne trouvez pas, la bonne adresse, c’est la bibliothèque ou le libraire ». Les animateurs ne cherchent pas à faire systématiquement des ponts ou à vouloir à tout prix connecter les divers acteurs de l’accès à la lecture, ce n’est pas leur propos ni leur ambition, mais ils ne se positionnent pas comme des concurrents des distributeurs commerciaux comme le libraire, ou des acteurs culturels publics comme la bibliothèque municipale de prêt, au contraire, ils sont dans une démar-che qui tend à valoriser la vitalité du quartier et ont donc tout intérêt à maintenir les services publics et commerces de proximité.

La valeur ajoutée sociale apparaît comme une évidence, mais il ne faut pas négliger la valeur ajoutée économique qui peut être observée de deux points de vue différents : il y a un gain économique pour le lecteur qui a à sa disposition gratuitement une grande quantité de livres (environ �0 000 livres sur Paris à l’heure actuelle), mais il y a probablement des retombées économiques, difficilement mesurables et peut-être vérifia-bles seulement sur le long terme, pour les éditeurs, les distributeurs, les auteurs et l’ensemble des acteurs de la chaîne du livre. De la même façon que Michel Valensi l’explique pour le cas du lyber [voir itinéraire n° 1], la

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libre circulation, ce n’est pas nécessairement des ventes perdues pour le libraire (« ce n’est que la perte de quelque chose qui aurait pu ne jamais se produire, la seule perte d’une vente en puissance »8), mais peut entraî-ner des ventes car l’opération aura donné envie à quelques personnes de lire plus, de trouver des livres liés à un sujet ou à un auteur qu’ils ont rencontré dans un livre en libre circulation, ou tout simplement pour avoir à soi : Lorsque l’on trouve un bon livre à la bibliothèque ou quand un ami vous prête un livre dont il a pensé avec justesse qu’il vous plairait, il peut arriver que l’on ait envie de le posséder soi-même, de garnir fiè-rement sa bibliothèque personnelle avec…

Un des principaux descripteurs de la boîte à outils mettait en relief une variable qui oppose les innovations « jetables » aux innovations « durables » Qu’entend-on par « durable » ? On peut supposer que, prag-matiquement, chaque livre aura une durée de vie plus limitée (il passe entre de nombreuses mains au lieu de dormir longuement dans une éta-gère ou un grenier), mais il verra en même temps augmenter considéra-blement sa quantité de lecteurs au court de sa courte vie, ce qui en fera un objet plus durable dans le sens où il aura davantage été utilisé. Les

� Michel Valensi, Petit traité plié en dix sur le lyber, 4.2, http://www.lyber-eclat.net/lyber/lybertxt.html

Point.mensuel.Circul’livre.dans.le.quartier.de.Bel.air.à.Paris

HODOLOGIE DE L’INNOVATION270.-

livres que l’on croise dans le réseau sont bien souvent des livres « jeta-bles », c’est-à-dire qui perdent de leur intérêt une fois lus (comme cer-tains polars, les « Arlequins », les « France Loisir », etc.), c’est pour cela que les gens qui les ont achetés ont souvent tant de facilité à s’en séparer. Cela ne signifie pas que ces livres ne soient pas dignes d’intérêt, les gens les mettent aussi en circulation parce qu’ils ont envie de faire partager cette rencontre avec le livre à d’autres, c’est aussi ce qui fait qu’on y trouve occasionnellement de très beaux livres à faible tirage. Cette inno-vation est également durable dans le sens où elle tisse et renforce les liens sociaux et pérennise les relations humaines dans les quartiers.

La diffusion et l’adoption sont progressives, elles se font de proche en proche, mais de façon relativement rapide. Ce qui est important, précise Manuel Errera, c’est la régularité, la répétition, il faut que les gens s’ha-bituent à la présence du stand et sachent qu’ils peuvent venir tous les premiers dimanches du mois. Il est évident que les points circul’livre fixes placés dans un endroit peu fréquenté ou, du moins, qui ne rassem-ble pas une foule à un moment donné sont beaucoup moins conviviaux que les rendez-vous réguliers en pleine rue les dimanches matin de prin-temps, quand les gens vont ou reviennent du marché. On pourrait fonc-tionner comme le bookring9 avec une base de données sur Internet, en s’inscrivant sur une liste et venir chercher son livre au lieu de mise à disposition et repartir aussitôt sans parler à personne ni avoir touché ou ouvert aucun autre livre que celui que l’on cherchait, mais ce n’est pas le cas des animateurs des points circul’livre qui ne prennent volontaire-ment pas la peine de trier les livres par genre ou par sujet (exceptés en mettant à part les livres jeunesse pour que les enfants ne soient ni déçus ni confrontés à des livres qui pourraient heurter leur sensibilité).

L’échelle de diffusion était donc au départ très faible : un croisement de rues dans un quartier. L’ambition était de toucher tout le quartier, mais grâce aux habitants et surtout à d’autres conseils de quartiers (qui soit dit en passant mutualisent leurs retours d’expérience et des recom-mandations au travers d’une publication annuelle : « Partageons nos ex-

� Le bookring est une variante du BookCrossing : une personne propose de faire circuler un livre entre des lecteurs qui s’inscrivent pour cela sur une liste. Chaque personne fait suivre le livre à la suivante après l’avoir lu (le livre est suivi sur le site bookcrossing.com de la même façon). Le Bookray relève du même fonctionnement avec cette particularité que le livre ne revient a priori jamais à son propriétaire original. Les « Bookboxes » fonctionnent également de la même manière : il s’agit d’une boîte contenant un ensemble de livres. Chaque participant, lorsqu’il reçoit la BookBox, peut remplacer des livres du lot par le même nombre de livres. Généralement les BookBoxes sont thématiques.

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périences pour construire et enrichir la démocratie locale à Paris » - juin 200410), l’innovation ne cesse de s’étendre. Circul’Livre est actuellement présent dans 11 arrondissements, 17 conseils de quartier, une mairie d’arrondissement, un commerce de proximité… ce qui représente pas moins de 33 points à Paris. Circul’Livre a même essaimé en province (une bibliothèque en Ardèche, un café culture à Toulon, etc.). Une petite brochure A4 décrivant le principe et listant au verso les lieux, dates, ho-raires, et organisateurs de rendez-vous ou de points fixes est la plupart du temps disponible sur place. En général, l’autocollant qui sert à mar-quer les livres (et qui évite accessoirement qu’ils soient revendus sur Internet par exemple) sert également de relais : l’adresse du site Internet qui référence et géolocalise les points parisiens y est inscrite. En février 2009, il y a avait en moyenne 28 visites par jour sur le blog de Circul’Li-vre. Tous ces efforts de communication ne sont pas indispensables mais renforcent la cohérence, la visibilité et favorisent d’autant plus la diffu-sion.

Au premier abord, les gens sont souvent plus séduits par le principe, le fonctionnement et les enjeux connexes que par l’accès à la lecture en lui-même. Ce sont l’état d’esprit, le côté transgressif et la convivialité qui les attirent et les poussent à revenir. Et cela révèle bien l’intention qui en a été à l’origine. Ce n’est effectivement pas un hasard si ce sont un conseil de quartier et sa commission animation qui ont investi ce champ. Cir-cul’Livre est un outil, un prétexte. C’est un outil pour créer du lien social, faire vivre et animer le quartier. C’est un prétexte pour établir des contacts directs avec les habitants, et faire remonter des informations vers les conseils de quartiers et la mairie : « ça nous change des réunions « crottes de chien » habituelles que deviennent facilement les réunions de quartier », ironise René Bertholus. Cette opération sert avant tout la démocratie locale, elle permet d’être au plus près des habitants et de leurs préoccupations. L’innovation n’a pas été pensée comme un but en soi, mais comme un moyen de changer les rapports entre administration

�0 « Partageons nos expériences pour construire et enrichir la démocratie locale à Paris » - juin 2004. Extrait : « L’objectif majeur et innovant de ce document est de vous apporter un éclairage plus large sur les différentes expériences menées en matière de démocratie locale à Paris. Ces fiches relatant les initiatives locales vous sont présentées afin de vous faire partager des expérien-ces, vous donner des informations et pourquoi pas des idées sur les actions qui pourraient être conduites dans les conseils de quartier auxquels vous participez. Parce qu’il semblait essentiel de faire remonter ces expériences à partir des acteurs qui les initient et les portent, le choix des projets et la rédaction de ces fiches sont le fruit des différentes mairies d’arrondissement qui ont bien voulu répondre à la réalisation de ce document. »

HODOLOGIE DE L’INNOVATION272.-

et administrés. Plus qu’une nouvelle façon d’accéder à la lecture, c’est une nouvelle manière d’être à l’écoute des habitants, de façon plus sub-tile et plus fine qu’avec des questionnaires ou des réunions et consulta-tions publiques par exemple (ce qui en fait un bon complément).

Au regard de la boîte à outils critique, Circul’Livre est une innovation très paradoxale car :

- elle est à la fois vernaculaire et politique (selon les phases du dérou-lement) ;

- elle relève autant de l’ « apprenti sorcier » que du « maître » ;- elle met en place des règles (dépôt de marque, charte, etc.) qui ouvrent

à l’appropriation et à la diffusion [voir itinéraire n°7 : Du brevetage au copyleft : vers un patrimoine de l’humanité ?] ;

- elle gère de l’inconnu pour se rapprocher d’un idéal social et démo-cratique ;

- la diffusion intégrée à la démarche de conception n’est pas que la conséquence, mais aussi sa condition ;

- pour un faible coût économique apparaît une importante valeur ajoutée sociale ;

- sa nouveauté bouscule les modèles culturels et économiques établis (bibliothèques publiques…) mais peut potentiellement les asseoir et les stimuler.

En quoi est-ce vraiment une innovation ? Après ce discours plus des-criptif que critique, on ne saisit probablement pas encore bien ce qui fait réellement et incontestablement « innovation » dans ce qui semble n’être qu’une simple initiative locale, certes intéressante et qui prend un peu d’ampleur, mais qui ne mérite peut-être pas le qualificatif d’ « innovan-te ». Qu’est-ce qu’il y a de nouveau ? Est-ce que cette opération conduit au changement social ?

Bien qu’ils soient indissociablement liés, on peut finalement aborder cette innovation selon trois points de vue : un point de vue culturel (pro-mouvoir la lecture), un point de vue social (favoriser le lien social et animer les quartiers), un point de vue politique (participer à la démocra-tie locale).

Culturellement, il s’agit sans hésitation d’une nouveauté : elle réunit de façon exceptionnelle à la fois la gratuité, l’accessibilité « directe » (sur la voie publique, au coeur de la vie et de la ville) tout en éliminant les contraintes, c’est-à-dire en proposant comme mode de diffusion la cir-culation libre de biens culturels en dehors du circuit marchand ou insti-

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tutionnel ; là où la librairie propose l’appropriation privée et la bibliothè-que publique une gestion administrative du commun dont on ne se sent pas du tout “co-propriétaire” et donc peu responsable [voir itinéraire n°27 : Usage pensé, consommateur déchargé...]. Circul’Livre ne s’op-pose pas forcément à l’existant mais se démarque cependant nettement des structures établies d’accès à la lecture, même si ce n’est que la repro-duction et l’organisation de réseaux préexistants d’échanges informels et inégaux comme le prêt entre amis, par exemple. Il y a transgression des normes en place et une modification des normes déjà présentes. Moi-même, je ne pense désormais plus l’accès à la lecture qu’à travers la bi-bliothèque, la librairie ou le bouquiniste. Mais il y a un inconvénient, mineur si l’on considère les autres points de vue : on a affaire à une grande quantité de romans. Beaucoup de gens donnent des livres dont ils souhaitent se débarrasser, tout le monde ne le fait pas pour le plaisir de faire partager une œuvre qu’il a apprécié et qu’il voudrait faire décou-vrir aux autres : il n’y a presque jamais d’échange direct de livres entre les participants, le don est en quelque sorte anonyme. L’étal présente donc beaucoup de romans de gare, de polars, etc. qui ont tout de même leur intérêt et leurs lecteurs assidus ou occasionnels.

Socialement, il ne s’agit que d’une animation supplémentaire en fin de compte (au même titre que les repas de quartier, la fête des voisins, etc.). Sa particularité est de s’appuyer sur le livre pour créer du lien social. C’est un outil très intéressant mais ce n’est peut-être pas une innovation majeure de ce point de vue. Malgré tout, cette opération fait plus que de rassembler des habitants sur un point hebdomadaire, elle crée des béné-voles et tisse des relations entre eux et les diverses structures qui suppor-tent les points Circul’Livre (associations, centres sociaux, hôpitaux, conseils de quartier, groupement de locataires...). Circul’Livre est une animation de quartier, mais c’est aussi un moyen de resserrer le maillage militant et celui des personnes engagées dans l’action sociale. Mais de ce point de vue, on peut dire qu’elle exclut (involontairement) une partie de la population qui ne peut y participer : les actifs par exemple, voilà pour-quoi cela concerne essentiellement une tranche relativement âgée de la société.

Politiquement, Circul’Livre est une nouvelle manière d’amener les ha-bitants à participer de façon détournée à la démocratie locale en leur donnant la possibilité d’être en contact direct avec les élus et en leur donnant envie d’intégrer ou du moins de se renseigner sur les conseils de quartiers. C’est une manière de créer des porosités entre la rue et les

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institutions. C’est aussi et surtout une manière de se réapproprier l’es-pace public. Selon les mots du philosophe et homme politique européen Toni Negri et de la philosophe Judith Revel, il s’agit de « reprendre le commun, reconquérir non pas une chose mais un processus constituant, c’est-à-dire aussi l’espace dans lequel il se donne : celui de la métropole. [...] Si la démocratie moderne a été l’invention de la liberté, la démocratie radicale, aujourd’hui, se veut l’invention du commun. » 11 Circul’Livre amène les habitants à accomplir ou du moins participer à un acte politi-que.

A travers l’étude de ce cas, il s’agissait de mettre à l’épreuve la boîte à outils critique, de mesurer ses apports, ses limites : cet outil permet de soulever beaucoup de questions mais ne permet pas de pondérer les différents aspects de l’innovation. Serait-il trop centré sur le processus d’innovation et pas assez sur la démarche ? Il y a beaucoup de boucles et l’outil, tel qu’il est aujourd’hui, n’est pas encore capable de les prendre mieux en compte comme des évènements majeurs dans le processus et dans l’innovation en général.

Pour le moment, c’est un assez bon auxiliaire de recherche, un outil pour questionner, pas encore un outil de synthèse.

�� « Inventer le commun des hommes », Judith Revel & Toni Negri, Multitudes n°31, Hiver 2008, p. 10

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Conclusion

Si j’aborde le sujet de l’innovation à ce stade de mon parcours, c’est d’abord parce que l’innovation m’embarrasse : l’innovation est incon-tournable, elle était en travers de mon chemin. Or, je l’assimilais en en-tamant ce mémoire, à la fuite en avant qui pose justement problème à notre société (d’un point de vue environnemental et social). Est-ce que l’innovation est l’ennemie ? Y a-t-il d’autres façons d’innover ? Telles étaient les questions auxquelles je souhaitai trouver des réponses.

Je me sentais pris dans des contradictions. À commencer, comme beaucoup de gens, par cette injonction contradictoire et simpliste : « ac-célérer ou mourir ; ralentir ou périr ». D’un côté, le diktat de l’innovation permanente, intensive qui accélère le rythme des innovations pour rester compétitif et ne pas figurer aux rang des victimes de la guerre économi-que mondiale ; de l’autre côté, la « décroissance » comme un impératif de survie, la protection de l’environnement et de l’ensemble de la bios-phère nécessitant un ou deux nouveaux modèles qui soutiennent la du-rabilité. On ne sait alors plus s’il faut innover pour persévérer ou pour ralentir.

D’autres dissensions apparaissent, ce sont des contradictions internes, propres au design et au monde industriel : d’un côté, une injonction technicienne, avec ce raccourci récurrent : innovation = innovation technologique, et de l’autre injonction à l’ « artification ».

Lorsque le ministère de l’industrie soulève l’importance de l’« innova-tion non technologique », là encore, l’objectif affiché est la compétitivi-té, la création et le design y sont définis comme « une forme d’innova-tion non technologique qui complète et enrichit l’innovation technologique, et constituent à ce titre des facteurs importants de la performance économique et de la compétitivité des entreprises ». Ainsi, la composante technologique de l’innovation n’est jamais très éloignée puisque c’est sur elle que s’appuierait paradoxalement l’innovation non technologique.

L’ICSID (International Council of Societies of Industrial Design) dit d’ailleurs du design industriel qu’il est « le principal levier d’humanisa-tion innovante des technologies ».

La technologie serait-elle la solution de fond pour innover ? Suffirait-il de la rendre « humaine » ? Ou bien l’« artification » du monde indus-

-.277HODOLOGIE DE L’INNOVATION

triel »1 est-elle le mode innovant par excellence ? Yann Moulier-Boutang suggère ainsi :

« La double injonction contradictoire que connaissent bien tous les gens qui travaillent dans le design, l’architecture etc. : soyez créatifs d’un côté et soyez vendeurs de l’autre, et qui prend souvent des formes tragi-ques, devient soyez vendeurs parce que créatifs. Ce qui revient à remet-tre en question la séparation il y a des ingénieurs et il y a des commer-ciaux. [...] le fabriquant de voiture Renault devient créateur d’automobiles. [...]Les entreprises se présentent désormais comme créateurs de mon-des, d’émotions, d’expériences, de milieux de vie, bref, d’une nouvelle esthétique, d’une nouvelle façon de ressentir le monde. »2

Enfin, la dernière contradiction fait apparaître l’innovation tantôt comme le meilleur moyen et l’unique solution pour conserver une éco-nomie de marché capitaliste, tantôt comme les stigmates d’un capitalis-me en crise, en proie à ces propres contradictions.

La deuxième raison qui m’a poussé à m’interroger sur l’innovation concerne le flou de ses contours. Cette notion d’innovation, nous l’avons vu, ne désigne rien de clairement identifiable, si ce n’est une qualité qui devrait présider aujourd’hui à la politique de toute entreprise. Le terme est galvaudé, dénaturé par une sur-utilisation. L’innovation est devenue un automatisme dans le langage, elle en a perdu tout sens. Aujourd’hui, l’innovation dépasse les champs économiques et technoscientifiques auxquels elle est traditionnellement liée : elle investit le champ du non marchand, le champ social, etc. La question sous-jacente est : est-ce qu’il y a du fond derrière ce qui pourrait encore n’être qu’un automatisme, un réflexe, une obsession ? On peut s’interroger sur la légitimité d’une in-novation « sociale », mais elle a au moins le mérite d’envisager des inno-vations détachées des contextes qui les conditionnent habituellement (même s’il existe par exemple des innovations « sociales » dans le champ marchand). L’innovation peut revêtir différentes formes mais elle est

� Yann Moulier-Boutang, lors des Entretiens du Nouveau Monde Industriel, au centre Pompidou, le 27 novembre 2007� Yann Moulier-Boutang, lors des Entretiens du Nouveau Monde Industriel, au centre Pompi-dou, le 27 novembre 2007 (il commence d’ailleurs sa thèse avec ces mots : « Le monde industriel avait accepté le design comme conciliant le fond, c’est-à-dire la répétition qui permet de bénéficier des économies d’échelle, le substrat derrière l’infrastructure industrielle, et la forme artistique ou décorative [...]. On assiste en apparence à une inversion qui est annoncée et performée par l’art contemporain, c’est-à-dire que la forme industrielle devient le fond de l’art, et le fond dans les deux sens du terme[...]»)

HODOLOGIE DE L’INNOVATION278.-

presque systématiquement associée au dynamisme économique, et c’est peut être un frein aujourd’hui...

Face à cette tautologie affirmative, il n’était pas possible de répondre par une construction, par un autre discours, par une nouvelle linéarité. Puisque l’hypothèse de la linéarité n’est pas la bonne et pose problème, c’est probablement de la déconstruction que peuvent émerger des élé-ments de compréhension. Dans ce fatras de définitions, de contradic-tions et de paradoxes lissés par un discours dominant et idéologique, la démarche exploratoire me paraît indispensable pour passer d’une vision linéaire à une vision plurielle apte à rendre compte de la complexité. Considérons donc ce parcours constitué d’itinéraires comme une dé-marche de recherche. Je propose des chemins ; selon la personne qui les parcoure, on ne retient pas la même chose, on ne garde pas les mêmes images, c’est pourquoi cette conclusion restera très personnelle. Ce che-minement, cette itinérance m’aura permis de saisir divers sens et nuan-ces, les multiples difficultés et raisons qui peuvent pousser à innover, et de m’apercevoir que l’innovation ne se résume pas qu’à la forme idéolo-gique que l’on rencontre le plus souvent.

L’innovation consiste à l’introduction d’une chose nouvelle dans quel-que chose d’établi. Innover procède plus ou moins simultanément de deux actions : créer quelque chose de nouveau et l’introduire : in-nover. Ce sont deux opérations bien différentes, les deux gestes sont d’ailleurs traditionnellement et encore souvent appréciés et réalisés consécutive-ment, séparément. Ils sont pensés dans deux temps différents, le pre-mier hors de la société, c’est le temps du créateur, en marge; et le second dans la société, ce serait le temps du marché dans la vision compétitive. Mais, ils ne sont pas toujours envisagés et menés de façon aussi disjointe. Le schéma classique et descendant qui enchaîne les unes après les autres les phases de recherche (aboutissant à une découverte ou une invention), conception, production, introduction et assimilation avec sa courbe d’adoption caractéristique3, s’efface progressivement au profit d’un schéma où le in- de l’innovation prend son autonomie. Version béta, contribution, vaporware, publicité anticipée, marketing viral, les enjeux de l’innovation se déplacent vers le contrôle des processus d’adoption.

� la courbe s’élève avec les « adoptants précoces », culmine entre « majorité précoce » et « majo-rité tardive », et s’amenuise en longue traine avec les « retardataires ».

-.279HODOLOGIE DE L’INNOVATION

Novation et introduction sont parfois indissociables, elles ont quelques fois intérêt à être intimement mêlées soit pour des raisons d’efficacité commerciale, soit par souci démocratique. En effet, plus le public est impliqué tôt dans le processus de novation, plus l’assimilation à terme sera un succès et les ventes assurées. Mais, de la même façon, avec un regard plus politique et des préoccupations sociales et culturelles : plus le public est impliqué tôt dans le processus de novation, plus il sera à même d’y participer ou de l’influencer d’une manière ou d’une autre et plus l’innovation relèvera d’une coproduction issue d’une volonté et d’un désir commun.

Encore une contradiction : avec une même approche ouverte en amont, on peut être du côté de l’acceptation et de la compétition écono-mique, ou bien du côté du désir et de la démocratie étendue.

S’il fallait retenir une définition de l’innovation, je garderai celle-ci :L’innovation « est un processus d’influence qui conduit au change-

ment social et dont l’effet consiste à rejeter les normes sociales existan-tes et à en proposer de nouvelles » (Larousse)4.

Cette définition met en relief ce qui est finalement le fond du problè-me et dont les concepteurs s’emparent ou se sentent embarrassés : inno-ver, c’est proposer de nouvelles normes sociales, provoquer une nou-velle situation. Ignorer cette finalité participe à alimenter l’injonction hystérique à innover qui revient alors à cette question : comment inno-ver ? On ne compte plus le nombre de conférences, de colloques, de séminaires, de cours qui admettent implicitement qu’il faille innover et dont l’unique propos réduit la question de l’innovation à celle du com-ment faire : comment y arrive-t-on ? Comment devient-on créatif ? Comment devient-on innovant ? L’innovation n’est pourtant pas onto-logiquement bonne (ni même mauvaise). Plus que le comment bien in-nover, c’est le motif qui importe. L’innovation n’est pas un but en soi, c’est un moyen pour qui a besoin de changer une situation existante en une situation souhaitable. L’innovation comme produit, comme résultat est un germe, un catalyseur qui permet ce changement.

Innover, c’est créer des courts-circuits�. Et je crois que créer des courts-circuits est justement le travail du designer, son rôle consiste à

� Itinéraire n°26 : Enjeux du contrôle des processus d’adoption : les fumeuses� Itinéraire n°24 : Les courts-cricuits : accélérer ou approfondir ?

HODOLOGIE DE L’INNOVATION280.-

court-circuiter la réalité et la « reproduction d’un certain ordre institué »6. Mais le « long-circuit » ne doit pas être oublié dans l’équation. Il faut garder en ligne de mire le motif, l’objectif. Il s’agit de créer des courts-circuits qui enclenchent des longs-circuits7, et cela nécessite de les pen-ser ou au moins de les provoquer sans forcément le concevoir.

Cette définition montre également que l’innovation a à voir avec l’uto-pie : qu’est-ce qu’un long-circuit sinon une incitation à découvrir ou imaginer une situation vers laquelle tendre. L’écrivain et journaliste Eduardo Galeano tenait ce genre de propos :

« L’utopie est à l’horizon. Quand je fais deux pas vers elle, elle s’éloi-gne de deux pas. Je fais dix pas, elle est dix pas plus loin. J’ai beau mar-cher, je ne l’atteindrai jamais. A quoi sert l’utopie ? Elle sert à ça : à avancer. »

Mais l’innovation relève également d’une logique de cycle de vie : un besoin de se réinventer. Elle est d’ailleurs parfois décrite à travers un jeu d’équilibre entre trois forces représentables par les trois principales divi-nités indiennes : la spiritualité créatrice (Brahma), la destruction créatrice (Shiva) et la protection de l’existant (Vishnu)8. C’est dans ces tensions et ces alternances que l’innovation se situe. L’innovation tient parfois de la répétition, du recommencement, c’est l’idée d’un renouvellement dans le sens étymologique [voir préambule] ; mais qui légitime pour certains le renouvellement critiqué plus haut9.

L’étude plus approfondie de cas d’innovation, particulièrement le der-nier analysé avec la boîte à outils critique, m’a obligé à m’intéresser de plus en plus aux innovateurs, plus qu’à l’innovation ; et à la démarche, plus qu’au processus.

Pour en revenir à la création industrielle et plus généralement au de-sign : si le rôle du designer est de proposer et de donner forme à des situations, c’est pour les soumettre à la critique, c’est pour faire avancer le projet à plusieurs, a fortiori avec les parties prenantes et les bénéficiai-res. La capacité de projeter une nouvelle situation dans un contexte

� Itinéraire n°20 : Un besoin de stabilité� Itinéraire n°2� : Des courts-circuits pour faire des longs-circuits et l‘obsolescence envisagée du service : les VLS� Voir Thierry Gaudin� Itinéraire n°9 : Une innovation “jetable” ?

-.281HODOLOGIE DE L’INNOVATION

donné, c’est faire partager une vision commune pour provoquer des réactions qui alimentent le projet. Faut-il d’ailleurs continuer de parler en terme de métier et de fonction comme dans le vieux modèle de l’en-treprise moderne dont on a vu qu’il serait obsolète et dépassé ? Peut-on encore fonctionner, y compris la démocratie10, en posant des rôles stricts et délimités qui définissent des purs créatifs, des purs chercheurs, des purs opérateurs, etc. Si on admet que cette vision est dépassée, alors l’innovation et la créativité sont l’affaire de tous. La part de créativité et celle de productivité ne sont pas être nécessairement séparées dans les activités. J’entends par créativité la capacité de proposer quelque chose de nouveau et par productivité la reproduction et l’adaptation au contex-te de cette nouveauté. Parce qu’elle fait appel à l’intime et parce qu’elle est motivée par la passion, par l’envie, la part créative mérite probable-ment d’être mise au pot commun : non seulement elle peut servir à tous, mais elle finit par servir à tous, elle a un intérêt pour l’ensemble11 (en se mettant en jeu soi-même, on touche l’absolu). Si elle est partagée et que tout un chacun y contribue, la part de productivité peut alors être assu-mée et répartie sur le plus grand nombre de gens possible, et c’est cette part qui permet la rémunération et de ne pas perdre définitivement le sens des réalités. Ainsi un travail (puisqu’il occupe beaucoup de place dans l’existence pour la plupart d’entre nous, au point d’écraser la possi-bilité de mener d’autres activités) ou une existence (au sens de vita activa) qui ne combinerait pas ces deux parts risque d’être soit incapable de nous élever et de nous individuer, soit incapable de nous permettre de vivre en société.

Pour moi, innover c’est donc autant créer, c’est-à-dire concevoir du nouveau, que penser et concevoir les moyens de l’introduire, autrement dit : favoriser l’adoption et l’appropriation. Et c’est là qu’est le danger. Comment ne pas abuser (volontairement ou non) les destinataires ? Comment ne pas les méprendre, les tromper, les déposséder de leur bon sens et penser à leur place ?

Innover, c’est proposer une situation nouvelle, en pensant les artefacts qui vont contribuer à la faire émerger à partir de la situation existante ; mais c’est à mon avis aussi savoir les adapter et les mettre en place. Un coiffeur, par exemple, peut concevoir une nouvelle coupe de cheveux (et

�0 J’entends par « démocratie » : organisation humaine souhaitable et qui fait sens�� Itinéraire n° 7 : Du brevetage au copyleft : vers un patrimoine de l’humanité ?

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les gestes techniques qui vont avec), mais là où son travail devient réel-lement intéressant et plus productif que créatif (même s’il nécessite en-core une part de créativité) c’est dans sa capacité à savoir adapter cette nouvelle coupe à ses différents clients, c’est-à dire aux différents visages, aux différentes implantations de cheveux, aux différentes personnalités, etc. Car chaque situation est différente et demande un travail (productif) cohérent avec la personne, la société, le territoire, ou le marché visé. C’est peut être en cela que l’on peut palier au manque de démocratie dans le choix et la mise en place d’une réalisation à venir. Dans ce cadre, il n’y a de réelle compétition que si les coiffeurs se mettent à tous vouloir obtenir le monopole sur la création de nouvelles coupes, indépendam-ment de leur application sur les gens. Autrement dit, on peut probable-ment voir dans la division des tâches et particulièrement dans la sépara-tion entre créatif et productif une des sources des problèmes que traîne comme un boulet l’innovation.

Jacques-François Marchandise, qui dirige ce travail d’écriture, retourne le problème et synthétise ainsi une vision de l’innovation libérée de l’em-prise technicienne et spéculative :

« Quand la technique ne prend pas le dessus en imposant les tautolo-gies du système technicien, quand la logique de rentabilité financière n’aspire pas le sens des actions humaines, alors l’innovation devient à peu près la même chose que « bonne idée » ou plutôt « nouvelle façon de s’y prendre », ruse, stratagème, manière de décoincer les choses, de se désincarcérer de contraintes systémiques paralysantes (le conformisme, la bureaucratie, les logiques d’appareil,....) : pour moi, c’est un contre-poison plus souvent qu’un poison, et pire que l’innovation, il y a ses contraires. »

J’adhère volontiers à cette opinion, même si sa légère coloration David contre Goliath (ou ju-jitsu de masse12) renvoie peut-être davantage à l’intérêt étroit d’une minorité combative, au détriment du désir com-mun, de l’élan collectif et partagé. J’ajouterai donc simplement un petit complément pour pouvoir m’emparer pleinement de cette vision de l’in-novation : pour en revenir au potentiel équitable du travail productif contextuel, je pense qu’innover à l’échelle locale est une solution, ou disons une approche qui me paraît plus juste, plus « démocratique », plus

�� Terme utilisé par le sociologue américain Saül Alinsky (1909-1972), considéré comme le père de l’organisation communautaire. Il a écrit un ouvrage phare : Rules for radicals en 1971 traduit Manuel de l’animateur social, dans lequel il édicte les règles de base pour les radicaux et des tacti-ques d’organisation non violentes.

viable socialement et politiquement et peut-être plus fiable en un sens. Travailler à l’échelon local ne veut d’ailleurs pas dire qu’il n’y a pas pos-sibilité d’étendre ou d’exporter ; du moment qu’est entamé un travail d’adaptation, de repositionnement à chaque changement d’échelle ou de contexte.

Et n’oublions pas une chose, encore une fois, l’innovation reste un outil, un moyen...

Annexes

HODOLOGIE DE L’INNOVATION286.-

Suite de l’extrait de l’entretien avec Stéphane CoboEntretien avec Stéphane Cobo (ingénieur et urbaniste, RATP prospec-

tive & conception innovante), Maison de la RATP, Paris, samedi 2 Août 2008

A.D. : « Quels sont les enjeux autour de l’innovation aujourd’hui ? Qu’est-ce qui pousse à innover ? La concurrence ? »

S.C. : « La concurrence en soi est une pression à l’innovation. Ce n’est pas un jeu gratuit, on est obligé d’inventer des avantages concurrentiels et pour ça il faut des moyens, et ces moyens, c’est l’innovation. Donc des méthodologies d’innovation. En gros, un paradigme, c’est un cône de concepts, chacun de ces concepts peut être décliné en un produit ou un ensemble de produits. Et ensuite, ces produits trouvent leur concrétisa-tion dans des projets. Autrement dit, le projet, c’est le produit appliqué à un terrain, c’est la conjonction d’un produit et d’un terrain, et il n’y a que là que ça se réalise. Pour ce qui concerne les infrastructures du type métro, la phase de prototypage n’existe pas, on ne peut pas réellement tester avant, sauf pour les petits produits. Donc il faut imaginer des pro-cessus de simulation et puis au-delà du résultat d’ailleurs, l’intérêt ça va être de proposer des méthodes de travailler ensemble.

C’est d’ailleurs ce que l’on cherche à faire avec le jeu de co-conception Xquisit. C’est aussi une façon de travailler collaborative, avec des parte-naires potentiels de projet qui vont pouvoir intervenir très tôt dans les façons de rédiger les cahiers des charges. Et ça c’est un peu nouveau, c’est différent d’une démarche partenariale où on intervient tous de fa-çon un peu sédimentaire : si je prends le tramway : d’abord on met les rails, puis la ville intervient pour les aménagements de façade à façade (voirie, aménagement des trottoirs...), et ensuite les acteurs privés valori-sent leur façade si le projet leur convient. Donc là, on les fait intervenir beaucoup plus tôt dans la chaîne de production, avant même que l’on sache ce que l’on va faire. Les partenaires peuvent nous donner des in-dications sur la manière de rédiger nos cahiers des charges. C’est égale-ment une réponse à un problème de financement : de cette façon on les intègre plus vite dans la boucle de financement, c’est ce que l’on appelle la « restauration du consentement à payer », ils redeviennent acteurs du financement. Ils ne viennent pas uniquement « parasiter » en profitant positivement du système pour créer de la valeur sans y avoir contribuer financièrement. On les réimplique dans la chaîne, ce qui à l’air légitime. On pourrait légiférer, imposer des taxes sur toutes les plus-values immo-

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bilières et foncières réalisées après la construction d’une ligne de métro, mais ça n’est pas innovant, ça c’est déjà fait, c’est compliqué juridique-ment et de toutes façons pas très intéressant. Il y a des façons plus sub-tiles de les impliquer et sans vouloir les tromper, consciemment, en leur expliquant ce qu’apporte un métro, en leur expliquant qu’ils peuvent eux-mêmes jouer sur la façon dont on conçoit le métro pour maximiser encore plus le gain escompté. D’ailleurs, gain économique, mais égale-ment culturel, social. Pour éviter de péjorer un projet urbain, autant s’impliquer tout de suite dans la conception du projet pour en faire un outil fabuleux de recomposition de l’espace public...»

A.D. : « C’est ce qui se passe de plus en plus souvent sur des projets d’architecture où les associations de quartier par exemple, sont impliquées dès le début du projet, participent à des réunions, etc. »

S.C. : « C’est compliqué, il y a des limites : on ne peut pas dire qu’il faille donner le crayon au gens, l’architecture ou l’aménagement d’espace public c’est un métier. Et pourquoi c’est un métier, pourquoi c’est exercé par quelqu’un qui à la limite n’a rien à voir avec le terrain ? Parce qu’il faut justement défendre une notion d’intérêt collectif. Or chaque acteur est dans une logique d’intérêt « individuel ». Il y a un moment où on doit donner la parole et il y a un moment où on doit reprendre le stylo pour dire : on fait des choix, on tranche et on oriente le projet de telle ou telle façon. Le problème aujourd’hui ce sont les utopies du Web qui at-terrissent sur le terrain de manière puissante et c’est difficile de s’en sortir car les gens sont pris dans une telle frénésie de 2.0. Quand on est dans le domaine de l’espace public ou de l’aménagement urbain, on se retrouve avec les mêmes logiques, pour moi, ça ne fait que repousser un tout petit peu plus loin les frontières entre l’intérêt général et l’intérêt individuel, mais elles sont toujours là. Donc, on ne peut pas non plus croire que l’on va tout résoudre par des effets de contribution générali-sée. Pourtant il faut que les gens s’expriment sur un terrain, c’est évident, ce sont les experts de l’usage, ils connaissent parfaitement le lieu, ils le fréquentent tous les jours et ils savent parfaitement ce qui marche, ce qui ne marche pas, à quel endroit on peut améliorer. Tout le projet ne peut partir que de là. Par contre, ce n’est pas de leur côté qu’il faut les trouver les réponses, il faut les laisser dans le domaine de l’expression du besoin et bien séparer ces deux dimension-là : programmatique et réponse qui est l’oeuvre d’un concepteur (un architecte, un ingénieur, un designer,

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un regroupement...) qui lui a cette compétence. C’est la l’illusion du 2.0 de laquelle il faut sortir. »

A.D. : « Pourquoi, à la prospective de la RATP, vous vous de-mandez non plus seulement comment aider les gens à se déplacer plus vite mais aussi comment les aider à économiser des déplace-ments (ce qui est à la fois paradoxal et logique) ? »

S.C. : « Effectivement, soit on reste dans le même paradigme, celui de la circulation donc de l’efficacité, de la puissance : on a une demande qui est très importante sur la ligne du RER, la 13, etc. et donc la réponse logique dans ce paradigme, dans cette vision des choses qui est la vision circulante, c’est d’élargir la capacité du tunnel, faire passer plus de trains, mettre des RER à deux étages, etc. Mais on sent bien quelque part, que cette logique est assez vaine finalement. Il suffit qu’une tour soit construi-te à la Défense comme c’est la cas en ce moment pour que le nombre de voyageurs augmente brutalement... Bref, la nature a horreur du vide, alors à chaque fois qu’il va y avoir un espace, il va y avoir une capacité, et derrière il va y avoir aussi une demande qui va s’accroître. Ça me rap-pelle les schémas de pensée courants dans les années 60 sur la simulation de la voirie : on disait pour que les bus avancent plus vite, il faut faire en sorte que la circulation générale soit plus rapide. Donc on fait de plus en plus de voies en pensant que tout le monde ira plus vite; sauf que, à toute capacité nouvelle générée, une demande nouvelle va correspondre. C’est l’effet « périphérique » : en deux jours, le périphérique parisien était saturé. Mexico vient de doubler son périphérique, ils ont fait un périphé-rique sur leur périphérique à tel point la demande augmentait, c’est un projet pharaonique assez incroyable, et le système était saturé en moins d’une semaine. Indéniablement, il y a un effet d’appel. A l’époque, cela montrait bien qu’il fallait singulariser la question des transports publics, c’est là que sont nées les idées de couloirs : on garantit au moins aux bus un espace et une vitesse. Mais on voit bien que toutes les réponses que l’on a essayé d’apporter depuis des dizaines d’années nous conduisent finalement toujours à la saturation. Et il n’y a pas de réponse à la satura-tion dans cette optique-là. C’est ce qui nous a amené à réfléchir diffé-remment : plutôt que d’essayer de faire transiter encore plus de gens sur nos réseaux, essayons d’attaquer cette demande à la source et essayons de faire en sorte que les gens aient moins besoin de se déplacer, ou alors sur d’autres plages horaires. Cette façon d’aborder les problèmes ouvre tout un champ de services nouveaux pour la RATP et pour les partenai-

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res avec lesquels elle doit travailler. Comment aider les gens à moins se déplacer ? D’abord en aidant les gens à faire ce qu’ils peuvent faire de-puis chez eux. Par exemple aux heures de pointes, plutôt que d’aller au bureau et répondre à �0 mails qui sont tombés la veille, est-ce qu’ils ne peuvent pas le faire depuis leur domicile et ensuite seulement emprunter le RER à une période plus creuse, plus lâche ? Une autre approche serait de dire : j’exerce une pression sur celui qui motive le déplacement, c’est souvent l’employeur, il faudrait inciter l’employeur à permettre à ses em-ployés d’arriver plus tard, en prenant en compte le fait qu’il puisse tra-vailler à distance les deux ou trois premières heures de la matinée... Sur ces principes de décongestion, on se dit qu’il y a peut-être un ensemble de services que l’on pourrait proposer qui optimisent le temps... Lors-que l’on rentre le soir, on pourrait nous dire que si on veut rentrer main-tenant, on va mettre entre 1h10 et 1h20, alors que si on diffère notre retour, on tombe à 30 minutes. On peut alors se demander comment remplir ce temps, on pense aux courses, aux activités sportives et cultu-relles, tout ce qui pourrait être fait à destination mais qui peut être fait sur place. Alors évidemment, ce qui est hyper structurant, ce sont les enfants, ce qui impose de réfléchir au système de garde, aux systèmes éducatifs... En somme, il y a énormément de fils à tirer, tous ne sont peut-être pas pertinents lorsqu’on les tire jusqu’au bout, néanmoins, il faut prendre le temps de se pencher sur chacun d’entre eux. EDF fonc-tionne également sur ce principe : je vous vends de l’électricité et j’ai tout intérêt à vous en vendre beaucoup, mais en même temps j’ai plein de services à valeur ajoutée qui vous aident à en économiser. Je pense qu’il n’y a pas que la mobilité qui va être impactée par cette façon de penser. Et c’est très intéressant : on voit bien aujourd’hui que ce n’est plus le service qui est important mais les moyens d’accès à la ressource. Pour les transports publics, c’est quelque chose de complètement nouveau, qui peut sembler complètement contradictoire avec l’activité que l’on a et qui finalement vient l’enrichir puisqu’elle permet de fluidifier le système. Ça ne signifie pas que l’on mettra moins de RER, pas du tout, ça veut dire surtout que l’on ne peut pas en mettre plus. Comment fait-on avec cette donnée ? On ne va pas pousser les murs. Même si on double les rames du RER, on ne gagnera pas grand chose en capacité apparem-ment. La question, c’est comment restituer des systèmes de transport qui restent acceptables, confortables (la norme étant maximum quatre personnes au mètre carré) ? Comment lisser la charge sur les creux plu-tôt que de la concentrer sur les pointes ? On cherchera toujours à amé-

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liorer la performance du système et en même temps s’interroger sur le pourquoi les gens se déplacent. C’est marrant, dans toutes les métropo-les du monde on retrouve à peu près le même phénomène le temps de transport qui stagne : il augmente progressivement puis se stabilise autour de 1h30 (autour de 83 minutes en Île-de-France). Ce genre de durée à l’air d’être aux limites de l’acceptable pour les gens, que ce soit en voiture, en bus, en métro, etc. »

AD : « Apparemment la durée du déplacement domicile/travail est stable depuis quelques dizaines d’années... »

S.C. : Il est stable depuis 40 ans...

A.D. : « ... mais c’est la longueur des trajets qui a franchement augmenté. »

S.C. : « Oui, on voit bien la limite : on se dit on va mettre des systèmes de plus en plus efficaces pour que les gens gagnent du temps _ parce que finalement un système de transport on l’évalue au gain de temps _, on essaie de faire gagner du temps aux gens, et en fait les gens en profitent pour habiter plus loin, enfin, ils n’ont pas toujours le choix puisque le transport fait monter le prix du foncier, donc ça les repousse aussi plus loin. Il y a une mécanique qui fait que l’on ne répond pas à la demande originelle qui est d’économiser du temps, on y répond plus finalement. Le paradigme est porteur lui-même de ses contradictions, c’est pour ça qu’il faut « changer d’océan ». C’est un champ que l’on ouvre là et sur lequel on aimerait que la RATP se penche un petit peu dans ses réponses qui ne peuvent pas être que de l’ordre du technique et de la performan-ce. Elle doit maintenant être à la fois opérateur de mobilité et opérateur de fixité, d’immobilité : « comment je vous aide aussi à être immobile ? » L’autre jour, j’avais trouvé plusieurs domaines qui n’ont rien à voir avec le transport, mais qui sont dans la même logique : à la fois vendre et aussi économiser... On est progressivement tous acculés à ce positionne-ment qui devient une évidence. Encore faut-il y penser et savoir poser les bonnes questions pour des gens dont ce n’est pas la tradition. La tradition ici, à la RATP, c’est de faire toujours plus, plus grand, plus effi-cace, plus rapide. On raisonne en véhicule-kilomètre, donc en voya-geurs-kilomètre, c’est ça notre indicateur de coût, c’est ça l’étalon de la performance... »

A.D. : « Et puis pour vous, c’est aussi un moyen de vous différen-

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cier sur le marché, vous avez forcément moins de concurrence si on résonne en ces termes-là. »

S.C. : « Oui, en fait, ça vient enrichir une offre, parce que sur l’offre technique, il y en a beaucoup d’autres qui savent faire (certes la RATP est le plus gros réseau en Europe), là-dessus on ne va pas trop se diffé-rencier. Par contre, s’il y a une réponse technique solide comme tous les autres mais qu’en plus, il y a des offres de service qui viennent encore faciliter le transport, là ce sont de véritables avantages concurrentiels par rapport à d’autres. Et puis il y a quand même un souci d’intérêt public, d’intérêt général, c’est tout de même mieux pour les gens de ne pas avoir à se déplacer plutôt que d’avoir à se déplacer. Je me souviens d’avoir parlé de ça récemment à une conférence et on m’a tout de suite dit : vous êtes rétrograde, la mobilité c’est la vie, etc. Or, on n’oppose pas l’un à l’autre, ce sera l’un plus l’autre. La demande de déplacement sera tou-jours importante, mais si ça nous permet d’alléger, c’est-à-dire d’écono-miser � à 10% des déplacements, c’est déjà énorme. Quantité de dépla-cements sont subis par les gens, il faut arrêter de croire qu’ils le font pour le plaisir de la rencontre ou je ne sais quoi. Si on arrive à économi-ser une partie de ces déplacements, je pense qu’au niveau de la qualité des transports publics, on aura rempli une partie de notre mission. C’est un champ qui m’intéresse, c’est une logique de décroissance en quelque sorte. On est acculé à ces réponses de toutes façons, et c’est très bon d’ailleurs. Je trouve ça vertueux, moi. On sort du mythe de la vitesse et du progrès (au sens vitesse, performance, technique, etc.). On rentre progressivement dans une ère (enfin le basculement va être long) où d’autres sensibilités sont à prendre en compte. Finalement, la qualité du transport ça n’est pas que la vitesse. On a arrêté de construire le Concor-de (certes il a été plombé par Boeing et d’autres industriels). Le voyage ne se résume pas à... il y a une phrase de Goethe qui dit : « l’homme ne voyage pas pour arriver ». C’est très vrai, qu’est-ce qu’on fait de ce temps de transport ? Et effectivement, aujourd’hui, on construit plus d’A380 que de concorde. Le voyage n’est plus une parenthèse d’oubli. Fermer les yeux et s’oublier jusqu’à ce qu’on arrive c’est ce qui était accepté dans les années 70, « métro, boulo, dodo... ». Aujourd’hui, les gens ne sont plus du tout dans cet état d’esprit-là. Certes avec une logique de confort qui aseptise aussi notre quotidien, la relation à l’autre est beaucoup plus frontale et moins acceptée qu’à une certaine époque, notre but person-nel s’élargit, je dirai presque malheureusement parce que ça ne facilite pas le contact. Le voyage est un moment pour pouvoir travailler, échan-

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ger, se divertir, se détendre, et s’isoler aussi. C’est important, il ne s’agit pas uniquement de remplir le temps de transport comme le cerveau disponible de TF1, c’est aussi l’imaginer comme un temps de repos. Le temps de transport peut être un temps de ressourcement. Il ne faut pas rentrer dans une logique où l’on est sur-sollicité, ce qui est assez facile, il suffit de mettre des écrans partout, dans le métro de certaines villes c’est devenu extrêmement intrusif, le regard ne peut plus échapper aux mes-sages publicitaires, même les vitres sont « stickées ». Le temps de trans-port est donc aussi un moment où l’on peut se déconnecter de toute cette activité parce que l’on est simplement épuisé. Le métro, c’est le lieu de la lecture, d’ailleurs on va lancer une grosse opération à la rentrée. Il est essentiel pour la réussite d’un projet comme le métro, notamment en banlieue, de travailler sur la sociabilité dans le métro : c’est quoi bien vivre ensemble à quatre au mètre carré ? C’est quoi la proximité ? C’est quoi des « règles » de courtoisie ?... Il y a tout un modèle à inventer, se retrouver à 20 cm d’un étranger n’est pas une situation classique. C’est normal que l’on soit mal à l’aise, que l’on ne sache pas y répondre, et je ne dis pas qu’il faut le codifier, mais il faut forcément utiliser des interfa-ces, des membranes, des choses qui introduisent du liant. Et justement on pensait à la presse gratuite. Nous avons une post-doctorante qui tra-vaille sur les phénomènes de mimétisme. Elle a observé chez les autistes que les rares moyens de communiquer entre eux se font via des systèmes de mimétisme (tu fais un geste, il le répète, etc.), une communication non verbale s’introduit. Elle a essayé de transposer cela dans le métro, dans un univers où les gens sont dans la communication non verbale puisque ça passe par le regard, la position, etc. Elle s’est aperçue que le journal gratuit était porteur d’éventuelle source de communication non verbale et d’échange entre les voyageurs. Elle est allé observer et il y a une infinité d’indicateurs intéressants par exemple, que lorsqu’on lit un journal des gens lisent par dessus l’épaule du voisin, sur le côté. Alors pourquoi pas configurer la presse gratuite de façon à ce qu’elle s’adresse aussi à la personne en face ? On peut peut-être inciter derrière les gens à donner le journal : donner-le plutôt que de le jeter (ça ajoute en plus une petite dimension écologique), on peut également travailler sur une page où chacun doit remplir une partie, comme un cadavre exquis et le résul-tat sera publié le lendemain dans ce même journal par exemple. Avec ce genre de démarches, on arrive à l’éveil de la conscience du groupe, on fait partie de la même communauté de ceux qui voyagent entre 8h20 et 8h2�. Nous avons un éthologue qui travaille par exemple sur des phéno-

ANNEXES -.293

mènes de propagation de la rumeur. Il pense que de la même façon, on peut propager des bonnes pratiques en utilisant les mêmes mécanismes de la propagation de la rumeur ou de la « mauvaise » pratique, comme lorsque l’on en voit un ou deux qui ne tiennent pas la porte, on fini par ne plus le faire non plus. Il y a des phénomènes comme celui-là que l’on peut contrecarrer en réinduisant des habitudes, c’est par l’exemple, par la masse, l’information, l’orientation, etc. Il nous a ouvert le regard sur des comportements que l’on peut travailler avec lui. »

A.D. : « Est-ce que des systèmes comme les portes automatiques par exemples sont de réels obstacles pour propager ces bonnes pratiques ? Pas besoin de tenir la porte à celui qui est derrière... »

S.C. : « Effectivement, ça incite à oublier les règles de courtoisie, c’est la machine qui s’occupe de vous et des règles de régulation. Ça participe malheureusement à casser l’éventuel lien qui peut exister. Une petite anecdote : je crois que c’est à St Lazare, il y a des usagers qui, plutôt que de faire le tour pour aller de la 14 à la 13 empruntent un petit by-pass qui est normalement une sortie de la 13 pour aller vers la 14. En fait, tout le monde la connaît et tout le monde utilise cette sortie pour en faire une entrée, donc là, par contre, les gens se tiennent tous la porte, et les gens se sourient en pensant probablement : on fait partie des mêmes petits malins ou des mêmes connaisseurs, et c’est même sympa : on fait la même bêtise ensemble, tous de connivence et il y a quelque chose d’in-téressant qui s’installe. C’est comme les grèves, quand on est dans la même galère, il y a quelque chose de collectif qui passe, c’est amusant. L’événementiel a une place essentielle dans le métro, ça catalyse le lien. Et il y a quelque chose auquel on pense assez rarement, c’est le présentiel vocal du conducteur : rien que par sa voix il conditionne tout ce qui se passe derrière. On le voit bien, soit il est dans l’injonction la plus bes-tiale qui soit (« on va pas passer la nuit ici, alors éloignez-vous des portes sinon je ne démarre pas »), ou alors il arrive au contraire à susciter de l’empathie (« je suis désolé, je suis embêté, il y a eu un accident avec un voyageur, on est obligés d’attendre les secours... »). Il y en a même qui blaguent, parfois c’est un peu lourd mais c’est toujours dans un bon es-prit, en tout cas ça décrispe quelque chose entre les voyageurs, il y a une puissance juste dans la voix, c’est comme le commandant de bord dans certains avions, les types s’amusent, c’est un véritable spectacle, et ça crée une ambiance. On a encore un autre thésard, en psychologie com-portementale, qui travaille sur les mécanismes d’influence sociale. Il es-

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saye de comprendre le fonctionnement du cerveau quand on fait un choix, le choix d’un mode. Lorsque l’on veut se déplacer d’un point A à un point B, on peut prendre la voiture, le métro, le vélo. Comment ame-ner les gens à se réinterroger sur la pertinence du choix qu’ils font ? Souvent, les choix sont faits par automatisme sans se poser la question de savoir si c’est plus rapide, plus pertinent, plus coûteux, plus conforta-ble, etc. Il essaie de montrer, à partir de cette information relativement objective, que l’on peut avoir sur ces différents critères pour faire un même trajet, comment on peut réamener les gens à se poser la question de la pertinence de leurs choix. Il s’agit de fonder l’information pour que les gens aient les armes pour choisir. Certes, c’est exercer une forme d’influence sur les gens (il y a des risques de lobbying), mais il est déjà important d’avoir une information objective tous modes de transport comparés. Nous ne sommes plus dans les années 70 (ou même encore 90) où l’on opposait systématiquement la voiture au transport collectif, il y a tout un panel de modes de transports à prendre en compte : ça sera certainement davantage la voiture si on a des choses lourdes à transpor-ter, le vélo si l’on a envie de prendre l’air, s’il pleut, ce sera le métro... Si vous voulez aller à Bobigny on vous dit : c’est 1� min en métro, 4� min en voiture et 1h30 en vélo, voilà, faites votre choix. Alors, à ce moment-là on prend en compte le temps, le confort, les services associés... Mais avoir cette information objective tout modes de transports confondus est assez dur à obtenir, la collaboration n’est pas facile, les systèmes d’in-formation ne sont pas les mêmes. C’est de l’influence sociale, et lui iden-tifie les leviers que l’on peut actionner, lesquels sont les plus puissants et les plus pertinents sur les voyageurs et ce n’est pas que le temps en fait, ce qui est plus important que le critère temps, c’est la maîtrise du temps, c’est avoir la certitude. On réinvente la marche en ce moment, et c’est passionnant parce que ce n’est pas qu’un méta-mode commun à tous les transports c’est-à-dire consubstantiel du métro, du vélo, etc. Il y a en-core un champ qui s’ouvre que l’on n’imaginait pas. Nous nous rendons compte par exemple que 49% des trajets de moins d’un kilomètre sont plus rapides à pied qu’à métro. Nous nous apprêtons à travailler avec la ville de Paris. C’est très vertueux : ça allège le réseau, c’est plus écologi-que, et derrière il y a des modèles économiques à inventer, la marque Kalenji de Décathlon par exemple est très intéressée par ce que l’on fait. On s’éloigne un peu, mais cette logique de décroissance est une ouver-ture qualitative, on est plus dans une logique scientifique rationnelle de réponse à des questions qui engagent l’individu, des questions qui sont

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bien plus de l’ordre du sensible, du physiologique, du psychologique... »

A.D. : « Depuis combien de temps existe la cellule prospective et conception innovante ? »

S.C. : « Ça fait 2� ans en fait, auparavant, elle n’était pas orientée sur l’innovation, elle était plutôt orientée sur la sociologie et dans les 10 ou 1� premières années elle était très connue dans le monde de la recherche et des sciences sociales plus spécifiquement sur l’aspect social au niveau des voyageurs (expérience vécue, etc.) et puis au niveau managerial. Ça a fait les heures de gloire de la prospective pendant une quinzaine d’an-nées. On y posait des questions que les gens du transport ne se posaient jamais : c’est quoi une gare ? C’est quoi un quartier de gare ? C’est quoi l’intermodalité ? Il y a eu des films de faits, des choses assez étonnantes... Tous les quatre ou cinq ans il y a toujours une sorte de réorientation des objectifs de la prospective et là, ça fait deux ou trois ans, depuis que je suis arrivé, que l’on est centrés sur l’innovation, sur la conception inno-vante et l’innovation. »

A.D. : « Comment se passe le passage de recherches dans le champ social menées ici, de concepts élaborés dans cette cellule au terrain ? Est-ce que le relais passe facilement à la direction ? »

S.C. : « Il y a eu pas mal d’innovations sociales mais parce qu’il y a eu une très forte volonté de la direction générale de l’époque : par exemple Jean-Paul Bailly (actuel PDG de la RATP) était très proche d’Edith Heurgon qui gérait la prospective et il y avait une forte sensibilité de Bailly qui avant d’être PDG avait fait quinze ans à la RATP, donc il connaissait très bien la question sociale. Lui-même arrivait à réinjecter ça dans les modes de management. L’embrayage se faisait à peu près bien. Mais la recherche c’est aussi un moyen de faire rayonner l’entreprise, ça ne veut pas dire que tout ce que l’on dit ici va être appliqué, mais il faut être toujours à l’avant-garde de ce qui se fait en matière de recherche. En fait, il y en a très peu dans ce domaine-là. On a rencontré l’an dernier des responsables du métro de New York et Boston, on leur a parlé de ce que l’on faisait, ils ont trouvé ça génial. Depuis, ils nous ont sollicités de temps en temps pour des conseils pour le montage d’une structure équi-valente. Mais c’est assez rare, c’est vrai qu’il n’y a presque que des gros-ses structures un peu publiques qui peuvent se permettre de mettre en place ce genre de cellule.

Ce qui est intéressant avec l’innovation, c’est que ça amène à se poser

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des questions que l’on n’a pas l’habitude de se poser ? Et par exemple se demander si les trajets à pied ne sont pas plus pertinents qu’en métro, on ne s’était jamais posé la question avant de travailler sur la marche avec la chercheuse associée. De la même manière, dans le métro, lorsque l’on a essayé de travailler sur l’univers relationnel des gens entre eux, il n’y avait aucune étude marketing faite à la RATP sur la nature des relations qu’il y avait entre les voyageurs, il ne s’agit pas de dire que le marketing est crétin, mais que justement, ça nous a alerté sur le fait qu’il y ait besoin de faire ce genre d’étude. Il nous a fallu procéder à une extension du do-maine de connaissance et à l’identification des connaissances dont on a besoin. C’est après ce séminaire de Lille qu’on s’est dit qu’il nous fallait une étude sur ce qu’il se passe réellement entre les voyageurs, est-ce que c’est que de l’adversité, de la méfiance, de la défiance ? En fait on s’est rendu compte que dans les années 80 la RATP était la première agence matrimoniale d’Île-de-France, que plus d’un tiers de relations nouées dans le métro son durables, ce n’est pas qu’un monde hostile. Mais tant que l’on ne se pose pas la question, on ne va pas le chercher. C’est comme ça qu’on lance ensuite des programmes de recherche. »

Livre Bleu – Grands programmes structurants, Propositions des industries électroniques et numériques, juillet 2004, p. 35

Objectif sociétal :Ambition pour la France : atteindre le niveau de l’Europe du Nord en

cinq ans.Ambition pour l’Europe : Placer l’Europe au top niveau mondial en

sécurité des personnes, des biens, sécurité de l’État et des frontières, protection contre le terrorisme.

Intérêt technologique :La France dispose de capacité en R&D (INRIA, CNRS , ..) et indus-

trielles (Thales, EADS, Sagem, Gemplus, Axalto, Oberthur…) au plus haut niveau mondial dans le domaine de l’intégration des systèmes et des technologies de la sécurité, de la biométrie et des cartes à puces. Le dé-veloppement du téléphone cellulaire, la miniaturisation des capteurs électroniques, l’accroissement des capacités de traitement des données sont autant de technologies disponibles que nous pouvons mobiliser pour imaginer des produits et des services satisfaisant nos besoins sécu-ritaires.

ANNEXES -.297

Acceptation par la population :La sécurité est très souvent vécue dans nos sociétés démocratiques

comme une atteinte aux libertés individuelles. Il faut donc faire accepter par la population les technologies utilisées et parmi celles-ci la biométrie, la vidéosurveillance et les contrôles. Plusieurs méthodes devront être développées par les pouvoirs publics et les industriels pour faire accep-ter la biométrie. Elles devront être accompagnées d’un effort de convi-vialité par une reconnaissance de la personne et par l’apport de fonc-tionnalités attrayantes:

Éducation dès l’école maternelle, les enfants utilisent cette technologie pour rentrer dans l’école, en sortir, déjeuner à la cantine, et les parents ou leurs représentants s’identifieront pour aller chercher les enfants.

Introduction dans des biens de consommation, de confort ou des jeux : téléphone portable, ordinateur, voiture, domotique, jeux vidéo...

Développer les services « cardless » à la banque, au supermarché, dans les transports, pour l’accès Internet, …

La même approche ne peut pas être prise pour faire accepter les tech-nologies de surveillance et de contrôle, il faudra probablement recourir à la persuasion et à la réglementation en démontrant l’apport de ces technologies à la sérénité des populations et en minimisant la gène occa-sionnée. Là encore, l’électronique et l’informatique peuvent contribuer largement à cette tâche.

Aspect réglementaire :Cependant, le marché national ne soutient pas suffisamment les déve-

loppements possibles de ces technologies à cause des faibles budgets qui ont été jusqu’alors consacrés par les pouvoirs publics et par une législa-tion contraignante. L’objectif est d’augmenter la sécurité tout en en évi-tant de nuire à la liberté de chacun, l’informatique et la biométrie de-vraient y parvenir. Le politique doit assouplir la législation afin de favoriser le développement des technologies de la sécurité électronique et informatique.

Méthodes agilesManifesto for Agile Software Development :We are uncovering better ways of developingsoftware by doing it and helping others do it.Through this work we have come to value:

HODOLOGIE DE L’INNOVATION298.-

Individuals and interactions over processes and toolsWorking software over comprehensive documentationCustomer collaboration over contract negotiationResponding to change over following a planThat is, while there is value in the items onthe right, we value the items on the left more.Kent Beck, Mike Beedle, Arie van Bennekum, Alistair Cockburn,

Ward Cunningham, Martin Fowler, James Grenning, Jim Highsmith, Andrew Hunt, Ron Jeffries, Jon Kern, Brian Marick, Robert C. Martin, Steve Mellor, Ken Schwaber, Jeff Sutherland, Dave Thoma

Les � valeurs se déclinent en �� principes généraux communs à toutes les méthodes agiles :

« Notre première priorité est de satisfaire le client en livrant tôt et ré-gulièrement des logiciels utiles ».

« Le changement est bienvenu, même tardivement dans le développe-ment. Les processus agiles exploitent le changement comme avantage compétitif pour le client ».

« Livrer fréquemment une application fonctionnelle, toutes les deux semaines à deux mois, avec une tendance pour la période la plus courte ».

« Les gens de l’art et les développeurs doivent collaborer quotidienne-ment au projet ».

« Bâtissez le projet autour de personnes motivées. Donnez leur l’envi-ronnement et le soutien dont elles ont besoin, et croyez en leur capacité à faire le travail ».

« La méthode la plus efficace de transmettre l’information est une conversation en face à face ».

« Un logiciel fonctionnel est la meilleure unité de mesure de la pro-gression du projet ».

« Les processus agiles promeuvent un rythme de développement sou-tenable. Commanditaires, développeurs et utilisateurs devraient pouvoir maintenir le rythme indéfiniment ».

« Une attention continue à l’excellence technique et à la qualité de la conception améliore l’agilité ».

« La simplicité - l’art de maximiser la quantité de travail à ne pas faire est essentielle ».

« Les meilleures architectures, spécifications et conceptions sont is-sues d’équipes qui s’auto-organisent ».

ANNEXES -.299

« À intervalle régulier, l’équipe réfléchit aux moyens de devenir plus efficace, puis accorde et ajuste son comportement dans ce sens ».

Référen-ces

HODOLOGIE DE L’INNOVATION302.-

Bibliographie

Philippe AIGRAIN, Cause commune. L’information entre bien commun et pro-priété, Fayard, 200�

Hannah ARENDT, Condition de l’homme moderne, Calmann-Levy, 1983

Isaac ASIMOV, Les cavernes d’acier, J’ai lu, 19�6

Jean-Paul BETBEZE et Christian SAINT-ETIENNE, Une stratégie PME pour la France, la documentation française (rapport du CAE n°61), 2006

Hakim BEY, TAZ : Zone Autonome Temporaire, Editions de l’Eclat, 1998

Olivier BLONDEAU et Florent LATRIVE, Libres enfants du savoir numéri-que, L’éclat, 2000

John BRINCKERHOFF JACKSON, A la découverte du paysage vernaculaire (Actes Sud, octobre 2003)

Noam CHOMSKY et Edward HERMAN, Fabrication du consentement-De la propagande médiatique en démocratie, Agone, 2008

COMITÉ INVISIBLE, L’insurrection qui vient, La Fabrique, 2007

Pierre COUTURIER, Sections et biens sectionnaux dans le Massif Central : héritage et aménagement de l’espace, Ceramac, 2000

Edward COWDRICK, The new economic gospel of consumption, Industrial Management, 2007

Jacques ELLUL, Le système technicien, le cherche midi, 2004

André GORZ, L’immatériel, Connaissance, valeur et capital, Galilée, 2003Misères du présent richesse du possible, Galilée, 1997

Ingmar GRANSTEDT, Du chômage à l’autonomie conviviale (texte de 1982 réédité par la ligne d’horizon)

-.303HODOLOGIE DE L’INNOVATION

Alain GRAS, La fragilité de la puissance, Fayard, 2003Le choix du feu, Fayard, 2007

Armand HATCHUEL, Pascal LE MASSON, Benoît WEIL, Les processus de l’innovation, Lavoisier, 2006

Pekka HIMANEN et Claude LEBLANC, L’Ethique Hacker et l’Esprit de l’ère de l’information, Broché, 2001

Ivan ILLICH, Le chômage créateur, Seuil, 1977Energie et équité, Seuil, 1973 (texte intégral en français)La convivialité, Oeuvres complètes, Volume 1, Fayard, 200�

Theodore KACZYNSKI, La société industrielle et son avenir, éditions Hache, 2002

Milan KUNDERA, La lenteur, Gallimard, 1993

Bruno LATOUR, Nous n’avons jamais été modernes : Essai d’anthropologie sy-métrique, Paris, La Découverte, 1991

David LEBRETON, Eloge de la marche, Maitailié, 2000

Roy LEWIS, Pourquoi j’ai mangé mon père, Actes sud, 1990

Walter LIPPMAN, Le public fantôme, demopolis, 2008

Michel LULEK, Scions travaillait autrement ? Ambiance Bois, l’aventure d’un collectif autogéré, éditions Repas, 2003

PM, Bolo’bolo, Editions de l’Eclat, 1998

Laszlo MOHOLY-NAGY, Peinture, photographie, film et autres écrits sur la photographie, Gallimard, 2007

Thierry PAQUOT, L’Art de la sieste, Zulma, 2002

Frédéric REGARD, Frédéric Regard commente 1984 de Georges Orwell, Folio, 1994

HODOLOGIE DE L’INNOVATION304.-

Jeremy RIFKIN, La fin du travail, La découverte, 2006

Gilbert RIST, Le développement, histoire d’une croyance occidentale, presses de Science-Po, 2001

Joseph SCHUMPETER, Capitalisme, socialisme et démocratie, Payot, 19�1

Robert SNYDER, Buckminster Fuller, scénario pour une autobiographie, éd. Images Modernes, 2004

Bernard STIEGLER & ARS INDUSTRIALIS, Réenchanter le monde, la va-leur esprit contre le populisme industriel, Flammarion (champs essais), 200�

Henri-David THOREAU, Walden, ou, La vie dans les bois (Walden; or, Life in the woods) (18�4)La Désobéissance civile (Civil Disobedience) (1849)De la marche (publié sous le titre Balades aux éditions de la Table Ronde) (Excursions) (écrit en 18�1, édité en 1863)

Paul VIRILIO, Cybermonde, la politique du pire, Textuel, 2007L’Art à perte de vue, Galilée, 200�

Patrick VIVERET, Pourquoi ça ne va pas plus mal ?, Fayard, 200�Reconsidérer la richesse, Aube, 2003 Comment sortir des logiques guerrières ?, Rue d’Ulm, Paris, collection les conférences-débats, la rue ? Parlons-en !, 2008

Cheminements, les carnets du paysage n°11, Actes Sud/ENSP, 2004

Livre blanc-10 propositions pour favoriser l’innovation en France, Réseau Retis, 2007

Livre bleu - Grands programmes structurants, propositions des industries électroni-ques et numériques, juillet 2004

-.305HODOLOGIE DE L’INNOVATION

Autres

Cycle de conférences « Quel Monde demain pour le Design ? », à l’occa-sion des 2� ans de l’ENSCI, en novembre 2007 à l’ENSCI- Les Ate-liers

« L’avion : le rêve, la puissance, le doute. », Colloque organisé par le CETCOPRA (Centre d’Etude des Techniques, de COnnaissances et des PRAtiques) à La Sorbonne, les 13 et 14 Mars 2008

Cycle de conférences dans le cadre des Mardis de l’Innovation, au CNAM, année scolaire 2008/09

1er et 2ème festival Cinécolo organisé par le Barbizon (2007 et 2008), Paris 13eme

« Le Nouveau Monde Industriel », à l’ENSCI-Les Ateliers, février 2007

Entretiens du Nouveau Monde Industriel, au Centre Pompidou, le 4 Octobre 2008, avec Yann Moulier-Boutang

« L’imaginaire dans l’Innovation », troisième séance Débat Design & Innovation, à l’ENSCI-Les Ateliers, le 7 mars 2006

Conférence de Philippe Aigrain, Les communs informationnels, un nouvel univers pour le designer ?, à l’ENSCI le 8 janvier 2009

Conférence « Destruction et formation de l’attention, considérations sur la crise systémique de l’éducation et ses conséquences pratiques », présenté par Ars Industrialis, au théâtre de la Colline le 15 novembre 2008

Rencontre des Objecteurs de Croissance à Royère de Vassivière (Creu-se), du 26 au 29 août 2007

Entretiens de Margaux, Cinum’, octobre 2007, en Gironde

Conférence « Décroissance et Utopie », organisée par Entropia, à la Sor-bonne le 29 mars 2008

HODOLOGIE DE L’INNOVATION306.-

Conférence « André Gorz, perspectives pour penser le travail au XXIeme siècle, organisé par les périphériques vous parlent, maison de l’Architec-ture, le 1� mai 2008

Conférence d’Yves Cochet, « Pic de Hubert et décroissance », le 22 mai 2008 à la mairie du 3eme arrondissement, Paris

Conférence « Designing as Managing » à la maison de la RATP, 14 et 1� janvier 2007

Conférence de Bernard Stiegler, « du Design comme structure sociale », actes du colloque : « le Design en question(s) », Centre Pompidou, no-vembre 200�

Conférence de Pierre-Damien Huygue, « Design et Existence », collo-que Design, MEN/Centre Pompidou, novembre 200�

-.309HODOLOGIE DE L’INNOVATION

Remerciements :A ma famille, particulièrement mes parents pour leur soutien, leur confiance et leur patience inconditionnelle ;A Marion pour son attention quotidienne et son aide irremplaçable ;A Damien, Romain, Vanessa et les autres pour leurs relectures, les dis-cussions que nous avons pu avoir et les moments passés ensemble ;A Mr et Mme Barbier pour leur accueil et leur jardin inspirant ;A Pierre-Damien Huyghe, Stéphane Cobo, Pierre-Yves Panis, Claude Eveno, et la FING pour le temps précieux qu’ils m’ont accordé ;A la communauté Wikipedia ;A Jacques-François Marchandise pour son exigence, sa confiance et son flegme communicatif ;Et bien sûr, à l’Ensci-Les Ateliers, ses habitants, ses visiteurs et à l’es-pace de liberté, de critique, d’ouverture et de réflexion que cette école a toujours su créer et défendre…