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    MONTAIGNE

    LES ESSAIS

    Livre II

    Traduction en franais modernedu texte de ldition de 1595

    par Guy de Pernon

    2009

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    c Guy de Pernon 2008-2009

    Tous droits rservs

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    Merci celles et ceux qui mont fait part de leursencouragements et de leurs suggestions,

    qui ont pris la peinede me signaler des coquilles dans ce travail,

    et tout particulirement

    Mireille Jacquessonet

    Patrice Bailhache

    pour leur regard aigu et leur persvrancedurant toutes ces annes.

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    Sur cette dition

    Les ditions des Essais de Montaigne ne manquent pas.Mais quelles soient savantes ou quelles se prtendent grandpublic , elles noffrent pourtant que le texte original, plus oumoins toilett , et force est de constater que les Essais ,tant comments, sont pourtant rarement lus... Cest que la languedans laquelle ils ont t crits est maintenant si loigne de lantre quelle ne peut plus vraiment tre comprise que par lesspcialistes.

    Dans un article consacr la dernire dition de rfrence 1,Marc Fumaroli faisait remarquer quun tel travail de spcialistesne peut donner lventuel bonheur, pour le lecteur neuf, de d-couvrir de plain-pied Montaigne autoportraitiste sauts et gam-bades . Et il ajoutait : Les diteurs, une fois leur devoir scien-tifique rempli, se proposent, comme Rico pour Quichotte, de don-ner une dition en franais moderne pour le vaste public. Quilsse htent!

    Voici justement une traduction en franais moderne, fruit dun

    travail de quatre annes sur le texte de 1595 (le mme que celuide la Pliade ), qui voudrait rpondre cette attente.

    Destine prcisment au vaste public , et cherchant avanttout rendre accessible la savoureuse pense de Montaigne, ellepropose quelques dispositifs destins faciliter la lecture :

    Dans chaque chapitre, le texte a t dcoup en blocs ayantune certaine unit, et numrots selon une mthode utilise de-puis fort longtemps pour les textes de lAntiquit, constituant des

    repres indpendants de la mise en page. La traduction des citations saccompagne dans la marge desrfrences la bibliographie figurant la fin de chaque volume.Ceci vite de surcharger le texte et de disperser lattention.

    Des titres en marge indiquent les thmes importants, etconstituent des sortes de signets qui permettent de retrouverplus commodment les passages concerns.

    1. Celle de Jean Balsamo, Michel Magnien et Catherine Magnien-Simonin, Gal-

    limard, Coll. Pliade , 2007 (texte de 1595). Larticle cit est celui du Mondesdes Livres du 15 juin 2007, intitul Montaigne, retour aux sources .

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    Lorsque cela sest avr vraiment indispensable la compr-hension, jai mis entre crochets [ ] les mots que je me suis permis

    dajouter au texte (par exemple : page 15, 24). Lindex ne concerne volontairement que les notions essen-tielles, plutt que les multiples occurrences des noms de person-nages ou de lieux, comme il est courant de le faire. Ainsi le lec-teur curieux ou press pourra-t-il plus facilement retrouver lespassages dont le thme lintresse.

    les notes de bas de page clairent les choix oprs pour latraduction dans les cas pineux, mais fournissent aussi quelquesprcisions sur les personnages anciens dont il est frquemment

    question dans le texte de Montaigne, et qui ne sont pas forcmentconnus du lecteur daujourdhui.

    On ne trouvera pas ici une nouvelle biographie de Montaigne,ni de considrations sur la place des Essais dans la littrature :ldition mentionne plus haut, pour ne citer quelle, offre toutcela, et mme bien davantage !

    Disons donc seulement pour terminer qu notre avis, et con-trairement ladage clbre, traduire Montaigne nest pas for-

    cment le trahir. Au contraire. Car sil avait choisi dcrire enfranais, il tait bien conscient des volutions de la langue, etsinterrogeait sur la prennit de son ouvrage :

    Jcris ce livre pour peu de gens, et pour peu dannes. SilIII-9.114.stait agi de quelque chose destin durer, il et fallu y employerun langage plus ferme : puisque le ntre a subi jusquici des va-riations continuelles, qui peut esprer que sous sa forme prsenteil soit encore en usage dans cinquante ans dici?

    Puisse cette traduction apporter une rponse convenable son

    inquitude...

    Pernon, fvrier 2009

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    Chapitre 1

    Sur linconstance de nos actions

    1. Ceux qui semploient examiner les actions humaines nerencontrent jamais autant de difficults que lorsquil sagit de lesrassembler et de les prsenter sous le mme jour. Cest quelles secontredisent de telle faon quil semble impossible quelles fassentpartie du mme fonds. Dans sa jeunesse, Marius se trouvait ainsitre tantt le fils de Mars et tantt le fils de Vnus.

    2. Le pape Boniface VIII prit, dit-on, sa charge commeun renard, sy comporta comme un lion, et mourut comme unchien 1. Et qui pourrait croire que cest Nron, le symbole mmede la cruaut, qui sest exclam: Plt Dieu que je neusse

    jamais su crire ! alors quon lui faisait signer, selon lusage, lasentence dun condamn tant il avait le cur serr denvoyerun homme la mort.

    3. Il y a tellement dexemples de ce genre, et chacun denous peut en trouver tellement pour lui-mme, que je trouve sur-

    prenant de voir quelquefois des gens intelligents se donner bien dela peine pour les faire saccorder, car lirrsolution me semble ledfaut le plus courant et le plus visible de notre humaine nature.Ainsi en tmoigne ce vers fameux de Publius [Syrus], lauteur defarces:

    Mauvaise rsolution, celle quon ne peut modifier.

    4. Il peut sembler raisonnable de juger un homme daprsles traits les plus ordinaires de son existence; mais tant don-

    1. Montaigne a repris, en la traduisant, lpitaphe latine du pape Boniface VIII.Celle-ci est mentionne dans les Annales dAquitaine de J. Bouchet[11].

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    ne linstabilit naturelle de nos murs et de nos opinions, jaisouvent pens que les bons auteurs eux-mmes ont bien tort de

    sobstiner vouloir faire de nous un compos solide et stable. Ilschoisissent un caractre universel, et sur ce patron, ils classent etinterprtent tous les actes dun personnage ; et sils ne peuvent lesy plier suffisamment, ils y voient de la dissimulation. Auguste leura pourtant chapp ; cest que cet homme-l, toute sa vie durant,a prsent en permanence une varit dattitudes si manifeste etsi soudaine quil a dcourag les juges les plus audacieux, et queson cas est demeur un problme non rsolu. La constance estla chose pour moi la plus malaise croire chez les hommes et

    linconstance, la plus aise. Qui jugerait de leurs actes en dtail,un par un, aurait bien des chances dapprocher la vrit.5. Dans toute lAntiquit il est bien difficile de trouver une

    douzaine dhommes ayant conform leur vie un projet prciset stable, ce qui est le principal objectif de la sagesse. Car pourtoute la rsumer dun mot, dit un Ancien, pour embrasser duncoup toutes les rgles de notre vie, on peut dire quil sagit devouloir et ne pas vouloir, sans cesse, la mme chose : je nai rienSnque [95]

    II, 20. ajouter, dit-il, pourvu que la volont soit juste; car si elle ne

    lest pas, il est impossible en effet quelle soit toujours une . Envrit, jai appris autrefois que le vice nest quun d-rglement 2

    et un manque de modration. Et par consquent, il est impossibleque la constance lui soit associe.

    6. Dmosthne aurait dit que le commencement de toutevertu, cest la rflexion et la dlibration, et sa fin et sa perfec-tion, la constance. Si nous dcidions de la voie prendre par leraisonnement, nous prendrions la meilleure ; mais personne nypense:

    Il veut, il ne veut plus ; puis il veut de nouveau la mme chose ;Horace [35] I,2, v. 98. Il hsite, et sa vie est une perptuelle contradiction.

    7. Ce que nous faisons dordinaire, cest suivre les variationsde notre dsir, gauche, droite, vers le haut, vers le bas, l ole vent des circonstances nous emporte. Nous ne pensons ce quenous voulons qu linstant o nous le voulons, et nous changeons,

    2. Montaigne crit : des-reglements ; jai conserv le trait dunion qui ren-force lide.

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    Chapitre 1 Sur linconstance de nos actions 11

    comme cet animal qui prend la couleur de lendroit o on le pose 3.Ce que nous nous sommes propos de faire linstant, nous le

    changeons aussitt, et aussitt encore, nous revenons sur nos pas.Tout cela nest quagitation et inconstance :

    Nous sommes agits comme une marionnette Horace [34] II,7, v. 82.de bois par les muscles dun autre.

    8. Nous nallons pas de nous-mmes: on nous emporte;comme les choses qui flottent, tantt doucement, tantt violem-ment, selon que leau est agite ou calme 4.

    Ne voit-on pas que chaque homme ignore ce quil veut, Lucrce [47]III, v. 1070.Quil cherche sans cesse, et bouge continuellement,

    Comme sil pouvait ainsi dcharger son fardeau?

    9. A chaque jour son ide nouvelle : notre humeur changeau gr du temps,

    Les penses des hommes ressemblent ces rayons Homre [32]XVIII-135-6.Changeants dont Jupiter a fcond la terre lui-mme5.

    Nous flottons entre diverses opinions ; nous ne voulons rienlibrement, rien absolument, rien constamment.

    10. Celui qui saurait dicter et simposer mentalement deslois et une organisation claires, ferait montre toujours et partoutdune conduite gale elle-mme, grce un ordre et une rela-tion adquates entre ses principes et les choses relles. Empdocleavait remarqu, au contraire, chez les gens dAgrigente cette in-cohrence : ils sabandonnaient aux dlices de la vie comme silsdevaient mourir le lendemain, et btissaient pourtant comme silsne devaient jamais mourir.

    11. On expliquerait facilement la vie dun homme ainsi r-gl. Comme on le voit pour Caton dUtique: qui a frapp uneseule touche du clavier a tout frapp : voil une harmonie de sonsbien accords, et quon ne peut nier. Et chez nous, linverse,

    3. Il sagit bien sr du camlon. Le mot est attest ds le XIIe s.4. Montaigne crit bonasse . Il existe un mot bonace encore usit de nos

    jours, pour dsigner le calme plat. On pourrait lutiliser ici.5. Montaigne citera plus loin encore ces mmes vers (Chap. 12, 388).

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    autant dactions, autant de jugements particuliers. Le plus sr,selon moi, serait de les rapporter aux circonstances, sans chercher

    plus loin, et sans en tirer de conclusion.12. Pendant les troubles qui ont agit notre malheureuse so-cit, on me rapporta quune fille, tout prs de lendroit o je metrouvais, stait jete dune fentre pour chapper aux violencesdun voyou de soldat qui tait son hte ; elle ne stait pas tuedans sa chute, et pour aller au bout de sa tentative, avait voulu setrancher la gorge avec un couteau. On len avait empche, maissans toutefois lempcher de se blesser gravement. Elle reconnais-sait elle-mme que le soldat ne lavait encore harcele que par

    des paroles, des sollicitations et des cadeaux, mais quelle avaiteu peur quil en vnt pour finir la contraindre. Et cela avec lesmots, la contenance et le sang tmoignant de sa vertu, la faondune autre Lucrce 6.

    13. Or jai appris quen ralit, avant et depuis les faits, elleavait t une fille plutt facile... Comme le dit le conte : tout beauet honnte que vous soyez, quand vous ne serez pas parvenu vosfins, nen concluez pas trop vite une chastet toute preuvechez votre matresse: cela ne veut pas dire que le muletier nytrouve son compte7.

    14. Antigonos ayant pris en affection un de ses soldats, pourson courage et sa vaillance, ordonna ses mdecins de le soignerpour une maladie cache et qui le tourmentait de longue date.Sapercevant, aprs sa gurison, quil allait avec beaucoup moinsdentrain au combat, il lui demanda ce qui lavait ainsi transformet rendu poltron. Vous-mme, sire, lui rpondit-il, en mayantt les maux pour lesquels je ne tenais pas la vie. 8

    15. Le soldat de Lucullus qui avait t dvalis par les en-nemis, se vengea deux en les attaquant de belle faon. Quand

    6. Lucrce, femme de Tarquin Collatin, dont la vertu devint lgendaire : pen-dant que son mari participait au sige dArde, elle fut viole une nuit par SextusTarquin qui stait introduit chez elle. A son pre et son mari quelle fit venir,elle rvla le crime quelle avait subi, et se tua ensuite devant eux dun coup depoignard.

    7. A. Lanly [59] traduit par ne trouve avec elle son heure , expression quime semble un peu trop obscure.

    8. Montaigne ne fait ici que dmarquer un passage de Plutarque, mais si lon

    sy reporte ([78] Vie de Plopidas, p. 537, 2-4), on pourra admirer comment ilsait rendre en quelques lignes toute la saveur de ce long passage.

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    Chapitre 1 Sur linconstance de nos actions 13

    il se fut remplum de ce quil avait perdu, Lucullus, qui lavaitpris en estime, voulut le charger dune entreprise hasardeuse, en

    recourant aux exhortations les plus belles quil pouvait imaginer :Avec des mots qui auraient fait dun poltron un courageux. Horace [35] II,

    2, v. 36. Employez-y, rpondit-il, quelque pauvre soldat dvalis !

    Tout rustaud quil fut, il rpondit : Horace [35] II,2, v. 39.Il ira o tu veux, celui qui a perdu sa bourse.

    Et il refusa catgoriquement dy aller.

    16. On raconte que Mahomet 9, quand il vit ses troupes en-fonces par les Hongrois, sans que Hassan, chef de ses janissaires,fasse preuve de grande dtermination dans le combat, avait outra-geusement rudoy ce dernier. Alors Hassan, pour toute rponse,alla seul se ruer furieusement, dans ltat o il tait, les armes la main, sur le premier groupe dennemis qui se prsenta, o ildisparut. Quand on lit cela, on se dit que ce nest peut-tre pastant une manire de se justifier quun changement davis, ni tantune vaillance naturelle quun nouveau dpit.

    17. Ne soyez pas tonn de trouver aujourdhui si poltroncelui que vous avez vu hier si courageux : la colre, la ncessit,la compagnie, le vin, ou mme le son dune trompette, lui avaientdonn du cur au ventre. Et ce courage nest pas d la rai-son ; ce sont les circonstances qui lont affermi. Ce nest donc pastonnant si des circonstances contraires le rendent diffrent.

    18. Cette variation et cette contradiction que lon peut voiren nous, si changeantes, ont conduit certains imaginer que nous

    avons deux mes, et dautres, deux forces, qui nous accompagnentet nous font mouvoir, chacune sa faon, lune vers le bien, lautrevers le mal. Car ils pensent quune diversit si soudaine peutdifficilement tre associe un sujet simple.

    19. Ce nest pas seulement le vent des vnements qui magi-te selon sa direction : je magite et me trouble moi-mme aussi dufait de linstabilit de ma situation, et celui qui sobserve ne se

    9. Dans l exemplaire de Bordeaux , on lit Mechmet . En fait il sagiraitde Mahomet II, sultan n en 1430, qui sempara de Constantinople en 1453 ; cest

    en 1479 quil fit une expdition contre les Hongrois ; elle se termina par un chec.Ldition de 1595 crit Mahomet .

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    14 MONTAIGNE : Essais Livre II

    trouve gure deux fois dans le mme tat. Je donne mon metantt un visage, tantt un autre, selon que je la tourne dun

    ct ou de lautre. Si je parle de moi de diverses faons, cestque je me regarde diversement. Toutes les contradictions sy re-trouvent, dune faon ou dune autre : timide et insolent ; chasteet luxurieux ; bavard et taciturne ; actif et languissant ; intelligentet obtus ; morose et enjou ; menteur et honnte ; savant et igno-rant ; prodigue et avare... Je vois tout cela en moi, en quelquesorte, selon langle sous lequel je mexamine. Quiconque sexa-mine attentivement dcouvre en lui-mme, et jusquen son propre

    jugement, cette versatilit et cette discordance. Je ne peux rien

    dire de moi absolument, simplement et solidement, sans confusionet sans mlange, dun seul mot. Distinguo 10 est llment leplus universel de ma Logique.

    20. Je suis convaincu quil faut dire du bien de ce qui estbien, et suis plutt enclin prsenter les choses qui peuvent ltresous un jour favorable. La bizarrerie de notre condition fait quenous sommes souvent pousss, par le vice lui-mme, faire ce quiserait un bien, si bien faire ne se dfinissait que par la seule in-tention. Car dun acte courageux on ne doit pas conclure que son

    auteur est vaillant : celui qui le serait vraiment le serait toujourset en toutes circonstances. Si chez un homme ce courage tait ha-bituel et non un accs passager, il ferait de lui quelquun de prt toutes les ventualits, quil soit seul ou en compagnie, en champclos comme la bataille car, quoi quon en dise, il ny a pas uncourage pour la ville et un autre pour la guerre. Il supporteraitaussi courageusement une maladie dans son lit quune blessure la guerre, et ne craindrait pas plus de mourir dans sa maisonquau combat. Nous ne verrions pas le mme homme se jeter dansune brche avec une mle assurance, et se dsoler ensuite, commeune femme, de la perte dun procs ou dun fils.

    21. Quand on est lche devant linfamie, et ferme face la pauvret, faible devant le scalpel du chirurgien, mais intrpidecontre les pes adverses, ce sont les actes quil faut louer, nonleur auteur.

    10. Terme de logique no-scolastique ; procd consistant diviser les argumentsen paires, dont chacune comporte au moins un lment oppos lun des lments

    de lautre. Les commentateurs considrent que le dbut du chapitre 11 ( Sur lacruaut ) est compos selon ce procd.

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    Chapitre 1 Sur linconstance de nos actions 15

    22. Nombre de Grecs, dit Cicron, craignent la vue delennemi, mais se montrent fermes face aux maladies. Chez les

    Cimbres et les Celtibres, cest tout le contraire. Rien ne peut Cicron [21]II, 27, 65.tre uniforme, en effet, qui ne repose sur un principe ferme .23. Il nest pas de vaillance plus extrme, en son genre, que

    celle dAlexandre ; mais elle ne lest que dans son genre, ni assezcomplte, ni universelle. Aussi incomparable quelle soit, elle apourtant des taches : cest ainsi quon le voit tellement perturbpar les plus lgers soupons envers les siens qui voudraient atten-ter sa vie, et se comporter dans ses investigations dune faonsi violente et si injuste, m par une crainte qui met sa raison sens

    dessus dessous. De mme, les superstitions dont il faisait grandcas donnent de lui une image quelque peu pusillanime. Et lexcsde repentir dont il fit montre lors du meurtre de Clytus, tmoigneaussi du ct changeant de son caractre.

    24. Notre comportement nest quun assemblage de picesrapportes 11 et nous voulons gagner des honneurs sous des cou-leurs usurpes. La vertu ne veut tre pratique que pour elle-mme ; et si on emprunte parfois son masque dans un autre but,elle nous larrache aussitt du visage. Cest une teinture vive et

    tenace, et quand lme sen est imprgne, on ne peut len spa-rer sans quelle emporte le morceau avec elle. Voil pourquoi pourjuger dun homme, il faut suivre longtemps et soigneusement satrace ; si la constance de son comportement ne se maintient delle-mme, [comme chez] celui qui, aprs examen, a dtermin la Cicron [20],

    V, 1, 34.route suivre , si la varit des circonstances le fait changer depas (ou plutt: changer de route, car on peut hter le pas ouralentir), alors laissez-le aller, car il sen va vau-le-vent 12,comme le dit la devise de notre Talbot.

    11. Une citation de Cicron[18], I, 21 ( Ils mprisent la volupt, mais sont tropfaibles dans la souffrance; ils ddaignent la gloire, mais une mauvaise rputationles abat. ) a t ajoute ici la main (par Montaigne?) dans linterligne del exemplaire de Bordeaux ; curieusement, elle ne figure pas dans ldition de1595. Aurait-elle donc t rajoute postrieurement la copie dont semblent avoirdispos P. de Brach et Mlle de Gournay?

    12. Je nai pas trouv la formulation prcise de la devise de Talbot. Mon-taigne crit avau le vent pour a vau le vent , quA. Lanly traduit par augr du vent . Mais cela ne me semble pas rendre compltement le sens, que jerapprocherais plutt de lexpression vau-leau qui est encore usite aujour-dhui : vau , cest val , donc en aval , vers le bas, suivant simplement

    la pente naturelle mais aussi avec une valeur dprciative. Jai donc conservlexpression telle quelle, en ajoutant les traits dunion pour mieux la marquer.

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    25. Ce nest pas tonnant, dit un auteur ancien [Snque],que le hasard ait tant dinfluence sur nous, puisque nous vivons

    au gr du hasard. Celui qui na pas fix davance, en gros, unedirection son existence ne peut pas organiser ses actes dans ledtail. A qui na pas en tte le plan de lensemble, il est impossiblede disposer les lments. A quoi bon faire provision de couleurs, silon ne sait ce quon va peindre? Personne ne fait le plan gnralde sa vie : nous ny rflchissons quau coup par coup. Larcherdoit dabord savoir o viser, pour bien placer sa main, larc, lacorde, la flche et donner limpulsion convenable.

    26. Nos projets chouent parce quils nont pas de directionni de but. Aucun vent nest favorable pour celui qui na pas deport de destination ! Je ne souscris pas au jugement qui fut renduen faveur de Sophocle contre son fils qui laccusait : ce nest pasen voyant une de ses tragdies que lon pouvait affirmer quil taitcomptent dans ladministration de sa maison.

    27. Je ne trouve pas non plus que la conjecture faite par lesPariens, quon avait envoys pour faire des rformes chez les Mi-lsiens, ait t suffisante pour justifier les consquences quils entirrent. En visitant lle, ils avaient remarqu les terres les mieuxcultives et les maisons de campagne les mieux entretenues, etavaient not les noms de leurs matres. Quand ils tinrent lassem-ble des citoyens de la ville, ils nommrent ces gens-l commenouveaux gouverneurs et magistrats, estimant que sils taientsoigneux de leurs affaires prives, ils le seraient aussi des affairespubliques.

    28. Nous sommes tous faits de pices et de morceaux, dunarrangement si vari et de forme si changeante, que chaque l-ment, chaque instant, joue son rle. Et il y a autant de diffrenceentre nous et nous-mmes quentre nous et un autre. Sois srSnque [95]

    cxx. quil est bien difficile dtre toujours un seul et le mme. 29. Puisque lambition peut enseigner aux hommes la vail-

    lance, la temprance, la libralit, et mme la justice; puisquela cupidit peut instiller au cur dun banal employ, lev danslombre et dans loisivet, assez dassurance pour le faire se jetertrs loin de chez lui, la merci des vagues et de la colre de Nep-tune, sur un frle esquif et quelle peut enseigner aussi la discr-tion et la prudence ; puisque Vnus elle-mme suscite rsolution

    et hardiesse dans la jeunesse encore soumise la discipline et aux verges, et aguerrit le tendre cur des jeunes filles dans le

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    Chapitre 1 Sur linconstance de nos actions 17

    giron de leurs mres,

    Conduite par Vnus, la jeune fille passe, furtive, Tibulle [103]

    II, 1, v. 75 sq.Au milieu de ses gardiens couchs et endormis,Et seule dans les tnbres, va rejoindre son amant.

    ce nest pas faire preuve de grande intelligence que de nous jugerseulement daprs nos comportements extrieurs: il faut sonderplus profond, et voir quels sont les ressorts qui mettent lensembleen mouvement. Mais cest une entreprise bien hasardeuse et jevoudrais que moins de gens sen mlent.

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    Chapitre 2

    Sur livrognerie

    1. Le monde nest que varit et dissemblance. Mais lesvices, eux, sont tous semblables en ce quils sont des vices : cestpeut-tre ainsi que lentendent les Stociens. Mais sils sont tousgalement des vices, les vices ne sont pas tous gaux entre eux ; etlon ne peut croire que celui qui a franchi de cent pas les limites

    Au-del, en de, ne peut tre ce qui est bien,Horace [34] I,1, v. 107.

    ne soit pas pire que celui qui nen est qu dix pas, et que lesacrilge ne soit pas pire que le vol dun chou dans notre jardin !

    On ne saurait prouver quils sont aussi coupables, Horace [34] I,3, 115-117.Celui qui vole un chou dans le jardin dautrui,

    Et celui qui la nuit pille le sanctuaire des dieux.

    Il y a donc en cela autant de diversit quen toute autre chose.2. Ne pas faire de distinction dans le type et limportance

    des pchs est une attitude dangereuse : les meurtriers, les tratreset les tyrans y ont trop intrt. Il nest pas juste que leur consciencetrouve un soulagement dans le fait que tel autre est oisif, ou lascif,ou moins assidu la dvotion. Chacun a tendance souligner lepch du voisin et attnuer le sien. Les ducateurs eux-mmesclassent souvent mal les pchs, mon avis.

    3. Socrate disait que le rle principal de la sagesse tait

    de distinguer le bien et le mal; et nous, pour qui le meilleur esttoujours ml au vice, devons dire la mme chose de la science

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    qui permet de distinguer entre les vices : sans elle, exactementapplique, le vertueux et le mauvais nous demeureraient mlangs

    et indiscernables.4. Livrognerie, quant elle, me semble un vice grossier etbestial. Il en est dautres auxquels lesprit semble prendre plus depart, et il y a mme des vices qui ont je ne sais quoi de noble,si jose dire. Il en est auxquels se mlent la science, le zle, lavaillance, la prudence, ladresse et la finesse : celui-ci est purementcorporel et terrestre. Cest pourquoi la nation la plus grossirequi soit de nos jours est la seule qui lui accorde de la valeur 1. Lesautres vices altrent lintelligence ; celui-ci la dtruit, et sattaque

    au corps.

    Sous lempire du vin,Les membres se font lourds, les jambes se drobent,Lucrce [47]

    III, 575-78. On titube, la langue est pteuse, lintelligence coule pic,Les yeux sont vagues, et puis ce sont des cris,Des sanglots, des querelles...

    5. La pire des situations pour un homme, cest quand ilperd la connaissance et le contrle de lui-mme. On dit alors que,comme le mot qui fermente dans un rcipient pousse vers le hauttout ce qui est au fond, le vin fait spancher les secrets les plusintimes de ceux qui en ont absorb outre mesure 2.

    Tu saisDes sages dvoiler les secretsHorace [37]

    III, xxi,14-16.

    Et les soucis, dans ta joyeuse bacchanale.

    6. Josphe raconte 3 quil tira les vers du nez un am-

    bassadeur que ses ennemis lui avaient envoy en le faisant boireen quantit. Auguste, qui avait charg Lucius Pison, conqurantde la Thrace, de grer ses affaires prives, neut jamais senplaindre; pas plus que Tibre de Cossus, qui il confiait tousses projets. Et pourtant on sait que ces deux-l taient tellement

    1. Tous les commentateurs disent ici : lAllemagne , qui ntait pas trsapprcie, en effet, des Franais de lpoque.

    2. Voir notamment Snque [28] De la tranquillit de lme, XVII, p.690): Liber linventeur du vin, sappelle ainsi, non parce quil dlie les langues, mais

    parce quil libre lme des soucis dont elle est esclave... 3. Flavius Josphe [40], 44.

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    adonns la boisson quil fallut souvent les ramener ivres duSnat tous les deux,

    Ivres comme toujours et gonfls par le vin. 4 Virgile [112]VI, 15.

    7. On fit autant confiance Cimber pour tuer Csar, bienquil senivrt souvent, qu Cassius le buveur deau. Ce qui luifit dire plaisamment : supporter un tyran, moi, qui ne puis sup-porter le vin ! Et nous voyons les Allemands, noys dans le vin,se souvenir tout de mme de leur quartier, du mot de passe, etde leur grade 5.

    On ne les vaincra pas si facilement, Juvnal [42]XV, 47-48.Tout avins quils sont, bgayants, titubants...

    8. Je naurais pas cru quil pt y avoir une ivresse si pro-fonde, si complte quelle laisse pour mort, si je navais lu dans leshistoriens anciens des histoires comme celle qui suit. Attale avaitconvi souper Pausanias (qui plus tard, tua Philippe de Mac-doine, ce roi qui montrait, par ses belles qualits, quelle ducationil avait reue dans la maison en compagnie dEpaminondas). Etpour lhumilier il le fit tellement boire, quil livra sa beaut, sansmme sen apercevoir, comme le fait une putain buissonnire, auxmuletiers et aux serviteurs les plus vils de la maison.

    9. Et voici ce que ma racont une dame que jhonore etestime fort. Prs de Bordeaux, vers Castres, o elle habite, unevillageoise, veuve et rpute chaste, sentant les premiers effets dela grossesse, disait ses voisines que si elle avait un mari, ellese croirait volontiers enceinte. Mais le soupon saccroissant de

    jour en jour, et jusqu lvidence, elle en vint faire dclarer auprne de son glise, que si quelquun reconnaissait tre lauteurde la chose et lavouait, elle promettait de lui pardonner, et sille jugeait bon, de lpouser. Un de ses valets de labourage, quecette proclamation avait enhardi, dclara alors quil lavait trou-ve un jour de fte, ayant tellement bu, endormie prs du foyersi profondment, et dans une posture si indcente, quil avait pu

    4. Le vers exact est : Inflatum hestero venas, ut semper, Iaccho .5. A. Lanly [59] conserve leur rang , et prcise en note (II, 16, note 14) : ap-

    paremment : la section, lescouade laquelle ils appartiennent. . Je comprendsdiffremment.

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    se servir delle sans mme la rveiller. Ils sont maris et viventencore...

    10. Il est certain que lAntiquit na gure dcri ce vice.Les crits de bien des philosophes en traitent la lgre ; et il yen a mme, jusque chez les Stociens 6, qui vont jusqu conseillerde se laisser aller de temps en temps boire plus que de raison,de senivrer pour dtendre lme.

    En ce noble combat aussi, le grand Socrate, jadis,Pseudo-Gallus(Maximianus)[52] I, 47.

    remporta, dit-on, la palme.

    A Caton, ce grand censeur et correcteur des murs des autres,on a aussi reproch de boire ferme,

    On raconte aussi que le vieux CatonHorace [37]iii, 21. rchauffait bien souvent sa vertu dans le vin.

    11. Cyrus, roi de grand renom, parmi toutes les qualitsdont il se pare pour se montrer suprieur son frre Artaxerxs,met en avant celle dtre un bien meilleur buveur que lui 7. Et dansles nations les mieux organises et les plus polices, concourir qui boira le plus tait de tradition. Jai entendu Silvius, excellentmdecin parisien, dire que pour empcher notre digestion 8 dedevenir paresseuse, pour aiguillonner ses forces et lui viter ainside sengourdir, il est bon de le rveiller une fois par mois par unexcs de boisson. On dit aussi que les Perses dlibraient sur leursaffaires aprs avoir bu.

    12. Ma nature et mon got sont plus opposs ce viceque ma raison. Car outre le fait que je me range facilement sous

    lautorit des opinions des Anciens, si je trouve que cest vraimentun vice lche et stupide, il est tout de mme moins mauvais etmoins pernicieux que les autres, qui heurtent de front la socit.Et si nous ne pouvons nous donner du plaisir sans quil nous encote un peu, comme on le dit, je trouve que ce vice cote moins notre conscience que les autres : outre quil nest pas difficile satisfaire, ce qui nest pas ngligeable.

    6. On trouve cette ide dans Snque [95], LXXXIII.7. Plutarque [78], Artaxerxs, II, et [77], Propos de table, i, 4.

    8. estomac au XVIe sicle avait un sens moins prcis quaujourdhui, etservait plutt dsigner lappareil digestif en entier.

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    13. Un homme dge avanc et de grande dignit me disaitquentre les trois principaux agrments de la vie qui lui restaient,

    il comptait celui-l. Car o trouver ces agrments, sinon parminos penchants naturels? 9 Mais il en usait mal. Il faut en cetteaffaire fuir la dlicatesse, et un choix trop soigneux du vin. Sivous faites reposer votre plaisir sur sa qualit, vous vous exposez souffrir en en buvant un mdiocre. Il faut avoir le got moinsstrict et plus relch. Pour tre bon buveur, il ne faut pas avoirle palais si dlicat.

    14. Les Allemands boivent peu prs toutes sortes de vinsavec le mme plaisir : leur but, cest davaler, plus que de dguster.

    Ils y trouvent bien mieux leur compte : leur plaisir est plus ample,et plus leur porte. Dailleurs, boire la franaise, aux deuxrepas et modrment, cest trop restreindre les faveurs de ce dieu.Il faut y consacrer plus de temps et de persvrance !

    15. Les Anciens y consacraient souvent des nuits entires, etcela se prolongeait souvent dans la journe. Il faut donc donner notre consommation ordinaire plus dampleur et de force. De montemps, jai vu un grand seigneur 10, clbre par ses campagnes etses victoires, qui ne buvait gure moins de vingt bouteilles 11 devin au cours de ses repas ordinaires, et ne sen montrait pas moinstrs sage et trs avis aux dpens de nos affaires [franaises].

    16. Le plaisir, auquel nous attachons de limportance dansnotre existence, doit occuper plus de place dans celle-ci. Il fau-drait, comme les employs et les travailleurs manuels, ne refu-ser aucune occasion de boire, et avoir ce dsir toujours en tte.Il semble que nous en raccourcissions chaque jour lusage, etque les djeuners, les soupers et les goters aient t, comme

    je lai vu dans mon enfance, bien plus frquents et communs au-trefois quaujourdhui. Serait-ce le signe de ce que nous allonsvers quelque amlioration? Certainement pas. Cest peut-tre au

    9. La phrase qui prcde ne figure que dans ldition de 1595. Soit la copie dontdisposaient les diteurs (P. Brach, Mlle de Gournay) tait lgrement diffrentede lexemplaire de Bordeaux, soit il sagit dun ajout de leur propre chef. Mais

    je pencherais plutt pour la premire hypothse, car on ne voit pas bien ce quiaurait pu les pousser ajouter une telle rflexion.

    10. Aucun commentateur de Montaigne na identifi ce personnage.11. Le lot valait 4 pintes, et la pinte un peu moins dun litre. Il est difficile

    de croire Montaigne sur ce point... On sait quil nest gure regardant quant laqualit et la vraisemblance de ses informations !

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    contraire que nous sommes plus ports la paillardise que neltaient nos pres : ce sont deux activits qui se contredisent et

    saffaiblissent mutuellement. Dune part notre estomac sest af-faibli, et dautre part, la sobrit nous rend plus galants et plusdlicats dans les exercices amoureux.

    17. Je mtonne encore de ce que jai entendu mon pre ra-Le pre deMontaigne conter propos de la chastet en son temps. Ctait bien lui den

    parler : il tait assez port, par got et par nature, la compagniedes femmes. Il parlait peu et bien, et agrmentait son langage decitations tires des livres modernes, surtout espagnols, et parmices derniers, un surtout, quon appelle Marc-Aurle 12. Il tait

    dun abord doux, humble et modeste, mais avec un souci parti-culier de la dcence pour sa personne et ses vtements, quil ft pied ou cheval. Il faisait preuve dune tonnante fidlit laparole donne ; il tait consciencieux et scrupuleux dune faontelle que cela tendait plutt la superstition.

    18. Quoique de petite taille, il tait plein de vigueur etdune stature bien droite et bien proportionne ; son visage taitagrable, et son teint plutt mat. Il tait adroit et excellait danstous les nobles exercices: jai vu encore moi-mme des canneslestes de plomb avec lesquelles on raconte quil exerait ses braspour se prparer lancer la barre, ou la pierre, ou lescrime, etdes souliers aux semelles plombes pour se rendre plus agile lacourse et au saut. Dans le saut pieds joints il a laiss le souvenirde quelques petits exploits.

    19. Je lai vu, plus de soixante ans, se moquer de nosexercices dagilit, se jeter avec sa robe fourre sur le dos duncheval, sauter et tourner au-dessus dune table en se soutenant

    seulement par le pouce ; il ne montait gure les marches vers sachambre que quatre quatre. Sur le sujet dont je parle la chas-tet il disait que dans toute une province, il y avait peine unefemme de qualit qui et mauvaise rputation, et il parlait de re-lations familires hors du commun, et au-dessus de tout soupon,comme celles que lui-mme notamment entretenait avec dhon-ntes femmes. Et quant lui, il jurait sur les saints tre demeurvierge jusqu son mariage, bien quil et pris part longuement

    12. Marc-Aurleou lHorloge des Princes, dAntonio de Guevara, qui connut ungrand succs.

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    aux guerres dItalie, dont il nous a laiss un journal qui relatepoint par point tout ce qui sy passa, aussi bien dans les affaires

    publiques que dans les siennes propres. Il se maria un ge assezavanc, en 1528, trente-trois ans, comme il sen revenait dItalie.Mais revenons nos bouteilles...

    20. Les inconvnients de la vieillesse, qui ncessitent soutienet rconfort, pourraient bien susciter en moi avec quelque raisonle dsir de recourir cet expdient : car cest peu prs le dernierdes plaisirs que le cours des ans nous enlve. La chaleur naturelle,disent les bons compagnons, envahit dabord les pieds : cest cellequi est lie lenfance. De l, elle se rpand dans le milieu du

    corps, o elle sinstalle pour longtemps, et cest l quelle produit,selon moi, les seuls vritables plaisirs de la vie du corps : les autresvolupts sont bien faibles en comparaison. Vers la fin, comme unevapeur qui monte et sexhale, elle parvient la gorge, o elle faitsa dernire pause.

    21. Je ne puis pourtant pas comprendre comment on peuten venir allonger le plaisir de boire au-del de la soif, et seformer en imagination un apptit artificiel et contre nature. Monestomac ne pourrait aller jusque-l : il est dj bien assez occup venir bout de ce quil absorbe pour ses besoins. De par maconstitution, je ne ressens le besoin de boire que pour complterce que jai mang : cest la raison pour laquelle le dernier coup que

    je bois est presque toujours le plus grand. Et comme en vieillissantnotre palais semble encrass par le rhume, ou abm par quelqueautre mauvaise disposition, le vin nous parat meilleur dans lamesure o nous avons nettoy nos papilles... En tout cas, il estrare que jen apprcie bien le got ds la premire fois 13.

    22. Anarcharsis14

    stonnait de voir que les Grecs buvaientdans de plus grands verres la fin du repas quau dbut ; ctait,il me semble, pour la mme raison que celle qui pousse les Alle-mands le faire, et se jeter alors des dfis qui boira le plus.Platon dfend aux enfants de boire du vin avant dix-huit ans, etde senivrer avant davoir atteint les quarante. Mais ceux quiont pass cet ge, il pardonne 15 de sy complaire, et de placer lar-

    13. Les deux phrases prcdentes ne figurent que dans ldition de 1595.14. La source est certainement dans Diogne Larce[45], Anacharsis, I, 104.

    15. Le texte manuscrit de Montaigne comporte nettement ici ordonne . Lacorrection apporte par les diteurs de 1595 offre un sens plus satisfaisant.

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    gement leurs convives sous linfluence de Dyonisios, ce Dieu quirend aux hommes leur gaiet et leur jeunesse aux vieillards, qui

    adoucit et amollit les passions de lme, comme le fer samollitsous leffet du feu.23. Dans ses Lois, il considre que de telles assembles o

    lon boit sont utiles, pourvu quil y ait un chef de groupe quipuisse les rgler et contenir leurs dbordements: car livresseconstitue une manire sre dprouver la nature de chacun, eten mme temps capable de donner aux personnes dun certainge le courage de sadonner au plaisir de la danse et de la mu-sique, choses pourtant utiles, mais auxquelles ils nosent se livrer

    dans leur tat normal. Car le vin est capable dinciter lme lamodration, et il est bon pour la sant du corps.

    24. Toutefois, il fait siennes ces restrictions, en partie em-pruntes aux Carthaginois : quon vite le vin dans les expditionsguerrires ; que tout magistrat ou juge sen abstienne, quand il estsur le point daccomplir sa charge, et de dlibrer sur des affairespubliques ; quon ny consacre pas la journe, qui doit tre dvo-lue dautres occupations, ni la nuit que lon destine faire desenfants.

    25. On raconte que le philosophe Stilpon, accabl par lavieillesse, hta volontairement sa mort en buvant du vin pur 16.Cest aussi le vin, mais cette fois involontairement, qui vint bout des forces affaiblies par lge du philosophe Arcsilas. Cestdailleurs une vieille et plaisante question que de savoir si lmedu sage peut succomber la force du vin :

    Si le vin vient bout de la sagesse bien retranche.Horace [37]

    III, 28.26. A quel degr de vanit nous conduit cette bonne opinion

    que nous avons de nous? Lme la mieux rgle au monde, la plusparfaite, na dj que trop faire pour se maintenir droite sur sespieds, et viter dtre terrasse par sa propre faiblesse. Il nen estpas une sur mille qui soit droite et ferme un seul instant danssa vie : et lon pourrait mme douter que sa condition naturellelui permt jamais de ltre. Quant y joindre la constance, ce

    16. Les vins grecs taient trs corss et trs alcooliss, un peu comme le Portoou le Madre de nos jours, et on les consommait coups deau.

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    serait la dernire des perfections supposer que rien ne viennela bousculer, ce que mille vnements peuvent faire.

    27. Le grand pote Lucrce eut beau philosopher et fairepreuve de dtermination, un breuvage amoureux suffit pourtant lui faire perdre la raison 17. Pense-t-on quune apoplexie ne puissetourdir aussi bien Socrate quun portefaix? Certains ont oubli

    jusqu leur nom du fait de la maladie, et une lgre blessurea altr le jugement de certains autres. On peut tre sage tantquon voudra, on nen est pas moins homme. Et quy a-t-il de plusfragile, de plus misrable, de plus proche du nant? La sagessene vient pas modifier nos dispositions naturelles.

    Sous leffet dune crainte violente on voit se rpandre Lucrce [47]III, v. 155.Sueurs et pleurs par tout le corps.

    La langue sembarrasse, la voix steint, la vue se troubleLes oreilles sifflent et les membres dfaillent,Et lhomme enfin succombe.

    28. Mme le sage cille des yeux devant le coup qui le me-nace. Sil est au bord dun prcipice, il ne peut que trembler

    comme un enfant car la Nature sest rserve ces lgres marquesde son autorit, dont notre raison ne peut venir bout, pas plusque la vertu stoque, pour lui rappeler quil est mortel et quelleest sa faiblesse. Il plit sous le coup de la peur, il rougit de honte,il gmit sous les attaques dune forte crise de coliques [nphr-tiques], sinon dune voix dsespre et retentissante, mais pluttenroue et comme casse.

    Quil pense que rien dhumain ne lui est tranger. Trence [108]I, 1.

    29. Les potes, qui arrangent tout leur faon, nosentpourtant pas dispenser leurs hros de laisser couler leurs larmes :

    Ainsi parle Ene en pleurs, et il laisse partir la flotte. Virgile [111]VI, 1.

    30. Quil lui suffise de modrer et de brider ses inclinations :il nest pas en son pouvoir de les empcher. Notre Plutarque lui-mme, si parfait et si excellent juge des actions humaines, envoyant Brutus et Torquatus tuer leurs enfants, fut saisi de doute

    17. Cette histoire serait (selon P. Villey[56]) tire de la Vie de Lucrcede lobscurauteur latin Crinitus.

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    et se demanda si la vertu pouvait aller ces extrmits, ou si cespersonnages navaient pas plutt t mus par quelque autre pas-

    sion. Toutes les actions qui sortent de lordinaire sont sujettes une interprtation dfavorable, du fait que notre got ne sadaptepas plus ce qui est au-dessus qu ce qui est en dessous de lui.

    31. Laissons de ct lcole 18 qui fait expressment profes-sion de fiert. Mais quand, dans celle qui est estime la plus douce,nous entendons ces vantardises de Mtrodore 19 : Fortune, je taidevance et je te tiens ; jai barr toutes les issues pour que tu nepuisses matteindre.

    32. Quand Anaxarque, sur lordre de Nicocron tyran de

    Chypre, mis dans une auge de pierre, et assomm coups demaillets de fer, ne cesse de dire : Frappez, rompez, ce nest pasAnaxarque : cest son enveloppe que vous crasez. 20 Quand nousentendons nos martyrs, au milieu des flammes, crier au tyran : Cest assez rti de ce ct : dcoupe-le, mange-le, et recommenceavec lautre. 21 Quand nous entendons, comme le rapporte Jo-sphe, cet enfant tout dchir par les tenailles et transperc parles dards dAntiochus, dfier encore ce dernier en criant dune voixferme et sre delle-mme: Tyran, tu perds ton temps, je me

    sens toujours aussi bien ; o est cette douleur, o sont ces torturesdont tu me menaais? Ne connais-tu donc que cela? Ne vois-tupas que ma constance te donne plus de peine que je nen ressensde ta cruaut? lche coquin, tu tavoues vaincu, et moi je de-viens plus fort au contraire. Essaie dobtenir de moi des plaintes,de faire en sorte que je flchisse et que je me soumette, si tu lepeux. Donne du courage tes sbires, tes bourreaux : car voilque leur courage les abandonne, ils nen peuvent plus ! Arme-les,excite-les 22 !

    33. Certes, on peut supposer quen ces mes-l il y a quelquedrangement et quelque folie, si sainte soit-elle. Quand on en ar-

    18. Montaigne crit secte . Il sagit probablement ici des Stociens ; et despicuriens dans la phrase qui suit.

    19. Les commentateurs ne sont pas daccord sur lidentit de ce personnage:pour Villey, il sagirait de Mtrodore de Lampsaque, philosophe picurien .Mais A. Lanly fait observer fort justement (II, 22, note 69), que ce Mtrodoretait disciple dAnaxagore , et quil sagirait plutt dun autre Mtrodore, n Athnes vers 330 av. J.-C. qui fut disciple et ami dpicure .

    20. Cette anecdote est tire de Diogne Larce[45], IX, 39.

    21. Paroles attribues saint Laurent ; cf. Prudence, Des Couronnes, Hymne II.22. In Flavius Josphe, Histoire des Macchabes, VIII.

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    rive des sentences stociennes telles que : Jaime mieux trefou que voluptueux , comme le dit Antisthne ; ou quand Sextius

    dclare quil aime mieux tre transperc par le fer de la douleurque par celui de la volupt ; quand picure se laisse atteindre parla goutte, et que, refusant le repos et la sant, il dfie de gaiet decur les maux qui laccablent, mprisant les douleurs les moinsfortes, ddaignant de lutter contre elles et de les combattre, etquil en appelle de plus violentes et plus dignes de lui,

    Dlaissant ses troupeaux timides, quun sanglier cumant Virgile [111]IV, v. 158.Lui vienne, ou quun lion fauve vienne de la montagne.

    34. Qui ne voit que ce sont l les bonds que fait un curloin de son gte naturel? Notre me ne saurait atteindre si hautsans quitter sa place : il faudrait quelle labandonne et slve,et prenant le mors aux dents, quelle emporte et transporte sonhomme si loin quil stonne lui-mme ensuite de ce quil a fait.

    35. Cest ainsi que dans les hauts faits de la guerre, lexci-tation du combat pousse souvent des soldats courageux saven-turer dans des endroits si dangereux que, revenus eux, ils sont

    eux-mmes effrays de ce quils ont fait. Les potes, eux aussi,sont souvent pris dadmiration pour leurs propres uvres, et neretrouvent mme plus le cheminement qui les a conduits l : chezeux, on appelle cela ardeur et folie .

    36. Si, comme le dit Platon 23, un homme ordinaire frappeen vain la porte de la posie, de mme selon Aristote 24, aucuneme si bonne soit-elle nest exempte dun grain de folie; et il abien raison dappeler folie toute envole qui, si louable soit-elle, dpasse notre propre jugement et notre raisonnement. Car

    la sagesse est le fonctionnement bien rgl de notre me, quelleconduit avec mesure et dont elle rpond. Platon prtend donc quela facult de prophtiser est au-del de notre pouvoir, et quil fauttre au-del de nous pour latteindre. Il faut que notre sagesse soittouffe par le sommeil ou par quelque maladie, ou bien dplacepar un ravissement cleste.

    23. Platon[74], Ion, 533-534, mais aussi: Snque [28], De la tranquillit delme, XVII, p. 691.

    24. Montaigne prend aussi cela dans Snque, Snque [28], De la tranquillitde lme, XVII, p. 691.

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    1. Si philosopher cest douter, comme disent certains, alorsdire des choses futiles et selon ma fantaisie, comme je le fais,cest certainement douter encore plus; car cest aux novices dequestionner et de dbattre, et cest au matre de rsoudre lesproblmes. Mon matre, cest lautorit de la volont divine, quinous dirige sans conteste, et qui se situe bien au-dessus de cesvaines et humaines discussions.

    2. Philippe tant entr avec son arme dans le Ploponnse,quelquun dit Damidas que les Lacdmoniens auraient beau-coup souffrir sils ne se livraient pas lui. Quel poltron tu Plutarque

    [77], xxxiv,F 216, c.

    fais ! rpondit Damidas. De quoi pourraient-ils souffrir, ceux quine craignent pas la mort? Comme on demandait aussi Agisce quun homme pouvait faire pour vivre libre : En mprisantla mort dit-il.

    3. Ces mots, et mille autres du mme genre que lon ren-

    contre ce propos, signifient videmment quil ne faut pas secontenter dattendre patiemment que la mort vienne nous prendre,car il y a dans la vie des choses plus difficiles supporter quela mort elle-mme. En tmoigne lhistoire de cet enfant Lacd-monien, pris par Antigonos et vendu comme esclave : quand sonmatre voulut lobliger commettre des actes rpugnants, il luidit : Tu verras qui tu as achet. Jaurais honte de servir commeesclave, ayant la libert ma disposition. Et ce disant, il se jetadu haut de la maison.

    4. Comme Antipater menaait brutalement les Lacdmo-niens pour leur faire accepter ce quil voulait, ils lui dirent : Si

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    tu nous menaces de quelque chose de pire que la mort, nous mour-rons bien plus volontiers ! Et Philippe de Macdoine qui leur

    avait crit quil sopposerait tous leurs projets, ils rpondirent : Quoi! nous empcheras-tu aussi de mourir? Et lon dit enCicron [21]V, 14. effet que le sage vit aussi longtemps quil le doit, et non autant

    quil le peut. Le meilleur cadeau que la Nature ait pu nous faire,et qui nous te toute raison de nous plaindre de notre condition,cest de nous avoir laiss la clef des champs: elle na mis quuneseule entre la vie, mais cent mille faons den sortir.

    5. Nous pouvons manquer de terre pour vivre, mais nousne pouvons manquer de terre pour y mourir : cest ce que rpon-

    dit Boiocatus aux Romains. Pourquoi te plains-tu de ce monde?Il ne te retient pas. Si tu vis dans la peine, cest ta lchet quiest en cause : pour mourir, il nest besoin que de le vouloir.

    La mort est partout: Dieu y a bien veill;Snque [92] I,151-153. On peut bien enlever la vie son prochain,

    Mais on ne peut lui ter la mort :Tous les chemins y mnent.

    6. Et la mort nest pas seulement le remde dune seule ma-ladie, cest le remde tous les maux. Cest un port trs sr, quonna jamais redouter, mais souvent rechercher. Que lhommese donne la mort ou quil la subisse, quil aille au-devant delle ouquil lattende, tout revient au mme : do quelle vienne cesttoujours la sienne. Quel que soit lendroit o le fil se rompe, ily est tout entier, cest l le bout de la pelote 1. La mort la plusbelle, cest celle que lon a choisie. La vie dpend de la volontdes autres, mais la mort ne dpend que de la ntre. Il nest pas

    une chose pour laquelle nous devons nous accommoder autant denotre caractre quen celle-l. La rputation na rien voir avecune entreprise comme celle-l, et cest folie de sen soucier.

    7. Vivre, cest tre esclave, si la libert de mourir nous faitdfaut. Les procds courants de la gurison agissent aux dpensde la vie : on nous incise, on nous cautrise, on nous ampute, onnous tire des aliments et du sang; un pas de plus, et nous voil

    1. Allusion au travail des Parques : Clotho filait les jours et les vnements de

    la vie, et Lachsis coupait le fil de celle-ci. Grand ou petit, le fil est complet,au sens o il reprsente une vie entire.

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    Chapitre 3 Une coutume de lle de Za 33

    guris tout fait ! Pourquoi la veine du gosier nest-elle pas aussidocile que celle du bras? Aux plus fortes maladies les plus forts

    remdes. Servius le Grammairien, atteint par la goutte, ne trouvapas de meilleure solution que de sappliquer du poison sur lesjambes pour les tuer : quelles soient plutt inertes, pourvu quellesoient insensibles. Dieu nous permet bien de prendre cong, quandil nous met dans un tel tat que la vie est pour nous pire que lamort.

    8. Cest une faiblesse de cder aux maux [qui nous ac-cablent], mais cest folie de les nourrir.

    9. Les Stociens disent que pour un sage, cest une faon de

    vivre conforme la nature que de renoncer la vie bien quil soiten plein bonheur, sil le fait quand il convient. Et pour le sot, dese maintenir en vie bien quil soit malheureux. Ce qui compte,cest de conformer sa vie pour lessentiel la Nature 2.

    10. Je noffense pas les lois faites contre les voleurs quandjemporte ce qui mappartient ou quand je coupe ma propre bourse,pas plus que celles visant les incendiaires quand je brle monpropre bois... Je ne suis donc pas soumis aux lois faites contre lesmeurtriers parce que je me suis moi-mme t la vie.

    11. Hgsias disait que, comme la faon de vivre, la faon demourir devait dpendre de notre choix. Le philosophe Speusippeafflig dhydropisie depuis longtemps et qui se faisait porter enlitire, rencontrant Diogne, scria: Salut toi, Diogne . Pour toi point de salut, rpondit celui-ci, toi qui supportesde vivre dans un tel tat! . Et de fait, quelque temps aprs,Speusippe, las dune si pnible existence, se donna la mort.

    12. Mais ceci ne va pourtant pas sans contestation. Certains

    prtendent en effet que nous ne pouvons abandonner notre postedans le monde sans lordre formel de celui qui nous y a mis, et quecest Dieu, qui nous a envoys ici-bas non seulement pour nous-mmes, mais pour sa gloire et pour servir autrui, quil appartientde nous faire prendre cong, quand il lui plaira, et que ce nest pas nous den dcider. On prtend aussi que nous ne sommes pasns pour nous seuls, mais aussi pour notre pays : les lois peuvent

    2. Ce passage est une sorte de traduction trs complique de Cicron [17], III,18, et plutt obscur... Jinterprte assez librement ici pour tenter de lui donner

    un sens cohrent ! Ni la traduction de P. Villey ([56] II, 351, note 20, ni celle dA.Lanly ([59] II, 27) ne mont sembl ici satisfaisantes.

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    nous demander des comptes, dans leur intrt propre, et peuventse retourner contre nous jusqu nous faire prir au besoin. Si nous

    nous comportons autrement, nous sommes punis en ce monde-ciet dans lautre 3.

    Tout prs se tiennent, accabls de tristesse,Virgile [111]VI, 434. Ceux qui se sont donns la mort eux-mmes,

    Et qui, hassant la lumire, ont jet leur me aux Enfers.

    13. Il faut bien plus de constance pour user la chane quinous retient que pour la rompre ; et plus de fermet dme chezRgulus que chez Caton. Cest le dfaut de jugement et limpa-tience qui nous font hter le pas. Aucun vnement fcheux nepeut faire faire demi-tour la forte vertu : elle se nourrit des mal-heurs et de la douleur ; les menaces des tyrans, les supplices et lesbourreaux, laniment et la vivifient.

    Comme le chne que la hache double lagueHorace [37]IV, 4, 57-60. Sur lAlgide fcond au noir feuillage,

    Ses pertes, ses blessures, le fer mme qui le frappeLui donnent une vigueur nouvelle...

    14. Et comme dit cet autre :

    Non, la vertu nest pas ce que tu penses, pre,Snque [92] I,190-192. La crainte de la vie cest faire face aux maux,

    Ne jamais se retourner, ne jamais reculer.

    Dans le maheur il est facile de mpriser la mort ;Martial [51]61, 15-16. il faut plus de courage pour supporter sa condition.

    15. Cest le fait de la couardise, et non celui de la vertu,que daller se tapir dans un trou, sous une massive pierre tombale,pour viter les coups du sort. La vertu ne change pas de cheminet ne change pas dallure quelque orage quil fasse :

    Si lunivers en morceaux scroulait,Horace [37]III, 3, 7-8. Elle en accepterait, impavide, la chute !

    3. Le texte de 1595 ne comporte que punis en lautre monde . Pourtant, sur

    l exemplaire de Bordeaux , on lit nettement lajout manuscrit : et en celuicy et .

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    16. Le plus souvent, pour fuir certains accidents, nous sommespousss vers un autre, et quelquefois mme, en fuyant la mort,

    nous nous y jetons :Nest-ce folie que de mourir de la peur de la mort? Martial [51]

    II, 80, 2.17. Comme ceux qui, par peur du prcipice, sy jettent eux-

    mmes.

    Par crainte du malheur beaucoup se mettent en pril Lucain [46]VII, 104-107.Brave est celui qui devant le danger

    Est prt laffronter sil le faut,Mais saura aussi lviter, sil le peut.

    Et souvent mme lhomme qui craint la mort, Lucrce [47]79-82.Prend en dgot la vie, et le jour en horreur ;

    Il se donne la mort dans un fol dsespoir, oubliantQue la source des maux est la peur de la mort.

    18. Dans ses Lois, Platon condamne une spulture igno-minieuse celui qui t la vie son plus proche parent et ami,cest--dire lui-mme, et a chang le cours de sa destine, sans y

    tre contraint par un jugement public, ni par quelque regrettableet invitable coup du sort, ni pour chapper une honte insup-portable, mais cause de la lchet et de la faiblesse dune mecraintive. Et lopinion qui ddaigne notre vie est ridicule ; car en-fin, cette vie, cest notre Etre mme, cest notre Tout. Ceux quiont un Etre plus noble et plus riche peuvent se moquer du ntre,mais il est contre nature de se mpriser et de faire si peu de casde soi-mme. Cest une maladie trs spciale, et qui ne se ren-contre chez aucune autre crature que lHomme, que de se har

    et mpriser soi-mme.19. Cest une purilit du mme genre qui nous pousse

    vouloir tre diffrents de ce que nous sommes. Le rsultat decette attitude est sans profit pour nous, car il se contredit etse combat lui-mme: celui qui dsire passer de ltat dhomme celui de lange nen tire aucun avantage, et de toutes faons,il nen vaudrait pas mieux: puisquil ne serait plus l, qui doncpourrait se rjouir de ce changement et le ressentir sa place?

    Pour prouver malheur et souffrance venir, Lucrce [47]874.il faut bien que lon vive quand cela se produit.

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    20. La scurit, linsensibilit la douleur, limpassibilit,le retrait des maux de cette vie, tout ce que nous achetons au prix

    de notre mort, tout cela ne nous procure aucun avantage : cesten vain que celui qui ne peut jouir de la paix vite la guerre, cesten vain quil fuit la peine, celui qui ne peut savourer le repos.

    21. Parmi les partisans du suicide, il y a eu un grand d-bat sur la question : quelles occasions sont assez fondes pourfaire prendre un homme le parti de se tuer? On appelle cela sortie raisonnable 4 . Car bien que lon prtende quon meurtsouvent pour des causes insignifiantes, puisque celles qui nousmaintiennent en vie ne sont gure importantes, il faut pourtant

    apporter quelque mesure en cette affaire. Il y a des sentimentstranges et irrationnels qui ont pouss non seulement certainshommes, mais des peuples tout entiers se dtruire. Jen ai donnplus haut des exemples 5 ; et nous apprenons aussi dans les livresque les vierges milsiennes, mues par une fureur gnrale, se pen-daient les unes aprs les autres, jusqu ce que le magistrat ymette un terme, en ordonnant que celles qui seraient trouvesainsi pendues fussent tranes par toute la ville avec leur corde,et toutes nues.

    22. Threicion exhorta Clomne se tuer, cause de lamauvaise situation de ses affaires, alors quil venait de fuir unemort plus honorable lors de la bataille quil venait de perdre,et accepter celle-ci, moins honorable, mais qui du moins nepermettrait pas au vainqueur de lui imposer une mort ou une viehonteuses. Cleomne, faisant preuve alors dun courage digne desLacdmoniens et des Stoques, refusa ce conseil comme tantlche et effmin: cest un expdient, dit-il, qui ne me fera

    jamais dfaut, mais dont il ne faut pas user aussi longtemps quesubsiste la moindre esprance ; vivre est quelquefois une preuvede constance et de vaillance ; et je veux que ma mort elle-mmeserve mon pays; je veux quelle soit un acte dhonneur et decourage. Thricion ne crut quen lui-mme et se tua. Clomneen fit autant, mais plus tard, aprs avoir tent la dernire chancequi lui restait. Tous les maux ne valent pas la peine quon veuillemourir pour leur chapper.

    4. Dans le texte de 1595 lexpression est en grec.5. Cf. Livre I, chapitre 14.

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    23. Et de plus, les choses humaines sont tellement sujettesaux changements, quil est bien difficile de dire quel moment

    aucun nespoir nest plus possible :

    Mme tendu dans la cruelle arne, le gladiateur vaincu, Juste Lipse[41] Saturn.serm. libri,uvres, 1637,t. III, p. 541.

    Espre vivre encore, bien que la foule menaanteAit tourn le pouce vers le sol... 6

    24. Un ancien proverbe dit que tous les espoirs sont permistant que lon est en vie. Snque rpond cela : Oui, mais pour-quoi aurais-je dans lide que le sort peut tout faire pour celui qui

    est vivant, plutt que de penser au contraire que le sort ne peutrien contre celui qui sait mourir? On voit par exemple Josphe,menac dun danger si vident et si proche, parce que le peupleentier stait soulev contre lui, quil navait raisonnablement au-cun moyen den rchapper ; et pourtant, comme un de ses amis luiconseillait de se suicider, bien lui en prit de sobstiner esprer,car le sort, sans aucune explication humaine possible, dtournace malheur si bien quil y chappa sans subir aucun mal. Cassiuset Brutus, au contraire, achevrent de mettre fin ce qui restait

    de la libert romaine dont ils taient pourtant les protecteurs, parla prcipitation et la hte avec lesquelles ils se turent avant quele moment soit opportun et les circonstances favorables 7.

    25. A la bataille de Serisolles 8, Monsieur dEnghien, d-sespr par la tournure du combat, fort dsastreuse lendroito il se trouvait, tenta par deux fois de se trancher la gorge avec

    6. Le geste de tourner le pouce vers le bas signifiait que la mise mort taitsouhaite.

    7. Aprs le meurtre de Csar, Brutus, Cassius, et leurs partisans, durent senfuirde Rome, Antoine ayant soulev le peuple contre eux. Ils se rendirent matres delOrient. Mais en 42, en Macdoine, Cassius battu laile gauche par les troupesdAntoine et Octave, se tua sans savoir que Brutus tait vainqueur sur laile droite.Et Brutus, qui dut se replier le lendemain aprs une nouvelle bataille, se jeta sursa propre pe. (Daprs A. Lanly II, 30, note 57).

    8. La bataille eut lieu le 15 Avril 1544. Selon ldition Strowski [53] t. IV, p.182 b, Montaigne a peut-tre pris ceci dans les Commentaires de Montluc quila pu connatre en manuscrit et qui ont paru lanne mme de sa mort, en 1592 .Voici le texte de Montluc : Monsieur de Pignan, de Montpellier, questoict a luy,me dit par deux fois il se donna [sic] de la pointe de lespe dans le gorgerin, se

    volant thuer soy-mesmes et me dict au retour quil sestoict veu en tel estat lorsquil eust voulu quon luy eust donn de lespe dans la gorge.

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    son pe, et faillit, par sa prcipitation, se priver dune bien bellevictoire 9.

    26. Jai vu cent livres schapper jusque sous les dents deslvriers:

    Tel a survcu son bourreau.Snque [95]XIII.

    Souvent le temps et les jours si divers dans leur coursVirgile [111]XI, 425. Ont rtabli des destins compromis ; et souvent la Fortune

    Revenue vers ceux quelle avait abattus, les a mis en lieu sr.

    27. Pline dit quil ny a que trois sortes de maladie que lona le droit dviter en se tuant. Et la plus pnible des trois, cestcelle de la pierre dans la vessie quand elle cause une rtentiondurine 10. Snque, lui, ne cite que celles qui perturbent pourlongtemps les facults de lesprit.

    28. Il en est qui considrent quil vaut mieux mourir saguise plutt que dencourir une mort plus atroce. Damocrite, chefdes toliens, emmen comme prisonnier Rome, trouva le moyende svader pendant la nuit. Mais poursuivi par ses gardes, il se

    passa lpe travers le corps.29. Antinos et Thodote, voyant leur ville dpire rduite

    la dernire extrmit par les Romains, proposrent au peuple unsuicide collectif ; mais ceux qui taient davis de se rendre layantemport, ils allrent au devant de la mort en se ruant sur lesennemis, ayant bien lintention dattaquer, et non de se protger.

    30. Lle de Gozzo 11 ayant t enleve par les Turcs, il y aquelques annes, un Sicilien qui avait deux jolies filles bonnes marier, les tua de sa main, et leur mre ensuite, accourue en ap-

    prenant leur mort. Cela fait, sortant dans la rue avec une arbalteet une arquebuse, il tua en deux coups les deux premiers Turcsqui sapprochrent de sa porte, puis mettant lpe au poing, il

    9. Ce paragraphe ne figure que dans ldition de 1595.10. Montaigne, on le sait, a souffert une grande partie de sa vie de coliques

    nphrtiques comme on appelle aujourdhui ce quil appelait la maladie dela pierre .

    11. Goze, Gozzo est une petite le louest de Malte. La source de cette histoirese trouve dans Guillaume Paradin, Histoire de son temps, 1575, f 99 v. (Le pas-

    sage o il est question de cette le est une addition manuscrite sur l exemplairede Bordeaux , donc postrieure 1588).

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    se lana furieusement au combat, o il fut mis en pices. Ainsichappa-t-il lesclavage, aprs en avoir dlivr les siens.

    31. Les femmes juives, aprs avoir fait circoncire leurs en-fants, se jetaient avec eux dans des prcipices pour chapper lacruaut dAntiochus. On ma racont quun prisonnier de qualit,se trouvant en prison, et ses parents ayant t avertis quil seraitcertainement condamn, ceux-ci, pour viter linfamie dune tellemort, chargrent un prtre de dire au malheureux que le meilleurmoyen quil avait de se librer tait de se recommander tel saint,en faisant tel et tel vu, de ne rien manger du tout durant huit

    jours, quelque dfaillance et faiblesse quil en ressentt. Ce quil

    fit, et ainsi chappa du mme coup et sans mme y penser lavie et au danger qui la menaait.32. Scribonia conseilla son neveu Libo de se suicider plu-

    tt que de sen remettre la justice ; il lui dit que ctait vraimentfaire le jeu des autres que de conserver la vie pour la remettreentre les mains de ceux qui viendraient la lui prendre trois ouquatre jours plus tard, et que ctait rendre service ses ennemisque de garder son sang pour le leur offrir comme la cure.

    33. On lit dans la Bible que Nicanor, perscuteur de ceux

    qui suivaient la loi de Dieu, avait envoy ses sbires pour se saisir dubon vieillard Rasias, surnomm le Pre des Juifs cause de savertu. Ce brave homme voyant quil ny avait plus rien faire, quesa porte tait brle et que ses ennemis taient prts le saisir,choisit courageusement de mourir plutt que de tomber entre lesmains des soudards et se laisser maltraiter contre lhonneur d son rang, et il se frappa de son pe. Mais dans sa hte, il neput ajuster le coup, et courut alors se jeter du haut dun mur,passant travers la troupe qui scarta pour lui laisser passage,et tomba la tte la premire. Mais conservant nanmoins quelquereste de vie encore, il rassembla son courage, et se redressa, toutensanglant et meurtri, fendit la foule, parvint jusqu un rocherabrupt et escarp, et l, nen pouvant plus, il saisit deux mainsses entrailles par lune de ses plaies bantes, et les jeta sur sespoursuivants, appelant sur eux la vengeance de Dieu quil prenait tmoin.

    34. De toutes les violences qui sont infliges la conscience,

    la plus condamnable mon avis est celle qui attente la chas-tet des femmes, parce que sy mle naturellement quelque plai-

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    sir corporel, et que de ce fait, la rsistance oppose ne peut trecomplte, et qu la force se trouve mle peut-tre quelque ac-

    quiescement. Lhistoire cclsiastique fait grand cas de plusieursexemples de personnes dvotes qui demandrent la mort de lesgarantir contre les outrages que les tyrans sapprtaient fairesubir leur foi et leur conscience 12. Plagie et Sophronie furenttoutes deux canonises : Sophronie se tua en se prcipitant dansla rivire avec sa mre et ses surs pour viter dtre viole avecelles par des soldats, et Plagie, elle, se tua pour viter dtreviole par lEmpereur Maxence.

    35. Ce sera peut-tre un honneur pour nous dans les sicles

    futurs, que lon sache quun savant de notre temps, et notammentun parisien 13, sest mis en peine de persuader les dames de notrepoque quelles devaient plutt choisir une autre faon de faireque de cder au dsespoir et adopter une aussi horrible solution.Je regrette quil nait pas connu, pour lajouter ses contes, cebon mot que jappris Toulouse, dune femme passe entre lesmains de quelques soldats : Dieu soit lou, dit-elle, quune foisdans ma vie au moins, je men sois sole sans pch !

    36. En vrit, ces cruauts ne sont pas dignes de la douceurfranaise. Et Dieu merci, elles nempoisonnent plus notre air de-puis ce louable avertissement : Il suffit quelles disent Non enle faisant , suivant la rgle de ce cher Marot.

    37. Lhistoire abonde en exemples de gens qui de toutessortes de faons ont chang contre la mort une vie de douleurs.Lucius Aruntius se tua pour fuir, disait-il, lavenir aussi bien quele pass. Granius Silvanus et Statius Proximus se turent aprsTacite [99],

    VI, 48, 1-3. avoir obtenu le pardon de Nron, soit parce quils ne voulaient

    pas tenir leur vie de la grce dun homme si dtestable, soit pourne pas risquer davoir implorer son pardon une seconde fois,tellement il tait courant chez lui de souponner et daccuser lesgens honntes.

    38. Spargapizs, fils de la reine Tomyris, prisonnier de guerrede Cyrus, employa pour se suicider la premire faveur quil lui fitTacite [99]

    XV, 71,4. en le faisant dtacher, nayant pas attendu autre chose de sa li-

    12. Dans ldition de 1588, la phrase concernant Plagie et Sophronie se

    trouvait place avant celle qui commence par Lhistoire ecclsiastique... .13. Il sagit dHenri Estienne, dans son Apologie pour Hrodote, XV, xxii.

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    bert que de pouvoir se venger sur lui-mme de la honte davoirt pris.

    39. Bogez, gouverneur dEion pour le compte du roi Xerxs,tant assig par larme athnienne conduite par Cimon, refusale march qui lui tait propos de sen retourner en toute scu-rit en Asie avec tous ses biens, ne pouvant supporter de survivre la perte de ce que son matre lui avait confi; et aprs avoirdfendu jusquau bout sa ville, o il ne restait plus rien man-ger, il jeta dabord dans le Strymon tout lor et tout ce qui luisembla pouvoir constituer un butin pour lennemi, puis, ayantdonn lordre dallumer un grand bcher et dgorger femmes et

    enfants, concubines et serviteurs, il les mit dans le feu et sy jetalui-mme.40. Ninachetuen, seigneur indien 14, ayant senti que le vice-

    roi du Portugal songeait le dpossder, sans aucune raison ap-parente, de la charge quil exerait en la presqule de Malacca,pour lattribuer au roi de Campar, prit en secret cette rsolution :il fit dresser une estrade plus longue que large, reposant sur descolonnes, tapisse avec un luxe royal, et abondamment orne defleurs et de parfums ; puis, vtu dune robe de drap dor incruste

    dune quantit de pierreries de grand prix, il sortit dans la rue,et gravit lescalier menant lestrade, sur laquelle un bcher debois aromatiques avait t allum dans un coin.

    41. La foule accourut pour voir quelles fins avaient tfaits ces prparatifs inaccoutums. Ninachetuen exposa alors, avecun visage courrouc et dtermin, lobligation que la nation por-tugaise avait envers lui ; comment il stait comport fidlementdans sa charge ; quayant si souvent montr aux autres, les armes la main, que lhonneur lui tait bien plus cher que la vie, il

    ntait pas homme en abandonner le soin pour son intrt per-sonnel ; que le sort lui refusant tout moyen de sopposer linjurequon voulait lui faire, son courage lui ordonnait de faire cesser lasouffrance que cela lui causait, et de ne pas servir de fable pourle peuple, ni de triomphe pour des personnes qui valaient moinsque lui. Cela dit, il se jeta dans le brasier.

    42. Sextilia, femme de Scaurus, et Paxea, femme de Labeo,pour permettre leurs maris de fuir les dangers qui les mena-

    14. Cette histoire est raconte dans le livre de Simon Goulard [31], IX, xxvii,f 278 r.

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    aient, et auxquels elles ntaient mles que par affection conju-gale, risqurent leur propre vie pour leur venir en aide, leur ser-

    vant dexemple et leur tenant compagnie dans une situation extr-mement critique. Et ce quelles avaient fait pour leurs maris, Coc-Tacite [99],VI, 29. ceius Nerva le fit pour sa patrie, avec moins de succs, mais avec

    autant damour. Ce grand jurisconsulte, en parfaite sant, richeet rput, et bien en cour auprs de lEmpereur, tait tellementafflig par ltat dplorable des affaires publiques romaines, quilse tua pour cette seule raison.

    43. On ne peut rien ajouter la dlicatesse de la mort de lafemme de Fulvius, familier dAuguste 15. Auguste avait dcouvert

    que Fulvius avait laiss filtrer un secret important quil lui avaitconfi, et quand Fulvius vint le voir le matin, il lui en fit grisemine. Fulvius sen retourna chez lui dsespr, et dit piteusement sa femme que le malheur dans lequel il tait tomb tait sigrand quil tait rsolu se suicider. Ce ne sera que justice,puisque tu ne tes pas mfi de mes bavardages, dont tu avaispourtant souvent prouv la lgret. Mais laisse-moi me tuer lapremire. Et sans balancer plus longtemps, elle se passa unepe travers le corps.

    44. Dsesprant de sauver sa ville [Capoue] assige par lesTite-Live[104], XXVI,13-14-15.

    Romains, et dobtenir leur misricorde malgr plusieurs tentativesfaites en ce sens, Vibius Virius, lors de la dernire dlibration duSnat de la ville, arriva finalement cette conclusion que le mieuxtait dchapper par leurs propres mains au sort qui les attendait :ainsi les ennemis les tiendraient-ils en haute estime, et Hannibalcomprendrait quil avait abandonn des amis combien fidles...Il convia donc ceux qui lapprouvaient un bon souper prpar

    chez lui, et, aprs avoir fait bonne chre, boire ensemble cequi leur serait prsent, breuvage qui dlivrerait leurs corps dessouffrances, leurs mes des insultes, leurs yeux et leurs oreillesde tous ces vilains maux que les vaincus ont endurer de lapart de vainqueurs trs cruels et outrags. Jai, dit-il, pris desdispositions pour quil y ait des gens prts nous jeter dans unbcher devant ma porte quand nous aurons expir.

    45. Nombreux furent ceux qui approuvrent cette noble r-solution ; mais bien peu limitrent. Vingt-sept snateurs le sui-

    15. Voir Plutarque [77] IX, Du trop parler.

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    virent, et aprs avoir tent de noyer dans le vin la pnible pensede ce qui allait suivre, terminrent leur repas en prenant de ce

    plat mortel. Puis, sembrassant les uns les autres, aprs avoir d-plor ensemble le triste sort de leur pays, les uns se retirrent chezeux, les autres demeurrent avec Vibius pour tre jets dans le feuavec lui. Ils eurent tous une si longue agonie, le vin ayant emplileurs veines et retard leffet du poison, que certains faillirent, une heure prs, voir les ennemis entrer dans Capoue, qui fut prisele lendemain, et manqurent de subir les misres quils avaient sichrement voulu fuir.

    46. Taurea Jubellius, un autre citoyen de la ville, rencon-

    trant le consul Fulvius qui revenait aprs avoir fait une honteuseboucherie des deux cent vingt-cinq snateurs, linterpella fire-ment par son nom et lui dit: Commande quon me massacreaussi aprs tant dautres, afin que tu puisses te vanter davoirtu un homme bien plus vaillant que toi. Et comme Fulviusle ddaignait, le prenant pour un fou, et aussi parce quil venaitde recevoir des nouvelles 16 de Rome, o lon condamnait la sau-vagerie de ses excutions, et qui lui liaient les mains, Jubelliuspoursuivit ainsi : Puisque ma patrie est envahie, que mes amis

    sont morts, que jai tu de ma main ma femme et mes enfantspour les soustraire la dsolation de ce dsastre, et quil mestimpossible de mourir de la mme faon que mes concitoyens, de-mandons la vertu de me dlivrer de cette vie odieuse. Ettirant un glaive quil tenait cach, il sen transpera la poitrineet tomba la renverse aux pieds du consul.

    47. Alors quAlexandre assigeait une ville des Indes, ceuxqui sy trouvaient se voyant condamns, prirent la courageuse Quinte-Curce,

    [82], IX, 4.rsolution de le priver du plaisir de cette victoire, et malgr lhu-

    manit quon lui prtait, prfrrent se faire brler tous ensembleen mme temps que leur ville. Voil bien une guerre dun typenouveau : les ennemis combattaient pour les sauver, et eux pourse perdre, et faisaient pour assurer leur mort tout ce que lon faitdordinaire pour assurer sa vie.

    16. A. Lanly ([59] II, 34, note 94) fait trs justement remarquer que traduire litteras du texte de Tite-Live par lettres est un latinisme (pour ne pasdire une erreur), car on sait que litteras (plur.) signifie une lettre . SelonTite-Live en effet, Fulvius avait bien reu une lettre mais laquelle tait jointe

    le senatusconsulte qui condamnait ses actes. Cest pourquoi jai prfr traduirepar des nouvelles .

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    48. Les habitants firent alors sur la place un grand tas deleurs biens et de leurs meubles, firent monter l-dessus femmes

    et enfants, entourrent tout cela de bois et de matriaux faciles enflammer, et ayant laiss sur place cinquante jeunes hommespour excuter ce quils avaient rsolu, tentrent une sortie o,comme ils lavaient souhait, faute de pouvoir lemporter ils sefirent tous tuer. Les cinquante hommes rests au-dedans, aprsavoir massacr toute me encore vivante trouve de par la ville, etavoir mis le feu au bcher, sy jetrent eux aussi, prfrant mettrefin leur noble libert en devenant insensibles jamais pluttque dendurer les souffrances et la honte. Ils montraient ainsi aux

    ennemis que si le sort lavait voulu, ils auraient eu aussi bienle courage de leur ter la victoire que celui de les en frustrer enfaisant en sorte quelle soit hideuse et mme mortelle, comme il enfut pour tous ceux qui, attirs par la lueur de lor qui coulait dansces flammes, sen taient trop approchs, et y prirent suffoquset brls, car la foule qui sy pressait tait telle quils ne pouvaientparvenir scarter.

    49. Les Abydens 17, serrs de prs par Philippe [de Mac-doine], se rsolurent faire de mme. Mais ayant trop peu detemps pour cela, le roi ne supporta pas de voir cette excutionfaite dans une telle prcipitation, et aprs avoir saisi les trsorset les meubles quils avaient disposs en divers endroits et quilsdestinaient au feu ou la destruction, retira ses soldats et leuraccorda trois jours pour se tuer en bon ordre et tout leur aise.Ce furent trois jours de sang et de meurtres, au-del mme dela cruaut que lon et attendue dun ennemi, et personne nenrchappa, moins den avoir t matriellement empch. Il y aune multitude dexemples de dcisions de cette sorte prises par lepeuple, et qui semblent dautant plus effroyables que leffet en estplus universel. Elles le sont pourtant moins que des rsolutionsindividuelles : ce que la raison ne pourrait faire en chacun, ellelopre sur tous, car lexaltation collective annihile le jugementindividuel.

    50. Du temps de Tibre, les condamns en attente de leurexcution perdaient leurs biens et se voyaient privs de spulture.

    17. Abydens : habitants de la ville dAbydos, sur lHellespont. Source de lpi-sode : Tite-Live [104] XXI, 17-18.

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    Mais ceux qui lanticipaient en se suicidant taient enterrs, etpouvaient rdiger un testament.

    51. Mais il arrive aussi que lon dsire mourir dans lespoirdun plus grand bien. Je dsire, dit saint Paul 18, tre dtruitpour tre avec Jsus-Christ. Et aussi 19 : Qui me dlivrerade ces liens? Clombrotos Ambraciota ayant lu le Phdon de Platon, fut tellement sduit par la vie future que sans autreraison, il alla se prcipiter dans la mer. On voit par l combienil est impropre dappeler dsespoir cette destruction volon-taire laquelle lardeur de lesprance nous conduit souvent, etsouvent aussi une tranquille et calme dtermination fonde sur le

    jugement. Jacques du Chastel, vque de Soissons, lors du voyageque Saint-Louis effectua outre-mer, voyant que le roi sapprtait revenir en France avec toute larme, sans avoir vraiment rglles questions religieuses, prfra 20 sen aller au Paradis ; et aprsavoir dit adieu ses amis, slana seul contre larme ennemie, la vue de tous, et fut mis en pices.

    52. Dans un royaume des terres nouvellement dcouvertes 21,le jour dune procession solennelle, quand lidole adore du peupleest promene en public, sur un char dune taille surprenante, on

    en voit qui se taillent des morceaux de leur chair pour les luioffrir, et certains mme se prosternent au milieu de la place, sefaisant rompre et craser sous les roues pour acqurir, aprs leurmort, la vnration due leur saintet.

    53. Dans le cas de cet vque [dont parle Tacite 22], mortles armes au poing, la noblesse lemporte sur les sentiments, carlardeur du combat accaparait en partie ces derniers.

    54. Certains tats ont voulu dicter des rgles pour dcider

    si les morts volontaires taient justifies et opportunes ou non.A Marseille on conservait aux frais de la cit, dans les tempsanciens, du poison base de cigu, pour ceux qui voulaient hterleur fin. Ils devaient dabord faire approuver leur dcision par

    18. Dans lptre aux Philippiens, (I, 23).19. Aux Romains, VII, 24.20. Montaigne crit plus tost . En choisissant la mort, lvque arriva pro-

    bablement plus tt au Paradis, en effet... mais il me semble quil faut pluttvoir ici une opposition entre rentrer en France et aller au Paradis . Doma traduction par prfra .

    21. Il ne sagit pas seulement de lAmrique, mais aussi, comme ici, des Indes.22. Cf. Tacite [99] VI, xxix, 1-2.

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    les Six Cents, cest--dire leur Snat, car il ntait pas admis deporter la main sur soi autrement quavec laccord dun magistrat,

    et pour des causes juges lgitimes.55. Cette loi existait aussi ailleurs. Sextus Pompe 23, al-lant en Asie, passa par lle de Za de Ngrepont. Pendant quilsy trouvait, il advint par hasard (comme nous lapprit un de sesgens), quune femme de grand prestige, ayant rendu compte ses concitoyens des raisons qui lamenaient vouloir mourir, priaPompe dassister sa mort, pour la rendre plus honorable, cequil fit. Et aprs avoir longtemps, mais en vain, employ llo-quence dans laquelle pourtant il excellait, pour tenter de la per-

    suader dabandonner ce dessein, il accepta enfin quelle ft cequelle dsirait. Elle avait pass quatre vingt dix ans dans untat physique et moral trs heureux ; mais ce jour-l, couche surson lit et mieux pare que de coutume, appuye sur le coude, elledit: Que les dieux, et plutt ceux que je laisse que ceux que

    je mapprte retrouver, te sachent gr, Pompe, de navoirpas ddaign de me conseiller la vie et dtre le tmoin de mamort. Pour ma part, le destin mayant toujours montr un visagefavorable, de peur que lenvie de trop vivre ne men fasse voir uncontraire, je men vais, par une heureuse fin, donner cong auxrestes de mon me, en laissant de moi deux filles et une lgion depetits enfants.

    56. Cela fait, ayant exhort les siens en leur prchant lunionet la paix, leur ayant partag ses biens, et recommand sa fille a-ne aux dieux de la maison, elle prit dune main sre la coupe ose trouvait le poison, et ayant fait ses dvotions Mercure, layantpri de la conduire en un sjour heureux dans lautre monde, elleavala brusquement le breuvage mortel. Puis elle informa lassis-tance des progrs du poison, comment les diverses parties de son

    corps se sentaient saisies par le froid lune aprs lautre, jusquce que, ayant dit quil lui envahissait le cur et les entrailles, elleappelt ses filles pour remplir leur dernier devoir et lui fermer lesyeux.

    57. Pline raconte que chez certain peuple hyperboren, dufait de la douce temprature de lair, les vies ne se terminentordinairement que par la volont des habitants eux-mmes. Mais

    23. Le plus jeune des fils de Pompe ; aprs avoir fait la guerre aux triumvirs,

    il fut vaincu par Agrippa, et senfuit Milet o il fut assassin par un officierdAntoine.

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    Chapitre 3 Une coutume de lle de Za 47

    tant las et saouls de vivre, ils ont coutume, un ge avanc,aprs avoir fait bonne chre, de se prcipiter dans la mer du haut

    dun certain rocher rserv cet usage.58. Une souffrance insupportable 24, et une mort encorepire, me semblent les plus excusables incitations au suicide.

    24. Le mot insupportable a t rajout la main sur lexemplaire deBordeaux . Curieusement, ce mot ne figure pas dans ldition de 1595. Preuve

    que Mlle de Gournay et P. de Brach disposaient dune copie quelque peu diffrente,ou simple oubli?

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    Chapitre 4

    On verra a demain !

    1. Cest avec raison, me semble-t-il que je dcerne la palme Jacques Amyot, sur tous nos crivains franais. Cest dabord cause du naturel et de la puret de sa langue, en quoi il surpassetous les autres, pour la constance mise un travail aussi long, etpour la profondeur de son savoir, qui lui a permis de rvler avectant de bonheur un auteur si pineux et si ardu. Car on peut medire ce que lon veut: certes je nentends rien au Grec, mais lesens est si bien ajust et cohrent dans toute sa traduction, quilest vident quil a vraiment perc la pense mme de lauteur,ou bien quune longue frquentation lui a permis dintgrer sonpropre esprit lessentiel de celui de Plutarque, au point quil nepuisse rien lui prter qui vienne le dmentir, ou qui puisse lecontredire. Mais par-dessus tout, je lui sais gr davoir su faire lechoix dun livre aussi noble pour en faire prsent son pays si propos1.

    2. Nous autres, les ignorants, aurions t perdus si ce livrene nous avait pas tirs du bourbier: grce lui nous osons lheure quil est parler et crire ; les dames en donnent des leonsaux matres dcole ; bref : cest notre brviaire. Si cet excellenthomme vit encore 2, je lui suggre de faire de mme avec le livre

    1. Le livre dAmyot [77] a paru en 1572, et on estime que ce chapitre a tcompos lanne suivante. Dans une priode aussi trouble en France, la lecturedes uvres morales de Plutarque pouvait en effet tre considre comme bien propos .

    2. Amyot tait n en 1513, il avait donc peu prs soixante ans lpoque

    o Montaigne crivait cela. Il ne mourut quen 1593, mais ne traduisit pourtantjamais Xnophon...

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    de Xnophon. Cest une tche plus aise, qui convient donc mieuxau grand ge. Et puis, je ne sais trop pourquoi, il me semble que

    mme sil se sort trs habilement des passages obscurs, son styleest tout de mme plus naturel quand il nest pas contraint par ladifficult et quil suit son cours naturel.

    3. Jen tais justement ce passage o Plutarque dit 3 enparlant de lui-mme que Rusticus, assistant lune de ses conf-rences Rome, y reut un courrier 4 de la part de lEmp