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[L’ANTIBOURDIEU (III.) : CRITIQUE MARXISTE DE BOURDIEU] 1er décembre 2012
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III./ Et la critique de Pierre Bourdieu ?
Auteur incontournable de la gauche « de la gauche », ayant disciples et chapelles,
Pierre Bourdieu a souvent eu, à la fin de sa carrière, une attitude de critique moral de
l’intellectuel et plus particulièrement du sociologue. Il est pourtant à ce point intéressant
de noter qu’il n’a respecté quasi aucun des points dont il a tancé ses contemporains. De
plus, il se figure être attributaire de la bonne parole à destinations des classes
populaires. Dès 1978, il écrit : « Je suis revenu à la politique à partir du constat que la
production des représentations du monde social, qui est une dimension fondamentale de la
lutte politique, est le quasi-monopole des intellectuels »1. En somme Bourdieu s’exclut du
champ des intellectuels pour se penser penseur à la place des opprimés. Grande
ambition.
3.1/ Critique du sociologue universitaire: « Du haut de ma chaire… »
« Le sens des actions les plus personnelles et les plus « transparentes » n’appartient
pas au sujet qui les accomplit mais au système complet des relations dans lesquelles…elles
s’accomplissent »2. Personne n’échappe à la situation sociale, c’est-à-dire à la place qu’il
occupe dans un espace social, le champ. Personne, pas même le sociologue, c’est tout du
moins, ce que nous apprend le jeune Bourdieu dans un ouvrage co-écrit, Le métier de
sociologue (1968). On y trouve foule de préceptes : Ne pas se leurrer avec les lieux
communs que l’on possède tous sur tels ou tels individus, classes, éviter les fausses
évidences, se retirer de la sociologie spontanée, mais chercher une approche
scientifique. En somme, il faut que le sociologue s’écarte absolument de toutes
prénotions.
Un des premiers fondements en sociologie est l'identification du point de vue
d'où l’on parle, bref quel est le « background » politique, culturel et sociologique, en
somme quel est l’habitus du sociologue qui influe sur sa perception d’un champ. Le
langage dans lequel on s’exprime contient une conception du monde, une conception du
1 Questions de sociologie, p. 62.
2 P. Bourdieu, J.C. Chamboredon et J.C. Passeron, Le métier de sociologue, Mouton-Bordas, Paris, 1968, p. 32.
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monde qui provient de la domination et les individus qui s’expriment sur leurs actions
ne sont pas toujours conscients des déterminismes qui sous-tendent le discours. Ainsi il
sera toujours valorisant pour une mère de ne pas trop se plaindre de son enfant, de peur
de passer pour une mère « ne sachant y faire » avec son enfant. En fonction de son
propre ethnocentrisme de classe comme dit Bourdieu, le sociologue ne doit pas oublier
son statut : étudiant la société, mais membre de celle-ci.
Au niveau épistémologique, Bourdieu affirme que le fait social est « construit »,
c’est-à-dire qu’un sociologue dispose d’un éclairage particulier sur une partie d’un
champ à étudier, un peu comme un faisceau lumineux qui éclaire une pièce sombre. En
étudiant ce qu’il perçoit dans ce faisceau, le sociologue fait passer un fait de son rang
social à son rang sociologique. Le parcours de Bourdieu ne plaide pas en sa faveur. Bien
qu’étant issu d’un milieu populaire (paysans du Béarn), il a toujours été un chercheur
payé par l'État ayant suivit un parcours balisé (du tableau noir au tableau noir).
Comment ce sociologue peut-il soudainement penser qu’il possède une quelconque
légitimité à juger ou de la grève des cheminots de 1995 ou du mouvement des chômeurs
de 1993 ? Qu’il puisse apporter sa sympathie est une chose, qu’il analyse et donne son
satisfecit en est une autre. De plus, le souci épistémologique n’est pas résorbé en
utilisant un langage coupé des significations habituelles. Comme le soulignait Marx et
Engels : « La bureaucratie est un cercle, dont nul ne peut s'extraire. Sa hiérarchie est celle
du savoir. La tête confie aux sphères inférieures le soin de connaître le détail, en échange
de quoi les sphères inférieures cèdent au sommet l'intelligence du général – et tous deux se
donnent de la sorte mutuellement le change »3, nul ne peut s’extraire et certainement pas
Bourdieu.
3.2/ Critique du langage pédant : A qui parle-t-on, aux opprimés ou à l’élite ?
Bourdieu a tenté de dépasser le marxisme en dénaturant le concept de classe
sociale tel qu’il était compris jusqu’alors, sans parler de son extension jusqu’à l’usure de
la notion de capital. La prétention affirmée à la scientificité de sa sociologie empirique,
exploitant les données sociales comme les statistiques et les entrevues, ont mené à un
3 K. Marx et F. Engels, Critique de l’éducation et de l’enseignement, Paris, Maspero, 1976, p. 47.
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verbiage universitaire des plus pénibles s'adressant à une « élite ». Bourdieu s’en
explique à sa manière : « Les sciences sociales doivent conquérir tout ce qu’elles dissent
contre les idées reçues que véhicule le langage ordinaire…c’est rompre avec la philosophie
sociale qui est inscrite dans le discours spontané »4. En somme rien de bon ne peut
émerger du langage ordinaire, il faut le débarrasser de ses scories et le rendre plus
précis. On s’attendrait alors que le sociologique à la solide formation de philosophe, qui
aime à citer Wittgenstein, à parler de « jeu de langage » comme Wittgenstein dans ses
Recherches philosophiques, se mette à investir les sciences logiques, développées dans le
monde anglo-saxon depuis Bertrand Russell. Ce sera hélas peine perdue. Ainsi écrit-il
encore : « Le langage sociologique ne peut être ni « neutre », ni « clair » »5. Pourtant voici
ce qu’il dit de la logique, dans un style typique du philosophe continental qui cherche le
« bon mot » : « la logique est l’inconscient d’une société qui a inventé la logique »6. Bel
exercice de rhétorique. Pour autant, Bourdieu n’a pas interrogé le socle méthodologique
de la sociologie qui utilise comme support le langage. La distinction d’Alfred Tarski entre
langage-objet et métalangage aurait été ici d’un grand secours7. Il se contentera de
ressortir des termes de la scolastique (Ethos, Exis, Illusio) afin de s’assurer que ceux-ci
n’aient pas un sens avec un terme du langage courant.
Bourdieu reste avant-tout un intellectuel français qui espère encore ériger
des « sommes » au vocabulaire éminemment complexe, comme on l’a constaté dans la
première partie de cet article. Le propre de l'intellectuel bourgeois est de faire
comprendre aux classes populaires qu'ils ne sont pas aptes a la direction des affaires et
c’est précisément ce que fait Pierre Bourdieu, non sans une arrière-pensée : Si le peuple
ne sait parler de lui, il parlera à sa place. Il devient ce qu’il n’a jamais cessé de critiquer,
sans s’en rendre compte lui-même, à savoir un professeur qui s'écoute parler plutôt que
de rendre accessible le savoir. Bien sûr on objectera que ses cours au Collège de France,
par définition, étaient publics et ouverts au grand nombre, mais ce serait insulter la
mémoire de Bourdieu que de ne pas penser alors précisément à sa critique du champ
scolaire (cf. deuxième partie de cet article). Pourquoi notre sociologue, installé dans son
4 Questions de sociologie, p. 37.
5 Questions de sociologie, p. 38
6 Médiations pascaliennes, P. 190.
7 http://fr.wikipedia.org/wiki/Th%C3%A9or%C3%A8me_de_Tarski
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fauteuil d’une institution millénaire, échapperait-il aux déterminismes de ce « champ
social » ? N’est-ce pas aussi un formidable déni de la capacité créatrice du peuple que de
penser que les classes populaires qui favorisent la force physique, comme Bourdieu
aime à l’écrire partout, ne sont pas dignes finalement de connaître les ressorts des
mécanismes sociaux qui les déterminent ?
3.3/ Critique du combat politique : « Allez y je suis un leader et je montre la
voie »…
Le champ politique, qui avait maille à partir avec le champ journalistique, était un
immense chantier en friche et voici soudainement que Saint-Bourdieu l’investit avec
force vigueur. Les mouvements sociaux des années 90 étaient à la recherche de celui qui
allait faire oublier un Sartre claudiquant vendant la « cause du peuple » ou montant sur
un baril pour haranguer Billancourt. Le problème c’est que le « champ journalistique »
empêchait les intellectuels d’avoir voix au chapitre
Pour fuir le risque que les intellectuels soient dépossédés de leur moyen d’action,
la publication, et pour faire face à « l’hétéronomie » politique de notre société, le Docte
Bourdieu décide de se lancer dans l’édition, avec « Liber, raison d’agir ». Cela devient
amusant si ce n’est risible lorsque l’on sait que tout le corpus bourdieusien est publié
entre Les éditions de Minuit, Les Presses Universitaires de France et Les éditions du
Seuil et que ces livres se vendent partout et qu’il professe toutes les semaines au Collège
de France en plein Quartier Latin. Raison d’Agir publie encore aujourd’hui, quinze
années après.
Cela devient si flagrant vers les années 1995 que même Pierre Mounier, dans un
excellent ouvrage qu’il consacre à Pierre Bourdieu8 en conclut : « Bourdieu, qui a su
dénoncer en d’autres lieux les dérives d’un discours scientifique perverti par la tentation
prophétique, semble ici céder aux sirènes du messianisme. On hésite en effet entre le fou
rire et l’effroi »9. Le résultat de ce messianisme de superette a atteint son summum
lorsque pour faire le bilan des grandes grèves de 1995, Liber Raison d’Agir publie Le
8 Pierre Mounier, Pierre Bourdieu, une introduction, Agora-Pocket, Paris, 2001.
9 Ibid., pp. 224-225.
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Décembre des intellectuels français (1998). Cet opuscule, non signé Bourdieu, nous
apprend en effet que lors des grandes grèves se sont affrontés deux champs, le champ du
pouvoir et le champ intellectuel. Des cheminots en lutte, des étudiants en grève, des PME
qui sont entrées dans le débrayage, nulle trace. De plus, pour asseoir ce manichéisme
d’opérette les auteurs utilisent des concepts d’analyse sociologique pour conforter un
propos simplement polémique. Peut-être est-ce ici pour répondre à l’affirmation
qu’avait faite Bourdieu en 1996 : « Il faut inventer de nouvelles formes de communication
entre chercheurs et militants, soit une nouvelle division du travail entre eux. Une des
missions que peuvent remplir peut-être les chercheurs mieux que personne, c’est la lutte
contre le matraquage médiatique »10.
En conclusion à notre exposé critique de la sociologie de Pierre Bourdieu nous
constatons que :
- Notre sociologue remplace la notion de capital économique, par une multitude de
micro-capitaux ;
- Que les classes sociales sont remplacées par des groupes sociaux multiples qui
appartiennent ou non à des champs sociaux, dans l’espace social ;
- Que la lutte des classes est oubliée au profit d’une certaine « lutte des champs »,
qui suppose juste de modifier certains champs à la marge ;
- Que les contradictions propres à nos sociétés (contradiction travail intellectuel-
travail manuel, contradiction ville-campagne, contradiction classe laborieuse,
classe bourgeoise…) ne font pas l’objet d’une étude spécifique, puisque les
contradictions sont niées au profit de contrariété dans les champs
- Que la capacité de la classe laborieuse (exploitée par le mode de production
capitaliste, et qui certes n’est pas un agrégat social monolithique) n’est pas
invitée dans la sociologie de Bourdieu à devenir actrice de la lutte sociale,
puisque c’est à certains représentants d’interagir pour elle (figure du sociologue
qui prend position).
10
« Les chercheurs, la science économique et le mouvement social », in Pierre Bourdieu, Contre-feux, propos pour servir de résistance contre l’invasion, néo-libérale, Paris, Liber-Raison d’agir, 1998, p. 62.
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Nous pouvons donc conclure en indiquant que ce que recouvre la sociologie de
Bourdieu, notamment dans son application sociale, est simplement une critique
marginale de l’espace social et que ce dernier n’est jamais remis en question. Lors des
grandes grèves de l’hiver 1995, Pierre Bourdieu, en fidèle mandarin, dira face à des
grévistes de la Gare de Lyon à Paris : « Dans un travail de réinvention des services publics,
les intellectuels…ont un rôle déterminant à jouer. Ils peuvent d’abord contribuer à briser le
monopole de l’orthodoxie technocratique sur les moyens de diffusion. Mais ils peuvent aussi
s’engager, de manière organisée et permanente, …aux cotés de deux qui sont en mesure
d’orienter efficacement l’avenir de la société, associations et syndicats notamment, et
travailler à élaborer …des propositions inventives sur les grandes questions que
l’orthodoxie médiatico-politique interdit de poser… »11.
11
« Contre la destruction d’une civilisation », in Pierre Bourdieu, Contre-feux, propos pour servir de résistance contre l’invasion, néo-libérale, Paris, Liber-Raison d’agir, 1998.