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Illustrations : Jean Laniau et Jeanne Mourey
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par Ămilie Hammen
Nombre dâhistoriens de la mode sâaccordent sur un renoncement masculin qui sâopĂšre au milieu du XIXe siĂšcle. Aux yeux de Maurice Leloir ou François Boucher mais aussi et surtout de James Laver dans la lignĂ©e des Ă©crits de John Carl FlĂŒgel1, le XIXe siĂšcle consacre progressivement le dĂ©sengagement de lâhomme comme sujet de la mode. Son rĂŽle se dĂ©finirait ainsi comme celui dâun acteur, sâaffirmant en tant que figure crĂ©atrice, soumettant la femme Ă ses changements tout aussi cycliques quâirraisonnĂ©s2. PrivilĂ©giant lâaustĂšre cos-tume sombre, il se rĂ©fugierait ainsi dans un type dâuniformitĂ©, portant en cela un vĂ©ritable «âcoup dâarrĂȘtâ» aux modes masculines3. Mais si cette division trĂšs genrĂ©e de la mode a Ă©tĂ© depuis largement questionnĂ©e4, il est indĂ©niable que les annĂ©es autour de 1830 constituent un moment singulier pour lâintĂ©rĂȘt et la place quâelles accordent aux discussions sur les atours masculins.
Aux prĂ©mices de lâindustrialisation triomphante, la pĂ©riode sâimpose nĂ©an-moins comme un moment oĂč ses premiers signes contribuent dĂ©jĂ Ă refaçonner les parures. Avant le basculement du discours souverain de la mode vers le sys-tĂšme de la haute couture, elle se situe pourtant aprĂšs sa libĂ©ration effective par plusieurs dĂ©cennies postrĂ©volutionnaires. Ces annĂ©es sont ainsi particuliĂšres en tant que contexte propice au dĂ©veloppement dâune pensĂ©e du paraĂźtre. Câest en effet un projet de mode conçu comme une pratique individuelle et non sujĂ©-tion Ă une figure dominante que lâon peut y lire. Une action propre Ă chacun et qui concerne sinon exclusivement du moins trĂšs largement le genre masculin le consacrant alors vĂ©ritablement comme sujet des modes.
Ce sont les manuels dâĂ©lĂ©gance, publiĂ©s en nombre autour de 1830, qui dĂ©-ploient avec le plus dâexemplaritĂ© ce discours. Ă replacer au sein de la pro-duction littĂ©raire de la pĂ©riode marquĂ©e par ce que Walter Benjamin qualifie-ra, en rĂ©fĂ©rence Ă lâinvention de Daguerre, de «âlittĂ©rature de panorama5â», ils participent Ă leur maniĂšre Ă cet engouement pour les physiologies. «âDepuis le camelot des boulevards jusquâaux Ă©lĂ©gants au foyer de lâOpĂ©ra, il nâest pas une figure de la vie parisienne que le physiologue nâait croquĂ©e.6â» constate ainsi Benjamin. Au delĂ du goĂ»t pour ce genre quâincarnent Paris ou le Livre des Cent-et-un (1831-1834) auquel contribuent notamment Victor Hugo et Lamartine, ou encore Les Français peints par eux-mĂȘmes (1840-1842), prĂ©sentĂ© comme une
Les prĂ©ceptesde la diffĂ©renceManuels dâĂ©lĂ©gance masculine autour de 1830
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«âencyclopĂ©die morale du XIXe siĂšcleâ», ces ouvrages tĂ©moignent dâun double usage, entre fresque littĂ©raire et guide7.
Mais sâils traitent avant tout de cette notion dâĂ©lĂ©gance, la rhĂ©torique des ma-nuels dâĂ©lĂ©gance offre souvent Ă©galement un double sens. Il sâagira ainsi dâĂȘtre attentif aux diffĂ©rents enjeux que ces textes sous-tendent. On tentera alors de cerner comment, Ă lâintĂ©rieur de ce champ discursif, se manifestent certaines notions centrales, constitutives du dĂ©veloppement de la mode au XIXe et de sa dĂ©finition comme phĂ©nomĂšne moderne. Intimement liĂ©e au dĂ©veloppement des dĂ©mocraties capitalistes industrielles, elle en devient dĂšs lors particuliĂšre-ment symptomatique comme production de valeur â quâelle soit matĂ©rielle ou idĂ©ologique.
Une théorie pour une pratique
De la fin des annĂ©es 1820 au milieu des annĂ©es 1830, se dessinent les contours dâun corpus singulier. MalgrĂ© des niveaux de discours, des visĂ©es thĂ©oriques et parfois mĂȘme un lectorat diffĂ©rents, lâensemble de cette production sâest fixĂ© un objectif commun â celui de lĂ©gifĂ©rer sur une notion nouvelle mais non moins centrale au vu du contexte social et politique de la pĂ©riode : lâĂ©lĂ©gance. AmorcĂ© sous les derniĂšres annĂ©es de la Restauration, ce discours singulier traverse les Ă©vĂšnements menant Ă la Monarchie de Juillet et poursuit son dĂ©veloppement tout au long du XIXe siĂšcle.
Si la littĂ©rature sur la mode nâest pas propre Ă la pĂ©riode, lâengouement quâelle suscite alors favorise sa multiplication tant dans la diversitĂ© de ses sup-ports que par son volume. Lâattrait quâelle exerce trouve son fondement dans les troubles politiques qui, amorcĂ©s par la RĂ©volution, ont contribuĂ© Ă une re-dĂ©finition des systĂšmes dâinfluences et de prescriptions dĂ©finis sous lâAncien RĂ©gime. La parure nâest en effet, depuis la pĂ©riode rĂ©volutionnaire, dĂšs lors non plus contrainte par des lois somptuaires ou des privilĂšges et se constitue comme un projet personnel abstrait dâune autoritĂ© souveraine.
Mais sâil peut alors constituer un relatif espace de libertĂ© individuelle, il est, Ă lâimage du paysage politique de la pĂ©riode, façonnĂ© par une variĂ©tĂ© de cou-rants et dâinfluences. Ultras et contre-rĂ©volutionnaires se rattacheraient Ă une certaine nostalgie pour la splendeur disparue des fastes vestimentaires de la Cour, ainsi quâon les retrouve par exemple dĂ©crits dans les romans balzaciens, vĂȘtus de leurs manteaux aux «âboutons fleurdelisĂ©sâ»8.
Lâanglomanie qui offre, tant sur le plan politique que dans les us vestimen-taires, et plus encore dans la lĂ©gende sartoriale de Brummel, des alternatives Ă un systĂšme de pensĂ©e et de vĂȘtements, marque encore profondĂ©ment la pĂ©riode. Quâil sâagisse de lâĂ©tablissement du modĂšle politique de la monarchie constitutionnelle ou encore de lâadoption dâune mise simplifiĂ©e chez les bour-geois comme les aristocrates constituant dĂšs le milieu du XVIIIe siĂšcle une source dâinspiration vestimentaire, son emprise consacre surtout «âlâavĂ©nement de la piĂšce maĂźtresse de la garde-robe de lâhomme moderne : le costume9â» ainsi que le souligne Farid Chenoune.
On voit ainsi se dĂ©finir une prĂ©occupation proprement masculine : paraĂźtre dans lâespace public oĂč dĂ©sormais se lisent ces singularitĂ©s personnelles. Cette «ânouvelle vie publiqueâ» que le XIXe siĂšcle fait Ă©merger et consacre comme lâune de ses scĂšnes de prĂ©dilection10, nĂ©glige encore pour plusieurs dĂ©cennies les
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femmes11 et constitue ainsi un lieu privilĂ©giĂ© pour la construction dâune mas-culinitĂ© façonnĂ©e par la question du paraĂźtre et de la consommation vestimen-taire.
Dans ce champ de possibles sâesquisse ainsi une nouvelle pensĂ©e de la mode, mais aussi et surtout la nĂ©cessitĂ© mĂȘme de lui consacrer une attitude rĂ©flexive â et plus trivialement du temps et de lâeffort.
Câest prĂ©cisĂ©ment Ă ce projet que sâattellent, chacun Ă leur maniĂšre et Ă quelques annĂ©es dâĂ©cart, HonorĂ© de Balzac, Horace Raisson, EugĂšne Ronteix ou encore F.A. Barde : celui de dĂ©finir «âlâhomme comme il fautâ», consacrant leur interlocuteur masculin comme un sujet privilĂ©giĂ© de leurs discours12.
Horace Raisson et Balzac partagent outre une Ă©ventuelle amitiĂ© et une conni-vence professionnelle, sans doute le titre dâauteurs les plus prolixes sur la ques-tion. Raisson, dont la paternitĂ© des Ćuvres peut parfois ĂȘtre discutĂ©e par son activitĂ© de «âcourtier littĂ©raireâ», rassemble en effet au sein de son atelier, une «âĂ©quipe de jeunes gens, Ă demi journalistes et Ă demi «âfaiseursâ» littĂ©raires13â» qui, dans les annĂ©es prĂ©cĂ©dant la fin de la Restauration publient en nombre, et souvent sans les signer, des codes et traitĂ©s. «âEntrepreneur littĂ©raireâ» comme se qualifie lâauteur a priori anonyme de son Code du LittĂ©rateur et du journaliste, Raisson semble recher-cher avant tout lâadhĂ©sion du public et le succĂšs commercial et, ayant Ă©prouvĂ© la forme du Code, le dĂ©cline Ă travers dif-fĂ©rents domaines dâapplications. Câest dans ce contexte quâil conçoit avec Balzac Le Code des gens honnĂȘtes puis quâil rĂ©dige en 1828, Le Code de la toilette, manuel complet dâĂ©lĂ©gance et dâhygiĂšne14, sous son nom cette fois et non sans omettre de signaler quâil est Ă©galement lâauteur du Code civil15, Ćuvre Ă succĂšs au sujet de laquelle il prĂ©cise : «âLâaccueil favorable que cette bagatelle reçoit du public a dĂ©passĂ© de beaucoup notre espĂ©rance.16â»
Si Balzac fait partie de ce jeune cercle de littĂ©rateurs, son Ćuvre se singularise nĂ©anmoins. Ă lâaune bien sĂ»r du succĂšs que connaĂźtra le romancier dans la suite de sa carriĂšre, mais dĂ©jĂ en ce milieu des annĂ©es 1820, par le nombre de textes quâil signe sur ces questions dâĂ©lĂ©gance. Jeune auteur mais aussi Ă©diteur, câest sous le nom de Ba-ron de lâEmpesĂ© quâil fait paraĂźtre en 1827 Lâart de mettre sa cravate. Mais câest dans la presse que paraĂźt avec une frĂ©quence accrue au cours de lâannĂ©e 1830 un ensemble de textes quâil consacre Ă la mode. Lâ «Ătude de mĆurs par les gantsâ» paraĂźt le 8 janvier 1830 dans La Silhouette, tandis que dans les pages de La Mode fondĂ©e par Ămile de Girardin en 1829, Balzac rĂ©dige quelques articles sur «âLes MĆurs parisiennesâ» (Lâusurier, Ătude de femme) ou sur «âles mots Ă la modeâ», puis plusieurs entrĂ©es qui constitueront, une fois rĂ©unies, son TraitĂ© de la vie Ă©lĂ©gante. Aux cĂŽtĂ©s dâHyppolite Auger â «âjeune Ă©crivain dont lâesprit philosophique a donnĂ© de graves aspects aux questions les plus frivoles de la mode 17» comme il le prĂ©sente lui-mĂȘme â et tout au long de cette annĂ©e 1830, lâauteur forge des fondements thĂ©oriques Ă la mode et sâattelle Ă constituer une vĂ©ritable doctrine de lâĂ©lĂ©gance.
EugĂšne Ronteix, dont on retrouve davantage la signature sur les livrets de vaudevilles que dans les pages des revues de mode, rĂ©dige en 1829 son Manuel du Fashionable ou Guide de lâĂ©lĂ©gant18. Si son auteur ne dĂ©veloppe pas au delĂ
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de cet ouvrage et de maniĂšre aussi abondante que Balzac ou Raisson une rhĂ©-torique de la distinction, on notera nĂ©anmoins les quelques lignes quâil rĂ©dige dans lâintroduction de son Histoire du romantisme en France parue la mĂȘme annĂ©e sous le pseudonyme F.-R. Thoreinx : «âIl est impossible dĂšs aujourdâhui de passer pour un homme dâesprit sans ĂȘtre romantiqueâ; et qui pourra consentir Ă passer pour un sotâ? [âŠ] Câest donc pour vous que jâĂ©cris, vous Ă qui une haute naissance, une fortune comfortable, une jolie figure ou lâart qui prĂ©side Ă votre toilette donnent lâentrĂ©e dans ces brillans salons19â». Point rĂ©ellement de visĂ©e historiographique donc, mais plutĂŽt de nouveau un service rendu Ă lâĂ©lĂ©gant, qui frĂ©quente «âle bois de Boulogne le matin et le soir lâOpĂ©ra italienâ» celui de lui Ă©pargner un «âtravail arideâ» en compilant les grandes notions et acteurs du mouvement littĂ©raire â en somme une autre sorte de manuel de savoir-vivre.
Par delĂ leurs diffĂ©rences, ces trois auteurs adoptent une position com-mune : pour rĂ©pondre Ă cette popularisation de la parure portĂ©e Ă la fois par le contexte politique et par le dĂ©veloppement dâune semi-confection offrant au plus grand nombre la possibilitĂ© de sâhabiller, il est nĂ©cessaire dâĂ©tablir des rĂšgles claires, dâadopter un langage permettant de poser les bases rationnelles, scientifiques et donc admises de lâĂ©lĂ©gance. Cette vie Ă©lĂ©gante qui, «âautrefois nâexistait pas20â» est nĂ©e avec le siĂšcle ou plutĂŽt, sâest imposĂ©e comme substitut Ă la valeur supĂ©rieure du rang aristocratique malmenĂ©e et menacĂ©e par les changements successifs de rĂ©gimes. Car si autrefois, «âun noble pouvait faire des dettes, vivre dans les cabarets, ne pas savoir Ă©crire ou parler, dire des niai-series, il demeurait nobleâ», Balzac note quâ «âaujourdâhui les nobles de 1804 ou de lâan MCXX ne reprĂ©sentent plus rien.21â»
«âJusquâau siĂšcle dernier, la chose nâĂ©tait pas si malaisĂ©e : [âŠ] lâĂ©lĂ©gance du costume et la grĂące des maniĂšres appartenaient exclusivement aux classes pri-vilĂ©giĂ©es.â» souligne Ă©galement EugĂšne Ronteix. Mais aujourdâhui «âIl nâest pas aussi facile quâon se lâimagine, dâĂȘtre un homme comme il fautâ», raison pour laquelle lâauteur affirme quâ «âil est peu dâouvrage dâune importance aussi haute, dâune utilitĂ© aussi gĂ©nĂ©rale que celui que jâoffre au public.22â»
Les cartes redistribuĂ©es et les anciennes certitudes bousculĂ©es, lâĂ©lĂ©gance sâimpose ainsi comme une valeur distinctive suffisamment complexe pour com-poser le ferment dâun nouvel ordre des choses. «âLa rĂ©volution, ayant pris dâune main puissante tout cette garde-robe inventĂ©e par quatorze siĂšcles, et lâayant rĂ©duite en papier-monnaie23â», câest sur cette table rase que vient se construire le nouvel Ă©difice des apparences. Un constat que rĂ©itĂšre Horace Raisson dans ses prolĂ©gomĂšnes : «âAujourdâhui toutes les classes de la sociĂ©tĂ© revĂȘtent le mĂȘme costume, la seule maniĂšre de le porter Ă©tablit extĂ©rieurement les distinc-tions : le moment nous semble donc venu de publier le Code de la toilette.24â»
Mais dans la pertinence du moment choisi, dans cette utilitĂ© soulignĂ©e par lâauteur rĂ©side un enjeu significatif : Raisson ainsi que Ronteix sâefforcent de gui-der leur lecteur, issu dâun public vaste et avide dâenseignements, pour rĂ©ussir dans le monde. On dĂ©voile ici les ambitions comme les couleurs politiques de ces auteurs : sâils produisent une «âlittĂ©rature bourgeoiseâ», la position balza-cienne est rĂ©solument plus Ă©litiste comme le rĂ©vĂšle la parution de son TraitĂ© dans La Mode qui, «âplacĂ©e dĂšs sa fondation en 1829 sous le haut patronage de la duchesse de Berry, se veut parisienne, mondaine, aristocratique25â». Ce sont en somme deux postures qui sâaffrontent autour dâun mĂȘme constat : celle bourgeoise de lire pour mieux lâintĂ©grer le nouvel ordre socialâ; et celle
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â Manuel du Fashionableou guide de lâĂ©lĂ©gance, Paris, Audot, 1829.© Collection particuliĂšre
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aristocrate de maintenir Ă distance les premiers. «âConçue pour un grand monde Ă dominante aristocratique, la Mode ne change pas de ton, mĂȘme lorsquâaprĂšs la rĂ©volution de 1830 les journaux de mode se croient obligĂ©s de sâintĂ©resser aux uniformes des gardes nationaux et aux atours tricolores des Parisiennes pa-triotes. Le TraitĂ© reflĂšte lâesprit aristocratique, lâhorreur de la lĂšpre bourgeoiseâ» note ainsi Rose Fortassier.
Si le vĂȘtement constitue un objet central pour ces discours, les «âdoctrines, les lois, les rĂšgles, les enseignements, les exemples, que la mode, la raison et lâhygiĂšne, dâaccord une fois, ont positivement consacrĂ©sâ» ne sây limitent pas. Lâouvrage de Raisson vise Ă une certaine exhaustivitĂ© et dĂ©taille, non sans crainte de sâattarder sur des questions triviales, tous les aspects du corps : de son habit Ă son habitat, mais aussi jusquâĂ ses postures et occupations. «âLe lo-gement, comme la toilette, fait en quelque sorte partie de la personne : lâordre, la grĂące, la nettetĂ© doivent y rĂ©gner, pour donner dĂšs lâantichambre une idĂ©e favorable du caractĂšre et des habitudes de celui qui lâhabite.26â»
«âLâart du fashionable sâapplique Ă toutes les actions, Ă tous les momens de la vie : câest lâart de sâhabiller, de manger, de marcher, de parler, dâaimer, de dor-mir⊠en un mot, câest lâart de vivre.27â» lit-on encore chez Ronteix.
Câest ainsi une pensĂ©e globale de la vie humaine qui lĂ©gifĂšre tant sur le juste ton dâune coupe de cheveux que sur les quartiers Ă frĂ©quenter. Chacune des actions auxquelles se soumet le corps relĂšve ainsi dâune loi : il y a la bonne ma-niĂšre dâemployer sa journĂ©e, les bons mets Ă consommer ou encore une façon particuliĂšre de se mouvoir comme le rappelle la ThĂ©orie de la dĂ©marche que Balzac publie dans LâEurope littĂ©raire en 1833.
Ă ces Ă©crivains et journalistes, qui sâattachent Ă analyser voire Ă thĂ©oriser leur sujet, sâajoute un autre ensemble particulier dâauteurs. Non plus des com-mentateurs dâune thĂ©orie de lâĂ©lĂ©gance observĂ©e mais des praticiens, partie prenante de sa formation, de son Ă©laboration. Les tailleurs, qui conjuguent expĂ©rience et visĂ©e thĂ©orique, participent ainsi Ă ce dialogue commun et y apportent leur expertise matĂ©rielle. Ainsi se succĂšdent, pour la pĂ©riode consi-dĂ©rĂ©e, Lâart du tailleur ou application de la gĂ©omĂ©trie Ă la coupe de lâhabille-ment de Guillaume Compaing, Le TraitĂ© encyclopĂ©dique de lâart du tailleur de F. A. Barde ou encore Le Manuel du tailleur de G. H. Dartmann an 1837. Quâils sâappuient sur des annĂ©es dâexpĂ©rience et une rĂ©putation Ă©prouvĂ©e (Barde), quâils revĂȘtent le rĂŽle du professeur (Compaing et Dartmann), ils contribuent aussi par leurs voix Ă façonner cette dĂ©finition scientifique, faite de prĂ©ceptes et dâinterdits, de lâĂ©lĂ©gance en 1830. Mais leur prĂ©sence mĂȘme dans ce champ discursif fait primer une idĂ©e fondamentale : lâĂ©lĂ©gance se rĂ©alise dans le faire. Si son assise thĂ©orique est indĂ©niable, et si, selon la prose balzacienne, lâesprit du chiffon est tout aussi important Ă saisir que sa forme, le pragmatisme de ces injonctions frappe en premier lieu.
«âNos Ă©lĂ©gans ne peuvent se dispenser de faire lâacquisition de lâouvrage de M. le Baron de lâEmpesĂ©â; car ce nâest pas lâaffaire dâun jour que de lâĂ©tudier, câest chaque jour le travail de plusieurs heures.28â» lit-on dans LâArt de mettre sa cravate. On discerne ainsi lâidĂ©e dâun art perfectible auquel se livrer au quoti-dien et avec assiduitĂ©. «âMalgrĂ© tout lâesprit quâon peut avoir, il faut toujours en toutes choses, de lâĂ©tude, du travail. Voltaire avait souvent recours Ă ses livres. Un fashionable est de mĂȘme.â» expose Ronteix. Aussi, si nos auteurs paraissent proposer un contenu thĂ©orique relativement abstrait celui-ci ne sâentend que
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comme un savoir Ă appliquer de maniĂšre formelle, une discipline Ă mettre en Ćuvre. Il faut sâastreindre Ă ces rĂšgles et prĂ©ceptes afin «âdâĂȘtre un homme comme il fautâ; ce but des efforts de tout homme29â» souligne encore Ronteix
Mais le savoir livresque, mĂȘme couplĂ© Ă un effort assidu, nâopĂšre pas seul et lâon voit apparaĂźtre une autre figure, alliĂ©e incontournable de cette quĂȘte de lâĂ©lĂ©gance.
«âBientĂŽt, aprĂšs une courte confĂ©rence avec Michalon et une heure de travail avec Winkler ou Staub vous pourrez briller et attirer les regardsâ» poursuit tou-jours Ronteix. Câest donc avec les tailleurs que lâĂ©lĂ©gant collabore, «âcâest avec eux quâil travaille, quâil consulte30â».
«â M. Winkler, rue Vivienne, n°10â; câest un homme qui entend son art, et qui est ambitieux de gloire.â» expose lâauteur. Il fait ainsi dire Ă son personnage, sâadressant Ă son propre tailleur : «âje me casse la tĂȘte pour vous indiquer la route du beau, tandis que M. Winkler habille Valcourt sans mĂȘme quâil ait be-soin de songer Ă sa toiletteâ». Tous les tailleurs ne se valent ainsi pas et sâimpose alors lâidĂ©e dâun talent et dâun savoir-faire particulier «âLâart du tailleur a, comme tous les autres arts, quelque chose de mystĂ©rieux que la pensĂ©e ne peut rendre, que la plume ne peut expliquer31â» Si le terme dâart sâentend alors davantage comme celui dâun mĂ©tier ou dâun artisanat, son lien avec dâautres expressions plus Ă©levĂ©es de lâart se façonne alors. Ce sont les qualitĂ©s dâun artiste, au sens des Beaux-Arts, quâun tailleur doit maĂźtriser, dans la ligne â «âle dessin linĂ©aire, comme facilitant la rĂ©gularitĂ© de la coupe qui doit servir Ă la confection dâun habillement32â» â comme dans lâapprĂ©hension harmonieuse des volumes. Mais selon lâauteur, «âpour ĂȘtre un bon tailleur, il ne suffit pas seulement de savoir mesurer, couper et confectionner, il faut plus encore (⊠).â» Barde prĂ©cise alors que ce dernier «âdoit se soumettre Ă des rĂšgles qui sont communes Ă tous les arts. Il doit observer, Ă©tudier, examiner.», Ă ce moment alors, «âsâil a raisonnĂ© sa profession, non en ouvrier, mais en artiste, alors il a compris toute lâĂ©tendue de sa mission, et ce nâest plus une industrie quâil exerce, mais un art qui doit finir par trouver de dignes apprĂ©ciateurs. â»
De plus, comme le souligne Barde, ce rĂŽle, dans les annĂ©es prĂ©cĂ©dant la paru-tion de son ouvrage, aurait singuliĂšrement Ă©voluĂ©. «âEn parcourant le premier journal des Modes, qui fut publiĂ© il y a environ 30 ans par M. de la MĂ©sangĂšre, nous y voyons un grand nombre de figures tracĂ©es par Vernet. La beautĂ© du dessin rappelle et garantit la fidĂ©litĂ© des costumes les plus Ă la mode Ă cette Ă©poque. Mais plus ils sont fidĂšles, et plus on peut facilement se convaincre com-bien lâart du tailleur Ă©tait alors peu avancĂ©.33â» Celui-ci se serait ainsi transformĂ©, perfectionnĂ© tant dâun point de vue technique quâesthĂ©tique et son acteur prin-cipal ne se doit plus dâĂȘtre un simple exĂ©cutant appliquant mĂ©caniquement une technique Ă©prouvĂ©e par lâusage, mais bien dâavoir une vision plus Ă©levĂ©e et sans doute plus intellectualisĂ©e de ce quâest lâĂ©lĂ©gance, de la maniĂšre de la conce-voir et dây parvenir. Les dĂ©veloppements thĂ©oriques tant sur la mode que sur lâhistoire auxquels Barde se livre en sont une illustration exemplaire. «âDepuis long-temps LabruyĂšre lâa dit : Un philosophe doit se laisser habiller par son tail-leur.â» rappelle-t-il avec intĂ©rĂȘt. «âPensez-vous que cet observateur si profond du cĆur humain aurait dĂ©posĂ© dans son immortel ouvrage des CaractĂšres une pensĂ©e pareille, si elle nâavait contenu le germe dâune vĂ©ritĂ© incontestableâ? En laissant au tailleur le soin dâhabiller le philosophe, ne fait-il pas pressentir toutes les connaissances que le premier doit avoir pour mettre le second Ă lâabri des
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attaques du sarcasme et de lâironie, si prompte Ă pourchasser les moindres ridicules jusque dans les faux plis dâun habitâ? 34â»
Accomplir cette quĂȘte de lâĂ©lĂ©gance tient ainsi autant Ă lâhomme quâĂ celui qui lâhabille. Mais le rapport de force nâest pas celui dâune sujĂ©tion ou dâune domination : il sâagit dâun travail commun, dâune collaboration en vue dâaccomplir ce projet singulier de lâhomme mo-derne.
La distinction : valeur centrale
MalgrĂ© la prolifĂ©ration des codes et traitĂ©s, malgrĂ© cette sĂ©miotisa-tion de lâhabillement qui pourrait laisser envisager une application
aisĂ©e des lois de lâĂ©lĂ©gance, la rhĂ©torique dĂ©ployĂ©e par ces diffĂ©rents auteurs repose sur un paradoxe central. Aussi didactiques soient les rĂšgles exposĂ©es, aussi simplifiĂ©es et intelligibles quâelles puissent apparaĂźtre, leur mise en Ćuvre sâarticule autour dâune notion que tous partagent : la distinction.
ââ Lâart de mettre sa cravate de toutes les maniĂšres connues et usitĂ©es, enseignĂ© et dĂ©montrĂ©
en seize leçons, précédé de l'histoire complÚte de la cravate...
par le Bon Ămile de l'EmpesĂ©, ouvrage indispensable Ă tous nos
fashionables, orné de trente-deux figures explicatives du texte et du portrait de l'auteur, Paris, Librai-
rie universelle (imprimerie Honoré de Balzac), 1827.
© Collection particuliÚre
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«âAction de mettre une diffĂ©rence entre des personnes ou des choses, ou dâavoir Ă©gard Ă la diffĂ©rence qui est entre elles.â» lit-on dans le Dictionnaire de lâAcadĂ©mie Française de 1835. «âDISTINGUER, signifie en outre diviser, sĂ©parer, reconnaĂźtre la diffĂ©rence ou y avoir Ă©gard.35â» Introduite dans le champ lexical de lâĂ©lĂ©gance, cette notion permet de rĂ©tablir une hiĂ©rarchie dans un contexte traversĂ© par des sentiments contrastĂ©s face Ă sa nouvelle accessibilitĂ©, Ă cette dĂ©mocratisation des apparences.
Si tous adoptent ce terme, cet usage partagĂ© sâaccompagne en revanche dâune mĂȘme impossibilitĂ© â revendiquĂ©e â Ă le dĂ©finir. Câest dans cette tension singu-liĂšre que rĂ©side le cĆur du projet : câest un «â je ne sais quoi, fruit dâune Ă©ducation complĂšteâ» nous dit Balzac qui exprime dans le mĂȘme temps que mĂȘme la meil-leure Ă©ducation ne peut seule vous en doter, car si «âun homme devient richeâ; il naĂźt Ă©lĂ©gant36â» et donc distinguĂ©. Câest encore «âune Ă©ducation et une habitudeâ» mais qui ne doit pas trop faire paraĂźtre ses efforts, car «âlâĂ©lĂ©gance travaillĂ©e est Ă la vĂ©ritable Ă©lĂ©gance ce quâest une perruque Ă des cheveuxâ» ce qui permet alors Ă lâauteur de disqualifier le figure du dandy37, «âune hĂ©rĂ©sie de la vie Ă©lĂ©gante38â».
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«âIl ne faut aujourdâhui, pour ĂȘtre un homme comme il faut, un fashionableâ; il ne faut prĂ©cisĂ©ment ni richesse, ni naissance, ni talens, ni gloire, et cependant il faut possĂ©der un je ne sais quoi composĂ© de tous ces Ă©lĂ©mens.39â» renchĂ©rit Ronteix.
Un sentiment, une indĂ©termination qui rend dans le mĂȘme temps la notion difficilement assimilable Ă une classe. Le pouvoir distinctif que lâon accorde Ă lâĂ©lĂ©gance vient ainsi neutraliser la double domination aristocratique et bour-geoise par cette qualitĂ© que ni la naissance ni lâargent ne garantissent. «âIl y a des gens qui, avec tous les Ă©lĂ©ments dâune excellente toilette, viennent Ă bout de sâhabiller fort mal. Ils ont Staub pour tailleur, Bandoni pour chapelier, Has-ley pour bottierâ; madame FrĂ©deric est leur lingĂšre, Walker les gante, NagĂšle leur vend des bijoux : ils ont tout, hors une chose, une seule, que la fortune ne donne pas, lâart de se mettre.40â» affirme Raisson.
Il faut donc sâattacher Ă construire ces marques ambiguĂ«s de distinction, qui, ni trop Ă©videntes, ni trop discrĂštes sâincarnent dans les dĂ©tails et plus prĂ©cisĂ©-ment dans les nuances que ces derniers autorisent: «âAujourdâhui ces nuances ont acquis une vĂ©ritable importanceâ; car maintenant que nos mĆurs tendent Ă tout niveler, maintenant que le commis Ă douze francs peut lâemporter sur un marquis par la grĂące et les maniĂšres, par lâĂ©lĂ©gance du costume, et peut quelquefois lâĂ©craser par la puissance de la parole, les nuances seulement per-mettent aux gens comme il faut de se reconnaĂźtre au milieu de la foule.41â» pou-vait-on lire dans La Mode sous la plume de Balzac en 1830.
Lâauteur pointe avec sa derniĂšre phrase une idĂ©e qui se retrouve comme un fil rouge dans lâensemble des discours sur lâĂ©lĂ©gance. Si la mise en place des prĂ©ceptes et codes tend Ă la rendre intelligible pour qui veut les appliquer Ă sa mise personnelle, elle permet aussi, par un renversement de perspective, dâoffrir un cadre dâanalyse du tissu social. MaĂźtriser les lois de lâĂ©lĂ©gance, saisir lâindĂ©terminable distinction câest essayer de les faire siennes mais câest aussi et surtout lire les caractĂšres et dĂ©crypter les individualitĂ©s des autres hommes. «âComment alors se reconnaĂźtre au milieu de cette uniformitĂ©â? Par quel signe extĂ©rieur distinguer le rang de chaque individuâ? DĂšs lors il Ă©tait rĂ©servĂ© Ă la cravate une destinĂ©e nouvelle : de ce jour, elle est nĂ©e Ă la vie publique, elle a acquis une importance socialeâ; car elle fut appelĂ©e Ă rĂ©tablir les nuances entiĂšrement effacĂ©es dans la toilette, elle devint le critĂ©rium auquel on recon-naĂźtrait lâhomme comme il faut et lâhomme sans Ă©ducation.42â» La physionomie, si elle constitue un ingrĂ©dient clĂ© du roman balzacien, prĂ©occupe tout autant nos autres fashionables.
Pour donner une assise savante Ă leurs Ă©crits, les auteurs ont recours par-fois avec humour, parfois avec sĂ©rieux, aux thĂ©ories scientifiques en vogue chez leurs contemporains. Ă la rhĂ©torique juridique des articles qui emprunte notamment chez Raisson les termes de code et traitĂ©, ou encore chez Balzac, les maximes qui sâĂ©noncent avec le sĂ©rieux propre Ă la formulation dâune loi, se substitue un autre argument dâautoritĂ©. Gaspard Lavater dont lâouvrage LâArt de connaĂźtre les hommes par la physionomie (1778) a Ă©tĂ© traduit en français quelques annĂ©es plus tĂŽt, connaĂźt un certain succĂšs et Franz Joseph Gall et sa phrĂ©nologie sont les plus abondamment citĂ©s. «âAujourdâhui mĂȘme encore, la vestignomie est devenue presque une branche de lâart crĂ©Ă© par Gall et Lava-ter43â» avance Balzac. Dans son chapitre sur les mains et les ongles, Raisson Ă©crit pour sa part: «âLavater prĂ©tend que lâexpression de la main ne saurait ĂȘtre mĂ©connue : quâelle indique nos dispositions naturelles, nos actions et nos pas-
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sions. Selon lui, il y a des mains spirituelles, sottes, engourdies. Comment, aprĂšs cela, oserait-on taxer de coquetterie la recherche appliquĂ©e Ă la toilette de la main.44â» Mais Balzac propose quant Ă lui aussi de sâintĂ©resser aux qualitĂ©s des «âGeorge Cuvier de lâĂ©lĂ©ganceâ», aptes Ă appliquer les mĂȘmes «âlois unitaires de la vie animaleâ» Ă la vie Ă©lĂ©gante qui devient dĂšs lors elle aussi «â une sorte de systĂšme organisĂ©45â».
Outre lâamusement que le transfert du champ lexical des sciences naturelles vers celui de la parure peut produire, ces rĂ©fĂ©rences multiples suggĂšrent aussi une cer-taine lĂ©gitimation du discours sur la mode. Car comprendre lâĂ©lĂ©gance, lui appli-quer les mĂȘmes observations rigoureuses permettant lâĂ©tablissement dâune clas-sification, Ă lâimage de celle de Cuvier, câest se donner les moyens de comprendre lâhomme. «âOn pourrait juger un homme, rien quâĂ faire lâinspection de sa garde-robeâ» car «âlâhabit a une physionomie, un caractĂšre, un physique, une morale.46â» Ă©crit Raisson. «âLâhabillement, dâailleurs, peut ĂȘtre considĂ©rĂ© comme une expres-sion, pour ainsi dire, matĂ©rielle du caractĂšre de lâhomme.47â» renchĂ©rit Barde.
Dâun impĂ©ratif esthĂ©tique particulier, on passe alors Ă une nĂ©cessitĂ© sociale collective. La distinction, principe qui Ă©tablit la diffĂ©rence devient un Ă©lĂ©ment structurant de la sociĂ©tĂ©, cette mĂȘme structure que la «âlittĂ©rature de pano-ramaâ» sâefforce de rendre lisible et de consigner. Son utilitĂ© dĂ©passe les prĂ©oc-cupations frivoles des dandies en devenir pour proposer une grille de lecture du fait social. «âHĂ© quoiâ! sâil sâagit de lâhomme de masse, il y a le code du droit des gensâ; dâune nation, code politiqueâ; de nos intĂ©rĂȘts, code civilâ; de nos dif-fĂ©rends, code de procĂ©dureâ; de notre libertĂ©, code dâinstructionâ; de nos Ă©gare-ments, code pĂ©nal [âŠ]â» ainsi se poursuit lâĂ©numĂ©ration faite par «âlâhonorable ami L. M.â» sous la plume de Balzac. «âNâest-ce pas un vrai miracle que la vie Ă©lĂ©-gante nâait pas trouvĂ© de lĂ©gislateurs parmi tout ce monde Ă©crivant et pensantâ? Ces manuels, [âŠ] ne sont-ils pas fadaise auprĂšs dâun traitĂ© sur la MODEâ?â48â» continue alors le narrateur.
Car au delĂ la «âvie poĂ©tiqueâ» quâelle permet et que Balzac souligne, lâĂ©lĂ©gance revĂȘt dĂ©jĂ une utilitĂ© singuliĂšre. Elle redessine en effet les contours dâune hiĂ©-rarchie disparue et contribue Ă redistribuer les pouvoirs. «âDans lâorganisation de la sociĂ©tĂ©, il [lâhabillement] aide encore Ă lâaction des loisâ; il sert Ă conserver la distinction nĂ©cessaire des rangs, des classes, des hautes positions.â» avance Barde avec la perspective qui est la sienne et qui lui permet alors de souligner la contribution du tailleur Ă lâordre social. «âAvant de penser Ă se donner des lois, lâhomme a dĂ» penser Ă se faire des habillements aussi commodes quâil le pouvait alors. Il dut ĂȘtre tailleur, avant mĂȘme dâĂȘtre lĂ©gislateur.49â»
«âDans la vie Ă©lĂ©gante, il nâexiste plus de supĂ©rioritĂ© : on y traite de puissance Ă puissanceâ» analyse Balzac qui se plaĂźt ainsi Ă priver la caste dirigeante de son autoritĂ© effective car, suggĂšre-t-il : «â Du moment oĂč les gens de la vie Ă©lĂ©gante reprĂ©sentent les aristocraties naturelles dâun pays, ils se doivent rĂ©ciproque-ment les Ă©gards de lâĂ©galitĂ© la plus complĂšteâ». Sous le signe de cette valeur toute puissante se redessinent les sphĂšres exclusives dâun nouveau type aris-tocratique. Une nouvelle forme de domination qui ne compte plus uniquement sur la fortune pour rĂ©gner. «âOn confond trop souvent le luxe et la richesse avec lâĂ©lĂ©gance. [âŠ] une personne bien mise lâemportera toujours sur une personne richement vĂȘtue50â» avance pour sa part Raisson.
LâidĂ©e est Ă©galement prĂ©sente chez Barde qui souligne quâ «âUne mise Ă©lĂ©-gante, approuvĂ©e par la mode et le bon goĂ»t, annonce les divers mĂ©rites de
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celui qui a su la choisir. Elle provoque en sa faveur un sentiment de considĂ©ra-tion chez ses Ă©gaux, de respect chez ses subordonnĂ©s, comme un tĂ©moignage de la supĂ©rioritĂ© quâil a su acquĂ©rir sur tous51â».
Et câest alors que la nĂ©cessitĂ© de comprendre les codes de la distinction sâim-pose de nouveau : en dĂ©pend, plus que par tout autre mĂ©rite financier, militaire ou civil, son rang social. «âDans toutes les affaires, soit privĂ©es, soit publiques, pour rĂ©ussir il faut persuaderâ; pour persuader il faut plaire. Mon ouvrage sera donc Ă©galement utile Ă lâartiste et Ă lâhomme dâaffaires, au savant et Ă lâhomme dâĂ©tat.52â» sâexplique Ronteix en introduction Ă son ouvrage.
Le discours sur la mode, une métaphore du politique
En confĂ©rant Ă la mode une vocation sociale, loin de toute frivolitĂ©, les auteurs des manuels dâĂ©lĂ©gance la dotent dâun pouvoir mĂ©taphorique encore plus grand. Certes, cette littĂ©rature sâappuie avant tout sur des aphorismes au pragmatisme bien Ă©prouvĂ© mais elle offre aussi une double lecture : celle dâun enjeu esthĂ©-tique mais aussi politique. On a relevĂ© lâusage des rhĂ©toriques juridique, qui cherche Ă Ă©tablir des lois, et scientifique, qui transforme des observations en apparence anodines sur le paraĂźtre en classification physionomique. Un troi-siĂšme champ de rĂ©fĂ©rence, qui prend en partie appui sur les deux premiers, se discerne Ă©galement dans lâensemble des textes considĂ©rĂ©s : «âSous notre rĂ©gime constitutionnel, et avec les nouvelles mĆurs quâil nous crĂ©e, ce manuel Ă©tait indispensable. Jâestime donc avoir rempli la tĂąche dâun bon citoyen en livrant au public ce rĂ©sultat de mes recherches53â» dĂ©clare Raisson. Le discours sur lâĂ©lĂ©-
gance sâinsĂšre ainsi dans le contexte social trouble que lâon a Ă©voquĂ© oĂč des modĂšles hybrides de domination sociale se recomposent mais il offre, par un effet de miroir, une rĂ©flexion sur la politique. La mode, par le biais de nombreuses figures de style, entre personnification et mĂ©taphore, devient prĂ©texte Ă des interrogations sur lâart de gouver-ner, sur la maniĂšre dâexercer un pouvoir sur le peuple. Elle cristallise en somme la question qui prĂ©occupe, au-delĂ de son habillement, tout le premier dix-neuviĂšme siĂšcle : comment ĂȘtre libre dans un espace normĂ©â? Comment apprĂ©hender lâimpĂ©ratif rĂ©solument dĂ©structurant de libertĂ© individuelle et cette hantise partagĂ©e dâun corps social aux hiĂ©rarchies brouillĂ©es et donc presque illisibles.Câest sans doute Hippolyte Auger, proche de Balzac que lâon a dĂ©jĂ prĂ©sentĂ©, qui file le plus explicitement la mĂ©taphore. Il rĂ©dige en effet, pour La Mode en 1829, un texte quâil intitule «âAssemblĂ©e lĂ©gis-lative de la mode54â».
«âLa mode vient de donner une charte constitutionnelle Ă ses sujets. Le systĂšme reprĂ©sentatif remplace le pouvoir absolu. Les lois seront
dĂ©sormais librement discutĂ©es, le grand pacte social sâaccomplitâ» dĂ©clare-t-il, en singeant les prĂ©occupations contemporaines de la scĂšne politique. «âEnfin nous avons des ministres responsablesâ! Soumis aux investigations sĂ©vĂšres de la chambre, ils nâoseront plus abuser du pouvoir confiĂ© Ă leurs mains.55â» Câest lĂ le premier reproche que lâon peut adresser Ă la mode, et par lĂ mĂȘme aux diffĂ©rentes formes de gouvernement qui se succĂšdent : lâĂ©tendue de son pouvoir, lâampleur de sa domination. Comme lâavance Balzac, «âpour ĂȘtre Ă la mode, il faut encore saluer, parler, chanter, sâasseoir, discuter, manger, boire,
ââ DĂ©tail du portrait de ThĂ©o-phile Gautier, gravĂ© par A. Bodin,
dâaprĂšs un dessin de ThĂ©odore ChassĂ©riau, annĂ©es 1840.© Collection particuliĂšre
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141marcher, danser comme le veut et lâordonne la mode.56â» Câest sous les traits du tyran quâelle apparaĂźt plus volontiers dans la tradition philosophique ainsi que le relĂšve Barde : «âCette royne et grande empĂ©riĂšre du monde, comme le disait Montaigne, exerce un empire absolu. Comme sa puissance agit avec une Ă©gale autoritĂ© sur toutes les choses de la vie, elle a excitĂ© la jalousie des critiques, et a inspirĂ© Ă Voltaire ces vers dâailleurs si purs et si faciles :
Il est une dĂ©esse inconstante, incommode,Bizarre dans ses goĂ»ts, folle en ses ornements,Qui paraĂźt, fuit revient, et naĂźt dans tous les temps :ProtĂ©e Ă©tait son pĂšre, et son nom câest la Mode.57â»
Forte de cet absolutisme, la mode semblerait faire perdurer le pouvoir monar-chique prĂ©rĂ©volutionnaire. «âCâest elle qui, sous vingt noms diffĂ©rents comme ses caprices, crĂ©e, dĂ©truit, Ă©lĂšve ou renverse les empires et les coiffures, les constitu-tions et la coupe des habits.58â» expose Raisson. Despotique, elle paraĂźt aussi sous des traits plus terrifiants encore et on la devine comme une force dangereuse Ă laquelle tous doivent se plier : «âReine aussi absolue que bizarre, elle rĂšgne sur le Cosaque comme sur le dandy59â» nous dit Ronteix. Barde explique pour sa part quâil faut tout le talent du tailleur pour la dominer : «âsans son talent, la mode nâest rien, ou plutĂŽt elle devient dangereuseâ». Et avec un peu de rĂ©trospection, on prendrait mĂȘme la mesure de son influence dans lâĂ©volution des mĆurs fran-çaises : «âCâest la modeâ!â» ce mot rĂ©pond Ă tout : soumise Ă sa magique influence, la France se montra tour Ă tour thĂ©Ăątrale sous Louis XIV, libertine sous le rĂ©gent, Ă©conomiste sous Turgot, passive sous Bonaparte, patiente sous Louis XVIII, et la voilĂ qui, depuis quelques mois, prend enfin une allure constitutionnelle.60â»
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Mais paradoxalement, lâassujettissement quâelle suggĂšre ne se dessine pas nĂ©cessairement sous les traits dâune oppression avilissante. Au contraire, les auteurs sont unanimes sur cette subordination volontaire. La mode devient, sous la plume de Ronteix, «ânotre reine Ă tousâ», une dĂ©esse Ă laquelle on consa-crerait un culte : «âAprĂšs de longues et violentes secousses, le sol de la France se rassit enfinâ; la nation releva peu Ă peu tous les autels sur lesquels elle avait autrefois sacrifiĂ© : le premier quâon rĂ©Ă©difia fut celui de la mode.61â»
Pourquoi donc ce double sentiment de condamnation et dâacceptation, de crainte et de respectâ? Comment inter-prĂ©ter cette position particuliĂšre dans laquelle les auteurs placent la modeâ? «âIl y a autant de faiblesse Ă fuir la mode quâĂ lâaffecter.62â» nous indique Barde. Se mesurer â et donc en partie se conformer- Ă la mode relĂšve en ce sens dâune certaine prouesse. «âTel qui fait profession de la braver, lui fournit, dans sa personne mĂȘme son plus beau triomphe. Nul pouvoir nâest Ă©gal au sien.63â» Pour ĂȘtre Ă sa hauteur, il faut donc savoir la suivre.«âAu reste, comme tous les tyrans, la mode nâexerce entiĂšre-ment son pouvoir que sur ceux qui sont trop faibles pour lui rĂ©sister. Sans heurter de front ses arrĂȘts, on peut les accom-moder Ă sa guise64â» suggĂšre Raisson. Sâesquisse alors une vision particuliĂšre : la mode rĂšgne en tout temps et sur tous. Pour pouvoir exister face Ă sa domination tyrannique, nul ne sert de lâignorer, de la combattre ou de la contredire. Le plus important est de participer, dâadhĂ©rer pour mieux la transfor-mer. La mĂ©taphore prend forme, et trĂšs vite on voit se prĂ©ci-
ser lâenjeu Ă lâĆuvre derriĂšre ce schĂ©ma dâinfluence : la mode est un pouvoir sur le peuple par le peuple. Elle tient son pouvoir souverain de ce quâelle est composĂ©e de la somme de ses sujets.
Ainsi sâinverse progressivement le jugement critique, ou plutĂŽt se nuance-t-il dâun Ă©clairage nouveau. «âLa mode dans les habillements ne doit donc pas ĂȘtre regardĂ©e comme une folie, mais bien plutĂŽt comme une consĂ©quence de la nature de lâhomme.65â» avance Barde.
Ainsi dĂ©fini, comme une expression de lâessence de lâhomme, le rĂŽle de lâĂ©lĂ©-gant avec son pouvoir distinctif revĂȘt lui aussi une utilitĂ© singuliĂšre. «âLes jeunes gens, surtout, qui sont douĂ©s de ces formes Ă©lĂ©gantes que la nature rĂ©serve spĂ©cialement Ă leur Ăąge, ceux quâune grande naissance, une fortune brillante, une haute position, recommandent Ă lâattention gĂ©nĂ©rale, doivent, plus que qui ce soit, obĂ©ir aux lois de la mode.66â» poursuit Barde. LâĂ©lĂ©gant nâest alors plus esclave dâune puissance despotique mais manĆuvre habilement et, tout en se soumettant Ă ses ordres, parvient Ă les faire siens. «âLe fashionable, enfin, ne suit la mode quâen innovant et en y ajoutant toujours quelque chose de son invention, ou de celle de son tailleur, peu importeâ». nous apprend encore Ron-teix qui conclura par la suite : «âNous avons dit que le fashionable ne suit pas les modesâ; il les fait, il les dirige, il sait leur donner du prix.67â»
Si la mode se dĂ©finit encore comme une forme de pouvoir, on entrevoit cer-taines nuances. En premier lieu, lâidĂ©e selon laquelle son emprise ne serait pas nĂ©cessairement nĂ©gative. «âDĂ©passer la mode, câest devenir une caricature.â» nous dit Balzac, nuançant ainsi la pensĂ©e de Ronteix et permettant dâenvisager
ââ Gravures tirĂ©es de FĂ©lix De-riĂšge, Physiologie du lion, illustrĂ©
par Gavarni et Honoré Daumier, Paris, J. Delahaye, 1842.© Collection particuliÚre
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cet espace trouble â ni copie stĂ©rile des modes approuvĂ©es, ni rupture consom-mĂ©e des coutumes promues pour la saison. La mode pose une limite, elle fixe sinon une norme du moins un cadre de rĂ©fĂ©rence. «âToute mode qui a pour but un mensonge est essentiellement passagĂšre et de mauvais goĂ»t.68â» poursuit lâauteur suggĂ©rant que son fonctionnement mĂȘme garantit la lĂ©gitimitĂ© de son jugement. Fluctuante, en apparence dominĂ©e par le caprice et une inclination immodĂ©rĂ©e pour le changement, elle serait en rĂ©alitĂ© un dispositif permettant dâĂ©mettre les jugements de goĂ»t les plus sĂ»rs. Cette reconnaissance, câest Ă nouveau par lâampleur de son emprise quâelle se justifie : «âCâest Ă Paris que la mode semble avoir placĂ© le siĂšge de son empire. [âŠ] tout y est jugĂ© selon son influence. Rendons toutefois jus-tice Ă lâĂ©quitĂ© presque constante de ses arrĂȘts : le public pari-sien se laisse rarement dĂ©cevoir, et les rĂ©putations auxquelles il donne son suffrage sont toujours basĂ©es sur un grand mĂ©rite ou un vĂ©ritable talent.â» expose Raisson, avant de poursuivre : «âAu reste, si la mode commet parfois quelques mĂ©prises, elle en fait promptement justice : câest une vieille coquette qui se peut tromper mais Ă qui son inconstance fait bientĂŽt rĂ©parer son erreur.69â». MĂȘme si lâon a ici recours Ă lâargument dâautoritĂ© parisien, le ressort exposĂ© demeure exemplaire. Le peuple â les Parisiens en lâoccurrence â par lâattribution de son suffrage Ă une mode lâĂ©rige en pouvoir souverain. Une fois encore, la mĂ©taphore filĂ©e se poursuit sur cette question politique et rĂ©-vĂšle les interrogations contemporaines liĂ©es Ă la mise en place des diffĂ©rents gouvernements, monarchiques ou constitution-nels, et ses interrogations dĂ©mocratiques.
Câest ici que le rĂŽle de lâĂ©lĂ©gant, et de son tailleur, se retrouvent aussi sous un Ă©clairage nouveau. De la mĂȘme maniĂšre que suivre la mode peut se lire comme une action individuelle mais Ă©galement comme une maniĂšre de composer un corps social, la quĂȘte de lâĂ©lĂ©gance recouvre un autre enjeu. Rechercher la dis-tinction, câest construire une valeur : «â la mode qui a pour objet de prescrire ce quâil faut faire pour ĂȘtre bien, sera toujours suivie par les hommes de goĂ»t et de sens.70â» expose Ronteix.
Ainsi, «âla profession de fashionable est aussi importante que celles de tailleur et de restaurateur, puisque câest lui qui rĂšgle la maniĂšre dont doivent se nourrir et se vĂȘtir un million dâhommes.â» renchĂ©rit Barde. Il y aurait donc une utilitĂ© sociale attribuable Ă ce qui semblait qualifiable dâoccupation frivole. «âLes Ă©lĂ©-gans ne consomment point sans produire. Quâest-ce que produireâ? Câest crĂ©er une valeur. Quâest ce quâune valeurâ? Une chose recherchĂ©e et apprĂ©ciable en argent. [âŠ] Lâ Ă©lĂ©gant crĂ©e donc une valeur, la valeur la plus recherchĂ©e, le plaisir, les charmes de la sociĂ©tĂ©, valeur incalculable, richesse que tous vos systĂšmes Ă©choueraient Ă faire naĂźtreâ; donc lâĂ©lĂ©gant est producteurâ; ce quâĂ©tait Ă demontrer.71â»
Par ces quelques phrases, Barde opĂšre une dĂ©duction qui dĂ©passe son seul domaine dâexercice et qui corrobore les connivences saisissantes entre prati-ciens et hommes de lettres, tous attachĂ©s Ă dĂ©finir un mĂȘme objet : la mode est un agent indispensable de la sociĂ©tĂ© moderne.
IndĂ©trĂŽnable, elle rĂšgne sur les foules qui lâont elles-mĂȘmes adoubĂ©e. Par lâentremise des Ă©lĂ©gants, seuls Ă mĂȘme de saisir son caractĂšre mystĂ©rieux, ce
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sentiment, ce «âje-ne-sais-quoiâ», elle nâest plus soumission Ă une figure souve-raine mais production Ă lâintĂ©rieur dâun espace normĂ©. En somme, une libertĂ©.
Depuis les articles de Balzac dans les pages de La Mode ou La Silhouette jusquâaux traitĂ©s des tailleurs, lâensemble des Ă©crits envisagĂ©s dĂ©limite un champ discursif singulier consacrĂ© Ă la mode. RĂ©digĂ©s entre les derniers mois de la Restauration et les premiĂšres annĂ©es de la Monarchie de Juillet, leurs prĂ©occupations sont en apparence frivoles et superficielles : on y dĂ©couvre des lois Ă suivre, des injonctions irrĂ©futables et des recettes Ă parfaire pour servir le projet paraĂźtre. Mais la rhĂ©torique engagĂ©e met cependant en lumiĂšre des enjeux diffĂ©rents. Autour de la distinction se dĂ©veloppe ainsi une dialectique entre norme et diffĂ©rence : il sâagit de suivre ses dogmes pour mieux les dĂ©pas-ser, de sâapproprier la norme pour mieux la subvertir par un jeu de nuances que seul le dĂ©tail autorise.
Si ce discours sur la mode Ă©claire avant tout son contexte de production, avec les enjeux idĂ©ologiques et techniques propres Ă la pĂ©riode que nous avons pu exposer, il est aussi Ă replacer dans une approche historiographique de la discipline. On saisit alors toute la portĂ©e et la richesse des analyses proposĂ©es. Les mĂ©canismes sociaux, les jeux dâinfluence mais aussi les considĂ©rations phy-sionomiques ou les lectures sĂ©miologiques du vĂȘtement, dont se saisiront bien des dĂ©cennies plus tard les diffĂ©rentes sciences sociales, sont dĂ©jĂ en germe dans ces Ă©crits. Alors que le cadre idĂ©ologique dans lequel sâesquisse la mode moderne est encore mouvant, que la noblesse et la bourgeoisie se redĂ©fi-nissent, et prĂ©cisent conjointement les contours dâune Ă©lite, le regard incisif de nos auteurs pose les bases dâune approche thĂ©orique de la mode. Or si la pro-duction balzacienne laisse prĂ©sager, au regard de son Ćuvre romanesque, une approche originale, le plus faible niveau de discours dâune littĂ©rature Ă succĂšs consacrĂ©e Ă lâĂ©lĂ©gance tels que lâincarnent Horace Raisson ou EugĂšne Ronteix mais aussi lâapproche plus pragmatique du patricien quâincarne Barde aurait pu dĂ©cevoir. Mais il est en rĂ©alitĂ© intĂ©ressant de rĂ©aliser comment une pensĂ©e de la mode se retrouve, autour de 1830, comme une rĂ©alitĂ© forgĂ©e de concert par des plumes aussi variĂ©es. Ces notions communes, ces sentiments partagĂ©s nous Ă©clairent sur la maniĂšre dont ce discours, avant dâĂȘtre largement pris en charge par lâindustrie (la figure du grand couturier parmi dâautre Ă©nonciateur) rĂ©ussit Ă sâincarner comme le pendant thĂ©orique dâune pratique. En 1830, si seuls les Ă©lĂ©gants prescripteurs sont libres de faire la mode, ceux-lĂ qui dominent in fine par leur rang ou leur aplomb, lâon est surtout libre de penser la mode.
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Notes1 Câest lâouvrage du psychanalyste anglais John Carl FlĂŒgel The Psy-chology of Clothes (1930), qui forge lâexpression «âthe great masculine renunciationâ», largement reprise dans lâhistoriographie de la mode mais souvent isolĂ©e de son contexte idĂ©ologique, celui du mouvement rĂ©formateur du âMenâs Dress Reform Partyâ, actif en Grande Bretagne du-rant lâentre-deux-guerres.2 On retrouvre particuliĂšrement cette idĂ©e de la femme sujet et de lâhomme comme acteur affranchi lorsque lâon considĂšre les dĂ©trac-teurs du systĂšme de la mode tels quâils se manifesteront au sein des avant-gardes. Henry Van de Velde dĂ©veloppe ce point notam-ment dans «âThe Artistic Improve-ment of Womenâs Clothingâ», Die kunstlerische Hebung der Frauen-tracht, Krefled, 1900.3 «âLe rejet des changements dans les domaines les plus apparents et lâindiffĂ©rence Ă lâĂ©gard des modes qui concernent lâallure extĂ©rieure sont choses spĂ©cifiquement mascu-lines.â» «â Ă©crit Georg Simmel en 1905 (Philosophie de la mode)â; François Boucher corrobore quelques annĂ©es plus tard dans son Histoire du Cos-tume en Occident (1952): «âIl est nĂ©cessaire de le souligner, Brum-mel et les dandies de son temps ont introduit dans lâhabillement des hommes le style froid et correct au moment oĂč celui des femmes com-mençait Ă sâen dĂ©gager : depuis eux, la «âmodeâ» sâest dĂ©tournĂ©e du costume masculin et sâest presque exclusivement attachĂ©e Ă la toilette fĂ©minine.â»4 Notamment : C. Breward, The Hidden Consumer : Masculinities, Fashion and City Life 1860-1914, Manchester University Press, Man-chester, 19995 W. Benjamin, «âExposĂ© de 1935â», Paris, Capitale du XIXe siĂšcle, le livre des passages (1982), Editions du Cerf, Paris, 2000, pp 37-38.6 W. Benjamin, «âLe Paris du second Empire chez Baudelaireâ»,Baude-laire, (Ă©dition Ă©tablie par Giorgio Agamben, Barbara Chiussi et Cle-mens-Carl HĂ€rle), La Fabrique, Paris, 2013.7 Judith Lyon-Caen note ainsi Ă pro-pos de lâĂ©crivain panoramiste Louis Reybaud: «âSes romans, comme ses tableaux de moeurs, fonctionnent comme autant de guides de la sociĂ©tĂ© contemporaine. Les hĂ©ros â et leurs lecteurs â y apprennent
Ă dĂ©crypter les faux-semblants, Ă dĂ©masquer les ridicules et finissent en gĂ©nĂ©ral par abandonner leurs prĂ©tentions pour trouver la place qui leur convient dans la sociĂ©tĂ© de leur temps.â» Judith Lyon-Caen, «âLouis Reybaud panoramisteâ», Roman-tisme, n°136, 2007/2, pp. 27-38.8 Balzac dĂ©crit dans La Bourse (1832), lâhabit dâun Ă©migrĂ© : «âCet habit, que les jeunes gens dâau-jourdâhui peuvent prendre pour une fable, nâĂ©tait ni civil ni militaire et pouvait passer tour Ă tour pour mili-taire et pour civil. Des fleurs de lis brodĂ©es ornaient les retroussis des deux pans de derriĂšre. Les boutons dorĂ©s Ă©taient Ă©galement fleurdeli-sĂ©s.â» Lâauteur conclut sur son per-sonnage «âSes gestes, son allure, ses maniĂšres annonçaient quâil ne vou-lait se corriger ni de son royalisme, ni de sa religion, ni de ses amours.â» 9 F. Chenoune, Des modes et des hommes : deux siĂšcles dâĂ©lĂ©gance masculine, Flammarion, Paris, 1993, p. 9.10 Voir sur ce point R. Sennett, Les Tyrannies de lâintimitĂ© (1973), Paris, Seuil, 1979. Le sociologue y analyse les consĂ©quences du dĂ©veloppe-ment de la vie publique sur la dĂ©fi-nition de lâhomme et les manifesta-tions matĂ©rielles voire ostentatoires de sa personnalitĂ© propre: «âAu XIXe siĂšcle, lâindividu â avec ses dĂ©sirs et ses goĂ»ts particuliers- devient une idĂ©e sociale [âŠ]â» qui sâexpose dĂšs lors en public.11 R. Sennett prĂ©cise ainsi : «âLe droit de se plonger dans la vie privĂ©e publique est inĂ©galement distribuĂ© selon les sexes. MĂȘme en 1890, une femme seule ne peut se rendre dans un cafĂ© parisien ou un restaurant respectable de Londres sans provo-quer des commentaires, ou parfois mĂȘme ĂȘtre arrĂȘtĂ©e Ă la porte de lâĂ©tablissement.â»12 Sâil existe des manuels de beautĂ© Ă destination du sexe opposĂ© qui esquissent un pendant, un portrait de la «âfemme comme il fautâ», (voir F. KerlouĂ©gan, «âLes manuels de beautĂ© romantiques : une esthĂ©tique mise en pratiqueâ», Romantismes, lâesthĂ©tique en acte, Nanterre, Presses universi-taires de Paris Ouest, 2009, p. 227-240), lâinterlocuteur fĂ©minin apparaĂźt en effet souvent dans cette littĂ©rature comme observateur extĂ©rieur, adou-bant le jugement de biensĂ©ance «âAu-cune femme de bon ton ne niera que cette thĂ©orie, raisonnĂ©e et dĂ©mon-trĂ©e, ne rĂ©ponde Ă un besoin gĂ©nĂ©-ralement senti, puisque son but est
de faire distinguer lâhomme comme il faut de celui qui ne lâest pasâ» lit-on par exemple dans Lâart de mettre sa cravate (1827) du Baron Ămile de LâEmpesĂ©.13 M. BardĂšche, Balzac romancier : la formation de lâart du roman chez Balzac, GenĂšve, Slatkine, 1967.14 Lâouvrage serait marquĂ© par de nombreux apports de Balzac, voir : HonorĂ© de Balzac, Ćuvres diverses, t. II, Paris, Gallimard, «âBibliothĂšque de la PlĂ©iadeâ», 1996, notice du «âCode de la toiletteâ», p. 1351-1352. 15 H. Raisson, Code civil, manuel complet de la politesse, du ton, des maniĂšres de la bonne compagnie, Roret, Paris, 1827.16 H. Raisson, Code de la toilette, manuel complet dâĂ©lĂ©gance et dâhygiĂšne (1828), QuatriĂšme Ă©dition, Paris, Roret, 1829.17 H. de Balzac, TraitĂ© de la vie Ă©lĂ©-gante, (1830), Paris, Payot, 2010.18 Dans un contexte rĂ©solument an-glomane, les premiĂšres annĂ©es de la Restauration forgent, Ă la suite des Beaux ou des «âagrĂ©ablesâ», le terme de fashionable qui se diffĂ©rencie du dandy, avant de laisser la place au Lion. «âSans doute le fashionable se demande-t-il ce quâil lui reste dâemploi dans un monde oĂč les jeux semblent faits et la rĂšgle se fige dans une honnĂȘte mĂ©diocritĂ©. Le dandy, pour se dĂ©marquer, entre dans la carriĂšre de la frivolitĂ©, choisit pour activitĂ© de gĂ©rer son oisivetĂ©.â» nuance M. Delbourg-Delphis dans son ouvrage Masculin singulier, le dandysme et son histoire, Hachette, Paris, 1985.19 F.R. Thorienx, «âIntroductionâ», Histoire du Romantisme en France, Paris, L. Dureuil, 1829.20 H. de Balzac, op. cit.21 Ibid.22 E. Ronteix, Manuel du fashio-nable ou guide de lâĂ©lĂ©gant, Paris, Audot, 182923 H. de Balzac, op. cit.24 E. Ronteix, op.cit.25 R. Fortassier, Les Ă©crivains fran-çais et la mode, PUF, Paris, 1988, p. 45-46.26 H. Raisson, op. cit.27 E. Ronteix, op. cit.28 Baron Ămile de lâEmpesĂ©, Lâart de mettre sa cravate de toutes les maniĂšres connues et usitĂ©es, Paris, Imprimerie de H. Balzac, 1827.29 Ibid.30 Ibid.31 F. A. Barde, TraitĂ© encyclopĂ©dique de lâart du tailleur, Imprimerie Hyp-polite Tilliard, Paris, 1834.
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32 Ibid.33 Ibid.34 Ibid.35 Dictionnaire de lâAcadĂ©mie Fran-çaise, T.1, Paris, Firmin-Didot frĂšres, 1835.36 H. de Balzac, op. cit.37 Si fashionables et dandys semblent parfois sâassimiler, ce der-nier, comme on a pu lâĂ©voquer prĂ©-cĂ©demment, se dĂ©marque par une certaine radicalitĂ©, un excĂšs dans sa quĂȘte de lâĂ©lĂ©gance. De la lĂ©gende des nĆuds de cravates ratĂ©s de Brummel, aux excentriques gravi-tant autour de Hyde Park, le dandy Ă la fin des annĂ©es 1810, «âcâest le nou-vel insecte de la modeâ». Au cours de cette pĂ©riode, il «â nâa pour lâins-tant rien du hĂ©ros de la vie moderne quâen feront plus tard Barbey dâAure-villy et Baudelaire, mais il incarne une sorte de coquetterie dĂ©rĂ©glĂ©e que des caricaturistes entomo-logistes sâempressent de fixer, tel George Cruishank dans ses Mons-truositĂ©s. (F. Chenoune, op. cit.)38 Ibid.39 E. Ronteix, op.cit.40 H. Raisson, op. cit.41 H. de Balzac, «âDes mots Ă la modeâ», La Mode, 183042 Baron Ămile de lâEmpesĂ©, op. cit.43 H. de Balzac, TraitĂ© de la vie Ă©lĂ©-gante, op. cit.
44 H. Raisson, op. cit.45 H. de Balzac, op. cit.46 Ibid.47 F. A. Barde, op. cit.48 H. de Balzac, op. cit.49 F. A. Barde, op.cit.50 H. Raisson, op.cit.51 F. A. Barde, op. cit52 E. Ronteix, op. cit.53 H. Raisson, op. cit54 Le texte est en rĂ©alitĂ© signĂ© «âLe StĂ©nographeâ» pour poursuivre avec sĂ©rieux le ton officiel adoptĂ©. Ce nâest que le scandale que la publica-tion de lâarticle semble susciter qui force Ămile de Girardin et Charles Lautour-MĂ©zeray a rĂ©vĂ©ler lâidentitĂ© de son auteur â la Duchesse de Berri qui accordait son patronage Ă la re-vue nâayant pas apprĂ©ciĂ© la parodie «âfaisant jouer un rĂŽle ridicule Ă des personnes de la haute sociĂ©tĂ©â». «âAu RĂ©dacteur de la Modeâ», La Mode, Premier Volume, TreiziĂšme livraison, 1829.55 Ibid.56 H. de Balzac, «âLes Mots Ă la modeâ», op. cit.57 F. A. Barde, op. cit.58 H. Raisson, op. cit.59 E. Ronteix, op. cit.60 H. Raisson, op. cit.61 F. A. Barde, op. cit.62 Ibid.63 H. Raisson, op. cit
64 Ibid.65 F. A. Barde, op.cit.66 Ibid.67 E. Ronteix, op. cit.68 H. de Balzac, Traité de la vie élé-gante, op. cit.69 H. Raisson, op.cit.70 E. Ronteix, op. cit.71 F. A. Barde, op. cit.
Bibliographieâ BRUNEAU, Philippe (prĂ©face),Le vĂȘtement chez Balzac, extraits de la ComĂ©die humaine, textes rassem-blĂ©s par François Boucher, Ăditions de lâInstitut Français de la Mode, Paris, 2001.â CHENOUNE, Farid, Des modes et des hommes, deux siĂšcles dâĂ©lĂ©gance masculine, Paris, Flammarion, 1993.â FORTASSIER, Rose, Les Ă©crivains français et la mode, de Balzac Ă nos jours, Paris, PUF, 1988.â GREIMAS, Algirdas Julien, La mode en 1830, langage et sociĂ©tĂ©, Paris, PUF, 2000.â RAISSON, Horace-NapolĂ©on,Le code du littĂ©rateur et du journa-lisme (1829), rĂ©Ă©dition avec une prĂ©-face de BAUDOUIN, Patricia, Paris, Ăditions du Sagittaire, 2008.â SENNETT, Richard, Les tyrannies de lâintimitĂ©, Paris, Seuil, 1995.
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