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Critique économique n° 13 • Eté 2004 25 La gouvernance est définie comme étant « l’exercice de l’autorité politique, économique et administrative dans le cadre de la gestion des affaires d’un pays à tous les niveaux. C’est une notion objective qui comprend les mécanismes, les processus, les relations et les institutions complexes au moyen desquels les citoyens et les groupes articulent leurs intérêts, exercent leurs droits et assument leurs obligations et auxquels ils s’adressent afin de régler leurs différends » (PNUD, Rapport mondial sur le développement humain 1997 ). Dans cette optique, la gouvernance démocratique prend appui sur trois principes essentiels : – l’accès libre à l’information publique, aux documents administratifs, aux règles de fonctionnement et de gestion des établissements publics (principe de Transparency); – la responsabilité des décideurs et contrôle de l’action publique (principe d’ Accountability); – la participation des citoyens et de la société civile (ici dans le domaine économique), amélioration des capabilities au sens d’A. Sen (principe d’ Empowerment). Ce texte est dédié aux aspects économiques de la gouvernance démocratique. Les indicateurs proposés ne sont pas limitatifs, mais présentent plusieurs convergences avec le modèle standard d’évaluation quantitative et qualitative des processus de transition démocratique, et, par conséquent, ils sont susceptibles de favoriser les comparaisons internationales. Ces indicateurs sont : – le contrôle des dépenses publiques ; – l’équité fiscale ; – la transparence dans la passation des marchés publics ; – la concurrence ; – l’organisation et la représentation professionnelle et syndicale ; – la négociation collective ; – la responsabilité sociale de l’entreprise. Noureddine el Aoufi * Omar Belkheiri ** Mohammed Bensaïd ** Karima Ghazouani ** Abid Ihadiyan ** * Université Mohammed V-Agdal, Rabat. ** Université Abdelmalek Essaâdi, Tanger. Indicateurs économiques de la gouvernance démocratique au Maroc

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Critique économique n° 13 • Eté 2004 25

La gouvernance est définie comme étant « l’exercice de l’autorité politique,économique et administrative dans le cadre de la gestion des affaires d’unpays à tous les niveaux. C’est une notion objective qui comprend lesmécanismes, les processus, les relations et les institutions complexes au moyendesquels les citoyens et les groupes articulent leurs intérêts, exercent leursdroits et assument leurs obligations et auxquels ils s’adressent afin de réglerleurs différends » (PNUD, Rapport mondial sur le développement humain1997).

Dans cette optique, la gouvernance démocratique prend appui sur troisprincipes essentiels :

– l’accès libre à l’information publique, aux documents administratifs,aux règles de fonctionnement et de gestion des établissements publics(principe de Transparency) ;

– la responsabilité des décideurs et contrôle de l’action publique (principed’Accountability) ;

– la participation des citoyens et de la société civile (ici dans le domaineéconomique), amélioration des capabilities au sens d’A. Sen (principed’Empowerment).

Ce texte est dédié aux aspects économiques de la gouvernancedémocratique. Les indicateurs proposés ne sont pas limitatifs, maisprésentent plusieurs convergences avec le modèle standard d’évaluationquantitative et qualitative des processus de transition démocratique, et, parconséquent, ils sont susceptibles de favoriser les comparaisons internationales.Ces indicateurs sont :

– le contrôle des dépenses publiques ;– l’équité fiscale ;– la transparence dans la passation des marchés publics ;– la concurrence ;– l’organisation et la représentation professionnelle et syndicale ;– la négociation collective ;– la responsabilité sociale de l’entreprise.

Noureddineel Aoufi*OmarBelkheiri**MohammedBensaïd**KarimaGhazouani**Abid Ihadiyan*** UniversitéMohammed V-Agdal,Rabat.** UniversitéAbdelmalek Essaâdi,Tanger.

Indicateurs économiquesde la gouvernance démocratiqueau Maroc

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N. el Aoufi, O. Belkheiri, M. Bensaïd, K. Ghazouani, A. Ihadiyan

Deux objectifs cumulatifs sont poursuivis : (i) partir d’indicateurs plusou moins mesurables (disponibilité de données et d’instruments factuelsde mesure) ; (ii) construire de nouveaux indicateurs pertinents induisantun besoin de production de données et d’éléments d’informationsnouveaux.

Au plan méthodologique, l’approche s’inscrit dans une triple perspective :– élaborer une définition normative de l’indicateur compte tenu des

« spécificités » liées à l’expérience de transition démocratique au Maroc ;– indiquer les limites liées aux données disponibles, aux difficultés de

mesure, à l’absence de normes, etc.;– préciser que l’objectif essentiel est de capturer, dans le processus de

transition démocratique au Maroc, les indices à la fois de progression etde régression.

Contrairement aux conceptions fonctionnalistes ou managérialesréduisant la gouvernance économique à l’efficacité comptable et financière,l’approche institutionnaliste, privilégiée ici, met l’accent sur le rôle desinstitutions, comme construction collective, dans l’efficience de l’organisationdémocratique, la coordination des actions privées et publiques, larationalisation des procédures de prise de décision publique et de contrôledes politiques économiques.

1. Contrôle des dépenses publiques

Les indicateurs relatifs au contrôle des dépenses publiques visent à fairele lien, dans le temps, entre la qualité des différents contrôles et lagouvernance démocratique. Etant donné l’importance que revêtent lesdépenses publiques, sur le plan à la fois économique et social, leur modede gestion ne peut être que révélateur de la substance de la gouvernancequi l’encadre : une gestion socialement contrôlée des deniers publicsconstitue, en l’occurrence, un indicateur pertinent de la transitiondémocratique.

Les dépenses publiques correspondent à l’emploi des deniers publics.Une utilisation rationnelle et conforme à des règles claires et légitimes deces deniers peut être source d’efficacité et de justice sociale et pourrait placerle Maroc sur le chemin de la croissance et du développement économiques.Il va sans dire que l’exécution des dépenses publiques revêt une grandeimportance et qu'elle doit, par conséquent, être soumise à un ensemble derègles juridiques et de procédures budgétaires bien précises.

Afin de s’assurer de la conformité de l’exécution par rapport à laréglementation, il y a lieu de distinguer entre contrôle a priori et contrôlea posteriori des dépenses publiques. Le contrôle a priori intervient lors dela phase de l’engagement des dépenses et est exercé essentiellement par leContrôle des engagements de dépenses en la personne du contrôleur général,des contrôleurs centraux, préfectoraux et provinciaux. Il s’agit d’un contrôleadministratif interne. Le contrôle a posteriori intervient, quant à lui,

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essentiellement au moment où toutes les opérations de recettes et de dépensespubliques ont effectivement été réalisées. Ce type de contrôle est exercéprincipalement par trois autorités : le Parlement qui exerce un contrôle detype politique, la Cour des comptes qui assure un contrôle d’ordre judiciaireet, enfin, l’Inspection générale des finances chargée du contrôle de typeadministratif.

Une autre distinction importante est à faire entre contrôle de régularitéet contrôle de gestion, la tendance étant de s’orienter vers plus de contrôlesur l’utilisation efficace des dépenses que sur leur simple régularité.

Deux types d’informations sont à rechercher : des informations d’ordrequalitatif et d’autres d’ordre quantitatif. Les données qualitatives sont relativesà la dimension juridique et aux comportements des décideurs. Jusqu’à quelpoint les lois sont-elles respectées par les acteurs publics ? Existe-t-il uncadre effectif de contrôle ou de sanction à l’encontre des agentscommettant différents types d’infractions et de fautes ? Quel est le degréd’indépendance des instances de contrôle ? Qu’en est-il de leurtransparence ? Ont-elles les moyens et la possibilité de mener des actionsefficaces et effectives ?

Quant aux données quantitatives, il serait utile de collecter etd’interpréter dans leur évolution les données chiffrées suivantes :

– le nombre de tournées d’inspection administratives effectuées sur uneannée ;

– le nombre d’affaires et de recours soumis à la Cour des comptes ;– le nombre et la portée des commissions d’enquête parlementaires en

relation avec le nombre d’affaires révélées.Il est évident que pour ce qui est des informations qualitatives, en plus

de l’étude des textes régissant les institutions du contrôle des dépensespubliques, des enquêtes pourraient constituer une source privilégiée, enparticulier pour tester l’applicabilité de ces textes, leurs failles, leurs limitesou leur efficacité et pour dévoiler la réalité des comportements des acteurs(administrateurs et candidats).

Les données quantitatives peuvent être recherchées auprès de la Courdes comptes, de l’Inspection générale des Finances, des commissionsd’inspection internes aux ministères, des rapports annuels de la Commissiondes finances du parlement et des rapports des commissions d’enquête desdeux chambres.

Il est clair que pour rassembler l’ensemble des données nécessaires àl’observation de l’évolution du contrôle des dépenses publiques vers plusou moins de transparence, de responsabilisation, d’efficacité et departicipation de la société civile, de nombreuses difficultés et contraintessurgissent qui sont relatives à l’accessibilité des informations, à leur fiabilitéet enfin à leur interprétation.

De nombreuses données sont aujourd’hui inaccessibles à l’exemple desarrêts, des enquêtes et des rapports de la Cour des comptes. L’absence de

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transparence de certaines institutions est un obstacle qui limite le travailde construction d’un indicateur quantifiable en matière de contrôle desdépenses publiques. Il s’agit d’un obstacle institutionnel (sur lequel onreviendra plus loin), qu’il ne faut pas confondre avec l’obstacleméthodologique, technique et logistique, ayant trait à la masse d’informationsà recueillir et à traiter : est-il possible de mesurer l’ensemble des tournéesd’inspection administratives menées au sein de chaque ministère, wilaya,région, collectivité locale, établissement public, etc. ? Il va de soi que leproblème gagne en complexité lorsque les deux obstacles se combinent, d’oùla nécessité d’élaborer une méthodologie à la fois appropriée et rigoureuse.

La construction d’indicateurs pertinents est fonction du systèmed’information relatif à la gestion des deniers publics. Celui-ci estaujourd’hui marqué à la fois par l’insuffisance, l’opacité et la dispersiondes données disponibles.

L’analyse menée ici porte sur le rôle de certaines instances de contrôleet leur action. Elle insiste, pour chaque institution prise en compte, surles trois critères, évoqués plus haut, de la gouvernance démocratique : latransparence, la responsabilité et l’efficacité et, enfin, la participation dela société civile.

1.1. Le contrôle administratif

En matière de contrôle administratif des lois de finances, les principalesinstitutions sont l’Inspection générale des Finances (IGF), le Contrôle desengagements de dépenses (CED) et la Direction des établissements publicset des participations (DEPP), en plus du Trésor général.

La loi 61.99 du 23 avril 2002 fixe les nouvelles responsabilités desordonnateurs, des contrôleurs et des comptables publics et vise lerenforcement de leur responsabilité. Il faut mentionner ici que le dahir du2 avril 1955 se limite à la responsabilité personnelle et pécuniaire descomptables publics et que le décret royal du 21 avril 1967 portant règlementgénéral de comptabilité demeure muet sur la responsabilité des ordonnateurs,des contrôleurs des engagements de dépenses ou encore des contrôleursfinanciers, ce qui rend complexe la mise en œuvre de leur responsabilitéen cas de faute de gestion. Avec la nouvelle loi, les responsabilités desdifférents agents intervenant dans le processus de dépenses publiquessemblent plus clairement définies et séparées. Cette loi indique aussi lesdroits de ces agents en cas de mise en cause de leur responsabilité. Mais iln’est pas sûr qu’elle puisse dépasser les véritables limites de ses précédentes,notamment en cas de couverture hiérarchique ou politique.

Une autre nouveauté concerne le contrôle financier des établissementspublics par le biais de la Direction des établissements publics et desparticipations (DEPP). Jusqu’à une date récente, cette institution,encadrée par le dahir du 14 avril 1960, avait pour mission d’exercer uncontrôle à la fois de type a priori (focalisé sur la régularité des dépenses

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des établissements en question) et ne concernant que les sociétés d’Etat(entièrement propriété de l’Etat). La DEPP a, en théorie, d’autres missionscomme la surveillance du portefeuille public, la participation à larationalisation et à la restructuration des établissements publics, et, enfinla normalisation comptable. Vu les nombreuses limites du dahir de 1960,tant sur le plan de son contenu et de son étendue que sur celui de sonapplication, un projet de loi vient d’être voté par les deux chambresintroduisant un certain nombre de principes nouveaux, dont principalementl’élargissement du contrôle à l’ensemble des établissements publics et ladiversification des modes de contrôle. En plus du contrôle a priori classique,qui sera maintenu, seront introduits le contrôle d’accompagnement, lecontrôle dit conventionnel et le contrôle contractuel. Une nouvelleclassification dynamique (révisable) des établissements publics et semi-publicsdevrait se faire en fonction des types de contrôle auxquels ils sont soumis.Ainsi, pour qu’un établissement public puisse bénéficier du contrôled’accompagnement, il lui faudra remplir un ensemble de conditions (outilsde gestion et de contrôle de gestion adéquats, transparence des informationset publication de rapports annuels dans le Bulletin officiel, etc.). Ce faisant,le contrôle devrait s’exercer plus sur les résultats et les performanceséconomiques des établissements publics que sur les dépenses, l’objectif affichéétant la responsabilisation et la rationalisation de la gestion de cesétablissements (une meilleure gouvernance économique). Eu égard àl’ampleur des scandales et/ou la faillite de nombreux établissements publics– CIH, BNDE, etc. – où les deniers publics ont été dilapidés et détournéspar dizaines de milliards de dirhams, il est devenu impératif d’agir sur lecadre du contrôle des établissements publics afin de le rendre à la fois plusefficace, plus contraignant et plus crédible. Mais là aussi, les textes et lesmesures à la marge ne suffisent pas : une véritable séparation s’impose entreles sphères politique et administrative, d’une part, et la sphère économique,d’autre part.

1.2. Le contrôle de la Cour des comptes

La Cour des comptes, instance judiciaire ayant pour charge d’assurerle contrôle supérieur de l’exécution des lois de finances, est régie par la loin° 62-99 (promulgué le 13 juin 2002) formant code des juridictionsfinancières. Cette nouvelle juridiction se veut un outil dans la dynamiquede moralisation de la vie publique et dans la rationalisation et la sauvegardedes deniers publics. Elle cherche à donner plus de poids au contrôle aposteriori, à coordonner les différents types de contrôle, à instaurer unmécanisme de contre-rapports, à rendre possible le recours en appel devantune formation inter-chambres habilitée. Le code vise également uneresponsabilisation accrue des différents agents d’exécution des dépensespubliques. Le nouveau contrôle institué cherche à mettre l’accentdavantage sur l’efficacité que sur la simple conformité ou régularité, et ce

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par une meilleure définition du contrôle de gestion à réaliser et par sonextension aux organismes bénéficiant d’une gestion déléguée, auxorganismes de sécurité sociale, au contrôle de l’emploi des fonds publicset au contrôle de l’emploi des fonds collectés sur appel à la générositépublique.

Par ailleurs, le nouveau code des juridictions financières consacre uneorganisation plus décentralisée de la Cour des comptes par l’institution descours régionales des comptes, avec possibilité de recours auprès de la Courdes comptes, voire auprès de la Cour suprême. Par ailleurs, cette institutionse voit confier également une mission d’assistance et d’information dugouvernement et du parlement.

Les rapports de la Cour sont confidentiels, mais il s’agit d’uneconfidentialité de fait, qui n’est nullement inscrite dans les textes. Cetteconfidentialité est bien respectée : il n’existe pas d’archivage accessible aupublic ou aux chercheurs, qu’il s’agisse des arrêts de la Cour, de ses enquêtesou de ses rapports annuels.

Le Maroc, à l’instar d’autres pays arabes, s’est engagé devantl'Organisation arabe des institutions supérieures de contrôle des financespubliques (l’ARABOSAI) à rendre public son rapport annuel. Mais ce n’estque dans la nouvelle juridiction qu’il est précisé que la publication se feraau Bulletin officiel, la première étant prévue pour 2004.

Tout en soulignant que ces innovations vont dans le sens d’une plusgrande responsabilisation et efficacité de l’action des agents publics, laquestion de la responsabilité pose celle du champ de son application. Or,l’article 52 du nouveau code stipule que ne sont pas assujettis à la juridictionde la Cour des comptes les membres du gouvernement et les membres dela Chambre des représentants et de la Chambre des conseillers. Il n’y a parconséquent nul changement par rapport à la loi n° 12-79 relative à la Courdes comptes (art. 59). Il y a lieu de noter néanmoins que, contrairementà la nouvelle loi, les membres de la Chambre des représentants pouvaientsubir un tel contrôle en cas de levée de leur immunité parlementaire. Lesmembres du gouvernement, quant à eux, ne dépendent pas, en ce quiconcerne leur responsabilité d’ordonnateurs principaux, de la Cour descomptes. Les ministres sont, en principe, politiquement responsables devantle chef de l’Etat et le parlement, civilement et personnellement responsablesen cas d’irrégularité budgétaire et, enfin, pénalement responsables devantla Cour spéciale de justice, en cas d’infractions. Or, ces différents registresde responsabilité ne sont quasiment jamais mis en œuvre. De plus, laresponsabilité ne peut se limiter à l’aspect régularité dès lors que la questionde l’opportunité économique et sociale des dépenses engagées et de leurefficacité dépasse de loin cet aspect et se trouve au cœur de la gouvernancedémocratique.

Aussi, une plus grande responsabilisation des responsables, conditiond’une plus grande efficacité de la Cour des comptes, présuppose-t-elle

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l’indépendance de celle-ci. Le Maroc, en tant que membre de l'Organisationinternationale des institutions supérieures de contrôle des financespubliques (l’INTOSAI), adhère aux principes de la Déclaration de Lima,parmi lesquels figure le principe d’indépendance de l’institution supérieurede contrôle : « Les institutions supérieures de contrôle des finances publiquesne peuvent accomplir leurs tâches de manière objective et efficace que sielles sont indépendantes du service contrôlé et si elles sont soustraites auxinfluences extérieures. » La déclaration précise que « l’établissement desinstitutions supérieures de contrôle des finances publiques et le niveaud'indépendance qui leur est nécessaire doivent être précisés dans laConstitution ». L’indépendance de la Cour dépend de celle de ses membreset de ses cadres supérieurs et doit, elle aussi, être inscrite dans la constitution.Ainsi, « la méthode de nomination et de révocation des membres est fonctionde la structure constitutionnelle du pays en cause », et il en est de mêmeen ce qui concerne leur carrière professionnelle, les agents de contrôle devant« être libres de toutes pressions que pourraient exercer les services contrôléset ne doivent pas être subordonnés à ces services ».

On est en droit de s’interroger sur le respect par le Maroc de ces règles.La Constitution révisée en 1996 fait de la Cour des comptes une institutionconstitutionnelle (voir les articles 96 à 99). De même, l’article 84 stipuleque « l'autorité judiciaire est indépendante du pouvoir législatif et du pouvoirexécutif ». Mais, en même temps, il est précisé que les magistrats de la Cour« sont nommés par dahir sur proposition du Conseil supérieur de lamagistrature ».

1.3. Le contrôle par le Parlement

Les rapports des commissions parlementaires et notamment de laCommission des finances ainsi que les rapports des commissions d’enquêtesont publiés au Bulletin officiel, comme ce fut le cas du rapport de lacommission d’enquête sur les affaires du CIH (Crédit immobilier et hôtelier)et de la CNSS (Caisse nationale de la sécurité sociale). La publication deces rapports constitue, au-delà des problèmes et obstacles rencontrés, unpas en avant qu’il importe de souligner, même si l’action des commissionsparlementaires reste plutôt informative. De tels documents sont, en effet,une source d’information sur l’action des parlementaires et sur les rapportsqu’ils développent avec les membres du gouvernement, constituant, de cefait, un instrument favorisant l’animation, au-delà de l’enceinteparlementaire, du débat démocratique. C’est ainsi que le rapport 2003 dela Commission des finances et de la croissance économique sur les lois definances dénonce l’immobilisme du gouvernement face aux phénomènesde détournement d’argent constatés au sein d’un certain nombred’établissements publics par les commissions d’enquêtes parlementaires,celles-ci allant jusqu’à réclamer une mise sous contrôle parlementaire deces établissements.

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Quant aux organes de contrôle publics, nombre de parlementaires ontsouligné le rôle important que joue l’Inspection générale des finances.Toutefois, notent-ils, il est souhaitable, afin de renforcer son indépendanceet sa neutralité, de rattacher l’IGF au Premier ministre et de transférer àl’instance parlementaire le pouvoir de désigner le contrôleur général.

Selon le ministre des Finances, les affaires de corruption et de malversationremontent à un passé relativement lointain où le contrôle était absent, alorsque de nos jours le climat malsain est en passe de disparaître grâce à l’arsenalde contrôle mis en œuvre par le gouvernement pour mieux encadrer l’actiondes administrations. Cette réponse va à l’encontre de ce que rapportent denombreux parlementaires et entrepreneurs ainsi que la presse et plusieursacteurs de la société civile. Le ministre a, par ailleurs, fourni une réponseplus précise sur les rapports de l’IGF relatifs aux inspections menées auprèsdes administrations et établissements publics. Ces rapports sont envoyésaux ministres et aux institutions concernés par le contrôle, qui sont tenusde les prendre en compte. Plus particulièrement, lorsqu’il s’agit de rapportscomportant des contraventions en matière de discipline financière, c’estla procédure légale qui est suivie : après le délai de réponse accordé auxcontrôlés, l’affaire est adressée à la Cour des comptes qui s’en charge selonses propres règles et procédures. En cas d’infractions graves, le ministre desFinances renvoie l’affaire au ministre de la Justice.

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Année Cour des comptes Justice Total

2000 10 1 11

2001 7 6 13

(au 31-10) 2002 6 — 6

Total 27 7 30

Rapport de la Commission des finances (2003).

Pour ce qui est de l’indépendance de l’IGF et de ses responsables, leministre considère qu’elle est consacrée et assurée par les textes organisantcette institution. C’est dire que le gouvernement ne voit pas la nécessitédu changement réclamé par nombre de parlementaires.

Le Parlement, en raison de l’existence de dispositifs d’exception tels lescomptes spéciaux et les budgets autonomes, ne peut exercer qu’un contrôlepolitique limité sur les lois de finance. En effet, grâce à la procédure descomptes spéciaux, le gouvernement est en mesure de dissimuler le déficitbudgétaire en inscrivant certaines dépenses au titre de dépenses provisoires.De même, les budgets autonomes permettent d’engager des dépenses horsloi des finances.

1.4. Le contrôle par la société civile

Le Maroc a connu ces dernières années une montée en puissance de lasociété civile. Plusieurs associations et ONG dénoncent, par différents

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Indicateurs économiques de la gouvernance démocratique au Maroc

moyens, l’inefficacité d’organes officiels comme le Comité national de luttecontre la corruption mis en place par le gouvernement d’Alternance en 1999et soulignent les limites des contrôles sur les dépenses publiques.Transparency Maroc n’a pas cessé de souligner les écarts entre lesengagements des gouvernements successifs et la réalité de leurs actions :« Malgré l’annonce officielle de la constatation de nombreuses malversationsdans la gestion des communes et des établissements publics, les poursuitesn’ont pas été engagées. Lorsque la justice a été saisie, la communicationn’a pas été au rendez-vous, confortant dans l’opinion publique l’idée quece sont les lampistes qui sont poursuivis et que l’ère de l’impunité n’estpas encore révolue dans ce domaine. » (Rapport moral 2001).

Ce même rapport fait remarquer que « la déclaration du gouvernementde donner une suite judiciaire au résultat de l’enquête de la commissionparlementaire sur l’affaire du CIH reste toujours sans application. Elletémoigne à elle seule du traitement politique de ces affaires criminelles. »Le rapport dénonce aussi l’existence de juridictions exceptionnelles commela Cour spéciale de justice, alors que le gouvernement reconnaît lui-mêmela nécessité d’une profonde réforme en matière de législation sur lacorruption : « Notre position, comme celle de nombreuses associations,demeure inchangée sur cette question primordiale. Nous considérons que,par son existence-même, cette juridiction d'exception viole les principesde l’égalité devant la justice, de la séparation des pouvoirs ainsi que les droitsde la défense. La corruption doit être traitée comme un crime de droitcommun, et pour cela il faut rendre aux magistrats le pouvoir de déclencherles poursuites et les doter des moyens suffisants pour le faire. Jusqu’à présent,la réforme de la Justice dont il est question dans les déclarationsgouvernementales reste en deçà des attentes des citoyens. Le rétablissementde la confiance des citoyens dans leur système judiciaire est tributaire deréformes législatives et de mesures concrètes qui rompent l’image d’une justicequi manque d’indépendance, tant à l’égard du pouvoir politique que decelui de l’argent. » (Ibid.)

2. Equité fiscale

La notion d’équité fiscale est prise ici au sens large, dépassant la visiontechnique (équité horizontale et verticale). Elle constitue un indicateuréconomique de gouvernance démocratique que traduisent les principesd’égalité de traitement pour l’ensemble des contribuables, individuellementou par groupes homogènes, de transparence et de droit de contester l’impôt.

La justice fiscale est une situation idéale rendue possible (ou le contraire)par le système fiscal en place (avec ses spécificités structurelles, historiqueset culturelles) et touchant aussi bien au principe même de l’existence del’impôt, son calcul (assiette, taux, exonérations, etc.) et son recouvrementqu’aux possibilités de sa contestation. Par rapport à cet idéal, lesdifférentes composantes proposées de cet indicateur doivent pouvoir

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renseigner sur les avancées réalisées mais aussi sur les retards cumulés etles régressions observées.

2.1. Recettes fiscales et produit intérieur brut

Cet indicateur met en évidence la relation, mesurée par le ratio recettesfiscales / produit intérieur brut (RF/PIB), entre l’ensemble des prélèvementsfiscaux opérés par les autorités publiques sur l’économie et ce que cettedernière a généré comme revenu.

De manière stricte, le ratio RF/PIB donne une indication surl’importance des recettes fiscales par rapport à la masse des revenus généréepar les différents secteurs d’un pays à l’occasion du processus deproduction. Il permet d’apprécier l’ampleur de l’imposition : on parle alorsde « niveau de contribution au financement de l’action publique » ou pluscommunément de « pression fiscale ». Ce ratio est utile pour comparer lasituation du Maroc par rapport à des pays voisins ou à situations économiquessimilaires (approche internationale) et pour comparer les situations desdifférentes branches de l’économie à l’intérieur du pays (approchesectorielle).

La première approche s’inscrit dans une vision de concurrence fiscaleinternationale. En effet, dans un contexte où la masse des impôts à payerest de plus en plus appréhendée comme un facteur de compétitivité, ce ratiorend compte d’une forme de justice fiscale vis-à-vis du reste du monde.

La seconde approche privilégie une entrée par grands secteurs, voire parbranches d’activités. Elle a pour objectif d’évaluer la contribution fiscalede chaque secteur par rapport à sa contribution à la production nationale.Le but est de déceler les disparités de la pression fiscale, si elles existent,au niveau de ces secteurs. Techniquement, ce ratio serait : RF du secteur« X » / PIB du secteur « X » et vise à mesurer et à comparer la charge fiscaledes différents secteurs par rapport à leur propre PIB.

Dans le cas du Maroc, cette approche est particulièrement intéressantedans la mesure où des voix d’entrepreneurs s’élèvent de plus en plus pourcrier à « l’injustice » que subiraient leurs métiers respectifs alors que dessecteurs entiers, telle l’agriculture, bénéficient de manière « structurelle »d’exonérations touchant des impôts principaux. De fait, le secteur agricoleprofite depuis 1984 d’un traitement préférentiel. En 1998, il est imposéà hauteur de 14 % du total des revenus qu’il génère contre un taux de pressionfiscale national de près de 21 % (taux calculé selon les données des ministèresdes Finances et de l’Agriculture). Du point de vue de la justice fiscale, ilsemble qu’il y ait bien une inégalité, quelle qu’en soit l’explication ou lajustification. Un élargissement de ce ratio à l’ensemble des secteurs et desbranches peut contribuer à l’amélioration de la justice fiscale au Maroc.L’utilisation du ratio RF/PIB nécessite, toutefois, quelques précisions :

– sur le plan technique, les prélèvements obligatoires englobent, en plusdes impôts et redevances, l’ensemble des prélèvements dits sociaux (retraite,

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Indicateurs économiques de la gouvernance démocratique au Maroc

assurance maladies, etc.). Ce qui nécessite des actions correctives des donnéespour procéder à des comparaisons sur des bases homogènes ;

– dans l’approche internationale, l’utilisation de ce ratio repose sur larelation existant entre charge fiscale et décision d’investissement (la fiscalitécomme facteur d’attractivité). Toutefois, dans la mesure où le ratio supposeque les différentes composantes de branches des économies à comparer soientassujetties aux impôts, le secteur informel peut constituer un biais nonnégligeable.

– en termes sectoriels, une limite majeure réside dans l’absence de donnéesrelatives à la répartition sectorielle des différents impôts.

2.2. Simplification et harmonisation du système fiscal

On s’intéresse ici à recenser les mesures fiscales visant à simplifier l’impôtou à harmoniser deux ou plusieurs impôts comparables ou encore àharmoniser un même impôt au niveau d’une filière ou d’une branche deproduction. Ces mesures peuvent concerner aussi bien l’élaboration del’impôt et son calcul que les procédures et les conditions de son recouvrement,ou encore le ou les taux appliqués. A l’opposé, il doit permettre de cernerles différents aspects et cas de figure majeurs d’injustice que subissent lesassujettis en termes d’incohérence ou de double emploi.

L’indicateur a pour but d’observer l’évolution du système fiscal à traversles objectifs suivants :

– lisibilité de l’impôt pour les contribuables ;– équilibre et égalité de traitement des contribuables.L’analyse des lois de finances (LF), relatant le processus de réforme fiscale

lancé depuis le milieu des années 80, fait apparaître des avancées en termesde simplification et d’harmonisation du système fiscal en vue de le rendreplus lisible pour le contribuable et applicable à l’ensemble des couches socialeset des catégories socioprofessionnelles. C’est ainsi, par exemple, que lesbarèmes relatifs à la taxe notariale applicable aux principaux actes ont étéramenés à deux taux seulement (0,5 % et 1 %) (LF, 1996) ou encore quecertaines taxes ont été intégrées à l’impôt général sur les revenus (IGR).C’est le cas de la taxe sur les profits immobiliers (TPI) et de la taxe sur lesprofits sur cession des valeurs mobilières (TPCVM) qui, auparavant, étaienttraitées de manière isolée alors que les profits concernés étaient de véritablesrevenus (LF, 2001). Notons également l’harmonisation des majorations deretard entre le code de recouvrement et les codes fiscaux (LF, 2001).

En revanche, certaines mesures et certains impôts constituent un frein,voire un recul, par rapport à cette tendance. C’est ainsi, par exemple, quela loi de finance de 1995 a annulé l’obligation de déclaration du patrimoineinstituée en 1993 et qui devait renforcer les possibilités de contrôle et delutte conte la fraude fiscale. Par ailleurs, des impôts tels que la patente sontdénoncés par les instances patronales comme constituant une taxation « anti-économique » (CGEM, Rapport moral 2003) ou parce qu’ils génèrent des

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inégalités au sein de groupes homogènes (secteur ou branche d’activité).C’était le cas de la taxe sur la valeur ajoutée (TVA), appliquée au sein dusecteur du tourisme avec des taux différents selon les activités.

Par ailleurs, l’indicateur, de par sa nature qualitative, porte sur le principed’égalité devant la loi, en l’occurrence fiscale. De ce fait, il présente deuxlimites majeures :

– d’une part, l’analyse des lois de finances et des déclarations desentrepreneurs comporte un biais lié à l’interprétation par les contribuablesdu principe fiscal ;

– d’autre part, les opinions des chefs d’entreprises, diffusées par leursorganisations ou par voie de presse, constituent certes une based’information mais qui doit être complétée par le recours à des enquêtesciblées et représentatives, c’est-à-dire tenant compte de l’hétérogénéité desentreprises en termes de taille, de type d’activité, de marché, d’origine descapitaux, etc.

2.3. Souplesse et réactivité du système fiscal

Il s’agit d’appréhender la capacité du système fiscal à s’adapter aux réalitéséconomiques des contribuables afin de ne constituer ni un facteur de blocageni un élément entraînant un dommage financier aux agents producteurs.Autrement dit, l’objectif est de montrer en quoi le système fiscal progresse(ou régresse) dans le sens d’un rapprochement des préoccupationséconomiques des contribuables. Les objectifs sont de :

– veiller à atténuer, voire éliminer, les principes et règles fiscaux quientravent la bonne marche de l’économie (aspect procédural) ;

– introduire plus de souplesse dans la forme et le contenu des procédureset dans la relation administration-contribuable.

Sur ce plan, plusieurs avancées peuvent être soulignées. C’est le casnotamment des règles procédurales relatives au paiement de l’impôt surles sociétés (IS). Depuis 1995, l’excédent d’impôt versé est automatiquementreporté, respectivement, sur les différents acomptes de l’année suivante. Siun reliquat demeure après le dernier acompte, il est reversé au contribuabledans un délai d’un mois à partir de l’échéance dudit acompte. Auparavant,les entreprises devaient payer l’impôt de l’année et attendre de se fairerembourser l’excédent de l’année précédente; ce qui portait préjudice à leurstrésoreries (LF, 1995). Autre avancée, s’agissant de la TVA, de l’IS et del’IGR, les entreprises peuvent désormais rectifier leurs déclarations de bilanpar le biais de déclarations rectificatives (LF, 1997, 1998).

2.4. Voies et procédés de recours face à l’administration fiscale

L’indicateur a pour objectif de rendre compte de l’évolution des moyensmis à la disposition des contribuables pour faire valoir leur droit decontestation et d’explication avant de payer un impôt. Son élaboration sefonde sur le recueil des critiques faites au système de recours en place. Il

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Indicateurs économiques de la gouvernance démocratique au Maroc

se compose de deux volets. Le premier, d’ordre qualitatif, recense les voiesde recours ouvertes aux contribuables et suit leur évolution pour endéterminer les avancées ou les reculs. Le second, d’ordre quantitatif, a pourbut d’appréhender l’avancement des affaires portées en recours : leur nombrerapporté au nombre de contribuables, leur dénouement, etc.

Le suivi des dispositifs de recours fiscal à travers les dispositions légalesles concernant donne une idée sur la volonté de renforcer les droits descontribuables. Mais, au-delà de l’intention, il importe d’aller plus loin enscrutant les analyses publiées relatives au fonctionnement de ces instancesou/et l’avis des instances représentatives des branches d’activités et des métiers.

Dans cette perspective, des commissions de recours fiscal à l’échellerégionale et centrale ont été mises en place. La Commission nationale aconnu un renforcement de ses effectifs en vue d’augmenter sa productivitéet son efficacité, en passant, en 1993, à 5 magistrats, 18 fonctionnaires et50 représentants des contribuables (LF, 1993), puis en 1998 à25 fonctionnaires et 100 représentants des contribuables (LF, 1997, 1998).Ses champs de compétence ont également été élargis pour englober aussibien les questions de droit que celles de fait (LF, 2003).

Par ailleurs on souligne une dépendance financière de la commissionnationale de recours fiscal vis-à-vis du ministère des Finances. Sur un autreplan, l’examen des données relatives au nombre d’affaires déposées en recours,leur dénouement, etc. apporte un éclairage supplémentaire sur l’efficacitéde ces commissions.

Enfin, la question du recours se pose également au niveau des impôtslocaux. Ces derniers sont en effet établis non pas par les autorités centrales,mais par la régie des impôts au sein des communes insuffisammentstructurées pour organiser et traiter les doléances des assujettis.

L’indicateur de « recours face à l’administration fiscale » est au cœur del’approche « démocratique » de l’impôt, car la garantie du droit de contesterune décision d’impôt par le contribuable constitue un principe fondamentald’équité.

Toutefois, l’élaboration d’un tel indicateur implique la nécessitéd’effectuer des enquêtes auprès des contribuables ayant procédé à des recoursafin d’analyser de plus près le fonctionnement du système en place etd’évaluer ses avantages et inconvénients.

2.5. Information et relations avec le contribuable

Il s’agit d’observer les aspects liés à l’accueil et à la communication misen place par l’administration fiscale. Celle-ci semble avoir amorcé, depuisquelques années, une mise à niveau en la matière comme en témoigne l’exemplede l’administration des douanes dans le domaine des nouvelles technologiesde l’information et de la communication : instauration d’un site web àl’intention des contribuables, individus et entreprises, qui, au-delà de lafonction d’information, permet d’entamer des services administratifs.

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Cependant, outre le problème de la transparence dans son applicationau système fiscal, plusieurs défaillances sont mises en évidence, notammentpar les petits contribuables qui n’ont comme interlocuteur que lepercepteur (CGEM, Rapport moral 2003).

2.6. Indicateur relatif aux rapports Etat / collectivités territoriales

La bonne gouvernance comporte une série de principes liés à la gestiondes finances publiques. En termes de justice fiscale, elle pose le problèmede la décentralisation financière. Le transfert progressif des prérogatives del’action publique du niveau central aux collectivités soulève la question departage des recettes fiscales entre ces deux entités. On propose ici uneperspective ayant trait aux possibilités d’élaboration d’indicateurs relatifsà l’équité fiscale dans la relation Etat-collectivités territoriales (communes,régions). Ces indicateurs peuvent viser à apprécier l’équité en rapport avecle degré de décentralisation territoriale. Ce dernier peut être mesuré parle ratio dépenses locales / dépenses centrales ou encore revenus locaux /revenus centraux. En revanche, l’appréciation de l’équité renvoie à l’analysedes critères régissant le partage des ressources entres les deux entitésconcernées. Au Maroc, une part importante du financement descollectivités locales provient des transferts des taxes centrales (TVAessentiellement). Cette situation ne laisse aux collectivités qu’une faible prisesur les principaux impôts prélevés sur leur périmètre territorial. L’indicateurpeut également porter sur l’aspect transparence et échange informationneldans les relations Etat / collectivités. Les rapports de communication etd’échange de données relatives aux sources financières restent encore inégauxdans les pays en voie de développement en général, car l’Etat détient etconcentre l’information sur le montant de l’essentiel des impôts, ce qui rendaléatoire la gestion budgétaire au niveau local.

3. Transparence dans la passation des marchés publics

L’objectif recherché à travers cet indicateur est de « mesurer » le degréde transparence des procédures administratives et des pratiques des décideurslors de la passation des marchés publics. Par transparence, il faut entendrela liberté d’accès à l’information publique, aux documents administratifs,aux règles de fonctionnement et de gestion des établissements publics. Mieuxet également informés, les candidats au marché pourront, sur un piedd’égalité, se préparer et s’organiser pour répondre à la demande del’Administration. Le marché public correspond à une procédure contractuelleà laquelle l’Administration peut avoir recours pour réaliser, par exemple,des travaux publics ou acquérir des fournitures. Il y a donc mise en relationdirecte entre les décideurs publics (administrateurs, ordonnateurs,comptables, contrôleurs, etc.), d’une part, et les entreprises (nationales ouétrangères), d’autre part.

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Deux types de données sont nécessaires à l’élaboration d’un tel indicateur.Il s’agit d’abord d’informations qualitatives ayant trait à la dimensionjuridique et aux comportements des décideurs. Les textes relatifs à la passationde marchés publics et les aménagements des modes de passation sont-ilssans faille ? Introduisent-ils plus de transparence et d’égalité des chancespour les soumissionnaires aux offres publiques ? Jusqu’à quel point ces loissont-elles respectées par les acteurs ? Existe-t-il un cadre effectif de contrôleet de sanctions à l’encontre du corrupteur et du corrompu ? Pour ce typed’informations, les enquêtes peuvent constituer une source privilégiéepermettant de mieux dévoiler la réalité des comportements des acteurs(administrateurs et candidats), sur la base de leur expérience et connaissancedu terrain.

Quant aux données quantitatives, les informations à collecterconcernent :

– le nombre de marchés passés sur une période donnée (annuelle, parexemple) ;

– le nombre de participants à chaque offre publique ;– le nombre de recours ou de réclamations relatifs à ces marchés ;– le nombre de fois qu’un même candidat a remporté un marché public. Cette dernière donnée peut s’avérer utile pour « débusquer » l’existence

de relations informelles pouvant lier l’administrateur à certainssoumissionnaires.

Ces données quantitatives sont en partie disponibles principalementauprès du ministère des Finances et des tribunaux administratifs. Toutefois,il y a lieu de souligner que de nombreuses données sont encoreaujourd’hui indisponibles en raison à la fois de l’absence de transparenceet/ou d’une défaillance organisationnelle. Ainsi, le nombre de recours oude réclamations relatifs aux marchés publics est difficile à établir carl’information les concernant se trouve dispersée dans les sept tribunauxadministratifs que compte le pays et est difficile à collecter.

Pour examiner les liens existant entre transparence des marchés publicset gouvernance démocratique, un suivi régulier, sur le long terme, ducomportement des décideurs publics en relation avec l’évolution du cadreinstitutionnel est nécessaire.

3.1. Evolution du cadre juridique

En ce qui concerne la loi régissant la passation des marchés de l’État,un « saut qualitatif » a été accompli par le décret n° 2.98.482 (30 décembre1998) fixant les conditions et les formes de passation des marchés de l’Etatainsi que certaines dispositions relatives à leur contrôle et à leur gestion(en remplacement du décret du 14 octobre 1976 qui a montré ses limitesface aux transformations économiques et sociales, tant internes qu’externes).En effet, certains aménagements ont été introduits au niveau desconditions, des formes et des procédures de passation des marchés publics.

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Les objectifs affichés de la nouvelle législation sont les suivants : « assurerla transparence dans la gestion des marchés publics ; garantir le libre jeude la concurrence dans l’attribution des marchés ; inciter à la performancedans la préparation et l’exécution des commandes publiques ; garantir lesdroits des entreprises soumissionnaires ; moraliser la gestion des marchéspublics ; simplifier les procédures et les règles régissant la gestion des marchéspublics ».

Ainsi, le décret du 30 décembre 1998 apporte, en comparaison avec ledécret du 14 octobre 1976, quelques améliorations qui se traduisent par :

– La suppression de l’adjudication dans ses deux formes, ouverte etrestreinte. Ce mode de passation s’est avéré peu efficace dès lors que le marchéest attribué automatiquement au soumissionnaire proposant le prix le plusbas. Or, la qualité de la prestation et les garanties professionnelles sont descritères primordiaux et souvent plus importants que le prix. Ce sont cescritères qu’il faut prendre en considération dans le choix du candidat à retenir.

– La suppression du concours restreint. Les raisons de cette suppressionrésident dans la nécessité de rendre toutes les procédures de passation desmarchés de l’Etat transparentes et fondées sur l’appel public à laconcurrence, d’autant plus que le concours, dans sa forme ouverte, permetune sélection préalable des entreprises durant l’étape de l’admission descandidats.

– L’abandon de l’entente directe, qui consiste à proposer à un candidatd’adhérer à un contrat préétabli par l’Administration avec des spécificationstechniques prédéterminées, au profit de la négociation. Désormais, toutesles clauses du marché, tant administratives que techniques, doivent fairel’objet d’une discussion entre le maître d’ouvrage et plusieurs candidats envue d’aboutir à une dépense aussi efficace et avantageuse que possible pourl’administration. Les principes de l’article 19 du code des marchés publics,à savoir la transparence, l’égalité, la concurrence et l’efficacité, sont égalementapplicables à cette procédure négociée. En effet, s’il est permis au maîtred’ouvrage de ne pas recourir à la concurrence publique, il n’en demeurepas moins contraint de faire jouer la concurrence en vue de satisfaire auxrègles régissant la passation des marchés de l’État. Il en est de même duprincipe du meilleur rapport qualité/prix qui doit prévaloir dans tout achatpublic.

– L’introduction d’une nouvelle procédure d’appel d’offres avecprésélection présentant un certain nombre d’avantages pour les maîtresd’ouvrage. En effet, lorsque les missions à réaliser concernent des prestationsd’un certain niveau de complexité et nécessitent des compétencesparticulières ou un matériel important, le maître d’ouvrage peut consulteruniquement les entrepreneurs qu’il a sélectionnés au préalable et qui offrentles garanties requises, notamment d’ordre financier et technique. Dans cecas, le souci majeur du maître d’ouvrage reste la qualité de la prestation etles garanties professionnelles offertes par les candidats.

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On est ainsi passé de 17 cas d’autorisation de recours aux marchés ditsd’entente directe dans l’ancien décret à neuf cas seulement de marchés ditsnégociés dans le nouveau décret. Le passage de la notion de marché d’ententeà celle de marché négocié est un indicateur témoignant du souci du législateurde rendre plus transparents de tels marchés. De plus, les maîtres d’ouvragesont tenus de motiver, par certificat, le choix du mode de passation choisi.Par ailleurs, le décret de 1998 a apporté de nouvelles garanties aux candidatset aux attributaires des marchés de l’Etat concernant les modalités depublicité, les possibilités de retrait ou de changement des dossiers, le contrôledes offres basses, les délais d’approbation, la diffusion immédiate et parvoie écrite des informations à l’ensemble des soumissionnaires, l’obligationfaite au maître d’œuvre de justifier ses décisions.

– Les modalités de publicité ont été revues. Ainsi, la publicité dans leBulletin officiel a été abandonnée et, dorénavant, le maître d’ouvrage doitfaire publier les avis d’appel d’offres ou de concours dans deux journauxdont un de langue arabe et à diffusion nationale. En outre, le délai depublication des avis a été prolongé, passant de 15 jours à 21 jours. De plus,un délai minimum de 10 jours francs a été accordé aux concurrents pourpréparer et déposer leurs documents techniques.

– L’obligation faite aux administrations de publier, dans au moins unjournal à diffusion nationale, au premier trimestre de chaque annéebudgétaire, un programme prévisionnel concernant les marchés projetés.Le but est d’éviter que certaines entreprises, bien introduites, soient favoriséespar rapport aux autres sur le plan de l’information.

– Les candidats ont désormais la possibilité, avant la séance d’ouverturedes plis, de retirer et remplacer les dossiers qu’ils ont déposés.

– Les offres particulièrement basses ne sont acceptées qu’aprèsexplications données par le soumissionnaire, l’objectif étant de sauvegarderles intérêts à la fois des candidats qui, par inadvertance, commettent deserreurs lors de l’établissement de leurs offres, et de l'Administration faceau jeu de concurrence par les prix.

– Le délai d’approbation qui, dans la réglementation antérieure,continuait à courir tant que le soumissionnaire n’avait pas manifesté savolonté de se désister de son engagement vis-à-vis de l’Administration, estdevenu contraignant pour le maître d’ouvrage. En effet, si l’approbationdu marché n'est pas notifiée dans les 90 jours qui suivent l’ouverture desplis ou la signature du marché négocié, l’attributaire se trouveautomatiquement libéré de son engagement vis-à-vis de l’administrationet a droit à la libération de son cautionnement provisoire. De manièregénérale, toutes les offres ne sont valables que pendant ce délai.

– Lorsqu’il s’agit de communiquer des informations aux candidats,l’administration doit les saisir en même temps et par les mêmes moyens,afin d’éviter que certains candidats ne soient avantagés par rapport à d’autres.Le moyen de communication préconisé par le texte est la lettre

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recommandée avec accusé de réception. Il en est de même descommunications faites par les soumissionnaires et qui doivent être écrites.

– Les demandes d’éclaircissement formulées par les candidats doiventrecevoir une réponse de la part du maître d’ouvrage qui doit êtreautomatiquement répercutée sur l’ensemble des candidats ayant retiré ledossier d’appel d’offres afin d’éviter la constitution de nouvelles asymétriesinformationnelles. Cette diffusion de l’information doit se faire le jour-même et par lettre recommandée avec accusé de réception. Il en est de mêmelorsqu’il s’agit de visite sur les lieux, auquel cas le maître d’ouvrage doitdresser un procès-verbal sur l’ensemble des informations obtenues par ledemandeur-visiteur et l’envoyer aux autres candidats.

– Les commissions d’appel d’offres sont tenues de fixer un règlementde consultation informant les soumissionnaires sur les critères d’évaluationdes offres soumises. A cet égard, le maître d’ouvrage est dans l’obligationde respecter les normes marocaines homologuées (et à défaut les normesinternationales) lors de la détermination des spécifications techniques oude la consistance des prestations. Les commissions sont aussi tenues d’afficherdans les 24 heures, dans les locaux du maître d’ouvrage, les résultats deleurs travaux.

– Les soumissionnaires non retenus ont le droit de demander (dans lessept jours qui suivent leur information des résultats) au maître d’ouvrageles motifs de l’élimination de leur offre. Cette nouvelle disposition est uneavancée importante puisque la réponse, que le maître d’ouvrage doit fournirdans un délai ne dépassant pas 15 jours, peut constituer une pièce importantedans toute demande d’annulation auprès du tribunal administratif.

Le législateur a également renforcé le contrôle de régularité et de gestiondes marchés publics, notamment par le CED et l’IGF. De nouvellesdispositions spécifiques ont été prévues : pour tout marché dont le montantdépasse un million de dirhams, le maître d’ouvrage est tenu de produireun rapport d’achèvement relatant les conditions de déroulement du marchéet de l’adresser aux autorités compétentes. Lorsque le montant de latransaction dépasse cinq millions de dirhams, un audit sur la préparation,la passation et l’exécution des marchés est exigé et doit être transmis auministre concerné.

Au-delà de ces contrôles administratifs, les marchés publics sont soumisau contrôle juridictionnel qui peut être exercé par les tribunauxadministratifs, la Cour des comptes et la Cour spéciale de justice.

La création des tribunaux administratifs (loi n° 41-90 du 10 septembre1993) est en soi un progrès puisqu’elle protège mieux les soumissionnairesdans la mesure où ces derniers peuvent désormais bénéficier d’une juridictionà deux niveaux, les tribunaux administratifs et la Cour suprême, alors qu’ilsétaient auparavant soumis aux seuls jugements, du reste définitifs, de cettedernière. Le nouveau système transforme la Cour suprême en cour d’appelet permet une décentralisation appréciée par les acteurs concernés. Toutefois,

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Indicateurs économiques de la gouvernance démocratique au Maroc

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le travail des tribunaux administratifs reste marqué par l’insuffisance desressources humaines et matérielles en comparaison avec le nombre d’affairessoumises qui ne cessent d’augmenter, surtout depuis l’instauration dunouveau code des marchés publics. Le recours aux tribunaux administratifsconstitue ainsi une incitation aux administrations dans le sens d’une plusgrande transparence et vigilance. Notons enfin que les décisions des tribunauxadministratifs n’intervenant, en général, que bien après l’exécution dumarché, ne peuvent véritablement remettre en cause un marché et ne laissentau demandeur que la possibilité de demander la réparation du dommagecausé.

L’action menée par la Cour des comptes en matière de marchés publicsn’est pour l’instant accessible qu’à travers le Code des juridictions financièresqui l’encadre (cf. supra). En particulier les ordonnateurs (sauf lesministres), les sous-ordonnateurs et les responsables sont passibles desanctions en cas d’infraction aux règles de passation des marchés publics.Des informations sur les cas concrets qui ont été soumis à (ou enquêtéspar) la Cour ne sont guère disponibles. Il faudra attendre l’année 2004 pourpouvoir avoir accès aux rapports annuels de la Cour. Quant à la Cour spécialede justice, censée sanctionner les crimes de corruption, de trafic d’influenceet de détournements commis par les fonctionnaires publics, son statut estde plus en plus remis en cause par la société civile. Cette dernière joue unrôle non négligeable en matière de contrôle des procédures de passationdes marchés publics comme en témoigne l’action de Transparency Maroc.

Bénéficiant d’un contexte international favorable, l’action des ONGconstitue, en dépit de nombreux obstacles d’ordre institutionnel etcomportemental, un véritable adjuvant au renforcement de la gouvernancedémocratique.

3.2. Evolution des comportements

En dépit des améliorations apportées par le nouveau code, ce derniercontinue de souffrir de nombreuses limites. En effet, bien que certainestechniques de fraude et de corruption aient été éradiquées, d’autres enrevanche semblent prospérer, reflétant ainsi la capacité des corrupteurs etdes corrompus à adapter leurs comportements aux nouvelles règles.

Selon une enquête réalisée par la Vie économique (n° 4228, 8 août 2003),une des techniques les plus courantes consiste à limiter le nombre desoumissionnaires informés en publiant par exemple les avis d’appel d’offresdans des journaux à très faible audience et à des jours non ouvrables de lasemaine. De même, selon la technique des « soumissionnaires fantômes »,le responsable des marchés informe son « prestataire attitré » de la date depublication de l’avis d’appel d’offres. L’annonce étant faite quelques joursseulement avant la date d’ouverture, les concurrents indésirables se trouventde ce fait automatiquement éliminés, les autres jouant le rôle de simples« figurants ». Toutefois, cette dernière technique devient de plus en plus

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impraticable en raison du contrôle plus sévère du délai courant entre lapublication de l'avis et la date d’ouverture des plis.

En conclusion, bien que le texte de 1989 ait cherché à introduire plusde transparence, plusieurs failles demeurent, permettant aux fraudeursd’adapter leurs comportements aux contraintes imposées par la nouvelleloi.

Une telle situation implique la nécessité d’une révision du code de 1998afin de le rendre plus effectif, plus contraignant et plus général (il ne concerneaujourd’hui que les administrations de l’Etat et n’englobe pas lesétablissements publics).

Parmi les principaux réaménagements attendus, il y a lieu de soulignerla nécessité d’inclure dans le dahir instituant les tribunaux administratifsle jugement en référé en matière de marchés publics en cas de non respect,pendant le lancement des marchés, des principes de concurrence et detransparence. Il est également proposé d’améliorer la constitution et le modede fonctionnement de la Commission nationale des marchés à la fois enintégrant le secteur privé et en étendant son pouvoir de contrôle. LaCommission aurait ainsi pour nouvelle mission d’exercer le contrôle etd’effectuer le suivi des marchés publics, en termes de réalisations, de normeset de standards, d’audits et de recours. Mais ce changement annoncé estloin d’être acquis dès lors que l’ensemble des composantes du gouvernementne semble pas y adhérer et notamment le Secrétariat général dugouvernement dont dépend la Commission.

4. Concurrence

L’instauration de la concurrence et son utilisation comme élémentrégulateur des différents marchés constituent un indicateur économiquepertinent d’appréciation du processus de transition démocratique.

Le Maroc a adopté une loi sur la liberté des prix et de la concurrence (1)d’abord pour concrétiser les engagements pris dans le cadre de l’OMC enmatière de transparence, de non-discrimination, de loyauté commerciale ;ensuite pour répondre à la nécessité d’harmoniser sa législation avec les règlesdes pays de l’Union européenne dans la perspective de la zone de libre-échange ; enfin par conviction que la concurrence constitue un principede régulation démocratique et permet une allocation plus équitable desressources productives.

La loi n° 06-99 (2) instaure des règles de transparence et d’équité dansle monde des affaires (liberté des prix, libre accès au marché, transparenceet loyauté dans les transactions).

Elle combat la mise en place de structures nocives pour la concurrence(entente, abus de position dominante).

Un Conseil a été créé par cette loi pour déterminer et apprécier la dosede concurrence permettant le libre jeu de l’offre et de la demande sur lesdifférents marchés. Il a pour rôle de faire respecter le principe de libre

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(1) Dahir n° 1-00-225 de2 rabii I 1421 (5 juin2000) portantpromulgation de la loin° 06/99 sur la liberté desprix et de la concurrence.

(2) Le débat sur laconcurrence remonte à lafin des années 80 et s’estconcrétisé parl’élaboration en 1989 du1er projet de loi en lamatière. De nombreusesversions lui ont succédéjusqu’à la version adoptéepar la chambre des

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Indicateurs économiques de la gouvernance démocratique au Maroc

compétition entre les entreprises situées sur un marché déterminé et deconserver à la concurrence son caractère loyal.

A l’image de ce qui existe dans les législations d’autres pays, la loimarocaine prévoit aussi un dispositif d’exemption, voire de traitementsspécifiques (3). Il est indéniable que l’adoption de cette loi constitue uneavancée. L’analyse de différents indices de concurrence permet d’apprécierl’évolution du processus démocratique au Maroc en termes à la fois deprogression et de régression.

4.1 Indices de progression

4.1.1. Création d’un organe de consultation ouvert

La loi n° 06/99 a créé un organe consultatif : le Conseil de la concurrence(article 14). Celui-ci exerce, outre son rôle consultatif, un rôle de conciliateurentre les intérêts des opérateurs. La création d’un tel conseil constitue, àplus d’un titre, une réelle progression.

Tout d’abord, outre six représentants de l’administration (4), le Conseilest composé de trois membres choisis pour leur compétence en matièrejuridique, économique, de concurrence et de consommation, de troismembres ayant exercé dans les secteurs de la production, de la distributionet des services, nommés sur proposition des présidents de fédérations desdifférentes chambres de commerce, d’industrie, d’artisanat, d’agricultureet des pêches. Le président de ce conseil est pour sa part nommé par lePremier ministre (5).

Ensuite, de nombreux acteurs peuvent saisir le Conseil : le gouvernement,le parlement mais aussi les organisations professionnelles, la société civileet les tribunaux.

Enfin, la procédure de délibération utilisée est contradictoire : le rapportest communiqué aux parties intéressées qui sont invitées à présenter leursobservations dans un délai d’un mois. Elles peuvent demander à êtreentendues par le Premier ministre. Les entreprises peuvent contester ladécision de celui-ci et tenter un recours pour annulation pour excès depouvoir devant le tribunal administratif. Pour plus de transparence, ladécision du Premier ministre doit être motivée et faire l’objet d’unepublication au Bulletin officiel avec l’avis du Conseil. L’entreprise peut obtenirun changement d’avis émis par le Conseil et par l’autorité ministérielle sides preuves sont apportées que, au-delà du risque d’augmentation des prixou de domination de marché, une concentration est avantageuse auxconsommateurs et à l’économie nationale.

4.1.2. Concertation dans l’élaboration des règles juridiques

Un autre indice de bonne gouvernance démocratique semble résider dansle renforcement du rôle des instances consultatives. Différents partenairessont impliqués aux côtés de l’Etat pour donner des avis et des

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représentants et lachambre des conseillersen juin 2000.

L’entrée en vigueur de laloi a été fixée à une annéeaprès la publication de laloi au Bulletin officiel(6 juillet 2001). Cettephase transitoire a eupour but de mettre enplace le cadreinstitutionnel humainnécessaire à l’applicationde cette loi mais surtout àsa vulgarisation à l’aided’une campagne decommunication auprèsdes opérateurséconomiques.

(3) Article 8 de la loin° 06-99 : dispositifd’exemption pour lespratiques et les accordsjustifiés par un progrèstechnique ou économiquesusceptible d’êtreprofitable auconsommateur et untraitement spécifique àcertains accords entrePME visantl’amélioration de leurgestion.

(4) Six représentants dedifférents ministères(Justice, Intérieur,Finances, Secrétariatgénéral du gouvernement,Affaires générales dugouvernement, Plan).

(5) Celui-ci, ayant encharge une autrefonction, se trouvesoumis aux règlesd’incompatibilité prévuespour les emplois publics !

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recommandations avant toute prise de décision. Le Conseil de laconcurrence est aussi impliqué dans le processus d’élaboration des règlesjuridiques. Il est ainsi consulté pour tout projet de loi ou texteréglementaire instituant un régime nouveau ou modifiant un régime envigueur concernant la liberté des prix et la concurrence.

Une telle évolution du droit économique au Maroc est susceptible d’offriraux opérateurs économiques plus de garanties et d’inspirer, de ce fait, leurconfiance dans les institutions du pays.

4.1.3. Création d’un environnement favorable à l’application de la loi

La politique de la concurrence repose sur le droit, mais sa crédibilitéest fonction du degré d’application de la loi par les autorités administrativeset le pouvoir judiciaire. Le recours à la justice intervient en cas d’échec dela procédure de conciliation. Les sanctions sont, dans tous les cas de figure,du ressort de l’ordre judiciaire et sont déterminées en fonction del’importance de l’infraction et du préjudice subi par le marché ou par lesopérateurs (sanctions civiles, pénales, mesures conservatoires).

Les juges, chargés d’appliquer le droit économique, sont les arbitres dujeu concurrentiel, de la loyauté des comportements et des transactions, dela transparence des opérations financières.

Certes, depuis quelques années des réformes ont été mises en œuvre dansle domaine de l’environnement des affaires (6), de la justice, de la luttecontre la corruption, etc. Le chemin à parcourir est cependant long et fortcomplexe.

4.1.4. Protection du consommateur

La loi sur la liberté des prix et la concurrence a introduit la notion debien-être du consommateur et restitué au consommateur un droitfondamental, celui de pouvoir choisir entre plusieurs produits en faisantjouer la loi de l’offre et de la demande et en appliquant l’adéquationprix/qualité. Plusieurs mesures ont été prises concernant la publicité,l’affichage et l’étiquetage des prix, l’interdiction du refus de vente et de lavente conditionnée, la réglementation de la vente avec prime et la délivrancede la facture. De plus, des normes relatives à la sécurité des consommateursont été rendues obligatoires.

Le rôle des pouvoirs publics dans la protection du consommateur estprimordial, notamment dans certains secteurs tels que la sécuritéalimentaire, la sécurité des produits, les services publics, l’accès à la santéet aux produits pharmaceutiques et aux biens de première nécessité. Leconsommateur peut réagir à tout dysfonctionnement et saisir la justice encas de besoin. Les associations de consommateurs (7) peuvent aussi saisirle Conseil de la concurrence et se constituer, le cas échéant, partie civilepour obtenir réparation du préjudice subi par les consommateurs,conformément à l’article 99.

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(6) Loi sur lesprivatisations (loi 39-89dahir avril 1990 modifiépar la loi 45-94 dahirfévrier 95), loi 13-89relative au commerceextérieur, loi 41-90 créantles tribunauxadministratifs, loi 17-95sur les sociétés anonymes,loi 5-96 pour SNC, encommandite, aux SARL,et aux sociétés departicipation, loi 53-93instituant les tribunauxde commerce, loi 15-95formant code decommerce, loi 17-97 surla protection de lapropriété industrielle,code des douanes.

(7) Le nombre desassociations deconsommateurs estencore très limité auMaroc, et il serait

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Indicateurs économiques de la gouvernance démocratique au Maroc

4.2. Indices de régression

Le principe de la liberté des prix et de la concurrence est formulé dansl’article 2 de la loi qui stipule que les prix des biens des produits et servicessont librement déterminés par le jeu de l’offre et de la demande. Toutefois,ce principe est limité par deux exceptions où l’administration se réserve ledroit d’intervenir sur les prix pour des raisons économiques à caractèrestructurel (monopole, absence de concurrence) ou conjoncturel (situationde grande crise ou de catastrophe naturelle).

De nombreux secteurs comme l’agriculture, le secteur minier, les servicesbancaires ou d’assurance sont réglementés et exemptés du droit de laconcurrence. Ces dérogations sont justifiées par les dysfonctionnementsdu marché liés à la pénurie d’infrastructures créant des monopoles desituation, au manque d’information entre producteurs et consommateurset au fait que l’Etat est dans certaines activités le seul opérateur.

Le processus de libéralisation des prix est tributaire des contraintesstructurelles de l’économie nationale. La prise en compte de l’intérêt duconsommateur suppose, en effet, que les monopoles publics ne puissentpas se transformer en monopoles privés.

4.2.1. Une mise en œuvre progressive de la loi

Une trentaine de prix environ font l’objet aujourd’hui d’uneréglementation (farine de blé tendre, sucre, tabac, électricité, eau potable,transport, produits pharmaceutiques, analyses médicales, honorairesmédicaux, etc.). Avant la fin de l’année 2003, cinq nouveaux produitsdevaient voir leurs prix libéralisés (8).

En l’absence d’un système de couverture sociale généralisée et comptetenu du faible pouvoir d’achat moyen, les secteurs sociaux, les banques etles assurances ne peuvent être totalement libéralisés sans porter préjudiceaux catégories les plus défavorisées de la population.

C’est ainsi que des réglementations graduelles et flexibles ont été élaboréesen concertation avec les représentants des différentes professions pour aboutirà une libre fixation des prix chaque fois que les conditions du marché lepermettent (9). C’est le cas du secteur des produits pharmaceutiques : enjanvier 2004, une nouvelle réglementation est appliquée à l’ensemble dela profession reposant sur une double indexation des prix (indice du coûtde la vie et taux de change pour 50 % de l’indexation chacun).

Dans le secteur céréalier, ensuite, de nombreuses filières ont été libéraliséesdepuis 1989, à l’exception du blé tendre : une politique de « ciblage » aété adoptée (quotas, prix maximum, subventions) en faveur des catégoriesles plus démunies ne subissant pas de hausse du prix du pain. Elle n’a pasmanqué, dans la pratique, d’être détournée, notamment au profit desminotiers.

souhaitable qu'il semultiplie car le rôle detelles associations dans lesuccès et le progrès versun Etat de droit estfondamental.

(8) Entre autres lepoisson industriel,les transports intérieurs(aériens, routiers).

(9) Ces dossiers sontdiscutés régulièrementdans des comités de miseà niveau qui se réunissenttous les mois avec leministre chargé desAffaires générales et despôles de mise à niveau.

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4.2.2. Limites liées à l’indicateur

L’indicateur de concurrence comporte une série de limites :– La première est liée aux données disponibles : le décret d’application

de la loi date de septembre 2001, mais, à ce jour, la structure administrativedu Conseil n’est pas encore opérationnelle, et aucun bilan d’activité n’a encoreété déposé, les rapporteurs n’ayant toujours pas été désignés. La loi sur laliberté des prix et de la concurrence étant appliquée depuis janvier 2003seulement, aucun indice de performance (nombre de cas traités, de sanctionsprises, nature et classification des infractions, nombre de notifications deconcentration, etc.) n’a, par conséquent, pu être estimé à l’exception dequelques pratiques anti-concurrentielles qui ont été dénoncées dans certainssecteurs (transports, télécommunications, boissons, énergie, sociétés dedistribution) et de trois dossiers de concentrations notifiés dans le domainedes boissons gazeuses et alcoolisées, du papier et carton et de l’imprimerie.

– Une seconde catégorie de limites a trait aux difficultés de mesure, dedélimitation du marché et de contrôle.

En termes de délimitation du marché, il faut, dans un premier temps,déterminer le marché concerné et mettre en évidence la restriction deconcurrence imputable à l’entente. La délimitation d’un marché de biensou de services peut concerner deux niveaux différents. Au niveau sectoriel,c’est la substituabilité des produits et services au regard de la demande desconsommateurs qui est analysée. Sur le plan géographique il fautdéterminer la zone territoriale au sein de laquelle s’exercent les effetsd’entente. Dans un second temps, il importe de démontrer que la restrictionde concurrence observée est imputable à l’entente constatée.

En termes de contrôle, la loi sur la concurrence privilégie le contrôleéconomique au recours à la répression : « Il faut percevoir les abus, flairerles ententes. » Les contrôleurs doivent avoir la capacité d’apprécier unesituation anti-concurrentielle.

En troisième lieu, la collecte d’informations nécessaires au contrôle émanede sources différentes (ministère des Affaires économiques, ministère duCommerce et de l’Industrie, ministère de l’Intérieur, etc.). Cette dispersionrend fastidieux le travail de collecte et de contrôle.

– Enfin, il existe des limites liées à l’absence de normes : lescomportements anti-concurrentiels étant difficiles à définir, l’apportthéorique, aussi important soit-il, ne saurait remplacer les enseignementstirés de la pratique quotidienne et de la jurisprudence. La loi existe, le décretd’application aussi, mais le Maroc manque d’expérience en la matière.

Un effort de formation, d’information et de pédagogie à destinationdes opérateurs économiques privés et publics, des associationsprofessionnelles, des magistrats, mais aussi des services de contrôle et desconsommateurs est indispensable.

Une nouvelle culture économique doit supplanter les comportementscontre-productifs associés à la concurrence déloyale, aux privilèges et auxpositions rentières.

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Indicateurs économiques de la gouvernance démocratique au Maroc

La loi se doit d’instaurer un environnement concurrentiel, mais régulé,permettant à tous les agents économiques d’user de la liberté sans en abuser.

5. Organisation et représentation professionnelles et syndicales

L’indicateur relatif à l’organisation et la représentation professionnelleset syndicales a pour objectif de déterminer le niveau de développement desrelations sociales, en général, et des relations professionnelles au sein del’entreprise, en particulier. Il permet de rendre compte de l’Etat, à un momentdonné, du dialogue social entre les partenaires sociaux, et de mesurerl’efficience des mécanismes et procédures institutionnels de résolution desconflits collectifs.

La construction d’un tel indicateur composite implique une série deconditions d’ordre factuel, notamment l’existence de donnés régulières etfiables sur :

– la conflictualité sociale (nombre de conflits, de grèves, mobiles desconflits, fréquence, amplitude et durée des grèves, etc.) et les modes derésolution utilisés par les partenaires sociaux ;

– la part des « procédures institutionnelles » dans la gestion des conflitscollectifs ;

– le nombre d’accords d’entreprise et de conventions collectives concluspar les partenaires sociaux ;

– le niveau de la représentation professionnelle et syndicale.Il y a lieu de souligner que les données et les statistiques disponibles

relatives à ces différents éléments sont partielles et marquées par une forteporosité, ce qui implique une mise à niveau du dispositif d’informationstatistique et d’élaboration d’outils appropriés d’observation des relationssociales, des configurations des partenaires sociaux, de leurs stratégies etcomportements, etc.

Dans le présent rapport, on se limitera à un examen de la situationorganisationnelle des acteurs sociaux et de la problématique que pose leniveau de représentativité des différentes organisations patronales etsyndicales. Parallèlement seront suggérées quelques perspectives ayant traità l’élaboration d’indicateurs pertinents en matière de gouvernancedémocratique des relations professionnelles dans notre pays.

5.1. L’organisation patronale

La « mise à niveau » structurelle et organisationnelle de la Confédérationgénérale des entreprises du Maroc (CGEM), créée en 1941, date de 1995et notamment de l’assemblée générale extraordinaire du 28 juin 1995. Cetterestructuration profonde fut impulsée par le discours royal du 16 mai 1995,la CGEM ayant été jugée trop peu représentative et peu efficace dès lorsque le pays est confronté à une rude concurrence internationale liée auxengagements signés en 1994 par le Maroc avec l’Union européenne.

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Les modes de fonctionnement et d’intervention de la CGEM ainsi quesa représentativité, se sont par la suite nettement améliorés. En effet,n’employant, avant 1994, guère plus de quatre cadres, le « système CGEM »s’est doté depuis d’une structure fonctionnelle et d’un staff administratifpermanent.

La confédération, qui compte aujourd’hui 25 fédérations, 1 867 entreprisesadhérentes et 91 associations affiliées représentant plus de 15 000 entreprises,est financée par les cotisations des membres et les dons.

La nouvelle organisation s’articule autour de fédérations sectorielles,de commissions spécialisées et d’unions régionales.

– Les fédérations sectorielles examinent des questions d’ordre catégorielou vertical, encadrent les activités par secteur ou branche et informent lesadhérents de leurs activités et actions.

– Les commissions étudient les questions de nature horizontale. Les neufdomaines essentiels sélectionnés ont conduit à la constitution de neufcommissions : la commission sociale, la commission de la formation, lacommission économique et financière, la commission juridique, lacommission fiscale, la commission de mise à niveau et de modernisationdes entreprises, la commission des relations internationales, la commissiond’accueil et d’assistance à l’investissement et la commission del’environnement. En plus de ces commissions, un comité permanent traitede la question de l’éthique et un conseil de médiation a pour mission derégler à l’amiable les différends qui lui sont soumis.

– Les unions régionales, actuellement au nombre de huit, regroupentles activités et entreprises relevant d’une même région économique. Ellessont conçues comme les entités les plus à même de saisir les spécificitésrégionales et de les répercuter au niveau central.

La CGEM a lancé en 1995 une stratégie de communication autour dumot d’ordre d’« entreprise citoyenne » et articulé sa stratégie sur l’objectifde « la compétitivité globale » dans un contexte marqué par une trop faiblemobilisation des entreprises. En effet, outre l’enjeu de mise à niveau desentreprises, la CGEM a été confrontée à deux problèmes majeurs liés àl’étendue de sa représentativité et aux limites de son efficienceorganisationnelle, d’une part, à la nature historiquement conflictuelle desrelations avec les syndicats, d’autre part.

Certes, la CGEM constitue le principal représentant du patronatmarocain (d’autres groupements existent tels l’Union générale desentreprises et des professions et, plus récemment, le Mouvement desentreprises du Maroc), mais sa base, circonscrite dans les grandes villes,n’a pas toujours été « disciplinée », contestant parfois ses orientations etdécisions (voir, à titre d’exemple, la réaction de la fédération du textile-habillement face à la décision de valorisation du SMIG contenue à la foisdans la Déclaration commune du 1er août 1996 et dans l’Accord social du

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Indicateurs économiques de la gouvernance démocratique au Maroc

30 avril 2003, celle-ci ayant déclaré n’être pas tenue d’appliquer la mesureque stipulent les deux accords de revaloriser de 10 % le SMIG.

La réforme des statuts, de l’organisation et des structures, mise en oeuvreen 1995, a permis la création de la fédération des PME-PMI, celles-ci étantprépondérantes dans le tissu productif national.

Un audit stratégique externe portant sur l’image, la mission et les servicesde la CGEM a permis d’identifier un certain nombre d’axes dedéveloppement. On y trouve principalement le renforcement de l’assisefinancière, la rénovation du fonctionnement des instances, l’accélérationdu programme de mise à niveau des entreprises, la professionnalisation dela politique de communication de la Confédération et la modernisationde son système d’information ainsi que l’intégration de nouvellescompétences.

En projetant d’étendre le champ de ses activités, tout en les recentrantsur la défense des intérêts des employeurs, la CGEM espère élargir sa base,devenir plus efficace et acquérir plus de légitimité. La poursuite de larestructuration organisationnelle et stratégique de la confédération et sonadhésion aux nouvelles règles du jeu en matière de négociation collectiveest cependant tributaire de l’émergence d’une « nouvelle cultureprofessionnelle » fondée non pas sur la défiance mais sur la confiance etla coopération.

Par ailleurs, si la Confédération patronale a, dans le passé, souvent pupeser sur la décision des pouvoirs publics en matière de politiqueéconomique, c’est en grande partie en raison de son rôle de « groupe depression » qu’elle s’est efforcé de jouer depuis l’indépendance. Un tel rôle aété facilité, notamment, par les liens organiques (personnels, familiaux,clientélistes, etc.) qui se sont noués, à travers l’histoire longue, entre la catégoriedes « hommes d’affaires », d’une part, et l’administration et la structure duMakhzen, d’autre part. Il s’agit de liens de dépendance des premiers par rapportaux seconds, traduisant en dernière analyse et, au-delà, une mainmise dupouvoir politique sur l’ensemble de la sphère économique (financière, bancaireet industrielle). De ce fait, les décisions économiques majeures prises depuisl’indépendance ont été plus ou moins l’occasion d’un réaménagement durapport de force entre le pouvoir politique et les fractions de la bourgeoisiesuivi d’une redistribution d’actifs au sein la classe capitaliste (marocanisationde 1973, campagne d’assainissement de 1996, à titre d’exemples).

Certes, les politiques de libéralisation entreprises depuis 1983(Programme d’ajustement structurel, mise à niveau) n’ont pas manqué dedesserrer l’emprise de l’Etat (en particulier du système du Makhzen en sonsein) et de conférer à la CGEM l’opportunité d’amorcer un processusd’autonomisation du monde des affaires par rapport au politique, voire dedépassement de la logique de lobbying vers une démarche en termes d’acteurcollectif représentatif des intérêts du patronat et de ses différentssegments. Si un tel affranchissement de la CGEM par rapport à la tutelle

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de l’Etat a, certes, profité du contexte favorable de la mondialisation, iln’en demeure pas moins qu’une véritable séparation des deux sphères depouvoir reste tributaire d’une série de facteurs :

– les progrès accomplis en matière de transition démocratique en généralet dans le domaine de la séparation des sphères de pouvoir en particulier ;

– le rôle de l’Etat (et non du Makhzen) dans l’élaboration et la mise enœuvre de dispositifs institutionnels et incitatifs favorisant l’émergence d’unvéritable acteur collectif patronal, autonome et représentatif ;

– la capacité de la CGEM à poursuivre sa transformation d’un organede défense d’intérêts limités en un groupement ayant pour mission nonseulement la défense des intérêts de l’ensemble des entreprises et desentrepreneurs marocains, mais aussi et surtout de se doter de moyensorganisationnels et cognitifs lui permettant de contribuer de façon activeà la définition et à la conduite d’une stratégie de développement fondéesur l’initiative privée, la promotion de l’esprit d’entreprise, l’élargissementdes bases du système productif national, le renforcement des conditionsde création des entreprises, d’articulation entre les branches et les secteurs,la modernisation des relations professionnelles, etc.

Ce dernier facteur, lié à l’organisation et au degré atteint par lareprésentativité de la CGEM, renvoie à deux problèmes étroitement liés :le premier a trait au développement du corporatisme au sein del’organisation patronale et le second à l’effectivité des engagements pris auniveau national par les instances dirigeantes.

En effet, d’une part, la structuration de la CGEM par intégration defédérations de branches se traduit par une asymétrie organisationnelle,certaines fédérations ayant une position prépondérante par rapport à d’autres(cas, par exemple, de la fédération du textile- habillement et de la fédérationdu tourisme par rapport à la fédération des PME/PMI). Ce qui n’est passans altérer le principe de prise de décision démocratique au niveau centralet, surtout, favorise des comportements de « dissidence » par rapport auxengagements pris par le bureau (cas déjà évoqué de l’AMITH).

D’autre part, une telle tendance au développement de pratiquescorporatistes, susceptibles par ailleurs de déboucher à terme sur un éclatementde la CGEM et/ou l’émergence d’un pluralisme patronal, est, toutes chosesétant égales par ailleurs, tout sauf favorable à une gouvernance démocratiquede l’économie privée, dans la mesure où une telle situation tend à rendrele principe du dialogue social peu crédible aux yeux des autres partenairessociaux et, par conséquent, à légitimer les comportements de défiance chezles salariés, en général, et les centrales syndicales, en particulier.

5.2. Les syndicats

Trois centrales syndicales (sur 17 existantes) dominent le paysage syndicalnational : Union marocaine du travail (UMT), Union générale des travailleursdu Maroc (UGTM), Confédération démocratique du travail (CDT).

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L’indicateur de représentativité est fourni par les résultats obtenus auxélections des délégués du personnel de 1997 : l’UMT (20 % des élus), laCDT (15 %) et l’UGTM (10 %) contre plus de 50 % de « sans appartenancesyndicale ». Le ratio électeurs/élus fait apparaître une déformation défavorableau secteur privé. En termes de députés élus par les grands électeurs (déléguésdu personnel des secteurs privé et public) à la Chambre des Conseillers(composée pour 2/5e par les représentants des syndicats et du patronat),la CDT arrive en tête suivie de l’UMT et de l’UGTM.

Les données relatives à l’effectif des adhérents sont à la fois approximativeset difficiles à vérifier : entre 200 000 et 1 million, soit un taux d’adhésion(adhérents /population syndicale) variant entre 6,7 % et 33 %. Les secteurscouverts par l’action syndicale sont le secteur privé formel (1,2 million desalariés employés dans 7 500 entreprises inscrites à la CNSS), 120 000 salariésdans les entreprises publiques et 840 000 travaillant dans la fonction publique.Le nombre de salariés « touchés » par le syndicalisme est estimé à quelquetrois millions sur une population active occupée de près de 9 millions detravailleurs, soit un taux de syndicalisation de l’ordre de 33 %.

L’action syndicale est tiraillée entre deux approches divergentes. Lapremière, défendue par l’UMT, prône l’autonomie par rapport aupolitique en général et aux partis politiques en particulier. La seconde estcelle de la CDT et de l’UGTM qui ont, dès l’origine, établi un lien organiqueprivilégié avec, respectivement, l’Union socialiste des forces populaires(USFP) et l’Istiqlal.

Toutefois, on a pu constater une démarcation, voire un positionnementcritique notamment de la CDT vis-à-vis du gouvernement d’Alternance(1998-2002) : en 2002, la centrale syndicale a appelé deux fois à la grèvegénérale.

De même, l’action de l’UMT ne fut pas toujours motivée par desconsidérations purement syndicales : estimant les « règles du jeu biaisées »en matière de dialogue social, elle n’a pas signé la Déclaration communedu 1er août 1996 et a choisi une stratégie non-coopérative ou de type exitpar rapport au gouvernement d’Alternance.

6. La négociation collective

La négociation collective au Maroc demeure jusqu’à présent uneprocédure résiduelle de régulation des relations professionnelle. Plusieursraisons peuvent être invoquées :

– une configuration historique des relations sociales fondée sur larésolution des conflits collectifs par le recours au rapport de force et à lapuissance publique (ministère de l’Intérieur) utilisant la plupart du tempsla « violence légitime » dans un souci sécuritaire ;

– l’absence d’un cadre institutionnel incitant les partenaires sociaux àprivilégier les procédures de négociation : médiation, conciliation, arbitrage,etc. ;

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– une faible organisation des entreprises par secteurs et branches, cesdeux espaces constituant le niveau optimal de la négociation collective ;

– l’absence au sein des entreprises, y compris les plus grandes, destructures fonctionnelles destinées à gérer les processus de négociationcollective. Au-delà, les syndicats comme la CGEM ne sont guère mieuxdotés en dispositifs, techniques et routines de négociation collective. Cequi se traduit par une absence de stratégie et d’approche en matière de gestioninstitutionnelle des conflits collectifs et, de ce fait, débouche la plupart dutemps sur une dégénérescence de la situation de tension et le déplacementdu conflit de son niveau local (entreprise) au niveau national.

C’est précisément le poids prépondérant de l’Administration (ministèrede l’Intérieur), déjà souligné, dans la régulation des relations sociales, poidsdicté par des considérations de sécurité, qui offre une base « rationnelle »à une telle préférence des partenaires sociaux pour une « montée » des conflitsvers le niveau national, celui-ci étant considéré comme autrement plus« visible » que les échelons locaux.

Parallèlement, on observe depuis plusieurs années une proliférationd’accords informels conclus en dehors du cadre juridique canonique. Demême, les négociations collectives ont tendance à se développer sous formed’accords atypiques.

Dans le cadre de l’Accord social du 30 avril 2003, les partenaires sociauxont convenu d’intégrer, dans la nouvelle législation du travail, des dispositionsportant sur l’harmonisation de la législation nationale avec les conventionsinternationales concernant les libertés syndicales (convention n° 78) et laprotection des délégués des salariés (convention n° 135).

De même, les signataires de l’accord se sont engagés à œuvrer de concert« à promouvoir la conclusion de conventions collectives, à organiser descampagnes d’information et de sensibilisation, à institutionnaliser le dialoguesocial à travers la mise en place de structures nationales et locales, de natureà consacrer la culture de la concertation ». Il importe de souligner que, depuisle milieu des années 90, le Maroc connaît une montée en régime des tensionssociales ayant fait perdre à l’économie nationale, pour les seules années 1999,2000 et 2001, respectivement 369 377, 414 742 et 249 042 journées detravail. Au cours de l’année 2002, le nombre total de journées de travailperdues s’élève à 135 458 pour un total de 237 grèves déclenchées dans172 entreprises contre 927 grèves évitées dans 697 établissements. La mêmeannée a connu la signature de 52 protocoles d’accord dont 45 conclus aucours de conflits n’ayant pas dégénéré en grève, contre 7 en situation degrève ouverte.

L’ampleur des conflits collectifs s’explique, fondamentalement, par lesdistorsions sur le marché du travail et la montée des licenciements induitespar les processus de libéralisation et de privatisation. Dans une telle situationet en l’absence d’une régulation institutionnelle de l’emploi et des relationsprofessionnelles, la flexibilité du travail, recherchée par les entreprises comme

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Indicateurs économiques de la gouvernance démocratique au Maroc

moyen privilégié d’adaptation aux changements conjoncturels, tend às’imposer, dans la réalité du travail, au-delà de la loi. De fait, l’examen desmotifs de déclenchement des grèves met en évidence une prédominancedes mobiles liés à la non-application de la législation du travail (fermeturessauvages d’entreprises, licenciements sans autorisation administrativepréalable, retards dans le versement des salaires, entraves à l’implantationou à l’action syndicale).

La flexibilité du travail a fini par être « légalisée » dans le nouveau codedu travail, même si, afin d’éviter les abus en matière d’utilisation des contratsà durée déterminée, elle a été assortie d’une série de conditions sévères :un contrat à durée limitée, dans les secteurs non agricoles, est transforméen contrat permanent après deux années de renouvellement. Dans le casde contrat d’une durée d’un an, le renouvellement ne peut avoir lieu qu’uneseule fois sous peine d’être transformé en contrat à durée illimitée. De mêmeun contrat de six mois (secteur agricole) devient permanent au bout de troisrenouvellements. En cas de transfert d’un salarié, sous contrat indéterminé,d’un service à un autre ou d’un poste à un autre, l’entreprise ne peut revenirsur ses droits et avantages acquis. Autre disposition allant dans le sens d’unecodification de la flexibilité : la période d’essai en contrat illimité ne peutdépasser les trois mois pour les cadres, un moi et demi pour les employéset 15 jours pour les ouvriers.

Par ailleurs, le licenciement collectif et la fermeture totale ou partielled’entreprises, pour des raisons économiques, technologiques ou structurelles,continuent d’être conditionnés par l’« autorisation préalable du gouverneur ».Une indemnité pour perte d’emploi est prévue selon le barème suivant :96 heures de salaire pour les cinq premières années d’ancienneté,144 heures de salaire pour 6 à 10 années d’ancienneté, 192 heures entre11 et 15 années d’ancienneté, 240 heures pour un salarié ayant cumulé plusde 15 ans de travail. Quant aux indemnités en cas de licenciement abusif,elles ont été fixées, dans la limite d’un plafond de 36 mois, à un mois etdemi de salaire par année travaillée.

A l’origine, c’est dans la Déclaration commune du 1er août 1996 qu’aété amorcé le processus d’organisation des relations professionnelles sur labase du principe du dialogue social entre les partenaires sociaux. Et afind’octroyer à ce dernier un caractère procédural, le législateur a défini lesmécanismes et les outils susceptibles d’opérationnaliser le principe dedialogue social et de le transformer en dispositif de négociation collective :redynamisation des conventions collectives, réactivation des procédures deconciliation et d’arbitrage, recherche d’équilibre entre droit de grève etlibertés syndicales, d’une part, liberté du travail et « intégrité del’entreprise », d’autre part.

L’ensemble de ces principes fut réitéré par l’Accord social du 23 avril2000 (Accord du 19 moharram) et par l’Accord du 21 avril 2003. Ce dernierprécise en outre qu’un compromis a pu être trouvé entre les partenaires

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sociaux sur les « points litigieux » qui avaient, par le passé, bloqué lapromulgation du nouveau code du travail. De fait, celui-ci fut voté auParlement en juillet 2003 (loi n° 65-99) mettant un terme à une situationstructurelle de « déconnexion légale », c’est-à-dire de dissonance entre ledroit et le fait dans le monde du travail.

C’est dans le livre 2 du code du travail que le principe de négociationcollective est affirmé : celle-ci est institutionnalisée et mise en harmonieavec les dispositions de la convention internationale (n° 98) de 1949 sur« le droit d’organisation et de négociation collective ». Les négociationscollectives, désormais obligatoires et annuelles (d’autres délais pouvant êtrefixés dans le cadre de conventions collectives), sont organisées au niveaude l’entreprise et du secteur. Elles peuvent également se dérouler au niveaunational dans un cadre tripartite entre le gouvernement, le patronat et lessyndicats. L’objectif essentiel des négociations collectives est à la foisd’améliorer les conditions de travail et d’organiser les relationsprofessionnelles. Un conseil de négociation collective est prévu par le codedont le rôle est de promouvoir les conventions collectives. En effet, depuis1957 (dahir du 17 avril) et en dépit de la création en 1960 d’un conseilsupérieur des conventions collectives, une trentaine seulement deconventions collectives ont été conclues dans les secteurs des banques, dupétrole, des transports et des sucreries. Deux tentatives (vaines) en 2000de relancer le recours des partenaires sociaux aux conventions collectives :la réunion du conseil supérieur des conventions collectives qui ne s’est pasréuni depuis plus de vingt ans et la tenue d’un colloque tripartite sur lesconventions collectives.

La codification du principe de négociation collective (notamment soncaractère obligatoire) constitue une avancée fondamentale en matière dedémocratisation et de modernisation des relations professionnelles. De même,le niveau entreprise et secteur correspond au choix du législateur dedécentraliser la négociation collective.

Parallèlement, le code prévoit un réaménagement du système de contrôlepar l’inspection du travail : simplification de la procédure de transmissiondes procès-verbaux qui peuvent désormais être directement envoyés auParquet sans passer par l’administration centrale ; contrôle et vérificationdes dispositions des conventions collectives (livre 5).

Enfin ont été formalisés et institutionnalisés les modes de règlementdes conflits collectifs, c’est-à-dire notamment la conciliation et l’arbitrage.

7. La responsabilité sociale de l’entreprise

La notion de responsabilité sociale de l’entreprise renvoie à l’exigenceen matière de gestion des ressources humaines de prendre en compte lesnouvelles contraintes liées à l’éthique et à l’équité dans le travail et laproduction. En effet, de nos jours plusieurs stakeholders, autres que lesactionnaires et les dirigeants, sont concernés par le type de management

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Indicateurs économiques de la gouvernance démocratique au Maroc

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des entreprises et ses formes de régulation : salariés, représentants dupersonnel, clients, fournisseurs, collectivités territoriales, société civile, etc.

Au Maroc, la restructuration de la CGEM en 1995 s’est faite autourdu principe d’« entreprise citoyenne » impliquant une redéfinition desrapports Etat-économie en général et Administration-entreprises enparticulier.

La responsabilité sociale correspond aux nouvelles normes mises en avanten 1998 par le Bureau international du travail (BIT) dans une « Déclarationsur les droits fondamentaux » (que tous les Etats-membres sont tenusd’appliquer même s’ils n’ont pas ratifié les conventions correspondantes)affirmant l’engagement à « respecter, promouvoir et réaliser de bonne foi » :

– « la liberté d’association et la reconnaissance effective du droit denégociation collective des travailleurs et des employeurs,

– l’élimination de toute forme de travail forcé ou obligatoire, – l’abolition effective du travail des enfants,– l’élimination de la discrimination en matière d’emploi de profession ».C’est sans doute en référence à cette déclaration que le nouveau code

du travail a introduit une série de dispositions visant à engager la« responsabilité sociale » de l’entreprise marocaine :

– l’âge minimum pour travailler a été fixé à 15 ans (au lieu de 12 ansauparavant) (livre 2) ;

– le statut des syndicats professionnels et des délégués du personnel aété défini, ainsi que l’organisation des comités d’entreprise et de lareprésentation syndicale au sein des entreprises (livre 3). C’est, en effet, lapremière fois qu’un texte institutionnalise la représentation syndicale, encorrespondance de phase avec la législation internationale.

Les problèmes sur le terrain sont toutefois complexes : ils se posent,comme il a été souligné plus haut, d’une part, au niveau de l’effectivité dudroit, les entreprises n’ayant pas intériorisé les liens existant entreresponsabilité sociale et efficience économique. D’autre part, lesenchaînements macro-économiques à l’œuvre au Maroc continuent deprivilégier une régulation concurrentielle du rapport salarial fondé sur lesavantages comparatifs liés aux bas salaires.

C’est précisément dans cette optique que le recours au travail des enfantsde moins de 15 ans continue de perdurer, notamment dans le textile-habillement. Estimé en 2000 à près de 500 000, le nombre des enfants misau travail demeure important, bien qu’il ait marqué une nette diminutionde plus de trois fois depuis les années 90, suite aux pressions et interventionsconjuguées de l’Unicef et du BIT (en particulier le programme IPEC pourl’abolition du travail des enfants).

Selon l’enquête annuelle de la direction de la Statistique sur l’activité,l’emploi et le chômage en milieu urbain, 90 % des enfants ont entre 10 et14 ans et 10 % ont moins de 10 ans.

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C’est l’extrême pauvreté des familles qui les conduit à placer leurs enfantsdans une entreprise. Toutefois, les rémunérations versées aux travailleursmineurs sont en moyenne modiques, voire nulles : un enfant sur deux perçoitun salaire inférieur au Smig, un sur trois est payé en nature (90 % en milieurural). La durée du travail est également peu conforme à la loi (48 heurespar semaine ramenées à 44 heures dans la nouvelle législation du travail) :plus d’un enfant sur deux travaille plus de 50 heures par semaine. Les enfantssont soumis à des conditions de travail difficiles et à des risques liésnotamment aux « pires formes de travail » : 59 % sont exposés à l’épuisementmusculaire, 60 % portent des charges supérieures à 5 kg et 39 % subissentdes violences physiques et verbales. De façon générale, le travail réservé auxenfants ne leur offre aucun apprentissage et se limite à des tâches répétitives.

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