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Université Lumière Lyon II Institut d’Études Politiques de Lyon Les représentations du genre dans les manuels d’histoire du lycée, 1968-2008 Eléna SUZAT Séminaire « Histoire politique aux XIX e et XX e siècles », année scolaire 2008-2009 Directeur de mémoire : M. Gilles VERGNON Mémoire soutenu le 7 septembre 2009, pour le diplôme de l’IEP de Lyon, master Carrières Publiques Membres du jury : M. Gilles VERGNON et M. Bruno BENOIT, professeurs d’Histoire à l’IEP de Lyon

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Université Lumière Lyon IIInstitut d’Études Politiques de Lyon

Les représentations du genre dans lesmanuels d’histoire du lycée, 1968-2008

Eléna SUZATSéminaire « Histoire politique aux XIX e et XX e siècles », année scolaire 2008-2009

Directeur de mémoire : M. Gilles VERGNONMémoire soutenu le 7 septembre 2009, pour le

diplôme de l’IEP de Lyon, master Carrières Publiques

Membres du jury : M. Gilles VERGNON et M. Bruno BENOIT, professeurs d’Histoire à l’IEP de Lyon

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Table des matièresRemerciements . . 5Epigraphe . . 6Introduction . . 7Première Partie Les manuels d’histoire, des produits complexes, facteurs desreprésentations du genre . . 19

Chapitre 1 : Le produit d’un contexte historiographique . . 19I) La science historique . . 19II) Les historiens . . 26III) La recherche universitaire en histoire des femmes et du genre depuis lesannées 1970 . . 29

Conclusion du chapitre 1 . . 32Chapitre 2 : Le produit d’un contexte éditorial . . 32

I) Le processus d’élaboration des manuels d’histoire, les différentes étapes . . 33II) Les politiques éducatives de la France, de l’Union Européenne et de l’ONU . . 38III) L’évolution des pratiques et des programmes en histoire au lycée entre 1968 etles années 2000 . . 43

Conclusion du chapitre 2 . . 50Conclusion de la première partie . . 50

Deuxième Partie :Les représentations du genre à trois moments du programme du

secondaire : Athènes au V e siècle avant J.-C., 1848 et la Révolution Industrielle desannées 1850, 1914-1920 . . 51

Chapitre 1 : Les phénomènes de genrification dans les manuels . . 51I) Le problème de la mixité . . 52II) La sur-représentation masculine et l’invisibilité féminine : des zones d’ombrehistoriques . . 58III) Les stéréotypes masculins et féminins . . 62IV) Le lien entre valorisation sociale et virilité, dévalorisation sociale et féminité : latransversalité des hiérarchies de genre dans les représentations de la société . . 67

Conclusion du chapitre 1 . . 72Chapitre 2 : Évolution générale des manuels d’histoire vers une étude plus critique dupassé . . 73

I) Aspect qualitatif : questionnement sur le rôle des minorités, affaiblissement duparadigme du « grand homme » seul acteur de l’histoire . . 73II) Aspect quantitatif : de la grande à la petite histoire . . 84III) Synthèse : un étude comparative des manuels par années, par éditeurs, et parpériodes du programme . . 92

Conclusion du Chapitre 2 . . 97Conclusion de la deuxième partie . . 97

Conclusion générale . . 99Sources . . 104

Manuels . . 104Hachette . . 104Nathan . . 104

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Delagrave . . 105Istra . . 105Armand Colin . . 105Hatier . . 105Belin . . 105Magnard . . 105Bréal . . 106

Programmes . . 106Entretiens, conférences . . 107

Bibliographie . . 108Ouvrages généraux . . 108Articles de revues . . 108Ressources internet . . 108Ouvrages en Histoire de l’éducation et des manuels . . 109Ouvrages sur les études de genre, histoire des femmes et des masculinités . . 109Parutions officielles . . 110

Annexes . . 111Réponsesquestionnaires . . 111Entretien téléphique avec Françoise Thébaud, 14 mars 2009 . . 111Retranscription d’un échange de courriers électroniques avec Alain le Plessis . . 111

Résumé . . 112

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Remerciements

Suzat Eléna 5

RemerciementsJe tiens à remercier Messieurs Gilles Vergnon et Bruno Benoît pour leur aide et leur disponibilité.

Un grand merci à Mme Michelle Zancarini-Fournel, pour son soutien et ses précieux conseils,ainsi qu’à Mme Françoise Thébaud pour avoir eu la gentillesse de me consacrer un peu de sontemps.

Merci aussi à tous les professeurs qui ont eu l’amabilité de répondre à mon questionnaire etde le diffuser, et tout particulièrement aux membres de l’Association des Professeurs d’Histoireet Geographie.

Je remercie enfin mes proches, famille et amis, pour leur patience, leur aide et leur soutien.

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Les représentations du genre dans les manuels d’histoire du lycée, 1968-2008

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Epigraphe« Histoire économique, démographique, histoire des techniques et des moeurs et pas seulementhistoire politique, militaire, diplomatique. Histoire des hommes, de tous les hommes, et pasuniquement des rois et des grands. Histoire des structures et non des seuls événements. Histoire enmouvement, histoire des évolutions et des transformations, et non histoire statique, histoire tableau.Histoire explicative, et non histoire purement narrative, descriptive – ou dogmatique. Histoire totaleenfin. »

Jacques Le Goff, Jacques Revel, La nouvelle histoire, Editions Retz, 1978.

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Introduction

Suzat Eléna 7

Introduction

Au commencement…des parents féministes, une année d’échanges à Berkeley, les GenderStudies, Viginie Despentes, Judith Butler. Une question : pourquoi sommes-nous devenusce que nous sommes ? Une réponse : l’histoire.

On ne nait pas femme, on ne nait pas homme, on le devient. Simone de Beauvoir1,paraphrasée ici, a ouvert un champ d’investigation vaste, en se demandant par quelsmécanismes passait la construction identitaire de chacun. Loin de la littérature de bas étagequi considère que les hommes viennent de Mars et les femmes viennent de Vénus2, loindes considérations biologisantes et des exclamations de séries télévisées (c’est bien lesfemmes ! c’est bien les hommes !), l’histoire cherche à répondre, avec science et méthode, àune question centrale concernant les rapports sociaux de sexe : comment les individus sont-ils devenus des êtres qui se reconnaissent en tant que membre appartenant à un groupesexué ?

Les réponses à cette question sont complexes, parce que les procédés de laconstruction identitaire sont obscurs et mystérieux. La famille, l’histoire nationale et locale,le contexte socio-économique, l’environnement naturel, l’éducation, les rencontres, lapsychologie, le hasard aussi, influencent certainement, et de différentes manières, lespersonnalités de chacun. Il serait abusif de prétendre que les images que nous recevons,notamment par l’intermédiaire des livres d’école, forgent à elles seules les êtres en devenir.D’autres facteurs multiples conditionnent la féminité et la masculinité des individus. Maisc’est un début. En m’intéressant aux représentations du genre dans les manuels d’histoiredu lycée entre les années 1960 et les années 2000, il s’agissait de poser la question dela place tenue par les manuels d’histoire dans la diffusion d’images genrées des sociétésdu passé.

Lors d’une conférence le 26 mars 2009, l’historienne Michelle Zancharini-Fournel,Professeur d’histoire contemporaine à l’IUFM de Lyon et co-directrice de la revue CLIOHistoire, Femmes et Sociétés , se demandait, mieux que moi, quel était « le rôle desdisciplines scolaires et en l’occurrence de l’histoire dans la fabrication des identitéssexuées ?3 ». Cette question est au cœur de mon intérêt pour le sujet de ce mémoire : lesreprésentations du genre dans les manuels d’histoire du lycée, 1968-2008.

Prendre les années 1960 et plus particulièrement 1968 comme début d’une étude surles représentations du genre dans les manuels d’histoire permet d’observer à quelle vitesseles bouleversements sociétaux de ces années ont connu une traduction dans le mondede la connaissance historique. Moment de grand chambardement des relations socialesentre hommes et femmes, la fin des années 1960 et le début des années 1970 ont vuémerger l’histoire des femmes en tant que discipline scientifique et universitaire. Une telleévolution dans la société a-t-elle eu un effet immédiat sur la façon dont l’histoire au lycée

1 Simone De BEAUVOIR, Le deuxième sexe, Gallimard, 1949.2 John GRAY, Les hommes viennent de Mars ; les femmes viennent de Vénus, Michel Laffont, Paris, 2003.3 Michelle ZANCARINI-FOURNEL, Conférence à l’Institut National de Recherche Pédagogique (INRP) de Lyon sur « La place

des femmes dans l’enseignement de l’histoire de la IIIe République », Colloque sur l’histoire de l’éducation, 26 mars 2009.

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Les représentations du genre dans les manuels d’histoire du lycée, 1968-2008

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était rédigée ? Lors d’un colloque à l’École Normale Supérieure sur Mai 1968, le 26 mars2009, l’historien Emmanuel Picard, répond qu’en fait, il n’y a pas eu de révolution spontanéedu système éducatif, et qu’« une quinzaine d’années ont été nécessaires pour que celas’accomplisse »4. Il a expliqué que c’est avec le temps long que « Mai 68 a complètementchangé les modes de fonctionnement de la profession d’universitaire ». Les profils sociauxtrès différents se sont affrontés avec d’un côté le corps enseignant tel qu’il existe depuis le

XIXe siècle et de l’autre des femmes, des non-normaliens, des non-agrégés. Cette époquese caractérise d’ailleurs par un rajeunissement notable de la profession. Les professeursayant nouvellement intégrés l’Éducation Nationale ont ainsi massivement fait alliance avecles étudiants protestataires pendant les événements de mai. Mais cette mobilisation « n’apas entraîné de transformation brusque du système éducatif pour autant ». Selon EmmanuelPicard, le renouvellement du corps enseignant n’a pas signifié qu’il allait être fait table rasedu passé de l’enseignement, et le changement fut très progressif dans les méthodes et lescontenus éducatifs.

Faire terminer à 2008 l’étude sur les représentations du genre dans les manuelsd’histoire au lycée peut se justifier par le fait que les années 2000 ont peut-être été lesannées où, véritablement, le processus de changement culturel dans les relations socialesde sexe qui s’est accéléré dans les années 1960-1970, a trouvé ses traductions les plusprobantes dans les manuels. Le projet de l’association Mnémosyne, Association pour ledéveloppement de l'histoire des femmes et du genre, de publier un manuel à destination desprofesseurs d’histoire devrait prendre forme en 2010. Il s’agit, pour l’Association d’historiens,de proposer un manuel sur les périodes au programme vues sous l’éclairage de l’histoiredes femmes et du genre5. Entre 1968 et 2008, on peut ainsi observer un développement dereprésentations du genre qui gagnent en précision scientifique et perdent progressivementleurs traits caricaturaux. .

Des manuels chez une diversité d’éditeurs ont été examinés, car il semblait intéressantde pouvoir comparer les manuels non seulement dans le temps mais aussi en fonction desmaisons d’édition, afin de voir si les représentations du genre variaient de façon importanteou non en fonction des lignes éditoriales des différentes maisons.

Le programme n’a pu être étudié de manière exhaustive car cela aurait demandé untemps d’investigation et un espace de rédaction trop vastes. J’ai donc choisi des périodes quime semblaient particulièrement intéressantes au regard des problématiques sur le genre.

Je me suis intéressée à Athènes (dans les programmes et manuels entre 1982 et1987 et 1996 et 2008), ainsi qu’à la Révolution de 1848 (toujours présente dans lesprogrammes, mais soit en Seconde soit en Première) car ces périodes permettent deparler de la problématique de la construction politique et démocratique de l’État moderne,de ses origines. Cette problématique peut prendre un sens très pertinent à la lumière del’histoire du genre, car elle montre les phénomènes de genrification ou de sexualisation dela vie politique et révèle certaines limites de la démocratisation des régimes politiques. LaRévolution de 1789 aurait pu entrer dans cette catégorie, en tant que moment fondateurde l’État démocratique moderne basé cependant sur une exclusion des femmes de la viepolitique. Mais la notion de « suffrage universel masculin » abordée avec le sujet de laRévolution de 1848 semblait très intéressante. Surtout, cet événement est traité de façon

4 Emmanuel PICARD, conférence « Les universitaires en mai 1968 », colloque « Identités confrontées à mai-juin 1968 », du 25mars 2009 au 27 mars 2009 - Lyon – Colloque Organisé par l'Institut d'études politiques de Lyon, le Laboratoire de recherche historiqueRhône-Alpes, l'Institut d'études politiques de Rennes et le Centre d'histoire sociale du XXe siècle (Paris1/CNRS), le 25-27 mars 2009.

5 Entretien téléphonique avec Françoise Thébaud, le 14 mars 2009, voir annexe 1.

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Introduction

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plus concise dans les manuels que la Révolution de 1789, dont les représentations dans lesmanuels seraient un sujet qui mériterait à lui seul un mémoire. De plus, l’histoire du suffrageest un exemple des plus explicites des limites de l’histoire enseignée dans les manuels, carde nombreux ouvrages abordent la question de la conquête du suffrage universel en 1848sans évoquer l’exclusion des femmes.

Je me suis également intéressée à la période de la Révolution industrielle dans lesannées 1850. L’étude d’un temps long permet d’observer les structures sociales des payseuropéens et de la France, et de voir sur quels modes ces sociétés sont présentées (laclasse, l’idéologie, le genre...) ce qui permet d’estimer dans quelle mesure le genre apparaîtplus ou moins explicitement. Cette période permet notamment de se demander commentet pourquoi la construction identitaire de classe s’est en partie faite sur le mode de la virilité.

Enfin, il m’a semblé indispensable d’étudier la Première Guerre Mondiale, dans lamesure où cette période a été le théâtre de changements fondamentaux dans les relationssociales de sexe, et dont les recherches en histoire du genre ont amplement fait l’écho.

Le mot genre dérive de l’anglais gender, terme pour la première fois utilisé par unprofesseur de médecine en 1968, Robert Stoller, dans l’ouvrage Sex and Gender: On theDevelopment of Masculinity and Femininity (Science House, New York). Son étude portaitsur des personnes nées avec un sexe indifférencié (XXY), qui ont amené le médecin àutiliser le terme de genre dans le sens de « genre humain », ou « espèce humaine ». Maisc’est la sociologue britannique Ann Oakley, qui, en 1972, parle la première de genre ensciences sociales. Son but est de rendre explicite la différence entre sexe biologique et sexesocial dans son livre intitulé Sex, Gender and Society (Temple Smith, Londres). Par la suite,Nathalie Zemon Davis, historienne américaine spécialiste de l'histoire culturelle et socialede la France et de l'époque moderne, utilise le mot genre en 1974 pour décrire les variationsqui existent entre les rôles et les symboles sexués entre les différentes cultures, classessociales, époques. Mais c’est surtout la définition de l’historienne américaine de l’Universitéde Princeton, Joan Scott, qui soulève un enjeu de taille. Pour elle, le genre est à la foisun « élément constitutif de rapports sociaux fondés sur des différences perçues entre lessexes, et une façon première de signifier des rapports de pouvoir »6. Selon elle, le genre aen effet été dans l’histoire une des « références récurrentes par laquelle le pouvoir politiquea été conçu, légitimé ou critiqué ». Aborder la question des représentations du genre dansles manuels scolaires vise donc à la fois à comprendre les mécanismes qui donnent unsens aux représentations féminines et masculines, et, à essayer de percevoir l’image desrelations de pouvoir entre les hommes et les femmes qu’elles reproduisent.

Mais précisons de façon plus exacte ce que le mot « genre » signifie. Tout d’abord,« genre » ne signifie par « femmes ». S’il est vrai que l’histoire du genre est historiquementassociée à l’histoire des femmes, elle s’en distingue en ceci qu’elle a pour objet à la fois leféminin et le masculin, les femmes et les hommes. Faire un mémoire sur les représentationsdu genre dans les manuels d’histoire du lycée, c’est donc s’intéresser à la manière dont lesnormes et les images féminines et masculines sont représentées.

Ensuite, il convient de distinguer le sexe et le genre. Beaucoup de cultures considèrentque les différences entre les femmes et les hommes sont naturelles. L’observation desorganes génitaux des enfants à la naissance détermine leur appartenance à un sexe.Mais le sexe biologique ne doit pas être confondu avec le sexe social, c’est-à-dire legenre. D’un côté, le sexe désigne les différences biologiques entre mâles et femelles. D’unautre côté, « le genre se réfère à la culture et à la classification sociale en "masculin" et

6 Joan WALLACH SCOTT, Gender and the Politics of History, Columbia University Press, New York, 1988.

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Les représentations du genre dans les manuels d’histoire du lycée, 1968-2008

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"féminin" »7. C’est une façon de parler des qualités, ou des rôles des hommes ou desfemmes. Une grande variabilité caractérise le féminin et le masculin, qui sont des catégoriesvides à priori, mais auxquelles chaque culture donne un sens particulier. Ce sont desnotions interdépendantes, qui se définissent l’une par rapport à l’autre. Cette premièredifférenciation sociale est un facteur structurant des relations sociales. Mais en s’appuyantsur les différences biologiques entre les sexes, un effet de naturalisation de la différenciationsociale entre le masculin et le féminin émerge, et elle apparaît comme « indiscutable »8.

Utiliser le genre en histoire plutôt que le sexe revient à utiliser une grille de lecture,un instrument pour rendre le réel intelligible, montrant que les relations sociales desexe et les différences entre les hommes et les femmes ne sont pas dues à un ordrenaturel, mais qu’elles sont construites historiquement, par un certain contexte national,économique, social, culturel. Le genre est historiquement constitué. Les relations socialesentre hommes et femmes ne reposent pas sur une nature féminine ou une essencemasculine qui seraient éternelles et absolues. Le genre émerge au travers de processusculturels, économiques, politiques et relationnels. Le genre contient donc un ensembleinstable de normes organisées autour des rôles et des symboles attribués à des corpssexués. Selon Joan Scott, le « genre est une catégorie utile de l’analyse historique »9 caril rejette les déterminismes biologiques implicites dans les termes « sexe » ou « différencesexuelle ». Le genre en histoire, explique-t-elle, est un moyen pratique pour percevoirles constructions sociales. Cette notion est un prisme au travers duquel il est possibled’observer les implications idéologiques comme structurelles ou relationnelles des relationssociales entre les hommes et les femmes. Sans contextualisation historique et socialespécifique, les catégories « homme » et « femme » perdent toute signification.

Une représentation, au sens étymologique du terme, peut se définir comme l’ « actionde replacer devant les yeux de quelqu'un »10. C’est en effet une façon de présenter ànouveau une idée que l'on se fait sur le monde. En prolongeant l’analyse de l’historienneNicole Lucas11, les représentations du genre désignent deux choses. Premièrement, ellesdésignent les représentations collectives qui portent perception et appréciation des relationssociales de sexe. Deuxièmement, elles désignent les formes qui montrent l’être social genrétel qu’il se donne à voir à travers les signes et expressions symboliques.

Pour l’historienne et ingénieure de recherche au CNRS Cécile Dauphin, « l’image doitêtre lue, elle n’est pas ce qu’elle montre, elle re-présente, comme nous l’enseigne le tableaude Magritte, Ceci n’est pas une pipe »12. Ainsi, les représentations du genre dans lesmanuels d’histoire sont à la fois le produit d’un imaginaire social et personnel, et sont liéesà la connaissance historique de leurs auteurs et en même temps aux présupposés culturelssur le système de genre d’une société. C’est pourquoi il nous faut parler des représentationsdu genre au pluriel et non au singulier, car il n’existe pas un seul type de représentation dugenre dans les manuels d’histoire du lycée. Dans un sens, les représentations du genre dansles manuels d’histoire ont été « digérées » de façon plus ou moins consciente par les auteurs

7 Joan WALLACH SCOTT, Gender and the Politics of History, op. cit. p6.8 ibidem.9 ibidem.10 Centre National de Ressources Textuelle et lexicales, http://www.cnrtl.fr/étymologie/représentation.11 Nicole LUCAS, Enseigner l’histoire dans le secondaire. Manuels et enseignement depuis 1902, Les PUR, Rennes, 2001.12 Cécile DAUPHIN, Journée d’études de l’Association Mnémosyne, sur le thème « Faut-il être féministe pour écrire et enseigner

l’histoire des femmes et du genre ? », Université Denis-Diderot-Paris 7, 26 janvier 2008.

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Introduction

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de ces manuels, en fonction de la formation en histoire des femmes et du genre qu’ils ontreçue, en fonction de l’orientation des politiques éducatives nationales, et en fonction descontraintes éditoriales qui forgent le cadre d’apparition des représentations du genre dansles manuels. Un écart entre ce que les représentations du genre montrent et ce qu’ellescherchent à décrire, ce que certains linguistes pourraient nommer la différence entre lesignifiant et le signifié, peut survenir. Question encore assez peu traitée spécifiquement,le rôle du genre dans l’histoire relève donc souvent plus de l’impensé historique que de laconnaissance scientifique.

Il est important, quand on entreprend d’étudier les manuels d’histoire, de conserverà l’esprit le fait souligné par Annie Bruter « qu’ils ne constituent pas à eux seuls un« véritable savoir sur la façon dont l’histoire était enseignée et […] apprise ; [et que] cesouvrages ne donnent pas un accès direct aux connaissances acquises par les élèves quiles utilisaient »13. Ce mémoire ne prétend donc pas donner aux manuels une importancequi dépasserait celle de l’enseignement des professeurs, qui demeure l’élément central dediffusion du savoir historique.

Par ailleurs, selon l’historien Alain Choppin, spécialiste de l’histoire de l’éducation,« Le manuel est un produit culturel composite qui donne d’un savoir reconnu une versionpédagogique rigoureuse. Le manuel est au carrefour de la culture, de la pédagogie, del’édition et de la société », et le « concept de livre scolaire est historiquement récent »14.Pour lui, le manuel scolaire est un objet fondamentalement historique et culturel. Il explique :

La définition du manuel scolaire varie suivant les lieux, les époques, lessupports, les niveaux et les matières d’enseignement, suivant les contextespolitique, économique, social, culturel, esthétique... mais aussi et surtout enfonction de la problématique scientifique dans laquelle elle s’insère. Comme toutobjet de recherche, le livre scolaire n’est pas une donnée, mais le résultat d’uneconstruction intellectuelle : il ne peut y avoir de définition unique15.

Nulle part dans ce mémoire, nous n’adhérerons donc à l’idée que le manuel d’histoire estun objet historique figé.

Nicole Lucas, quant à elle, explique les origines des manuels. Elle remonte aux sourcesdu livre d’histoire moderne, en évoquant Condorcet, qui en 1794, publiait un appel àla création de livres d’histoires à destination des jeunes gens, dans un ouvrage intituléEsquisse d’un tableau des progrès de l’esprit humain, et dont le but serait de « Transmettreles notions de progrès de l’esprit humain »16. Plusieurs révolutionnaires voyaient dans lelivre d’histoire un moyen de propager les Lumières. C’est ainsi qu’en 1848 les « livres dupetit citoyen » apparaissent. Et c’est le décret du 29 janvier 1890 qui rend le livre d’histoireobligatoire17. Les progrès des techniques d’impression achèvent la diffusion des livresscolaires et leur donnent, surtout à partir des années 1980, la forme qu’ils ont aujourd’hui.

13 Annie Bruter, citée par Alain Choppin, « Le manuel scolaire, une fausse évidence historique », in Histoire de l’éducation,INRP, n°117, janvier-mars 2008.

14 Alain Choppin, « Le manuel scolaire, une fausse évidence historique », in Histoire de l’éducation, INRP, n°117, janvier-mars 2008.15 ibidem.

16 Nicole LUCAS, Enseigner l’histoire dans le secondaire, op. cit. p8.17 Michelle ZANCARINI-FOURNEL, Conférence à l’Institut National de Recherche Pédagogique, op. cit. p3.

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Les représentations du genre dans les manuels d’histoire du lycée, 1968-2008

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Au XXIe siècle comme dans les voeux de Condorcet, les manuels d’histoire secaractérisent par une orientation forte vers l’instruction civique. Apprendre aux élèvesles mécanismes par lesquels l’approfondissement du mouvement démocratique a eu lieusemble être une vocation majeure de l’histoire-géographie. La construction historique dela Nation, de l’État moderne et de la République sont des sujets centraux des manuelsd’histoire en France, ce qui leur attribue une vocation de formation politique et citoyenneimportante. Mais, le manuel ne se réduit pas à cela. C’est un outil aux multiples facettes,« point de convergence de la recherche, de la communication, de la découverte, de lapédagogie, de l’institution et des spécialistes »18.

Un manuel d’histoire semble avoir deux fonctions principales. D’une part, apporter desconnaissances fondamentales aux élèves en histoire. D’autre part, amener les élèves àavoir un certain raisonnement sur l’histoire, au regard des questionnements du présent.Il ne s’agit pas pour eux d’apprendre une vision naïve de l’histoire mais bien de savoircerner les défauts et les qualités d’un régime politique, économique et social, en fonctiondes catégories normatives partagées par la communauté historienne.

Ainsi, outre des connaissances, c’est un système de valeurs et de jugements quiest transmis aux élèves. Une notion de « progrès » est souvent présente d’un chapitreà l’autre. Les pratiques sont « nouvelles », les privilèges abolis, on va vers plus dedémocratie. Les documents et les questions posées permettent à l’élève d’arriver lui mêmeà s’approprier certaines réflexions. Une orientation certaine, constituée de républicanismeet d’attachement aux valeurs démocratiques, cherche à donner aux élèves des instrumentscritiques de l’histoire. Que l’on s’entende, le rôle d’un manuel est légitimement de formerles élèves, de leur procurer les instruments intellectuels utiles à leur apprentissage, et unpédagogue est bien légitime à se montrer plus ou moins directif. Aussi pertinents qu’ilssoient, le fait est que les travaux et le récit des manuels proposés aux élèves portenten filigrane une certaine normativité, même s’il s’agit d’une normativité consensuelle (ladémocratie, la liberté, l’égalité). La neutralité est impossible. Un point de vue ressortnécessairement d’un ouvrage historique –sans que cela n’en dénie la validité scientifique.Notons simplement que, selon les manuels, selon les programmes, selon les maisonsd’édition, on peut trouver des variables parmi ces points de vue historiques. Tel manuelmettra l’accent sur les problèmes d’exclusion des esclaves et des femmes du systèmepolitique, un autre soulignera l’importance des progrès démocratiques apportés par laRévolution Française sur l’Ancien Régime. La réflexion des rédacteurs, selon qu’elle soitatténuée ou renforcée par ce que dira le professeur en classe, va guider la formationde l’esprit critique de l’élève. Inversement, ce que les auteurs des manuels ne disentpas, les zones historiques inconsciemment laissées dans l’ombre, vont contribuer à laconservation de certains présupposés concernant le système des relations sociales, surtoutsi le professeur n’intervient pas sur ces sujets.

Il en va de même pour les réflexions sur le genre comme pour les réflexions sur lacitoyenneté ou les progrès démocratiques. Selon le parti pris par les auteurs, leur formation,et selon leur marge de manœuvre vis-à-vis des contraintes éditoriales, une image différentedes relations sociales de sexe va ressortir des manuels. Que les éléments sur ce sujets’avèrent rares ou abondants, qu’ils aient hérité des recherches en histoire des femmes etdu genre ou pas, les manuels vont être porteurs de certaines valeurs sur le genre. Autrementdit, les manuels n’influencent pas à eux seuls le sexisme ou l’anti-sexisme des élèves. Lediscours du professeur en classe, et toutes les influences dans l’environnement des lycéens,sociales, familiales, culturelles, politiques, etc, auront un impact sur la façon dont ils vont

18 Nicole LUCAS, Enseigner l’histoire dans le secondaire, op. cit. p8.

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Introduction

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percevoir et interpréter les relations sociales de sexe. Mais les représentations du genredans les manuels d’histoire, dans la mesure où les manuels sont considérés comme dessupports de savoir et de vérité historique, peuvent constituer une influence importante dansl’idée que se font les élèves du rôle des femmes et des hommes dans l’histoire.

La différence qui demeure toutefois entre la question du genre et la question de ladémocratie, c’est que la seconde est bien plus fréquemment posée de façon consciente,alors que la première demeure sous-jacente dans le récit historique du manuel. Aussi,mis à part quelques manuels de la fin des années 2000 pour lesquels le féminin-masculinconstitue un domaine d’investigation historique, il n’existe pas de questionnement sur legenre en tant que tel dans les manuels d’histoire au lycée.

Il faut, afin de savoir pourquoi les manuels, malgré quelques évolutions notables, onttrès peu bénéficié des recherches en histoire des femmes et du genre, comprendre en quoiles manuels sont le produit d’un contexte socio-culturel hétéronormé. L’hétéronormativité quicaractérise la société française peut se définir comme un système de normes, de pratiques,de coutumes et de façons de penser. Ce système est construit autour d’une croyanceen la différenciation forte et inégalitaire entre hommes et femmes, d’un attachement àl’hétérosexualité comme base des relations sociales de sexe, et d’une essentialisation desqualités dites typiquement masculines ou féminines. Mais le rapport de notre société augenre est pluriel. Ilexiste en effet une tension entre l’action ou les volontés individuelleset collectives pour le progrès de l’égalité entre hommes et femmes, et les contraintesstructurelles qui font obstacle à ces évolutions.

Les obstacles structurels à l’égalité hommes-femmes sont de plusieurs natures. Toutd’abord, les contraintes légales ont pendant longtemps fait des femmes des citoyensde seconde zone. Le Code civil napoléonien de 1804 a eu incontestablement desconséquences néfastes sur le statut juridique des femmes. L'ancien article 213, stipulaitpar exemple que « le mari doit protection à sa femme, la femme obéissance à son mari ».

Le Code civil, tout au long du 19e siècle, a confiné les femmes mariées dans un statut de

mineures à vie. Malgré quelques retouches dans les premières décennies du XXe siècle,il faut attendre l’œuvre du juriste Jean Carbonnier, qui réforma le Code Civil en 1965.Mais la fin de l’incapacité civile de la femme mariée, et l’autorité parentale conjointe nefurent adoptées qu’en 1970, et le divorce par consentement mutuel en 1975. Une certainedomination des femmes par le droit caractérise la société française des années 1960-1970.

Ensuite, des contraintes politiques ont pesé et pèsent encore sur les femmes. Dans lamesure où les carrières politiques fonctionnent souvent par cooptation, et que la sociabilitémasculine des partis politiques reste forte, les femmes accèdent souvent plus difficilement àdes postes importants dans la politique. Les phénomènes de la prime au sortant et du cumuldes mandats ont consolidé cette barrière à l’entrée des femmes dans la sphère politique.De plus, il existe un coût différencié de l’entrée en politique entre les hommes et les femmesdont on attend plus souvent qu’elles s’occupent de la famille et des activités domestiques.Enfin, la vie politique française a hérité d’un passé lourd d’exclusions répétées des femmesde la vie politique. Les dates de1789, 1804,1830, 1848, 1914, en même temps qu’elles ontapprofondi la construction de l’État moderne, sont aussi des dates qui ont scellé le caractèreuniquement masculin du droit de vote, de l’exercice de la politique ou de la responsabilitéjuridique.

C’est ainsi qu’aujourd’hui encore, les femmes dans les institutions politiques nereprésentent à l’Assemblée nationale que 18,5 % des élus, et au Sénat 22%. Au niveauinternational, la parité est très rare dans les gouvernements. L’Union Européenne compte

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Les représentations du genre dans les manuels d’histoire du lycée, 1968-2008

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trois femmes présidentes (Irlande, Lettonie, Irlande) une femme chef de gouvernement enAllemagne. Dans le Monde, sur 191 pays, on compte six femmes présidentes en 2008 etcinq femmes premières ministres19.

Un autre obstacle, culturel celui-là, doit également être pris en considération. Il n’estpas rare de constater une association entre le pouvoir et la masculinité dans les mentalités.Les femmes en politique se sentent souvent décalées, pas à leur place, leur présence estridiculisée et on parle d’elles sur un mode grotesque. De plus, il y a une attention extrêmeportée à leur corps, perçu comme spécifique alors que le corps des hommes est quant àlui normalisé, oublié.

Les médias participent au renforcement de ces stéréotypes. Une enquête deMediawatch 20 sur la presse, la radio et la télévision de 70 pays montre que 82% despersonnes citées dans les médias sont des hommes, et qu’un tiers des femmes citées sontcitées sans leur profession alors que c’est le cas de 1/20 des hommes seulement. L’enquêteconcluait qu’un tel traitement de l’information contribuait à la reproduction des imaginaires.

La reproduction des stéréotypes masculins et féminins passe par toute une séried’éléments, comme les jouets hypermasculins ou hyperféminins, certaines lecturesenfantines, la publicité, Eric Zemmour, certains préceptes religieux, les sports et les métiersque l’on associe à un sexe ou l’autre, un monde du travail marqué par une inégalité de prèsde 20% entre les salaires des femmes et des hommes, une présence féminine de moins de10% dans les Conseils d’Administrations des entreprises du CAC 40, certaines émissionsde télévision, et la liste est longue…

Et elle ne concerne pas que les femmes. Les hommes aussi, dans la période1968-2008, ont fait face à certaines contraintes de genre. La masculinité connaît ses propresrègles, ses impératifs. Pour les hommes originaires des classes sociales défavorisées,touchées par le délitement du travail salarié, pour les personnes issues de l’immigration,l’accès au politique est clairement plus difficile que pour les hommes blancs desclasses moyennes ou supérieures. Les représentations du pouvoir, si elles sont associéesau masculin beaucoup plus qu’au féminin, sont également associées à un certain type demasculinité : celle de l’homme d’origine européenne, possédant un fort capital économiqueet social. Le racisme envers les populations africaines ou nord-africaines issues del’immigration post-coloniale n’est pas un fait nouveau, et contribue, de façon latente, àfavoriser la reproduction de toutes sortes de discriminations envers ces individus, dont lamasculinité est dans ces cas-là considérée comme anormale, ou inférieure. L’homosexualitéest un autre motif de discrimination, qui porte à croire qu’aujourd’hui, pour de nombreusespersonnes, « être un vrai homme », c’est être hétérosexuel.

Enfin, des contraintes culturelles pèsent sur les hommes, envers lesquels il est possiblede constater certaines attentes de la société. On attend généralement d’eux qu’ils soientrationnels, responsables, forts, protecteurs de leur famille, virils, qu’ils exercent certainsmétiers nécessitant responsabilité ou force physique, qu’ils s’intéressent plutôt à la politique,à la science, à l’économie qu’aux affaires sociales, domestiques, à la littérature et auxarts. La société assigne certains rôles aux hommes, qui doivent faire preuve de courage,d’agressivité, de compétitivité. Ces contraintes qui participent à la formation des caractèrespeuvent être plus ou moins bien vécues. Les mécanismes d’intériorisation de l’identité

19 Michelle ZANCARINI-FOURNEL, Cécile SOURD, cours d’ouverture sur les rapports sociaux de sexe, IEP de Lyon, 1er

semestre 2008-2009.20 Virginie BARRE, Sylvie DEBRAS, Natacha HENRY, Monique TRANCART, Enquête Mediawatch, Dites-le avec des femmes.

Le sexisme ordinaire dans les médias Médialivre, CFD/AFJ, Paris, 1999.

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Introduction

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genrée, que ce soit pour les femmes ou pour les hommes, passent souvent par desmécanismes de répression symbolique ou réelle qui peuvent être violents.

Malgré ces obstacles structurels, de nombreux efforts politiques ont été accomplis entre1968 et 2008 dans le sens d’une plus grande égalité entre les femmes et les hommes.

Rappelons que le 21 avril 1944, le Gouvernement provisoire de la République françaisedonne le droit de vote aux femmes (plusieurs années après que de nombreux paysoccidentaux leur ont accordé), confirmé par l’ordonnance du 5 octobre, qui ne sera utiliséque le 29 avril 1945 pour les élections municipales. Par la suite, une série de textes législatifsont permis de prolonger ce mouvement d’émancipation des femmes. La loi Neuwirth en1967 légalise la contraception (mais le décret d’application est décrété en 1972 seulement).La loi Veil du 17 janvier 1975 autorise l'avortement. Les mouvements associatifs féministesmènent par ailleurs un combat pour les droits des femmes. Le Mouvement de Libérationdes Femmes, l'appel à la grève des femmes contre les tâches domestiques et sexuelles(1974), l'intervention dans le domaine juridique (par la Ligue des droits des femmes, 1974),la création de « SOS femmes battues », la création du Planning familial, ont favorisé uneprise de conscience de l’importance de la question du sexisme dans la société et amenéà une plus grande égalité entre les hommes et les femmes à partir des années 1970.Françoise Giroud, première secrétaire d'État auprès du Premier Ministre Jacques Chirac,fut chargée de la Condition féminine, entre juillet 1974 et août 1976 ; elle prend « cent unemesures » pour le droit des femmes. Après elle, une délégation puis un ministère furentconfiés à Monique Pelletier, femme politique de centre droit21.

L’action d’Yvette Roudy est particulièrement marquante en ce qui concerne lesavancées du féminisme institutionnel. Députée du Parlement Européen en 1979, elle entreau gouvernement Mauroy en 1981 en tant que Ministre des Droits de la femme, déléguéeauprès du Premier Ministre. Son but : mener un « combat pour la rencontre entre socialismeet féminisme »22. Et pour cela elle entend, diriger un « ministère du déconditionnement desfemmes et des hommes »23. Elle a ainsi participé à la réalisation de quelques-unes des « 110propositions » de François Mitterrand. Des centres départementaux des droits des femmessont créés un peu partout sur le territoire (ils sont plus de 200 en 1985). En 1982, est instauréle caractère officiel de la célébration de la journée de la femme le 8 Mars. Un programmede formation professionnelle et d’orientation scolaire pour promouvoir l’égal accès aux filleset aux garçons à tout type de métiers est lancé et étayé par des campagnes comme cellede 1984 (« les métiers n’ont pas de sexe »)24. Une aide à la recherche universitaire surles femmes est allouée. La loi sur « l'égalité de l'homme et de la femme » est votée le 13juillet 1983. Dans un sens, et malgré les nombreux échecs et déboires politiques rencontréspar Yvette Roudy, un « féminisme d’État »25 s’est introduit, entre 1981 et 1986, dans les

institutions de la Ve République.En 1992, Françoise Gaspard, Ann le Gall et Claude Servan Schreiber publient « Au

pouvoir, citoyennes ! », un appel à la parité en politique. Ainsi, l'Assemblée Nationale adopte21 Françoise THEBAUD, « Promouvoir les droits des femmes : ambitions, difficultés et résultats », in Serge BERSTEIN, Pierre

MILZA, Jean-Louis BIANCO (dir.), François Mitterrand, Les années du changement 1981-1984, Perrin, Saint-Amand-Montrond, 2001.22 ibidem.23 Circulaire à l’intention des préfets de Région et de Département, in Françoise THEBAUD, « Promouvoir les droits des

femmes... », op. cit. p14.24 Françoise THEBAUD, « Promouvoir les droits des femmes... », op. cit. p14.25 ibidem.

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Les représentations du genre dans les manuels d’histoire du lycée, 1968-2008

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un projet de révision constitutionnelle relatif à l'égalité entre les femmes et les hommes en1998. Cela abouti à la loi du 6 juin 2000, qui prévoit une parité totale pour les scrutins ainsique des sanctions financières aux élections législatives si le nombre de candidats d’un sexedépasse de 2 % celui de l’autre.

En parallèle au développement des droits des femmes, et peut-être même grâce àlui, la masculinité se redéfinit progressivement entre les années 1960 et les années 2000.La figure du Pater Familias, détenteur de l’autorité familiale mais peu affectif, subit lecontrecoup de mai 1968. Le phénomène des « nouveaux pères » cristallisé dans le filmTrois hommes et un couffin de Coline Serreau en 1985, la valorisation de la sensibilité chezles hommes, l’apparition des « métrosexuels », des hommes coquets faisant attention àleur apparence, tous ces éléments ont contribué à donner un contenu différent à la virilité,plus ouverte sur certains aspects de la part de « féminité » des hommes. En outre, lemouvement du masculinisme, a cherché à diffuser une vision politique de défense des droitsdes hommes (comme un accompagnement psychologique des hommes en difficulté, plusnombreux à se suicider que les femmes, la lutte contre le conditionnement des hommesà devenir des producteurs corvéables ou des soldats que les États sacrifient à merci, ouencore la défense des prérogatives paternelles lors du divorce lors duquel la garde desenfants est plus souvent attribuée à la mère).

On peut alors dire que les manuels s’inscrivent dans un contexte marqué par descontradictions multiples et complexes, d’une société qui est à la fois soucieuse de conserverun certain ordre établi entre les sexes, traversée par des hiérarchies fortes entre le fémininet le masculin et par des inégalités persistantes entre les hommes et les femmes, mais quien même temps, avance vers un plus grand libéralisme dans la construction de l’identitésexuelle des individus.

Ainsi, il est possible d’émettre l’hypothèse selon laquelle les représentations du genredans les manuels d’histoire connaissent une évolution liée à des facteurs multiples. Ellesne sont pas figées dans une sorte de carcan idéologique sexiste imposé par un modèle desociété patriarcale. Elles sont au contraire un objet profondément historique, et elles sontdépendantes du contexte politique, social, culturel, économique, éditorial, linguistique ethistoriographique dans lequel elles émergent. Entre les années 1960 et les années 2000, laquestion du genre dans l’histoire passe ainsi lentement du stade de représentations reçuescomme allant de soi, non réfléchies, et naturelles, au statut de faits construits, dignes d’uneanalyse historique plus consciente que par le passé. Entre les manuels de 1968 et lesmanuels de 2008, le rôle des femmes dans l’histoire est de plus en plus montré, de mêmeque les processus à l’œuvre dans leur exclusion de la vie politique. Les qualités virileschangent également, et dans un sens, se démocratisent : ce sont les hommes anonymes,des catégories sociales pauvres, qui voient leurs attributs sociaux valorisés par des marquesde masculinité (comme les ouvriers, les soldats, tout citoyen quelle que soit sa richesse).Mais la présence d’interrogations sur le genre en tant que tel, reste un sujet non abordé. Et ladénaturalisation de la différenciation entre les hommes et les femmes, si elle commence à seréaliser de fait, par la présence d’explications historiques sur « la condition féminine », n’estjamais tout à fait introduite dans les manuels et conserve de nombreux traits essentialistes.Bien que progressivement les manuels traitent de l’identité en tant que construit historique(surtout en ce qui concerne les différentes classes sociales ou bien les « poilus »), unetelle grille de lecture n’est pas appliquée aux mécanismes de construction historique desidentités de genre. En outre, les débuts d’assimilation des recherches en histoire desfemmes dans les programmes semblent moins bénéficier aux hommes qu’aux femmes.Car les hommes en tant qu’êtres sexués qui se ressembleraient par leur appartenance à

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Introduction

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une « condition masculine » ne font jamais l’objet d’études spécifiques dans les manuels.Les représentations du genre dans les manuels d’histoire du lycée entre 1968 et 2008 setrouvent donc dans une tension. D’une part, il y a une conception des acteurs historiquesqui associe inconsciemment le masculin à l’universalisme et voile la non-neutralité sexuelledes agents de l’histoire. Et d’autre part, une conception s’intéressant aux mécanismesd’exclusion de certaines minorités (masculines ou féminines) de la scène traditionnelle dela « grande histoire » ainsi qu’à leur rôle dans les événements historiques.

Un rapport de l’UNESCO sur les manuels scolaires problématise ces questions avecpertinence :

L’école et les manuels jouent un rôle essentiel dans l’apprentissage des rôlessexués. Les représentations du masculin et du féminin sont légitimées par unsupport fortement valorisé. Assimilé par les enfants, « le système de genre »,c’est-à-dire l’ensemble des normes, croyances, pratiques, connaissances quiorganisent les rapports entre les hommes et les femmes aura des répercutionssur la scolarisation et les trajectoires des filles [et des garçons], ainsi que surl’ensemble de leurs expériences. C’est dans cette perspective que le manuelpeut être examiné comme potentiel vecteur d’égalité [ou d’inégalité] entre les[hommes et les femmes]26.

Pour le dire autrement, l’école constitue, selon les historiens de la mémoire collective diteplus justement culturelle, l’un des éléments centraux de la relation d’une société à sonhistoire. S’intéresser à ce qui a été enseigné dans les classes en se basant notammentsur l’étude des manuels scolaires permet donc de mieux comprendre les processus deconstruction des représentations collectives. En focalisant l’analyse sur la façon dont lesgenres sont traités dans ces manuels, il devient possible de découvrir certains des ressortsqui ont forgé les mentalités et les dichotomies en ce qui concerne les relations entre hommeset femmes, les rôles sociaux assignés aux membres d’une société selon leur sexe, et lesévolutions qui émergent dans les faits et les esprits. Penser le genre comme une catégorieutile à l’analyse historique (Joan Scott) n’est pas qu’une mode, mais une réelle innovationdans nos interprétations de l’histoire, car elle soulève des questions relatives aux processusglobaux et particuliers de genrification (ou bien sexualisation) des rôles sociaux, et interrogeainsi les penchants universalistes de l’histoire classique.

Les hommes et les femmes apparaissent-ils aussi souvent ? Sont-ils représentésdans toutes les sphères d’activité de la même manière (sphère familiale, sphère libertépersonnelle, sphère travail et vie politique) ? Leur rôle dans l’histoire est-il expliquésystématiquement ? En bref, quelles sont les diverses modalités du processus degenrification des représentations des acteurs historiques et comment émergent lesreprésentations du genre dans les manuels d’histoire ?

Ces modalités relèvent d’abord de processus macro-historiques. Produits complexes,les manuels d’histoire sont issus d’un contexte historiographique, politique et éditorialparticulier, qui conditionne la façon dont les représentations du genre émergent (Partie 1).

Mais des processus micro-historiques influencent également les représentations du

genre à divers moments du programme : Athènes au Ve siècle avant J.-C, les événementsrévolutionnaires de 1848 en France, la Révolution industrielle des années 1850, la PremièreGuerre Mondiale et les années 1920 (Partie 2).

26 Carole BRUGEILLES, Sylvie CROMER, Comment promouvoir l’égalité entre les sexes par les manuels scolaires ?

Guide méthodologique à l’attention des acteurs et des actrices de la chaîne du manuel scolaire, UNESCO, Paris, 2008.

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Les représentations du genre dans les manuels d’histoire du lycée, 1968-2008

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Première Partie Les manuels d’histoire, des produits complexes, facteurs des représentations dugenre

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Première Partie Les manuels d’histoire,des produits complexes, facteurs desreprésentations du genre

Les représentations du genre dans les manuels d’histoire au lycée ne sont pas unpur produit idéologique, dont les variations dépendraient de l’adhésion par les auteurs dumanuel au féminisme ou au sexisme. Comme tout objet historique, les représentationsdu genre dans les manuels d’histoire doivent être contextualisées, historicisées. Eneffet, les manuels d’histoire sont des produits complexes, qui dépassent le cadre deleur seule rédaction par des historiens. Leur production est soumise à des contraintesméthodologiques, épistémologiques, légales, politiques, économiques et techniques. Cesdifférents éléments ont déterminé la façon dont ont émergé les diverses représentations dugenre observées dans les manuels. Pour saisir la complexité de ces influences extérieuressur les représentations du genre, il faut replacer les manuels d’histoire à la fois dans uncontexte historiographique et dans un contexte éditorial.

Chapitre 1 : Le produit d’un contextehistoriographique

Les représentations du genre dans les manuels sont conditionnées, en grande partie,par le contexte historiographique dans lequel elles émergent. La science historique, sesmodes de rédaction et ses méthodes, de même que la sociologie et la formation initiale deshistoriens, ou enfin la recherche universitaire en histoire des femmes et du genre depuis lesannées 1970 sont des facteurs essentiels pour comprendre en quoi l’historiographie a euune influence sur les représentations du genre dans les manuels d’histoire au lycée entre1968 et 2008.

I) La science historiqueComme toute science, l’histoire possède ses codes de rédaction, répond à certainesexigences méthodologiques, traduit une vision de la temporalité – longue ou courte,continue ou séquencée- et fait des choix sur les domaines qu’il lui semble indispensabled’investir. Or, d’une certaine manière, les diverses orientations scientifiques de la disciplinehistorique ont un effet sur les représentations du genre dans les manuels.

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Les représentations du genre dans les manuels d’histoire du lycée, 1968-2008

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1. Les effets de la rédaction historique sur les représentations du genreLa langue que nous utilisons est un cadre qui structure nos façons de penser et de percevoirle monde. La grammaire et les usages linguistiques forgent la matière première aveclaquelle l’historien doit faire de l’histoire. Son récit, les reliefs qu’il lui donne, fluctuent aurythme des évolutions de la langue. Selon le degré de sexisme ou d’anti-sexisme dans lalangue, les représentations du genre se montreront alors sous un éclairage différent.

Il existe ainsi plusieurs éléments linguistiques qui favorisent l’émergence d’imagessexistes du genre.

- Tout d’abord, la grammaire. Tout le monde se souvient de cette fameuse règle qu’onapprend en primaire selon laquelle le masculin l’emporte sur le féminin. Il s’agit d’unequestion de grammaire devenue évidente aujourd’hui mais qui ne l’a pas toujours été.

Le primat du masculin en grammaire s’affirme sous l’Ancien Régime avec Vaugelas,grammairien né en Savoie, en 1647 dans Remarques sur la langue française, utiles à ceuxqui veulent bien parler et bien écrire. Les formes féminines qui existaient pendant le Moyen-Âge dans divers patois s’estompent sous l’action des membres de l’Académie Française,à un moment de l’histoire de France où l’une des modalités de la constitution d’un pouvoird’État est l’uniformisation de la langue.

Mais l’utilisation du genre masculin comme le genre neutre en grammaire aprogressivement conduit à un effacement des femmes des récits politiques et historiques.Ce thème de « l’invisibilisation » des femmes dans l’histoire a été vulgarisé par denombreux chercheurs et historiens comme Renate Bridenthal en 1977, qui la premièrepubliait un ouvrage intitulé Becoming visible, ou plus tard en 1998 Michelle Perrot rédigeantson ouvrage Les femmes ou les silences de l’Histoire.

En réponse à ces critiques, l’Académie Française a avancé l’argument selon lequell’adoption du titre masculin ouvrirait les portes de l’universel. Sur le site internet del’Académie, on peut lire :

Enfin, seul le genre masculin, qui est le genre non marqué (il a en effet la capacitéde représenter les éléments relevant de l’un et de l’autre genre), peut traduirela nature indifférenciée des titres, grades, dignités et fonctions. Les termeschevalière, officière (de tel ordre), députée, sénatrice, etc., ne doivent pas êtreemployés27.

La linguiste Claudie Baudino28 réfute un tel argument. Elle montre en effet qu’à plusieursreprises, le genre grammatical masculin a au contraire servi de justification pour l’exclusiondes femmes. Par exemple, les femmes furent exclues de la profession d’avocat en 1810sous prétexte que le décret régissant la profession utilisait le genre grammatical masculin.

Aussi, dans certains manuels d’histoire, les rédacteurs utilisent souvent les termes«les citoyens », « les bourgeois », « les Grecs », « le peuple »... Ce sont des termesgénéraux qui sont tout à fait nécessaires au récit historique. Mais il peut arriver qu’ils cachentune réalité plus complexe que ce qu’ils cherchent à décrire. Parler des citoyens à Athènesc’est parler de 40 000 personnes sur 300 000, et lorsque ceci n’est pas précisé, tout se

27 Site internet de l’Académie Française, http://www.academie-francaise.fr/langue/ , article sur la « Féminisation (des

noms de métier, de titres, etc.)». 2 Claudie BAUDINO, Prendre la démocratie aux mots, pour une réappropriation citoyenne

de la langue et de ses usages, l’Harmattan, Le Mesnil sur l’Estrée, 2008.28

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Première Partie Les manuels d’histoire, des produits complexes, facteurs des représentations dugenre

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passe comme si la cité grecque pouvait être un modèle politique viable alors qu’elle étaitfondamentalement basée sur l’exclusion des métèques, des femmes et des esclaves dela vie politique, qui représentaient 75% de la population d’Athènes. Le genre grammaticalneutre demeure avant tout le genre grammatical masculin. L’acteur historique est doncd’abord perçu en tant qu’homme.

En d’autres termes, le genre grammatical neutre participe à l’effacement de l’actiondes femmes, et de certaines catégories d’hommes, dont le lecteur ne se représente pasles différences si elles ne sont pas précisées (l’origine sociale ou la couleur de peau parexemple). La grammaire forge les imaginaires et les mentalités et peut engendrer unedistorsion de la perception historique.

Par le même processus que le genre grammatical neutre, qui efface les différencestout en offrant un modèle masculin de l’acteur historique, le registre de l’universel, quand iln’est pas encadré par une approche critique du concept, tend à renforcer le sexisme dans lalangue. L’historienne Annette Wieworka29 évoque à cet égard le « problème de la croyancedes enseignants d’histoire à l’universel, qui oblitère l’existence de différences ». Mytherépublicain issu de la Révolution, idéal politique toujours vif aujourd’hui, l’universalisme nese conjugue pas forcément bien avec la science historique, dont le but est de s’intéresser à lacomplexité des réalités sociales là où l’universalisme cherche à les homogénéiser. En étanttrop généraux, les termes universalisant créent un effet sur les mémoires : quand le lecteurn’est pas un homme et n’est pas « blanc », il manque de personnes envers qui s’identifier,et peut avoir tendance à croire que les femmes ou les immigrés en France n’ont rien réalisédans l’histoire du pays, qu’ils n’étaient ni peintres, ni écrivains, ni militants politiques ouacteurs des changements de l’histoire.

Au-delà de ces phénomènes d’invisibilisation, la langue française est porteuse d’unehiérarchie entre féminin et masculin dans la langue. Pierre Bourdieu souligne dans son

ouvrage La Domination Masculine 30 , que les insultes d’une société, éléments quirenseignent sur ce qui se trouve de plus bas et de plus vil dans l’imaginaire social,correspondent souvent à un excès de féminité et à un manque de virilité. Pour dévaloriserquelqu’un, se moquer de lui, des mots relatifs à la féminité sont souvent utilisés. Ainsi, ilest possible de trouver certaines expressions connotées masculin/féminin dans lesquellesle mécanisme de valorisation du masculin passe systématiquement par une dévalorisationdes qualités soi-disant féminines (rationnel/émotionnel, raisonnable/hystérique, fermeté/douceur, dur/mou, actif/passif, dominant/dominé, extérieur/intérieur...). Une impression degrotesque ou de ridicule peut facilement s’obtenir en accolant des adjectifs associés à unsexe à l’autre sexe, ou en féminisant certains mots typiquement masculins, comme si leféminin rabaissait le prestige d’un titre. Par exemple, un « homme public » fait référence à unhomme connu sur la scène politique, alors qu’une « femme publique » signifie « prostituée » ;« ambassadeur » désigne une haute fonction diplomatique, « ambassadrice » est unsynonyme pour « entraîneuse ». Aussi, il est fréquent que dans les manuels d’histoire, ladévalorisation des hommes appartenant au modèle politique de l’Ancien Régime se fassesur le mode de leur féminisation et qu’au contraire, la valorisation des ouvriers ou desbourgeois, porteurs d’un modèle politique plus démocratique, se fasse sur le mode de lavirilité (voir infra, partie 2,chap1,IV).

29 Annette WIEWORKA, « Quelle place pour les femmes dans l’histoire enseignée ? », Avis et rapports du conseil économiqueet social, n�5, Les éditions des journaux officiels, Paris, 2004.

30 Pierre BOURDIEU, La domination masculine, Le Seuil, Paris, 1998.

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Les représentations du genre dans les manuels d’histoire du lycée, 1968-2008

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Enfin, le conservatisme politique de certaines des institutions de régulation de la languefrançaise renforce le sexisme dans la langue. Selon les linguistes et historiens ClaudieBaudino et Michel Bozon31, l’Académie Française a en effet une position très hostile à laféminisation de la langue et à l’utilisation du mot « genre ». Ainsi, la Commission Généralede Terminologie et de Néologie, organe institutionnel rattaché à l’Académie française, aémis un avis32 selon lequel « la substitution de “genre” à “sexe” ne répond [...] pas à unbesoin linguistique et l’extension de sens du mot genre ne se justifie pas en français ». Lesrédacteurs de manuels se sont donc vus fortement dissuadé d’utiliser le mot genre dans lesouvrages scolaires. Ce concept n’apparaît d’ailleurs jamais dans les manuels étudiés.

Face à cet état de fait, des efforts politiques et militants ont été accomplis ces dernièresannées pour renverser la tendance sexiste de la langue.

D’une part, la féminisation des noms de métiers a permis de rendre visible la présenceféminine là où le genre grammatical neutre masculin la voilait. Alors qu’au Québec cetteféminisation des noms de métiers a pris forme de loi en 1984, il a fallu attendre une circulairedu Premier Ministre Lionel Jospin en date du 6 mars 1998 en France33. Cette féminisationpeut s'interpréter comme la décision d'inscrire dans la langue la revendication politique d'uneparité entre les hommes et les femmes dont les conditions pratiques ne sont pas encoreréunies et qui était appelée à devenir un objectif à valeur constitutionnelle. Dans les manuelsdes années 2000, par exemple, des femmes « mécaniciennes, monteuses, apprêteuses »34

sont parfois décrites.D’autre part, l’usage du mot genre dans la communauté scientifique s’est développé

ces dernières années, notamment en réaction à la prise de position de la Commissionde Terminologie. Plusieurs chercheurs en sciences humaines, dont certains militantsféministes, se sont empressés d’utiliser le mot genre de plus en plus fréquemment dansleurs travaux et publications. De nombreuses revues ou groupes scientifiques contiennentce mot dans leur titre : par exemple, la revue Travail Genre et Société, ou l’Associationd’historiens Mnémosyne, « Association pour le développement de l'histoire des femmes etdu genre ».

Mais l’usage du mot « genre » n’est pas qu’une simple réaction épidermique auconservatisme de la Commission ou de l’Académie. Les recherches en « Gender Studies »,très importantes aux États-Unis, dans les Pays Nordiques et au sein des organisationsinternationales comme l’ONU, ont amené la communauté scientifique française à devoirs’interroger sur la pertinence des traductions du mot « gender » utilisées, et préconisées parla Commission de Terminologie. Comme le souligne Michel Bozon35, les termes « sexe »,« masculin-féminin », « questions d’égalité entre hommes et femmes » posaient de plus enplus de problèmes dans la compréhension exacte des articles sur le genre, et péchaient parleur imprécision et leur confusion. L’intérêt du concept de « genre » dans la traduction depublications étrangères s’est donc imposé en France, et notamment en histoire. Toutefois,ce terme n’apparaît pas encore dans les manuels d’histoire du lycée.

31 Claudie BAUDINO, Michel BOZON, « Le “genre” interdit », in Travail Genre et Société, n°16, novembre 2006.32 Bulletin officiel [B.O.] n°34 du 22 septembre 200533 Claudie BAUDINO, Michel BOZON, « Le “genre” interdit », op. cit.34 Laurent BOURQUIN (dir.), Histoire 1 re L, ES, Collection Laurent Bourquin, Belin, Malesherbes, 2003.35 1 ibidem.

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La langue contient donc en elle plusieurs reflets du système de genre de la société,elle oscille entre conservatisme et progressisme, et cela influence les représentations dugenre dans les manuels d’histoire.

2. L’impact de la méthodologie sur les représentations du genreComme dans toute science, des courants, des écoles, des théories se sont opposéssur la conception qu’ils avaient de l’histoire. L’historiographie, dont sont empreints lesmanuels d’histoire du lycée actuellement, n’utilise pas les mêmes outils ou les mêmesgrilles d’analyse que les manuels des années 1960. De telles variations dans les méthodeshistoriques ont eu un impact sur les représentations du genre.

En ce qui concerne les biographies,l’historien Marc Ferro36 observe que « les manuelsles plus anciens révèlent un penchant marqué par un type de biographie où priment ladimension psychologique et le portrait physique du personnage ». Le genre des acteurshistoriques prend alors une couleur personnalisée, et la description de la personnalitéet de l’allure des personnages oscille entre leurs caractères privés et leurs caractèrespublics. Les hommes, car il est surtout question d’hommes dans les manuels les plusanciens, ne sont pas perçus uniquement en tant qu’acteurs de l’histoire, et des élémentssur leur façon d’être apparaissent. Annette Wieworka37 considère de la même manière que« l’histoire française enseignée affectionne “les grands hommes”, dont on retrouve quelquesgaleries de portraits dans certains manuels ». Selon l’historienne Nicole Lucas38, de tellesreprésentations s’expliquent notamment par la prééminence du positivisme des auteurs en

Histoire hérité du 19e siècle.Mais l’arrivée du marxisme et de la sociologie, ainsi que des thèses de l’école des

Annales apportent un changement dans les années 1950-1960. Marc Ferro pense en effet : Avec les années soixante, les portraits et les biographies deviennent plusnettement politiques et par conséquent, la dimension physique est occultée. Onmet en avant les risques pris par les hommes dans leur vie, leur popularité ouimpopularité. Et on parle moins de leur vie personnelle. Apparaissent égalementdes biographies de groupe, ou le collectif est mis en avant 39.

Avec l’apparition de l’histoire sociale, selon Marc Ferro, « l’homme politique, hier au sommetde la pyramide de la causalité historique, traduit désormais les aspirations collectives de labase humaine qu’il éclairait hier ». L’historien et auteur d’ouvrages scolaires Jacques Grell,en introduction du manuel d’Istra de 1981, affirme par exemple vouloir faire une« histoiremoins politique et plus économique et sociale »40.

Cependant, l’historienne Michelle Perrot41 estime que « les Annales, en introduisant lesocial et l’économique ne constituent pas une véritable rupture ».

36 Marc FERRO, Comment on raconte l'histoire aux enfants à travers le monde entier, Payot, Paris, 1992.37 Annette WIEWORKA, « Quelle place pour les femmes dans l’histoire enseignée ? », op.cit, p22.38 Nicole LUCAS, Enseigner l’histoire dans le secondaire. Manuels et enseignement depuis 1902, op. cit. p8.

39 Marc FERRO, Comment on raconte l'histoire aux enfants, op.cit, p24.40 Jacques GRELL, Jean-Pierre WYTTEMAN, (dir.), Dossiers d’histoire 2e, Istra, Strasbourg, 1981.

41 Michelle PERROT, Les femmes ou les silences de l’histoire, Flammarion, Paris, 1998.

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Ces deux interprétations ne sont pas aussi contradictoires qu’elles ne le paraissent.En effet, les Annales, l’histoire sociale, ont permis qu’une autre facette des hommesapparaisse : moins personnalisés, les hommes représentés dans les manuels le sont en tantqu’ils sont un exemple significatif d’une période ou d’un phénomène collectif. Les hommesen tant qu’êtres genrés ne sont moins valorisés pour leur appartenance à une élite qu’àune communauté. Mais l’histoire sociale, si elle fait appel au groupe, n’inclut pas encoreles femmes dans son champ d’investigation. Il n’y a pas eu d’automatisme entre apparitiondes phénomènes sociaux en histoire et apparition des femmes. En d’autres termes, l’imagedes hommes a changé avec l’arrivée des Annales, sans toutefois donner de visibilité auxfemmes.

3. L’influence de la temporalitéLes conceptions de la temporalité en histoire ne sont pas uniformes. Avec les avancéesméthodologiques et la succession des écoles, la vision du temps historique a évolué. Selon

l’historienne Marie-Christine Bacquès 42 , l’histoire enseignée dans les manuels a fait unmouvement de va-et-vient entre la continuité et la discontinuité. Elle considère que l’ :

Une des évolutions les plus importantes concerne le découpage même du tempshistorique dans les manuels. La remise en cause de sa traditionnelle continuitéapparente a constitué un changement difficile à accepter, car il remettait enquestion le modèle d’intelligibilité hérité des historiens du courant méthodique :lorsque les programmes de seconde de 1981 ont introduit des ruptures danscette continuité, certains manuels ne les ont pas respectés. Les manuels qui ontjoué le jeu de la discontinuité ont eu une faible durée éditoriale. Dans les années1960, le modèle d’intelligibilité – la succession linéaire de faits historiquesporteuse d’un sens qui l’orientait- restait fourni par l’histoire méthodique.

L’historienne et formatrice Michelle Zancarini-Fournel43 a le même avis :Tissée par l’action de ses grands hommes, cette histoire de France est, dans unecontinuité rassurante, lisible par les élèves par la frise chronologique remise àl’ordre du jour, après avoir été décriée comme représentation d’une conceptionlinéaire et téléologique du temps.

Introduire un temps long, quitte à ne pas respecter la continuité temporelle et à fairedes bonds dans l’histoire, a permis aux rédacteurs de manuels de se pencher sur desphénomènes historiques larges, dépassant le cadre de « l’évènement ». Les événementshistoriques, pris en tant que succession de faits chronologiques, correspondaient en faità une histoire très personnalisée, incarnée dans des « grands hommes ». De fait, lapopulation dans son ensemble, les hommes et les femmes au travail, les systèmes culturelset sociaux n’apparaissaient pas dans les récits historiques ayant une telle conception dutemps historique. Seuls les puissants, parmi lesquels une minorité de régentes ou de sainteset une majorité d’hommes, étaient représentés. Consciente de ce problème, la communautéhistorienne a tenté de transférer une notion de longue durée dans les manuels, afin d’y

42 Marie-Christine BACQUES, « L’évolution des manuels d’histoire du lycée, des années 1960 aux manuels actuels », Histoire del’éducation, n°114, mai 2007.43 Michelle ZANCARINI-FOURNEL, Conférence à l’Institut National de Recherche Pédagogique, op. cit. p3.

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intégrer ce que les historiens Jean Leduc et Patrick Garcia44 appellent la « petite nation »,celle des petites gens qui constituent la masse de la population. Là encore, cela a permisdans un premier temps de voir apparaître des descriptions sociologiques des hommess’inscrivant dans des phénomènes de longue durée. Les bourgeois, les ouvriers, lesaristocrates, tous s’installèrent dans les récits des manuels au lycée. Mais il fallu attendre lafin des années 1990 pour que ce changement dans la conception de la temporalité historiquelaisse apparaître de façon conséquente les femmes dans les chapitres « sociétés » desmanuels.

4. Les domaines de prédilection de l’histoire et leur influence sur lesreprésentations du genreL’histoire classique, qui imprègne les manuels d’histoire du lycée jusqu’aux années 1980,fait la part belle aux sphères politiques, diplomatiques et militaires. Pour Evelyne Hery45,historienne, il existe même dans cette conception du domaine de prédilection de l’histoireune « hypertrophie de l’histoire nationale », dans le sens où l’histoire n’est abordée quesous l’angle des événements politiques (les changements de régime, les révolutions...), desbatailles et des guerres, des relations internationales entre chefs de gouvernements, etc.

La conséquence de cette restriction de l’histoire aux affaires de la res publica sur lesreprésentations historiques est que « le récit historique fait peu de place aux femmes caril privilégie la sphère publique » et crée un effet de « mutisme des hommes sur leur vieprivée »46. Michelle Zancarini-Fournel47 met également l’accent sur le fait qu’avec le registrepolitique et militaire, « les élèves sont invités à ne retenir des différentes périodes que degrands personnages, pour la plupart hommes politiques ou héros militaires, à l’exception dequelques personnalités de la science et de la création littéraire ». Femmes invisibles, figuresmasculines des élites sociales, artistiques, politiques ou militaires, absence de visibilitédes couches inférieures de la société, manque total d’éléments de la sphère familiale des« grands hommes », telles sont les représentations du genre résultant du modèle historiqueclassique.

Toutefois, ici encore, la montée en puissance de l’école des Annales et de l’histoiresociale et culturelle qui se sont développées à partir des années 1950 et qui ont pris uneréelle ampleur substantielle au début des années 1980 dans les manuels, ont ouvert denouveaux champs d’investigation historique. Pour Patrick Garcia et Jean Leduc,l’histoiren’est plus abordée « seulement sous l’angle politique, diplomatique et militaire mais englobeaussi des faits économiques et sociaux, la description des civilisations et des cultures,l’examen de l’évolution des techniques »48. Ces nouveaux domaines de prédilection del’histoire ont favorisé l’apparition de représentations du genre différentes. Le « grandhomme » laisse la place aux groupes sociaux, le chef militaire aux soldats. Le nombredes portraits d’hommes célèbres diminue là où les descriptions des idéaux-types descatégories sociales composant le paysage de la nation s’étoffent. Les femmes apparaissent

44 Patrick GARCIA, Jean LEDUC, L’enseignement de l’histoire en France de l’Ancien Régime à nos jours, Armand Collin, Malesherbe,2003.45 Evelyne HERY, Un siècle de leçons d’histoire, l’histoire enseignée au lycée, 1870-1970,Les PUR, Rennes, 1999.

46 Michelle PERROT, Les femmes ou les silences de l’histoire, op. cit. p25.47 Michelle ZANCARINI-FOURNEL, Conférence à l’Institut National de Recherche Pédagogique, op. cit. p3.48 Extrait du bulletin officiel, n°142, mars 1955, p306, in Patrick Garcia, Jean Leduc, L’enseignement de l’histoire en France

de l’Ancien Régime à nos jours, Armand Collin, Malesherbe, 2003.

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progressivement dans les manuels, au moment du chapitre sur « l’arrière » pendant laPremière Guerre Mondiale dans les manuels des années 1970-1980, puis dans la citégrecque antique ou la révolution française dans les manuels des années 1990-2000.

Toutefois, selon l’historien italien Gianni Perona :Le particulier, l’individuel et le subjectif ont été acceptés comme des élémentsrelevant d’un nouveau concept de la politique [...] Démocratique, la nouvellescience ne parlerait plus seulement le langage du pouvoir, mais serait le porte-parole des humbles, des illettrés, de tous ceux qui veulent contribuer à établirde nouvelles règles pour une société ou de nombreux acteurs joueraient desrôles décisifs. À mon avis, au contraire, il n’en est rien : un très grand silence,ou si l’on veut un voile épais couvre de très vastes pans de la carte du royaumehistorique, et il n’est pas prêt d’être soulevé49.

Il explique : « Le malaise de la science historique quand elle touche de près le territoire destabous, [...] la lutte sur le contrôle des archives particulières ou publiques, [...] la questionde la destruction des sources compromettantes, révélant des failles et des faiblesses, dansle cas de héros » demeurent des obstacles dans les recherches historiques, malgré uneouverture considérable dans leurs domaines d’investigation.

Éléments d’un contexte historiographique particulier, les différentes orientationsscientifiques de la discipline historique ont bel et bien un effet sur les représentations dugenre dans les manuels. Mais il est une autre variable à prendre en compte pour comprendreen quoi les manuels sont un produit complexe, facteur de représentations du genre : lasociologie et la formation des historiens.

II) Les historiensDiscipline scientifique, l’histoire est constituée par des hommes et des femmes, dont le profilsocial et culturel évolue au fil du temps. Les historiens sont des personnes de leur temps,ils écrivent et perçoivent l’histoire avec un regard scientifique mais également avec desquestionnements et des présupposés relatifs à leur époque, à leur culture politique, à leurmilieu social. Plusieurs facteurs socio-culturels ont ainsi contribué à orienter leur vision dugenre.

1. Un domaine traditionnellement masculinL’histoire a d’abord été une discipline exercée par des hommes. Dans leur célèbre ouvrageintitulé Histoire des Femmes en Occident, les historiens Georges Duby et Michelle Perrotaffirment que l’histoire a été un « métier d’hommes qui écrivent l’histoire des hommesprésentée comme universelle »50. Bien que les femmes aient été nombreuses à travailler« dans l’ombre des historiens (Thérese Sclafert, une des seules femmes, avec Lucie Varga,assistante de Lucien Febvre, à avoir signé un article dans les Annales entre 1929 et 1945 ;

49 Gianni PERONA, « Le silence des source et le silence de l’historien : y a-t-il des tabous en histoire ? » in Yves

BEAUVOIS et Cécile BLONDEL (dir.), Qu’est-ce qu’on ne sait pas en histoire ?, Septentrion, Presses Universitaires, Lille,

1998.50 Georges DUBY, Michelle PERROT, Histoire des femmes en Occident, Plon, 1991.

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[ou bien] Suzanne Dognon-Febvre, [ou encore] Simone Vidal-Bloch)»51, la majorité despersonnes exerçant le métier d’historien sont des hommes. L’école des Annales a mêmeété qualifiée de « confrérie de frères »52 par l’historienne américaine Nathalie Zemon-Davis.Selon l’historienne Françoise Thébaud :

La différence des sexes [a été] constitutive de l’histoire qui, pour s’affirmercomme science, se pense masculine et prend corps à travers l’oppositionoriginalité-objectivité masculine et copie-falsification féminine. [...] L’écriturehistorique est [...] un lieu investi d’identité masculine. Plus généralement,l’histoire métier s’est définie contre des attitudes considérées comme féminines :investigation méthodique des documents contre amateurisme et ornementlittéraire, primat d’une histoire politique fondée sur la consultation d’archivespubliques contre tout discours légendaire sur des femmes de pouvoir.53

L’historien Fabrice Virgili observe par ailleurs que la première fois qu’une femme a été reçueàl’agrégation d’histoire fut en 1927. Il dénombre en 1965 « 3 femmes sur 120 professeursd’histoire et 10 parmi les 87 maîtres de conférence ou maîtres-assistants » à l’Université.D’après ses recherches, «les directions et rédactions des revues prestigieuses restentcomposées d’hommes. La première femme au Collège de France fut Jacqueline de Romilly,à la chaire intitulée “La Grèce et la formation de la pensée morale et politique”, mais aucunehistorienne n’a jamais été élue à l’une des chaires de “sciences historiques” »54. MichelleZancarini-Fournel considère quant à elle que « l’histoire avant sa complète scolarisationest pratiquée par des littéraires et des amateurs, souvent des femmes à qui est attribué lequalificatif plus ou moins dévalorisé de “femmes de lettres ” et non “ d’historiennes ” - cequ’elles sont en réalité »55.

2. La féminisation lente de la profession

Cependant, dès la fin du XIXe siècle, malgré la prédominance des hommes historiens etla vision universelle masculine de l’histoire, l’État a pris en main l’éducation des filles. Ill’a fait au travers de la création des Écoles Normales pour les femmes vouées à devenirinstitutrices (loi Paul Bert de 1879) d’une part, et professeurs des lycées et des collègesde jeunes filles (par la loi Camille Sée de 1880)56 d’autre part. Bien que les hommes

fussent largement majoritaires dans l’Enseignement Secondaire sous la IIIe République, lesréformateurs républicains s’efforcèrent de former des femmes à la discipline historique afinqu’elles puissent à leur tour arracher les filles à l’emprise de l’Église catholique. L’action deFernand Buisson et de Victor Duruy est à cet égard remarquable.

51 Fabrice VIRGILI, “L’histoire des femmes et l’histoire des genres aujourd’hui”, in Robert BRANCHE, Denis VOLDMAN (dir.),Vingtième siècle, Presses de Sciences Po, Paris, n�75, juillet-septembre 2002.52 Nathalie ZEMON-DAVIS, citée dans Françoise THEBAUD, Écrire l’histoire des femmes et du genre, ENS Éditions, Monts, 2007.53 Françoise THEBAUD, Écrire l’histoire des femmes et du genre, ENS Éditions, Monts, 2007.54 Fabrice VIRGILI, «L’histoire des femmes et l’histoire des genres aujourd’hui», op. cit. p29.55 Michelle ZANCARINI-FOURNEL, Conférence à l’Institut National de Recherche Pédagogique, op. cit. p3.56 Rebecca ROGGERS, « L’éducation des filles, un siècle et demi d’historiographie », in Numéro spécial de la revue Histoire de

l’éducation, Éducation des filles XVIII e -XXI e siècles, Hommage à Françoise Mayeur, sous la direction de Pierre CASPARD, Jean-Noël LUC et Rebecca ROGGERS, n�115-116, septembre 2007.

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Les années 1960-1970, avec le développement de l’enseignement supérieur dû àl’arrivée en masse des « baby boomers », ont provoqué un tournant dans la féminisationdu métier d’historien.Fabrice Virgili constate en effet qu’en 1971 autant d’hommes que defemmes sont reçus à l’agrégation d’histoire, et qu’en 1974, les concours jusque-là séparés,deviennent mixtes. La présence des femmes dans la profession d’historien depuis lesannées 1960 s’est accrue. Selon ses observations, 27% des professeurs sont aujourd’huides femmes dans le Conseil National des Universités. En outre, 41% des maîtres deconférence sont des femmes. La part de femmes en histoire des mondes anciens etmédiévaux (32%) est toutefois plus importante que dans l’histoire des mondes moderneset contemporains (22%) et le phénomène est similaire au CNRS (43%, 20%). Les facteursde cette différence sont selon lui la concurrence accrue pour les postes d’enseignementde l’histoire moderne et contemporaine, et la croyance dans le fait que la politique est undomaine réservé aux hommes 57.

Mais les changements sociologiques dans la profession d’historien ont laissé subsisterdes disparités entre maîtres de conférence et professeurs. La parité est en effet presqueatteinte en histoire en ce qui concerne les maîtres de conférence alors que les femmesreprésentent un peu moins de 40% des professeurs d’histoire. Selon une étude menée parl’historienne Huguette Delavault, 44% des hommes deviennent professeurs tandis que 18%des femmes le deviennent. Une fois maître de conférence, un homme aurait donc deux foisplus de chances de devenir professeur qu’une femme. Les phénomènes de cooptation parles pairs ainsi que le coût plus élevé pour une femme de faire carrière (la société attenddavantage des femmes que des hommes qu’elles s’occupent des activités domestiqueset de l’éducation des enfants) peuvent expliquer une telle inégalité dans les chances depromotion entre hommes et femmes historiens58.

La loi du 9 mai 2001 relative à l’égalité professionnelle entre les hommes et les femmesdans la fonction publique devrait apporter des changements.

3. Le manque de sensibilisation aux questions d’histoire des femmes et dugenre dans la formation des enseignantsIl n’y a pas de cause à effet directe entre la présence d’une majorité d’hommes à l’originede la discipline historique et un récit historique essentiellement masculin, ou entre laféminisation de la profession ces trente dernières années et l’apparition de représentationsféminines dans les manuels. En effet, les femmes autant que les hommes historiens etprofesseurs d’histoire ont parfois assez peu de réflexivité par rapport au système de genrede la société, et ont souvent assimilé une façon agenrée de faire de l’histoire : ils nes’intéressent pas aux hommes et aux femmes en tant qu’êtres genrés, et leurs présupposéssur le genre restent non conscientisés, perçus comme naturels, allant de soi. La croyanceen l’universel chez les professeurs quel que soit leur sexe reste forte (voir supra), ce qui apour conséquence une rédaction de l’histoire dans les manuels qui ne sort pas des cadrestraditionnels d’universalisme masculin en ce qui concerne les questions de genre. AnnetteWieworka59 prend l’exemple de l’auteur du Tour de France par deux enfants, AugustineFouillée (qui écrit sous le pseudo de G. Bruno), pour montrer que les représentations dugenre en histoire ne dépendent pas fondamentalement du sexe de l’historien qui rédige

57 Fabrice VIRGILI, «L’histoire des femmes et l’histoire des genres aujourd’hui», op. cit. p29.58 Huguette DELAVAULT, Noria BOUKHOBZA, Claudine HERMANN, Les enseignantes-chercheuses à l’Université, demain

la parité ?, L’Harmattan, Condé-sur-Noireau, 2002.59 Annette WIEWORKA, « Quelle place pour les femmes dans l’histoire enseignée ? », op. cit, p22.

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un ouvrage. Le manuel de Fouillée se caractérise en effet par une rédaction historiquetrès classique : l’histoire nationale, les affaires publiques, la politique, les grands hommessont les sujets centraux du Tour de France. En d’autres termes, une femme, aussi bienqu’un homme, peut écrire une histoire essentiellement masculine, même en pensant écrireune histoire neutre et générale. C’est davantage la formation reçue par les professeurs enhistoire des femmes et du genre que leur sexe qui détermine leur façon de rédiger l’histoire.

La méconnaissance des évolutions historiographiques contemporaines dans ledomaine de l’histoire des femmes et du genre provient donc en grande partie de l’absencede formation initiale spécifique sur ces thèmes dans le cursus universitaire des futursprofesseurs. Dans un questionnaire interrogeant des professeurs d’histoire du Secondairesur leur pratique et leurs appréciations concernant l’histoire du genre et les manuels,auxquels une dizaine ont participé, tous ont répondu « non » à la question : « Avez vous reçu,durant votre formation, initiale ou continue, des enseignements sur l’histoire des femmes etdu genre ? »60. Ce manque de formation ne favorise donc pas la réflexion sur les aspectsgenrés de l’histoire chez les professeurs d’histoire auteurs de manuels. Ainsi, commel’observe Fabrice Virgili61, il y a eu «seulement 2,1 % de sujets de Doctorat depuis 1990ayant un rapport avec l’histoire des femmes et du genre. Les hommes ne sont pas présentscomme êtres masculins, et sont montrés au singulier, les femmes elles sont présentéesdans des groupes qui imposent toujours manifestement le féminin ».

Les avancées de la recherche universitaire en histoire des femmes et du genre depuisles années 1970 ont pourtant été remarquables.

III) La recherche universitaire en histoire des femmes et du genredepuis les années 1970

La recherche universitaire en histoire des femmes et du genre prend racine aux États-Unis avant de s’implanter en France dans les années 1970-1980. En dépit des nombreuxobstacles que cette branche de l’histoire a rencontrés dans son développement, lesreprésentations du genre dans les manuels se sont trouvées en partie modifiées au fur età mesure qu’elle progressait dans le paysage universitaire français.

1. Des débuts américainsL’histoire des femmes et du genre en tant que discipline universitaire trouve ses origines auxÉtats-Unis.Il s’agit d’abord d’une histoire militante, dont le but est de montrer que le passén’est pas seulement peuplé d’hommes. L’histoire des femmes ordinaires fait figure de l’objetd’étude central. Toutefois, les historiens de cette branche furent souvent cantonnés dansdes ghettos scientifiques62 dans un premier temps. Puis les Women Studies sont devenuesles Gender Studies. Cette évolution épistémologique a eu lieu alors que les historiensvoyaient de plus en plus la nécessité de démontrer qu’il existait une construction socialedu féminin et du masculin, différente du sexe biologique63. Des études pluridisciplinaires,alliant psychologie, littérature, philosophie, histoire, anthropologie et sociologie se sont alors

60 Voir annexe 1.61 Fabrice VIRGILI, «L’histoire des femmes et l’histoire des genres aujourd’hui», op. cit. p29.

62 Annette WIEWORKA, « Quelle place pour les femmes dans l’histoire enseignée ? », op.cit, p22.63 ibidem.

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intéressées aux questions de genre. Aujourd’hui, les Universités américaines possèdentpresque toutes des départements entiers de Gender Studies, au même titre qu’ellespossèdent une faculté de droit ou de lettres. Si ces départements ne sont certes pas desfilières majeures, reste que leur offre de cours, de masters et de doctorats est l’une desplus fournie au monde.

2. Le développement difficile des études en histoire des femmes en Francedans les années 1970L’histoire des femmes et du genre a mis du temps à traverser l’Atlantique, car longtempsjugée trop communautariste. Pour l’historien Alain Corbin « bien des collègues historienscraignent une histoire militante ou hors des sentiers de la discipline. D’autres classentl’histoire des femmes, de façon réductrice, dans une catégorie connue : en générall’histoire des mentalités ou l’histoire sociale ». Il semblerait même qu’une « poussée d’anti-américanisme centrée sur la dénonciation de la political correctedness [et du] jeu sur historyand herstory » empêche l’histoire du genre de se développer64.

Cependant, selon Michelle Perrot, une série de facteurs a permis l’extension de cettescience américaine à la France dans les années 1970.

Un facteur scientifique d’abord, a permis cette évolution : la crise des grandsparadigmes explicatifs dans les années 1960-1970, qui a entraîné une multiplication desobjets historiques. L’influence de Michel Foucault a été décisive à cet égard car sadémarche était antinaturaliste et appelait à une relecture déconstructionniste de l’évolutiondes relations sociales de sexe.

Un facteur sociologique ensuite avec la féminisation, précédemment évoquée, desUniversités et du corps enseignant.

Un facteur politique enfin : les luttes féministes qui ont suivi mai 1968, impulséesnotamment par le Mouvement de Libération des Femmes (MLF) en 1970, etinstitutionnalisées dans les années 1980 avec l’arrivée de la gauche au pouvoir65. Futainsi créée en 1975 l’ « Association nationale d’études féministes »66. Annette Wieworkaconstate que le premier Centre d’études féminines s’est ouvert à l’Université de Provenceen 1972. Des revues paraissent : Questions féminines en 1977, La revue d’en face en 1977également, Le Bulletin d’information des études féminines en 1978, Pénélope pour l’histoiredes femmes en 1979. Yvonne Kniebler crée un Deug sur « la condition féminine », à Aix-en-Provence en 1974. Le séminaire dirigé par Michelle Perrot à l’Université Paris 7, intitulé « Lesfemmes ont-elles une histoire ? » en 1973-74, est le premier dans son genre. Il sera suivien 1982 par le colloque du CNRS « Femmes, féminisme, recherche » à Toulouse. En 1997naît Clio, histoire des femmes et société. Toujours en 1997, le colloque de Rouen fait échoà celui de 1973 en se demandant : « Une histoire sans les femmes est-elle possible ? »67.

Pour Françoise Thébaud, des enseignements bénéfiques pour la discipline historiquedans son ensemble sont à tirer de l’histoire des femmes et du genre :

64 Alain CORBIN, préface au livre de Françoise THEBAUD, Écrire l’histoire..., op. cit, p29.65 Michelle PERROT, citée dans Françoise THEBAUD, Écrire l’histoire..., op. cit, p29.66 Simone RIGNAULT, Philippe RICHERT, « La représentation des hommes et des femmes dans les livres scolaires », Rapport

au Premier ministre, La documentation française, collection des rapports officiels, 1997.67 Annette WIEWORKA, « Quelle place pour les femmes dans l’histoire enseignée ? », op. cit. p22.

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[Il faut] se méfier des dichotomies homme/femme, culture/nature, travail/famille,public/privé... L’ajout des femmes à la connaissance historique déconstruit cescouples binaires qui structurent les mentalités mais qui de fait ne traduisentpas la complexité du réel et les franchissements permanents des frontièresentre masculins-féminins. L’histoire des femmes remet aussi en cause lapériodisation qui est consubstantielle à la discipline mais résulte d’un choix etd’une hiérarchisation des événements68.

3. L’appropriation récente mais limitée de l’histoire du genre dans ladiscipline historique françaiseAnnette Wieworka observe que depuis les années 2000, le « genre » a traversé l’OcéanAtlantique et fait son entrée dans les sciences humaines. Les chercheurs se familiarisent deplus en plus avec cette notion de telle sorte qu’ils l’intègrent désormais dans leurs propresrecherches. Ainsi, l’Association Mnémosyne, « pour le développement de l’histoire desfemmes et du genre » est créée en 2000, et « remet des prix aux étudiants en histoire desfemmes une fois par an »69. Les premiers manuels en histoire des femmes à l’usage del’enseignement supérieur paraissent, comme celui de Yannick Ripa Les femmes actricesde l’histoire de France 1789-1945 (1999) ou de Chrisitine Bard Les femmes dans la société

française au XX e siècle (2001)70.Malgré cela, et Françoise Thébaud le montre bien, l’implantation institutionnelle de

l’histoire des femmes et du genre reste faible. Les raisons que Françoise Thébaud avancesont les suivantes :

La centralisation de l’université française ; la rigidité des disciplines et descursus qui freine une pluridisciplinarité particulièrement féconde dans lesrecherches sur les femmes ; le prestige en France de la discipline historiquequi, liée à l’affirmation de la Nation et de la République, joue un grand rôledans l’enseignement et la culture et revendique un discours universel ;enfin, conséquemment et malgré la féminisation récente de la profession, lefort taux de masculinité dans les élites intellectuelles. Il faut aussi rappelerla méfiance fondamentale des féministes françaises envers toute formed’institutionnalisation, vécue comme trahison et récupération, et le refus desuniversitaires d’adopter une stratégie séparatiste71.

De même, Alain Corbin fait preuve d’un grand pessimisme et pense qu’ « après un murd’argent, [est apparu] un mur du genre », à cause de « processus de délégitimisationvirulents »72 de l’histoire du genre, malgré ses avancées.

4. Conséquences sur les représentations du genre dans les manuelsd’histoire au lycée

68 Françoise THEBAUD, Écrire l’histoire..., op. cit, p29.69 Site internet de l’Association Mnémosyne http://www.mnemosyne.asso.fr/un .70 Annette WIEWORKA, « Quelle place pour les femmes dans l’histoire enseignée ? », op. cit. p22.71 Françoise THEBAUD, Écrire l’histoire..., op. cit, p29.72 Alain CORBIN, préface au livre de Françoise THEBAUD, Écrire l’histoire..., op. cit, p29.

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Le développement de l’histoire des femmes et du genre dans le paysage universitairefrançais participe à une évolution dans les manuels scolaires du lycée. Ceux-ci voientémerger davantage de récits incluant les femmes et montrant une image des hommes moinscaricaturale. Pour Patrick Garcia et Jean Leduc, il existe en effet un « lien très fort » entrel’histoire enseignée et l’histoire universitaire. Selon eux, « les professeurs d’Université, quicomposent les programmes ou rédigent les manuels, sont souvent passés en début decarrière par le Secondaire. Ils cherchent aussi à intégrer l’état de la recherche dans leslivres scolaires »73. Mais dans la mesure où les professeurs du Secondaire ne reçoiventpas encore de formation initiale spécifique en histoire des femmes et du genre, cetteintégration de la recherche universitaire dans les manuels a pris du retard, même si elle acommencé. L’illustration peut-être la plus représentative de ce phénomène se trouve dans lamultiplication des « dossiers » consacrés aux femmes dans les manuels depuis les années1990. Question nouvelle, fraîchement héritée des recherches universitaires, l’histoire desfemmes reste un objet à part, marginalisé dans des pages à côté du récit, un rajout signifiantà la fois le regret de ne pas avoir inclus cette problématique plus avant dans les manuels,mais en même temps une incapacité à penser l’histoire universelle d’une façon globale dansd’autres termes que ceux de la neutralité masculine. L’histoire des femmes et du genre aréussi à rendre les femmes visibles et à faire sortir les hommes de certains stéréotypes surla masculinité, mais le genre en tant que construit social structurant les relations humaineset les identités, reste un impensé des manuels d’histoire du lycée.

Conclusion du chapitre 1Le contexte historiographique dans lequel les manuels d’histoire sont rédigés, lui mêmechangeant en fonction des découvertes dans la science historique, de la sociologie et de laformation des historiens, et des avancées en histoire des femmes et du genre depuis lesannées 1970, détermine en grande partie les représentations du genre observables dansles manuels.

Reste que le contexte éditorial constitue un second élément fondamentalementdéterminant sur ces représentations.

Chapitre 2 : Le produit d’un contexte éditorial

Il est fondamental, dans l’étude des représentations du genre dans les manuelsscolaires, de ne pas tomber dans un excès d’idéologie. On aurait tort de croire queles représentations du genre sont entièrement dues au sexisme d’une société qui seraitpatriarcale. Le manuel est avant toute chose le produit d’un contexte éditorial.

En effet, une interprétation fondée uniquement sur une perception politique desreprésentations du genre occulterait l’interférence d’obstacles légaux et techniques dansle processus d’élaboration des manuels d’histoire, et voilerait le fait qu’une conjoncture

73 Patrick GARCIA et Jean LEDUC, L’enseignement de l’histoire en France de l’Ancien Régime à nos jours, op. cit. p26.

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économique concurrentielle, les politiques éducatives et les pratiques des enseignants sontune matière brute qui conditionne la création et l’utilisation des manuels.

I) Le processus d’élaboration des manuels d’histoire, les différentesétapes

Produit d’un contexte éditorial, les manuels d’histoire du lycée traversent tout unprocessus avant de devenir un objet fini. En amont, le contenu d’un manuel d’histoire dépendpour beaucoup des influences des recherches universitaires. Le programme, résultant d’uneintervention de l’État, dessine ses limites légales au niveau intermédiaire de son élaboration.Dernière étape en aval, le manuel doit se soumettre à des impératifs d’édition ainsi qu’aujeu de la concurrence sur les marchés.

1. Le passage du savoir historique universitaire au programme et au manuelAvant de passer dans un manuel, un savoir historique est constitué comme tel au traversde tout un processus scientifique et interprétatif. L’historien Serge Berstein décrit les étapesde ce processus dans son article « Qu’est-ce qu’un savoir historique ? ».

D’abord, il y a le travail du chercheur qui répond à des méthodes scientifiques et à desexigences précises dans la récolte d’informations.

Puis vient le travail de rédaction d’un récit, qui organise et construit en fait significatifun ensemble de données récoltées sur le terrain. Selon Serge Berstein « ce processusd’interprétation est un acte de création. [...] L’historien s’interpose entre la prise enconsidération de ses matériaux et le savoir qu’il en tire. [...] Le récit interprétatif que chaquehistorien tire de son travail est à beaucoup d’égards contingent à l’époque ou il a été rédigé»74.

Vient ensuite le temps de la reconnaissance institutionnelle et de la publication. Lespairs, réunis en jurys de thèse, le Conseil National des Programmes (CNP), représententun filtre dans la constitution des savoirs historiques qui sont transmis au système éducatif.Cette étape, où le savoir acquiert la reconnaissance de tous, est même une conditionessentielle de ce passage. Il est donc normal que cela prenne du temps, et qu’un décalageadvienne entre une découverte historique et sa vulgarisation dans les manuels. C’est unedes raisons pour lesquelles l’histoire des femmes et du genre a fait une entrée très partielledans les manuels ces dernières années. L’intervention de la Commission de Termonologieen défaveur de l’utilisation du mot genre en sciences humaines constitue en effet un freincertain pour les membres du CNP.

Un dernier élément doit s’ajouter dans ce processus : le fait que pour devenir un savoirhistorique passé dans le système éducatif, « la société [doit être] prête à accepter cesavoir »75. L’apparition récente et discrète d’éléments provenant de l’histoire des femmes etdu genre traduit peut-être que les mentalités se sont doucement mais sûrement familiariséesavec un début d’interprétation genrée de l’histoire. Mais une grande frilosité existe toujours.

74 Serge BERSTEIN, « Qu’est-ce qu’un savoir historique ? », in Yves Beauvois et Cécile Blondel (dir.), Qu’est-ce qu’on ne saitpas en histoire ?, Septentrion, Presses Universitaires, Lille, 1998.

75 ibidem.

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En amont de la production des manuels, il y a donc la recherche universitaire. Mais ilexiste une étape intermédiaire avant la publication des manuels : l’intervention de l’État.

2. L’intervention de l’État (GTD, CNP, organes de création des programmes)Il semble que l'histoire et la géographie aient été au coeur des systèmes éducatifs etpolitiques depuis que l'État a cherché à construire la Nation et à former des citoyens.Aujourd'hui, les programmes d'histoire contiennent toujours un message valorisant l'espritcritique ainsi que des valeurs démocratiques. Les programmes scolaires sont donc unepierre angulaire dans l’acquisition et la diffusion des savoirs historiques. Les choix arrêtésdans les programmes ont un aspect stratégique car ils donnent un contenu et une orientationparticuliers à la culture historique reçue par plusieurs générations d’élèves. L’État a donccherché à organiser et à encadrer l’élaboration des programmes, dans un mouvementdual entre indépendance des institutions d’élaboration du programme et influence politique.La position des autorités ces dernières décennies est ainsi une position libérale, ouvertesur une adaptation régulière des programmes. Canal de diffusion majeur des savoirshistoriques, le programme d’histoire est révisé périodiquement afin que la société bénéficiedes avancées de la recherche et de l’actualisation des interrogations propre à une époque.Mais comme le souligne l’historien Dominique Connelli « l’enseignement de l’histoiredemeure particulièrement lié à la politique »76. Les hommes politiques donnent souvent leurspoints de vue, car ils considèrent que l’histoire est un élément primordial dans la constructionde l’identité française. Il est vrai que des interférences politiques existent. Ce fut par exemplela question des lois mémorielles entre 1990 et 2005. Mais une certaine indépendance estgarantie par un processus d’élaboration complexe, et les programmes sont conçus par unensemble d’enseignants-chercheurs et d’experts de l’Education Nationale.

Organisation indépendante placée auprès du Ministre de l’Education Nationale et crééepar un décret du 23 février 1990, le Conseil National des Programmes (CNP) est l’undes jalons de ce processus d’élaboration des programmes scolaires. Il «n'élabore pas lesprogrammes mais donne un avis sur les projets qui lui sont soumis. [...] Plus profondément,il s'attache à ce que les grandes évolutions culturelles et sociales soient prises en comptesans remettre en cause les critères qui fondent la légitimité des enseignements »77. Le CNPélabore une « Charte des programmes, définissant les principes qui doivent guider le travaildes groupes d'experts disciplinaires »78.

Ces Groupes Techniques disciplinaires (GTD) sont les réels concepteurs desprogrammes. Le Rapport Rignault et Richert remis au Premier Ministre explique leurdémarche79. Les GTD sont placés auprès de la Direction des Lycées et Collèges. UnInspecteur Général et un Universitaire président chaque groupe, composé d’environ 15membres. Ils ont un rôle de conception des programmes, et sont chargés de déciderdes documents et textes d’accompagnement, en suivant les orientations que le Ministrede l’Éducation Nationale a données. Les projets sont ensuite soumis au CNP. Est alorslancée une consultation nationale auprès des enseignants, parents d’élèves et syndicats,

76 Dominique CONNELLI, Comment on enseigne l’histoire à nos enfants, comme un accordéon, L’Atalante, 2001.77 Site internet du Ministère de l’Éducation Nationale, http://www.education.gouv.fr/syst/cnp/fonct.htm .78 ibidem.79 Simone RIGNAULT, Philippe RICHERT, « La représentation des hommes et des femmes dans les livres scolaires », Rapport

au Premier ministre, op. cit, p34.

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qui doivent donner un avis avant l’approbation par le Conseil Supérieur de l’Éducation etpar le ministre de l’Éducation Nationale qui signe les programmes.

Depuis leur création, les GTD d’histoire-géographie ont connu une relative stabilité auvu de la longévité de ceux qui les ont présidés.Patrick Garcia et Jean Leduc racontentque le premier GTD d’histoire géographie est dirigé par Jean-Clément Martin, mais queson projet se voit rejeter en 1992 par Jack Lang, car il « remet en cause très fortementla linéarité enseignée en histoire »80. Serge Bernstein se retrouve alors à la tête dunouveau GTD jusqu’en 1999, où le remplacent Alain le Plessis et Jean-Paul Charvet en1999-2001. Armand Frémont les remplace depuis 2001. Malgré cette stabilité, les réformesdes programmes n’ont pas toutes abouti, notamment en ce qui concerne l’introduction derecherches en histoire des femmes et du genre. Voici un extrait d’un échange de courrielsentre Alain le Plessis, actuellement professeur d’Université à Paris X, et moi-même, quiexplique ce phénomène :

ES : Tout d'abord, quelles étaient les raisons pour lesquelles vous aviez pour projet deréformer le programme d'histoire ?

AP : Nous voulions donner la possibilité d'alléger le programme (en donnantpar exemple la possibilité aux enseignants de traiter la démocratie soit àAthènes, soit à Rome), pour y insérer plus d'approches socio-culturelles. ES :Les recherches en histoire des femmes et du genre se sont formidablementdéveloppées dans le monde universitaire depuis le milieu des années 1970en France. Dans quelle mesure ces recherches ont été transposées dans lesprogrammes ? AP : Dans la composition du GTD nous n'avions retenu dansce GTD aucun Universitaire, en dehors de Charvet et de moi-même, et aucunInspecteur Général, mais uniquement des enseignants des collèges et lycées,relativement jeunes, en majorité des enseignantes. Plusieurs d'entre elles étaientdes élèves de Michelle Perrot. Je pense que leur objectif était bien de s'inspirerde l'Histoire des femmes et de transposer les recherches alors en cours sur cesujet dans le programme, et j'attendais leurs propositions. Tout cela est restéau stade des intentions, puisque nous n'avons eu le temps de discuter que duprogramme de géographie. ES : Receviez-vous des consignes de la part d'autresInstitutions ou d'acteurs politiques sur le contenu des programmes ? AP : Nousn'avons reçu aucune consigne, mais nous étions « mal vus » notamment parl'Inspection Générale, et par Luc Ferry (Ministre de l’EN), aussi avons noussombré dès que Claude Allègre (Ministre de l’EN) est parti81.

Étape intermédiaire dans l’élaboration des manuels d’histoire du lycée, l’intervention del’État pose une pierre à l’édifice qui construit les représentations du genre telles qu’onpeut les observer dans les manuels. En aval de ce processus, se trouvent les contrainteséditoriales.

3. Les contraintes éditorialesAvant toute chose, les concepteurs des manuels ont l’obligation légale de respecter leprogramme préalablement défini et agrégé par le Ministère de l’Éducation Nationale. Undécret du 23 février 1990, en application de la loi de 1989, fixe un délai de 14 mois entre la

80 Patrick GARCIA et Jean LEDUC, L’enseignement de l’histoire en France de l’Ancien Régime à nos jours, op. cit, p26.81 Voir annexe 3.

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publication officielle des programmes et leur date d’application dans les classes82. En fait,les manuels d’histoire sont souvent écrits et mis en page dans l’urgence en beaucoup moinsde temps. Une telle contrainte de temps a d’ailleurs suscité les complaintes des éditeurs.Les auteurs aussi se plaignent de ce manque de temps, et « parent au plus pressé audétriment des progrès pédagogiques et des recherches universitaires »83.

De plus, les auteurs doivent faire face à des contraintes techniques, ainsi qu’àde nouvelles modes de marketing pour façonner le manuel. La sous-traitance et laparcellisation des tâches sont fréquentes dans le milieu de l’édition scolaire. L’historienneNicole Lucas explique :

Un responsable d’édition et une équipe éditoriale de 3 à 10 personnes définissentla maquette de l’ouvrage. L’éditeur assure la coordination et la gestion lapromotion et la diffusion mais les tâches techniques sont souvent confiées à dessous-traitants. Les auteurs, professeurs, inspecteurs généraux, doivent suivrece cadre et ces indications techniques très rigoureuses. Ils doivent respecter lesespaces, marges, nombre de pages par chapitre, longueur des documents84.

Il est ainsi possible de constater une évolution dans les cadres techniques des manuelsentre 1968 et 2008. Le texte, le récit, prennent de moins en moins de place avec letemps, et le modèle du Malet et Isaac perd sa domination sur le marché. C’est surtoutdans les années 1980 que le nouveau canon éditorial s’impose. Le nombre d’images,de documents annexes, d’illustrations augmente avec les progrès de l’imprimerie. Lescaractères calligraphiques ne sont plus seulement noirs mais se colorent en autant deteintes qu’il y a de titres. En bref, les manuels d’histoire du lycée dans les années 1970ressemblent à des livres d’histoire épais, peu fournis en documents, alors que les manuelsà partir des années 1980 et dans un mouvement d’amplification jusqu’à aujourd’hui se« magazinisent », pour devenir plus attractifs pour les élèves et plus utilitaires pour lesprofesseurs qui s’en servent comme base de données documentaires. Le poids de lamaquette augmente, au détriment de la place des historiens. D’ailleurs, pour désigner lesmanuels d’histoire, on n’utilise plus le nom des auteurs (« le Malet et Isaac ») mais le nomde l’éditeur (« le Nathan »).

La plus grande présence d’images pourrait représenter autant d’opportunités pour voirse multiplier des représentations du genre. Mais du fait du coût des droits d’auteur queles maisons d’édition doivent payer pour pouvoir publier des images, ce sont souvent lesmêmes illustrations que l’on retrouve d’un manuel à l’autre dans une même collection. Ils’ensuit que si les représentations du genre dans le corps textuel des manuels évoluentassez rapidement à partir de la fin des années 1990, les images quant à elles changentplus lentement. Car il est moins onéreux de reproduire une image pour laquelle lamaison d’édition a déjà les autorisations légales. Exemple typique : les mêmes tableauxreprésentant Marianne parsèment tous les manuels des années 1980 aux années 2000, etseuls leur taille et leur format varient.

4. Le manuel soumis aux contraintes du marché et de la concurrence

82 Simone RIGNAULT, Philippe RICHERT, « La représentation des hommes et des femmes dans les livres scolaires », Rapport auPremier ministre, op. cit, p34.83 ibidem.84 Nicole LUCAS, Enseigner l’histoire dans le secondaire. Manuels et enseignement depuis 1902, op. cit, p8.

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Le manuel d’histoire est un produit commercial. Les maisons d’édition doivent faire preuvede compétitivité pour acquérir des parts de marché et séduire les acheteurs potentiels.SelonAlain Choppin, historien spécialiste en histoire de l’éducation, « l’avènement du livre

scolaire au XVIIIe siècle va de pair avec la croissance d’un marché de l’édition qui reposesur le développement des richesses dans une société de plus en plus mercantile »85.

Marie-Christine Bacquès confirme que ce mouvement s’est accentué depuis unevingtaine d’années : « de 1983 à 2006, on est passé, pour la production de manuels[…], de douze éditeurs à huit, concentration liée à la situation fortement concurrentielle dumarché et à l’intégration de l’édition scolaire française à la stratégie des grands groupeséditoriaux »86. Les principaux éditeurs sont actuellement Belin, Nathan, Magnard, Bordas,Hachette, Hatier. « Cette concurrence entraîne un souci de précision croissante des éditeursquant aux titres et fonctions des auteurs »87 rajoute-t-elle. Les éditeurs déploient desstratégies de conquête du marché, notamment en fonction des publics ciblés (lycées réputésdes centres villes, lycées péri-urbains ou ruraux, ou dans des quartiers sensibles) et deshabitudes pédagogiques des professeurs.

L’État, s’il intervient au moment de l’élaboration des programmes, se retire du processusde production des manuels qui appartient au secteur privé, et il laisse toute latitude auxmaisons d’édition, qui doivent seulement respecter les programmes. Ceci découle duprincipe à valeur constitutionnelle de la liberté d’imprimer de la Loi du 29 juillet 1881 sur laliberté de la presse. Le seul cas où l’État peut s’immiscer est lorsqu’un manuel est contraireà la morale, aux lois ou à la Constitution (articles 4 et 5 de la loi de 1881). Il est cependanttrès rare que cette censure soit exercée.

Mais selon le Rapport Rignault et Richert, « les enseignants, premiers clients pourl’achat de manuels, ont certaines attentes vis-à-vis de l’offre. Les auteurs évitent doncles sujets conflictuels, pour se garder la possibilité d’être achetés sur le marché »88. Celaexplique certainement en partie pourquoi l’histoire des femmes et du genre a mis plus detrente ans à s’introduire dans les manuels. Le manque de formation initiale en ce domaineet l’évolution lente, bien que réelle, des mentalités sur ces questions ont ralenti l’apparitiond’une demande forte chez les enseignants, et les éditeurs n’ont pas cherché, pour desraisons commerciales, à brusquer le mouvement.

À cet égard, il est intéressant d’étudier le projet de l’Association Mnémosyne de mettresur le marché un manuel de lycée essentiellement orienté sur l’histoire des femmes et dugenre. L’association « née à l'initiative de la revue CLIO, Histoire, Femmes et Sociétés[en]octobre 2000 [et ayant] pour but le développement de l'histoire des femmes et du genreen France, dans les universités comme dans tous les lieux, institutionnels, associatifs etculturels d'enseignement, de formation, de recherche et de conservation »89, s’est toutefois

85 Alain CHOPPIN, « L’histoire des manuels scolaires, un bilan bibliométrique de la recherche française », in Alain CHOPPIN (dir.)Manuels scolaires, États et sociétés, XIXe-XXIe siècles, numéro spécial de la revue Histoire de l’éducation, Service d’histoire del’éducation de l’INRP, Paris, 1993.

86 Marie-Christine BACQUES, « L’évolution des manuels d’histoire du lycée, des années 1960 aux manuels actuels », op.cit. p26.

87 ibidem.88 Simone RIGNAULT, Philippe RICHERT, « La représentation des hommes et des femmes dans les livres scolaires », Rapport

au Premier ministre, op. cit, p34.89 Site web de Mnémosyne http://www.mnemosyne.asso.fr/un

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heurté à de nombreux obstacles éditoriaux, comme en témoigne Françoise Thébaud, dansun entretien téléphonique qu’elle m’a accordé le 14 mars 2009 :

À l’origine, on voulait faire un manuel pour les élèves, mais les éditeurs n’enétaient pas friands car le manuel ne serait pas concurrentiel selon eux. Notresolution de repli fut de faire un manuel non pour les élèves mais pour lesenseignants. Nous voulions alors l’orienter vers les programmes de lycée, maisles éditeurs scolaires ont insisté pour y intégrer les programmes de collège.Donc il y a tout dans un même manuel. Nos premiers contacts avec les éditeursscolaires sont restés sans réponse. Nous avons alors demandé, par courrier,aux présidents de région de s’impliquer dans ce cadre-là. Cela a eu peu deretombées. En Ile-de-France, nous avons tout de même été choisi après unappel d’offres d’un programme de lutte contre les discriminations. Le rapportrécemment de la HALDE sur les discriminations faites aux femmes nous a permisde renforcer notre argumentaire. Nous avons obtenu une subvention de l’ordrede 30 000 euros. Dès lors, deux éditeurs, qui avaient peur de se lancer au départ,se sont finalement montrés intéressés90.

À l’heure actuelle, le manuel n’est toujours pas publié et les membres de l’associationprévoient sa sortie pour la rentrée 2010.

Le contexte éditorial dans lequel émergent les représentations du genre dans lesmanuels ne comprend pas seulement les étapes universitaires, légales et techniqueset économiques dans l’élaboration des manuels. Il contient également toute une sériede politiques éducatives nationales, européennes et internationales qui ont une certaineinfluence sur les représentations du genre.

II) Les politiques éducatives de la France, de l’Union Européenne etde l’ONU

De 1960 à nos jours, une prise de conscience sur le fait que les manuels peuvent être desvecteurs de stéréotypes sexistes, caricaturant les hommes et les femmes, a eu lieu auxniveaux international, européen et français. Traduite par une panoplie de conventions, dedirectives et de politiques éducatives en France, en Europe et dans le monde, cette prise deconscience a donné une nouvelle tournure au contexte éditorial, incitant ainsi les éditeurset les auteurs à faire preuve d’un plus grand intérêt sur ces questions. Quelles sont cespolitiques ?

1. En Europe et dans le mondeDepuis les années 1960, les Nations Unies et l’Union Européenne ont œuvré pourla promotion d’une égalité filles/garçons dans le Secondaire et pour l’élimination desreprésentations du genre stéréotypées.

Aux Nations Unies. Dans le cadre d’un combat pour la promotion du droit àl’éducation pour tous, l’UNESCO a développé toute une série de Conventions et de textesinternationaux entre 1960 et 2005, dans lesquels on retrouve la volonté de faire du matérielscolaire et des manuels des instruments en faveur de la promotion de l’égalité entre hommeset femmes. La Convention concernant la lutte contre la discrimination dans le domaine de

90 Entretien téléphonique avec Françoise THEBAUD, 14 mars 2009, voir annexe 2.

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l’enseignement, signée à Paris en 1960, est la première à définir la discrimination dansl’enseignement comme :

Toute distinction, exclusion, limitation ou préférence qui, fondée sur la race, lacouleur, le sexe, la langue, la religion, l’opinion politique ou toute autre opinion,l’origine nationale ou sociale, la condition économique ou la naissance, a pourobjet ou pour effet de détruire ou d’altérer l’égalité de traitement en matièred’enseignement91.

En 1979, la Convention des Nations Unies sur l’élimination de toutes les formes dediscrimination à l’égard des femmes précise l’action de l’organisation en déclarant vouloirsupprimer « toute conception stéréotypée des rôles de l’homme et de la femme à tous lesniveaux (…) et en particulier, en révisant les livres et programmes scolaires et en adaptantles méthodes pédagogiques »92.

Dans son article 3, la Déclaration mondiale sur l’Education pour tous de Jomtien en1990, stipule :

La parité absolue devrait être d’assurer l’accès des filles et des femmes àl’éducation et d’améliorer la qualité de l’éducation qui leur est dispensée, ainsique de lever tous les obstacles à leur participation active. Tous les stéréotypessexuels sont à bannir de l’éducation »93.

La Conférence mondiale sur les femmes à Beijing (Pékin), de 1995, analyse dans sonchapitre IV :

Les programmes scolaires et le matériel pédagogique demeurent dans unelarge mesure empreints de préjugés sexistes et sont rarement adaptés auxbesoins spécifiques des filles et des femmes. Les rôles féminins et masculinstraditionnels s’en trouvent ainsi renforcés, ce qui prive les femmes de lapossibilité de participer pleinement et sur un pied d’égalité à la vie de lasociété. Le fait que les éducateurs à tous les niveaux ne sont généralement passensibles au problème accentue les disparités existantes en encourageant lescomportements discriminatoires et en sapant la confiance en soi des filles94.

En 2000, le Cadre d’action de Dakar « L’éducation pour tous : tenir nos engagementscollectifs » va dans le même sens en affirmant que :

La fourniture de manuels scolaires et autre matériel de qualité est une conditionindispensable à la réalisation des (…) objectifs de l’éducation pour tous (dontl’objectif) d’éliminer les disparités entre les sexes dans l’enseignement primaireet secondaire d’ici à 200595.

Enfin, le Plan d’action du Programme mondial en faveur de l’éducation aux droits de l’hommedes Nations Unis, signé à New York en 2005 déclare que « La communauté internationale

91 Carole BRUGEILLES, Sylvie CROMER, Comment promouvoir l’égalité entre les sexes par les manuels scolaires ?... op.

cit. p17.92 ibidem.93 ibidem.94 ibidem.95 ibidem.

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est de plus en plus unanime à considérer que l’éducation aux droits de l’homme faciliteconsidérablement la réalisation des droits de l’homme »96.

Dans l’Union Européenne (UE). Le programme de l’égalité des chances entrehommes et femmes a été un domaine dans lequel les conventions européennes ontprospéré. Annette Wieworka rappelle que si « le domaine de l’éducation relève, endroit communautaire, non des compétences de l’Union, mais de la subsidiarité »97, denombreuses actions ont été soutenues par l’UE. À Lyon par exemple, le Fonds Aspasie,fonds documentaire sur les études de genre situé à la bibliothèque de l’IUFM, a été financéau départ sur des crédits du Fonds Social Européen pour sa création en l’an 2000, annéeoù l’éducation a été déclarée éligible à ces fonds. Fort de 4000 ouvrages et d’une trentained’abonnements à des revues, l’IUFM de Lyon a été décrété établissement pilote dans lapromotion de l’égalité dans l’éducation en Europe.

Cet engagement politique de l’UE dans ce domaine remonte aux années 1983-1984,date de publication d’un rapport sur « L’image de la femme dans le contexte del’enseignement » par la Commission suite à une réunion des Ministres de l’Éducation au seindu Conseil le 3 juin 1985. Ils s’étaient réunis en vue d’adopter une résolution de « programmed’action sur l’égalité des chances des jeunes filles et des garçons en matière d’éducation »avec pour objectif « l’élimination des stéréotypes persistants dans les manuels scolaires,dans l’ensemble du matériel pédagogique, dans les instruments d’évaluation et dans lematériel d’orientation »98.

À noter également dans les politiques européennes de promotion de l’égalité en matièred’enseignement, l’ouvrage publié par le Conseil de l’Europe intitulé Enseigner l’histoire des

femmes au XX e siècle. La pratique en salle de classe, qui est « un outil pédagogique conçupour intégrer l’histoire des femmes dans l’enseignement »99 à destination des enseignantset éditeurs scolaires.

Autre initiative de l’Union, la Convention du 5 février 2000 pour la promotion de l’égalitédes chances entre les filles et les garçons, les femmes et les hommes dans le systèmeéducatif, « préconisant la prise en compte de ces questions, notamment dans les manuelsscolaires »100.

Ainsi, le contexte international et européen a favorisé l’émergence de la question del’égalité hommes-femmes dans les manuels scolaires, permettant une évolution vers desreprésentations du genre moins stéréotypées. Les autorités françaises, elles aussi, se sontsaisies du problème.

2. En FranceUn apprentissage de l’histoire longtemps différencié

Pendant longtemps, les filles et les garçons n’ont pas reçu un enseignement de l’histoireidentique. Michelle Zancarini-Fournel, lors du colloque de l’INRP sur l’histoire de l’éducation,

96 ibidem.97 Annette WIEWORKA, « Quelle place pour les femmes dans l’histoire enseignée ? », op. cit. p22.98 Annette WIEWORKA, « Quelle place pour les femmes dans l’histoire enseignée ? », op. cit. p22.99 ibidem.100 ibidem.

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souligne le fait que « Tout au long de la IIIe République, l’histoire, malgré les programmesidentiques, n’est pas enseignée de la même façon aux filles et aux garçons. Les filles ontun horaire pour les leçons d’histoire deux fois moins important que les garçons car il fautlaisser la place à un enseignement de la couture en alternance avec l’histoire »101. Souvent,« l’Histoire est enseignée aux garçons de manière plus belliqueuse alors que dans les écolesde filles l’Histoire fait plus appel aux émotions et aux sentiments »102. Une adresse auxinstitutrices dans l’École du citoyen de 1899 est à cet égard édifiante :

L’homme seul aura le maniement des armes ; fusil ou bulletin de vote il estseul appelé à s’en servir dans la bataille ou dans l’élection ; mais la femmel’accompagnera de ses voeux et le soutiendra de ses conseils. C’est auxmaîtresses laïques qu’il appartient de l’y exhorter et de l’y préparer103.

Cette double différenciation dans l’apprentissage de l’histoire entre filles et garçons et dansla représentation genrée des rôles politiques entre hommes et femmes reste forte jusquevers la fin des années 1950 et 1960. Les événements de Mai 1968 montrent que de plus enplus le manque de mixité à l’école et au lycée ainsi que cette façon systématique d’enseignerles choses différemment aux filles et aux garçons perdent l’adhésion de la société.

En fait, c’est en 1975 que cette différentiation se termine réellement. La réforme Haby(Ministre de l’Éducation Nationale des gouvernements de Jacques Chirac et Raymond Barrede mai 1974 à avril 1978), par la loi du 10 juillet 1975, stipule en effet que « tous les enfantsreçoivent dans les collèges une formation secondaire », instaure la mixité dans les classesdu primaire et du secondaire, et ouvre la voix à des changements politiques dans les années1980.

Les efforts politiques des années 1980. Dès 1975, année internationale de la femme,des associations féministes ont commencé à examiner les manuels. Dans un contexte plusgénéral de l’émergence d’une certaine concurrence des victimes pour une reconnaissancede l’histoire, caractéristique des années 1980, le Ministère des Droits de la femme sous leGouvernement Mauroy en 1981 crée une commission de contrôle des outils pédagogiquespour éliminer les stéréotypes présents dans les manuels, comme le relève le Rapportde Rignault et Richert au Premier Ministre. Le rapport confirme qu’une proposition avaitmême été faite à l’Assemblée Nationale par Edwige Avice, députée du Parti Socialiste entre1978 et 1993, puis Ministre déléguée à la Jeunesse et aux Sports auprès du Ministre duTemps Libre André Henry dans le Gouvernement Mauroy : un projet de « loi pour luttercontre la discrimination raciste et sexiste dans les manuels scolaires »104. Mais elle nefut pas retenue. Un arrêté du 12 Juillet 1982 a par ailleurs tenté d’instaurer une « actiond’éducation contre les préjugés sexistes », et une note de service du 24 février 1984stipulait que « l’Administration demande aux chefs d’établissement et aux enseignants deveiller à l’absence de tout stéréotypes sexistes lors du choix des textes et des supportsd’enseignement audiovisuels »105. Mais ces arrêtés ou notes sont restés lettre morte, outrès peu suivis.

101 Michelle ZANCARINI-FOURNEL, Conférence à l’Institut National de Recherche Pédagogique, op. cit. p3.102 idem.

103 idem.104 Simone RIGNAULT, Philippe RICHERT, « La représentation des hommes et des femmes dans les livres scolaires », Rapport

au Premier ministre, op. cit. p34.105 idem.

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En outre, le Ministère des Droits de la Femme créé sous le 1er mandat de FrançoisMitterrand, a pris des initiatives pour la valorisation des femmes au sein de la société. Cesinitiatives ont influencé une réforme des programmes et des manuels. Selon le rapport,alors qu’« une circulaire [du Premier Ministre] Laurent Fabius du 11 mars 1986 demandeà l’Administration d’utiliser des termes féminisés dans les lettres », une « CommissionNationale de relecture des livres scolaires devait être lancée pour étudier la manière dont lesfemmes et les jeunes filles sont représentées dans les livres scolaires »106. Mais la circulaireprévoyant la création de cette commission n’a jamais été appliquée, et la commission n’ajamais fonctionné. Toujours selon le rapport, en 1988, le groupe communiste à l’AssembléeNationale propose une loi « tendant à encourager et à accélérer l’évolution vers l’égalitédes sexes dans les manuels scolaires ». Mais là encore, la voie législative s’est avérée peuefficace, et le projet a été rejeté.

L’action d’Yvette Roudy, Ministre des Droits de la femme de mai 1981 à 1986 durantle premier septennat de François Mitterrand, mérite d’être souligné. À l'origine de la loi sur«l'égalité de l'homme et de la femme » du 13 juillet 1983, Yvette Roudy a beaucoup oeuvré àla promotion de l’égalité entre filles et garçons dans l’éducation. Françoise Thébaud raconteainsi que la Ministre a lancé en 1984 une campagne médiatique sur le thème « les métiersn’ont pas de sexe », qu’elle a mis en place « des stages qualifiants dans les Régions »et créé des bourses en sciences et techniques en 1985, considérant que « la formationprofessionnelle et l’orientation scolaire des filles sont le complément essentiel de l’égalitéprofessionnelle »107.

Selon Annette Wieworka, Yvette Roudy a également obtenu la création à l’Universitéde trois postes spécialisés dans l’histoire des femmes ainsi que l’institutionnalisation desrecherches féministes grâce à une action finançant 68 programmes108. Mais assez vite, laMinistre se trouve confrontée à des obstacles politiques et institutionnels, « signe que lapolitique des droits des femmes heurte des franges importantes de la société française etne fait pas l’unanimité dans son camp »109.

La poursuite des mesures politiques dans les années 2000. Après une longue pausedans l’engagement de l’État sur ces thématiques dans les années 1990 –pause initiéepar certaines personnalités de Gauche puis prolongée par les gouvernements de Droite,malgré quelques rapports ministériels publiés ici ou là- les années 2000 voient les affairesreprendre. C’est dans une atmosphère générale de renouveau du débat sur l’égalité dessexes, alors que le gouvernement de Lionel Jospin concrétisait dans la loi ce qu’AnneLe Gall, Claude Servan Schreiber et Françoise Gaspard avaient appelé de leurs voeuxdès 1992110 - la parité dans les institutions politiques et l’inscription de l’égalité hommes-femmes dans la Constitution, que les efforts politiques reprennent en matière de politiqueséducatives anti-sexistes.

Annette Wieworka décrit quelques exemples des initiatives prises à l’époque. UnCentre d’archives du féminisme à Angers fut créé en 2000, par la Bibliothèque Universitaired’Angers, et l’Association Archives du féminisme fut inaugurée le 18 avril 2001. Un colloque

106 idem.107 Françoise THEBAUD, « Promouvoir les droits des femmes : ambitions, difficultés et résultats », op. cit. p14.108 Annette WIEWORKA, « Quelle place pour les femmes dans l’histoire enseignée ? », op.cit, p22.109 Françoise THEBAUD, « Promouvoir les droits des femmes : ambitions, difficultés et résultats », op. cit. p14.110 Françoise GASPARD, Anne LE GALL, Claude SERVAN-SCHREIBER, Au pouvoir citoyennes ! liberté, égalité, parité, Édition

du Seuil, Paris,1992.

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sur le thème « Apprendre l’histoire et la géographie à l’école » fut organisé les 12 et 14 mars2002 composé entre autres d’ « Ateliers sur le masculin et le féminin dans l’enseignement del’histoire et de la géographie » (animés par Michelle Zancarini-Fournel et Chantal Février).Mais en dépit des efforts politiques accomplis, le constat de ce colloque est pessimiste :

La visibilité des femmes reste faible [, et] les textes officiels suggèrent trèsrarement d’intégrer la dimension du masculin et du féminin dans des questionsqui peuvent apparaître comme fondamentales. [...] Les professeurs qui veulentenseigner ces aspects manquent de supports, les autres qui enseignent ce qu’ilsont appris, c’est-à-dire une histoire sans les femmes. [...] Mais si les incitationsinstitutionnelles restent faibles, elles ne s’y opposent pas111.

Du fait des politiques éducatives de la France, de l’Union Européenne et de la communautéinternationale dans le cadre des Nations Unies, le contexte éditorial a changé, intégrantdavantage les questions relatives à la lutte contre les stéréotypes sur les hommes etdes femmes dans le matériel pédagogique. Bien que cette tendance n’ait pas un impactde première importance dans le paysage de l’édition scolaire française, il ne faut passous-estimer son impact sur les représentations du genre dans les manuels scolaires, quicommencent à percevoir les bénéfices de ces politiques. Mais la politique ne fait pas tout :les pratiques des professeurs dans leur classe et le contenu des programmes aussi jouentun rôle.

III) L’évolution des pratiques et des programmes en histoire au lycéeentre 1968 et les années 2000

Les représentations du genre présentes dans les manuels d’histoire du lycée doivents’analyser au regard du contexte plus global des pratiques d’enseignement dans les classeset de l’évolution des programmes entre la fin des années 1960 et les années 2000. Il apparaîtqu’en dépit des changements dans la discipline historique survenus dès les années 1970,et malgré l’établissement du format moderne des manuels dans les années 1980, il fautattendre les années 2000 pour constater une modification significative des programmes etdes habitudes d’enseignement concernant l’histoire du genre.

1. L’évolution des pratiques pédagogiques en histoire des femmes et dugenre

Dans une enquête menée par questionnaire112 que j’ai réalisée auprès de professeursd’histoire-géographie exerçant en lycées, et ayant commencé leur carrière entre 1979 et1998, on apprend une série d’éléments qui confirment que l’histoire des femmes et du genrea longtemps été abordée de façon marginale et embryonnaire par les professeurs dès ledébut de leur carrière. Elle est devenue, dans les années 2000, un sujet incontournable,bien que pas encore problématisé avec les outils scientifiques fournis par les recherchesles plus récentes.

Ainsi, le questionnaire nous apprend que sur 7 professeurs interrogés, 3 n’utilisentjamais le mot genre, 1 très rarement, 3 l’utilisent mais dont 1 professeur depuis quelquestemps seulement. En revanche, les professeurs parlent tous de sujets relatifs aux

111 Annette WIEWORKA, « Quelle place pour les femmes dans l’histoire enseignée ? », op.cit, p22.112 Voir annexe 1.

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relations hommes/femmes. Deux d’entre eux en parlent essentiellement dans les séancesconsacrées à l’Éducation Civique Juridique et Sociale. Les domaines du travail, del’évolution démographique de la France et de la famille représentent l’occasion la plusfréquente pour aborder ces sujets. Des aspects plus politiques sont également abordésdans les chapitres sur Athènes, la Révolution Française de 1789, la question du suffrageuniversel, ou encore la parité. Plus rarement, le féminisme et mai 1968 sont abordéspour parler des relations sociales entre hommes et femmes. Les hommes et la famille,ainsi que les personnalités féminines importantes (artistes, écrivaines, femmes politiques,scientifiques) demeurent des sujets non- abordés. La sphère privée est associée presqueexclusivement aux femmes, alors que la sphère publique, si elle est majoritairementassociée aux hommes, constitue pour les professeurs un domaine d’apparition croissantedes femmes. Il n’y a pas de cas où la question de l’égalité hommes/femmes ne soit jamaisabordée, quelle que fut l’année de début de carrière du professeur, et malgré le fait qu’aucund’entre eux n’ait écrit avoir reçu de formation initiale en histoire du genre.

En outre, les réponses au questionnaire nous apprennent que les termes utilisés parles professeurs sont généraux, rarement genrés. Ils concernent des groupes caractériséspar leur nationalité (les Français, les Américains, les Européens...), leur origine sociale(la bourgeoisie, les ouvriers, les travailleurs, les aristocrates, les nobles, les paysans...),par leur appartenance politique (les Gaullistes, les Républicains, les Révolutionnaires). Lepeuple, la société sont des termes souvent utilisés. Un seul professeur mentionne sonutilisation du mot « blancs » et une autre professeure s’exclame quant à elle qu’elle n’utilise« certainement pas les blancs ! »113. Les termes hommes et femmes sont utilisés par deuxprofesseurs.

Le degré de généralité qui caractérise les termes utilisés par les professeurs pourdécrire les acteurs historiques peut certainement s’expliquer par la nécessité de synthétiserle récit historique. Devant transmettre aux élèves les étapes essentielles de l’évolution del’histoire, les professeurs se servent naturellement d’appellations génériques. Toutefois,comme nous l’avons déjà évoqué plus haut, l’utilisation de termes génériques, dontla neutralité, est marquée par le genre grammatical masculin, peut entraîner un effetd’invisibilisation des femmes dans le récit historique.

À propos des dossiers consacrés aux femmes dans les manuels, la plupart desprofesseurs interrogés trouvent que ces dossiers sont « bien ». Un professeur pense mêmeque « c’est un thème devenu un passage obligé »114, et un autre que « la plupart sontsatisfaisants ». Pour l’un d’entre eux, « Cette question m’intéresse aussi beaucoup et dansmes classes j’ai toujours une large majorité de filles »115. Mais cela n’empêche pas unemajorité d’entre eux d’apporter des critiques à ces dossiers. Un professeur trouve qu’ils sont« trop typés (les femmes au travail en 14-18, …) ou trop larges et sans réelle problématique(les femmes dans la révolution) »116. Un autre professeur considère que « Cela reste assezponctuel et d’un manuel à l’autre, ce sont un peu toujours les mêmes dossiers que l’onretrouve »117. Selon un autre professeur, « Cela sert de prétexte à oublier les femmes dansle contexte général. Toutes les biographies sont consacrées aux hommes et l'histoire oublie

113 Voir annexe 1.114 ibidem.115 ibidem.116 ibidem.117 ibidem.

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les femmes en général. Peu d'artistes femmes émergent dans les manuels »118. Un desprofesseurs avoue les utiliser peu.

À la question « Athènes au Ve siècle av. J.-C., 1848 et la guerre de 1914-1918, enquoi ces périodes peuvent-elles représenter, selon vous, une opportunité pour aborderles interrogations sur les structures genrées des sociétés ? »119. Deux types de réponsess’affrontent. D’un côté, il y a les professeurs qui considèrent que ces thèmes permettentde traiter de problèmes essentiellement politiques. Athènes, ils en parlent en soulignantles limites du système. 1848 est l’opportunité d’aborder la question du suffrage universelmasculin « en rapport avec les femmes ouvrières dans la rue des journées de juin »120.La guerre de 1914-1918 permet de parler, selon un professeur, des « progrès et limites del’émancipation des femmes », et pour un autre, de la « différence arrière-avant, utilisationdes femmes remises au placard après » (sic). Pour un autre professeur, « Il y a des chosesintéressantes à voir aussi sur la représentation des femmes dans le cadre colonial parexemple, sur le monde intellectuel un peu mal traité dans nos programmes ». En général, ilsconsidèrent que « Ces thèmes amènent à faire réfléchir les élèves sur le rôle des femmesdans la société, et plus particulièrement dans la vie politique pour certains d’entre eux ».

De l’autre côté, des professeurs pensent que « L’étude de la vie quotidienne (parle biais de la géographie) peut permettre de mieux comprendre les inégalités passéeset actuelles » (sic.). Un professeur ne « sait pas » en quoi 1848 peut représenter uneopportunité pour aborder les interrogations sur les structures genrées des sociétés. Unautre professeur écrit que «Les femmes et la Première guerre mondiale sont un des sujetsde dossier que l’on trouve un peu partout ». Pour la majorité des professeurs interrogés,les thèmes politiques sont une opportunité majeure pour aborder les interrogations sur lesstructures genrées des sociétés. Pour une minorité de professeurs, le domaine social restele domaine le plus pertinent pour aborder cette question. Malgré cette opposition, aucunprofesseur n’ignore la problématique hommes/femmes dans ses leçons.

À la question : « Le genre tient-il à vos yeux une place aussi importante que la classe,ou l’ethnicité, dans l’organisation sociale ? Pourquoi ? »,121 un seul professeur répondpar la négative, en justifiant « Ma propre culture ne m’y pousse pas. D’autre part je n’aipas, je l’espère du moins, de problème avec le genre ( ?) ». Comme le suggère le pointd’interrogation entre parenthèses en fin de phrase, l’histoire du genre ne représente pas àses yeux un sujet pertinent, ou compréhensible.

Un autre professeur considère lui que l’étude du genre est « un peu moins » importanteque celle de la classe « car la vie des femmes riches par exemple est très différente desfemmes du peuple »122. Un professeur a une réponse à l’opposé : « Je ne raisonne pluscomme cela, il y a l'Histoire puis les histoires, et les individus sont souvent intéressantsà étudier avec les élèves car ceux-ci s’y identifient ». La classe, l’ethnicité, le genre, sontdes catégories trop globalisantes à ses yeux. Il poursuit : « Notre comportement en tantqu'éducateurs me semble aussi très important : ne pas donner une image négative desfemmes, ne pas avoir toujours recours aux garçons pour les missions de confiance oude "force", ne pas utiliser de stéréotypes (le garçon "glandeur" [sic.] mais doué", la fille

118 ibidem.119 Voir annexe 2.120 ibidem.121 ibidem.122 Voir Annexe 1.

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"laborieuse mais limitée"), les encouragements vers toutes les carrières... »123. Il passede la réflexion théorique sur l’histoire à une réflexion sur les pratiques d’enseignement.Les quatre autres professeurs interrogés pensent tous que le genre tient une place aussiimportante que la classe, ou l’ethnicité, dans l’organisation sociale. Pour l’un, la question dugenre est même « plus importante parce que transversale ». Un autre professeur considère« qu’aujourd’hui, en Europe, l’arsenal législatif existe, ce sont les mentalités qui bloquent,et là on est dans l’évolution sur le long terme. »124

Cependant, un professeur nuance : « Depuis les années 1970, oui (c’est une questionaussi importante que celle de la classe ou de l’ethnicité). Avant, non. Mais la notion de“genre” est aujourd’hui remise en cause par celle qui l’a inventée, considérant qu’elle a étédévoyée par un usage trop extensif »125.

La plupart des professeurs assimile l’histoire du genre à l’histoire des femmes. Ilsévoquent dans leurs réponses pourquoi ils parlent des femmes, mais sans vraiment parlerdes hommes en tant que personnes sexuées. Par exemple, un professeur écrit à propos dela question du genre que « Cela représente la moitié de la population »126.

En conclusion, on peut dire que, si aujourd’hui plus que dans les années 1970, desinterrogations sur les relations sociales de sexe sont systématiquement soulevées en classepar les professeurs, elles demeurent souvent éloignées des recherches en histoire du genrequi reste un concept parfois peu compris et certainement peu utilisé.

2. L’évolution des programmes d’histoireEn 1968, les programmes d’histoire au lycée contiennent des instructions datant du10 décembre 1954. Les rédacteurs des programmes souhaitent alors aller vers un« élargissement de l’Histoire dans le temps, dans l’espace, dans la conception mêmede l’Histoire […] qui englobe désormais l’analyse des faits économiques et sociaux, ladescription des civilisations et des cultures, l’examen de l’évolution des techniques »127.Le programme ne contient malgré cela qu’un chapitre sur les civilisations, et un surles transformations économiques, sociales et intellectuelles. Les instructions de 1954reprises en 1968 précisent par ailleurs que durant l’exposé du cours, « mis en confiancepar un maître souriant, les grands garçons se livreront les uns après les autres, ilss’enhardiront mutuellement à parler, ils n’auront plus qu’un désir : briller sans forfanterie»128. L’enseignement de l’histoire semble s’adresser aux garçons, et pas aux filles. De plus,déjà à l’époque, l’utilisation de documents est considérée comme essentielle.

La Révolution et l’Empire sont étudiés en 2nde. La Révolution de 1848 est étudiée en

1re, la Première Guerre mondiale en terminale. Rien n’est précisé sur les relations hommes-femmes. L’histoire est surtout une histoire politique, diplomatique et militaire et l’instructioncivique est étroitement liée au programme d’histoire-géographie.

123 ibidem.124 ibidem.125 ibidem.126 ibidem.

127 Instructions du 10 décembre 1954, Direction de la pédagogie des enseignements scolaires et de l’orientation, INRDP, Paris, 1968.128 ibidem.

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Des arrêtés de la Direction des collèges et des lycées de 1980 et 1981 changent lesprogrammes de 1968129, qui est réédité à plusieurs reprises pendant les années 1970.Les instructions sont moins longues, plus concises, plus générales. Le but est l’initiationaux méthodes d’histoire. Le grand changement intervient dans les périodes étudiées : lesfondements de la civilisation occidentale constituent le début du programme en seconde,alors que jusque-là c’était la Révolution de 1789 qui ouvrait le programme. La Grèce

dans l’Antiquité et le citoyen à Athènes au Ve siècle avant J.-C. apparaissent dans lesprogrammes publiés en 1982 sur les arrêtés de 1980 et 1981.

La seconde partie du programme de 2nde traite des « économies, sociétés et nationsà l’âge industriel ». Une plus grande place aux évolutions de long terme est faite par rapport

aux programmes précédents. La Révolution de 1848 est traitée en 2nde et non plus en

1re. Dans les instructions concernant l’instruction civique, il est mentionné que les séancesqui y sont consacrées peuvent être l’occasion de parler de « l’évolution vers le systèmereprésentatif de la démocratie »130. Ceci ne précise pas directement qu’il faille parler dusuffrage universel masculin ou de la différenciation politique entre hommes et femmesmais crée une ouverture pour aborder ces questions. La Première Guerre Mondiale et

l’immédiat après-guerre sont abordés en 1re. Les instructions du programme de 1981-1982présentent un aspect plus relativiste et moins ethnocentriste que celles de 1954. En effet,l’objectif affiché était de « montrer que la civilisation occidentale n’est pas unique et le poidsdu passé sur les mentalités »131. Les indications sur l’instruction civique sont plus politiques :« elle doit imprégner le programme de son esprit, être une véritable éducation sur les droitsde l’homme ou les problèmes de développement ». Les questions coloniales sont égalementabordées ainsi que les premiers mouvements d’émancipation. Le libéralisme qui caractérisele mandat de Valéry Giscard d’Estaing et le début du mandat de François Mitterrand seressent dans la réforme du programme de 1982. Le programme est republié en 1985 etreste le même.

En 1987, si la philosophie du programme reste sensiblement la même qu’en 1982,les périodes étudiées changent : Athènes et les civilisations occidentales disparaissent,pour laisser à nouveau la place à « l’ancienne France et à la Révolution » en début de

programme. La période étudiée en 2nde s’étend jusqu’à la Révolution de 1848. L’acquisitionde connaissances n’est pas une fin en soi selon les instructions de ce programme, et cequi compte c’est l’acquisition d’une culture et d’un savoir-faire. Le nouveau programmeabandonne le « passé lointain » pour se concentrer sur « la France, l’Europe et le Monde de

la Révolution française à la fin du XIXe siècle et les forces qui annoncent le XXe siècle »132.La présentation est qualifiée de « plus classique, mais sans abandonner les principes quiinspiraient le programme antérieur : initiation des élèves à la longue durée, à la synthèsehistorique sur les civilisations, à l’ouverture aux civilisations extra-européennes »133.

129 Ministère de l’Éducation Nationale, Histoire-géogrphie, instruction civique, classes de seconde, première et terminale,collection horaires, objectifs, programmes, instructions, CNDP, brochure n�6017, Limoges, 1982.

130 ibidem.131 ibidem.132 Ministère de l’Éducation Nationale, Direction des lycées et collèges, Classe de seconde, première, terminale tome I,

enseignements communs, CNDP, Limoges, 1987.133 ibidem.

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Une partie intitulée « le programme et sa lecture » tente d’apporter un éclairage : il ne

s’agit pas de réduire l’histoire du XIXe siècle à celle des régimes ou des idéologies maisde mettre l’accent sur les problèmes de société, le changement économique et l’évolutionculturelle. Les méthodes doivent privilégier la confrontation des points de vue. Encore unefois, de telles suggestions ont préparé le terrain à l’entrée dans les manuels de l’histoire desfemmes et du genre. Mais il faut attendre, dans la plupart des éditions, la fin des années1990 pour voir ces instructions s’appliquer aux thèmes relatifs au genre dans les politiqueséditoriales qui gouvernent les manuels.

Dans le programme de 1988, peu de modifications apparaissent. Toutefois, il estpossible d’observer qu’une attention particulière est portée sur la nécessité « d’allég[er]de l’accessoire »134 les histoires nationales. Les termes « mondialisation » et « éthique »apparaissent également, signifiant que les rédacteurs des manuels ont pris en compte des

questionnements nouveaux en histoire et dans la société. En 2nde, on étudie le XIXe siècle

jusque dans les années 1880, en 1re le XXe siècle jusqu’en 1945. Dans une partie « vued’ensemble », on peut également remarquer que la guerre doit être appréhendée « commeun phénomène de civilisation »135. Les populations civiles font leur apparition dans l’histoirede la guerre, et le récit militaire perd son monopole au profit des civils, et par conséquent,des femmes.

En 1994, une modification est apportée au programme des classes de 1re. La seconde

guerre mondiale est introduite après la naissance du XXe siècle (1880-1919), et l’entre-deux-guerres. Importants du point de vue méthodologique, les « modules »136 apparaissent.Ceux-ci favorisent la multiplication de l’iconographie et de dossiers documentaires dans lesmanuels.

En 1995, le programme change. Il a intégré une « note de service du 19 juin 1995 ».Il est précisé, dans la partie sur les « finalités de l’histoire et de la géographie au lycée »que le projet éducatif « se nourrit des problématiques et des avancées de la rechercheuniversitaire »137. Si c’était déjà le cas dans les programmes précédents, c’est la premièrefois que cela est affirmé explicitement. Cela a contribué à rendre possible l’introduction desrecherches en histoire du genre dans les manuels. Et cela se vérifie avec une tendancecroissante à voir émerger des « dossiers » consacrés à l’histoire des femmes dans les

manuels de la fin des années 1990. En 2nde, c’est à nouveau l’Antiquité qui ouvre le

programme qui se finit au milieu du XIXe siècle. Les « dimensions politiques et culturelles »

sont mises au centre des priorités du programme de seconde. En 1re, la période étudiée

va du milieu du XIXe siècle à 1939.

134 Ministère de l’Éducation Nationale de la Jeunesse et des Sports, Direction des lycées et collèges, Histoire-géographie,instruction civique, Classes de seconde, première et terminale, CNDP, Limoges, 1988.

135 ibidem.136 Ministère de l’Éducation Nationale, de l’Enseignement Supérieur, de la Recherche et de l’Insertion Professionnelle, Direction

des lycées et collèges, Histoire-géographie, instruction civique, Classes de seconde, première et terminale, CNDP, Limoges, 1994.137 Ministère de l’Éducation Nationale, de l’Enseignement Supérieur, de la Recherche et de l’Insertion Professionnelle, Direction

des lycées et collèges, Histoire-géographie, instruction civique, Classes de seconde, première et terminale, CNDP, Limoges, 1995.

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Première Partie Les manuels d’histoire, des produits complexes, facteurs des représentations dugenre

Suzat Eléna 49

En 2002, les périodes étudiées restent les mêmes. Il est précisé que « la citoyennetéathénienne peut être évoquée lors de l’étude des mots clés du vocabulaire politique dansle cadre de du thème consacré à la Révolution française et aux expériences politiquesen France jusqu’en 1851 »138. Les rédacteurs du programme ont voulu établir un lienclair dans la problématique qui sous-tend les deux périodes : la construction politique del’État moderne et démocratique. De plus, dans la partie « commentaire des thèmes duprogramme », on trouve une indication sur Athènes qui suggère de « souligner la conceptionrestrictive de la citoyenneté et d’insister sur les limites de la démocratie athénienne : unecitoyenneté fondée sur le droit du sang (mais refusée aux femmes), qui exclut les étrangerset les esclaves, et dont le fonctionnement est imparfait »139. Sur 1848, une « attentionparticulière est accordée à l’exclusion persistante des femmes de la vie politique et à ladifficile abolition de l’esclavage »140. On peut le dire, le programme de 2002, même s’ilconfirme des prises de position qui existaient déjà dans les manuels vis-à-vis du genre etdes limites de la construction démocratique de l’État, constitue véritablement le moment del’introduction des recherches en histoire des femmes et du genre dans les programmes. Lespolitiques féministes menées par le Gouvernement Jospin entre 1997 et 2002 (voir supra)ne sont pas étrangères à cette innovation. Aussi, un arrêté du 30 juillet 2002 stipule que :

Les développements historiographiques des vingt dernières années et les enjeuxcontemporains invitent à choisir quelques thèmes clés pour étudier les rôles et lestatut des femmes, tant en France (exclusion durable du vote, impact complexede la Première Guerre Mondiale, émancipation multiforme des années 1960 et1970...) que le reste du monde141.

Le programme de 2004 reprend en large partie celui de 2002. Un complément est apportéen ce qui concerne la Première Guerre mondiale : il s’agit d’ « accorder une plus grandeplace à la façon dont les civils ont vécu la guerre »142 et d’aborder la question de lamémoire et de la brutalisation. Grâce à ces notions, une nouvelle représentation de lamasculinité apparaît, moins militaire, plus sensible à la violence. De plus, il est écritqu’ « une ouverture sur certains prolongements de la grande guerre (apaisement des luttesreligieuses, organisation du souvenir, évolution des rôles féminin et masculin [...]) achèvel’étude »143. C’est la première fois que les mots « masculin-féminin » apparaissent clairementdans les programmes, ce qui confirme la tendance, débutée en 2002, d’introduire deséléments d’histoire du genre dans les programmes.

Au final, que ce soit dans le programme d’histoire ou dans les pratiques de classedes professeurs d’histoire, une évolution similaire peut s’observer. D’un modèle de coursd’histoire relativement indifférent aux questions relatives au genre dans les années1970-1990, modèle accompagné en parallèle par un programme qui laisse peu deplace à ces sujets, on passe dans les années 2000 à un modèle où la problématiquehommes-femmes est bel et bien présente (même si encore pas totalement déployée),

138 Ministère de l’Éducation Nationale, Direction de l’Enseignement scolaire, Histoire-géographie, Classes de seconde,première, terminale, Collection lycée-voie générale et technologique, série programmes, CNDP, Paris, 2002.

139 ibidem.140 ibidem.

141 Ministère de l’Éducation Nationale, Direction de l’Enseignement scolaire, Histoire-géographie, Classes de seconde,

première, terminale, Collection lycée-voie générale et technologique, série programmes, CNDP, Paris, 2004.142 ibidem.143 ibidem.

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Les représentations du genre dans les manuels d’histoire du lycée, 1968-2008

50 Suzat Eléna

systématiquement abordée par les professeurs, et inscrite noir sur blanc dans lesprogrammes. Les représentations du genre dans les manuels jusqu’à ce changementavaient un caractère caricatural, renforcé par l’absence de discours - oral ou écrit- sur cesquestions. Mais avec la prise de conscience des professeurs et la réforme du programme,c’est d’un tout autre éclairage que ces représentations bénéficient. Déjà, elles deviennentune interrogation digne d’intérêt et sortent du statut de non-problème qu’elles avaient jusquevers la fin des années 1980 pour les professeurs, 1990 dans les programmes. Ensuite,ce mouvement permet de rendre l’action des femmes dans l’histoire un peu plus visible.Les femmes sont davantage montrées dans la sphère publique. Cependant, les hommesrestent cantonnés à certains domaines même si l’histoire culturelle a élargi les champsdans lesquels ils apparaissent (par exemple, la souffrance des soldats est relatée, mais ledomestique reste une sphère dont les représentants sont exclusivement féminins).

Conclusion du chapitre 2Le processus de production d’un manuel d’histoire est complexe. Il est limité par un cadretechnique et légal, soumis à la concurrence sur les marchés, influencé par des prises depositions et des mesures politiques au niveau national, européen et international, et il estsusceptible d’interprétations diverses par les professeurs.

Il est donc indispensable de garder ces éléments en tête pour comprendre les facteursqui ont amené les représentations du genre dans les manuels à devenir ce qu’elles sont.

Conclusion de la première partiePour analyser les représentations du genre en évitant le piège de l’idéologisme interprétatif,il est nécessaire de se parer d’une grille de lecture multidimensionnelle. Le sexisme oule féminisme des concepteurs du manuel d’histoire n’ont, finalement, qu’une part faibledans le processus de production. Produits complexes, qui dépassent le cadre de leur seulerédaction par des historiens, les manuels sont issus de contextes historiographiques etéditoriaux particuliers. Ces différents éléments ont eu une importance déterminante dans lafaçon dont ont émergé les diverses représentations du genre observées dans les manuels.

Une fois ces phénomènes de genrification macro-historiques établis, il convient àprésent d’étudier précisément quelles étaient ces représentations du genre dans lesmanuels d’histoire du lycée de 1968 à 2008, comment elles ont évolué, et quels ont été lesmessages sur les identités masculines et féminines dont elles ont été les vecteurs.

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Deuxième Partie :Les représentations du genre à trois moments du programme du secondaire :Athènes au V e siècle avant J.-C., 1848 et la Révolution Industrielle des années 1850, 1914-1920

Suzat Eléna 51

Deuxième Partie :Les représentationsdu genre à trois moments du programmedu secondaire : Athènes au V e siècle avant J.-C., 1848 et la RévolutionIndustrielle des années 1850, 1914-1920

Athènes au Ve siècle avant J.-C., 1848 et la Révolution Industrielle des années 1850, et1914-1920 sont des moments du programme d’histoire dans lesquels les représentations dugenre sont particulièrement parlantes : elles soulèvent la problématique de la constructionpolitique et démocratique de l’État moderne, de la construction identitaire de classe sur lemode d’une virilité puisée dans le rôle économique des individus dans le système capitaliste,et des changements fondamentaux dans les relations sociales de sexe survenues pendantla Première Guerre Mondiale.

De 1968 à 2008, il existe, dans les modalités d’apparition des représentations dugenre dans les manuels d’histoire du lycée, une tension entre des micro-phénomènes degenrification. Ces phénomènes ont souvent donné une image partielle et partiale de la placedes hommes et des femmes dans l’histoire. Mais d’autres ont contribué à une évolutiongénérale des manuels d’histoire vers l’étude des exclusions des « minorités dominées »,amenant à un tableau plus critique de l’histoire classique et des « grands hommes » et dece fait, à des représentations du genre plus exactes, un peu moins caricaturales.

Chapitre 1 : Les phénomènes de genrification dansles manuels

Les phénomènes de genrification peuvent se définir comme étant les processus parlesquels se construisent les identités de genre des individus. Il s’agit de mécanismespar lesquels les apparences féminines ou masculines des individus se forment. Cesmécanismes peuvent être macro-historiques (ils correspondent à des déterminantséconomiques, politiques, socio-culturels de grande échelle, comme nous l’avons vuen première partie). Ils peuvent être également micro-historiques, c’est-à-dire résultantde mécanismes observables à l’échelle des manuels. Ces processus de genrifications’inscrivent dans un système de normes au travers duquel l’identité des individus devientintelligible en tant qu’identité genrée. Cette normativité de genre est contingente descontextes socio-culturel, politique, économique et historique dans lesquels les individus

interagissent. Par exemple, les attributs de la virilité à Athènes au Ve siècle avant J.-C. sont

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Les représentations du genre dans les manuels d’histoire du lycée, 1968-2008

52 Suzat Eléna

très peu associés à la production économique ; l’homme réellement viril est au contrairecelui qui a le loisir de se consacrer à la contemplation philosophique et à la politique, etles sous-catégories d’hommes sont les classes laborieuses. À l’inverse, les attributs de lavirilité en France et en Europe pendant les années 1850 sont foncièrement assimilés à lacapacité productive et au travail : le rentier a une virilité déclassée par rapport à l’ouvrier ou àl’entrepreneur. Les caractéristiques féminines ou masculines typiques d’une époque et d’unlieu sont donc des normes qui doivent être détachées du sexe biologique des individus : unhomme peut tout à fait avoir des qualités dites féminines et peu viriles et inversement unefemme peut ne pas être féminine et avoir des qualités dites masculines.

La difficulté qui se pose en ce qui concerne l’étude des phénomènes de genrificationdans les manuels c’est qu’ils s’exercent à deux niveaux. D’un côté, les auteurs des manuelstentent de décrire la vie et d’expliquer les activités des acteurs historiques de temps anciens,ce qui se traduit par la représentation de mécanismes de genrification correspondant à laréalité de l’époque. D’un autre côté, les auteurs, en calquant leur propre grille de lecture surle passé, reproduisent, de façon plus ou moins inconsciente, des schémas de perceptiondu genre contingents de leur temps sur une époque lointaine. Et les représentations dugenre qui s’ensuivent peuvent s’avérer éloignées des réalités d’alors, surtout lorsque, ni leprogramme, ni la formation initiale des professeurs n’ont abordé ces thématiques. Dans cescas-là, il devient donc possible d’observer un écart entre le savoir historique dégagé parl’histoire des femmes et du genre, et ce qui est écrit dans les manuels. C’est à la questionde savoir comment ces écarts, ou ces déformations partielles du réel, se sont construits,que nous allons essayer de répondre.

À l’échelle micro-historique, quatre types de mécanismes de genrification, donnant uneimage biaisée des systèmes de genre, semblent être à l’oeuvre dans les manuels d’histoireau lycée entre 1968 et 2008 : une mixité peu représentée, une sur-représentation deshommes et une invisibilité des femmes, la présence de stéréotypes sur le masculin et leféminin, et enfin l’existence d’un lien entre dévalorisation sociale et féminité ou valorisationsociale et virilité.

I) Le problème de la mixitéLes manuels d’histoire montrent peu la mixité sexuelle des acteurs des événementshistoriques passés. L’histoire est essentiellement incarnée dans des personnagesmasculins alors que les personnages féminins sont plutôt absents du récit historique. Dansune étude sur les périodes indiquées, réalisée dans 15 manuels d’histoire de 1997 à 2007choisis au hasard parmi tous les manuels étudiés, on peut constater qu’en moyenne 12,9%de tous les documents et 16,9% des documents contenant des représentations genréessont mixtes144. Souvent due à l’utilisation du genre masculin neutre et de termes générauxnon genrés, cette faible représentation de la mixité peut s’observer dans les chapitres surAthènes, la Révolution de 1848, les années 1850 et la Grande Guerre et les années 1920.

1. Athènes au V e siècle avant J.-C.Première expérience démocratique que le monde occidental ait connue, modèle

d’inspiration à la construction d’un État moderne en France, l’histoire d’Athènes au Ve siècleavant J.-C. est un chapitre de l’histoire qui a été introduit dans les programmes en 1981 : elle

144 Voir Tableau sur les périodes du programme étudiées p107.

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est considérée comme exemplaire pour faire comprendre l’héritage politique de la civilisationeuropéenne. Dans une perspective d’éducation civique des élèves, le modèle politique de laCité grecque a fait l’objet d’une idéalisation certaine dans certains manuels. En introduisant

l’étude d’Athènes au Ve siècle avant J.-C., il s’agissait, pour les rédacteurs du programmeet les concepteurs de manuels, de faire passer des valeurs aux lycéens : le droit universelde chacun de participer aux affaires publiques, la démocratie comme régime le plus justeet le plus équitable car basé non sur l’hérédité ou la richesse, mais sur une égalité de droitsquelle que soit l’origine sociale des individus.

Or, si on ne peut qu’approuver ces intentions et soutenir le bien-fondé de ces valeurs,on peut regretter que l’instruction civique se fasse aux dépens de la justesse historique. Nonque le récit des manuels soit faux –il est vrai-, mais il ne l’est que partiellement, car il laissedans le trouble certains éléments constitutifs de l’organisation athénienne de l’époque. Eneffet, en voulant trop poser l’expérience athénienne en modèle didactique, les aspérités dela Cité athénienne sont gommées, et notamment le fait que la citoyenneté ne soit pas mixte,qu’elle exclut les métèques, les esclaves et les femmes.

Ainsi, dans le manuel de Jean-Michel Gaillard, chez Nathan en 1981145, il est dit,concernant les charges électives, que « toutes ces fonctions sont accessibles aux plushumbles », comme si les esclaves n’étaient pas des individus concernés par ce qualificatif.Le manuel de Jacques Marseille, toujours chez Nathan en 1996, va dans le même sens :

[Ces] fonctions étaient ouvertes à tous et tout citoyen pouvait être un jourappelé à faire partie de la Boule ou du tribunal de l’Héliée. Ainsi, chacun dansson existence de citoyen pouvait être tout à tour gouvernant ou gouverné,cette alternance entre le commandement et l’obéissance formant selon Aristotel’excellence du citoyen dans la mesure où, écrivait-il, « on ne peut pas biencommander si l’on n’a pas bien obéi »146.

Les dénominatifs « tous », « tout citoyen », « chacun » peuvent induire en erreur : soitles auteurs considèrent que les femmes, les métèques et les esclaves ne sont pas desacteurs historiques, ce qui pose problème en termes scientifiques et politiques, soit ils lesconsidèrent comme tels mais oublient de spécifier leur existence et les questions que celapose vis-à-vis du caractère exemplaire d’Athènes. Ce qui rend dans les deux cas le récithistorique sur cette période imprécis, et donne une image partielle de la réalité d’alors.Cinqans plus tard, le nouveau manuel de Jacques Marseille donne plusieurs définitions, toujourssur le mode d’une neutralité trompeuse :

Cité/citoyen = dans l’Antiquité, la Cité est une communauté politique (un État)de taille modeste, dont les membres (les citoyens) s’administrent eux-mêmes. Aristocratie = du grac aristoi, les meilleurs, et kratos, le pouvoir. C’est unsystème de gouvernement dans lequel le pouvoir appartient à un groupe socialprivilégié distingué par la naissance. Démocratie = du grec démos, le peuple,

et kratos, pouvoir, terme qui désigne le régime athénien au Ve siècle av JC. Lepouvoir appartient à l’ensemble des citoyens [...] Assemblée du peuple = engrec Ecclésia, assemblée qui se réunit quarante fois par an [...] et à laquelle

145 Jean-Michel GAILLARD (dir.), Histoire 2 e , Nouvelle collection Fernand Nathan, Édition Fernand Nathan, France, 1981.146 Jacques MARSEILLE (dir), Histoire 2 e Les fondements du monde contemporain, Collection Jacques Marseille,

Nathan, Italie (Bergamo), 1996.

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Les représentations du genre dans les manuels d’histoire du lycée, 1968-2008

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tous les citoyens peuvent participer. Elle est souveraine en matière de décisionsengageant la Cité147.

Dans l’opposition faite entre l’aristocratie et la démocratie, le message est clair : unrégime politique où seuls les riches gouvernent n’est pas un régime juste, et seule ladémocratie peut se rapprocher d’un idéal d’égalité politique entre les individus. Mais unetelle opposition a pour effet d’occulter le fait que la mixité politique n’existait pas à l’époque.Elle masque également le fait que, si la richesse des hommes ne constituait pas uncritère de discrimination politique, le sexe, la nationalité et la liberté représentaient quant àeux un élément déterminant dans la capacité d’obtenir la citoyenneté. De même, dans leparagraphe sur les conditions pour être citoyen, le fait de devoir être un homme n’est jamaismentionné expressément :

Depuis la loi établie par Périclès en 451 avant J.-C., il faut, pour être citoyen,être né d’un père citoyen et d’une mère fille de citoyen unis par un mariagelégitime. À l’âge de 18 ans, les jeunes gens s’inscrivent dans la circonscriptionadministrative de base, le dème [...] Ensuite, les jeunes gens doivent suivreune sorte d’entraînement militaire, l’éphébie, au terme duquel ils deviennentcitoyens de plein droit. C’est donc le droit du sang qui, à Athènes, détermine lacitoyenneté148.

Au travers de l’utilisation des expressions le « droit du sang », ou, les « jeunes gens », làencore, tout se passe comme si le droit du sang ne concernait pas les filles, et qu’elles nefaisaient pas partie de la catégorie des « jeunes gens ». À moins que les auteurs attendentdu lecteur qu’il sache déjà, ou qu’il devine, que les femmes étaient exclues de la citoyenneté,faisant comme si cela allait de soi et ne nécessitait pas d’explication. En outre, l’hypothèseselon laquelle le genre grammatical masculin permettrait la neutralité n’est pas fondée dansle cas présent.

2. La révolution de 1848

Tout comme Athènes au Ve siècle avant J.-C., la Révolution de 1848 s’inscrit dans laproblématique transversale de construction politique et démocratique de l’État moderne duprogramme des classes de lycée. Ici encore une fois, il faut réaffirmer que, en soi, ce quiest écrit dans les manuels n’est pas faux historiquement, mais qu’en creux, c’est ce quin’est pas dit qui peut fausser la vision de l’histoire des lecteurs. Par exemple, quand unmanuel énonce le fait que 750 représentants furent élus pour trois ans au suffrage universeldirect à l’Assemblée Constituante en 1848, il n’y a rien de contestable. En revanche,on peut remarquer qu’il existe une absence de précisions quant au fait que ces 750représentants étaient exclusivement des hommes, et que le suffrage n’était que masculin.Les femmes de 1848, nombreuses à réclamer le droit de vote et d’éligibilité, et malgré leuractivisme politique, se sont vu refuser ces droits. Faire l’économie de préciser que « lesreprésentants » ne constituaient pas une catégorie mixte, comme c’est le cas aujourd’hui auParlement, peut ainsi déformer notre perception de la réalité. On peut déplorer qu’il ne soitpas écrit noir sur blanc dans les manuels que 1848 fut une étape de plus, après la RévolutionFrançaise de 1789 et le Code Civil de 1804 dans l’exclusion des femmes de la vie politique,et dans le renforcement de l’idée selon laquelle la politique est un domaine naturellement

147 Jacques MARSEILLE (dir), Histoire 2 e Les fondements du monde contemporain, Collection Jacques Marseille,

Nathan, Tours, 2001.148 ibidem.

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réservé aux hommes qui s’y trouveraient plus compétents. Au final, même si l’informationdélivrée au départ est juste, l’image qui en ressort est celle d’un progrès républicain, réalisénotamment par une application effective de la théorie de la représentation au travers del’élection au suffrage universel direct d’une assemblée souveraine. Or ce progrès peut êtrerelativisé au regard d’un souci d’égalité hommes-femmes, dans la mesure où les femmesn’étaient ni éligibles, ni électrices, et que la mixité politique n’existait pas.

De plus, l’objectif d’enseigner des valeurs en rapport avec le concept de démocratiedans une démarche d’éducation civique nuit aussi, dans le chapitre sur 1848, à l’exactitudehistorique. Quand on peut lire dans le manuel Nathan de 1993 qu’ « en quelques jours, [le]gouvernement proclame la République, rétablit la liberté de réunion et de presse, supprimela peine de mort pour raison politique, abolit l’esclavage dans les colonies et institue lesuffrage universel pour tous les citoyens de plus de 21 ans »149, le lecteur ressent uneimpression d’une amélioration dans le fonctionnement politique du pays. Cette améliorationde la construction démocratique de l’État français est réelle, mais elle est sublimée par cetenchaînement de faits positifs, sans être nuancée par des réalités moins valorisantes pourle passé de la France.

De surcroît, l’exactitude historique est desservie par l’utilisation de termes généraux,apparemment mixtes, du fait de la neutralité grammaticale qui les caractérise, mais neconcernant en fait que les individus de sexe masculin. Ce phénomène peut s’observerindistinctement dans la plupart des manuels entre les années 1960 et 2000. Les auteursparlent des « citoyens », de « l’Assemblée Constituante », des « électeurs », sansmentionner la composition uniquement masculine de ces groupes. Par exemple, dansle Malet et Isaac de 1961, on peut lire :

Le gouvernement provisoire proclama la République et institua le suffrageuniversel. Une assemblée constituante serait élue pour tous les citoyens âgés de21 ans au moins et domiciliés depuis six mois. L’âge d’éligibilité fut élevé à 25ans. Pour que la députation fut accessible aux pauvres, il fut prévu une indemnitéparlementaire de 25 francs par jour pendant la durée de la session. Le nombredes électeurs passa de 240 000 à plus de 9 millions. Jusqu’alors limitée à uneminorité bourgeoise, la vie politique s’étendait d’un seul coup à toute la nation150.

Cet extrait est particulièrement intéressant à plusieurs égards. Tout d’abord, le suffrage estdit « universel » dans le sens où, pour être électeur, il n’y avait plus besoin de payer lecens. Mais, à moins de considérer que les femmes ne faisaient pas partie de l’humanitéen tant qu’êtres possédant toutes les qualités humaines (ce qui n’est pas improbabledans la mesure où les femmes mariées dans les années 1960 étaient encore souventlégalement dépendantes de leur époux et donc pas des citoyens au sens plein du terme),les auteurs commettent une erreur scientifique en parlant de « suffrage universel » et nonpas de « suffrage universel masculin », qui décrit plus justement les réalités d’alors. Eneffet, pendant les événements de 1848, une délégation du Comité des droits des femmesavait interpellé le gouvernement pour lui demander si elles pouvaient voter : un décretlaissait planer un doute en déclarant que « tous les Français » avaient le droit de votesans préciser si les femmes faisaient partie des « Français ». Le gouvernement réponditpar la négative malgré les protestations des clubs et des journaux tenus par des femmes.Une répression antiféministe commença alors avec un décret du 26 juillet 1848 interdisant

149 Jacques MARSEILLE (dir.), Histoire 2 e , collection Jacques Marseille, Nathan, Tours, 1993.150 Jules ISAAC (dir.), De la Révolution de 1789 à la Révolution de 1848, Classe de seconde, Classiques Hachette, Paris,

1961.

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aux femmes d’être membres d’un club ou d’assister à tout débat public. La Constitutionde novembre 1848 finit de sceller leur exclusion151 de la vie publique. À la décharge desauteurs, il faut préciser que cette notion de « suffrage universel masculin » n’avait pasencore été développée dans la recherche universitaire des années 1960, et qu’il est donccompréhensible de lire de telles formulations dans les manuels jusque vers la fin des années1970. Ce qui est par contre plus choquant, c’est que l’expression « suffrage universel » dansles chapitres des manuels traitant des événements de 1848 reste présente parfois jusqu’auxmanuels actuels, malgré une appropriation progressive du terme plus exact de « suffrageuniversel masculin » à partir des années 1980. La croyance en l’idéal d’universalismerépublicain hérité du siècle des Lumières est telle que les différences de situations réellessont souvent effacées (voir supra, Partie 1, Chap 1, I.) par les rédacteurs des manuels.En utilisant l’expression « suffrage universel », les auteurs mettent un voile sur l’identitésexuelle, en tant que premier critère dans la détermination de la citoyenneté en 1848, ettout se passe comme si « universel » signifiait la mixité alors qu’en fait, il s’agissait, commeMaria Deraisme s’en plaignait déjà à l’époque, d’« un universel de poche laissant de côtéla moitié de l’humanité »152.

Ensuite, l’extrait du Malet et Isaac est intéressant car il décline cette notiond’universalisme politique en plusieurs catégories : « les citoyens », les « pauvres », faisantencore une fois comme s’il allait de soi que les femmes ne soient pas comptabilisées dansces catégories. En cherchant à faire valoir la démocratisation de la vie politique française,qui certes, progressait indéniablement, les auteurs faisaient preuve d’une interprétationhistorique pas tout à fait juste. Ni les femmes pauvres ni les femmes ayant 25 ans ou plusn’obtinrent le droit de vote en 1848.

Enfin, comme atteignant le faîte de la confusion entre la construction de l’Etatmoderne et démocratique et le masculin, la dernière phrase de l’extrait du Malet et Isaac :« Jusqu’alors limitée à une minorité bourgeoise, la vie politique s’étendait d’un seul coupà toute la nation153 ». La Nation, dans les pensées des auteurs, même si cela n’est pasformulé consciemment, est constituée d’hommes : l’État est une création masculine. Laplus juste des démocraties est une démocratie virile, qui permet à toute personne de sexemasculin, quelle que soit son origine socio-économique, de participer aux affaires de lachose publique.

3. Les années 1850Les années 1850, abordées dans les manuels sous un angle social et économique, nese prêtent pas de la même façon à l’éducation civique, et les questions qu’elles soulèventsont moins d’ordre politique que d’ordre sociologique. Une similarité persiste cependant :la primauté donnée au masculin sur le féminin dans la langue tend parfois à masquer lefait qu’à l’intérieur même des différentes catégories sociales de l’époque, des disparitésexistaient entre les femmes et les hommes. Les auteurs font preuve d’une grande précisionet de justesse dans les descriptions des modes de vie bourgeois, paysans, aristocrates,ouvriers. Ils savent décrire des différences subtiles et très nuancées entre la condition despaysans propriétaires et celle des métayers par exemple :

151 Yannick RIPA, Idées reçues, les femmes, Éditions le cavalier bleu, Évreux, 2002.152 ibidem.

153 Jules ISAAC (dir.), De la Révolution de 1789 à la Révolution de 1848, Classe de seconde, op. cit. p65.

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Suzat Eléna 57

Les paysans constituaient 70% de la population totale de la France en 1870.Un quart à peine des paysans était propriétaire de leur champ, un cinquième lecultivait à titre de métayers et de fermiers, le reste, c’est-à-dire plus de la moitié,n’avait pas de terre : c’étaient les domestiques, les valets de ferme, les bouviers,les bergers, les charretiers et surtout les journaliers.154

Dans cet extrait, on peut constater une absence complète de précisions sur l’existencede paysannes qui constituaient la majorité de la population féminine globale de la France,et qui travaillaient tout comme les hommes. Ainsi, il est rarement possible de voir desreprésentations de femmes au travail, surtout dans les manuels des années 1960 à lamoitié des années 1980, comme si elles n’étaient ni ouvrières ni paysannes, bien qu’ellesaient constitué une main d’oeuvre réelle. Tout se passe comme si le modèle de la femmebourgeoise ou aristocrate ne travaillant que rarement était implicitement étendu à l’ensembledes femmes.

Ainsi, le manuel Hatier de 1991 compare le mode de vie des « Grands fermiers richespropriétaires » et des « habitants des campagnes »155 en les mettant sur un pied d’égalitégrammatical. Mais en fait, dans la première expression, l’usage du masculin signifie bel etbien une catégorie masculine (seuls les hommes pouvaient légalement être propriétaires),alors que dans la seconde expression, l’usage du masculin est entendu comme neutre,concernant hommes, femmes, enfants… C’est à s’y perdre.

Jean-Michel Gaillard, dans le Nathan de 1981156, comme beaucoup d’autres auteursde manuels, utilise systématiquement le genre masculin pour désigner les métiers etles membres des différentes classes sociales, ou bien un nom général pour désignerleur groupe social. Mais en l’occurrence, en utilisant indifféremment bourgeoisie etprolétariat sans préciser la composition sexuelle de chaque groupe, il se produit un effetd’invisibilisation du fait que le prolétariat est plus féminisé que la bourgeoisie, dans lesens où de nombreuses femmes ouvrières travaillaient, alors que les femmes bourgeoisestravaillaient peu.

Dans la même intention, Jean-Marie D’Hoop, chez Delagrave en 1969, écrit : « Seulsles bourgeois parvenaient aux professions libérales et aux fonctions importantes del’administration157 », comme si les femmes ne faisaient pas partie de la bourgeoisie, ou qu’ilétait entendu qu’elles ne travaillaient pas.

Le manuel Nathan de 1977 et le manuel Istra de 1982 font tous deux référence à la

« figure de l’instituteur » qui marquait le paysage villageois durant la seconde moitié du XIXe

siècle, parfois même considéré comme un « notable »158. Or, il s’avère que ces hussardsnoirs de la République furent souvent des femmes, qui elles, n’avaient pas le statut denotable malgré l’importance de leur rôle au sein de la communauté villageoise159.

154 ibidem.155 Serge BERSTEIN, Pierre MILZA (dir.), Histoire Classe de seconde, de l’Ancien Régime à la fin du XIX e siècle, Collection

Berstein et Milza, Hatier, Rennes, 1991.156 Jean-Michel GAILLARD (dir.), Histoire 2 e , op. cit. p63.157 Jean-Marie D’HOOP, Histoire contemporaine (1789-1848), Classe de seconde, Librairie Delagrave, Paris, 1969.158 Jean MONNIER Histoire 1789-1848 classe de seconde, Collection Jean Monnier, Fernand Nathan, Paris, 1977, et Jacques

GRELL, Jean-Pierre WYTTEMAN (dir.), Dossiers d’histoire 1re, Istra, Strasbourg, 1982159 Michelle ZANCARINI-FOURNEL, Conférence à l’Institut National de Recherche Pédagogique, op. cit. p3.

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Annette Wieworka, dans son rapport au Conseil Économique et Social, cite MichellePerrot, pour souligner le manque de mixité représentée dans les manuels d’histoire : « On neparle pratiquement pas des femmes dans la révolution industrielle, comme si c’était un acteviril, produit de la technique des grands métiers virils que sont les mines et la métallurgie.Mais dans Germinal, on voit bien que les femmes aussi descendent à la mine »160.

4. La Grande Guerre et les années 1920Aujourd’hui, la mixité dans l’armée n’est pas encore réalisée dans tous les domaines, etelle n’est intervenue que très tard. Avant la guerre de 1870 contre la Prusse, la figure dela cantinière ou de l’infirmière, voire de la soldate dans certaines batailles révolutionnaires,montrait que la guerre n’était pas nécessairement un domaine naturellement dévolu auxhommes. Mais la guerre de 1914-1918 représente un tournant dans la masculinisation descombats. La défaite de 1870 ayant provoqué un sentiment profond de peur du déclin dans lasociété, de nombreux hommes ont cherché à se recentrer sur la construction d’une identitévirile. Et le moyen le plus évident pour ce faire passa par un durcissement des politiquesfamilialistes, par le développement d’une culture belliciste, et par l’exclusion des femmesde certains domaines, dont l’armée. Aussi, il est logique que les femmes n’apparaissentpas dans les chapitres consacrés au déroulement militaire de la Première Guerre Mondialedans les manuels. Point d’erreur de jugement ici de la part des auteurs de manuels. Lecaractère exclusivement masculin des événements de 1914-1918 explique le faible tauxde représentations féminines dans les textes et dans les images des livres scolaires.Cependant, avec la montée en puissance de l’histoire culturelle, les femmes apparaissentde plus en plus dans les chapitres consacrés à l’arrière. Le lecteur peut ainsi observer que siles femmes sont absentes des combats, elles représentent une force de production majeureentre 1914 et 1918.

Par contre, tout ce processus, qui a fait du genre un élément structurel des politiquesde guerre au front comme chez les civils, n’est presque jamais abordé dans les manuels. Cemanque peut se comprendre : le programme entre 1968 et 2008 n’incite pas spécifiquementà traiter ce sujet, les analyses issues de l’histoire du genre appliquées à la Grande Guerresont assez récentes, et un manuel ne contient pas forcément un espace suffisant pour toutdire –des choix doivent être faits sur ce qui paraît indispensable d’enseigner.

En conclusion, il est possible de dire que les représentations du genre dans les manuelsd’histoire au lycée peuvent être biaisées par un usage trop fréquent de formulations neutres,qui donnent tantôt une impression de mixité sexuelle tantôt sous-entendent la désignationd’un groupe uniquement masculin. Laissées dans l’implicite, les différences significativesentre hommes et femmes dans certaines sphères sociales ou durant certains événementshistoriques ne sont pas visibles pour un oeil peu aguerri à exercer ces distinctions.

Ces impressions sont renforcées par une sur-représentation des acteurs masculins etune sous-représentation des acteurs féminins dans les manuels.

II) La sur-représentation masculine et l’invisibilité féminine : deszones d’ombre historiques

160 Annette WIEWORKA, « Quelle place pour les femmes dans l’histoire enseignée ? », op.cit, p22.

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Autre phénomène de genrification des représentations des acteurs historiques, lesurnombre des hommes et le manque de visibilité des femmes brouillent la justesse del’image du genre que le lecteur peut percevoir dans les manuels d’histoire du lycée et créentdes zones d’ombre historiques. Selon le Rapport Rignault et Richert au Premier Ministre :

Ceci contribue à répéter l’idée selon laquelle les femmes ne font riend’intéressant en dehors de leurs enfants et de leur maison. Le choix par lesauteurs de héros exclut presque systématiquement les femmes. [...] Lesfemmes sont confinées au singulier, elles n’atteignent jamais l’universel, ellesn’appartiennent pas à la famille des grands. Une partie de la réalité est occultéece qui contribue à forger un imaginaire, chez les élèves, où seuls les hommessont capables, seuls les hommes ont une vie sociale, une carrière, accomplissentl’humanité dans ce qu’elle a de mieux. [...] Les hommes avec leur famille ou dansla vie privée sont peu représentés161.

En d’autres termes, les hommes sont sur-représentés dans certains domainesconsidérés comme prestigieux (la politique, les sciences, l’économie, l’art, la littérature,la diplomatie...) alors que les femmes, y sont beaucoup moins représentées, même sien réalité elles avaient déjà investi en partie ces domaines. Inversement, on voit peu leshommes en tant qu’acteurs de la sphère privée ou de domaines réputés moins prestigieux(la maison, l’éducation des enfants, les modes vestimentaires) là où les femmes sont plusmontrées. Ce phénomène se constate de façon significative dans les biographies despersonnages historiques présentes dans les manuels ainsi que dans toutes les périodes duprogramme que nous étudions.

1. Les encarts biographiquesLes encarts biographiques qu’il est possible de trouver à la fin des manuels sontsymptomatiques de cette sur-représentation des hommes et de cette invisibilité des femmesdans les domaines qui ne leur sont pas respectivement réservés. Dans le manuel Nathande 1996162, ces petites biographies sont pour la première fois introduites à la fin du manuel.On y recense 69 personnes, 68 hommes, 1 femme (Mme de Staël). Toujours dans ce

manuel, dans le chapitre sur la culture au XIXe siècle en France, on peut trouver unencadré « repères chronologiques » avec une liste d’auteurs du romantisme littéraire etdu romantisme artistique. Deux femmes, Mme de Staël et George Sand, et 30 hommessont cités. Dans le manuel Nathan de 1997163, sur 49 biographies, 2 femmes ont la leur,dans le manuel Magnard de 2005164, il y a 39 biographies, dont celle d’une seule femme(George Sand). En parcourant du regard ces encarts biographiques, le lecteur ne peutqu’imprimer une image du passé dans laquelle ceux qui ont fait de grandes choses, ceuxqui ont changé le cours de l’Histoire, sont presque tous des hommes. Les figures fémininesimportantes, militantes politiques ou artistes, comme Louise Labbé, Olympes de Gouges,

161 Simone RIGNAULT, Philippe RICHERT, « La représentation des hommes et des femmes dans les livres scolaires »,

Rapport au Premier ministre, op. cit, p34.162 Jacques MARSEILLE (dir), Histoire 2 e Les fondements du monde contemporain, op. cit. p63.163 Jacques MARSEILLE (dir.), Histoire, Le monde du milieu du XIX e siècle à 1939, 1 re , Collection Jacques Marseille, Nathan,Italie (Turin), 1997.164 Jean-Pierre LAUBY, Michel PROMEAT, François SIREL (dir.) Histoire 1re ES/L, S, Le monde contemporain du milieu du XIX e

siècle à 1945, Magnard, Paris, 2007.

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Théroigne de Méricourt, Maria Deraisme, ou Flora Tristan, pour ne citer qu’elles, sontabsentes des pages consacrées aux biographies des « grands hommes » de l’Histoire.Les cours d’histoire du secondaire étant une des sources principales d’apprentissage del’histoire, cette sous-représentation des femmes et cette sur-représentation des hommesempêchent la connaissance historique de l’action de femmes dans l’histoire, qui est souventinconnue du grand public. C’est ainsi qu’il n’est pas rare, lors de conversations en famille ouentre amis, d’entendre dire que les femmes n’ont rien réalisé d’important dans l’histoire. PourYannick Ripa165, ce constat quantitatif du nombre de femmes créatrices inférieur au nombred’hommes créateurs sous-entend une affirmation qualitative : puisqu’il n’y a pas de femmes« grands créateurs » c’est donc que les femmes sont dépourvues des qualités requisespour le devenir. Les lecteurs des manuels d’histoire sont ainsi amenés inconsciemment àintégrer l’idée selon laquelle le génie n’est d’essence que masculine.

2. Les zones d’ombre du programme

En ce qui concerne Athènes au Ve siècle avant J.-C., il est intéressant de noter laqualification que le manuel Istra de 1982 fait du fonctionnement politique athénien : « lesystème de tirage au sort est un système impartial »166. Le tirage au sort est certes, dansson principe, un moyen impartial de choisir qui sera élu. Or, dans la mesure ou un tripartial était effectué entre les personnes qualifiées de citoyens et les personnes excluesde la citoyenneté, il semble historiquement incorrect de parler d’impartialité dans le casprésent, car cela revient à nier le fait que plus de 75% des habitants d’Athènes n’étaientpas considérés comme membres de la vie politique.

À propos des années de la révolution industrielle, le thème de l’ascension sociale estfréquemment abordé mais sans jamais spécifier que les opportunités de monter dans lahiérarchie sociale n’étaient ouvertes qu’aux hommes. Dans le Malet et Isaac de 1961, onpeut ainsi lire :

Des enfants des classes moyennes et plus rarement des fils d’ouvriers ou depaysans ont pu devenir de grands bourgeois grâce à leur intelligence ou à leuresprit d’entreprise, l’exemple de Boucicault, fondateur du Bon Marché, est restécélèbre167.

Tout se passe comme si seuls les garçons possédaient intelligence et esprit d’entreprise. Or,on sait aujourd’hui que des contraintes sociales (il était peu estimé qu’une femme travaille),légales (la dépendance au mari de l’épouse consacrée par le Code Civil pour tous lesactes de la vie professionnelle et personnelle) et culturelles (les hommes étaient considéréscomme manquant à leur devoir de nourrir leur famille si leur femme travaillaient) pesaientsur les femmes qui ne pouvaient que très difficilement exercer un métier reconnu. L’absenced’explications quant à ces phénomènes de structuration de la société par un critère de sexeinfluence la compréhension du lecteur du manuel sur l’histoire du monde du travail : c’estune sphère perçue comme masculine, et aucun modèle d’identification féminin n’est décritpour permettre aux élèves d’attribuer des qualités égales aux hommes et aux femmes.

Dans les chapitres des manuels consacrés à la Révolution de 1848, les événementsrévolutionnaires sont très souvent racontés au masculin, ou du moins, la présence de

165 Yannick RIPA, Idées reçues, les femmes, op. cit. p66.166 Jacques GRELL, Jean-Pierre WYTTEMAN (dir.), Dossiers d’histoire 1 re , op. cit. p68.167 Jules ISAAC (dir.), De la Révolution de 1789 à la Révolution de 1848, Classe de seconde, op. cit. p66.

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femmes dans les épisodes des barricades et autres manifestations populaires n’est jamaisspécifiée. Par exemple, le manuel Nathan de 1993 raconte :

Le 24 février 1848, la Chambre des députés envahie par les émeutiers proclameun gouvernement provisoire de 11 membres. Parmi eux, une majorité derépublicains modérés comme Lamartine ou le savant Arago, mais aussi despartisans d’une démocratie sociale comme Louis Blanc ou l’ouvrier mécanicienAlbert168.

Parmi les émeutiers, des femmes, républicaines, socialistes, modérées. Mais il apparaît aufinal que même la représentation des manifestations, rares événements politiques auxquelselles avaient accès, demeure un fait historique duquel les femmes sont exclues du récit.

Enfin, la Première Guerre Mondiale telle qu’elle est racontée dans les manuels d’histoirelaisse paraître des zones d’ombres historiques du fait d’une sur-représentation masculineet d’une invisibilité féminine.

Dans les chapitres sur la Première Guerre Mondiale, nous l’avons déjà dit, la présencede représentations essentiellement masculines s’explique par le fait que la guerre de1914-1918, dans les combats, était une affaire d’hommes de facto. Mais les manuelspassent sous silence des faits marquants concernant certains aspects importants de la viedes hommes et des femmes pendant cette période.

Tout d’abord, les viols de femmes françaises ou allemandes par des troupes ennemiesou les violences faites aux femmes sont des questions qui ne sont presque jamais abordées.Si avec l’introduction de l’histoire culturelle dans les manuels la question du deuil et de lasouffrance des français vis-à-vis des êtres perdus commence à poindre dans les manuels,le problème des viols demeure l’un des plus gros tabous dans les manuels.

Autre zone de non-dit, le thème de la dénatalité française et la question de la loi contrel’avortement. Ce thème n’est pas forcément évoqué par les manuels, voire assez rarement,et quand il l’est (comme dans le Belin de 1983169), il est uniquement associé à un problèmedémographique. Le message passé aux lecteurs est clair : la guerre, qui a saigné le pays,appelle à des politiques natalistes nécessaires pour la reconstruction morale du pays, d’oùles lois pour interdire l’avortement de 1920 et 1923. Or, il n’est jamais mentionné que ceslois sont aussi un signe de la crispation de certains hommes et de certaines femmes quirefusent d’admettre que les structures genrées d’avant-guerre ont été bouleversées et quiveulent s’assurer qu’un certain ordre social traditionnel demeure.

La souffrance des soldats au front, leurs angoisses et leurs peurs ne sont que trèsrarement racontées dans les manuels170. Par exemple, dans le Hatier de 1982, sur unetrentaine de pages consacrées au déroulement de la guerre, seules 6 sont consacrées auxeffets économiques et sociaux dus aux combats, et encore, les conditions de vie et lessentiments des soldats dans les tranchées n’y sont pas décrits.

Enfin, le reclassement des femmes après la guerre, alors qu’elles avaient pu intégreren masse tous les secteurs de l’économie jusque-là réservés aux hommes, est un sujetqui apparaît très peu dans les manuels d’histoire. La redéfinition symbolique du masculinet du féminin pendant la guerre et l’immédiat après-guerre a été un véritable enjeu de

168 Jacques MARSEILLE (dir.), Histoire 2 e , op. cit. p65.169 François LEBRUN, Vincent ZANGHELLINI, Histoire 1 re , Belin, Malesherbes, 1983.170 Michelle ZANCARINI-FOURNEL, Conférence à l’Institut National de Recherche Pédagogique, op. cit. p3.

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société. Georges Duby et Michelle Perrot nous rappellent quelques-uns des jalons de ceschangements:

Été 1914 : la mobilisation des hommes fortifie les sentiments familiaux et donnevie au mythe de l’homme protecteur de la Mère Patrie et des siens. Si on parlerarement de l’unité entre les sexes en parlant de l’Union sacrée, reste qu’enFrance on salue l’avènement de la femme purifiée consciente de sa natureprofonde et de ses devoirs éternels, l’incarnation de l’idéal féminin bourgeois du

XIXe siècle. Servir devient le mot d’ordre des Françaises. La Loi du 5 août 1914dispose qu’une allocation va être attribuée aux femmes de mobilisés, commeun soutien moral aux poilus (et non pour faire d’elles des chefs de famille). Le 7août, Viviani leur lance un appel. (…) La Loi du 3 juillet 1915 permet aux femmesd’exercer l’autorité parentale et d’agir sans autorisation maritale même si ellessont encore considérées comme mineures par le code civil171.

Les manuels font rarement échos à ce problème. Au contraire, en montrant quelquesimages de femmes dans les usines et en précisant que la main d’œuvre féminine a étérecrutée massivement, ils ont renforcé l’idée reçue selon laquelle c’est la Première GuerreMondiale qui a marqué le début de l’émancipation des femmes. Or, comme l’observel’historienne Christine Bard, d’une part « des changements avaient eu lieu bien avant1914 (au recensement de 1906, les femmes représentent déjà un tiers de la populationactive) »172, et d’autre part, « le retour à la paix suivi de la réinsertion des hommes dans lasociété française a mis un coup d’arrêt à la progression du travail féminin ».

La sur-représentation masculine et la sous-représentation féminine dans certainsdomaines, ou plus justement le manque de visibilité des questions relatives à la structuregenrée des sociétés et des mécanismes qui les traversent, ont pour effet de donner àla lecture des élèves de lycées des représentations du genre déformées par rapport auxréalités historiques dégagées par l’histoire des femmes et du genre. Ces zones d’ombreparticipent à une perception biaisée du rôle des acteurs historiques, et ceci d’autant plus quedes stéréotypes sur les hommes et les femmes y rajoutent leur part d’imprécision historique.

III) Les stéréotypes masculins et fémininsDans les manuels d’histoire du lycée entre 1968 et 2008, il est possible d’observer desreprésentations caricaturales du genre. Ces stéréotypes genrifient les images transmisesdans les manuels des acteurs historiques de telle sorte qu’ils apparaissent en décalageavec ce qu’ils étaient réellement. C’est ainsi qu’on peut constater plusieurs catégories destéréotypes masculins et féminins : une série d’idéaux-types sociaux durant la Révolutionindustrielle des années 1850, une façon binaire d’associer les hommes à la culture et àla sphère publique et inversement les femmes à la nature et la sphère privée, et enfin unmodèle de société familiste et androcentrée.

1. Les idéaux-types de la société pendant Révolution IndustriellePour répondre aux besoins de synthétisation des évolutions que la société a connues durantla Révolution Industrielle, les auteurs des manuels d’histoire utilisent souvent le singulier

171 Georges DUBY, Michelle PERROT, Histoire des femmes en Occident, op. cit. p29.172 Christine BARD, Les femmes dans la société française au 20 e siècle, Armand Colin, Paris, 2001.

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pour désigner un membre d’une classe sociale. Considérées comme représentatives detout un pan de la population, « le bourgeois », « le prolétaire », « la femme », etc, sontdes figures que les manuels cherchent à décrire afin d’enseigner les grands phénomènessocio-économiques des années 1850. Le Malet et Isaac de 1968 contient une reproductiondu tableau de Monsieur Bertin Aine, un grand bourgeois, dont le portrait a été peint parIngres. La légende de l’illustration souligne de façon très marquée les traits du personnage :« Propriétaire du Journal des Débats, “ce gros Bertin, épais, grossier, égoïste, dépensier,aimant la table”, comme disait Molé, est un type de grand bourgeois d’affaires »173. Lestéréotype du bourgeois ventripotent, avare et vivant dans l’ostentation apparaît de manièreéclatante sous la plume des auteurs du manuel.

Ce genre d’idéaux-types est inséré dans les manuels, dans un récit explicatif des modesde vie des différentes classes sociales, dans le but de faire comprendre les déterminantssociaux qui régissaient les vies de chacun. L’élève est donc amené à constater qu’unprocessus historique, un contexte social, politique et économique, ont influencé les identitésde groupe. Une telle démarche explicative ne se retrouve pas en ce qui concerne laconstitution d’une différentiation sociale entre les hommes et les femmes. Indirectement,cela contribue à essentialiser l’idée selon laquelle il existe une nature féminine et une naturemasculine, et que cette différenciation coule de source. En passant sous silence le commentde la construction des identités genrées, tout se passe comme si les situations spécifiquesdes hommes et des femmes étaient dues à leur sexe biologique, étaient donc naturelles,alors qu’en réalité ce sont surtout des ressorts culturels et historiques qui ont constitué lesfemmes et les hommes en deux groupes distincts.

2. Le mode binaire hommes/femmes, culture/nature, public/privéLe sociologue Pierre Bourdieu, qui a étudié la question de la « domination masculine »,pense que les sociétés humaines sont traversées par des « lignes de démarcationmystiques », qui répondent à une logique de « division ( nomos) qui fonde la différenceentre le masculin et le féminin telle que nous la (mé)connaissons, son caractère arbitraire,contingent, et aussi, simultanément, sa nécessité sociologique »174. Pour lui, nous noussituons dans un contexte historique « androcentrique », qui place les hommes au centre,dans un mouvement de « biologisation du social et de socialisation du biologique ». De cettedifférenciation sociale entre hommes et femmes, découle une série de conceptions binaireset hiérarchisées sur le mode du masculin et du féminin, des qualités et des activités qui ontété érigées en normes de genre au fil du temps. Les hommes, dans les symboles commedans les pratiques, auraient le privilège d’être des êtres de culture, rationnels, indépendants,peu enclins aux émotions, à l’affectif et au relationnel, intéressés par la chose publique,l’action, et capables de faire vivre la sphère politique. Au contraire, les femmes, seraientdes êtres de nature, ayant des qualités instinctives, émotionnelles, passives, portées sur lasphère privée. Évidemment, hommes et femmes, ont, dans l’Histoire, traversé ces lignes dedémarcations du genre, et croisé dans leur vie, attitudes et qualités féminines et masculines.Or, il semblerait que les manuels retiennent très peu ces transgressions, et ne transmettentau final que ce qui est attendu, évident dans les imaginaires mais pas dans les faits. D’oùune forte impression de représentations stéréotypées du genre qui peuvent ressortir à la

173 Jules ISAAC, André ALBA, Jean MICHAUD, Charles-Henry POUTAS, De la Révolution de 1789 à la Révolution de 1848, Classede seconde, Classiques Hachette, Paris, 1968.174 Pierre BOURDIEU, « De la domination masculine. La lutte féministe au coeur des combats politiques », site du MondeDiplomatique, http://www.monde-diplomatique.fr/1998/08/BOURDIEU/10801 , août 1998.

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lecture de ces livres scolaires. Aussi, les manuels montrent peu d’exemples de femmesde pouvoir, scientifiques (la figure de Marie Curie apparaît parfois), ou artistes. On les voitoccuper des scènes de vie intérieure. Elles sont valorisées par leur corps dans les tableaux(la nudité des femmes est d’ailleurs beaucoup plus présente que celle des hommes dansles manuels), et à part l’allégorie de Marianne, les femmes ne sont quasiment pas visiblesdans la sphère publique. Inversement, les hommes ne sont jamais montrés dans la sphèreprivée, et leur vécu intérieur est inconsciemment nié. Dans le Malet et Isaac 175, de 1972 àpropos de la Première Guerre Mondiale, l’accent est très peu mis sur les souffrances deshommes dans les tranchées, mais beaucoup plus sur les stratégies militaires et le détail descombats et batailles entre nations ennemies. D’ailleurs, on peut voir un très grand nombrede cartes dans les documents pour aider le lecteur à visualiser les explications relativesaux mouvements des armées. En revanche, il est rare de trouver dans les manuels desannées 1970-1980 des illustrations montrant les conditions déplorables des soldats, commesi cela risquait de dévoiler leurs émotions –la peur, la détresse, l’angoisse, leurs pleurs. Parcontre, le Rapport Rignault et Richert au Premier Ministre fait le constat que « l’exercicedu pouvoir est pratiquement toujours associé à un individu de sexe masculin »176. Deuxexemples. Le Malet et Isaac 1968 décrit un épisode des événements de la Révolution de1848 : après la fermeture le 21 juin 1848 des Ateliers Nationaux aux ouvriers de 17 à 25ans, « indignés, les ouvriers se soulevèrent et dressèrent des barricades. L’insurrectionse développa spontanément, elle n’eut ni programme ni chefs : c’était une insurrectionde la misère et de la faim »177. Toutes les journées de juin sont traitées sous l’angle desbatailles, excluant de fait le rôle de certaines femmes pendant la Révolution. Ce sont lesouvriers masculins qui font avancer l’histoire. De même, dans le manuel de chez Magnardde 2005, on peut lire une explication du processus de formation de la nation souveraine etindépendante, réalisée essentiellement par « le soldat citoyen », qui combat les ennemisextérieurs et intérieurs « pour défendre ses biens mais aussi son pays et les valeurs qui luisont attachées »178. Ici aussi, le rôle des femmes dans la construction nationale est voilé, etles hommes apparaissent comme seuls acteurs de la sphère publique.

L’historien spécialiste des masculinités André Rauch, à propos de la Grande Guerre,analyse la symbolique des cérémonies de commémoration des poilus sur les monumentsaux morts, dont on peut observer de nombreux commentaires et illustrations dans lesmanuels :

Commémorer la guerre, honorer le soldat – que la guerre de masse renditsouvent anonyme – conduit à rendre les hommes égaux devant la mort, commeles citoyens devant la loi : ici le sang a lavé le rang. Michelle Perrot, citant larevue féministe La Française d ’ aujourd ’ hui de 1917, note cependant : « ilsignorent l’héroïsme des moissons et des obus nés de la main des femmes». La politique de la mémoire, qui doit honorer sans partage le dévouementdu soldat, n’accorde de valeur symbolique qu’à l’homme en uniforme. La

175 André ALBA, Jules ISAAC, Antoine BONIFACIO, Histoire 1 re de 1848 à 1914, Évreux, 1972.176 Simone RIGNAULT, Philippe RICHERT, « La représentation des hommes et des femmes dans les livres scolaires », Rapportau Premier ministre, op. cit, p34.177 Jules ISAAC, André ALABA, Jean MICHAUD, Charles-Henry POUTAS, De la Révolution de 1789 à la Révolution de 1848, Classede seconde, op. cit. p76.178 Jean-Pierre LAUBY, Michel PROMEAT, François SIREL, Histoire 2 e , les fondements du monde contemporain, Magnard,Bologne, 2005.

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mémoire en temps de paix reste bien sous la garde du genre masculin. Lemasculin détient l’exclusivité des symboles. La mort civile reste une affaireprivée alors que la mort du soldat annonce une résurrection de la nation. Lesfemmes sont cantonnées au rôle des pleureuses vouées aux lamentationsd’usage. Leur présence est indispensable, mais elles ne figurent que pour quepour symboliser publiquement l’absence de l’homme. La mise à l’écart desfemmes se concrétise par la séparation des rôles : d’un côté spectateurs etspectatrices assistent muets et immobiles à la cérémonie, de l’autre les acteurs,tous masculins, composent un cortège qualifié, une haie d’officiants, avec lapompe des uniformes. [...] L’honneur d’un homme se situe dans le choix demourir pour sauver la patrie. En un seul acte, la scène restitue aux hommes lessymboles tutélaires, symboliques et militaires. Courage, ténacité et dévouementsont honorables, au contraire, la patience, la commisération et l’attendrissementsont rejetés. [...] Les cérémonies devant les monuments aux morts « remettentchaque sexe à sa place »179.

Les chapitres des manuels consacrés à l’immédiat après-guerre font souvent état de cescommémorations. Mais les auteurs, certainement parce que ces analyses ne sont pasencore très connues, n’appliquent presque jamais à ces événements une grille de lecturegenrée qui pourrait mettre à jour les ressorts d’une construction sociale de la binaritémasculin-féminin. Par une reproduction intacte de ces stéréotypes, les manuels contribuentà réifier des représentations caricaturales des hommes aussi bien que des femmes dansl’histoire.

3. Un modèle de société familialiste et androcentréeLes manuels d’histoire du lycée de notre corpus présentent parfois, involontairement, uneimage d’une société familialiste et androcentrée. Le famililisme peut se définir comme à lafois un parti pris démographique (le natalisme) et une morale de la vie privée, qui placela famille au centre des valeurs sociales. Cela va souvent de paire avec l’androcentrisme,qui fait de l’homme le pilier de l’institution familiale, et par extension, de toutes les autresinstitutions de la société. Il est possible de constater une série de stéréotypes dans lesmanuels qui correspondent à ce modèle de société. La place des femmes est souventréduite à leur rôle de mère ou d’épouse, et ce sont les hommes qui demeurent les chefs defamille. En outre, ils occupent les fonctions politiques de premier ordre (ce qui était vrai de faitjusque dans les années 1980, mais les mécanismes de sélection sociale et genrée des élitespolitiques sont rarement explicités dans les manuels). Quand les femmes apparaissentdans le monde du travail, c’est le plus souvent dans des métiers peu valorisants outraditionnellement féminins, tandis que même les ouvriers, a priori les individus les moinsélevés sur l’échelle sociale, ont le privilège d’être montrés en tant que force économique depremière importance dans le système capitaliste de production. L’exercice du pouvoir, dansle monde du travail, de l’art ou de la politique est presque toujours associé à une personnede sexe masculin. Dans le Nathan de 2001180, il est possible de trouver une reproductiond’une peinture anglaise de 1852, illustrant le chapitre sur la société dans les années 1850 :

179 André RAUCH, L ’ identité masculine à l ’ ombre des femmes, de la Grande Guerre à la Gay Pride, Hachette littérature,

France, 2004.180 Jacques MARSEILLE (dir), Histoire 2 e Les fondements du monde contemporain, op. cit. p64.

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(A consulter sur place au centre de documentation de l'Institut d'EtudesPolitiques de Lyon)

Cette peinture, intitulée « Tu gagneras ton pain à la sueur de ton front » paraîtextrêmement intéressante dans le cadre d’une étude sur les représentations du genre dansles manuels d’histoire. En effet, au centre, on peut observer des hommes très musclés,effectuant des travaux qui demandent beaucoup de force. Une femme au centre et de doss’occupe des enfants. Sur le côté droit, des femmes bourgeoises semblent curieuses de ceque font les ouvriers. Une femme pieds nus et en guenilles porte des fleurs. Deux hommesbourgeois du côté gauche regardent eux aussi les hommes au travail, ils ont les tempesgrisonnantes, s’appuient sur une canne, et sont plutôt maigrelets. L’un des ouvriers a unregard très fier méprisant les badauds qui l’observent, un autre est en plein effort, l’un boità grandes rasades. Les jeux de lumière mettent clairement en valeur les personnages ducentre, ceux issus de la classe populaire. Bien qu’en réalité, les ouvriers avaient souvent unesanté physique piteuse, leur activité et leur force sont ici exaltées, magnifiées. Les bourgeoisquant à eux sont dans l’ombre, passifs. Affectionnant probablement l’idéologie marxiste ousyndicaliste, le peintre a cherché à faire l’apologie de la classe ouvrière, qui contrairementà la bourgeoisie, « gagne son pain à la sueur de son front ». Une telle illustration fait passerun message clair : les hommes les plus virils sont ceux qui exercent un travail physique,pas ceux qui accumulent, dirigent ou constituent une rente capitalistique. La fierté ouvrière,toute virile, est la réponse la plus efficace à l’exploitation faite sur eux par les bourgeois.

De plus, à l’époque à laquelle le peintre a réalisé cette toile, il faut souligner quela question du travail des femmes ouvrières était brûlante. Leur travail était vécu pourbeaucoup comme un déclassement social, dévoilant leur incapacité de bon père de famillede subvenir aux besoins de sa famille. D’autres considéraient même que les femmespouvaient devenir leurs rivales et leurs concurrentes à cause des bas salaires qui leur étaientattribués. Pour le peintre, le travail des femmes va provoquer la déchéance : la seule femmedu tableau qui apparaît en train de travailler est pieds nus, en guenilles, misérable. Ellea perdu à la fois sa féminité et le respect des ouvriers, car elle se rend au service desbourgeois plutôt que de sa famille en vendant des fleurs – elle est dans l’ombre, peu fière,et laide. Au contraire, les bourgeoises, sont montrées sous une lumière flatteuse. Malgréleur statut social plus élevé que les ouvriers qui vaut aux bourgeois un certain dédain dela part du peintre qui les a laissés dans l’ombre, elles ne sont pas dévalorisées : c’estque leur féminité est restée intacte parce qu’elles ne travaillent pas. La femme au premierplan du tableau représente, elle, l’idéal féminin prolétaire : mère, son rôle est de s’occuperde l’éducation des enfants, et c’est dans sa maternité que se trouve sa dignité. En guised’exemple supplémentaire, la reproduction d’une affiche de la CGT de 1936181, qui répèteles mêmes procédés de genrification dans la classe ouvrière que dans les années 1850, etoffre toujours le spectacle d’une société familialiste, la femme s’occupant des enfants et lemari, un ouvrier à la musculature extrêmement proéminente, partant travailler à l’usine :

Sans explication dénaturalisante, ce type d’images contribue à forger les imaginairessur ce que doit être la féminité et la virilité, et renforce un modèle familialiste et androcentréde la société.

Tous ces stéréotypes masculins et féminins genrifient de façon déformée les acteurshistoriques représentés dans les manuels. Ceci engendre un écart entre le représenté et

181 Jacques MARSEILLE (dir.), Histoire, Le monde du milieu du XIX e siècle à 1939, 1 re , Collection Jacques Marseille,Nathan, Italie (Turin), 1997.

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le passé réel, qui peut être néfaste pour une perception exacte du rôle et des identités deshommes et des femmes dans l’histoire.

Mais un dernier phénomène de genrification doit être analysé : le lien entre valorisationsociale et virilité, dévalorisation sociale et féminité, bref la transversalité des hiérarchies degenre dans la société.

(A consulter sur place au centre de documentation de l'Institut d'EtudesPolitiques de Lyon)

IV) Le lien entre valorisation sociale et virilité, dévalorisation socialeet féminité : la transversalité des hiérarchies de genre dans lesreprésentations de la société

En histoire antique comme en histoire contemporaine, il existe un mécanisme degenrification des identités qui leur est commun : une valorisation sociale de certains acteurshistoriques sur le mode de la virilité, et une dévalorisation sociale d’autres de ces acteurssur le mode de la féminité. On retrouve ici l’idée selon laquelle une hiérarchie de genretraverse toutes les couches sociales. Bien que cette hiérarchie s’exprime sous des formesdifférentes, les champs lexicaux masculins tendent à donner de la valeur aux personnesqu’ils décrivent, alors que les registres féminins ont pour effet de déclasser les sujetsconcernés. Ce phénomène nous renseigne sur les représentations du genre dans lesmanuels : elles ne participent pas seulement à la différenciation sociale et symboliqueentre le féminin et le masculin, mais elles contribuent également à reproduire, sansla contextualiser, l’image d’une société inégalitaire, basée sur une certaine dominationmasculine et traversée par des relations de pouvoir qui caractérisent, dans une certainemesure, les relations sociales de sexe au travers de l’histoire.

1. En histoire antiqueDans les manuels d’histoire étudiés, deux modalités de hiérarchisation par le masculin ou

le féminin peuvent être observées dans les chapitres sur Athènes au Ve siècle avant J.-C.Le mythe d’un idéal d’une communauté d’hommes nés libres et égaux est très présent.

Une considération philosophique derrière les explications concernant l’organisation durégime politique athénien se retrouve fréquemment dans les manuels : l’idée selon laquellela question du capital économique dans une société juste et réellement démocratique nedoit pas avoir d’effet sur les droits politiques. Toute situation ne correspondant pas à cetidéal est jugée par des termes négatifs, critiques d’une telle injustice. Jacques Marseille,dans le Nathan de 1996, raconte par exemple :

Si le démos était réellement par son vote détenteur de la souveraineté, ladirection effective des affaires de la cité était entre les mains de ceux quidisposaient des loisirs permettant de s’y consacrer entièrement. Périclès, issud’une famille de l’aristocratie athénienne, dirigea la Cité pendant près de trenteans. La distinction la plus importante entre les citoyens séparait les riches,quelle que fut leur origine, qui vivaient des revenus de leurs terres, de leursateliers d’esclaves, parfois d’activités commerçantes, et les pauvres, paysansen majorité, artisans, petits marchands, obligés de travailler pour vivre. Lespremiers disposaient de loisirs qui leur permettaient de se consacrer d’avantage

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à la vie politique, mais les seconds tenaient à participer aux assemblées etaux tribunaux, particulièrement s’ils se sentaient concernés par les problèmesdébattus182.

La description des situations contrastées entre les citoyens pauvres et les citoyens richessuscite un sentiment d’injustice. Le critère de distinction principal étant un critère socio-économique, les inégalités politiques qui en découlent provoquent chez le lecteur unevéritable sensation d’iniquité. C’est bien normal quand on adhère à un idéal démocratique.Le problème de ce type de description c’est qu’en ne portant la critique que sur cet aspectinégalitaire de l’organisation politique athénienne, les inégalités politiques entre les citoyenset les non-citoyens ne sont pas mises à jour, et sont reléguées à un statut de non-problème.Le vocabulaire de la démocratie ne touche que les hommes, et encore, seulement leshommes athéniens par le sang : les métèques, les esclaves et les femmes, inconsciemment,ne sont pas considérés comme des sujets politiques.

La valorisation des citoyens sur le mode de leur indépendance est le corollaire de cephénomène. Avec la remise en cause de la hiérarchie entre les pauvres et les riches fondéesur un argument démocratique, tout se passe comme si l’athénien pauvre ne parvenait àdevenir véritable citoyen, acteur politique et homme viril qu’en partageant avec l’athénienriche une domination sur le reste de la société, dont les membres ont en commun unedépendance politique vis-à-vis de la communauté citoyenne. Mais cette réalité n’est jamaisprésentée ainsi dans les manuels. Ce qu’on voit plutôt c’est une minimisation de cettedomination et une valorisation de l’expérience démocratique masculine athénienne. Dansle Nathan de 2001, ceci est particulièrement frappant :

Les réformes de Clisthènes, en 508-507 avant J.-C., jouent un rôle essentiel dansl’épanouissement de la démocratie athénienne. [...] Désormais, les habitantsd’une tribu célèbrent les mêmes fêtes, combattent ensemble, élisent leursresponsables et siègent côte à côte à l’Assemblée du peuple ou Ecclésia.En 451, les ressources provenant du tribut payé par les cités de la Ligue deDélos ont permis d’instituer le misthos, une indemnité que l’on verse auxcitoyens tirés au sort pour occuper une magistrature [...] C’est permettre auxplus pauvres d’être associés au gouvernement de la Cité. [...] Nulle part enGrèce, les citoyens ne sont vraiment égaux entre eux, les vieilles famillesaristocratiques comme celle de Périclès continuant à exercer les plus hautescharges. Cependant, c’est à Athènes que le peuple, le démos, participe le plusau gouvernement de la Cité. Ainsi, tous les citoyens peuvent assister auxséances de l’Assemblée du peuple qui se réunit quarante fois par an sur lacolline du Pnyx. [...] N’importe quel citoyen peut prendre la parole et proposer unamendement. Après discussion, le projet du Conseil et ses amendements sontsoumis au vote de l’Assemblée. Cette pratique généralisée du tirage au sort et dela rotation des charges politiques, qui peut aujourd’hui nous surprendre, est unélément clé de la démocratie athénienne. Exprimant la méfiance des démocratesà l’égard du professionnalisme et des chefs politiques, elle traduit surtout le faitque les Athéniens estiment que chaque citoyen est apte à exercer une fonctionpublique183.182 Jacques MARSEILLE (dir), Histoire 2 e Les fondements du monde contemporain, op. cit. p63.183 Jacques MARSEILLE (dir), Histoire 2 e Les fondements du monde contemporain, op. cit. p64.

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Ce sont les citoyens masculins, nés de parents athéniens, qui réalisent l’idéal démocratiquedans lequel les déterminismes économiques sont dépassés par une responsabilité et unpouvoir politique. Les citoyens pauvres sont valorisés par cette prise d’indépendance vis-à-vis de leur milieu économique d’origine, qui aurait pu les soumettre à une conditionde dépendance et de servitude politique. C’est précisément parce que les femmes, lesmétèques et les esclaves demeuraient dans de telles situations que les athéniens pauvresont pu s’élever, devenir de vrais hommes adultes, et ont pu prendre leur indépendancesymbolique. Toujours liés par leur mode de vie aux non-citoyens, c’est en obtenant un droitpolitique exclusif qu’ils ont réussi à se différencier des individus au bas de l’échelle sociale.

Sans expliquer ces processus de construction du politique à Athènes, les auteurs desmanuels, involontairement, transmettent des représentations du genre dans lesquelles leshommes blancs sont les acteurs dominants de l’histoire, quand les femmes et les étrangerssont des acteurs secondaires.

2. En histoire contemporaineDans les chapitres d’histoire contemporaine, trois modalités principales de hiérarchisationdu masculin et du féminin apparaissent dans les manuels.

La valorisation des ouvriers par des images de force physique et d’identité de classe.Les membres masculins de la classe ouvrière sont souvent représentés sous le mode dela virilité, à la fois dans les activités – liées à la force, au monde de la production -, etdans les identités, fortement marquées par des traits très masculins. Par exemple, dansle Malet et Isaac de 1972, les ouvriers sont considérés comme remarquables pour leur« combativité, [leur] allant, [leur] vigueur »184. Rejetés au départ par les autres membres dela société, les ouvriers se sont effectivement forgé une identité particulière, qui s’est traduitesous diverses formes : par une culture politique teintée de socialisme, par l’adhésion à desassociations sportives de quartier, par la fréquentation de loisirs bon marché comme lecinéma ou enfin par une sociabilité virile et des codes de masculinité importants. MichellePerrot souligne à cet égard un phénomène de « valorisation de la production matérielle [...],d’occultation du travail domestique et de reproduction, [...] et d’exaltation des grands métiersvirils : le mineur, le métallo, le terrassier »185. Les manuels retranscrivent bien ce goût pourles activités les plus viriles, notamment en introduisant des images de sportifs populairesdans les chapitres sur la culture des années 1850. Pour Michelle Perrot, le militant est, enoutre, la figure type du mâle, exalté comme le soldat de l’armée du prolétariat, qui offre unevision de la révolution comme une lutte armée et applique la métaphore de la guerre à lalutte de classe. « Le fer, le feu, le métal, l’ordre, le sang du sacrifice sont les emblèmesde la classe ouvrière, qui encense par ailleurs les vertus de l’indispensable ménagère »186,analyse-t-elle. Ainsi, dans le manuel de la collection d’Antoine Prost de 1982187, une gravurereprésente une scène aux forges de Fourchambault dans la Nièvre. On y voit trois hommesdans la force de l’âge, chacun avec les outils et les habits correspondant à son métier :puddleur, dégrossisseur, lamineur. Ils sont forts, musclés, deux ont la barbe, ils sont fiers,leur cou donne une impression de puissance. Ils donnent une image d’hypervirilité de laclasse ouvrière. On sait pourtant qu’à cette époque, les ouvriers vivaient dans des conditions

184 André ALBA, Jules ISAAC, Antoine BONIFACIO, Histoire 1 re de 1848 à 1914, op. cit. p77.185 Michelle PERROT, Les femmes ou les silences de l’histoire, op. cit. p25.186 ibidem.187 Pierre BIARD (dir.), Histoire, Classe de première, Collection Antoine Prost, Armand Colin, Paris, 1982.

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misérables, étaient souvent malades, assez mal nourris, touchés par l’alcoolisme. En fait,de manière générale, les auteurs des manuels reproduisent les velléités des catégoriessocialement dominées de réaffirmer leur identité par le biais de la virilité et de la soumissiondes femmes. Il est toutefois compréhensible qu’à l’époque décrite par les auteurs, de tellesstratégies de re-masculinisation sont intervenues afin que les travailleurs puissent regagnerune dignité que beaucoup avaient perdue à cause de la pénibilité de leur travail et de lamisère qui caractérisait leurs conditions de vie. L’historienne américaine Joan Scott, qui abeaucoup étudié le monde ouvrier français, explique l’hyper-virilisation de la classe ouvrièredans les représentations que ses membres voulaient donner d’eux-mêmes, par une réactiondes militants du prolétariat à une tentative de féminisation de leur groupe social par lesclasses plus élevées de la société :

Tandis que les réformateurs des classes moyennes, [...] décrivaient souvent lestravailleurs dans des termes codés de façon féminine (soumis, faibles, exploités-comme les prostituées), les leaders syndicalistes et socialistes répondirenten insistant sur la position masculine de la classe ouvrière (producteurs, forts,protecteurs de leurs femmes et de leurs enfants)188.

Mais la conséquence de la reproduction de ces mécanismes dans les représentations desacteurs historiques dans les manuels est que les femmes apparaissent parfois, dans lemonde ouvrier, comme une menace, et non une partie à part entière du monde de laproduction ouvrière, considérée comme la chasse gardée des hommes. Dans le manuelDelagrave de 1969, on peut ainsi lire : « la concurrence était d’autant plus vive que, pour biendes travaux, les patrons embauchaient plutôt des femmes et des enfants, qu’ils payaientdeux ou quatre fois moins qu’un homme. Les ouvriers devaient donc se contenter de salairesmisérables, et encore n’étaient-ils jamais à l’abri de la terrible menace du chômage »189.En l’absence d’explications historiques, comme celles que nous venons d’apporter, dansles manuels, tout se passe comme si les femmes et les enfants étaient fautifs du sort deshommes, et qu’en transgressant leur place et leur rôle de mère, les femmes participaientdu malheur des travailleurs masculins.

Que les manuels d’histoire montrent une tendance bien réelle de l’époque (laconstruction de l’identité ouvrière sur le mode de la virilité) est une chose normale. Maisqu’ils ne précisent pas, pour de multiples raisons, (dont les contraintes éditoriales ethistoriographiques), les ressorts genrés de cette construction identitaire pose problème. Eneffet, de telles représentations tendent à naturaliser les rôles sociaux de sexe et à renforcerla hiérarchie entre le masculin et le féminin qui traverse la société.

La valorisation des bourgeois par le registre prométhéen. La prise de risques, lescapacités créatives, la maîtrise de la technique, un fort volontarisme, sont des traits majeursdu registre prométhéen que les auteurs des manuels utilisent pour décrire la bourgeoisie desannées 1850. Ce registre ne concerne que des hommes, souvent qualifiés de très « actifs ».Par exemple, le Nathan de 1981 oppose la « bourgeoisie passive », composée de femmeshéritières des fortunes de leurs pères, des petits commerçants, de médecins, avocats etpetits notables, et la « bourgeoisie active »190, elle composée des hommes qui ont su montrerune inventivité, une créativité, et un courage qui ont permis l’ascension de leur classe dansla société. Comme Prométhée qui avait volé le feu aux dieux pour donner la connaissance

188 Joan WALLACH SCOTT, Gender and the Politics of History, Columbia University Press, New York, 1988.189 Jean-Marie d’HOOP, Histoire contemporaine (1789-1848), Classe de seconde, op. cit. p68.

190 Jean-Michel GAILLARD (dir.), Histoire 2 e , op. cit. p63.

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aux hommes, au péril de sa vie, le bourgeois des manuels est fréquemment décrit comme lecréateur de toute chose, des avancées techniques de la société, des progrès de la science etdu développement économiques et ce, en prenant chaque jour des risques incroyables. Letravail est glorifié en tant qu’il permet de sortir d’un modèle de société fondé sur la naissanceet les privilèges. Ainsi, dans le Nathan de 1993, on peut lire :

Face à la vie ostentatoire mais coûteuse de l’aristocratie, les premiersentrepreneurs font preuve d’une grande discrétion. Souvent issus de milieuxmodestes, ils se caractérisent par leur acharnement au travail et leur volontéd’épargner sou par sou pour investir. Ils connaissent une fulgurante ascensionsociale. Devenus des patrons, ils fondent de véritables dynasties et se parent designes extérieurs d’une réussite dont ils sont d’autant plus fiers qu’ils l’attribuentà leurs seuls mérites191.

Les bourgeois doivent leur situation « à leurs seuls mérites » ils sont représentés commedes « self-made men ». Il est rarement précisé que le capital qu’ils ont accumulé provientégalement du travail de leurs employés et de leurs ouvriers. Un tel vocabulaire del’entreprenariat, disqualifiant les rentiers et les aristocrates, se retrouve dans le manuel Istrade 1981 à propos de la recomposition de la population paysanne masculine. On peut y lirequ’une « société moderne se profile en quelques endroits. Les propriétaires s’effacent leplus souvent devant les fermiers, véritables entrepreneurs de culture »192. Clairement, levocabulaire de l’entreprise est un vocabulaire mélioratif. On passe d’une notabilité baséesur la possession et les terres, à une notabilité fondée sur la capacité à entreprendre.Un changement dans la répartition des activités économiques, caractérisé par un déclinde l’aristocratie foncière, et une montée des capitalistes, entraîne un bouleversementdans l’histoire de la virilité. Le plus viril, le vrai homme, est celui qui crée et produit,prend des risques. Ce ne sont plus l’héritage, la rente, le titre de noblesse, la qualitéd’aristocrate permettant de s’extraire du monde dévalorisant du travail, les loisirs, les armeset les divertissements qui sont mis au centre de la virilité, mais plutôt l’exact opposé.Ce sont désormais l’épargne, le travail, le sens de l’effort, les aptitudes à générer duprofit par la production qui deviennent les éléments constitutifs d’une masculinité parfaite.L’héritage viril provenant de la noblesse est disqualifié, par des termes associés à lapassivité, à l’intérieur, qualités traditionnellement codifiées de féminines. Ici, la valorisationdes bourgeois, longtemps méprisés par les nobles, se fait sur le registre d’une virilitéprométhéenne dont le but est de féminiser – pour dévaloriser - les hommes aristocrates.

Le corollaire de la valorisation des bourgeois par le registre prométhéen est ladévalorisation des nouveaux riches ou des dynasties de capitalistes par le thème du déclin.La constitution de dynasties bourgeoises est souvent qualifiée par les auteurs de manuelscomme un retour au modèle ancien, et une perte de virilité. Le Malet et Isaac de 1972193

offre un exemple significatif de ces jugements. Il y est expliqué que la bourgeoisie possèdeun « grand esprit d’entreprise » et son objectif est « moins administrer que créer ». Ellesait « prendre des risques » et faire preuve de « combativité ». Mais en évoluant vers unplus grand conservatisme, elle perd en virilité, et se fait rattraper par le prolétariat, qui sedistingue de plus en plus par sa capacité productive et sa masculinité. Dans tous les cas,la valorisation par le masculin est rendue possible par une dévalorisation du féminin. Lepouvoir de domination est implicitement considéré comme intrinsèque à une masculinité

191 Jacques MARSEILLE, Histoire 2 e , op. cit. p65.192 Jacques GRELL, Jean-Pierre WYTTEMAN (dir.), Dossiers d’histoire 2 e, op. cit. p25.

193 André ALBA, Jules ISAAC, Antoine BONIFACIO, Histoire 1 re de 1848 à 1914, op. cit. p77.

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saine, alors que la perte de domination est synonyme d’une masculinité malingre, qui seconfond dangereusement avec la condition féminine caractérisée par la soumission. Sedistinguer de la féminité est un signe de réussite sociale, s’en rapprocher est un signed’échec, de déchéance.

Les nouveaux riches sont également l’objet de descriptions teintées par le champ lexicaldu déclin, surtout dans les chapitres sur les années d’immédiat après-guerre. Ainsi, dansle Hatier de 1982194, les auteurs dessinent un antagonisme entre « les nouveaux richeset les nouveaux pauvres », c’est-à-dire respectivement les « profiteurs » et les « AnciensCombattants ». On peut lire à leur propos que les premiers « aiment le luxe », quandles seconds doivent « revendiquer leurs droits ». Le luxe que semblent affectionner cesnouveaux riches, lié à l’intérieur, évoque des hommes qui ont pris le goût des chosesefféminées. Inversement, la revendication constitue une action liée au public, à l’extérieur,à l’exercice du politique. Pour faire passer le sentiment d’injustice qui peut légitimementémerger en constatant que certaines personnes se sont enrichies pendant la guerre alorsque d’autres ont combattu pour la Nation sans aucune récompense, les auteurs desmanuels utilisent inconsciemment un vocabulaire associé à des normes de genre. Lamétaphore d’un bouleversement de la hiérarchie entre le féminin et le masculin (l’intérieur etl’extérieur, les activités domestiques et futiles et la politique) semble évoquer une situationtout aussi scandaleuse que l’émergence de « nouveaux riches » et de « nouveauxpauvres ».

Le manuel Istra de 1982 développe ce type de description du mode de vie des nouveauxriches :

L’excentricité et l’exotisme qui se déploient dans les grandes revues menéespar Mistinguett ou Joséphine Baker rappellent l’atmosphère des fêtes danslesquelles les nouveaux riches se complaisent195.

Implicitement, la présence féminine apparaît comme synonyme de luxure, complice d’unedéchéance de la classe bourgeoise qui se replie vers la frivolité plutôt que de s’atteler àl’effort de reconstruction du pays.

Conclusion du chapitre 1Des écarts existent entre les phénomènes de genrification tels qu’ils ont été dans l’histoire,et les phénomènes de genrification tels que les manuels les représentent. Le langageet les images constituent le cadre majeur dans lequel ces représentations du genre sedéveloppent. Le langage d’abord, parce que ses règles de grammaire voilent la mixitédes acteurs dans les événements historiques, parce qu’il est souvent imprégné de l’idéaluniversaliste républicain, et parce que ses structures correspondent parfois aux hiérarchiesde genre qui traversent les sociétés. Les images ensuite, parce qu’elles reproduisent desscènes stéréotypées des relations sociales de sexes et entretiennent des conceptionsidéalisées de la masculinité et de la féminité qui se réalisent moins dans la réalité que dansles imaginaires.

194 Serge BERSTEIN, Pierre MILZA (dir.), Histoire Classe de Première La guerre et la crise, Collection Berstein et Milza,Hatier, Aubin, 1982.195 Jacques GRELL, Jean-Pierre WYTTEMAN (dir.), Dossiers d’histoire 1re, op. cit. p68.

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Il est important de noter, en conclusion, que les relations de pouvoir existant entre lessexes que les manuels représentent parfois, ne doivent pas être détachées du contextesocio-économique dans lequel ils se situent. S’il est bel et bien possible de constaterune transversalité des hiérarchies de genre dans toutes les couches sociales, il estindispensable de conserver une grille de lecture économique pour comprendre les variationsde ces hiérarchies, car la « domination masculine » n’a rien d’un invariant historique, etses formes changent en fonction de facteurs multiples, parmi lesquels le facteur socio-économique est central.

Désormais, il devient primordial, pour ne pas donner des manuels d’histoire uneinterprétation grossière (où les mécanismes par lesquels se construisent les représentationsdu genre iraient uniquement dans le sens d’une caricature des hommes et des femmes),de passer à une analyse des évolutions de ces manuels. Ils ont en effet évolué, de manièregénérale, vers l’étude des exclusions des « minorités dominées », amenant à un tableau pluscritique de l’histoire classique et des « grands hommes » et de ce fait, à des représentationsdu genre plus exactes.

Chapitre 2 : Évolution générale des manuels d’histoirevers une étude plus critique du passé

Les manuels d’histoire du lycée entre les années 1960 et les années 2000 donnent àvoir des représentations du genre extrêmement variables. L’hypothèse d’une fixité deces représentations est à exclure. Ni figées dans une image éternelle de L’Hommeet de La Femme à travers le temps, ni engoncées dans un sexisme patriarcalsystématique, les représentations du genre dans les manuels évoluent. En effet, ellesbénéficient progressivement des progrès des techniques d’impression, des découverteshistoriographiques, des changements de politiques éducatives dans les programmes,des nouvelles attentes sociales vis-à-vis de l’enseignement de l’histoire qui se veut plusdémocratique. De grandes tendances peuvent donc se distinguer à l’épreuve d’une analysedes contenus qualitatifs de ces représentations, de leurs aspects quantitatifs, de leur annéed’apparition, de leur éditeur, et des moments du programme dans lesquelles elles émergent.Globalement, il ressort de ces analyses qu’une évolution vers une étude plus critiquedu passé a lieu entre les années 1960 et les années 2000. Le paradigme du « grandhomme » s’affaiblit, les minorités ou les acteurs historiques anonymes apparaissent, dansun mouvement qui va de la grande à la petite histoire, et qui laisse voir des représentationsdu genre presque toujours un peu plus proches des réalités historiques.

I) Aspect qualitatif : questionnement sur le rôle des minorités,affaiblissement du paradigme du « grand homme » seul acteur del’histoire

Les représentations du genre dans les manuels ont connu, dès les années 1980, maissurtout dans les années 2000, une évolution qualitative notable : le paradigme hégéliendu « grand homme » porteur des progrès de l’humanité, s’affaiblit sous les critiques deshistoriens. Le rôle des minorités, des femmes, mais aussi des classes masculines dominées

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et anonymes est mis en lumière de façon croissante. L’homme blanc possesseur depouvoirs politique, économique et culturel n’est plus autant qu’avant la figure prédominantedu récit historique, même s’il y demeure un acteur central. Bien que cela soit limité, unquestionnement critique sur les moments d’exclusion de l’arène publique de certainescatégories de la population apparaît dans les manuels d’histoire.

1. Les avancées d’un questionnement qualitatif critiqueDans un contexte où les inspections générales et régionales commencent à s’ouvrir à laquestion des stéréotypes de genre dans les manuels, et, où les programmes intègrent deplus en plus les enseignements universitaires, les manuels abandonnent progressivementune conception traditionnelle de l’histoire. Il est de moins en moins question des seulesbatailles, des relations diplomatiques, des grands événements politiques menés parquelques hommes qui font la fierté de la Nation. La volonté d’une instruction civique esttoujours présente dans les manuels, mais elle ne passe plus par la glorification du passé.Au contraire, les éléments positifs de l’héritage français mis en avant sont l’esprit critique etle sens des valeurs démocratiques dévêtues de leurs anciens biais idéalistes. Les périodessombres de notre histoire, celles durant lesquelles l’État moderne n’a pas été un facteurd’émancipation démocratique mais au contraire un facteur de discriminations et d’injustices,sont plus montrées. Une telle évolution se retrouve dans les chapitres sur Athènes, lesannées 1850 et la Révolution de 1848, et la Grande Guerre et les années 1920.

Athènes au V e siècle avant J.-C.Le manuel de la collection Antoine Prost, évoque, dès 1982, « L’héritage et ses limites ».

L’idéal démocratique de l’antiquité athénienne est ainsi critiqué :La civilisation gréco-romaine a ignoré quelques unes des notions auxquellesnous attachons aujourd’hui une grande importance. Contentons-nous de citer,dans des domaines différents l’égalité de l’homme et de la femme, le rôle de latechnique à côté de celui de la science pure, et la lutte des classes, qui fut peut-être une réalité vécue mais n’a pas fait l’objet d’une réflexion consciente196.

D’obédience marxiste, les manuels de la collection Prost sont les premiers à apporter desnuances à la description du régime grec. Chez Nathan, si des éléments épars peuvent êtretrouvés sur les femmes, les métèques ou les esclaves entre les années 1980 et la fin desannées 1990, il faut en effet attendre les années 2000 pour que soit longuement développéeune critique du fonctionnement athénien. On peut lire dans l’édition de 2001:

Les femmes jouent un rôle essentiel dans la transmission de la citoyennetépuisqu’il faut être né d’un père citoyen et d’une mère fille de citoyen pour êtrecitoyen. Pourtant, les femmes ne sont pas elles-mêmes citoyennes. Pour lesgrecs, l’idéal reste celui d’une femme au foyer qui ne se montre qu’aux membresde la famille et ne sort que par devoir religieux. La religion de la Cité est en effetla seule activité civique ouverte aux femmes et aux filles de citoyens. Ainsi, cesont des jeunes filles qui brodent le péplos, le voile offert à Athéna lors de la fêtedes panathénées. [...] Les étrangers sont également exclus de la vie politique. Laprospérité d’Athènes a attiré commerçants et artisans étrangers : ces étrangersappelés métèques n’ont que peu de droits. Seule la protection d’un tuteur,

196 Pierre BIARD (dir.), Histoire, Classe de première, op. cit. p86.

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attestant leur qualité, leur permettent de résider dans la cité et d’avoir accès àla justice en cas de besoin. Cependant, comme les citoyens, les métèques ontdes devoirs : combattre pour la défense de la Cité et, comme les plus riches,payer des liturgies et son équipement militaire. Très peu réussissent à obtenirla citoyenneté. [...] Les esclaves (100 000 à 150 000 personnes à Athènes)n’ont aucune place dans la vie de la communauté. Propriété de leurs maîtres,« instruments vivants », selon l’expression d’Aristote, ils ne peuvent participerà aucune activité collective officielle, y compris lors des fêtes. En revanche,ils peuvent être mobilisés pour faire la guerre en cas d’extrême nécessité et ygagner la liberté, ce qui leur donne le statut de métèque197.

Contrairement à Nathan, Magnard est un éditeur récemment arrivé sur le marché desmanuels d’histoire. Mais cette maison se caractérise dès ses débuts par une ligne éditorialecritique d’un modèle historique classique, qui laissait souvent dans l’ombre les périodesembarrassantes du passé des démocraties :

Pour être citoyen athénien il faut être inscrit sur les registres du dème,circonscription de base de l’Attique, dont l’appartenance est héréditaire.[... ] Il faut être un homme libre né d’un père et de mère athéniens. Ainsi lacitoyenneté est liée à la naissance et au sexe : le démos, le « peuple» estcomposé exclusivement d’hommes libres sans aucune condition de revenus. Surles 300 000 personnes de la Cité, on ne compte environ que 40 000 citoyens, soitmoins de 15% de la population198.

Tout un chapitre est ainsi consacré aux défauts de la démocratie athénienne et aux « exclusde la citoyenneté ». En voici quelques extraits :

Comme toute société antique, la démocratie athénienne pratique l’esclavagequi permet à ses citoyens de profiter d’une main d’oeuvre gratuite et donc dedisposer du temps libre nécessaire aux activités civiques. Les esclaves n’ontaucun droit ni aucune liberté. Hommes, femmes ou enfants, ils sont considéréscomme des « instruments vivants ». Souvent prisonniers de guerre, plus souventencore descendants d’esclaves, ils appartiennent soit à la Cité, soit beaucoupplus fréquemment à un particulier. Aussi, ils peuvent être vendus ou achetéssur des marchés spécialisés. Les esclaves, qui sont plus de 100 000, jouentun rôle considérable dans l’économie de la Cité. Dans le cadre domestique,ils s’occupent des tâches ménagères ou des enfants (comme nourrice oupédagogue) sous les ordres de l’épouse du citoyen. Ils travaillent égalementdans des commerces ou dans les mines d’argent du Laurion. Enfin, la Cité enemploie pour assurer le maintien de l’ordre dans les rues et la discipline lors desséances de l’Ecclésia. En dépit de leurs conditions de vie difficiles, les esclaves

d’Athènes ne se sont jamais révoltés au cours du Ve siècle avant J.-C. L’esclavepeut être affranchi soit par son maître, soit par testament, soit contre une sommed’argent. Les affranchis, qui sont peu nombreux, bénéficient d’un statut proche

197 Jacques MARSEILLE (dir), Histoire 2 e Les fondements du monde contemporain, op. cit. p64.198 Jean-Pierre LAUBY, Michel PROMERAT, François SIREL, Histoire 2 e , les fondements du monde contemporain, op.

cit. p78.

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de celui des métèques. [...] Les étrangers résidant sur le territoire athénienpeuvent se voir accorder le statut de métèque. Moyennant le paiement d’unetaxe, ils bénéficient alors de garanties judiciaires, peuvent assister à certainesfêtes, et même servir dans l’armée. Mais ils n’ont le droit de participer ni à lavie politique ni même de posséder des terres. Aussi, les métèques exercenttrès souvent une activité artisanale ou commerciale [...] Les filles de citoyenstransmettent la citoyenneté mais elles n’y ont pas droit. Éternelles mineures, ellessont placées sous la dépendance juridique et financière de leur père, puis deleur mari. Écartées de toute fonction politique, elles sont confinées aux tâchesdomestiques. Elles sont néanmoins associées à la vie de la Cité lors de certainescélébrations religieuses199.

La citoyenneté grecque, dans ces extraits, n’est plus magnifiée comme elle l’était dans desmanuels plus anciens. L’enseignement donné aux élèves est plus complet : il montre à lafois un régime politique dont les principes étaient incroyablement démocratiques (commele tirage au sort ou la rémunération accordée aux citoyens les plus pauvres pour qu’ilspuissent exercer leur mandat politique), mais dont la réalisation, en parallèle, demeurait loinde la perfection. Les représentations du genre, liées dans ces chapitres à la constructiond’un régime politique moderne, s’en trouvent plus exactes. Une prise de conscience sur lesmécanismes d’exclusion des femmes, des esclaves et des métèques peut s’effectuer defaçon efficace à partir du moment où ils sont clairement expliqués, montrés. Cela participede la déconstruction de certains stéréotypes de genre, notamment l’idée selon laquellele pouvoir se décline au masculin, car les femmes seraient moins compétentes que leshommes pour gérer les affaires de la Cité.

Les années 1850 et la Révolution de 1848

Quelques traces d’intérêt sur le sort des femmes dans le milieu du XIXe siècle sontrepérables dès les années 1960-1970. Le Malet et Isaac de 1972 évoque par exemple « lalutte pour l’enseignement » qui caractérise ce siècle, en précisant qu’un « enseignementd’État pour les jeunes filles »200 a été créé et que l’Église a perdu son monopole, notammentgrâce à l’activisme de Victor Duruy.

Le manuel de la collection Antoine Prost de 1981 évoque quant à lui le mode de vie deshommes des différentes classes sociales, qui se distinguent toujours des femmes par leurrang social. Sur l’aristocratie, on peut lire que « les hommes fréquentent souvent les cercles,où, entre eux, ils peuvent parler politique ou affaires », là où la bourgeoisie a un « souci dela respectabilité, fondé sur les bonnes manières, la sévérité de l’éducation des filles (...) lechoix de l’éducation comme de l’épouse »201. Le manuel Hatier de 1991 parle quant à lui dutraitement différencié des bourgeois à l’égard de leurs enfants selon leur sexe202.

Mais ces exemples restent la traduction d’un intérêt marginal pour les femmes en tantque sujets ou acteurs de l’histoire. En fait, c’est véritablement à partir des années 2000 queles questions d’inégalités sociales et politiques entre les hommes et les femmes sont traitéesde façon approfondie, en tant que questionnement historique à part entière. Les manuelsde chez Magnard sont les principaux vecteurs de cette évolution. Utilisant toujours, dans les

199 ibidem.200 André ALBA, Jules ISAAC, Antoine BONIFACIO, Histoire 1 re , de 1848 à 1914, op. cit. p77.201 Pierre BIARD (dir.), Histoire, Classe de première, op. cit. p86.202 Serge BERSTEIN, Pierre MILZA (dir.), Histoire Classe de seconde, de l’Ancien Régime à la fin du XIX e siècle, op. cit. p68.

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chapitres sur les révolutions françaises, l’expression de « suffrage universel masculin », lesmanuels Magnard consacrent toute une partie à « L’exclusion persistante des femmes » dela vie politique. Voici des extraits de ce qu’on peut y lire sur 1848, après deux paragraphes,l’un sur « l’espoir déçu des femmes » en 1789, et l’autre sur « la légalisation de l’infériorité

féminine » dans la première moitié du XIXe siècle :

3/ La démocratie sans les femmes ? En 1848, alors que la IIe Républiqueproclame le suffrage universel, les femmes en demeurent exclues. Malgré leurspétitions, le gouvernement provisoire ne leur permet pas de participer auxélections législatives. Le mouvement des « femmes de 1848 » s’engage malgrétout dans la campagne électorale en défendant ses arguments dans les clubset les journaux et en suggérant la candidature de George Sand, symbole dela femme libre. Elles espèrent, en vain, l’appui des socialistes qui leur restenthostiles. En 1851, le triomphe du parti de l’Ordre confirme l’exclusion desfemmes et les réduit au silence203.

Les limites du régime de 1848 né de la Révolution deviennent un sujet moins tabou, etles représentations du genre qui en découlent sont dénaturalisées : il est reconnu que lesfemmes ont eu un rôle dans la vie de la Nation. Leur faible présence dans l’espace publicest expliqué, contextualisé de sorte que les élèves ne sont plus amenés à croire que ledomestique et le privé ont été, naturellement, la sphère réservée aux femmes, et la seuledans laquelle elles ont agi. Au contraire, ils peuvent comprendre les processus historiquespar lesquels les femmes ont été infériorisées dans la société, et constater que les hiérarchiesqui traversent les relations sociales de sexe ne vont pas de soi.

Autre point sur lequel les manuels Magnard se sont penchés : le rôle joué par lesfemmes dans la révolution industrielle des années 1850. Le manuel de 2007 explique :

La classe moyenne, très hétérogène, regroupe tous ceux qui ne sont ni bourgeoisni ouvriers : elle comprend notamment des professions libérales, des ingénieurs,des commerçants, des employés de bureau. [...] Les femmes accèdent au mondedu travail, l’éducation des enfants répond au désir d’ascension sociale. Lesclasses moyennes cherchent à copier les bourgeois et à se démarquer desouvriers. [...] Jusque dans les années 1880, une partie de la production estfabriquée à la campagne, à domicile, et l’autre partie en usine ; mais elle est peutrémunérée et s’effectue dans des conditions difficiles. Les ouvriers qualifiésont un sort un peu plus enviable. Avec l’introduction du travail à la chaîne, les

conditions de travail se dégradent. À la fin du XIXe siècle, de plus en plus defemmes travaillent en usine; la législation interdit le recrutement des enfants204.

Le fait même de montrer que les femmes travaillent peut être considéré comme un progrèsdans la déconstruction des stéréotypes de genre. En effet, il est devenu un lieu commun quela Première Guerre Mondiale a marqué le début du travail des femmes. S’il est vrai, dans unecertaine mesure, que les femmes ont eu accès, pendant les années de guerre, à des emploisauparavant réservés aux hommes, il est néanmoins erroné d’imaginer qu’elles-mêmes

203 Jean-Pierre LAUBY, Michel PROMERAT, François SIREL, Histoire 2 e , les fondements du monde contemporain, op.

cit. p78.204 Jean-Pierre LAUBY, Michel PROMERAT, François SIREL, Histoire 2 e , les fondements du monde contemporain, op.

cit. p72.

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ne travaillaient pas avant 1914. Mais, en ne représentant pas les femmes paysannes,ouvrières, institutrices, etc, les manuels contribuaient à reproduire l’idée selon laquelle lesfemmes ont un rôle de reproduction et non de production.

La grande guerre et les années 1920Les femmes comme les hommes acquièrent des attributs identitaires nouveaux, dans

les chapitres sur la Première Guerre Mondiale et les années 1920. En effet, avec la prise encompte par les auteurs des manuels de l’histoire culturelle, la notion de « culture de guerre,[...] s’est traduite par une plus grande attention portée aux populations civiles »205

Les hommes d’abord. Ils ne sont plus glorifiés en tant que chefs de guerre, seulesfigures masculines pendant longtemps au centre des attentions des chapitres sur laguerre dans les manuels. Les soldats, surtout à partir des années 1980, sont montréscomme étant des acteurs historiques de première importance. Dans le Hatier de 1982,l’introduction de l’histoire culturelle permet de parler plus librement que dans les manuelsdes années 1960-1970 de la dureté des combats pendant la guerre, de revaloriser desacteurs populaires qui avaient été oubliés par l’histoire militaire classique. Un style épiqueet tragique est utilisé pour décrire les soldats de 1914-1918, ce qui a pour effet unehéroïcisation nouvelle des soldats au front. Les auteurs, en évoquant les conditions devie des soldats et la réalité des combats plutôt que les opérations militaires, donnent unenouvelle représentation du masculin : ils valorisent une masculinité moins militaire, plushumaine, bien qu’encore magnifiée. Les auteurs n’hésitent plus à parler des sentiments dessoldats. À propos des mutineries de 1917, il est écrit que les « hommes durement éprouvéspar les offensives meurtrières [...] ont le sentiment qu’on les sacrifie »206. L’attachementinconditionnel à la défense de la Patrie n’est plus de mise. Il n’est plus seulement questiond’honneur ou de gloire militaire, mais d’hommes prêts à se battre tant que la cause est juste.

Le Belin de 2003 décrit avec menus détails la souffrance des soldats et de leursressentiments, afin de montrer l’absurdité des combats de masse de la Grande Guerre.Chiffres à l’appui, les auteurs de ce manuel évoquent la « brutalité des combatsmodernes »207, et les effets psychologiques que cela entraîne : « Les liens noués au frontsont forts : confrontés en permanence à la mort de leur camarades, anxieux de leur finbrutale toujours possible, les soldats tiennent face à l’ennemi grâce à un vif sentimentpatriotique et à la solidarité de leurs frères d’armes »208. Les batailles, les stratégies militairessont reléguées au second plan, tandis que la vie des soldats prend une plus grande place.L’identité masculine pendant la guerre est montrée sous un autre jour. La masse des acteursmilitaires est moins anonyme. Les soldats passent d’une image de groupe homogèneobéissant aux commandements des chefs à une image plus individualisée, qui se recentresur l’expérience vécue, qui dépasse la simple obéissance aux stratèges. Un phénomèneidentique peut s’observer dans le Bréal de 2007 :

La durée du conflit mine le moral des soldats. [...] Les paysans, majoritaires dansl’infanterie, sont plus touchés par le carnage que les bourgeois, nombreux dansl’artillerie, ou que les ouvriers, dont beaucoup sont appelés à l’arrière. Lors deleurs permissions, les « poilus » découvrent l’insouciance des « planqués » et

205 Michelle ZANCARINI-FOURNEL, Conférence à l’Institut National de Recherche Pédagogique, op. cit. p3.206 Serge BERSTEIN, Pierre MILZA (dir.), Histoire Classe de Première La guerre et la crise, op. cit. p88.207 Laurent BOURQUIN (dir.), Histoire 1 re L, ES, op. cit. p23.208 ibidem.

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l’insolente richesse des « profiteurs de guerre» Mais, jusqu’en 1918, la solidaritédu feu et le sens de la discipline permettent au plus grand nombre de tenir209.

Les auteurs du manuel tentent de faire saisir aux lecteurs le vécu intérieur des soldats, etnon seulement leur rôle dans la guerre. Les individus masculins ne sont plus représentéssous les seuls traits du guerrier, mais aussi et surtout en leur qualité d’hommes sensibles.On peut observer dans le Istra de 1982 un glissement similaire : « les soldats souffrentà cause du froid, de la boue, des rats et des parasites avec la hantise constante de lamort »210. Plus question ici de valeureux soldats versés dans un patriotisme sacrificiel, maisbien d’individus faillibles dans un environnement violent et insalubre.

Les représentations de femmes changent également, par petites touches dès la fin desannées 1970, et de façon remarquable dans les années 2000.

Assez surprenante du fait de la tendance du Malet et Isaac à raconter l’Histoire demanière très classique, l’édition de 1972 développe tout un paragraphe consacré auxrelations sociales de sexe telles qu’elles ont émergées avec la Grande Guerre :

Un autre effet de la guerre fut de modifier profondément l’importance relativede l’élément masculin et de l’élément féminin dans la société européenne. Lasupériorité numérique de la population féminine était déjà sensible avant 1914 etla guerre, qui avait décimé presque exclusivement la population masculine, nefit que l’accentuer. En même temps, les femmes qui, pendant le conflit, avaientété appelées à suppléer les hommes mobilisés, achevèrent de conquérir l’accèsà tous les métiers. En 1939, elles avaient acquis dans la plupart des États –mais non pas en France, ni en Suisse, ni en Italie- l’égalité politique. [...] Ellesse libérèrent des coutumes et des servitudes millénaires comme des vêtementstraditionnels. L’émancipation de la femme est, dans une grande partie du monde,un trait caractéristique de l’époque contemporaine211.

Dans cet extrait, l’approche des auteurs demeure en certains points caricaturale (lesfemmes « achevèrent de conquérir l’accès à tous les métiers », ou « se libérèrent desservitudes millénaires »). Mais il faut surtout s’étonner de la précocité avec laquelle lesauteurs utilisent les termes « masculin » et « féminin », qui dénotent une certaine prise deconscience des structures de genre de la société. Sûrement lié au fait que le texte prenaitpresque l’intégralité de l’espace des manuels, contrairement aux manuels des décenniessuivantes où le texte se réduisait pour laisser la place aux illustrations et à la maquette,l’espace consacré à la question hommes-femmes après la Grande Guerre est égalementremarquable de longueur par rapport à de nombreux manuels des années 1980, qui neconsacrent parfois qu’une ou deux lignes à ces questions.

Malgré cela, quelques éléments d’une prise de conscience du rôle des femmes (et despopulations étrangères ou coloniales) pendant la guerre peuvent se trouver dans le manuelIstra de 1982 :

On embauche des travailleurs jeunes ou âgés, des coloniaux, des étrangers etsurtout des femmes, nombreuses dans les usines d’armement. Dans tous lespays en guerre, elles se substituent aux hommes. Chacun des camps s’efforce

209 Thierry GASNIER (dir.) Histoire 1 re L-ES-S, Bréal, Turin, 2007.210 Jacques GRELL, Jean-Pierre WYTTEMAN (dir.), Dossiers d’histoire 1 re , op. cit. p68.211 André ALBA, Jules ISAAC, Antoine BONIFACIO, Histoire 1 re , de 1848 à 1914, op. cit. p77.

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de conjurer l’asphyxie économique que tente de lui imposer l’adversaire. [...]Dans certaines familles aisées, les disciplines austères de jadis ne sont plus demise: l’autorité paternelle recule. La « Garçonne », héroïne du roman de VictorMargueritte, qui fait scandale en 1924, devient un nouvel idéal féminin212.

Le phénomène de la garçonne fait donc parfois l’objet d’illustrations dans des dossierssur les femmes pendant les années 1914-1920. Il est fréquent d’y observer l’insertion d’unextrait du roman de Victor Margueritte. Témoignage d’une émancipation pour les femmesdes classes sociales supérieures, l’image de la garçonne, avec ses cheveux coupés, sesrobes raccourcies, sa silhouette androgyne permet aux manuels de montrer qu’il étaitpossible pour certaines femmes de se masculiniser et d’inventer d'une nouvelle féminité,moins contraignante. Dans un sens, raconter ce phénomène dans les manuels peut faireémerger l’idée selon laquelle la féminité est évolutive, et non pas figée dans une natureéternelle et intangible. De plus, il est systématiquement précisé dans les manuels qui parlentde cette question, que le phénomène « garçonne » est limité aux femmes aisées. De cettemanière, les auteurs des manuels font un lien implicite entre identité genrée et contextesocio-économique, ce qui participe à l’historicisation des masculinités et des féminités, etdonc à leur dénaturalisation.

Les manuels Hatier de 1982 et Nathan de 1988 consacrent quant à eux des dossierssur les femmes pendant la guerre, en abordant notamment les limites de l’émancipationféminine et en mettant l’accent sur les déterminants socio-culturels qui leur ont donné un

statut de citoyen de seconde zone dans la société française de la première moitié du XXe

siècle.Il faut cependant attendre les années 2000 pour assister au développement de ce sujet,

que les années 1990 ne développent très brièvement. Le Belin de 2003 explique :Le rôle des femmes évolue à l’occasion de la guerre : jusqu’alors reléguées àdes tâches subalternes, elles remplacent progressivement les hommes à mesureque ces derniers partent au front, et occupent des fonctions de productionimportantes (notamment dans l’armement). L’effort de guerre touche aussiles vieillards et les enfants, mobilisés par une propagande omniprésente,le « bourrage de crâne », qui entretient la haine de l’ennemi.[...] Dès 1914,femmes et enfants sont mobilisés partout en Europe pour soutenir l’effort deguerre des États et de leurs soldats. Un véritable « front intérieur » s’ouvre àl’arrière, afin d’organiser l’approvisionnement du front. Sous la direction del’État, la nation civile des non-combattants se met au service de la nation enarmes, et l’économie se plie aux exigences de l’armée. À partir de 1915, avecl’enlisement du conflit, la stratégie d’usure rend la mobilisation générale del’arrière absolument vitale. L’instauration de cette nouvelle économie n’a étépossible que par le consentement de millions de femmes et d’enfants à la guerre.Malgré l’absence d’hommes valides, les privations quotidiennes et des sacrificesinouïs, les civils poursuivent pendant quatre ans un travail acharné au service del’effort de guerre. La mobilisation de toutes les ressources humaines donne ainsi

son caractère de première guerre totale à ce conflit qui ouvre le XXe siècle213.

212 Jacques GRELL, Jean-Pierre WYTTEMAN (dir.), Dossiers d’histoire 1 re , op. cit. p68.213 Laurent BOURQUIN (dir.), Histoire 1 re L, ES, op. cit. p23.

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Clairement, ce passage participe à la revalorisation de l’image des femmes en tantqu’acteurs historiques : les expressions, « fonction de production importante », « véritablefront intérieur », « sacrifices inouïs », ou encore « travail acharné » valorisent leurcontribution active à l’effort de guerre. Les représentations des femmes, mais aussides personnes âgées, des enfants, des populations étrangères et coloniales bénéficientpositivement d’un tel traitement par le manuel, qui ne donnent plus le sentiment que laguerre n’est qu’une affaire d’hommes et de citoyens.

Le Bréal, en 2007, confirme cette tendance, en évoquant, même de façon plusapprofondie, le sort des étrangers :

L’effort de guerre s’impose à tous. Dans les campagnes, les femmes deviennentchefs d’exploitation, tandis que, dans l’industrie et les transports, elles occupentles postes des hommes mobilisés. Mais, pour faire face à une demanded’armement toujours plus considérable, il faut également faire venir du front500 000 ouvriers qualifiés et recourir à la main d’oeuvre étrangère et coloniale.[....] Mais pour soutenir l’effort de guerre, les populations de l’arrière doiventsubir de nombreuses restrictions : le rationnement des produits alimentaireset de l’essence est imposé à partir de 1917. [...] La guerre n’élimine pas [...] lesantagonismes entre les sexes : non seulement de nombreuses femmes perdentleur emploi lors du retour à la paix, mais, par deux fois, le Parlement leur refusele droit de vote. Enfin, l’immense popularité des soldats venus des colonies ne setraduit par aucune amélioration de leur condition214.

Petit à petit, la vision que donnent les manuels d’histoire du lycée des acteurs de la guerrese fait plus précise, plus englobante, moins centrée sur les chefs militaires. Les soldats entant qu’individus sensibles et non plus simples pions du jeu stratégiques apparaissent, ainsique les femmes, les soldats étrangers, les travailleurs coloniaux, les enfants, les personnesâgées.

Globalement, un questionnement sur le particulier, la diversité des situations, prend laplace d’une représentation de l’histoire au travers de la seule figure de « l’homme blancdominant », autrement dit le « grand homme ». Plus critique, l’histoire dans les manuels desannées 2000 est également plus proche de la réalité et donne à voir des représentationsdu genre défaites de leurs stéréotypes. Toutefois, ce questionnement se heurte à plusieurslimites.

2. Un questionnement limitéL’émergence d’un questionnement spécifique sur la condition historique féminine et le sortdes personnes « invisibles » dans la grande Histoire, a rencontré des obstacles malgrésa progression depuis les années 1980. En même temps qu’elles gagnent en visibilité eten reconnaissance, les représentations des femmes sont souvent naturalisées, réifiées, enceci que « la femme », est considérée comme une catégorie d’analyse évidente, liée à sanature biologique spécifique. Alors que la spécificité des étrangers ou coloniaux se conçoitaisément comme une différence historique (la nationalité est clairement entendue commele produit de l’histoire), le genre en tant que construit historique n’est pas mis en avantde manière explicite. L’analyse demeure dans un cadre de pensée sexué, ou sexualisant.Tout se passe comme s’il existait une nature féminine et une nature masculine. D’ailleurs,les auteurs utilisent fréquemment l’expression « la femme » plutôt que « les femmes ».

214 Thierry GASNIER (dir.) Histoire 1re L-ES-S, op. cit. p97.

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82 Suzat Eléna

Par exemple, dans le manuel Istra de 1982, on peut lire dans un dossier sur les femmesdans les révolutions, qu’« après Michelet et Lénine, la possibilité pour la femme d’accéderà un emploi donc de percevoir directement un salaire, fut une étape importante de sonémancipation »215. Ou dans le Hatier de 1982, il est dit que « la guerre donne à la femmeune nouvelle place dans la société »216. Ici comme ailleurs, le singulier tend particulièrementà faire comme s’il existait une essence féminine éternelle, un invariant platonien de la figureféminine. Si le singulier sied à l’imagination des poètes, des artistes et des philosophes, lepluriel va mieux à l’historien. Précis, il insiste sur la diversité des vies des femmes, il sous-entend que des éléments socio-historiques ont pu donner des significations différentes auxnormes de la féminité en fonction des lieux et des époques. Par l’usage de la forme plurielle,la célèbre formule de Simone de Beauvoir devient plus juste, qui disait, dans le Deuxièmesexe « on ne naît pas femme, on le devient »217.

Or, dans les manuels, on parle des femmes en tant que femmes. Des hommes, onen parle rarement en tant qu’hommes, mais le fait d’associer systématiquement certainsdomaines aux hommes révèle un présupposé tacite selon lequel il serait naturel ou évidentpour les hommes d’exercer telle ou telle activité, d’occuper telle ou telle fonction. Ainsi,les manuels évoquent rarement les attributs identitaires masculins, mais évoquent pour lesfemmes l’habillement comme signe de leur féminité, comme si l’habillement masculin n’avaitpas de signification de genre. Les éléments sociaux, historiques, économiques et politiquesconstitutifs de la masculinité ne sont jamais abordés. Si une condition féminine apparaîten filigrane dans de nombreux manuels, il semble que les hommes en soient dépourvus :ils apparaissent comme porteurs de l’histoire générique. Par exemple, dans le chapitre sur

Athènes au Ve siècle avant J.-C., on peut lire dans le Nathan de 2001 :Même si femmes, métèques et esclaves sont exclues de cette démocratieréservée aux hommes athéniens, cette expérience originale reste à méditer àl’heure où les questions se multiplient sur le désintérêt des citoyens à l’égard dudébat politique. Reste que c’est à Athènes qu’est né l’idéal d’une démocratie quinous inspire toujours218.

La formule « même si » de cet extrait a pour effet d’atténuer les défauts intrinsèques de ladémocratie athénienne, comme si la question de l’exclusion des femmes, des métèques etdes esclaves n’était que secondaire ou digne d’un intérêt limité. Dans le même registre, leNathan de 1988 explique qu’en « Février 1848 le suffrage universel masculin est proclamé[...]. C’est la première expérience prolongée de suffrage universel ». Ici à nouveau, le faitque le suffrage ne soit que masculin ne semble pas être un enjeu démocratique majeur. Laminimisation du problème de l’exclusion des femmes et d’autres catégories de la population(souvent les étrangers ou les immigrés coloniaux) de la vie politique est un phénomèneassez récurrent lorsqu’il s’agit pour les manuels d’évoquer la construction de la démocratie,comme si une sorte de pudeur républicaine s’interposait entre le travail des historiens et latransmission de ces faits dans l’enseignement public. Sur un sujet moins politique, et plussocial, notons que dans le Hatier de 1982, si l’introduction de l’Histoire culturelle a permisde parler plus librement de la dureté des combats pendant la guerre et de revaloriser lamasculinité des soldats ou des ouvriers mobilisés, elle l’a fait au détriment des femmes et

215 Jacques GRELL, Jean-Pierre WYTTEMAN (dir.), Dossiers d’histoire 1 re , op. cit. p68.216 Serge BERSTEIN, Pierre MILZA (dir.), Histoire Classe de Première La guerre et la crise, op. cit. p89.217 Simone de Beauvoir, Le deuxième sexe, op. cit. p3.218 Jacques MARSEILLE (dir), Histoire 2 e Les fondements du monde contemporain, op. cit. p64.

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des ouvriers non qualifiés. Il y est en effet évoqué les « grèves où les ouvriers protestentcontre le projet gouvernemental de les envoyer au front en les remplaçant par des femmeset des ouvriers non qualifiés »219, comme si les mouvements sociaux n’avaient été menésque par des hommes (alors que de nombreuses femmes étaient en grève en 1917), etcomme si les soldats étaient l’unique référent par lequel juger de l’équité d’une mesure.

Tous ces éléments nous amènent à penser que sans contextualisation, il résulte desmanuels de lycée des représentations naturalisées et essentialisées des hommes et desfemmes. En l’absence d’explications sur les modalités des constructions des identitésgenrées, les représentations des femmes présentes dans les manuels, même si elles sontplus nombreuses qu’auparavant, risquent de renforcer les stéréotypes les concernant, etd’autre part, les représentations des hommes risquent d’alimenter dans les imaginairesl’association de la grande histoire au masculin. À cet égard, Françoise Thébaud évoque une« invisibilité des femmes dans l’histoire, comme si elles n’avaient rien fait »220 et que seulsles hommes avaient accompli de grandes choses.

Autre limite du questionnement sur le genre dans les manuels, le problème desdossiers. Le récit historique proposé par certains manuels offre effectivement selonFrançoise Thébaud une « histoire magique, sans explication, qui ne permet pas deréflexion », à cause de ces dossiers. « Du saupoudrage » m’a-t-elle confié. Leurs« chronologies [sont] un peu tombées du ciel [et] on ne sait pas pourquoi ces dossiers sontlà ». Notons que cette question fait débat au sein de l’association Mnémosyne, car certainsmembres souhaiteraient intégrer des « flashes femmes » ou « parcours de femmes » aumanuel que l’association a pour projet de créer, tandis que d’autres préfèreraient un manuelplus mixte, dans lequel les femmes seraient intégrées dans le corps du manuel, et non dansdes dossiers à part.

Tous les dossiers consacrés aux femmes dans les manuels que nous avons étudiésprésentent bien sûr l’intérêt de rendre les femmes visibles. Mais cela induit une exclusiondes femmes du récit principal, dont les traits demeurent essentiellement généraux, etbien souvent donc masculins, pour les raisons linguistiques qu’on a déjà vues. Lesdossiers posent également le problème de faire des femmes un objet historique spécifique,contrairement aux hommes qui, principaux protagonistes dans le récit des manuels,bénéficient du statut d’acteurs universels et génériques de l’Histoire. Quand elles font l’objetde dossiers, les femmes sont montrées en tant que sujets historiques, soumis aux contextespolitiques, sociaux et économiques du moment. Dans un telle forme de représentation,les femmes perdent ainsi leur rôle d’agents des événements historiques, c’est-à-dire leurcapacité d’action et de prise de décision et demeurent au stade d’individus passifs.

Dernière limite au questionnement critique sur le genre dans les manuels, le manqued’intérêt à la déconstruction des masculinités. En effet, lorsque les auteurs des manuelschoisissent d’introduire des éléments d’analyse provenant de l’histoire des femmes et dugenre, l’accent est mis sur la constitution historique des femmes en tant que groupe différentdes hommes. Et très rarement sur les mécanismes par lesquels, pour paraphraser Beauvoir,les « hommes sont devenus hommes ». Françoise Thébaud admet ainsi que, dans lecadre du projet de manuel de Mnémosyne, « sur la question des masculinités, il y a aussiune volonté de dénaturaliser la différence des sexes, qui passe par la dénaturalisation dumasculin. Mais il est vrai que cette dénaturalisation du genre passe plus par celle des

219 Serge BERSTEIN, Pierre MILZA (dir.), Histoire Classe de Première La guerre et la crise, op. cit. p89.220 Françoise Thébaud, par entretien téléphonique, le 14 mars 2009, voir annexe 2.

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femmes que par celle des hommes. Je vais en parler à mes collègues »221. Dans mesrecherches, j’ai également pu constater que de nombreuses études avaient été réaliséessur les représentations des femmes dans les manuels scolaires, mais aucune sur lesreprésentations des hommes. Si les femmes sont devenues un objet d’étude digne de laconstitution de « dossiers » dans les manuels, un vide demeure concernant une analysespécifique des hommes en tant qu’individus socialement sexués.

Remarquons pour conclure sur les limites au questionnement critique sur le genre dansles manuels, ce passage du Malet et Isaac, qui en 1972 encore, utilisait une analogie bienmalheureuse, quoique révélatrice, pour décrire les progrès techniques de l’armée françaisependant la Première Guerre Mondiale : « Entre la troupe de 1918 et celle de 1914, on apu dire que, si un combat réel s’était engagé, il se fût déroulé comme la lutte d’une troupeeuropéenne contre une bande de nègres armés de sagaies et de fusils à pierres »222. Lesnègres sont l’antithèse historique des citoyens français, car ils sont considérés commebarbares, arriérés techniquement, et loin de tout signe de civilisation. Il est limpide icique les hommes blancs demeurent, malgré quelques exceptions, les individus que lesauteurs de manuels des années 1960-1970 ont en tête en rédigeant leur ouvrage. Teintéd’histoire classique, positiviste, et républicaine, ce modèle du « grand homme » porteur desprogrès de l’humanité cher à Hegel révèle toutefois ses faiblesses sous les critiques deshistoriens dans les manuels à partir des années 1980. Le sexisme et le racisme, bien quejamais dénommés ainsi, sont des pièges que les auteurs des manuels cherchent désormaisà éviter. Les minorités, des femmes, mais aussi des classes masculines dominées etanonymes apparaissent de plus en plus en tant qu’agents de l’histoire, et non plus seulementen tant que sujets. « La petite histoire de la France »223, par opposition à la grande histoire,devient un sujet d’intérêt important dans les manuels d’histoire du lycée, surtout dans lesannées 2000. L’homme blanc possesseur de pouvoir politique, économique et culturel n’estplus autant qu’avant au centre du récit historique, même s’il reste un personnage majeur.

Si une lecture qualitative permet de percevoir le contenu de cette évolution vers unmodèle plus critique du passé dans les manuels, une étude quantitative pourra complétercette analyse.

II) Aspect quantitatif : de la grande à la petite histoireQuantitativement, un constat s’impose : la présence des femmes augmente, la présence denouvelles formes de masculinités augmente, des images de mixité sont plus nombreuses.Mais les hommes continuent de représenter une écrasante majorité dans les documentspara-textuels des manuels. Les représentations des grands hommes, si elles demeurenttrès présentes, laissent toutefois progressivement la place à la représentation d’acteursjusque-là considérés comme secondaires. Le militaire, le diplomatique et le politiquecôtoient beaucoup plus souvent dans les années 1990-2000 que dans les années1960-1980 le social, l’économique, le culturel. Avec des couvertures qui se féminisent, unemontée en puissance des dossiers sur les femmes, les colonies ou les esclaves, un plusgrand nombre de femmes montrées au travail et dans la vie publique, avec des visionsnouvelles sur la masculinité, et des scènes de mixité, les manuels évoluent de la grande à lapetite histoire, malgré un surnombre imposant de documents contenant des représentations

221 ibidem.222 André ALBA, Jules ISAAC, Antoine BONIFACIO, Histoire 1 re de 1848 à 1914, op. cit. p77.223 Antoine Prost, Petite histoire de la France au XX e siècle, Armand Collin, 2009.

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masculines (illustrations et textes d’auteurs confondus). Cela participe, dans une certainemesure, à transformer les représentations du genre dans les manuels, car des hommes decouleur, d’autres issus des classes sociales inférieures, des soldats anonymes, des femmesouvrières ou bourgeoises, apparaissent un peu plus aux côtés de la figure du « grandhomme blanc ».

1. Des couvertures qui se féminisentLes années 1990 voient apparaître des couvertures plus mixtes que les manuels des années1960-1980. Même si souvent les figures féminines représentées sont des « Mariannes », quiillustrent plus une allégorie politique et philosophique qu’une femme réelle. Il faut rappelerque l’apparition de personnages sur les couvertures est liée aux progrès des techniquesd’impression (les premières reproductions de photographies ou de documents en couleur ennombre important apparaissent à la fin des années 1970, et se développent dans les années1980). Ce sont surtout les manuels des années 2000 qui voient poindre un mouvement deféminisation des couvertures. On trouve sur le Magnard de 2005une reproduction d’une

gravure de 1789 « la femme du sans-culotte »224 (précision trouvée sur la 4e de couverture)avec un sabre à la main et la cocarde tricolore révolutionnaire. L’actrice Louise Brooks (photode 1925) trône sur la couverture du Bréal de 2007225. Maryse Bastié (1898-1952), « célèbreaviatrice française » pose devant les hélices d’un avion, habillée en pilote, sur la couverturedu Magnard de 2007226.

2. La montée en puissance des dossiersLe premier dossier spécifique sur une période de l’histoire des femmes apparaît, parmiles manuels du corpus étudié, en 1977 dans le Nathan de la collection Jean Monnier.Plusieurs portraits de femmes de l’aristocratie, de comédiennes, et chanteuses de l’opéray sont dressés227. Dès cette date, les dossiers connaissent une ascension fulgurante,et leur présence devient presque systématique. Les nouveaux besoins pédagogiques ysont pour beaucoup, car les professeurs sont de plus en plus demandeurs de documentsfacilement accessibles pour des séances de travaux dirigés dans les classes. Le manuelde la collection Antoine Prost de 1982 contient un « Magazine » consacré au sujet « Flora

Tristan (1803-1844) Socialisme et féminisme dans la première moitié du XIXe siècle »228.C’est la première fois du corpus que l’on constate la vie et l’oeuvre d’une femme politique du

XIXe siècle étudiée dans de si menus détails. Le Hatier de 1982 présente, lui, un dossier sur« la condition féminine en France dans l’entre-deux guerres »229. Un dossier sur les femmespendant la Première Guerre Mondiale se trouve également dans le Nathan de 1988230. Et

224 Jean-Pierre LAUBY, Michel PROMERAT, François SIREL (dir.), Histoire 2 e , les fondements d u monde contemporain, op.cit. p78.225 Thierry GASNIER (dir.) Histoire 1 re L-ES-S, op. cit. p97.226 Jean-Pierre LAUBY, Michel PROMERAT, François SIREL (dir.) Histoire 1 re ES/L, S, Le monde contemporain du milieu du

XIX e siècle à 1945, op. cit. p72.227 Jean MONNIER, Histoire 1789-1848 classe de seconde, op. cit. p68.228 Pierre BIARD (dir.), Histoire, Classe de première, op. cit. p86.229 Serge BERSTEIN, Pierre MILZA (dir.), Histoire Classe de Première La guerre et la crise, op. cit. p89.230 Jacques MARSEILLE (dir.) Histoire 1 re , Nathan, Paris, 1989.

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en 1993, toujours dans un dossier sur les femmes pendant la Première Guerre Mondiale, unélément nouveau de taille est introduit. Il fait de ce dossier une exception dans le paysagedes manuels d’histoire du lycée entre les années 1960 et les années 2000 : pour la premièrefois chez Nathan, et dans tous les manuels étudiés, on trouve une mention des viols commisdurant la guerre. « Dans les territoires occupés, toutes les armées ont commis des atrocitéssur les civils : viols, exécution d’otages, destruction de villages, pillages, etc. »231 La questiondes violences militaires envers les civils, notamment envers les femmes ne connaîtra qu’uneapparition très brève, dans la mesure où, dans les manuels Nathan suivants, comme dansla plupart des manuels des autres éditeurs, elle n’est pas abordée. Les dossiers dans lesmanuels Nathan de 1996232 et 1997233 traitent respectivement de la fête des Panathénéeset de la place des femmes dans la société industrielle. Pour la première fois en 2001, leNathan aborde la problématique des femmes et de la politique dans un dossier intitulé « Lesfemmes de 1789 à 1848 »234. Mme de Staël, Olympes de Gouges, la femme de Liszt Maried’Agoult (connue sous le nom de Daniel Stern) sont évoquées. On peut y lire que « malgré

des échecs, la Révolution amorce le mouvement d’émancipation des femmes. Au XIXe

siècle, le Code civil peut faire croire à un recul de ce mouvement. C’est sans compter surles talents des femmes de lettres, le labeur des ouvrières et le militantisme des femmesde 1848 »235. Il faut remarquer que Nathan, précurseur des dossiers, est un éditeur qui adéveloppé une forte tradition de dossiers consacrés aux femmes depuis 1977.

Le Belin de 2003est intéressant pour une autre raison. Il parle d’identité, soulignant ainsile caractère construit, historique, et non naturel, des caractéristiques de certains groupessociaux. « Chaque quartier possède sa propre identité, fondée sur des solidarités familialesou professionnelles : les verriers fréquentent peu les “métallos”; les passementiers sedistinguent nettement des “gueules noires”. Parmi les travailleurs émigrés, des initiativeslocales maintiennent la culture originelle »236. Un document (L. M Boneff, La vie tragiquedes travailleurs, Jules Rouff et Cie, 1909) y décrit une scène de travail de femmes, dont lenom de métier est féminisé : « L’entrepreneuse organise alors son équipe, composée demécaniciennes, de monteuses, d’apprêteuses ». Le Magnard de 2005 consacre un dossieraux droits de l’homme en y incluant le texte d’Olympes de Gouges de la Déclaration desDroits de la Femme et de la Citoyenne 237.Et le Bréal de 2007238 reprend dans les dossiers,un thème, devenu classique, sur les femmes en France durant la Première Guerre Mondiale.

3. Étude statistique sur les documents des manuels : la persistance d’unedomination des documents genrés masculinsTrois séries de données statistiques ont permis de constater que les documents genrésmasculins constituent une majorité écrasante des documents des manuels d’histoire.

231 Jacques MARSEILLE (dir.), Histoire 2 e , op. cit. p65.232 Jacques MARSEILLE (dir), Histoire 2 e , op. cit. p64.233 Jacques MARSEILLE (dir.), Histoire, Le monde du milieu du XIX e siècle à 1939, 1 re , op. cit. p81.234 Jacques MARSEILLE (dir), Histoire 2 e Les fondements du monde contemporain, op. cit. p64.235 ibidem.

236 Laurent BOURQUIN, (dir.) Histoire 1 re L, ES, op. cit. p23.237 Jean-Pierre LAUBY, Michel PROMERAT, François SIREL (dir.), Histoire 2 e , les fondements du monde contemporain,

op. cit. p78.238 Thierry GASNIER (dir.) Histoire 1 re L-ES-S, op. cit. p97.

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Un tableau a été réalisé à partir du recensement des documents présents dans leschapitres sur les périodes du programme que nous étudions, dans 15 manuels, publiésentre 1977 et 2007 chez quatre éditeurs différents.

Tableau sur les périodes du programme étudiées

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Les représentations du genre dans les manuels d’histoire du lycée, 1968-2008

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Manuel Tableaux,graphiques, schémas cartes frises

Nombred’imagesmixtes

Représen-tationsmasculines

Représen-tationsféminines

Textes -auteurs -auteures

Autres(paysages, machines,objets,...)

Nombretotal dedocuments

Jean Monnier,André Jardin,Histoire1789-1848classe deseconde,FernandNathan, Paris,1977.

0 0% 9 36% 8 32% 3 12% 4 16% 0 0%1 4% 25 100%

Jean-MichelGaillard (dir.),

Histoire 2 e ,Édition FernandNathan, France,1981

12 15% 2 2,5% 14 17,5% 1 1,25% 41 51,25% 2 2.5%8 10% 80 100%

Denis François,Jean-MichelGaillard,BernardRavenel,Histoire 1ere,Nathan, France,1982.

8 22,2% 0 0% 7 19,4% 1 2,7% 17 47% 0 0%3 8,3% 36 100%

Serge Berstein,Pierre Milza(dir.), HistoireClasse dePremière Laguerre et lacrise, Hatier,Aubin, 1982.

3 7,9% 3 7,9% 7 18,4% 3 7,9% 18 47,3% 3 7,9%1 2,6% 38 100%

F. Lebrun, V.Zanghellini,Histoire

1re, Belin,Malesherbes,1983.

17 38,6% 1 2,2% 5 11,3% 1 2,2% 15 34% 0 0%5 11,3% 44 100%

JacquesMarseille (dir.)

Histoire 1 re ,Nathan, Paris,1988

23 22,1% 7 6,7% 30 28,8% 5 4,8% 34 32,6% 0 0%5 4,8% 104 100%

Serge Berstein,Pierre Milza(dir.), HistoireClasse deseconde, del’Ancien Régimeà la fin duXIXe siècle,Hatier, Rennes,1991

3 7,5% 9 22,5% dont Marianne 1 2,5%12 30% 0 0% 15 37,5% 0 0%1 2,5% 40 100%

Manuel Tableaux,graphiques, schémas cartes frises

Nombred’imagesmixtes

Représen-tationsmasculines

Représen-tationsféminines

Textes -auteurs -auteures

Autres(paysages, machines,objets,...)

Nombretotal dedocuments

Histoire 2 e

, J. Marseille,Nathan, Paris,1993

11 19,2% 11 19,2% 19 33,3% 2 3,5% 12 21% 0 0%2 3,5% 57 100%

ValéryZanghellini,Histoire 2 e , Belin,Malesherbes,1993

5 13,8% 4 11,1% 1 2,7%14 38,8% 1 2,7% 8 22,2% 0 0%4 11,1% 36 100%

J. Marseille, Histoire

2 e , Lesfondements dumonde contemporain,Natan,Tours, 1996

9 19,5% 2 4,3% dont Marianne 1 2,1%14 30,4% 1 2,1% 11 23,9% 0 0% 9 19,5% 46 100%

J. Marseille,

Histoire 1 re , Le monde dumilieu du XIXesiècle à 1939,Nathan, Tours,1997

32 22,3% 19 13,2% dontMarianne 5 3,4%

33 23% 8 5,6% 39 27,2% 3 2% 9 6,2% 143 100%

J.Marseille, 2 e Histoire, Lesfondementsdu mondecontemporain,Natan,Tours, 2001

14 11,1% 24 19% dont Marianne 4 3,1%29 23% 11 8,7% 33 26,1% 2 1,5% 13 10,3% 126 100%

LaurentBourquin, (dir.)

Histoire 1 re L, ES, Belin, ,2003.

11 12,3% 12 13,4% 1 1,1%22 24,7% 9 10,1% 29 32,5% 1 1,1%5 5,6% 89 100%

Jean-PierreLauby, Histoire

2 e , lesfondementsdu mondecontemporain,Magnard, 2005

17 15% 8 7% dontMarianne 2 1,7%

26 23% 8 7% 44 38,9% 3 2,6%7 6,1% 113 100%

J.Marseille, Histoire 1 re L-ES-S Le monde,l’Europe, LaFrance, Natan,Tours, 2007

30 15,7% 40 20,9% dontMarianne 8 4,1%

52 27,2% 9 4,7% 46 24% 3 1,5% 11 5,7% 191 100%

Manuels Tableaux,graphiques, schémas cartes frises

Nombred’imagesmixtes

Représen-tationsmasculines

Représen-tationsféminines

Textes -auteurs -auteures

Autres(paysages, machines,objets,...)

Nombretotal dedocuments

Moyenne 15manuels

195 16,6% 151 12,9% dont 23Marianne soit1,9%des docset 15,2%desimagesde mixité

292 25,5% 63 5,4% 366 31,3% 17 1,4% Totaltextes =383 Auteurs= 95,5%destextes Auteures= 4,5%destextes

84 7,1% 1168 100%

Texteset représen-tations genrés

151 17% 292 33% 63 7% 366 41% 17 2% 889 100%

Documentsmasculins-féminins(sans lesreprésentationsmixtes)

Masculins 658 89,15% Féminins 80 10,85% 738 100%

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Deuxième Partie :Les représentations du genre à trois moments du programme du secondaire :Athènes au V e siècle avant J.-C., 1848 et la Révolution Industrielle des années 1850, 1914-1920

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Tout d’abord, une série de précautions doit être prise à la lecture de ces données.D’une part, il est des sujets (1914-1918 surtout), qui présentent la caractéristique d’êtreessentiellement masculins de fait, et qui par conséquent appellent à montrer davantageles hommes acteurs de ces événements historiques (typiquement les batailles, le front).La représentation masculine forte dans ces cas-là ne signifie donc pas un écart entre leréel et l’interprétation des auteurs des manuels. D’autre part, il faut noter que la présencede documents genrés féminins est souvent due à l’existence de dossiers spécifiquementconsacrés aux femmes. L’augmentation de la présence des représentations de femmesdans les documents des manuels passe donc moins par des ajouts de documents genrésféminins dans l’espace para-textuel des manuels que dans des dossiers à part. Enfin, unfaible nombre de documents au total ne signifie pas que le manuel en est dépourvu engénéral. Il se peut que le manuel traite rapidement une des périodes qui m’intéressent

(voire pas du tout en ce qui concerne Athènes au Ve siècle avant J.-C. qui est un chapitrequi apparaît et disparaît régulièrement des programmes), d’où cette absence apparente dedocuments.

Une fois ces précautions prises, il est dorénavant possible de dresser plusieurs constatsà partir de ce tableau.

Tout d’abord, il faut noter que les représentations féminines demeurent, malgréles évolutions qualitatives, systématiquement inférieures en nombre aux représentationsmasculines. Elles ne sont jamais égales ou supérieures en nombre aux représentationsmasculines.

Une tendance très frappante concerne ensuite les textes : dans 8 cas sur 15, il n’y aaucun texte de femmes auteures. À aucun moment, il n’y a autant de textes ou plus d’auteursféminins que masculins.

14 manuels sur 15 ont un pourcentage de documents genrés masculins (textes etimages) qui dépasse les 50% des documents ; et un seul manuel se situe au-dessousde 50% des documents. Sur le reste des documents, on compte une moyenne d’environ24% de documents non genrés (cartes, frises, autres…), et environ 7% de documentsuniquement féminins (images et textes), le reste étant des documents d’images mixtes.Les documents uniquement genrés masculins forment une moyenne de 55,8% du total des1168 documents, tandis que les documents uniquement genrés féminins représentent 6,8%de ce total. En moyenne, sur ces 1168 documents, environ 76% sont genrés (masculin,féminin, mixte). Les documents mixtes sont plus nombreux que les documents féminins(12,9% contre 7,2% en moyenne). Mais en ne prenant que les 889 documents genrés, onatteint environ 74% de documents genrés masculins, 17% de documents genrés mixtes,et 9% de documents genrés féminins. Dans les 12,9% de documents mixtes (sur les 1168documents au total), 15,2% des femmes de ces images de mixité sont des représentationsde Marianne.

Un premier graphique a été réalisé à partir des données du tableau que nous venonsd’étudier, sur la répartition des documents genrés/non genrés chez les quatre éditeurs. Nousavons regroupé ensemble les textes et documents genrés féminins, les textes et documentsgenrés masculins, les documents genrés mixtes et les documents non genrés ; et nous enavons fait un moyenne par éditeur. Voici le résultat :

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Les représentations du genre dans les manuels d’histoire du lycée, 1968-2008

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Au regard de ce graphique, il apparaît clairement que les documents genrésmasculins sont majoritaires dans tous les manuels quelle que soit leur maison d’édition.Paradoxalement, les éditions Hatier présentent le plus fort pourcentage de documentsgenrés à la fois féminins, masculins et mixtes. Par ailleurs, même en additionnant lesdocuments genrés mixtes et les documents genrés féminins, on arrive à égalité avec lesdocuments genrés masculins, tous éditeurs confondus. De plus, il est étonnant de constaterque Magnard, une maison d’édition qui, au regard de notre étude qualitative, se distinguepar son engagement sur le terrain de l’histoire des femmes, est loin d’atteindre la parité enmatière de documents genrés.

Enfin, un second graphique, a été réalisé à partir des données du tableau afind’observer l’évolution de la nature genrée des documents dans les manuels de 1977 à 2007.

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Deuxième Partie :Les représentations du genre à trois moments du programme du secondaire :Athènes au V e siècle avant J.-C., 1848 et la Révolution Industrielle des années 1850, 1914-1920

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La nature des documents para-textuels des manuels dans les chapitres concernant

Athènes au Ve siècle avant J.-C., la Révolution de 1848 et la société industrielle desannées 1850, ainsi que la Grande Guerre et les années 1920, évoluent de façon visiblementinstable. Le choix des sujets de dossiers (pouvant concerner les femmes à une période ouune autre, que nous étudions ou pas), les modifications fréquentes du programme d’histoire,sont des facteurs qui permettent de comprendre ces variations nombreuses. Reste quedans l’ensemble, les documents genrés féminins commencent à être en plus grand nombreà partir de la fin des années 1990 (avec une exception en 1982, date de parution du manuelHatier qui se distingue par une présence forte de documents genrés féminins) et malgréune légère baisse en 2007. Un autre enseignement peut-être tiré de toutes ces variations :il n’existe pas de demande du public forte ni de directives très contraignantes dans lesens d’une parité des représentations de genre dans les manuels par les concepteurs duprogramme d’histoire.

De toutes ces statistiques, une chose importante doit être remarquée : la présenceféminine est plus faible encore dans les documents para-textuels que dans le récitmême des manuels ; et la présence masculine y est plus importante. L’évolution desreprésentations genrées des acteurs historiques vers une plus grande véracité historiqueprogresse donc plus vite qualitativement que quantitativement. Les documents para-textuels des manuels minimisent le rôle des femmes dans l’histoire et survalorisent laprésence masculine. L’effet sur la perception du genre dans les manuels est visuel, etmarque de façon assez puissante les imaginaires, d’où une première impression de granddéséquilibre de genre en ouvrant les manuels.

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Les représentations du genre dans les manuels d’histoire du lycée, 1968-2008

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Cette analyse quantitative et qualitative doit désormais être complétée par une étudecomparative.

III) Synthèse : un étude comparative des manuels par années, paréditeurs, et par périodes du programme

Il est possible de distinguer des grandes tendances dans l’évolution des représentations dugenre dans les manuels en fonction de l’année d’édition, des éditeurs, et de la période duprogramme traitée.

1. Évolution temporelle des représentations du genre dans les manuelsIl est possible de discerner quatre périodes clés dans l’évolution des représentations dugenre dans les manuels d’histoire du lycée des années 1960 aux années 2000.

1960-1979La forme des manuels des années 1960-1979 a une conséquence sur les

représentations du genre. Le texte étant l’élément central du manuel, les images,illustrations et légendes demeurant rares ou reléguées en fin de chapitre, les auteursdisposent d’un espace plus large pour écrire, décrire les personnages historiques, lesévolutions de la société, les événements politiques, etc. Du fait de cet écrit plus développé,on perçoit plus aisément chez les auteurs leur vision du genre. Bien sûr, elle n’est pasprésentée sous ces termes. Mais plusieurs fois dans les manuels, il est possible de liredes considérations sur les hommes et les femmes. Paradoxalement, c’est à une époqueoù l’histoire du genre était très peu connue, voire inexistante en France, que les manuelsd’histoire ont laissé paraître une réelle vision sur l’appartenance sexuelle comme structurantde la société, et ceci est permis justement par la forme des manuels de cette époque quiprivilégie le texte aux images.

Si ces manuels laissent apparaître des représentations du genre en plus grand nombreque dans les manuels de la période 1980-1999, reste que ces représentations sont souventtrès stéréotypées. Le Malet et Isaac présente une vision traditionnelle de l’histoire de laguerre, de ses chefs et de ses batailles. La République, les révolutions, le politique engénéral sont une affaire d’hommes.

1980-1989La période 1980-1989 est celle de l’explosion des dossiers. Des points focus sur les

femmes à divers moments de l’histoire commencent à se développer. Des signes montrentque les manuels ont été influencés par des analyses universitaires : le matérialismehistorique et l’histoire culturelle sont plus présents. Ces grilles d’analyse vont apporterune vision nouvelle des représentations du genre masculin : les ouvriers sont revalorisés,l’esprit d’entreprise gagne en crédit tandis que le capitalisme est critiqué dans son aspectdynastique. Les auteurs des manuels abordent plus facilement les domaines économiques,culturels et sociaux. La politique, la diplomatie et les batailles continuent de tenir une grandeplace dans les manuels mais ne sont plus la seule approche. Aussi, la vision de la guerrechange, et ainsi la représentation du genre masculin dans la guerre. Les hommes du frontcommencent à être décrits autant que les chefs de guerre, on voit apparaître des élémentsnouveaux quant à leur vécu dans les tranchées. Les auteurs des manuels parle de leurssouffrances, de leur courage. Le phénomène d’héroïcisation des acteurs de la guerre touchedésormais les soldats, et en un sens, se démocratise.

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Toutefois, l’approche marxiste ou l’approche culturelle contribuent d’une certainemanière à créer de nouvelles images tronquées de la réalité ou bien à en renforcer d’autres.Les ouvriers sont souvent idéalisés. Avec l’apparition d’illustrations plus nombreuses,les représentations des acteurs historiques deviennent imagées. Il devient alors possibled’observer certaines images qui déforment le réel. Il en est ainsi avec de nombreusesillustrations d’ouvriers qui sont montrés comme des personnages vigoureux et extrêmementforts et virils alors que très souvent, ils avaient des problèmes de santé liés à la pénibilitéde leurs conditions de travail. Par ailleurs, ces approches d’origine universitaire, si ellesdonnent un nouvel éclairage sur l’histoire, ne renouvellent qu’à moitié leur perceptiondu genre. En effet, les femmes continuent d’être sous-représentées, et d’être décritessous des termes caricaturaux et sexistes. Le registre du féminin reste largement uninstrument linguistique de dévalorisation. Notons que, malgré les progrès apportés sur lavision du genre masculin par les approches matérialistes et culturelles, il n’existe toujourspas de vision du genre en tant que telle, aucune vision consciente qui aurait hérité desenseignements de l’histoire des femmes et du genre qui a commencé à se développer dansles années 1970-1980.

1990-1999C’est une période qui change assez peu par rapport aux années 1980. La place des

femmes est toujours restreinte. Le suffrage reste considéré comme universel et rarementcomme « universel masculin ». Les valeurs morales qui sont sous-jacentes à l’analyseprésente dans les manuels découlent certes d’un principe d’égalité sociale et politique, maissans considération d’égalité entre hommes et femmes.

Toutefois, l’importance croissante des illustrations et de la mise en page fait apparaîtreun plus grand nombre de femmes et d’hommes non illustres.

2000-2008Les manuels montrent désormais les phénomènes d’exclusion des femmes, des

étrangers... et ils en font une question importante. Ce problème fait l’objet de plusieursparties, dans les chapitres sur Athènes, la Première Guerre Mondiale ou les événementsde 1848. Il devient possible de voir à la lecture des manuels des années 2000 à la fois lesprogrès démocratiques mais aussi les limites de la démocratisation des régimes politiques.Cette période ouvre un réel mouvement de déconstruction des stéréotypes, bien qu’encoreinachevé. L’introduction de l’histoire des femmes et du genre y est pour beaucoup. Elle faitune discrète mais réelle apparition. Les questions sur l’égalité entre hommes et femmesprend de l’importance dans l’analyse historique. L’origine sociale et la situation économique,en tant que grilles de lecture de l’histoire, commencent à être complétées par l’appartenancesexuelle dans l’interprétation du passé.

Toutefois, certaines éditions conservent un vocabulaire universalisant (Nathan ou Belin)tandis que des éditions comme Bréal ou Magnard font attention de ne pas reproduire cettefaçon excessivement générique et par conséquent fantasmée de raconter l’histoire.

2. Variation des représentations du genre en fonction des maisons d’éditionLes éditeurs présentent des approches historiques plurielles et des choix de maquettedifférents, ce qui est facteur des variations constatées dans les représentations du genredans les manuels.

Istra

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Chez Istra, les manuels étudiés, datant des années 1980, font paraître un grand nombrede clichés sur le genre. Le format documentaire caractéristique des publications scolairesde cette maison d’édition ne change pas la nature des représentations du féminin et dumasculin. Les instituteurs apparaissent comme une population masculine (alors qu’on saitque les hussards de la République ont très souvent été des hussardes). Les défauts du

régime politique athénien au Ve s avant J.-C. sont à peine soulignés. L’opposition entreles bourgeois et les aristocrates révèle une vision où l’homme réellement viril est celui quiadhère aux valeurs libérales de la bourgeoisie (créativité, effort, sens du travail, prise derisque, responsabilité) et où l’homme qui perd sa virilité doit son déclin à des pratiqueset croyances conservatrices liées à l’aristocratie (rente, naissance, héritage, titres). Si la« libération des femmes » est évoquée, elle est toutefois tempérée par l’idée selon laquelleelle aurait participé au déclin de la société que la complaisance des nouveaux riches dansla luxure féminine incarne.

NathanLes choix de cette maison d’édition sont intéressants car ambigus. En effet, dans

un premier temps, les manuels Nathan reproduisent une vision idéalisée d’Athènes, et laquestion de l’exclusion des femmes, des métèques et des esclaves n’est posée à aucunmoment. La ligne autour de laquelle s’organisent les jugements de valeur des auteursest celle de la richesse, et des injustices liées à la naissance. En 1996, une idéalisationd’Athènes demeure, mais quelques nuances y sont apportées. Il faut attendre l’édition de2001 pour voir apparaître un vrai discours historique et problématisé autour des femmes,des métèques et des esclaves. Malgré cela, le langage pour parler de l’expérience politiqueathénienne reste laudatif et s’incarne dans des termes généraux qui tendent à effacer lacomplexité du régime politique de la Cité grecque.

Il faut noter par ailleurs que les manuels Nathan introduisent assez tôt dans leurdéveloppement des « dossiers » consacrés aux femmes, ce qui a l’avantage de réintroduireleur présence, de les rendre visibles, mais qui en fait des « objets d’études » plus quedes acteurs à part entière qui seraient intégrés dans le corps même du récit historique dumanuel. Exception dans le paysage des manuels étudiés : la question des viols pendant laguerre est abordée, alors que cela n’est jamais fait dans les autres manuels, tous éditeursconfondus.

HatierChez Hatier, les femmes apparaissent plus que dans d’autres manuels de l’époque.

Des dossiers sur « la condition féminine » sont présents dès le début des années 1980.Cependant, que ce soit dans le corps du texte du manuel ou dans les dossiers sur lesfemmes, celles-ci sont représentées de manière extrêmement stéréotypée. Si l’omissionengendre une vision erronée des événements historiques, le cliché, lui, contribue à renforcerune vision sexiste des femmes. Toutefois, le bilan n’est pas aussi sévère en ce qui concerneles hommes. Les manuels Hatier s’appliquent en effet à ne pas montrer la Grande Guerreuniquement sous des aspects militaires et stratégiques. L’apport de l’histoire culturelle sefait ici ressentir : la masculinité des hommes est revisitée. Les héros de guerre sont hérosdu fait de leurs souffrances et sacrifices et non plus exclusivement du fait de leurs exploitset de leur honneur. Une version plus humanisée de la virilité des soldats apparaît, même sielle reste dans le registre héroïque et patriotique.

BelinBelin a édité des manuels dans les années 1980 où les représentations des femmes

sont très peut présentes ou bien très peu contextualisées, et où les hommes sont présentés

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de façon très traditionnelle. Dans les années 1990 (édition 1997), dans les chapitres surla Grande Guerre, il y a peu de commentaires sur les hommes au front, ou sur le travaildes individus à l’arrière. La Révolution Industrielle est traitée essentiellement sous l’angledes progrès techniques et de l’explication économique sur le système capitaliste. Maisl’édition de 2003 apporte un éclairage différent, moins axé sur le déroulement des bataillesou les inventions technologiques de l’industrialisation. La question du « front arrière » estdéveloppée, ainsi que la notion de brutalisation, et la description de la vie au combat.

Hachette et DelagraveCes éditions ont attiré mon attention car elles comptent à leur actif les manuels les

plus anciens que j’ai pu lire, mais qui ont cessé à partir des années 1980 de publier autantque par le passé. Forcément donc, l’histoire dans les manuels Hachette et Delagrave desannées 1960-1979 est une histoire classique, abordant des thèmes historiques convenus(le triptyque diplomatie, politique, militaire), sous des termes universalistes, républicains etparfois positivistes. Toutefois, surprenante d’avant-gardisme, est la présence d’une analysesur « l’importance de l’élément masculin et de l’élément féminin » après la guerre dans leMalet et Isaac. Très déroutante également, bien que d’un style tout différent, la métaphoredes « nègres » pour comparer la situation militaire de l’armée française en 1914 et sasituation en 1918.

Bréal et MagnardLes manuels de chez Bréal et Magnard, maisons d’édition récentes sur le marché des

livres scolaires, sont des manuels qui se démarquent : on y perçoit clairement l’influencede l’histoire des femmes et du genre et de l’histoire culturelle. Le fait que la société,malgré les bouleversements durant la guerre, connaît un retour à l’ordre et une réaffirmationd’une certaine domination masculine est expliqué. L’exclusion des femmes de la viepolitique est rendue explicite. Le privé se réinvite dans la lecture de la Première GuerreMondiale, qui n’est plus vue seulement sous l’angle des batailles et des combats maisqui est aussi montrée sous l’angle des ressentis, des peurs des soldats, du deuil desfamilles. Il semble qu’une des lignes éditoriales caractéristique de ces maisons d’édition soitprécisément la vigilance vis-à-vis des clichés de genre et d’origine, et une position critiqueenvers une histoire plus classique. Reste toutefois que Magnard présente une quantité dedocuments paratextuels genrés masculins nettement plus importante que les documentsgenrés féminins (voir graphique 1).

Si des notions comme la classe sociale ou l’identité sont devenues des outils d’analysehistorique banalisés et communs à toutes les maisons d’édition, la notion de genre en tantque telle n’est jamais utilisée pour interpréter l’histoire. Malgré les explications historiquesconcernant la formation d’une société basée sur une différenciation entre les sexes, ladistinction entre le sexe biologique et le sexe social n’est jamais réalisée. Ce qui peutaisément se concevoir, étant donné que les programmes ne mentionnent pas la nécessitéde cette approche.

3. Les représentations du genre dans les manuels par période duprogrammeDifférents aspects de la féminité ou de la masculinité sont représentés dans les manuels

selon la période du programme abordée. Athènes au V e siècle avant J.-C ainsi que laRévolution de 1848 en France sont l’occasion d’observer le rapport du masculin et duféminin à la politique, tandis que les années 1850 en France et en Europe et la Première

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Guerre Mondiale et les années 1920 permettent de percevoir les aspects plus économiques,sociaux et culturels du genre.

Le citoyen à Athènes au V e siècle avant J.-C.Les manuels jusqu’à la fin des années 1990, quelle que soit leur maison d’édition,

utilisent des termes génériques masculins qui prêtent à confusion : il semble qu’Athènes soitl’incarnation de l’idéal démocratique qui accorde à tous les citoyens un droit de participationaux affaires de la Cité. Hormis l’édition d’Antoine Prost en 1981 qui relativise le modèleathénien, notamment au regard du manque d’égalité hommes-femmes, aucun manuel neconsacre un plein paragraphe à l’exclusion des métèques, des esclaves et des femmes dela politique d’Athènes. Il faut donc attendre les années 2000 pour que cela apparaisse defaçon développée.

La Révolution de 1848 en FranceSur la période de la Révolution de 1848, dans les années 1960-1990, on trouve très

peu de précisions sur la nature réelle du suffrage universel, qui se caractérise à l’époquepar son aspect masculin. Aucun manuel ne précise jamais la présence de femmes dansles évènements révolutionnaires, leur action dans les clubs ou leur engagement en tantque journalistes. Tous les manuels s’offusquent de la loi de suffrage de 1850 qui réduit àtrois millions le nombre de votants. Mais ce sentiment d’injustice n’est pas réitéré en cequi concerne le vote des femmes, qui demeurent au stade de citoyennes passives, voireinexistantes dans l’histoire de la démocratie en France.

Il faut attendre les années 2000 pour observer l’émergence d’une prise en comptedans les manuels des « limites de la démocratie » en 1848. Si les manuels, dès le milieudes années 1990, commencent à utiliser le terme « suffrage universel masculin », ce n’estqu’en 2000-2007 que des explications sur les mécanismes d’exclusion des femmes de lavie politique apparaissent.

Les années 1850 en France et en EuropeLa question de l’identité de classe apparaît progressivement. Ceci marque le début de la

dénaturalisation des groupes sociaux, et d’une approche plus constructionniste de l’histoire,qui montre progressivement les processus de socialisation des acteurs de la Révolutionindustrielle. Mais les différences hommes-femmes, quand elles sont abordées, bénéficientmoins rapidement que les différences entre classes sociales de cette grille de lecture, ce quifait que les catégories sexuelles restent des catégories évidentes, allant de soi, et découlantde l’ordre naturel des choses.

En outre, il est possible de constater jusque dans les années 1990 une relative absencede description sur les femmes au travail, alors que les hommes sont amplement décrits, cequi ne contribue pas à évacuer l’idée reçue selon laquelle les hommes sont toujours alléstravailler pendant que les femmes restaient à la maison s’occuper du foyer.

La vision présentée dans les manuels des masculinités, si elle se démocratise (l’ouvrierest souvent plus viril que le bourgeois, et l’entrepreneur plus que l’aristocrate), elle restesouvent entichée de poncifs sur la virilité. On passe d’une notabilité basée sur la possessionet les terres, à une notabilité fondée sur la capacité à entreprendre. L’homme le plus virilest celui qui crée et produit, qui prend des risques. Ce n’est plus l’héritage, la rente, ou letitre de noblesse qui font d’une homme un homme mais plutôt tout l’inverse : l’épargne, letravail, et le sens de l’effort. La production et les affaires publiques restent leur apanage. La

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constitution de la virilité se fait souvent dans un mouvement de séparation et de dénigrementinconscient des signes normés féminins (la passivité, le privé, la faiblesse physique...).

La Première Guerre Mondiale et les années 1920Le traitement du masculin lors de la première guerre mondiale profite de l’influence

de l’histoire culturelle dans les années 1980 : une représentation plus fréquente de la vieet des sentiments des soldats émerge, et la figure du grand homme de guerre descendde son piédestal. Cette évolution est également permise par l’introduction de la notion debrutalisation et de guerre totale : on montre le front arrière, la difficulté de la vie privée,le traumatisme des violences de guerre, sur le front, ou après la guerre (le deuil est deplus en plus une question qui suscite l’intérêt des éditeurs). En passant d’une histoireessentiellement militaire et stratégique à un récit qui contient aussi des éléments sur lesconditions de vie des soldats au front, c’est donc tout un nouvel aspect du genre masculinqui se développe, plus démocratisé.

Les manuels abordent de façon différente l’après-guerre selon les périodes. Dansles années 1960-1980, le thème du déclin post-affrontements est un thème important. Laprésence de ce thème souligne encore une fois sans l’expliquer la peur latente des hommesde perdre en masculinité et donc de se rapprocher du féminin, déclassement social suprêmeaux côtés de l’homosexualité. Mais dans les années 2000, le thème du déclin est moinsprégnant, et c’est plutôt l’exclusion persistante des femmes de la vie politique et économiqued’après-guerre qui apparaît.

Conclusion du Chapitre 2Les représentations du genre dans les manuels d’histoire du lycée ne sont pas figéesdans le temps ou cristallisées autour d’images se trouvant de façon systématique cheztout éditeur ou dans tout programme depuis les années 1960. Il existe un entrecroisementde données qui contribue à l’émergence des représentations du genre. L’année d’édition,les choix éditoriaux, les thèmes du programme font varier et évoluer ces représentations,qui oscillent entre sphères politiques, économiques, sociales, culturelles ou militaires, et sesituent dans une tension entre des stéréotypes de genre et une précision historique vecteurd’une déconstruction de ces stéréotypes.

Conclusion de la deuxième partieDe 1968 à 2008, un mouvement dialectique se déploie entre les différentes représentationsdu genre dans les manuels d’histoire. Cette tension dans les modalités d’apparition de cesreprésentations a longtemps contribué à donner une image partielle et partiale de la placedes hommes et des femmes dans l’histoire. Mais d’autres phénomènes de genrification,moins stéréotypés, ont permis une évolution générale des manuels d’histoire vers l’étudedes exclusions des « minorités dominées », amenant à un tableau plus critique de l’histoireclassique et des « grands hommes » et de ce fait, à des représentations du genre plusexactes, malgré la persistance d’une essentialisation de la différenciation entre hommes etfemmes. Un effort certain est toutefois à relever dans les années 2000 de la part des auteurs

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Les représentations du genre dans les manuels d’histoire du lycée, 1968-2008

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des manuels. Ils ont progressivement introduit une nouvelle grille de lecture des relationssociales de sexe, qui deviennent un sujet digne de leur intérêt et qui sont interprétées dansle cadre d’un certain constructionnisme historique. L’écart entre la réalité sociale genréedu passé et les représentations qu’en produisent les auteurs tend ainsi à diminuer avec letemps.

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Conclusion générale

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Conclusion générale

Les représentations du genre dans les manuels d’histoire du lycée entre 1968 et 2008émergent à travers un processus complexe, faisant intervenir des facteurs de genrificationà la fois macro-historiques et micro-historiques.

D’une part, les manuels d’histoire sont issus d’un contexte historiographique, politiqueet éditorial particulier, qui conditionne la façon dont les représentations du genre émergent.Le sexisme ou le féminisme des auteurs ne peuvent suffire à les expliquer. Contraintesméthodologiques, linguistiques, épistémologiques, légales, politiques, économiques ettechniques constituent les conditions d’émergence de ces représentations. Une grillede lecture multi-dimensionnelle semble être un outil essentiel pour appréhender toutel’historicité des représentations du genre dans les manuels d’histoire du lycée. Autrement,on court « le risque à un moment de remise en cause des grandes théories explicatives(marxisme, positivisme, etc) que le critère de sexe ne remplace celui de classe, avec lamême prétention totalisante, masquant le poids d’autres types de relations sociales et lessingularités individuelles »239.

D’autre part, une série de processus micro-historiques influencent les représentations

du genre à divers moments du programme : Athènes au Ve siècle avant J.-C, lesévénements révolutionnaires de 1848 en France, la Révolution industrielle des années1850, la Première Guerre Mondiale et les années 1920. Ces périodes posent desquestions importantes sur la construction politique et démocratique de l’État moderne, sur laconstruction identitaire de classe sur le mode d’une virilité puisée dans le rôle économiquedes individus dans le système capitaliste, et sur les changements fondamentaux dans lesrelations sociales de sexe survenues pendant la Première Guerre Mondiale. De 1968 à2008, se déploie un mouvement dialectique entre les différentes représentations du genredans les manuels.

D’un côté, dans les années 1960-1970, l’histoire classique, celle des grands hommes,de la politique et des batailles marque fortement les représentations du genre dans lesmanuels d’histoire, qui sont essentiellement masculines. Les images des femmes et deshommes dans les manuels s’éloignent des réalités historiques des périodes étudiées. Lestraits de la masculinité ou de la féminité sont forcés, caricaturés. Des zones d’ombrehistoriques subsistent. Le mythe d’un idéal d’une communauté d’hommes nés libres etégaux, la valorisation des citoyens sur le mode de leur indépendance, la valorisation desouvriers par des images de force physique et d’identité de classe, la valorisation desbourgeois par le registre prométhéen, et la dévalorisation des nouveaux riches ou desdynasties de capitalistes par le thème du déclin sont des mécanismes de genrification quidonnent une identité à ces hommes qui est fondée sur une supériorité hiérarchique de lasymbolique masculine sur les normes considérées comme féminines.

Mais à partir des années 1980, d’autres phénomènes de genrification, moinsstéréotypés, ont conduit à une évolution générale des manuels d’histoire vers l’étude desexclusions des « minorités dominées ». Les manuels présentent une vision plus critique

239 Préface d’Alain CORBIN, in Françoise THEBAUD, Écrire l’histoire... op. cit, p29.

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de l’histoire classique et des « grands hommes » et de ce fait, les représentations dugenre deviennent plus exactes, bien qu’encore souvent teintées d’une essentialisationde la différenciation entre hommes et femmes. Dans les années 2000 un certainconstructionnisme historique, permet une réduction de l’écart entre la réalité sociale genréedu passé et les représentations qu’en produisent les auteurs dans les manuels. Bienque quantitativement toujours considérablement moins représentées que les hommes, lesfemmes apparaissent un peu plus souvent, notamment dans des dossiers. Des récitsémergent plus nombreux sur les hommes anonymes, les métèques, les esclaves, lessoldats au front. La petite histoire côtoie désormais la grande, modifiant les représentationsdes identités genrées des individus. Les avancées de la recherche historique s’introduisentdans les manuels, participant à une transformation qualitative des images de la masculinitéet de la féminité.

Le projet de manuel d’histoire intégrant un questionnement sur l’histoire des femmeset du genre de l’association Mnémosyne est à cet égard significatif de cette évolution encours. À la question de savoir quelles étaient les raisons à l’origine de ce projet, FrançoiseThébaud, explique, dans un entretien téléphonique le 14 mars 2009 :

Nous pensons que la transmission des savoirs est importante, et nous avionsl’impression que le passage de la recherche universitaire dans le secondaireétait moins rapide que dans d’autres domaines, voire que cela rencontrait desrésistances. En effet, la caractéristique de la recherche universitaire françaisec’est qu’elle passe assez rapidement dans le domaine secondaire, mais ce n’estpas le cas ici. Il faut un peu forcer les choses. De plus, nous avons une réflexioncitoyenne sur l’intérêt de la transmission de nos connaissances : cela permettraitde donner des modèles d’identification aux filles, et de mener une réflexion surles différences entre les sexes, le masculin féminin. Il y avait aussi l’idée qu’il ya urgence. La critique est ancienne sur l’aspect sexiste des manuels scolaires,déjà dans les années 1970 on en parlait. En élaborant ce projet de manuel, nousavons donc eu la volonté que le temps de l’action se substitue au temps de laréflexion. Enfin, comme à l’Université, les institutions universitaires de recherchesont réticentes, sauf qu’aujourd’hui les étudiants sont très preneurs de ce genred’études. Beaucoup d’étudiants et de professeurs du secondaire nous onttémoigné leur intérêt pour ces questions, ils semblent prêts, mais ils manquentd’instruments clés en main. Nous voulons donc aussi produire un instrumentutile pour ces personnes-là240.

Bien que tous les éditeurs n’aient encore adopté une telle démarche, un véritable effortde sensibilisation et de transmission des savoirs issus de la recherche en histoire desfemmes et du genre est en train d’être accompli par l’Association. Un des enjeux centrauxde ce manuel, selon ses membres, est la capacité à donner des modèles d’identificationaux filles. Dans un sens, pour Françoise Thébaud et ses collègues, le manuel, en tantque vecteur d’un savoir scientifique historique, a un potentiel d’influence sur la constructionidentitaire des élèves. Mais il semblerait que cela s’adresse plus aux filles qu’aux garçons :le passage de la sphère identitaire « féminine » (le privé, le domestique, la reproduction) àla sphère identitaire « masculine » (le politique, le public, la production) est primordial pourl’égalité des sexes. Mais l’inverse semblerait moins important, comme si le réinvestissementpar les hommes des sphères considérées comme féminines n’était pas souhaitable. La

240 Entretien téléphonique avec Françoise Thébaud, le 14 mars 2009, voir annexe 2.

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représentation de personnages historiques masculins dans les activités normées fémininesresterait un sujet peu abordé. Les questions de genre seraient évoquées comme sielles concernaient essentiellement les femmes, et les phénomènes de genrification et desexualisation qui touchent aussi les hommes sembleraient peu mis en avant. Des modèlesalternatifs d’identification pour les garçons demeureraient absents. La sortie de ce manuelest prévue pour 2010.

Un phénomène important est à remarquer dans les divers processus de genrificationdes représentations des acteurs historiques dans les manuels. Ceux-ci font effectivementapparaître les structures majeures à travers lesquelles les relations de genre se sontconstruites : la citoyenneté et le travail241.

Dans les manuels, on voit la citoyenneté qui prend forme au travers d’institutions(comme l’Attique ou la Chambre des représentants) et de représentations (le citoyen doitêtre blanc, autonome financièrement, et être un homme). Ce que les manuels d’histoirenous montrent de la démocratie, sans le formuler explicitement, c’est qu’elle s’est solidifiéesur un mode binaire. Le public est le lieu de son élaboration, grâce à la fois à l’exclusionsymbolique de la sphère privée et à son exploitation dans le même temps. L’indépendancedes citoyens trouve sa valeur du fait de la situation de dépendance des non-citoyens, toutcomme l’universalisme est glorifié à travers l’exclusion tue des femmes, des étrangers etdes enfants de l’arène politique.

Dans les manuels, le travail apparaît par ailleurs comme un lieu de constructiond’identités et de rôles genrés, surtout en ce qui concerne les périodes que nous avonsétudiées, la Révolution Industrielle dans les années 1850 en France et en Europe et laPremière Guerre Mondiale. Dans le premier cas, la production semble valorisée en tantqu’activité masculine, en opposition à la reproduction, fonction attribuée aux femmes, niéeaux hommes. Dans le second cas, le travail féminin est souligné en tant que phénomène« nouveau », bouleversant l’ordre de la structure sociale de genre, et ce, alors même que lesfemmes travaillaient depuis longtemps, comme paysannes ou ouvrières dans l’économieproto-indutrielle.

Le travail, les institutions politiques démocratiques, leurs symboles, semblent être aucoeur de ce qui crée le système de genre des sociétés, qui est intériorisé par les individus.Instable, car soumis aux aléas de la conjoncture économique, politique, sociale et culturelledes sociétés, ce système de genre explique en partie la variabilité des représentationsdu genre qui peuvent être observées dans les manuels d’histoire. Ces représentationscristallisent le point de vue dominant de la société sur les relations sociales de sexe relatifà une époque et à un lieu donnés. Le point de vue des historiens rédacteurs de manuelsdes années 1970 est ainsi tout à fait différent du point de vue des auteurs de livresscolaires aujourd’hui. Tout comme le genre, structure sociale profondément historique, lesreprésentations du genre sont des constructions que l’on peut contextualiser, et qui ne sontpas figées.

Enfin, les manuels d’histoire, en évoluant, ont soulevé de nouveaux problèmes. Lesreprésentations du genre dans les premiers manuels du corpus étudié avaient le défautprincipal de faire une histoire dite « universelle » mais en fait marquée par un certainethnocentrisme. L’histoire demeure essentiellement l’histoire nationale. Les auteurs desmanuels y ont fait le récit d’une histoire des hommes, voire seulement des hommes blancs,ou des citoyens. L’existence de certains groupes sociaux a été effacée des manuels. « Le

241 Evelyn NAKANO GLENN, Unequal Freedom: How Race and Gender Shaped American Citizenship and Labor, HarvardUniversity Press, Cambridge, USA, 2002.

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reste », les femmes, les métèques, les esclaves, les travailleurs immigrés, les anciennespopulations colonisées, les soldats au front, constituaient une sorte de lumpen prolétariatde l’histoire scolaire. Françoise Thébaud pensait même que « l’école des Annales aconfondu en toute bonne conscience l’homme-être sexué (vir en latin) et l’homme êtrehumain (homo), elle s’est présentée comme l’histoire générale, comme un discours del’universel »242. Mais une telle considération semble attribuer une intentionnalité aux auteurspeut-être trop importante par rapport à ce qu’elle était réellement. En effet, il ne s’agitpas ici, en parlant d’ethnocentrisme, de souligner l’unique responsabilité des auteurs desmanuels dans l’émergence de ce phénomène. L’ethnocentrisme n’est pas un simple refusconscient et volontaire de la diversité des situations historiques. C’est plutôt le résultat defacteurs multiples, qui dépassent la seule volonté des rédacteurs des manuels. L’histoiredes femmes et du genre n’était qu’à l’état d’embryon dans les années 1960-1970, d’où uneformation à ces questions absente du cursus universitaire des auteurs des manuels. Lepoids du contexte historiographique, culturel et éditorial, l’héritage républicain universaliste,ont contribué à faire apparaître cet ethnocentrisme dans leur inconscient.

Petit à petit, par la suite, l’action des féministes des années 1970, en France mais aussidans l’ensemble du monde occidental, a influencé la société, la recherche scientifique, lesinstitutions politiques. Le bouleversement n’a été ni immédiat, ni révolutionnaire. Mai 1968a donné une impulsion à la transformation des manuels, qui s’est déployée sur une duréede plus de trente ans, et qui se déploie peut-être encore. Dans le même temps, une histoireplus critique a émergé des mouvements sociaux, culturels et politiques post-1968. L’autoritéde l’État, les canaux de diffusion de son pouvoir, dont l’histoire classique, ont été ébranléspar les événements de mai. Le contenu des manuels scolaires subit les conséquences, àretardement, de ces mouvements de fond. Les documents présentant des points de vueopposés sur l’histoire sont insérés dans les manuels de telle sorte que le débat d’idéespuisse avoir lieu, dans un but de promotion de la démocratie. Le collectif est davantagemis en avant, tout comme l’histoire sociale et culturelle. Les représentations du genreressentent l’influence de ces transformations. L’évolution semble positive et se dirige vers unapprofondissement d’un mouvement de démocratisation de l’histoire. D’aucun de se réjouirde l’apparition de personnages oubliés des manuels.

Mais cela peut mener à adopter une position angélique et positiviste. Montrer un tropgrand enthousiasme pour l’histoire des femmes, des habitants des anciennes colonies,des populations immigrées, des esclaves, des « persécutés », des « dominés », « desopprimés » et des « exclus » peut poser plusieurs problèmes nouveaux.

Tout d’abord, il y a un risque de victimisation de ces acteurs historiques « oubliés ».Selon l’essayiste et journaliste suisse Mona Chollet, mettre l’accent sur la qualité de victimedes individus « autorise un positionnement de surplomb moral des plus valorisants [...].Pour le lecteur, cette posture peut vite s’avérer agaçante [...], en cherchant bien, à peuprès n’importe quelle situation peut s’aborder sous l’angle victimes-coupables »243. L’effetpervers de termes soulignant l’exclusion et la domination de certains groupes sociaux estdouble. D’un côté, ces termes voilent la capacité à agir (agency) propre de ces groupes, quiont rarement accepté leur domination sans résistances. Les rebellions d’esclaves dans lescolonies, l’action précoce de St Simoniennes pour le droit de vote des femmes, les grèves de1917 en France menées essentiellement par des femmes, sont quelques exemples, parmitant d’autres, de résistances des groupes dits dominés, mais qu’il serait intéressant d’étudier

242 Françoise THEBAUD, Écrire l’histoire... op. cit, p29.243 Mona CHOLLET, « Arrière-pensées des discours sur la « victimisation » », http://www.monde-diplomatique.fr , septembre

2007.

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au lycée, car ils redonnent à ces groupes la qualité d’acteurs historiques qui ne font pas quesubir passivement les événements. D’un autre côté, le vocabulaire de la victimisation tendà sacraliser la parole du groupe qui se victimise, et empêche le travail critique de l’historien,rapidement accusé de manque de compassion.

De cela découle un deuxième problème : une « histoire sainte »244, selon l’expression deMichelle Zancarini-Fournel, des groupes « victimes des dominants » risque d’être réalisée.La tentation est grande en effet de faire une hagiographie des femmes, des colonisés, desexclus de la vie politique. Dans un mouvement de revalorisation des catégories d’acteurshistoriques qui sont restées dans l’ombre de l’histoire scolaire pendant de nombreusesannées, le regard risque de se faire moins critique. Par exemple, dans un chapitre duprogramme dont nous n’avons pas parlé – la Seconde Guerre Mondiale - de nombreuxhistoriens en histoire des femmes et du genre ont reproché le manque d’attention portéau rôle des femmes dans la lutte contre les Allemands et l’État Vichyiste... sans demanderà ce que le rôle des femmes dans la collaboration soit également abordé. Un point devue angélique, hagiographique et victimisant risquerait de ne pas favoriser une approcheobjective de l’écart entre les réalités historiques et les représentations du genre quiressortent dans les manuels. Après tout, les femmes riches de la Grèce Antique ont ellesaussi profité du travail des esclaves. Après tout, bon nombre d’aristocrates des années1850, femmes et hommes confondus, ont méprisé avec autant de véhémence les bourgeoiset les ouvriers. Après tout, la plupart des femmes françaises ont été aussi nationalistes etanti-germanistes que leurs homologues masculins durant la Première Guerre Mondiale etles années 1920. Le sexisme des femmes dans l’histoire pourrait même faire l’objet d’unmémoire...

244 Michelle ZANCARINI-FOURNEL, Cécile SOURD, cours d’ouverture sur les rapports sociaux de sexe, op. cit. p12.

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Les représentations du genre dans les manuels d’histoire du lycée, 1968-2008

104 Suzat Eléna

Sources

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Régis BENICHI, Jean MATHIEX (dir.), Histoire d’une guerre à l’autre (1914-1939),Collection Grehg/Premières A, B, S, Hachette, Paris, 1982.

NathanJean MONNIER Histoire 1789-1848 classe de seconde, Collection Jean Monnier, FernandNathan, Paris, 1977.

Jean-Michel GAILLARD (dir.), Histoire 2 e , Nouvelle collection Fernand Nathan, ÉditionFernand Nathan, France, 1981.

Jean-Michel GAILLARD (dir.), Histoire 1 re , Nouvelle collection Fernand Nathan,Édition Fernand Nathan, France, 1982.

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Jacques MARSEILLE (dir.), Histoire, Le monde du milieu du XIX e siècle à 1939, 1re , Collection Jacques Marseille, Nathan, Italie (Turin), 1997.

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Sources

Suzat Eléna 105

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Istra

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Jacques GRELL, Jean-Pierre WYTTEMAN (dir.), Dossiers d’histoire 1 re , Istra,Strasbourg, 1982.

Armand ColinPierre BIARD (dir.), Histoire, Classe de première, Collection Antoine Prost, Armand Colin,Paris, 1982.

Jean-Pierre AZEMA (dir.), Histoire, Classe de terminale, Collection Antoine Prost,Armand Colin, Paris, 1983.

HatierSerge BERSTEIN, Pierre MILZA (dir.), Histoire Classe de Première La guerre et la crise,Collection Berstein et Milza, Hatier, Aubin, 1982.

Serge BERSTEIN, Pierre MILZA (dir.), Histoire Classe de seconde, de l’Ancien Régime

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Laurent BOURQUIN (dir.), Histoire 1 re L, ES, Collection Laurent Bourquin, Belin,Malesherbes, 2003.

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Les représentations du genre dans les manuels d’histoire du lycée, 1968-2008

106 Suzat Eléna

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Ministère de l’Éducation Nationale, Direction de l’Enseignement scolaire, Histoire-géographie, Classes de seconde, première, terminale, Collection lycée-voie générale ettechnologique, série programmes, CNDP, Paris, 2004.

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Sources

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Emmanuel PICARD, conférence « Les universitaires en mai 1968 », colloque « Identitésconfrontées à mai-juin 1968 », du 25 mars 2009 au 27 mars 2009 - Lyon – Colloque Organisépar l'Institut d'études politiques de Lyon, le Laboratoire de recherche historique Rhône-Alpes, l'Institut d'études politiques de Rennes et le Centre d'histoire sociale du XXe siècle(Paris1/CNRS), le 25-27 mars 2009.

Françoise THEBAUD, le 14 mars 2009, entretien téléphonique, voir annexe 2.Michelle ZANCARINI-FOURNEL, Conférence à l’Institut National de Recherche

Pédagogique (INRP) de Lyon sur « La place des femmes dans l’enseignement de l’histoire

de la IIIe République », Colloque sur l’histoire de l’éducation, 26 mars 2009.Michelle ZANCARINI-FOURNEL, Cécile SOURD, cours d’ouverture sur les rapports

sociaux de sexe, IEP de Lyon, 1er semestre 2008-2009.

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Les représentations du genre dans les manuels d’histoire du lycée, 1968-2008

108 Suzat Eléna

Bibliographie

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années du changement 1981-1984, Perrin, Saint-Amand-Montrond, 2001.Françoise GASPARD, Anne LE GALL, Claude SERVAN-SCHREIBER, Au pouvoir

citoyennes ! Liberté, égalité, parité, Édition du Seuil, Paris,1992.

Antoine PROST, Petite histoire de la France au XX e siècle, Armand Collin, 2009.

Articles de revuesMarie-Christine BACQUES, « L’évolution des manuels d’histoire du lycée, des années

1960 aux manuels actuels », Histoire de l’éducation, n°114, mai 2007.Claudie BAUDINO, Michel BOZON, « Le “genre” interdit », in Travail Genre et Société,

n°16, novembre 2006.Alain CHOPPIN, « L’histoire des manuels scolaires, un bilan bibliométrique de la

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Ressources internet

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Bibliographie

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Site internet du Monde Diplomatique, http://www.monde-diplomatique.fr ,

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Marc FERRO, Comment on raconte l'histoire aux enfants à travers le monde entier,Payot, Paris, 1992.

Patrick GARCIA, Jean LEDUC, L’enseignement de l’histoire en France de l’AncienRégime à nos jours, Armand Collin, Malesherbes, 2003.

Evelyne HERY, Un siècle de leçons d’histoire, l’histoire enseignée au lycée, 1870-1970,Les PUR, Rennes, 1999.

Nicole LUCAS, Enseigner l’histoire dans le secondaire. Manuels et enseignementdepuis 1902, Les PUR, Rennes, 2001.

Ouvrages sur les études de genre, histoire desfemmes et des masculinités

Christine BARD, Les femmes dans la société française au 20 e siècle, Armand Colin,Paris, 2001.

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Les représentations du genre dans les manuels d’histoire du lycée, 1968-2008

110 Suzat Eléna

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Simone De BEAUVOIR, Le deuxième sexe, Gallimard, 1949.

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Georges DUBY, Michelle PERROT, Histoire des femmes en Occident, Plon, 1991.

Evelyn NAKANO GLENN, Unequal Freedom: How Race and Gender Shaped AmericanCitizenship and Labor, Harvard University Press, Cambridge, USA, 2002.

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André RAUCH, L ’ identité masculine à l ’ ombre des femmes, de la Grande Guerre à laGay Pride, Hachette littérature, France, 2004.

Yannick RIPA, Idées reçues, les femmes, Éditions le cavalier bleu, Évreux, 2002.

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Joan WALLACH SCOTT, Gender and the Politics of History, Columbia University Press,New York, 1988.

Parutions officielles

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Bulletin officiel [B.O.] n°34 du 22 septembre 2005.

Simone RIGNAULT, Philippe RICHERT, « La représentation des hommes et desfemmes dans les livres scolaires », Rapport au Premier Ministre, La documentationfrançaise, collection des rapports officiels, 1997.

Annette WIEWORKA, « Quelle place pour les femmes dans l’histoire enseignée ? »,Avis et rapports du Conseil économique et social, n#5, Les éditions des journauxofficiels, Paris, 2004.

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Annexes

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Annexes

A consulter sur place au centre de documentation de l'Institut d'Etudes Politiques deLyon

Réponsesquestionnaires

Entretien téléphique avec Françoise Thébaud, 14 mars2009

Retranscription d’un échange de courriersélectroniques avec Alain le Plessis

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Les représentations du genre dans les manuels d’histoire du lycée, 1968-2008

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Résumé

Athènes au Vème siècle avant J-C, la Révolution de 1848 en France, l'industrialisationdes sociétés européennes dans les années 1850, la Première Guerre Mondiale et lesannées 1920 sont des moments du programme d'histoire du lycée qui laissent apparaîtrede nombreuses images des hommes et des femmes, dans des domaines aussi variés quela vie politique, les évolutions sociales et économiques.

Dans les années 1960-70, l'histoire classique et académique, celle des grandshommes, de la politique et des batailles, marque fortement les représentations du genredans les manuels d'histoire, qui sont essentiellements masculines. Les manuels sont alorsproduits dans un contexte d'une société hétéronormée. Cette société est encore fortementmarquée par des inégalités entre hommes et femmes. La langue y est traversée par unehiérarchie importante entre le masculin et le féminin. L'histoire des femmes et du genre, toutjuste née, n'a pas encore trouvé sa place dans historiographie et la recherche universitaire.Les contraintes éditoriales et économiques conditionnent également la production desmanuels et contribuent à la reproduction d'images genrées et stéréotypées.

Mais à partir des années 1980, dans un mouvement qui s'accentue dans les années2000, les représentations du genre dans les manuels d'histoire du lycée commencentprogressivement à changer. Bien que quantitativement toujours moins représentées que leshommes, les femmes apparaissent plus souvent, notamment dans les dossiers. On assisteà l'émergence de récits sur les hommes anonymes, les métèques, les esclaves, les soldatsau front. la petite histoire côtoie désormais la grande, modifiant les représentations desidentités genrées des individus.

D'une part, les avancées de la recherche historique s'introduisent dans les manuels,participant à une transformation qualitative des images des la masculinité et de la féminité.

D'autre part, l'influence des politiques éducatives fait progresser la prise en comptedes <<exclus de l'histoire>>. Même si la construction des identités masculines n'est encorejamais étudiée en tant que telle, less manuels se font plus nombreux à inscrire dansleur ligne éditoriale la luute contre les stéréotypes féminins. La dénaturalisation de ladifférenciation entre les hommes et les femmes n'est pas encore totale, mais elle avance.

C'est dans une tension permanente entre le héritages de ces deux périodes queles processus de genrification des acteurs historiques représentés dans les manuelss'inscrivent.