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Bernard Dantier (16 octobre 2002 INTRODUCTION À LA PSYCHOLOGIE DES FOULES DE GUSTAVE LE BON Un document produit en version numérique par M. Bernard Dantier, bénévole, Docteur en sociologie de l’École des Hautes Études en Sciences Sociales Membre de l’équipe EURIDÈS de l’Université de Montpellier Courriel : [email protected] Dans le cadre de la collection: "Les classiques des sciences sociales" dirigée et fondée par Jean-Marie Tremblay, professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi Site web: http://www.uqac.uquebec.ca/zone30/Classiques_des_sciences_sociales/index.html Une collection développée en collaboration avec la Bibliothèque Paul-Émile-Boulet de l'Université du Québec à Chicoutimi Site web: http://bibliotheque.uqac.uquebec.ca/index.htm

INTRODUCTION À LA PSYCHOLOGIE DES FOULES DE GUSTAVE … A LA PSYCHOL… · Gustave Le Bon (1841-1931), La psychologie des foules. (1895). Une étude sociologique inédite réalisée

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Page 1: INTRODUCTION À LA PSYCHOLOGIE DES FOULES DE GUSTAVE … A LA PSYCHOL… · Gustave Le Bon (1841-1931), La psychologie des foules. (1895). Une étude sociologique inédite réalisée

Bernard Dantier(16 octobre 2002

INTRODUCTION À LAPSYCHOLOGIE DES FOULES

DE GUSTAVE LE BON

Un document produit en version numérique par M. Bernard Dantier, bénévole,Docteur en sociologie de l’École des Hautes Études en Sciences Sociales

Membre de l’équipe EURIDÈS de l’Université de MontpellierCourriel : [email protected]

Dans le cadre de la collection: "Les classiques des sciences sociales"dirigée et fondée par Jean-Marie Tremblay,

professeur de sociologie au Cégep de ChicoutimiSite web: http://www.uqac.uquebec.ca/zone30/Classiques_des_sciences_sociales/index.html

Une collection développée en collaboration avec la BibliothèquePaul-Émile-Boulet de l'Université du Québec à Chicoutimi

Site web: http://bibliotheque.uqac.uquebec.ca/index.htm

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Bernard Dantier, Introduction à la psychologie de foules de Gustave Le Bon 2

Un document produit en version numérique par Bernard Dantier, bénévole,Docteur en sociologie de l’École des Hautes Études en Sciences SocialesMembre de l’équipe EURIDÈS de l’Université de Montpellier 3.Courriel : [email protected]

“Introduction à La psychologie des foules de Gustave Le Bon”

Une étude inédite sur l’ouvrage de :

Gustave Le Bon (1841-1931), La psychologie des foules.(1895).

Une étude sociologique inédite réalisée par M. Bernard Dantier, sociologue, pour Les

Classiques des sciences sociales. Chicoutimi, 16 octobre 2002, 22 pages.

Polices de caractères utilisée :

Pour le texte: Times, 12 points.Pour les notes de bas de page : Times, 10 points.

Édition électronique réalisée avec le traitement de textes Microsoft Word 2001.

Mise en page sur papier formatLETTRE (US letter), 8.5’’ x 11’’)

Édition complétée à Chicoutimi, Québec, mercredi le 16 octobre 2002.

La diffusion de cette analyse de l’œuvre de Gustave Le Bon, Lapsychologie des foules, est rendue possible grâce à l’extrême générositéet à l’autorisation du professeur Dantier de l’Université Montpellier 3.

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Bernard Dantier, Introduction à la psychologie de foules de Gustave Le Bon 3

Introduction à LAPSYCHOLOGIE DES FOULESde Gustave Le Bon

Par Bernard Dantier, sociologue(16 octobre 2002)

La Psychologie des foules, de Gustave Le Bon (1841-1931), depuis 1895demeure une œuvre inclassable : psychologique, sociologique, historique,philosophique, politique, littéraire : elle peut recevoir tous ces qualificatifs à lafois sans qu’aucun d’eux ne suffise à sa définition, et sans d’ailleurs, il fautl’avouer, qu’elle suffise elle-même à mériter pleinement l’un d’eux en l’étatdes sciences humaines et sociales lors de ce début d’un vingt et unième siècle.Œuvre inclassable donc, mais peut-être parce que tout simplement hors classe,continuant, avec toutes ses qualités et tous ses défauts, à fasciner encoreaujourd’hui le lecteur féru de ces sciences.

Fameux succès éditorial, cet ouvrage aurait inspiré autant de monstrueuxdictateurs tels que Hitler et Mussolini que motivé les idées et les pratiques detrès pacifistes scientifiques en psychologie sociale. Aujourd’hui encorecomme jadis, cette Psychologie des foules, que la collection de Jean-MarieTremblay met gratuitement à disposition de tous les lecteurs disposant d’unaccès à Internet, mérite toute notre attention, aujourd’hui sans doute encorebien plus qu’il y a un siècle. Car comment douter que nous entrons encoredavantage dans cette « ère des foules » qu’annonçait Le Bon, en cette époqued’urbanisation et d’accroissement des populations, cette époque d’aboutisse-

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ment des processus de démocratisation de toute sorte (politique, économique,culturelle), cette époque de « massification » de l’enseignement, de la con-sommation, des transports, cette époque de communication de masse par latélévision notamment, cette époque de la dite « mondialisation » permise parla facilitation des échanges de tout type ? Comment douter donc que les foulesdoivent être analysées soigneusement comme on analyse les composantesgénérales de notre monde pour mieux les comprendre et pour éventuellements’en prémunir ou les utiliser ?

Que doit nous apprendre la Psychologie des foules ? Les principales thèsesque Le Bon développe dans cet ouvrage sont formulables ainsi : Les foulesreprennent de plus en plus d’importance dans notre monde. La foule produitpar elle-même une nouvelle réalité humaine, une « âme » dotée d’une « unitémentale » composée par contagion et suggestion, « âme » qui est qualitative-ment autre que la simple somme spirituelle des individus qui la composent.L’individu se trouve altéré par la foule, devient surtout soumis à l’inconscient,et régresse vers un stade primaire de l’humanité. Parallèlement il y acquiert unsentiment d’invulnérabilité qui l’encourage à s’adonner aux instincts com-muns. Il peut ainsi devenir un « meneur », d’autant plus que les foules en ontun besoin vital pour se structurer et agir. En elles ne sont compréhensibles etmotivantes que les pensées rudimentaires et imagées qui tendent aux illusions.De cette manière la foule procure à ses membres un plaisir unique et incompa-rable. Tout en restant inférieures à l’intelligence individuelle, les foulesdépassent tous les extrêmes positifs et négatifs dans le champ de la moralitécomme dans le domaine de l’action, au point d’être les seuls acteurs de l’his-toire humaine. Les foules étant plus puissantes que toutes les intelligences ettoutes les volontés individuelles, l’individu doit s’en protéger en les connais-sant. Par ailleurs, cette recrudescence des foules indique autant qu’elle préparel’anéantissement prochain de notre civilisation ; ainsi est réclamé un nouvelidéal social, seul capable d’organiser positivement les foules et de redonneressor à une nouvelle civilisation.

Voilà l’ensemble des thèses principales que, dans cette introduction, nousnous proposons de clarifier et de mettre en valeur en les confrontant ou en lesrattachant à certains éléments du corpus des sciences sociales. Il s’agit aussid’ouvrir la réflexion et la recherche vers d’autres points de vue. Cette inten-tion nécessite, par précaution, le repérage des défauts de cet ouvrage de LeBon.

Le premier défaut, et le plus apparent, découle d’une tendance de Le Bonà exprimer beaucoup trop sa personnalité et ses intérêts individuels (ce quiimpulse d’ailleurs au style de l’ouvrage un certain tonus et une certaine élo-quence). Médecin de formation, bourgeois, faisant partie de l’élite intellec-tuelle et économique, il manifeste une propension à défendre les avantages desa classe sociale à l’encontre de ceux des « foules » « populaires », de ces

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ouvriers par exemple dont il parle avec un mépris mêlé de crainte. Le Bonproclame une nette hostilité à l’extension (nous dirions de nos jours « démo-cratisation ») de l’enseignement général, souhaitant au contraire celle del’enseignement professionnel, seul adapté, selon lui, aux destinés du proléta-riat pour lequel il refuse autant qu’il nie la possibilité de toute promotionsociale. Dans le même mouvement il décrie la démocratie qui accorde despouvoirs nouveaux aux classes paysannes et ouvrières. Conséquemment, ilfustige le socialisme et toute organisation du même type susceptible deperturber l’ordre établi. Bref, Le Bon, en filigrane de son livre, n’apparaît passous les traits d’un personnage pleinement sympathique (d’autant moins quenotre auteur donne cours à une croyance en la réalité des races humaines,quoique, à sa décharge, sa notion de race, n’étant ni claire ni cohérente,semble davantage basée sur une étiologie historique et culturelle que vraimentbiologique, et ne comporte pas véritablement de hiérarchisation entre les hom-mes). En somme, quelquefois, la Psychologie des foules se dévoile quelquepeu comme l’expression d’un réactionnaire, aristocrate et élitiste, foncière-ment individualiste.

De la sorte, Le Bon manque à la neutralité scientifique. En outre, il netémoigne pas non plus d’une forte rigueur dans la méthode scientifique. Laconceptualisation (celle de « foule » par exemple, entachée de trop de conno-tations) reste inachevée ; la définition de l’objet d’étude demeure quelquefoistrouble (notre auteur amalgame sous le terme de « foule » à la fois des ras-semblements de rues et des assemblées parlementaires); des contradictionslogiques subsistent (comme cette ambivalence de Le Bon face aux foules qu’ilprésente concurremment comme milieu de dégradation humaine et commemoteur du progrès social). Il est regrettable que Le Bon soit plus descriptif (cequi fait d’ailleurs les qualités de ses aperçus) qu’explicatif (ce qui en produitnéanmoins les défectuosités). Volontiers elliptique et allusif (en cela il estfidèle à ses classiques et suit le style « à la française » de l’art d’écrire, déjàcher à Montesquieu), il laisse trop au lecteur le soin de reconstituer des mail-lons manquants dans le raisonnement et l’argumentation. Bien que possédantune formation scientifique dans le domaine médical, il dédaigne totalement laméthode expérimentale que pourtant Claude Bernard (1813-1878) avaitintroduite en médecine. On peut assurément regretter, mais cette attente seraitpeut-être anachronique, que Le Bon n’ait pas utilisé ni envisagé pour lesfoules les expériences de laboratoire qui ne seront que développées à partirdes années 1930 aux USA puis en Europe à partir de 1950 sous le titre de« psychologie sociale ».

Sous le critère sociologique, il pèche souvent en se contentant d’affirmerdes thèses sans en faire préliminairement des hypothèses confrontables àl’épreuve des faits, validables notamment par des observations statistiques. Ilnéglige ainsi absolument de formaliser sa recherche en définissant par exem-ple des variables indépendantes nettes et strictes (les types de foules, avec

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leurs effectifs numériques et leurs composantes démographiques telles que lespourcentages des sexes et des âges, les pourcentages d’individus issus detelles catégories socioprofessionnelles) et des variables dépendantes (queseraient les diverses pratiques et représentations de ces individus sousl’influence de ces « groupes-foules »). Sous ce point de vue, le travail de LeBon se démasque comme inférieur à celui si méthodique et si objectif de soncontemporain Émile Durkheim (1858-1917) fondant la sociologie scientifiquemoderne (mais, quant à lui, s’intéressant peu à l’étude des réactions desindividus dans les groupes partiels). En conséquence l’argumentation de LeBon est surtout basée sur des exemples historiques, des observations nonméthodologiques relatives à la vie quotidienne. Le discours (et c’est néan-moins ce qui en produit le charme) est très et peut-être trop littéraire, sansdoute en compensation des lacunes que nous avons soulignées.

Mais tous ces défauts n’empêchent pas le lecteur, et c’est une preuve dugénie de Le Bon, de recevoir un grand profit intellectuel et même scientifiqueau cours de cette Psychologie des foules. Désormais conscients de leurslimites, réétudions, en gardant cet éclairage lucide, les principales thèses deson auteur.

Dans ce cadre, notons d’abord que Le Bon attribue l’essor des « foules »au développement de la démocratie et des associations, corporations et syndi-cats qui y sont liés. Sur le plan sociologique, rapprochons donc cette analysede celles faites par Alexis de Tocqueville (1805-1859) dans son fameuxouvrage traitant De la Démocratie en Amérique, ouvrage qui a précédé desoixante années celui de Le Bon et que celui-ci a certainement lu (Le Boncitant cet auteur sur un sujet annexe). Or, Tocqueville perçoit dans l’extensionde la démocratie le cours quasi irrémédiable du monde social moderne : lasuppression des privilèges individuels sur lesquels se fondait l’Ancien Régime,l’égalisation des droits et l’uniformisation des conditions, tout cela instaureselon Tocqueville un monde où seules les masses constituent la puissancesociale et conduisent l’histoire. Tocqueville annonce l’importance et la forcecroissante des associations, des syndicats, des groupements de toute nature(comme plus tard le fera Durkheim d’ailleurs dans un autre contexte).Tocqueville ainsi utilise très souvent le terme de « foule » tout au long de sonouvrage. Citons par exemple les passages suivants, parmi bien d’autres possi-bles : « …de nos jours, où toutes les classes achèvent de se confondre, oùl'individu disparaît de plus en plus dans la foule 1 et se perd aisément aumilieu de l'obscurité commune… » Ailleurs : « Plus les conditions deviennentégales, moins les hommes sont individuellement forts, plus ils se laissentaisément aller au courant de la foule et ont de peine à se tenir seuls dans uneopinion qu'elle abandonne. » D’autre part encore : « Lorsque les hommes sontà peu près semblables et suivent une même route, il est bien difficile qu'aucun 1 Nous soulignons.

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d'entre eux marche vite et perce à travers la foule uniforme qui l'environne etle presse. » Et enfin, au travers de la conclusion de l’ouvrage monumental deTocqueville, citons la fameuse prophétie sur les dangers du despotismedémocratique, prophétie qui commence ainsi : « je vois une foule innombrabled'hommes semblables et égaux qui tournent sans repos sur eux-mêmes pour seprocurer de petits et vulgaires plaisirs, dont ils emplissent leur âme. (…) Jepromène mes regards sur cette foule innombrable composée d'êtres pareils,où rien ne s'élève ni ne s'abaisse. Le spectacle de cette uniformité universellem'attriste et me glace, et je suis tenté de regretter la société qui n'est plus. »1

Nous le lisons assez clairement : Tocqueville perçoit la démocratie du mondemoderne sous l’aspect de la « foule », « foule » qu’il se représente péjorati-vement.

Remarquons donc que Gustave Le Bon reprend à son compte et accentuecette représentation dépréciative et notons que c’est par elle qu’il justifiel’utilité de son ouvrage qu’il offre comme une sorte de remède préventif à degrands maux sociaux en préparation. Le choix du mot « foule » de la sorten’est pas anodin : ce mot, dans la langue française, porte un héritage de con-notations péjoratives que Le Bon récupère volontiers. Initialement, en effet, la« foule » est l’action et l’endroit où des matières sont pressées les unes contreles autres et sont altérées par ce pressage mutuel 2. Toute la Psychologie desfoules de Le Bon se trouve déjà en germe dans cette étymologie et cettesémantique. Le Bon sait de cette manière utiliser la puissance (peut-être falla-cieuse) des mots.

Aussi, tandis que Tocqueville, peu soucieux d’étudier les foules en elles-mêmes, perçoit seulement dans celles-ci un rassemblement d’individualitésdiverses devenant foule par une homogénéité antérieure (celle produite par ladémocratisation), Le Bon nous montre ces foules produisant au contraire unehomogénéité ultérieure et spécifique, une « âme » collective résultant du« pressage » des individus entre eux. Comment cette « âme » peut-elle naîtreparmi la multiplicité des membres composant la foule ? L’auteur de laPsychologie des foules propose comme facteur primordial de ce phénomènel’imitation, la suggestion et la contagion, trois aspects d’ailleurs d’un même 1 Citations extraites de : Tocqueville (A.), De la démocratie en Amérique – 1ère édition :

1835-1840. (Cet ouvrage est édité dans cette collection des Classiques des sciencessociales.)

2 Lire par exemple dans le dictionnaire du lexicographe Émile Littré, ouvrage décrivant lalangue en usage à l’époque de Le Bon, à l’article « foule » : « 1- Terme d'arts. Action defouler les draps ; préparation qu'on leur donne en les foulant par le moyen d'un moulin,afin de les rendre plus serrés et plus forts. 2- Terme de chapelier. Opération par laquelleon foule les feutres dans une cuve pleine de liquide. Ouvriers à la foule. Cuve à la foule.Atelier où l'on foule. Aller à la foule. (…) 5- Fig. Ce qui foule les hommes, comme fait lemétier à fouler, oppression, vexations (vieilli en ce sens). (…) 6° Presse qui résulte d'unegrande multitude de gens, et, par suite, cette multitude elle-même. (…) 7° Le vulgaire, lecommun des hommes. La foule ignorante et capricieuse. (…) Se tirer de la foule, sedistinguer, s'élever au-dessus du commun. (…) 8- Par extension, grand nombre. (…) »

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processus d’uniformisation par contact. En cela Le Bon s’inspire de son con-temporain Gabriel Tarde (1843-1904), lequel avait amorcé, entre autresspécialistes, une psychologie des foules (à partir de 1890 notamment dans Leslois de l’imitation). Cependant Le Bon récuse la théorie de Tarde sur lesfoules, en l’estimant trop partielle et superficielle ; il retient surtout de Tardetout ce qui concerne la suggestion et l’imitation, pour les mettre au centre deses explications de l’âme des foules. Tâchant de trouver les causes de l’uni-formité des membres de toute société se conservant par son unité, Tarde disaitainsi : « Cette conformité minutieuse des esprits et des volontés qui constituele fondement de la vie sociale, même aux temps les plus troubles, cette présen-ce simultanée de tant d'idées précises, de tant de buts et de moyens précis,dans tous les esprits et dans toutes les volontés d'une même société à unmoment donné, je prétends qu'elle est l'effet (…) de la suggestion-imitationqui, à partir d'un premier créateur d'une idée ou d'un acte, en a propagél'exemple de proche en proche. Les besoins organiques, les tendances spiri-tuelles, n'existent en nous qu'à l'état de virtualités réalisables sous les formesles plus diverses malgré leur vague similitude primordiale ; et, parmi cesréalisations possibles, c'est l'indication d'un premier initiateur imité quidétermine le choix de l'une d'elles. »1 Le Bon reprend donc à son compte lamajeure partie de cette théorie pourtant discutable ; Durkheim, contemporainde Le Bon comme de Tarde, en promoteur d’une sociologie scientifiquerécusera cette théorie aussi vigoureusement que constamment en lui repro-chant de ne rien expliquer et d’être elle-même inexplicable 2.

Quoi qu’il en soit, par la « contagion-suggestion » « l’âme des foules »étant ainsi expliquée, et ces foules apparaissant aux yeux de Le Bon sur unfond de démocratisation croissante donnant liberté à toutes les remises encause d’un « Ancien Régime », notre auteur tend, au départ, à associerl’existence de ces foules à une sorte de désagrégation et de confusion desvaleurs, des normes et des règles d’une civilisation en cours d’anéantissement(version pessimiste) ou de renouvellement (version optimiste). Selon Le Bon,qui écrit à l’orée du vingtième siècle, « l'époque actuelle constitue un desmoments critiques où la pensée humaine est en voie de transformation. Deuxfacteurs fondamentaux sont à la base de cette transformation. Le premier estla destruction des croyances religieuses, politiques et sociales d'où dériventtous les éléments de notre civilisation. Le second, la création de conditionsd'existence et de pensée entièrement nouvelles, engendrées par les décou-vertes modernes des sciences et de l'industrie. Les idées du passé, bienqu'ébranlées, étant très puissantes encore, et celles qui doivent les remplacer

1 Tarde (G.), Les lois sociales, Chapitre un : Répétition des phénomènes – 1ère édition :

1898. (Cet ouvrage est édité dans cette collection des Classiques des sciences sociales).2 Cf. Durkheim (E.), Le suicide, Livre premier, chapitre IV : L’imitation. 1ère édition :

1897. (Cet ouvrage est édité dans la collection des Classiques des sciences sociales).

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n'étant qu'en voie de formation, l'âge moderne représente une période detransition et d'anarchie. »

De la sorte, Le Bon considère le monde social comme menacé par desrisques destructeurs, et c’est ainsi que souvent la sociologie motive sa démar-che et appréhende son objet. Déjà, l’un des précurseurs de cette science etcontemporain de Tocqueville, Auguste Comte (1798-1857), estimait que « lagrande crise politique et morale des sociétés actuelles tient, en dernièreanalyse, à l'anarchie intellectuelle » 1, et il souhaitait y donner remède enrépandant la « philosophie positive ». Or, observons qu’à l’époque même deLe Bon, Durkheim s’inquiète lui aussi de cet état de confusion et de disso-lution des valeurs, d’effacement et d’indétermination des normes et des règlessociales, état qu’il appelle « anomie ». Le Bon parle de « moment critique » etDurkheim de « crise redoutable ». Le fondateur de la sociologie modernefrançaise fait aussi remarquer que des « changements profonds se sont pro-duits, et en très peu de temps, dans la structure de nos sociétés ; elles se sontaffranchies du type segmentaire avec une rapidité et dans des proportionsdont on ne trouve pas un autre exemple dans l'histoire. Par suite, la moralequi correspond à ce type social a régressé, mais sans que l'autre se dévelop-pât assez vite pour remplir le terrain que la première laissait vide dans nosconsciences. Notre foi s'est troublée ; la tradition a perdu de son empire ; lejugement individuel s'est émancipé du jugement collectif. Mais, d'un autrecôté, les fonctions qui se sont dissociées au cours de la tourmente n'ont pas eule temps de s'ajuster les unes aux autres, la vie nouvelle qui s'est dégagéecomme tout d'un coup n'a pas pu s'organiser complètement (…) Ce qu'il faut,c'est faire cesser cette anomie… » 2

Nous le constatons : le diagnostic qui motive Le Bon apparaît confirmépar celui de Durkheim (bien que, rappelons-le, Durkheim par ses idéauxsociaux et ses principes scientifiques ne se serait jamais associé à Le Bon). Ilfaut bien reconnaître, en effet, que l’auteur de La division du travail social,avec toutes les oppositions axiologiques et méthodologiques qui le séparent del’auteur de la Psychologie des foules, prescrit une nouvelle « morale » tandisque Le Bon réclame un nouvel « idéal » et de nouvelles « croyances » pourrestructurer une société qui aux yeux de l’un et l’autre apparaît menacée.Cependant, alors que Durkheim, convaincu du perfectionnement continu de lacivilisation, estime que la société doit être réorganisée moralement (dans une« solidarité organique ») parce que divisée et éclatée en spécialisations socio-professionnelles sans cesse plus nombreuses et plus divergeantes, Le Bon nevoit au travers du marasme social que des causes révélant le déclin de la

1 Comte (A.), Cours de philosophie positive, Première leçon – 1ère édition : 1830. (Cet

ouvrage est édité dans cette collection des Classiques des sciences sociales.)2 Durkheim (E.), De la division du travail social, Conclusion – 1ère édition : 1893. (Cet

ouvrage est édité dans cette collection des Classiques des sciences sociales.)

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civilisation, sa désorganisation et l’épuisement de ses motivations. Tandisdonc que Durkheim avec optimisme et volontarisme tâche de préparer unmonde dont la nouveauté est selon lui nécessitée par le processus positif duprogrès social, Le Bon s’efforce avec résignation et pessimisme d’atténuerl’effondrement d’un monde ancien tombant dans la régression humaine.

Car le tableau de la foule brossé par Le Bon s’avère volontiers inquiétant,comme peut l’être une œuvre de Jérôme Bosch. D’abord cette foule produitune nouvelle réalité humaine, totalement différente de tous les individus quis’y réunissent. Or, ici encore, il nous faut reconnaître que cet aperçu de LeBon correspond au constat sur lequel se fonde toute la sociologie modernedepuis notamment les travaux de Durkheim. Celui-ci, en 1896, dans LesRègles de la méthode sociologique, tient à contrecarrer toute conception ten-dant à expliquer le groupement des individus comme la simple résultante deleurs psychismes initiaux : « Mais, dira-t-on, puisque les seuls éléments dontest formée la société sont des individus, l'origine première des phénomènessociologiques ne peut être que psychologique. En raisonnant ainsi, on peuttout aussi facilement établir que les phénomènes biologiques s'expliquentanalytiquement par les phénomènes inorganiques. (…) C'est qu'un tout n'estpas identique à la somme de ses parties (…). En vertu de ce principe, lasociété n'est pas une simple somme d'individus, mais le système formé parleur association représente une réalité spécifique qui a ses caractères pro-pres. Sans doute, il ne peut rien se produire de collectif si des consciencesparticulières ne sont pas données ; mais cette condition nécessaire n'est passuffisante. (…) En s'agrégeant, en se pénétrant, en se fusionnant, les âmesindividuelles donnent naissance à un être, psychique si l'on veut, mais quiconstitue une individualité psychique d'un genre nouveau. »1

En accord donc avec les données sociologiques modernes, Le Bon peut entoute raison nous dépeindre dans les foules ces laboratoires biologiques où secréent de nouveaux organismes, organismes monstrueux comparés à ceux biencongrus des individus. Ces nouveaux organismes sont d’autant plus redouta-bles et inquiétants qu’ils s’imposent avec une force et une hégémonie sanségal sur chaque individu. Or, là encore et là toujours, la sociologie durkhei-mienne paraît valider cette thèse. En effet, il serait plus qu’intéressant de rap-procher l’influence qu’exercent les foules sur l’individu dans la psychologiesociale de Le Bon de cette influence qu’exercent les « faits sociaux » surl’individu dans la sociologie de Durkheim (et n’oublions pas, en justificationdu titre de l’ouvrage de Le Bon, que Durkheim précisait qu’il ne voyait « aucun inconvénient à ce qu’on dise de la sociologie qu’elle est une psycho-logie, si l’on prend soin d’ajouter que la psychologie sociale a ses lois

1 Durkheim (E.), Les règles de la méthode sociologique, chapitre V, section 1 (Cet ouvrage

est édité dans cette collection des Classiques des sciences sociales).

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propres, qui ne sont pas celles de la psychologie individuelle » 1). Nousinvitons le lecteur à revoir ainsi ce que cet auteur dit des faits sociaux : « ilsconsistent en des manières d'agir, de penser et de sentir, extérieures à l'indi-vidu, et qui sont douées d'un pouvoir de coercition en vertu duquel ilss'imposent à lui. Par suite, ils ne sauraient se confondre avec les phénomènesorganiques, puisqu'ils consistent en représentations et en actions ; ni avec lesphénomènes psychiques, lesquels n'ont d'existence que dans la conscienceindividuelle et par elle. Ils constituent donc une espèce nouvelle et c'est à euxque doit être donnée et réservée la qualification de sociaux. Elle leur convient; car il est clair que, n'ayant pas l'individu pour substrat, ils ne peuvent enavoir d'autre que la société, soit la société politique dans son intégralité, soitquelqu'un des groupes partiels 2 qu'elle renferme » 3. « Groupes partiels » :voilà les foules dont s’occupe Le Bon.

A la lumière de ce rapprochement, comment donc trouver injustifiée ouexcessive cette étude que Le Bon nous offre des puissants effets des foules surles individus qu’elles métamorphosent ? De plus, nous allons découvrir quecette étude reçoit d’autres approbations de la part de la psychanalyse. La fouleen effet agit sur les substrats les plus profonds du psychisme de l’individu,jusqu’à ses racines inconscientes.

« La foule est toujours dominée par l'inconscient » : telle est de la sortel’une des affirmations centrales de Le Bon psychologue des foules. Pour LeBon, la régression de l’individu dans le groupe le ramène aux instincts pri-maires communs à tous ses partenaires, et ces instincts agissent sur le modebasique de l’inconscience. Nous comprenons aisément que cette affirmationn’ait pas laissé indifférent Sigmund Freud (1856-1939), contemporain de LeBon. C’est ainsi que Freud, en 1921, dans son essai Psychologie des foules etanalyse du Moi, consacre à l’œuvre de Le Bon ses premières réflexions ausujet des rapports psychoaffectifs entre l’individu et le groupe. Dès le chapitre2, il cite et analyse amplement la Psychologie des foules et on sent dans cetteinsistance une véritable influence. Freud disant de cet ouvrage qu’il est« devenu justement célèbre », admet que Le Bon décrit la modification del’individu dans la foule « en des termes qui s’harmonisent bien avec les hypo-thèses fondamentales de notre psychologie des profondeurs ». Aussi, Freudreformule l’explication de Le Bon ainsi : « Nous dirons que la superstructurepsychique qui s’est développée si diversement chez les individus a été abattue,privée de ses forces, et le fondement inconscient, identique chez tous, mis à nu(rendu opérant) ». Par ailleurs, en ce qui concerne « l’âme des foules » telleque Le Bon la décrit et l’explique, Freud souligne qu’il « n’y a pas là un seultrait dont la reconnaissance des origines et la classification présenteraient

1 Durkheim (E.), Le suicide, Livre III, chapitre premier, section 3.2 Nous soulignons.3 Durkheim (E.), Les règles de la méthode sociologique, chapitre premier.

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des difficultés pour le psychanalyste. Le Bon nous indique lui-même la voie enmontrant la similitude qui existe avec la vie psychique des primitifs et desenfants ». Quant à la soif d’illusions pleinement imaginaires dont la foule senourrit, Freud tient à ajouter encore : « Cette prédominance de la vie fantas-matique et de l’illusion soutenue par le désir inaccompli, nous avons montréqu’elle est déterminante dans la psychologie des névroses ». Nous pourrionsadjoindre d’autres citations prouvant l’intérêt et l’approbation de Freud àl’égard des aperçus de Le Bon.

Il est vrai, cependant, que dans le chapitre 3, Freud dans un revirementdialectique, n’admet pas entièrement l’originalité ni même la pertinence desanalyses de Le Bon : mais c’est, nous semble-t-il, afin de préparer et de justi-fier ses propres analyses et explications, que nous laissons au lecteur le soinde découvrir lui-même. Freud en effet fait tourner la psychologie des foules etses rapports avec l’individu autour des notions de « libido », « idéal du moi »,« identification » : mais, au fond, rien n’y advient en contradiction foncièreavec les présentations proposées par Le Bon. Selon le père de la psychanalyse,le lien qui fusionne les membres de la foule s’explique en partie par le faitqu’une foule est « une somme d’individus qui ont mis un seul et même objet àla place de leur idéal du moi et se sont en conséquence, dans leur moi, iden-tifiés les uns aux autres. » Ainsi Freud présente comme hypothèse de travailque la foule réincarne pour l’individu l’expérience de la horde originaire quise trouve au fondement de la civilisation, « horde soumise à la dominationsans limite d’un mâle puissant », père aimé et haï à la fois, père finalementtué par les fils, lesquels se sont organisés ensuite en communauté gardanttoujours le souvenir coupable du meurtre originel, sous forme de religion et demorale (« totem » et « tabou »)1. Freud ajoute ainsi que « les foules humainesnous montrent (…) l’image familière d’un individu isolé, surpuissant au seind’une bande de compagnons égaux (…). La psychologie de cette foule (…)correspond à un état de régression à une activité psychique primitive, tellequ’on pourrait justement l’assigner à la horde originaire. » Finalement, selonFreud, qui cite de nouveau Le Bon à la fin de son ouvrage pour y étayer sesconclusions, « le père originaire est l’idéal de la foule qui domine le moi à laplace de l’idéal du moi »2.

En somme, au crédit donc de Le Bon, Freud reconnaît ainsi au groupe, à la« foule », une fonction de premier ordre dans les mutations psychoaffectivesde l’individu3. D’ailleurs, pour revenir à la sociologie, en soutien des thèses de

1 Cf. Freud (S.), Totem et tabou (1ère édition : 1912). (Cet ouvrage est édité dans la

collection des Classiques des sciences sociales.)2 Freud (S.), Psychologie des foules et analyse du moi, in Essais de Psychanalyse, Paris,

Petite Bibliothèque Payot, chapitres 2-3 et 8-12 – 1ère édition : 1921. (Cet ouvrage estédité dans cette collection des Classiques des sciences sociales).

3 Après G. Le Bon et S. Freud, dans le cours du vingtième siècle et jusqu’à nos jours, toutun mouvement de spécialistes en psychanalyse, psychologie, psychiatrie, psychologie

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Le Bon encore, nous devons observer que Durkheim est loin de nier et denégliger ces phénomènes. Il fait remarquer « quel degré d'énergie peutprendre une croyance ou un sentiment, par cela seul qu'ils sont ressentis parune même communauté d'hommes en relation les uns avec les autres. (…) Iln'est même pas nécessaire que nous éprouvions déjà par nous-mêmes, envertu de notre seule nature individuelle, un sentiment collectif, pour qu'ilprenne chez nous une telle intensité ; car ce que nous y ajoutons est, ensomme, bien peu de chose. Il suffit que nous ne soyons pas un terrain tropréfractaire pour que, pénétrant du dehors avec la force qu'il tient de sesorigines, il s'impose à nous »1. Par ailleurs, recherchant les causes du suicide,Durkheim les attribue aux composantes et aux structures de la société oùl’individu évolue, chaque type de société entraînant systématiquement uneffectif fixe de suicides. Aussi, pour faire comprendre que les sentiments quipoussent un individu à se supprimer ne proviennent pas de lui mais del’influence collective, Durkheim se base sur ces principes : « 1º que le groupeformé par les individus associés est une réalité d'une autre sorte que chaqueindividu pris à part ; 2º que les états collectifs existent dans le groupe de lanature duquel ils dérivent, avant d'affecter l'individu en tant que tel et de s'or-ganiser en lui, sous une forme nouvelle, une existence purement intérieure. » 2

Ainsi, comme nous le constatons, un sociologue scientifique tel queDurkheim prend en compte l’emprise créatrice dont est dotée la collectivitésur les représentations et les sentiments de chacun de ses membres. Mais cequi distingue radicalement Le Bon, réside dans le rôle premier qu’il donne àcette influence. A en croire cet auteur, le groupe exerce sur l’individu uneinfluence qui le dénature jusqu’à en faire un nouvel être habité par des idées etmu par des sentiments autrement impossibles.

sociale et autre psychosociologie, étudieront les diverses actions d’influence du groupesur les individus le composant. La psychologie sociale américaine, entre 1930 et 1960,multiplie les expériences prenant pour objets de « laboratoire » les conditionnementsexercés par la vie collective sur les représentations et les pratiques des personnes, autourdes thématiques du « pouvoir », de la « décision » et du « changement », avec par exem-ple S. Milgram, K. Lewin, R. Lippitt, R. Withe, H. J. Leavitt, L. Festinger… (Le lecteurtrouvera l’essentiel de ce corpus dans cet ouvrage : Psychologie sociale, Textes fonda-mentaux anglais et américains, choisis, présentés et traduits par André Levy, Paris,Dunod, 1978). En France, c’est notamment avec S. Moscovici (L’âge des foules),influencé par Le Bon, que la psychologie sociale se développe (cf., sous sa direction, Lapsychologie sociale). Aux U.S.A. comme en Europe, les influences du groupe sur lesindividus seront prises en compte et utilisées dans les « psychothérapies de groupes ».Dans ce cadre, citons surtout des auteurs comme D. Anzieu (Le groupe et l’inconscient.L’imaginaire groupal) et R. Kaës (L’appareil psychique groupal), lesquels étudient lesdivers processus affectant la conscience, l’affectivité et l’imaginaire des individus dansles « groupes fusionnels », et donnent aux descriptions et théories de Le Bon desdéveloppements et des prolongements significatifs.

1 Durkheim (E.), De la division du travail social, livre 1, chapitre 2, section 3.2 Durkheim (E.), Le suicide, Livre III, chapitre premier, section 3.

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Car, au surplus, chez Le Bon, l’altération de l’individu ne s’arrête pas auxsecteurs psychoaffectifs, et notre auteur se démarque sur un autre point quandil affirme que « les raisonnements des foules sont toujours d'ordre trèsinférieur. - Les idées qu'elles associent n'ont que des apparences d'analogieou de succession. (…) Elles pensent par images, et ces images se succèdentsans aucun lien. » Cette thèse de la régression intellectuelle de l'individu dansle groupe s'oppose à celle de Durkheim qui soutient que ce groupe apporte uneprogression à l’intelligence de l'individu. Durkheim s’attache à prouver com-ment la pensée conceptuelle et logique est l’œuvre de la collectivité, l’indi-vidu, sans relation avec celle-ci, ne pouvant accéder qu’à des perceptionssubjectives dépourvues de rationalité et d’abstraction. Durkheim, en totaleopposition avec les thèses de Le Bon qui voit dans la foule, c’est-à-dire lacollectivité vivante, une désagrégation de l’intelligence et sa réduction à desprincipes simplistes et sensitifs, atteste que « la société n'est nullement l'êtreillogique ou alogique, incohérent et fantasque qu'on se plaît trop souvent àvoir en elle. Tout au contraire, la conscience collective est la forme la plushaute de la vie psychique, puisque c'est une conscience de consciences.Placée en dehors et au-dessus des contingences individuelles et locales, ellene voit les choses que par leur aspect permanent et essentiel qu'elle fixe endes notions communicables. En même temps qu'elle voit de haut, elle voit auloin; à chaque moment du temps, elle embrasse toute la réalité connue ; c'estpourquoi elle seule peut fournir à l'esprit des cadres qui s'appliquent à latotalité des êtres et qui permettent de les penser » 1 Voilà une argumentationqui paraît renverser tout ce dont Le Bon souhaite nous convaincre sur ce sujet.En effet, toute la théorie de Le Bon repose sur un présupposé susceptibled’être contesté : selon lui, l’individu est « détérioré » par le groupe ; il y auraitdonc des individus d’abord, puis des groupes où ces individus se rencontre-raient et seraient dégradés. Mais on peut supposer, avec Durkheim parexemple, que c’est d’abord le groupe qui existe et non pas l’individu, et que legroupe forme celui-ci (par le processus de la socialisation et de l’éducation),au lieu de le déformer systématiquement comme le laisse entendre Le Bon 2.On pourrait donc dénoncer ici les travers d’une vision individualiste et élitistede Le Bon face à la collectivité. Mais, à la décharge de Le Bon, nous devonsremarquer que Durkheim envisage surtout la société complète, c’est-à-dire la« foule » totale et permanente, tandis que Le Bon porte davantage ses analysessur des foules partielles et transitoires ; dans ce cas les théories de l’un et de

1 Durkheim (E.), Les formes élémentaires de la vie religieuse, Conclusion. (Cet ouvrage est

édité dans cette collection des Classiques des sciences sociales).2 Nous pourrions, en sortant du cadre strict de la sociologie et des sciences sociales,

procéder à une excursion dans la psychologie dite « génétique » d’un Jean Piaget (1896-1980), pour y rencontrer des travaux nous paraissant, dans une autre dimension, confir-mer les thèses de Durkheim, Piaget montrant notamment que c’est la vie dans le groupequi permet au psychisme de l’enfant de progresser vers la pleine maturité en le faisantsortir de l’égocentrisme intellectuel et moral qui initialement l’enferme dans des erreursde représentation et des contradictions affectives. Cf. Piaget (J.), Six études de psycho-logie et : Piaget (J.), Inhelder (B.), La psychologie de l’enfant.

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l’autre ne seraient pas forcément incompatibles ni contradictoires. D’ailleurs,Durkheim prend soin d’autre part de montrer comment le progrès de la sociétés’accomplit grâce à l’individuation : formé d’abord par la somme éducativeque lui transmet l’encadrement social, l’individu ensuite, en vivant des expé-riences personnelles, se « spécialise », acquiert un savoir particulier et supé-rieur par lequel il pourra développer en retour celui de la collectivité. En cesens, la thèse de Le Bon conserve et même renforce sa validité : le retour del’individu dans le groupe tend à lui faire perdre ses acquis personnels et leramène au fond commun, inférieur, dont il était issu.

A l’appui de cette thèse de le Bon sur la régression de l’individu dans legroupe, régression qui affecte sa pensée autant que son langage, nous pour-rions citer les travaux du sociologue américain contemporain Basil Bernstein(1924-), en nous permettant un certain rapprochement. Notons préliminaire-ment que, selon Bernstein, « classe ouvrière » et « classe supérieure », enraison de leurs relations distinctes et particulières aux conditions de la vie,acquièrent les mêmes distinctions et particularités dans leur langage qui enretour maintient et renforce leurs conditions de vie. Selon Bernstein, c’est parleur type de langage que les classes sociales se structurent et se transmettentde père à enfant. Bernstein dit ainsi que « deux formes différentes d’utilisationdu langage se constituent parce que l’organisation sociale de ces deux caté-gories conduit à conférer une importance différente aux différentes potentia-lités du langage. Cette insistance ou cette accentuation conduit à des formesde discours différentes qui, à leur tour, orientent progressivement le locuteurvers des types différents de relations avec les choses et avec les personnes ».L’auteur, entre la première et seconde phase de ses recherches, qualifie de« formel » puis de « élaboré » le langage des classes supérieures, et de « com-mun » puis de « restreint » celui de la classe ouvrière, la différence entre cesdeux types de langage consistant, dans le langage formel ou élaboré, en uneplus riche composition des éléments et une plus malléable souplesse desrelations entre ces éléments. Par ailleurs, l’auteur explique que la constructionet le mécanisme plus complexe du code élaboré proviennent de situations oùdes locuteurs, ne partageant pas un mode de vie commun, comme le permet-tent surtout les hautes positions sociales, sont contraints d’expliciter aumaximum leur intention, leur langage se centrant ainsi sur l’individualité ou« le moi », tandis que des locuteurs ayant l’expérience commune d’un mêmemode de vie, tels les ouvriers ou des époux, peuvent se contenter, et doiventmême utiliser, des symboles allusifs, le « nous » faisant s’identifier lesindividus les uns aux autres, et leur permettant comme leur commandantd’employer un contenu verbal pauvre et rigide compensé par la richesse ducontexte communément compris. Au surplus, ce processus de désindividua-lisation est renforcé par les modes de relations fortement hiérarchiques,l’individu étant davantage commandé par l’autorité du groupe ou d’un repré-sentant du groupe plutôt qu’il ne suit ses propres réflexions et sentiments.C’est ainsi que B. Bernstein peut dire des codes restreints qu’ils sont « liés au

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statut ou (…) à la position, alors que les codes élaborés sont orientés vers lapersonne » 1. Alors, rapprochons cette expérience commune d’un même modede vie où la « personne » n’est plus un pôle, ce « code restreint » qui endécoule (comme est « restreinte » dans ce cas la pensée elle-même par lelangage qui la conditionne), rapprochons donc cela de tout ce que nous décritLe Bon face aux foules. Voilà en effet une conjonction parfaite avec ce quenotre auteur dit de la communication et de la pensée dans la foule dominée parun meneur, communication et pensée rudimentaires, vides de tout raisonne-ment et de toute argumentation, axées sur de simples mots (slogans) porteursd’images mentales et non de concepts. C’est sur ce point que la thèse psycho-linguistique de Le Bon trouve un appui : comme l’est la collectivité ouvrièreétudiée par Bernstein, la foule de Le Bon est bien ce moule qui intègrefortement les individus dans un tissu relationnel étroit, et leur fait vivre etsuivre une expérience commune qui les dispense d’élaborer un langage et unepensée supérieurs. Dans le contexte collectivement unique vécu par les indivi-dus en foule, la complexification du langage, et celle de la pensée, sontinversement proportionnelles à la généralité de l’expérience commune : pluscelle-ci se développe, moins le langage et la pensée sont nécessaires pour lacommuniquer2.

Cependant, si l’individu régresse affectivement et intellectuellement dansla foule, celle-ci n’est pas pour autant dénuée d’une vie mentale intense, etcette vie mentale peut atteindre une puissance d’action sans égal. Car, autrethèse de Le Bon étayée par la sociologie moderne (en l’occurrence, commenous allons le voir, par celle de Max Weber (1864-1920)) : « les grands chan-gements de civilisation sont la conséquence des changements dans la penséedes peuples ». S’opposant ainsi aux explications matérialistes des idéologies,telles celles de Karl Marx (1818-1883) affirmant que les conditions maté-rielles des sociétés déterminent les représentations des individus et qu’ainsi lescroyances et opinions d’une société ne sont que des superstructures condi-tionnées par ses infrastructures économiques et ayant pour fonction de lesjustifier (« ce n'est pas la conscience qui détermine la vie, mais la vie quidétermine la conscience ») 3, Le Bon inverse cette causalité et soutient au 1 Bernstein (B.), Langage et classes sociales – Codes socio-linguistiques et contrôle social,

Paris, Les Éditions de Minuit, 1980, p. 29. et pp. 197-198.2 « Puissance magique des mots et des formules. - La puissance des mots est liée aux

images qu'ils évoquent et est indépendante de leur sens réel. » : quand Le Bon dit cela,n’énonce-t-il pas le principe sur lequel repose la publicité de masse du monde moderne ?

3 Marx dit ainsi, avec Friedrich Engels, : « on ne part pas de ce que les hommes disent,s'imaginent, se représentent, ni non plus de ce qu'ils sont dans les paroles, la pensée,l'imagination et la représentation d'autrui, pour aboutir ensuite aux hommes en chair eten os; non, on part des hommes dans leur activité réelle, c'est à partir de leur processusde vie réel que l'on représente aussi le développement des reflets et des échos idéologi-ques de ce processus vital. (…) De ce fait, la morale, la religion, la métaphysique et toutle reste de l'idéologie, ainsi que les formes de conscience qui leur correspondent, perdentaussitôt toute apparence d'autonomie. (…) Ce sont au contraire les hommes qui, endéveloppant leur production matérielle et leurs rapports matériels, transforment, avec

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contraire que « les seuls changements importants, ceux d'où le renouvellementdes civilisations découle, s'opèrent dans les opinions, les conceptions et lescroyances. Les événements mémorables sont les effets visibles des invisibleschangements des sentiments des hommes. » Il faut comprendre bien sûr queles foules sont ici évoquées comme porteuses de ces changements, ces foulesqui sont les plus réceptives à ces croyances et représentations, comme les plusaptes par leur puissance à les mettre en application. Le Bon poursuit de lasorte un « spiritualisme historique » que Comte avait déjà formulé lorsqu’ildisait que « les idées gouvernent et bouleversent le monde, ou, en d'autres ter-mes, que tout le mécanisme social repose finalement sur des opinions. »1

Cependant, dans cette continuité, Le Bon pousse ce spiritualisme jusqu’à sonextrême. Or, Weber lui-même, autre pilier avec Durkheim de notre actuellesociologie, serait loin de démentir notre auteur. La sociologie « compréhen-sive » telle que la prône Weber et telle qu’elle est pratiquée de nos jours pard’éminents sociologues comme Raymond Boudon2, cherche la raison deschangements de société dans les idéaux des individus de la même façon queLe Bon estime que les opinions et les croyances modifient et construisentl’histoire humaine. Weber détermine son objet et base toute sa méthode derecherche sur le fait que « l’activité spécifiquement importante pour lasociologie consiste en particulier en un comportement qui 1) suivant le senssubjectif visé par l’agent est relatif au comportement d’autrui, qui 2) se trouvecoconditionné au cours de son développement par cette relation significativeet qui 3) est explicable de manière compréhensible à partir de ce sens visé(subjectivement). » Pour Weber comme pour Le Bon, tout doit se comprendreà partir de la « subjectivité » des acteurs sociaux, le « sens visé » étant uneprojection dans le temps prise par l’acteur ou le groupe d’acteurs étudié, etprise en conséquence aussi par la sociologie qui l’étudie; la « finalité »constitue ce qui fait agir d’une manière ou d’une autre l’individu ou le groupe,et ce qui permet par retour la compréhension de son action, qu’on soit dansune finalité rationnelle ou non, car, en ce qui concerne la sociologie, « la« rationalité par finalité » lui sert précisément d’idéaltype pour pouvoirévaluer la portée de ce qui est “ irrationnel par finalité ”. » 3

Nous devons donc reconnaître que l’entreprise de Le Bon mérite toutl’intérêt que l’on peut accorder à celle de Weber qui veut « faire comprendrede quelle façon les « idées » deviennent des forces historiques efficaces. »Celui-ci, étudiant par exemple les rapports entre idées religieuses « protes-

cette réalité qui leur est propre, et leur pensée et les produits de leur pensée. » Marx,(K.), Engels (F.), L’idéologie allemande - Partie A : De l’idéologie en général… 1ère

édition : 1845. (Cet ouvrage est édité dans cette collection des Classiques des sciencessociales.)

1 Comte, (A.), Cours de philosophie positive, Première leçon.2 Cf. Boudon (R.), La logique du social, Paris, Hachette - Points, 1994.3 Weber (M.), Essais sur la théorie de la science, Paris, Plon, Collection Agora, 1992, (1ère

édition : 1922), p. 305 et p. 306. (Ouvrage à paraître dans la collection des Classiques dessciences sociales)

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tantes » (« l’éthique protestante ») et le système de production capitaliste(« l’esprit du capitalisme ») se soucie, d’une façon très similaire à l’auteur dela Psychologie des foules, de « déterminer dans quelle mesure des influencesreligieuses ont contribué, qualitativement, à la formation d’un pareil esprit, etquantitativement, à son expansion à travers le monde » ; Weber veut « définiren outre quels sont les aspects concrets de la civilisation capitaliste qui en ontdécoulé ». Weber écrit, comme Le Bon le dirait autrement, que « les idéesreligieuses ne se laissent pas déduire tout simplement des conditions « écono-miques » ; elles sont précisément – et nous n’y pouvons rien – les éléments lesplus profondément formateurs de la mentalité nationale, elles portent en ellesla loi de leur développement et possèdent une force contraignante qui leur estpropre. » 1

Les pensées et les sentiments étant de la sorte présentés comme d’auto-nomes créateurs de la réalité sociale (ce qui offre au moins l’avantage et lemérite d’octroyer aux hommes une liberté dans leur sort) les foules, tellesqu’elles sont présentées chez Le Bon, vont d’abord investir de ce rôle l’un deleurs membres. C’est ici, au sujet de Weber, qu’un autre rapprochement s’im-pose, selon nous, avec Le Bon, et cela au crédit de celui-ci. Le Bon exposecomment les foules ressentent le besoin quasi vital d’un meneur (meneur queFreud, nous l’avons dit, interprète comme le représentant du père de la hordeoriginelle). Certes, notre auteur ne développe pas suffisamment les raisons dece besoin : nous devons supposer que la désignation d’un meneur redonne uneunité à l’anarchique multiplicité où la foule risque la paralysie et le conflit,tout en permettant à chaque individu de se retrouver par représentation à latête de la foule. Cependant, les analyses de Le Bon sont étonnamment conti-nuées et confirmées (les auraient-elles quelque peu inspirées ?) par cellesauxquelles Weber procède à propos notamment du chef de parti politique.Weber inventorie trois formes de domination admises et légitimées par lescollectivités humaines : celle basée sur la force de la tradition et des coutumes,celle justifiée rationnellement par la validité des lois, et celle impulsée par uneforce personnelle charismatique, « soumission extraordinaire au caractèresacré, à la vertu héroïque ou à la valeur exemplaire d’une personne. »2

Weber, en des termes conformes à ceux qu’utilise Le Bon montrant l’influen-ce du meneur sur la foule, décrit cette autorité fondée « sur la grâce person-nelle et extraordinaire d’un individu (charisme) ; elle se caractérise par ledévouement tout personnel des sujets à la cause et par leur confiance en saseule personne en tant qu’elle se singularise par des qualités prodigieuses,par l’héroïsme ou d’autres particularités exemplaires qui font le chef ».Weber, suivant en cela Le Bon, estime indispensable ce type de direction pour 1 Weber (M.), L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme, chapitre premier, section 3

et chapitre deux, section 2. – 1ère édition : 1901. (Cet ouvrage est édité dans la collectiondes Classiques des sciences sociales).

2 Weber (M.), Économie et société - Les catégories de la sociologie, Paris, Plon, PocketAgora, 1995, p. 289. (1ère édition : 1922)

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les démocraties modernes, et s’inquiète d’une disparition progressive deschefs charismatiques, de plus en plus remplacés, dans un monde de « rationa-lisation », par des fonctionnaires spécialisés et experts mais dépourvus dereprésentativité et d’attrait par rapport aux collectivités. Il tient à signaler que,« du point de vue psychologique, une des forces motrices les plus importantesde tout parti politique consiste dans la satisfaction que l’homme éprouve àtravailler avec le dévouement d’un croyant au succès de la cause d’unepersonnalité et non pas tellement au profit des médiocrités abstraites d’unprogramme. C’est justement en cela que réside le pouvoir « charismatique »du chef.»1

Or, ce qui est le « charisme » du chef chez Weber prend pour nom le« prestige » du meneur chez Le Bon. Mais Le Bon nous paraît préférable dansces approches du chef et du guide dont malheureusement Hitler a incarnél’aboutissement le plus catastrophique. Mieux que ne le fait Weber qui pré-sente trop le « chef » sous l’aspect avantageux de son influence définitionnellesur la foule, Le Bon, plus hostile à ce type de pouvoir, exhibe un « meneur »qui, loin d’être celui qui vient d’un monde supérieur et d’un ciel olympienpour rencontrer la foule et l’emporter, loin d’être celui qui la dépasse et latranscende, est celui qui en incarne la partie la plus rudimentaire et la plusfusionnelle : le meneur est inspiré et emporté, mais surtout inspiré et emportépar les pulsions les plus vives et les plus profondes qui animent la foule ; il estainsi emporté par cette foule, et c’est par cela même que la foule s’identifie àlui et le reconnaît comme son « meneur ». Cela ne signifie pas pour autant quele meneur soit par essence vil et nuisible ; il possède les valeurs et les carenceséventuelles de la foule dont il fait partie. (C’est pour cela que l’on peuttoujours être surpris par la « médiocrité », au sens étymologique et au sensactuel, de bon nombre d’individus bénéficiant d’un rôle de direction auprès degroupements divers ; c’est pour cela aussi que, dans notre ère detélécommunication rassemblant par notamment la télévision2 des foules deplus en plus considérables, foules téléspectatrices et même maintenantspectatrices sur les plateaux mêmes d’enregistrement de débats de toutessortes, c’est pour cela donc que les dits « animateurs » ayant dans ces contex-tes le plus de succès se révèlent les plus dépourvus des compétences intellec-tuelles et morales qu’ailleurs d’autres personnes possèdent sans atteindre lamoindre audience et la moindre reconnaissance.)

Toutefois, quel que soit le mérite et quelle que soit la valeur de ce meneur,la foule en a besoin. Elle a besoin d’être « menée ». Or, que ce soit avec ousans un meneur, vers quoi la foule doit-elle être « menée » ? C’est ici que se 1 Weber (M.), Le savant et le politique, Paris, Union Générale d’Éditions, 1963, p. 126 et

p.172. (1ère édition : 1919). (Ouvrage à paraître dans la collection des Classiques dessciences sociales.)

2 Le Bon ne dit-il pas justement, à propos des communications, que les « images » specta-culaires sont les seuls messages adaptés aux foules ?

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profile l’idéal (cet idéal que Freud, rappelons-le, associe à « l’idéal du moi »pour les membres de la foule).

L’idéal… A notre avis, ce qui est le plus d’actualité et peut-être le plus im-portant dans l’ouvrage de Le Bon, réside dans cette insistance sur la nécessitéd’un idéal pour la vie et le progrès de la civilisation. Le diagnostic que nouslivre Le Bon face à l’état social résultant des relâchements d’un idéal, noussemble devoir peut-être s’appliquer à notre société dite « post-moderne » oùdisparaissent le « lien social » et l’implication des individus dans la viecollective : « Avec l'évanouissement progressif de son idéal, écrit Le Bon, larace perd de plus en plus ce qui faisait sa cohésion, son unité et sa force. (…)Ce qui formait un peuple, une unité, un bloc, finit par devenir une agglomé-ration d'individus sans cohésion et que maintiennent artificiellement pourquelque temps encore les traditions et les institutions. (…) Avec la pertedéfinitive de l'idéal ancien, la race finit par perdre aussi son âme. Elle n'estplus qu'une poussière d'individus isolés et redevient ce qu'elle était à sonpoint de départ : une foule. »

L’idéal, un rêve assez ambitieux et assez riche de faramineuses illusionspour motiver et rassembler les efforts de chacun et de tous, constitue le seulressort assez puissant pour faire de toute foule, au départ simple agrégatd’individus soumis à toutes les influences et à tous les écarts que nous avonsinventoriés, une organisation sociale solidaire et constructrice de l’histoire. Laphrase qui achève la Psychologie des foules retentit fortement : « Passer de labarbarie à la civilisation en poursuivant un rêve, puis décliner et mourir dèsque ce rêve a perdu sa force, tel est le cycle de la vie d'un peuple. »

Notre monde, peut-être encore plus à présent qu’il ne le paraissait déjà àLe Bon il y a un siècle, semble correspondre à cette phase de mort d’un idéalet de désagrégation sociale. Face à la réalité, le rêve le plus illusoire s’avère laplus révolutionnaire des réponses. Mais, de nos jours, qui fait encore un rêvede civilisation, un projet de changement de société ? Qui, pour changer deréalité sociale quand celle-ci ne convient plus, fait un rêve et prétend le sui-vre ? Entend-on dans les discours des citoyens et des représentants descitoyens l’équivalent de cette phrase par laquelle, un « meneur » de foules,comme l’était Martin Luther King (1929-1968), introduisait la formulationd’un projet politique d’une société sans discrimination raciale et sans inéga-lités sociales : « J’ai fait un rêve » ?

Tout paraît peut-être de plus en plus noyé dans le statu quo de la gestiondes moyens existants, la pensée économique remplaçant de plus en plus lapensée politique. Nous avons souligné dans nos travaux sociologiques com-bien faisait défaut dans la politique d’éducation et combien devenait indis-pensable la formulation d’un projet de changement social, d’un nouvel idéal

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Bernard Dantier, Introduction à la psychologie de foules de Gustave Le Bon 21

de société à atteindre par l’éducation et l’enseignement 1. Et il apparaît que cebesoin ne se limite pas au champ éducatif (le champ éducatif lui-même sesuperposant d’ailleurs à tout le champ social). Comment certains observateursne souhaiteraient-ils pas que ces « foules » d’individus abandonnés à eux-mê-mes se raniment et poursuivent un nouveau rêve au lieu de se laisser contenterpar une réalité ne satisfaisant que certains privilégiés qui possèdent la puis-sance par l’argent ? Comment ne pas penser maintenant à ce qu’un des grandssociologues du 20e siècle, Pierre Bourdieu (1930-2002), espère comme nou-velle espérance pour ceux à qui l’on a trop appris à ne plus en avoir ? Bonnombre d’entre nous éprouveraient ce besoin d’un « idéal raisonné » pour lespeuples dominés et démobilisés par la pensée du néolibéralisme économiquequi présente la conservation de la primauté du capital financier, la rentabilitéet le profit, l’extension des déréglementations de toutes sortes, le règne de la« loi » du libre échange économique et du marché boursier, comme fin indé-passable et dernière de tout progrès humain. « Au moment où les grandesutopies du XIXe siècle ont livré toute leur perversion, écrit Pierre Bourdieu, ilest urgent de créer les conditions d’un travail collectif de reconstruction d’ununivers d’idéaux2 réalistes, capables de mobiliser les volontés sans mystifierles consciences. »3 Face à ces « volontés » démobilisées, éparses et divisées,n’est-ce pas un « meneur » d’un nouveau type, ayant pour nom et qualité« l’intellectuel collectif », que Bourdieu appelle de ses vœux dans ces phra-ses ? « C’est là que l’intellectuel collectif peut jouer son rôle, irremplaçable,en contribuant à créer les conditions sociales d’une production collectived’utopies réalistes. Il peut organiser ou orchestrer la recherche collective denouvelles formes d’action politique, de nouvelles façons de mobiliser ou defaire travailler ensemble les gens mobilisés, de nouvelles façons d’élaborerdes projets et de les réaliser en commun. »4 N’est-ce pas là une foule réunie etsuivant un idéal unanime et mutuel que Bourdieu espère ? « Le mouvementsocial européen qu’il s’agit de créer a pour objectif une utopie, c’est-à-direune Europe dans laquelle toutes les forces sociales critiques, aujourd’hui très

1 Voir nos deux ouvrages : Dantier (B.), Séparation ou désintégration de l’École ? –

L’espace-temps scolaire face à la société, Paris, L’Harmattan, Logiques sociales, 1999 ;Dantier (B.), Les sciences de l’éducation et l’institution scolaire – Les rapports entresavoir de l’École, pédagogie et société, Paris, L’Harmattan, Logiques sociales, 2001. Parailleurs, à propos d’éducation et d’enseignement, nous invitons l’enseignant, en utilisanttout ce que cette Psychologie des foules peut nous apprendre, à juger des conséquencespsychosociologiques des grands rassemblements de « foules » qu’accomplit d’une façonpresque permanente le système scolaire au sein d’une salle de classe, au sein d’unétablissement et au sein du territoire national. Les problématiques susceptibles d’êtreposées seraient alors celles-ci : Ces rassemblements permanents sont-ils facteurs de laproduction d’une personnalité juvénile spécifique qui ne se développerait pas en d’autrescirconstances ? Cette production est-elle sans inconvénient pour la population juvénile enparticulier et pour la société en général ?

2 Nous soulignons.3 Bourdieu (P.), Contre-feux, Paris, Liber – Raisons d’agir, 1998.4 Bourdieu (P.), Contre-feux 2, Paris, Liber – Raisons d’agir, 2001.

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diverses et très dispersées, seraient suffisamment intégrées et organisées pourêtre une force de mouvement critique… »

Alors, s’il faut comprendre les « foules » auxquelles notre société est me-nacée de se réduire, s’il faut les comprendre dans tous les sens du terme pourles faire accéder à un nouvel élan susceptible de nous porter vers un mondemoins chaotique, moins injuste et moins douloureux, alors cette Psychologiedes foules est encore plus à lire ou à relire.

Fin.