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INTRODUCTION
POURQUOI CETTE RECHERCHE ?
Étrange idée de s’intéresser à l’internat alors que, comme le montrent les
statistiques, il ne concerne globalement qu’une minorité d’élèves, minorité
infi me dans les collèges publics (où moins de 0,4 % des collégiens sont internes),
toute petite minorité dans les collèges privés (4 % d’internes), et encore minorité
dans les lycées généraux ou professionnels dans lesquels, cependant, les internes
sont proportionnellement un peu plus nombreux (7 % en LG, 12 % en LP) !
Objet empiriquement marginal, l’internat présente-t-il un autre intérêt pour la
recherche que celui d’être encore peu exploré par la sociologie ?
On est cependant plus disposé à y prêter attention si l’on note d’abord que,
en termes d’effectifs, la faible proportion d’internes représente tout de même,
en 2008, environ 230 000 collégiens et lycéens, 170 000 élèves dans le secteur
public, près de 60 000 dans le secteur privé 1. Proportion presque dérisoire, mais
chiffre conséquent.
Et peut-être est-on davantage convaincu en constatant qu’environ un élève
sur six (17 % des élèves, soit 14 % des fi lles et 20 % des garçons) a été interne au
moins une année à un moment ou à un autre de sa scolarité secondaire 2.
La question demeure cependant : pourquoi s’intéresser à l’internat ?
La réponse tient en quelques points.
D’une part, on n’aura pas manqué de constater, au fi l des dix dernières années,
le retour récurrent du thème de l’internat dans le débat public, et plus précisément
dans les interventions publiques de tel ou tel responsable politique. À l’occasion
des mouvements qui, périodiquement, agitent certains quartiers populaires et
mettent en émoi une partie de la population, revient sur le tapis l’idée qu’il
faudrait placer en internat certains des jeunes qui s’y trouvent impliqués 3.
1. Données établies à partir du fi chier scolarité Élèves 2008 et du fi chier scolarité Établissements 2008.
2. Données établies à partir du panel d’élèves entrés en 6e en 1995.3. Voir CARON A., L’internat dans le débat public, mémoire de licence de sociologie, sous la
direction de GLASMAN D., université de Savoie, année 2005-2006.
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Or, il se pourrait bien que, au moins pour une part de ceux qui évoquent
une telle solution, celle-ci repose sur une représentation de l’internat renvoyant
plus à ce qu’il fut naguère qu’à ce qu’il est aujourd’hui ; si – la suite de ce texte
le montrera – on ne peut qu’avec précaution parler de manière générale voire
générique de « l’internat », si, en d’autres termes les internats se déclinent au
pluriel, il reste que ce type de structure présente aujourd’hui de fortes diffé-
rences avec ce qu’il en était il y a encore quarante ans. D’autres, au contraire,
insistent sur les transformations qui l’ont affecté et le rendent acceptable et
adapté aux adolescents et adolescentes d’aujourd’hui. Alors qu’il semblait, dans
de larges secteurs de l’opinion, lesté de nombreuses appréciations et jugements
négatifs, voilà qu’il semble être rentré en grâce auprès d’hommes politiques, mais
aussi de responsables du système éducatif et, selon ces derniers, aux yeux de
nombreux parents, chez lesquels ils affi rment déceler une demande pour cette
forme d’accueil. Mettant en avant les transformations profondes qu’a connues
l’internat depuis l’époque des pensionnats aux couloirs austères et à la disci-
pline féroce, les discours insistent plutôt aujourd’hui sur la ressource qu’il peut
représenter, tant pour les parents que, plus largement, pour ceux qui assument,
dans les collectivités locales et territoriales, des responsabilités en matière d’édu-
cation 4. N’ont pas toujours été clairement distingués dans les discours les diffé-
rents internats qui pourtant, à nos yeux, doivent impérativement l’être : seuls
les internats scolaires nous intéresseront ici, mais on sait qu’existent aussi des
internats de suppléance familiale (recevant des élèves handicapés, par exemple,
ne pouvant bénéfi cier de soins en restant à domicile), et des internats à visée
coercitive (dont l’exemple est le « centre éducatif renforcé », le « centre éduca-
tif fermé » ou encore l’« établissement de réinsertion scolaire » des années
récentes). Ce qui justifi e donc l’intérêt porté dans ce travail à l’internat, c’est le
besoin de comprendre ce qu’il est aujourd’hui, et d’interroger par là la faveur
dont il semble jouir dans le champ politique.
D’autre part, l’internat présente cette particularité de placer, de manière
régulière et pour un temps donné, un adolescent ou une adolescente sous la
responsabilité légale d’une institution et d’autres adultes que ses parents, de
le confronter à un autre cadre de socialisation, et ceci en lien étroit avec la
poursuite d’un cursus scolaire dont il n’est plus nécessaire aujourd’hui de souli-
gner à quel point les enjeux se sont alourdis. On peut donc conjecturer que,
dans la fréquentation d’un internat par un jeune, sont engagés les rapports et
l’évolution de ces rapports avec ses parents, avec sa scolarité (à laquelle les
4. Quelques émissions de télévision, dites, fort curieusement, de « télé-réalité », ont égale-ment contribué à populariser ce thème de l’internat, mais avec, cette fois, une présentation d’internats très « traditionnels » ou plutôt reprenant sans vergogne les stéréotypes les plus éculés sur les pensionnats de naguère. Le propos n’est pas ici de faire la critique de ces émissions mais de souligner qu’elles ont pu contribuer à faire revenir l’internat sur le devant de la scène.
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parents tendent à accorder une grande importance), avec son cercle de socia-
bilité juvénile, et au bout du compte avec lui-même. Autrement dit, même s’il
intéresse de fait une part réduite des élèves, l’internat pourrait constituer un
bon poste d’observation et d’analyse des relations qui se tissent aujourd’hui
entre parents et enfants, dans lesquelles interfère fortement la préoccupation
scolaire. S’intéresser à l’internat, c’est se donner un moyen – parmi d’autres –
d’entrer dans la question de l’éducation des adolescents d’aujourd’hui. Mais dire
cela conduira nécessairement à distinguer le collège et le lycée, puisqu’on n’y a
affaire ni aux mêmes élèves ni aux mêmes adolescents. Les préoccupations des
parents ne sont à l’évidence pas les mêmes quant à leurs enfants de 12 ans ou
de 17 ans, pas plus que leur interprétation des contraintes et leurs attentes en
termes de scolarité.
Troisième considération de nature à justifi er cette attention à l’internat :
inscrire le « local » dans le « global ».
Pour les besoins de la recherche, ou encore dans une visée d’action publique
de la part d’une collectivité territoriale, on peut être amené à prêter attention
à l’évolution et au développement de tel internat précis, situé. Mais comment
comprendre alors ce qui s’y joue, pour les élèves, pour le personnel éducatif,
pour les parents ? La tentation pourrait être de ne considérer que cet établis-
sement singulier, dans toutes ses dimensions : statut, localisation, inscription
dans l’espace local, structure pédagogique, histoire… S’il s’agit là d’une investi-
gation utile et pertinente, on risque de perdre beaucoup à s’y limiter : on peut,
au moins par hypothèse, penser qu’analyser l’usage de l’internat implique non
seulement de tenter de comprendre l’inscription dans tel établissement particu-
lier, mais aussi d’analyser l’usage d’une structure extra-familiale qui mérite d’être
éclairé de manière plus générale, au-delà de la singularité des situations locales.
Car on peut alors rapporter des observations, sur les manières dont les élèves
vivent (à) l’internat, sur le recours ou le non recours à cette offre d’accueil des
adolescents, à des processus qui débordent amplement un contexte strictement local.
Ce qu’ils y font, ce qu’ils y construisent, le sens que cela revêt pour la petite
centaine d’internes de tel établissement ou pour leurs parents, mérite d’être
rapproché, pour être dé-singularisé et ainsi mieux compris, d’observations plus
largement pratiquées, que ce soit dans les données statistiques ou dans divers
autres établissements.
Il reste que, même si la part d’internes peut être très substantielle voire impor-
tante dans tel établissement précis, la part d’internes est faible dans l’ensemble
des élèves des établissements français ; l’offre de places varie elle-même selon
les niveaux et les régions 5. Surtout, les internes sont très inégalement répartis
sur le territoire, du fait de la distribution très variable des internats et des écarts
dans leurs taux d’occupation. Et les raisons pour lesquelles les internes sont
5. « Parc immobilier et capacité d’accueil des établissements publics du second degré », note d’information de la DEPP, n° 08-04, janvier 2008.
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nombreux ici pourraient être exactement de même nature que les raisons qui
les rendent rares ailleurs.
Établissements pourvus d’un internat et taux d’occupation – Secteur public (2006-2007) 6
Collèges LEGT LP EREA Cités scol. Ensemble
Part des ensembles dotés d’un internat
4,8 % 50 % 53,4 % 93,8 % 73,4 % 22 %
Taux d’occupation 59 % 80,6 % 78 % 71,6 % 75,6 % 77 %
On y reviendra plus en détail. Notons seulement, pour l’instant, que l’on
trouve beaucoup moins d’internats dans les établissements des académies à forte
densité urbaine (de 4,5 % à 5,4 % dans les académies de Versailles, Créteil et
Paris) que dans ceux des académies à dominante rurale (47,2 % pour Limoges,
36,7 % pour Toulouse, de 32 % à 33 % pour Reims, Besançon et Bordeaux). Le
taux d’occupation varie, presque en sens inverse : très élevé dans les académies
de Paris ou Grenoble, où les internats peuvent presque arriver à saturation, il
est nettement plus faible dans d’autres académies, comme Besançon, où le taux
n’atteint pas 75 %.
C’est sur une toile de fond d’ensemble qu’il peut être utile de se pencher, de
manière plus monographique, sur tel établissement précis.
À QUOI RESSEMBLE UN INTERNAT AUJOURD’HUI ?
De l’internat d’hier…
L’imagerie héritée des générations antérieures, des romans ou de quelques
productions cinématographiques – Les disparus de Saint-Agil, Les désarrois
de l’élève Toërless, Les amitiés particulières, Les choristes, pour ne pas parler
d’Harry Potter – représente l’internat comme un lieu entouré de hauts murs gris,
dans lesquels les internes vivent au rythme des cours, des repas pris dans des
assiettes de métal, et des nuits dans d’immenses dortoirs – glaciaux en hiver – où
les lits voisinent à deux mètres l’un de l’autre. Au-delà de l’imagerie, que peut-on
souligner concernant les internats d’hier, qui serait pertinent pour penser ce
qu’il en est aujourd’hui ?
L’internat, condition de scolarisation
Selon A. Prost 7, avant la Monarchie de Juillet, les internes représentaient
une petite moitié des élèves du secondaire. Ils deviennent la majorité à partir de
1842 et jusqu’à la fi n du siècle. F. Mayeur précise quant à elle que « c’est sous
6. « Parc immobilier… », op. cit.7. PROST A., Histoire de l’enseignement en France (1800-1967), Paris, Armand Colin, 1968,
p. 48-52.
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le Second Empire que le nombre de lycéens internes l’emporte sur celui des
externes, ce qui ne sera jamais le cas dans les collèges 8 ».
On mettait le jeune à l’internat pour le scolariser (lui permettre d’être scola-
risé), et donc la sélection des internes était déterminée par la sélection sociale
devant l’école. En d’autres termes, l’internat était la condition sine qua non de la
scolarisation, mais encore fallait-il avoir accès à ce niveau de scolarisation, ou
souhaiter y avoir accès : la sélection devant l’école conditionnait de fait large-
ment la sélection du public des internats.
À partir du moment où l’École s’est ouverte, (gratuité de l’enseignement
secondaire à partir des années 1930, relâchement de la sélection du fait de l’arri-
vée des classes creuses à l’entrée en 6e à partir de 1925 9) sans que l’offre de
places, par construction d’établissements scolaires de proximité, augmente aussi
rapidement, l’internat a diversifi é son public.
La circulaire du 10 septembre 1964, au moment de l’explosion scolaire,
suggère d’augmenter la capacité des internats en adoptant des lits superposés 10.
Elle précède la politique de construction à marche forcée, dite « un collège par
jour » entre 1968 et 1975 : on bâtit alors, d’après A. Prost, 230 collèges par an. Le
territoire national se couvre d’établissements de second degré premier cycle, et il
sera donc de moins en moins nécessaire d’être interne pour être collégien. Dans
les années 1980 et 1990, la construction de lycées généraux et professionnels par
les régions auxquels les lois de décentralisation ont dévolu cette responsabilité,
aura des effets analogues, bien que moins intenses : la part de lycéens internes
reste nettement supérieure à la part de collégiens.
Une « pédagogie de l’étude »
Le modèle pédagogique qui prévaut longtemps, c’est une articulation parti-
culière entre la classe et l’étude. C’est en étude que se fait l’essentiel du travail
d’apprentissage, sous la houlette de répétiteurs ou de maîtres d’études 11. En
classe, l’enseignant corrige, explique le travail qui suivra. De la sorte, « la classe
est un relais entre deux études 12 ». Ce modèle pédagogique, installé dans les
collèges d’Ancien Régime, perdurera jusqu’au XXe siècle. L’étude en journée
concerne tous les élèves, externes comme internes, mais ces derniers bénéfi cient
en outre de l’étude du matin et de celle du soir 13. Ce n’est que progressivement,
8. MAYEUR F., « L’enseignement secondaire », Histoire générale de l’éducation, tome III, p. 453 et s.
9. PROST A., Histoire générale de l’éducation, tome IV, p. 219.10. Ibid., p. 262.11. SAVOIE P., « L’association de la classe et de l’étude : retour sur un modèle pédagogique
disparu », Éducation et Formations, n° 65, janv.-juin 2003.12. PROST A., Histoire de l’enseignement, op. cit., p. 51.13. CHARTIER A.-M., « Devoirs et aide aux devoirs. Éclairage historique sur un processus d’exter-
nalisation », intervention au Colloque de l’APFEE, Lyon, ENS Sciences, 21 novembre 2009. Publié dans les Actes du Colloque, Accompagnement à la scolarité : à quelles conditions est-il effi cace en termes de réussite scolaire ?, Lyon, Aléas, 2010.
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et de fait jusqu’aux années 1950 – où la croissance des effectifs secondaires dus à
la fois au « baby-boom » et à la relative démocratisation conduit à la disparition
des répétiteurs par leur intégration dans le corps professoral – que s’opère une
véritable externalisation des devoirs des élèves, qui sont alors contraints de les
faire « à la maison 14 ».
L’internat était particulièrement propice à l’épanouissement de ce modèle
pédagogique, il était un réel lieu de travail, où le collégien ou le lycéen accom-
plissait ce que l’on n’appelait pas encore son « métier d’élève ».
Une institution « éducative » ?
Les travaux des historiens montrent que les internats publics sont généra-
lement pensés comme des collèges ou des lycées où les élèves sont hébergés,
mais où cette condition même (la présence continue des élèves) n’est pas empoi-
gnée comme une question spécifi que en termes éducatifs, en termes de « prise
en charge » de la vie quotidienne, de la nourriture, des soins du corps, de la
solitude, etc. (Pensons aux chefs d’établissement « marchands de soupe » du
XIXe siècle, intéressés matériellement au fonctionnement de l’internat.) L’offre
d’animation et de loisirs semble parfois (souvent ?) constituer l’alpha et l’oméga
de la prise en charge en internat. La critique déborde du reste les internats : « On
reproche aux établissements de l’État de négliger la direction et l’éducation des
enfants pour ne s’occuper que de leur instruction 15. »
C’est dans les internats du secteur privé qu’est affi rmée et mise en œuvre une
visée éducative explicite. « Il est certain que l’enseignement catholique reven-
dique et assume une responsabilité éducative globale que l’enseignement public
a du mal à soutenir », écrit A. Prost 16. F. Mayeur évoque la confi ance faite par
les parents au privé, et considère que « la plus grande spécifi cité jésuite réside
dans les préfets et les surveillants », et que « les lycées, pour leurs internats,
n’ont pas su trouver l’équivalent du préfet jésuite » 17.
Les internats pouvaient aussi se voir assigner une fonction de protection. « Si
nous demandons que les internats soient placés hors des villes, c’est, entre autres
raisons, dans une visée de préservation morale. Nous voudrions que, d’accord
avec nous, le seuil des lycées fût protégé contre les émotions du dehors par la
sagesse des familles et par la sollicitude publique 18. »
14. Ibid.15. Document des Archives nationales, cité par PROST A., « De l’enquête à la réforme.
L’enseignement secondaire des garçons de 1898 à 1902 », Histoire de l’éducation, n° 119, juillet-septembre 2008.
16. PROST A., « De l’enquête à la réforme. L’enseignement secondaire des garçons de 1898 à 1902 », art. cit.
17. MAYEUR F., « L’enseignement secondaire », op. cit.18. Cité par MAYEUR F., op. cit.
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La vie à l’internat
Durant tout le XIXe siècle, la vie de l’interne est rude. Non seulement parce
que, comme tout collégien ou lycéen, il est soumis à une discipline rigoureuse
qui, en cas de manquement, peut lui valoir la « prison ». Mais aussi parce que, à
l’internat lui-même, les conditions de vie – la nourriture, le froid des chambres,
etc. – ne sont pas faciles, en particulier quand le principal est intéressé lui-même
pour avoir pris le pensionnat à son compte 19. Le régime d’internat – que ce soit
dans le secteur public ou privé – fait d’ailleurs l’objet, dans la seconde moitié
du XIXe siècle, de critiques féroces de la part d’un certain nombre de penseurs,
parce que plus soucieux de dressage que d’éducation, parce qu’ignorant de
l’individualité de chaque élève, parce qu’il fait subir aux internes une violence
physique et morale 20. Plus près de nous, le témoignage de P. Bourdieu présente
l’image d’un internat de province des années 1940 aux locaux inconfortables et
à l’équipement sommaire, où les rapports de force avec les autres élèves et avec
les surveillants tissaient le quotidien des internes 21. « Les mœurs des internes
sont dures », écrit A. Prost en évoquant le début du XIXe siècle, et des révoltes
éclatent parfois. Mais, à lire les évocations plus récentes, la vie en internat n’est
pas non plus très tendre pour les adolescents du milieu du XXe siècle.
… à l’internat d’aujourd’hui
Un contexte différent
Ce qui distingue d’abord les internats d’aujourd’hui de ceux d’hier, c’est le
contexte dans lequel ils prennent place. Celui-ci, en quelques mots, se carac-
térise ainsi. On a assisté depuis la Seconde Guerre mondiale à « l’explosion
scolaire », à une entrée nettement plus massive de toutes les catégories sociales
au collège puis au lycée. Sans entrer ici dans la discussion consistant à se deman-
der s’il y a là démocratisation ou « démographisation » (le terme est proposé
par G. Langouët) de l’école, on ne peut que constater que l’évolution conjointe
du système scolaire (« mise en système de l’éducation », selon l’expression
d’A. Prost) et des conditions d’entrée sur le marché du travail a considérable-
ment alourdi les enjeux scolaires. Le territoire national s’est couvert de collèges
rendant nettement plus facile la scolarisation secondaire massive que le légis-
lateur visait dès la fi n des années 1950. De plus, les moyens de transport ont
contribué à raccourcir les distances entre établissements scolaires et lieux de
résidence. Les moyens de communication (téléphone portable, SMS…) rendent
19. PROST A., Histoire de l’enseignement, op. cit., p. 49 ; MAYEUR F., op. cit., p. 480.20. CLASTRES P., « L’internat public au XIXe siècle », in CASPARD P., LUC J.-N. et SAVOIE P. (dir.),
Lycées, lycéens, lycéennes. Deux siècles d’histoire, Lyon, Institut national de la recherche pédagogique, 2005.
21. BOURDIEU P., Esquisse pour une auto-analyse, Paris, Éditions Raisons d’agir, 2004, p. 117-127.
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possibles à ceux qui le souhaitent des contacts plus continus avec ceux dont ils
se sont physiquement éloignés.
Le partage du temps des élèves s’est de plus en plus établi ainsi : à l’école les
cours, à la maison le travail d’exercice et d’appropriation. Alourdissement des
enjeux et externalisation du travail vers le foyer familial ont contribué à faire
de la question scolaire un thème de confl its dans les relations entre parents et
enfants. Celles-ci se sont modifi ées, tendant à passer progressivement vers un
mode plus « contractuel », sans pour autant que l’attente parentale d’engagement
dans le travail scolaire se relâche.
Changements dans l’organisation et les modalités de fréquentation des internats
De façon très générale, et autant qu’on ait pu s’en rendre compte au cours de
l’enquête, la réalité présente n’est pas identique à celle qui a longtemps prévalu.
« Quoi de commun en effet, écrit P. Clastres, entre les libertés qui prévalent dans
les actuelles résidences scolaires et la discipline militaire des lycées-casernes
du XIXe siècle 22 ? » Avec des variations bien entendu, le modèle est le suivant.
Les internes vivent dans des chambres de quatre à six personnes, y disposent
chacun d’un lit, d’un espace de rangement fermé, d’un bureau. Parfois les salles
d’eau et les toilettes sont attenantes aux chambres, parfois elles sont à l’écart,
et c’est le cas en particulier quand les élèves sont installés dans des box, à un
ou à plusieurs, box fermés par un rideau. Les internats se sont « modernisés »,
rénovés, et, suivant en cela une évolution qui a marqué tous les domaines de la
vie sociale, prennent en compte, davantage qu’ils ne le faisaient, les individus
comme personnes singulières plus que comme individus dont il faudrait avant
tout s’assurer de la normalité et de la conformité sociale.
En fait, dans l’organisation matérielle des internats, les normes se sont
modifi ées : non seulement les normes légales de sécurité ou d’habitabilité de
locaux recevant du public – concernant les ouvertures et évacuations, et plus
généralement toutes celles liées au bâti et à l’équipement –, mais aussi les normes
socialement admises en termes de commodités jugées minimales et indispen-
sables : on porte une certaine considération au bien-être physique et moral
de l’adolescent, l’ascétisme n’y est plus valorisé ni par l’encadrement, ni par
les parents.
Il est rare aujourd’hui que les élèves demeurent à l’internat sans disconti-
nuer pendant une période qui excède la semaine. La très grande majorité des
internats, publics ou privés, présentés dans le site « ORELIE 23 », est fermée le
week-end. Très généralement – même s’il existe des exceptions dans tel inter-
nat pour tous les élèves, et dans tel autre pour quelques élèves très ciblés –, les
internes retournent chez eux chaque week-end, celui-ci commençant parfois dès
22. CLASTRES P., op. cit.23. Il s’agit d’un site internet du ministère de l’Éducation nationale présentant, établissement
par établissement, les internats de chaque département.
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le vendredi après-midi. Il est aussi des internes qui rentrent le mercredi après-
midi et reviennent pour les cours du jeudi matin, en sorte qu’ils dorment quatre
nuits au maximum à l’internat. Le temps n’est plus où les élèves ne regagnaient
le domicile familial qu’une fois par trimestre, pour les vacances de Noël ou de
Pâques. Affaire de maillage scolaire, affaire également de conception de l’éduca-
tion, cette évolution aide encore à comprendre pourquoi les élèves ou les parents
s’efforcent de trouver un internat à distance « raisonnable », permettant le retour
au bercail hebdomadaire. Et cela permet aussi de comprendre pourquoi, malgré
une demande que certaines autorités affi rment croissante en matière d’internat,
en particulier à Paris, les internats du Massif central, situés dans des villages mal
desservis par les réseaux de transports publics permettant de retourner rapide-
ment vers la capitale, demeurent amplement sous-occupés.
À certaines heures bien circonscrites, ou le mercredi après-midi, les internes
– plus souvent les lycéens que les collégiens, et avec l’aval parental s’ils sont
mineurs – peuvent être autorisés à sortir de l’internat. Les occasions de quitter
les lieux ne se réduisent donc pas à l’antique « promenade » effectuée sous la
houlette d’un régent de discipline.
Les surveillants ont largement remplacé les régents et maîtres d’internat. En
général, un « conseiller principal d’éducation » (dans le secteur public), qui
peut être nommé « cadre éducatif » (dans le secteur privé) a la responsabilité
éminente de l’internat, au nom du chef d’établissement. Mais les internes ne
sont en contact de façon quotidienne qu’avec des surveillants, pour la plupart
étudiants et encore eux-mêmes dans la période de « latence » de la post-adoles-
cence 24 ; remplissant une fonction au nom de l’institution, mais n’en étant pas
membres à part entière, ils entrent avec les internes dans des rapports différents
de ceux que nouent les personnels plus installés dans la vie et dans un statut les
identifi ant à l’institution.
Seule constante depuis un siècle, à en croire élèves et parents : la nourriture
est toujours aussi immangeable. Mais on n’a pas affaire aux mêmes commensaux.
Dans les générations d’internes des années 2000 les enfants ont, beaucoup plus
que dans celles qui les ont précédées, été autorisés voire accoutumés à choisir
ce qu’ils mangeaient, y compris à la table familiale 25, et l’argent de poche dont
ils disposent leur donne accès à ce que proposent les diverses « sandwicheries »
quand il en existe à proximité de l’internat.
Ceci dit, si les formes ne sont plus celles d’hier, il n’est pas d’emblée certain
que, sous ces formes nouvelles, ne perdurent ou se recomposent quelques
tendances vivaces. On aura l’occasion de voir, au fi l de ce travail, que l’inter-
nat est aujourd’hui encore nécessaire pour favoriser la scolarisation de certains
élèves, qu’il prend en charge d’une certaine manière le travail des élèves hors
de la classe, qu’il peut être attendu comme un lieu de protection par certains
24. Selon l’expression d’O. Galland.25. SINGLY F. de, Les adonaissants, Paris, Hachette, coll. « Pluriel », 2007.
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adolescents et certains parents, que l’opposition entre secteur public et secteur
privé quant à l’affi chage de leur ambition éducative demeure. Mais l’internat
ne semble plus recouvrir les mêmes réalités et n’être plus porteur des mêmes
connotations que le « pensionnat ». Et, on le verra en conclusion, il n’est pas
certain, au terme de la recherche, qu’on puisse encore aujourd’hui considérer
l’internat comme une « institution totale ».
L’INTERNAT OU LES INTERNATS ? QUEL OBJET DE RECHERCHE ?
L’objet empirique de recherche : l’internat « ordinaire »
Sous un terme générique, « l’internat », on trouve des établissements extrê-
mement divers, par leur statut (public ou privé), par leur taille (de quelques
petites dizaines de jeunes à plusieurs centaines), par leur implantation (centre-
ville ou campagne reculée), et bien entendu par le niveau scolaire auquel ils
correspondent (collège, lycée général, lycée professionnel). Il y aurait alors lieu
d’user plutôt de l’expression « les internats », afi n de ne pas être piégé par la
connotation d’homogénéité que comporte le terme au singulier.
Cette recherche s’intéresse à l’internat scolaire, c’est-à-dire recevant des
élèves dans l’objectif premier de leur permettre de suivre leurs études. Cela
signifi e que sont d’emblée écartés les divers « centres éducatifs fermés », où sont
accueillis de jeunes envoyés par décision de justice.
Malgré leur objectif scolaire, on écartera aussi les internats, ou plutôt leur
fraction, hébergeant les élèves des classes préparatoires aux grandes écoles
(CPGE) ou préparant un brevet de technicien supérieur (BTS) ; ce sont en
effet des fi lières où l’on entre après obtention du baccalauréat, qui marque un
tournant important, une scansion dans le processus de l’adolescence ; même
si leurs parcours scolaires et leur manière de s’inscrire dans l’avenir diffèrent
de ceux des étudiants de l’université, ils jouissent comme eux d’un statut de
« jeune » – il est plus rare que l’on parle à leur propos d’« adolescents » –, et leur
installation hors de leurs familles n’a pas le même sens que pour des collégiens
ou des lycéens. (C’est la raison pour laquelle tous les tableaux dans la suite de
ce texte, quelle que soit la base de données sur laquelle ils sont établis, excluent
les CPGE et les BTS, pour ne conserver que les élèves du second degré.)
Enfi n, n’ont pas été envisagées ici les écoles régionales d’enseignement adapté
(EREA). Bien que leurs objectifs soient scolaires, elles reçoivent des élèves qui
leur sont envoyés par des commissions spécifi ques, soit la commission des droits
et de l’autonomie des personnes handicapées quand il s’agit d’élèves présentant
un handicap moteur ou sensoriel, soit la commission départementale d’orienta-
tion vers les enseignements adaptés du second degré, pour les élèves présentant
des diffi cultés graves et durables 26. En fait, les élèves reçus en EREA sont, depuis
26. Site du ministère de l’Éducation nationale, rubrique EREA.
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le milieu des années 1980, de moins en moins des « défi cients intellectuels » et
de plus en plus des « élèves diffi ciles », présentant des problèmes de comporte-
ment ou des cas sociaux dits « lourds » 27. Ce choix de ne pas les retenir est dû
au fait que l’affectation en EREA ne procède pas d’une décision parentale mais de
celle d’une administration, que les parents avalisent ou pas. On concédera que
ce choix peut être dommageable, parce que les élèves des EREA sont, pour la
moitié d’entre eux, internes – il y a donc presque autant d’internes en EREA que
dans les collèges publics (environ 5 100 contre 7 300) – ensuite parce que, parmi
eux, la part d’enfants de milieux populaires est très majoritaire, et enfi n parce
que l’objectif affi ché y est clairement « éducatif ».
Autrement dit, on s’intéresse ici à l’internat que l’on pourrait dire « banal » ou
« ordinaire », c’est-à-dire un internat ni organisé offi ciellement pour la sanction
(d’actes délictueux), ni imposé par l’institution (comme l’est l’EREA), ni même
à visée reproductrice très claire (comme l’est par exemple l’École des Roches,
déjà étudiée par certains auteurs 28). On s’intéresse ici là l’internat « ordinaire »,
en faisant l’hypothèse que les usages qui en sont faits disent quelque chose de
l’éducation parentale et de ce qui est attendu d’un dispositif public.
Internat en collège, internat en lycée
Ayant délimité le champ d’investigation, il faut s’arrêter un instant sur la
distinction entre internat au niveau du collège et au niveau du lycée. L’inscription
en internat d’un lycéen relève souvent d’une contrainte de scolarisation : le
lycée, la fi lière, la spécialisation souhaitée ou imposée par l’orientation scolaire
n’étant pas disponibles à proximité du domicile ou dans le réseau des transports
scolaires, il n’y a pas vraiment le choix, l’élève se voit contraint d’être interne,
ou de trouver une solution alternative satisfaisante. Cette contrainte existe aussi
au collège, mais elle est beaucoup plus rare, puisque le maillage territorial en
établissements de premier cycle est aujourd’hui assez serré, plus serré que dans
le second cycle où il s’est cependant également développé. Ce qui a contribué à
la baisse de la proportion d’internes depuis quarante ans.
Évolution de la part d’élèves internes dans le second degré, pour chaque secteur
1970 1980 1990 2000 2008
Public 11 % 7 % 5 % 4 % <4%
Privé 22 % 13 % 9 % 6 % 5 %
27. Rapport de l’inspection générale, Analyse de l’organisation et du fonctionnement des EREA, rédigé par CREMADEILLS J. et al., juin 2002.
28. L’école des Roches est présentée, dans son rôle d’institution de reproduction de la bourgeoisie, par BOURDIEU P. et SAINT MARTIN M. de, « Le patronat », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 20-21, mars-avril 1978, p. 3-82. Elle a fait plus récemment l’objet d’une recherche par DUVAL N., L’école des Roches, Paris, Belin, 2009.
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Placer un enfant en internat quand il est collégien relève parfois d’une obliga-
tion pratique, mais elle renvoie aussi à une gestion de l’adolescence au sein de
la famille. Or, celle-ci diffère selon l’âge, il n’en est pas de même pour un jeune
de 12 ans et un autre de 17 ans. Cette différence s’accompagne d’une attente
distincte tant vis-à-vis de l’internat comme structure à laquelle est déléguée
une part de la prise en charge de l’adolescent, que vis-à-vis des offres proposées
par les internats, dans leur diversité, accessibles dans un territoire donné. On
pourrait objecter que, certes entre 12 et 17 ans les pratiques parentales diffèrent,
mais qu’elles ne le font pas nécessairement entre 14 ans, âge où (modalement)
on est encore au collège, et 15 ans, où l’on rentre au lycée. Ce serait ne pas accor-
der assez d’importance à la fonction de scansion que joue le système scolaire
dans le découpage des âges et des regards portés sur la jeunesse : ce qui fait
l’âge d’un jeune, ce n’est pas seulement son âge biologique ou ses centres d’inté-
rêt enfantins ou juvéniles, c’est le stade auquel il est rendu dans son parcours
scolaire 29. Et cela est vrai y compris pour ses parents, qui l’ont vu naître et
grandir. Ils ne regardent pas leur fi ls lycéen ou leur fi lle lycéenne exactement
de la même manière que lorsqu’ils étaient au collège. Et les enjeux scolaires se
modifi ent aussi avec le passage d’un cycle à l’autre : ce qui pour certains parents
allait de soi au collège requiert à présent une vigilance plus soutenue auprès
de leurs enfants lycéens. Et quand ils sont en mesure d’élaborer et mettre en
œuvre des stratégies scolaires, celles-ci se spécifi ent ou se précisent avec l’entrée
en seconde. L’inscription en internat, dans tel établissement plutôt que dans
tel autre, tel secteur de préférence à l’autre secteur, ne se fait pas en pesant les
arguments avec le même trébuchet.
Par ailleurs, se décider ou se résigner à mettre tel ou tel de ses enfants à
l’internat, c’est en fait en confi er l’éducation et la prise en charge à d’autres :
autant cela paraissait « naturel » voire valorisé dans les familles bourgeoises
jusqu’au milieu du XXe siècle, à un moment où de surcroît les établissements
scolaires n’étaient pas toujours disponibles à proximité, autant cela tend à
contrevenir à ce qui est devenu l’image sociale du « bon parent » ; aujourd’hui,
le « bon parent », ce n’est pas celui qui, comme naguère, « fait donner » une
bonne éducation à ses enfants, c’est celui qui écoute, qui est proche de ses
enfants, qui les accompagne ; il est donc plus diffi cile, ou il va moins de soi, de
mettre ses enfants en internat, surtout si d’une part il n’y a pas nécessité pratique
et si d’autre part, comme c’est souvent le cas en particulier du côté des familles
populaires, on se sent, confusément ou clairement, soupçonné d’être des parents
« démissionnaires ». Déjà, comme on a pu le constater dans d’autres enquêtes,
quand les parents confi ent leurs enfants, grands ou petits, aux structures de
29. Voir CHAMBOREDON J.-C., « Adolescence et post-adolescence : la “juvénisation” : remarques sur les transformations récentes des limites et de la défi nition sociale de la jeunesse », in MORVAN O., ALLÉON A.-M. et LEBOVICI S. (dir.), Adolescence terminée, adolescence inter-minable, Paris, PUF, 1985.
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prise en charge que sont les centres aérés ou les dispositifs d’accompagnement
scolaire, il n’est pas rare d’entendre dire que « les parents se déchargent », alors
qu’ils n’ont fait que saisir l’offre qui leur était faite 30. Que peut-il en être quand
il devient question de mettre un de ses enfants à l’internat, et donc de les faire
vivre à l’écart du cercle familial pendant la durée de la semaine ?
Il reste cependant, comme on le verra dans le cours de ce travail, que
certaines préoccupations parentales quant au travail scolaire peuvent traverser
les cycles, et que les attentes vis-à-vis d’une structure comme l’internat peuvent
demeurer assez voisines concernant des collégiens et des lycéens.
L’objet de recherche sociologique : les usages sociaux de l’internat
Internes : la diversité sous l’appellation commune
Si, comme on l’a vu plus haut, on peut par l’analyse de l’internat repérer des
questions de rapports éducatifs, il y a de fortes chances pour que, les processus
éducatifs étant différenciés, selon l’âge (collégiens ou lycéens), le sexe ou le
milieu social, la manière dont l’internat est utilisé, ou non utilisé, soit également
diversifi ée socialement. Comme il y a de fortes chances pour que les trajectoires
scolaires infl uent sur l’usage de l’internat.
On pourra, il est vrai, mettre en doute la légitimité d’un tel parti pris, qui
revient sinon à faire éclater cette notion d’« interne » du moins à y traquer la
diversité. Car, tout de même, dira-t-on, ce sont parfois des contraintes similaires
(en particulier de distance) qui, quels que soient leurs milieux d’appartenance,
conduisent les élèves vers l’internat, dans lequel ils vivent une existence d’ado-
lescents au milieu d’autres adolescents, et saisissent peu ou prou l’occasion qui
leur est donnée de travailler et de se construire ; et l’offre d’internat scolaire,
si diversifi ée soit-elle, on le verra, ne l’est pas, explicitement du moins, selon
les élèves et leurs caractéristiques sociales 31. Quant aux responsables, ils ont
bien affaire à des internes, sans les distinguer selon ce critère de l’origine
sociale ; quand ils sont en situation d’interaction, les chefs d’établissements ou
les conseillers d’éducation chargés de l’internat n’adoptent pas cette grille de
lecture. En sorte que les différences entre les internes dans leur manière de vivre
l’internat pourraient apparaître comme relevant davantage de caractéristiques
personnelles, voire psychologiques, et ne rien devoir à leur appartenance à tel
ou tel groupe auquel il est possible de les rattacher. Cela peut émerger davantage
dans les entretiens avec ces professionnels, où l’appartenance à un genre, mais
aussi les « problématiques familiales », peuvent se trouver mobilisées comme
facteurs explicatifs de différences.
30. GLASMAN D., L’accompagnement scolaire. Sociologie d’une marge de l’école, Paris, PUF, 2001.31. Sinon dans les dispositifs récents que sont les internats de réussite éducative et les internats
d’excellence.
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Des raisons de distinguer les internes
Les internes sont là en tant qu’élèves scolarisés. Or, les rapports à l’école
et le sens de la scolarisation ne sont pas identiques, la place de l’école dans le
processus de reproduction familiale ou dans la transmission et la modifi cation
des statuts sociaux, en un mot dans les trajectoires sociales, n’est pas, chez
les agriculteurs propriétaires d’une petite exploitation, ce qu’elle est chez des
employés dépourvus de capital économique, chez des ouvriers d’une indus-
trie en déclin, chez des petits commerçants en reconversion, chez des descen-
dants d’une lignée de chefs d’entreprises ou de fonctionnaires publics. L’usage
de l’internat, qui relève d’un « cela va de soi » indiscuté dans certains espaces
sociogéographiques, fait ailleurs l’objet d’une délibération minutieuse au cours
de laquelle sont longuement explorés les tenants et aboutissants de la décision.
L’inscription en internat en raison d’une contrainte géographique, le domicile
étant à grande distance de l’établissement scolaire, intervient à la suite d’un
processus d’orientation ; telle fi lière dans laquelle on est affecté n’est pas dispo-
nible à proximité, alors qu’une autre fi lière, à laquelle un autre parcours scolaire
aurait permis d’accéder, l’est et n’imposerait donc pas le recours à l’internat. Ce
qui suggère que le sens de la présence à l’internat sera marqué par ce processus
en amont et ne sera pas identique pour tous : on peut aisément l’imaginer en
faisant référence à ce qu’il peut en être pour les élèves de bac pro d’un côté, et
ceux de classes préparatoires d’un autre 32.
Au sein de l’internat un processus d’entre-soi peut rassembler des élèves
qui, à certains égards, se ressemblent et se distinguent d’autres internes. C’est
le cas en particulier des internats des lycées agricoles ou des maisons familiales
rurales (MFR), même si c’est moins vrai aujourd’hui que ça ne l’était naguère
car le déclin de l’agriculture a conduit à y diversifi er les formations et, partant,
vraisemblablement le public. Ce qui se vit dans une telle structure, ce qui est
demandé par les adultes qui l’encadrent, fait plus ou moins fortement écho aux
pratiques familiales ; et les parents, selon les contextes dans lesquels ils vivent
ou selon les conceptions éducatives qui les animent et contribuent à informer
leurs pratiques, expriment des attentes distinctes à l’égard de l’institution, et
réagissent différemment aux appels et aux injonctions institutionnelles qui leur
sont adressées par l’établissement.
Enfi n, être séparé de ses enfants pendant le temps qu’ils passent à l’internat
est doté de signifi cations qui ne sont pas identiques, et qui peuvent du reste
varier fortement entre parents et enfants.
Autrement dit, il se pourrait bien que ce qui diversifi e les internats, ce ne
soit pas seulement leurs caractéristiques administratives, organisationnelles ou
32. De fait, dans ce travail, les élèves des CPGE ne nous intéresseront pas en tant que tels, on vient de le dire, puisqu’il s’agit d’élèves d’une fi lière post-baccalauréat. On n’évoquera occasionnellement leur cas que pour éclairer, par contraste, les rapports des élèves du secondaire à l’internat.
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pédagogiques, mais ce qu’ils représentent pour les familles qui les utilisent – ou
évitent de le faire.
Qu’entendre ici par cette expression, les « usages sociaux » ?
Elle cherche à désigner le fait que tous les élèves ou tous les parents ne font pas
le même usage de cette structure d’accueil qu’est l’internat. Cet usage diffère selon
l’appartenance sociale, selon le genre de l’élève, son niveau et sa fi lière d’études,
la structure familiale, la zone de résidence habituelle qui est la sienne. Ce qui
fait que, au-delà de l’appellation administrative, commode et indispensable en
termes de gestion, les « internes », l’analyse sociologique invite à distinguer,
selon les critères sociologiquement pertinents, les populations de parents et
d’élèves qui ont recours à l’internat. L’« usage » commence avant même l’ins-
cription, dès qu’émerge et se pose la question d’y envoyer l’un des enfants ; il se
poursuit avec le choix de l’établissement, les raisons, les attendus, les modalités
de ce choix ; il se manifeste encore dans la manière dont s’organise le passage
des personnes entre l’espace domestique et l’espace scolaire, ainsi que dans le
vécu quotidien des élèves internes pour ce qui est de leur travail scolaire, de la
sociabilité juvénile, des relations avec les adultes, de la construction de soi ; sont
encore à ranger dans ces usages sociaux les pratiques plus ou moins élaborées
de « collaboration » entre parents et encadrement de l’internat, ou de contrôle
exercé par les parents sur son fonctionnement ou son recrutement.
Si l’objet empirique de cette recherche est bien constitué par « les internats »,
l’objet sociologique est le rapport que les parents et les élèves, différenciés selon
toute une série de variables sociologiquement pertinentes, entretiennent avec ce
type de structure éducative et scolaire, et peut être exprimé plus spécifi quement
sous l’expression « les usages sociaux de l’internat ». Des modes de socialisation
différents induisent une confrontation diversifi ée à l’internat. S’intéresser à ces
usages sociaux, c’est aussi une façon de regarder l’éducation de l’adolescence
dans un monde marqué par l’hégémonie de la forme scolaire de socialisation,
c’est porter un regard sur les variations de l’éducation parentale, c’est encore
réfl échir aux institutions et aux rapports que les membres de la société entre-
tiennent avec elles.
On procédera par moments à une tentative de grossissement concernant les
usages qu’en font les familles populaires. Pourquoi cela ?
Quand est préconisée l’ouverture ou la réouverture des internats, dans la foulée
des soulèvements évoqués plus haut, ce sont implicitement ou explicitement les
jeunes des milieux populaires, plus volontiers mais non exclusivement les garçons
adolescents, et « issus de l’immigration », qui sont visés. C’est à eux que cette
structure semblerait destinée et adaptée, tant pour les contenir que pour les mettre
à l’écart. Mais qu’en est-il pour eux, et pour leurs parents ? Que signifi e, que signi-
fi erait, l’inscription plus ou moins contrainte de leur fi ls ou de leur fi lle dans un
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internat, c’est-à-dire ce dessaisissement de fait de la famille ? Peut-elle avoir le
même sens, recouvrir les mêmes espérances, coûter le même prix, matériel ou
symbolique, dans une famille populaire que dans une famille plus favorisée ?
Ces questions se posent également quand l’accent mis sur l’internat procède
d’une tout autre logique. Il est au moins une région, la région Rhône-Alpes
– mais elle n’est peut-être pas la seule – où la collectivité territoriale, convain-
cue que l’internat favorise la réussite scolaire, entend développer les internats
comme moyen de promotion des jeunes de milieu populaire.
Quelle que soit la raison qui conduit les responsables politiques à agir en
faveur de l’internat, on est conduit, d’un point de vue sociologique, à porter
l’attention sur les usages sociaux différenciés de l’internat, et, sur ce fond, à régler
parfois la focale, autant que possible et que nécessaire, sur les milieux populaires.
Dernière précision, afi n de lever une ambiguïté possible : l’objectif n’est pas
de travailler ici sur le fonctionnement ou les dysfonctionnements des internats, ni sur
leur « réussite » ou leur « échec » ; ce travail se situe dans le champ de la sociolo-
gie de l’éducation, non dans la sociologie des organisations. Par ailleurs, il s’agit
bien d’un travail sociologique, pas d’une recherche en psychologie de l’enfant et
de l’adolescent, même si la collaboration délibérée avec un psychologue praticien
travaillant depuis de nombreuses années avec des adolescents et en collaboration
avec des internats, a fourni à plusieurs moments un éclairage fécond.
LES DONNÉES MOBILISÉES OU CONSTRUITES POUR CETTE RECHERCHE
L’élaboration de ce texte se base sur plusieurs sortes de données, recueillies
sur trois années.
Des données quantitatives
Données produites par l’administration de l’Éducation nationale :
– d’une part, le « fi chier scolarité » pour les années 2004, 2005, 2006, 2007
et 2008 fournit les informations (âge, sexe, classe, CSP du responsable de
l’élève, etc.) pour tous les élèves scolarisés dans l’enseignement secondaire
public ou privé (sous contrat) dépendant du ministère de l’Éducation natio-
nale (5 593 680 élèves en 2008). En fait, le fi chier scolarité Élèves a été chaque
fois concaténé avec le fi chier scolarité Établissements, afi n de permettre des
croisements plus riches, incluant par exemple le type d’établissement fréquenté
par l’élève, son statut, etc. En sorte que, lorsque dans ce texte sera évoqué le
« fi chier scolarité 2008 », il s’agira de la concaténation des deux fi chiers, le
fi chier scolarité Élèves et le fi chier scolarité Établissement de l’année 33 ;
33. Pour des raisons pratiques, c’est parfois le fi chier 2007 qui sera mobilisé, et le plus souvent le fi chier 2008 : ce dernier n’a été disponible que récemment, et il n’a pas été possible de
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INTRODUCTION
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– d’autre part, on dispose du « panel des élèves entrés en 6e en 1995 »,
soit 17 830 élèves, suivis tout au long de leur scolarité secondaire. Leur
parcours scolaire, leur inscription dans tel ou tel secteur, leur éventuel
changement d’établissement, et bien entendu le régime – externe, demi-
pensionnaire, interne – sous lequel ils sont scolarisés chaque année, bref,
tout ce qui advient aux élèves de ce panel est consigné dans ce fi chier et
peut donc faire l’objet d’une analyse et d’un croisement avec leurs caracté-
ristiques d’âge, d’origine sociale, d’entourage familial, etc.
Ces deux ensembles, le « fi chier scolarité » et le « panel » représentent
une mine de renseignements et donc un impressionnant matériau à travailler.
Il est utile cependant de noter que ce sont deux fi chiers de nature différente. Le
« fi chier scolarité » est un fi chier administratif, alimenté par les données remon-
tées de l’ensemble des établissements publics et privés sous contrat. À ce titre,
son contenu est tributaire des conditions de remplissage des rubriques au sein
de chaque établissement. D. Merllié 34 a bien montré comment les conditions
de la construction statistique pouvaient avoir des effets sur les données trans-
mises ; dans un travail qui relève fi nalement de la sociologie administrative,
il met en évidence les biais qui s’introduisent dans un fi chier de ce type (par
exemple l’interprétation par l’agent chargé de remplir cette rubrique de ce qu’est
la « profession du père »). Une illustration des imprécisions qui peuvent s’intro-
duire dans ce fi chier a pu nous être donnée quand, comparant les données du
fi chier ORELIE (indiquant les capacités d’accueil des internats) et les internes
par établissement, on a pu constater que certains établissements ne fi guraient
pas dans le fi chier scolarité alors qu’ils auraient dû y fi gurer, ou encore que
certains étaient déclarés sans aucun interne alors que l’autre fi chier mentionne
leurs capacités d’accueil.
Le « panel 1995 », lui, est un fi chier d’étude, qui a toutes les chances d’être
suivi de beaucoup plus près par le service qui le commande, la DEPP, et par
ses spécialistes des relevés de données. Il n’est pas épargné par les aléas qui
marquent le processus de construction statistique, mais la qualité des données
en est vraisemblablement moins affectée.
refaire sur le nouveau fi chier les traitements opérés sur celui de l’année précédente. Ceci dit, le dommage est faible : pour autant qu’on ait pu le vérifi er, les grandes tendances que fait émerger la lecture des tableaux ne se modifi ent guère d’une année sur l’autre, en sorte qu’une observation fondée sur le fi chier scolarité 2007 n’est pas démentie par une autre s’appuyant sur le fi chier de l’année suivante.
34. MERLLIÉ D., SOULIÉ C. et PROTEAU L., De la profession du responsable à l’origine sociale des élèves. Étude méthodologique, rapport pour le ministère de l’Éducation nationale (DEP), Maison des sciences de l’homme, Centre de sociologie de l’éducation et de la culture, Paris, mai 1997, polycopié, 100 pages.
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Dernière distinction, le fi chier scolarité est un fi chier de stock (combien
d’élèves telle année scolaire précise ?), le « panel » est un fi chier de fl ux, puisqu’il
suit les mêmes élèves sur dix ans de leur scolarité.
L’exploitation de ces fi chiers, à l’aide d’un logiciel (SAS) permettant
de traiter des fi chiers de cette importance, fournit ici un certain nombre de
tableaux conduisant à un constat ou venant à l’appui d’un raisonnement. Elle
est complétée par l’analyse des données du panel 1989 à laquelle s’est livrée
Sophie O’Prey 35.
Un certain nombre de tableaux ont donc été construits, à partir de l’exploita-
tion des bases de données évoquées plus haut. Un cartouche de lecture fournit,
chaque fois que cela paraît nécessaire, l’indication sur la manière de lire les
chiffres présentés. Le sens que l’on peut retirer des chiffres du tableau est indiqué
à côté, en sorte que le lecteur moins familier ou peu friand des tableaux de
chiffres peut se dispenser de s’y plonger trop longtemps. Le lecteur soucieux de
données plus approfondies trouvera en annexe un certain nombre de tableaux
plus détaillés.
Dernière source de données quantitatives : la région Rhône-Alpes a produit,
au cours des années récentes, des documents dont nous avons été destinataire
à titre de personne extérieure associée aux réfl exions du groupe de travail sur
l’internat. Entre autres, une enquête a été réalisée auprès d’environ 500 lycéens
internes (dans le secteur public) sur leurs conditions matérielles d’hébergement.
Des données qualitatives
Un travail d’enquête a été conduit auprès d’une trentaine de lycéens internes
dans des lycées publics de la région, ainsi qu’auprès d’une dizaine de parents
d’internes de ces lycées 36. Ce travail a fourni le matériau d’un riche rapport dont
l’écriture a donné l’occasion de nombreux échanges, et auquel il sera plusieurs
fois fait référence ici 37.
Plusieurs étudiants ont, dans le cadre de leur mémoire de licence ou de
master de sociologie, mené l’enquête dans un collège, un lycée, du secteur
public ou privé, ou une maison familiale rurale, auprès du personnel ainsi
35. O’PREY S., « L’internat au cours des études secondaires », Éducation et formation, n° 65, janvier-juin 2003.
36. Ce travail a été accompli par Odile Joly-Rissoan, aujourd’hui maître de conférences au département de sociologie, quand elle était chargée de mission internat de novembre 2006 à août 2007 à la région Rhône-Alpes.
37. JOLY-RISSOAN O., Les petits mondes des internats des lycées en région Rhône-Alpes, rapport de recherche réalisé pour le compte de la région Rhône-Alpes, université de Savoie, labora-toire LLS, mars 2008.
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qu’auprès des élèves ou de parents 38. Ont ainsi été recueillis 256 entretiens avec
des élèves internes, 113 entretiens avec des parents d’internes, ainsi qu’une
quinzaine d’entretiens avec des élèves qui pourraient être internes et ne le sont
pas, et autant avec des parents de non-internes. Les données rassemblées et
les réfl exions nées de ces travaux de recherche seront bien entendu, ici ou là,
mobilisées dans ce texte.
Dans l’un et l’autre cas, il s’agit essentiellement d’entretiens semi-directifs, sans
constitution préalable d’échantillons « représentatifs » d’élèves ou de parents
à rencontrer, mais avec le souci de diversifi er le niveau (collège, lycée général,
lycée professionnel), les fi lières d’études, les appartenances sociales des parents
ou les lieux de résidence, le secteur de scolarisation. Par ailleurs, quelques entre-
tiens ont été réalisés auprès de CPE ou de surveillants. Et certains étudiants
se sont livrés à un minutieux travail d’observation de la vie quotidienne dans
un internat.
Un mot doit être dit des avantages et des coûts associés à la mobilisation
d’étudiants et d’étudiantes. Au chapitre des avantages, ils ont un âge proche
de celui des élèves, et, même si pour un collégien de 6e un jeune de 20 ans est
assurément un « grand », ils n’ont en tout cas pas l’âge d’être leurs parents et
surtout sont dans une instabilité statutaire qui les situe du côté des jeunes, bien
plus que ne le seraient des professionnels, universitaires ou chercheurs dans la
quarantaine… ou davantage. Ce qui a permis, semble-t-il, une expression assez
libre des élèves qui ne paraissaient pas craindre d’être l’objet d’un jugement
ou de se trouver implicitement confrontés à quelqu’un porteur d’une norme.
Et des observations in situ n’auraient sans doute pas été possibles de la même
manière si elles avaient été tentées par un chercheur ayant l’âge de leur père…
ou de leur grand-père. Au chapitre des inconvénients, ou plutôt des limites,
on doit assumer le fait que les élèves qui ont bien voulu accepter – car nul n’y
était contraint – de rencontrer les enquêteurs et les enquêtrices sont sans doute
des élèves portés à accepter une demande qui leur est adressée par le relais de
l’institution ; il est donc vraisemblable que l’on enregistre une sous-représenta-
tion, parmi les élèves enquêtés, de ceux qui sont les plus en dissidence vis-à-vis
de l’institution. Même si l’on voit mal comment on aurait pu contourner un tel
risque, il est là, et il faudra donc en tenir compte dans les analyses. Par ailleurs,
comme certains étudiants ont joué de leur position de surveillants, d’assistants
d’éducation, pour accéder aux élèves, un biais a pu se produire car, même s’ils
ont veillé à ne pas interroger les élèves dont ils avaient la charge, il n’est pas
38. Dans le cadre de sa thèse, Anne-Claudine Oller a réalisé un certain nombre d’entretiens tant avec des élèves, internes ou non, qu’avec des parents ou du personnel de l’établis-sement. OLLER A.-C., Coaching scolaire, école, individu. L’émergence d’un accompagnement non disciplinaire en marge de l’école, thèse de doctorat de sociologie, sous la direction de GLASMAN D., université de Grenoble, novembre 2011.
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certain que les élèves aient toujours pu faire le départ entre l’étudiant venant
les interroger dans le cadre d’un travail universitaire et le surveillant chargé
d’assumer une fonction professionnelle ; d’où une retenue possible des propos
sur tel ou tel sujet.
Tant avec les élèves qu’avec les parents, les entretiens ont été conduits
en veillant de très près à éviter, autant que faire se peut, toute induction de
réponse. Par exemple, nous avons décidé ne pas poser directement la question de
savoir si, pour l’adolescent, être à l’internat avait (eu) pour effet d’améliorer les
relations avec sa famille ; car cela nous paraissait tendre à l’interviewé une perche
qu’il avait de grandes chances de saisir quelle que fût l’intensité avec laquelle il
ressentait une telle amélioration. Nous avons donc préféré venir de manière plus
vague à un certain nombre de thèmes, en comptant sur le fait que, s’il l’estimait
nécessaire, ou plutôt porteur de sens pour lui, l’enquêté préciserait les choses.
C’est ainsi qu’on a posé la question : « Est-ce que ça a changé quelque chose dans
tes relations avec tes parents, d’être à l’internat ? » plutôt que : « Est-ce que les
relations avec tes parents se sont améliorées ? » Certains ont répondu que cela
n’avait rien changé, d’autres que les rapports s’étaient pacifi és, d’autres qu’il y
avait moins de disputes au retour le week-end… Pour la même raison, d’autres
thèmes n’ont été évoqués que quand, dans le fi l du propos, l’enquêté les abordait
d’abord de lui-même : c’est le cas, par exemple, de la prise de distance avec les
parents. Le coût de ce choix de méthode, c’est le fait que certains thèmes n’ont
pas été abordés par la totalité des parents et des jeunes interrogés.
En tout état de cause, il s’agit des déclarations des enquêtés, qu’il n’a pas été
possible de croiser avec les données « objectives ». Cela est assez évident pour
tout ce qui concerne leur existence familiale, ou, bien entendu, pour la façon
dont ils vivent l’internat ; c’est vrai aussi concernant leur mise au travail ou leurs
résultats, qu’on ne pouvait vérifi er auprès de l’administration sans risquer de
briser l’anonymat ou de trahir la confi dentialité promise aux enquêtés.
Le travail reposant amplement sur des entretiens, se pose le problème
classique de savoir ce que dit un entretien, de ce que, dans cette situation parti-
culière, en fonction aussi de son interlocuteur et de la manière dont ils ont été
mis en relation, un enquêté est disposé à dire, ou en position de ne pas dire ; si
des précautions ont été prises pour éviter les biais les plus fl agrants, ils n’ont
sans doute pas toujours été évités 39.
Dans les pages qui suivent, les entretiens seront convoqués de la manière
suivante. On citera un certain nombre d’extraits d’entretien, qui ont permis
de formaliser une idée ou de valider une hypothèse initiale. Le choix a été fait
39. Que ce soit dans l’entretien avec les professionnels, les élèves, ou les parents. Pour ce qui concerne les diffi cultés plus spécifi ques concernant les familles populaires, voir MAUGER G., « Enquêter en milieu populaire », Génèses, n° 6.
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d’extraits paraissant illustrer le propos, mais tous ne seront évidemment pas
reproduits ici. Parfois, on se contentera de mentionner le prénom d’une personne
interrogée dont le propos va dans le même sens, de manière à éviter de multiplier
de manière fastidieuse les citations tout en montrant que les personnes dont
les propos sont reproduits ne sont pas les seules à manifester telle position ou
à émettre tel point de vue. Aussi souvent que cela est possible sans rendre la
lecture fastidieuse, nous avons procédé à des décomptes d’occurrences dans les
entretiens, afi n d’éviter le recours à ce que J.-C. Passeron appelle joliment des
« quantifi cateurs vagues » : « la plupart », « quelques », « certains », etc.
Tous les noms et prénoms des personnes et, quand nécessaire, des établis-
sements et des lieux, ont été modifi és, afi n de respecter l’anonymat auquel les
enquêteurs se sont engagés. Cela a été fait toutefois en choisissant un nom fi ctif
permettant de situer individus et établissements (prénoms féminins/masculins,
prénoms ou noms indexés à une origine culturelle, noms d’établissements privés
avec référence à un « saint », etc.).
Mais des indications sont données chaque fois pour permettre de situer les
personnes qui s’expriment et donc leur propos. On trouvera donc très généra-
lement à la suite d’une citation une parenthèse (Prénom ou Nom, âge, classe,
établissement et secteur, profession du père, profession de la mère, éventuelle-
ment indication de la situation familiale et de la profession d’un beau-parent).
Les extraits d’entretiens seront présentés sous une typographie différente,
afi n de permettre au lecteur de les distinguer aisément du texte. Quand un
entretien nécessite une précision, celle-ci est donnée entre parenthèses avec
l’indication NdE, c’est-à-dire « note de l’enquêteur ». Des points de suspen-
sion en cours de citation indiquent que l’extrait est tiré de moments différents
de l’entretien, parfois simplement parce qu’on n’a pas reproduit la question
posée par l’enquêteur, qui n’était pas indispensable pour la compréhension du
propos. Des parenthèses, par exemple en début de citation, indiquent le sens en
substance mais pas la formulation littérale utilisée par l’enquêté.
Un biais régional ?
En quelques mots, car on y reviendra plus loin, il faut préciser ceci : la plus
grande partie des enquêtes de terrain concerne l’Isère, la Savoie, la Haute-Savoie,
et plus largement la région Rhône-Alpes. Il n’est pas à exclure que les caracté-
ristiques de ces territoires (vastes zones de montagne, place de l’agriculture,
développement industriel, PIB par habitant, proximité de la Suisse, etc.) concou-
rent à rendre un peu spécifi ques les situations rencontrées, et, pour le moins,
à les distinguer nettement de celles que l’on pourrait rencontrer en enquêtant
essentiellement dans le département du Rhône, celui du Nord, ou encore dans
la région parisienne. Quelques investigations ont été poussées également dans
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des établissements privés de la région Midi-Pyrénées, où se donnent à voir des
stratégies de reproduction de familles d’agriculteurs par la fréquentation du
collège et du lycée, ainsi qu’à Clermont car cette académie fait partie de celles
où l’on trouve la plus forte densité d’internats y compris au niveau du collège.
L’internat, dans les régions à dominante rurale, fait partie, pourrait-on dire, du
« paysage », parents et grands-parents y ont eux-mêmes vécu quand ils ont suivi
des études secondaires, et il continue à aller de soi, bien davantage que dans des
régions très urbanisées, que faire des études c’est fréquenter l’internat.
ORGANISATION DE L’OUVRAGE
L’analyse des usages sociaux de l’internat se fera en avançant de plus en plus
vers le cœur de la vie à l’internat. On commencera par s’interroger sur l’offre
d’internat, et par mettre en évidence ses variations par région et par secteur. Sur
cette toile de fond, on s’efforcera de cerner ce qui conduit un élève à devenir
interne, et de repérer, au-delà des arguments volontiers avancés – l’éloignement
géographique – que d’autres éléments entrent vraisemblablement en jeu. On
ressaisira les réfl exions des deux précédents chapitres en resserrant la focale
sur les familles populaires quand il est question, pour elles, d’inscrire un enfant
à l’internat.
L’effort consistera ensuite à tenter de comprendre ce qui se joue pour les
élèves, pour leurs parents, ou entre eux, dans le séjour à l’internat, ce qu’ils en
attendent et ce qu’ils en retirent. On constatera que certains usages semblent
traverser les différents milieux sociaux, tandis que d’autres sont plus spécifi ques,
ou plutôt ont davantage de chances d’être rencontrés chez certaines familles, par
exemple les familles populaires, que dans d’autres familles. L’internat représente
un moment dans le parcours scolaire d’un élève. L’entrée à l’internat advient à
un certain moment d’un parcours, mais celui-ci se poursuit au sein de l’internat,
et le travail qui, dans ce cadre, est accompli par l’interne, peut être le signe de
l’établissement par le jeune d’un autre rapport à ses études, assorti de résultats
parfois plus favorables. On s’appesantira ensuite sur l’internat comme « cadre »,
en explorant les signifi cations que, plus ou moins explicitement, parents et
adolescents mettent sous ce terme. Et en se demandant aussi quelles disposi-
tions permettent à des adolescents de vivre dans un tel cadre, pour certains d’y
survivre, ou d’en tirer parti, tandis que d’autres ne s’y adaptent jamais. Ce cadre
est régi par des règles, et il s’y déroule aussi une « vie clandestine » ; on exami-
nera la manière dont les internes se soumettent aux règles ou les contournent.
L’ouvrage se terminera en envisageant l’internat comme espace de construction
de soi pour l’adolescent vivant au milieu de ses pairs, s’efforçant peu ou prou de
préserver les « territoires du moi », et conduisant, de fait, à passer d’un univers,
celui de sa famille, à un autre, celui de l’internat.
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