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J.-H. Rosny · 2019. 1. 19. · souveraine : le Lion. Le pauvre cerf élaphe, fou d’épouvante, fit un crochet brusque et gauche, se replia, soudain se trouva sous les griffes tranchantes

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  • J.-H. Rosny

    SCÈNES PRÉHISTORIQUES

    1888

    bibliothèque numérique romandeebooks-bnr.com

    https://ebooks-bnr.com/

  • NOX BELLICOSA

    Au déclin du quaternaire, lorsque le pôledu Septentrion gravitait vers la brillante duCygne, il y a vingt mille ans. Sur les plaines del’Europe le mammouth allait s’éteindre, pen-dant que s’achevait la migration des grandsfauves vers les pays de la lumière, l’exode durenne vers les neiges arctiques. L’aurochs,l’urus, le cerf élaphe paissaient les herbes desforêts et des savanes. L’ours colossal et legrizzly avaient trépassé depuis des millénairesau fond des cavernes.

    Alors, les races autochtones, les grands Do-lichocéphales s’étendaient de la Baltique à laMéditerranée, de l’Occident à l’Orient, jus-

  • qu’aux assises de l’Asie. Troglodytes plus in-times que leurs ancêtres du Solutré, mais tou-jours nomades, leur industrie déjà fut hauteet leur art attendrissant. Esquisses tracées aufrêle burin, timides mais fidèles, c’est l’éclosionde la deuxième puissance animale, la lutte ducerveau vers la conscience des choses, sansl’immédiat des appétits. Au cyclone de l’hiatus,lorsque viendra une race plus hiératique, pourdes centaines de siècles l’art sera perdu et ilfaudra même attendre notre renaissance pourretrouver des types d’industrie comme la fineaiguille à chas.

    Or, c’était à l’orient méridional, dans la sai-son du renouveau, vers les deux tiers de lanuit. Dans la lueur cendreuse d’une grande val-lée retentissaient les voix des bêtes carnivores.Un fleuve, dans les entrecoupements de si-lence, chantait la vie des fluides, l’euphoniedes ondes ; les aulnes et les peupliers répon-daient en chuchotis, en harmonies intermit-tentes. La planète Vénus, moins argentine en

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  • ces âges, s’enchâssait dans le levant. La théoriedes constellations immortelles apparaissaitentre les nues vagabondes, Altaïr, Wéga, lesChariots contournant avec lenteur la Polairedu Cygne.

    Tandis que la vie palpitait dans les té-nèbres, féroce ou peureuse, ruée aux fêtes etaux batailles de l’amour ou de de la nourriture,une pensée vint s’y joindre. À la rive du fleuve,au rebord d’un roc solitaire, une silhouette sor-tit de la caverne des hommes. Elle se tint im-mobile, taciturne, attentive aussi, les yeux par-fois levés vers l’étoile du levant. Quelque rêvevague, quelque ébauche d’esthétique astrale,préoccupait le veilleur, moins rares chez cesancêtres de l’art qu’en maintes populations his-toriques. Une santé heureuse palpitait dans sesveines, l’haleine nocturne charmait son visage,il jouissait sans craintes des rumeurs et descalmes de la nature vierge, dans la pleineconscience de sa force.

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  • Cependant, sous l’étoile Vénus, il transparutune lueur fine. Le boomerang de la Lune s’es-quissa, des rais allèrent sur le fleuve et lesarbres, parsemés d’ombres très longues.L’homme alors découpa sa forme de haut chas-seur, les épaules couvertes du manteau d’urus.Sa face pâle, peinte de lignes de minium, étaitlarge sous le crâne long, capace et combatif. Sasagaie à pointe de corne appendait de guingoisà sa taille, il tenait à la main droite l’énormemassue de bois de chêne.

    Au frôlement des rayons, la perspective en-tra dans une existence moins farouche. Dansles peupliers, des vibrations d’élytres blanches,des coins de paradis entr’ouverts sur la plaine,une palpitation visible des choses, une timideprotestation contre les férocités de l’ombre.Les voix même décrurent, la bataille moins ar-dente aux profondeurs de la forêt voisine, lesgrands fauves repus d’amour et de sang.

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  • L’homme, las d’immobilité, marcha le longdu fleuve du pas élastique d’un poursuiveurde proie. À quinze cents coudées, il s’arrêta,au guet, la sagaie prête à hauteur du front. Ilvint, sur le bord d’un bosquet d’érable, une sil-houette agile, un grand cerf élaphe à dix cors.

    Le chasseur hésita, mais la tribu devait êtrepourvue de chair en abondance, car dédai-gnant la poursuite, il regarda s’éloigner la bête,ses pattes grêles, sa tête projetée en arrière,tout le bel organisme de course lancé dans leslueurs rougeâtres :

    — Llô ! Llô ! fit-il, non sans sympathie.

    Son instinct lui prédisait une approche d’en-nemi fauve, quelque puissant félin en chasse etses vœux allaient à l’herbivore. Effectivement,une demi minute après, un léopard surgit d’ar-rière le roc des troglodytes, lancé en foudre,en bonds de guerre immenses. L’homme alorsapprêta la sagaie et la massue, attentif, les na-rines au vent, les nerfs en tumulte. Le léopard

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  • passa comme une écume sur le fleuve, effacébientôt dans les perspectives. L’oreille délicatedu chasseur perçut plusieurs minutes encoresa course sur la terre molle :

    — Llô ! Llô ! répéta-t-il, légèrement ému,dans une pose de défi grandiose.

    Des minutes coulèrent, les cornes du Crois-sant déjà plus nettes ; des bestioles frôlaientles buissons de la rive ; de grands batracienschantaient sur les plantes fluviatiles. L’hommesavoura la simple volupté de vivre devant leluxe des grandes eaux, les pleuvotements desombres et des clairs, puis il s’éloigna de nou-veau, aux écoutes, son œil accoutumé aux pé-nombres épiant les embûches de la nuit.

    — Hoï ? murmura-t-il d’une voix interroga-tive et en se réfugiant dans l’ombre d’un buis-son.

    Un bruit de galop, vague d’abord, se rap-prochait, se précisait. Le cerf élaphe reparut,aussi rapide mais moins précis dans sa fuite

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  • droite, en sueur, le souffle bref et trop sonore.À cinquante pas, le léopard, sans lassitude,plein de grâce, déjà victorieux.

    L’homme s’étonnait, ennuyé de la promptevictoire du carnassier, avec une envie crois-sante d’intervenir, lorsque survint une péripé-tie redoutable. C’était, là-bas, à l’orée desérables, en plein dans la lueur lunaire, une sil-houette massive, en qui, au profond rugisse-ment, au bond de vingt coudées, à la lourdecrinière, l’homme reconnut la bête presquesouveraine : le Lion. Le pauvre cerf élaphe, foud’épouvante, fit un crochet brusque et gauche,se replia, soudain se trouva sous les griffestranchantes du léopard.

    Une lutte brève, farouche, le sanglot du cerfagonisant et le léopard se tenait immobile, ef-faré : le lion approchait à pas tranquilles. Àtrente pas, il fit halte, avec un rauquement,sans se raser encore. Le léopard quaternaire,de taille haute, hésita, furieux de l’effort fait

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  • en vain, songeant à risquer la bataille. Mais lavoix du dominateur, plus haute, trembla sur lavallée, sonnant l’attaque, et le léopard céda,s’en fut sans hâte, avec un miaulement de rageet d’humiliation, la tête fléchie vers le tyran.Déjà l’autre déchirait l’élaphe, dévorait parlarges pièces cette proie volée, sans souci duvaincu qui continuait la retraite en explorantles pénombres de ses yeux d’or-émeraude.L’homme rendu prudent par le voisinage dulion, s’abritait scrupuleusement dans sa re-traite feuillue, mais sans terreur, prêt à touteaventure.

    Après quelques instants de dévoration fu-rieuse, le fauve s’interrompit : du trouble, dudoute parurent dans son attitude, dans le fris-son de la crinière, sa scrutation angoisseuse.Soudain, comme convaincu, il saisit l’élaphevivement, le jeta sur son épaule et se mit encourse. Il avait franchi quatre cents coudées,lorsque émergea, presque à l’orée où naguèrelui-même était apparu, une bête monstrueuse.

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  • Intermédiaire d’allure et de forme entre le tigreet le lion, mais plus colossale, souveraine desforêts et des savanes, elle symbolisa la Force,là debout sous les lueurs vaporeuses. L’hommetrembla, ému au plus profond de ses entrailles.

    Après une pause sous les frênes, l’animalprit la chasse. Il alla comme le cyclone, fran-chissant les espaces sans effort, poursuivant lelion en fuite vers l’ouest, tandis que le léopard,arrêté, regardait la scène. Les deux silhouettesdécrurent, s’évaporèrent, l’homme songea denouveau à quitter son abri, car le léopard l’in-quiétait peu, lorsque la scène se compliqua : lelion revenait en oblique, ramené par quelqueobstacle, mare ou crevasse. L’homme ricana,raillant la bête de n’avoir pas mieux calculé safuite, se rencoigna, car les colossaux antago-nistes arrivaient presque droit sur lui. Seule-ment, retardé par le détour et le poids del’élaphe, le fuyard perdait du terrain. Quefaire ? Le chasseur inspecta l’ambiance : pouratteindre quelque peuplier il fallait bondir à

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  • deux cents coudées et, du reste, le Felis spe-laea gravissait les arbres. Quant au roc des tro-glodytes, c’était dix fois cette distance : il pré-féra braver l’aventure.

    Son hésitation fut brève. En deux minutes,les fauves atteignaient les abords de sa re-traite. Là, voyant la fuite vaine, le lion laissacrouler l’élaphe et attendit. Ce fut une trêve,un arrêt similaire à celui de tantôt, alors que leléopard tenait la proie. Tout autour, le silence,l’heure annonciatrice, l’heure où les nocturnesvont s’endormir et les diurnes vont revivre àla lumière. Une lueur de songe, des cimesd’arbres noyées dans des laines pâles, desbandes de gramens tremblotants de toutesleurs lancettes à l’haleine hésitante du cou-chant, et, sur tout le pourtour, le vague, leconfus, l’embuscade de la nature faite de fron-tières arborescentes, de détroits, de bandessoyeuses de ciel. En haut, les veilleuses stel-laires, le psaume de la vie éternelle ; sur untertre, le Felis spelaea découpé sur les rais lu-

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  • naires, son haut profil de dominateur, sa cri-nière retombant sur un pelage tavelé de pan-thère, son front plane et ses mâchoires proémi-nentes, jadis roi de l’Europe chelléenne, main-tenant au déclin, réduit à des bandes étroitesde territoire. Plus bas, le lion, le souffle rauque,les flancs en tumulte, sa griffe lourde posée surl’élaphe, hésitant devant le colosse comme na-guère le léopard devant lui, une phosphores-cence de crainte et de colère entremêlées dansses prunelles. Dans la pénombre, l’homme quiles contemple, déjà harmonisé au drame.

    Un rugissement voilé plana, le spelaea se-coua sa crinière et commença de descendre.Le lion, en recul, les dents découvertes, lâchala proie deux secondes, puis, au désespoir, sonorgueil fouetté, il revint avec un rugissementplus éclatant que celui de l’adversaire, remitla griffe sur l’élaphe. C’était l’acceptation de lalutte. Malgré sa force prodigieuse le spelaea nerépondit pas tout de suite. En arrêt, replié, ilexaminait le lion, jaugeait sa force et son agi-

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  • lité. L’autre, avec la fierté de sa race, se te-nait debout, tête au vent. Un second rugisse-ment de l’agresseur, une réplique retentissantedu lion et ils se trouvèrent à un seul bond dedistance :

    — Llô ! Llô ! chuchota l’homme.

    Le spelaea franchit la distance, sa griffemonstrueuse se leva. Elle rencontra les onglesde l’adversaire. Deux secondes, la patte rousseet la patte ocellée se firent face, dans la trêvefinale. Puis l’attaque, un emmêlement de mâ-choires et de crinières, des rauquements fa-rouches, tandis que le sang commençait decouler. D’abord le lion plia sous l’assaut formi-dable. Dégagé bientôt, d’un saut transverse ilmena une attaque de flanc, et la bataille de-vint indécise, l’élan du spelaea amorti. Alors,la frénésie des organismes, les secousses demuscles géants, l’indécision des forces éper-dues en résultantes fausses, le fourmillementde crinières dans les lueurs du satellite, un

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  • déferlement de chairs pareil aux palpitationsd’un flot maritime, l’écume des gueules et laphosphorescence des fauves prunelles, les rau-quements semblables aux sanglots de tempêtesur les chênes. Enfin, d’un coup terrible, lelion fut précipité, alla choir à six encolures, et,en foudre, le spelaea était sur lui, commen-çait de lui ouvrir le ventre. Il se débattit, avecdes rugissements épouvantables, il réussit àse dégager encore, les entrailles pendantes, lacrinière rouge. Comprenant et l’impossibilitéde la retraite et que l’autre ne lui ferait nullegrâce, il refit face sans faiblesse, il réengageale combat avec une furie si haute que le spe-laea ne put, durant plusieurs minutes, le ressai-sir. Mais la finale approchait, une décroissancerapide des forces du vaincu : ressaisi, recouchécontre terre, arriva le supplice, l’acharnementdu plus fort, les viscères du lion arrachés, sesos rompus entre des crocs tout-puissants, saface broyée et difforme… et les rugissementsde l’agonie répercutés à travers l’horizon, tou-

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  • jours plus rauques, plus débiles, éteints bientôten soupirs, en râles, en tressaillements des ver-tèbres… Enfin, une convulsion de la gueule,un sanglot lamentable, et la bête souveraines’éteignit.

    D’abord le spelaea s’acharna sur le cadavre,sur la chair encore vibrante, dans la volupté dela vengeance et la crainte d’un retour de vie.Enfin, rassuré, il rejeta le lion d’une secoussedédaigneuse, il rugit son triomphe et son défiaux pénombres, les épaules, le thorax saignantde larges plaies. Le jour naissant, une filtrationde vif-argent au bas horizon, l’arc du satellitese dépolissant, se vaporisant. Le spelaea, aprèsavoir léché ses blessures, sentant la faim reve-nir, s’en fut vers la carcasse de l’élaphe. Las,trop éloigné du repaire, il chercha une retraiteoù il pût se repaître à l’ombre. Le buisson oùse cachait le chasseur, proche, attira ses pru-nelles, il se mit en devoir d’y traîner la proie.

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  • Cependant, fasciné par la magnificence tra-gique du combat, l’homme contemplait encorele vainqueur, lorsqu’il le vit se diriger sur lui.

    Un souffle d’épouvante charnelle, d’horri-pilation, passa sur son être, sans qu’il perdîtl’instinct de lutte et de calcul. Il songea que,après un tel combat, avide de repos et de nour-riture, sans doute le spelaea n’inquiéterait passa retraite. Toutefois, il n’en avait aucune cer-titude, il réécoutait les légendes des vieillardsdisant, aux soirs de veillée, la haine du grandfélin contre les hommes. Rare, en déchéancecontinue, il semblait avoir l’instinct du rôle desprimates dans son extinction, il satisfaisait sarancune confuse chaque fois qu’il rencontraitquelque individu solitaire.

    Ces souvenances rôdant dans le cerveau duveilleur, il songeait lequel, en cas d’attaque, del’abri ou de la rase savane serait préférable ? Sil’un amortissait l’élan de la bête, l’autre rendaitplus faciles le jet de la sagaie et les coups de la

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  • massue. Il n’eut pas à hésiter longuement : déjàle spelaea écartait les feuillages. L’homme bon-dit, son choix soudain décidé, sortit du buis-son, par la ligue praticable, à angle droit avecla trouée où allait entrer le monstre. Aux frois-sements des branches, le spelaea s’inquiéta,tourna autour de la bordure et, voyant surgirla silhouette humaine, il rugit. À cette menace,toute tergiversation éteinte, le chasseur levala sagaie, les muscles souples et dociles, visa.L’arme vibra, alla droit sa route dans la gorgedu félin :

    — Ehô ! Ehô ! cria l’homme, la massuehaute, brandie à deux poings.

    Puis il s’immobilisa, solide, beau géant hu-main, héros des âges de lutte, la prunelle lu-cide. Le spelaea avança, se ramassant, calcu-lant son bond. L’homme, d’une aisance mer-veilleuse obliqua, laissa passer le monstre,puis, au moment où il revenait, de biais, samassue descendit comme un formidable mar-

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  • teau et des vertèbres craquèrent. Un rugisse-ment arrêté net, la chute, l’immobilité brusquedu colosse et l’homme répéta son cri de ba-taille, victorieux :

    — Ehô ! Ehô !

    Il continuait toutefois à se tenir sur la dé-fensive, redoutant quelque reprise, contem-plant la bête, ses grands yeux jaunes ouverts,ses griffes longues d’une demi-coudée, sesmuscles géants, sa gueule béante, pleine dusang du lion et de l’élaphe, tout ce miraculeuxorganisme de guerre au ventre très pâle sousle pelage jaune, ocellé de noir, des flancs etde la croupe, sous la ruisselante crinière brune.Mais il était bien mort, le Felis spelaea, il ne de-vait plus faire trembler les ténèbres. L’hommese sentit dans la poitrine un grand bien-être,le gonflement d’un orgueil très doux, un élar-gissement de personnalité, de vie, de confianceen soi, qui le tint rêveur et nerveux devant lesfleurs lumineuses de l’aube.

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  • Les premières fanfares écarlates s’élevèrentsur l’horizon en même temps que la brise. Lesbestioles de la lumière une à une ouvrirentleurs prunelles, les oiseaux préhistoriques pé-pièrent leur ravissement, tournés vers le Le-vant, leurs petites cornemuses enflées. Sousles brumes fines, le fleuve sembla d’étaind’abord, légèrement dépoli, puis les splendeursde la nue s’y plongèrent, un monde frissonnantde nuances et de formes. Les cimes des grandspeupliers et des petits grameus de la savanetremblèrent de la même ardeur de vie. Déjàl’astre survenait, plus haut que la forêt loin-taine ; ses rais passèrent sur la vallée, entre-coupés d’ombres d’arbres frêles et intermi-nables. L’homme étendait les bras, dans unereligiosité confuse, sans culte précis, percevantla Force des rayons, l’Éternité du soleil, l’Éphé-mère de sa propre personne. Puis, un rire luivint, le cri de son triomphe :

    — Ehô ! Ehô ! Ehô !

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  • Et, sur le bord de la caverne, les hommesapparurent.

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  • LA SÉPULTURE DE WANHÂB

    Dans le crépuscule du soir, l’Astre trans-formé en brasier circulaire, les vieillards sur-girent de la caverne, suivis de de la horde mé-lancolique ; deux guerriers jeunes portaient lesquelette de Wanhâb, et la lueur rouge, sur lecrâne pâle, à travers la cage thoracique tom-bait comme un symbole de haute angoisse,désuétude du jour vernal sur les ruines d’unêtre jeune disparu à jamais dans l’abîme desmétamorphoses. Tardive s’écouta la horde àtravers la savane, et les sanglots sourds del’épouse et de la mère coupaient la taciturnitéde la scène.

  • Quand on atteignit l’Arbre-Sépulcre, quandles porteurs eurent escaladé la colline, on vitun vieillard se mettre auprès de Wanhâb, ettous attendirent sa parole, car il était renommépour parler aux autres hommes. Et le vieillardse tint immobile quelque temps, laissant re-monter des choses anciennes dans sa mé-moire, les confuses synthèses acquises par sarace encore tout à la nature et n’ayant conçuaucun mystère au delà des formes matérielles :

    — Hommes… Wanhâb fils de Djeb… néparmi nous… était un chasseur intrépide et untravailleur habile… l’urus, le léopard et l’hyèneont connu sa force… il a taillé les dépouillesde la bête et s’en est fait des vêtements et desarmes… il a tiré des outils de la pierre bienfai-sante… Hommes… Wanhâb fils de Djeb… estsorti de la vie… il ne chassera plus, il ne dé-pouillera plus la bête et ne tirera plus d’outilsde la pierre bienfaisante… et parce que c’étaitun compagnon fidèle et sage… nous regrettonsWanhâb, fils de Djeb.

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  • — Nous regrettons Wanhâb fils de Djeb ! ré-pétèrent les voix de la horde.

    Puis, il descendit un silence plus pesant etles têtes des troglodytes s’élevèrent pour voirgravir l’Arbre-Sépulcre par un chasseur agile.Il glissa de branche en branche, à travers lessquelettes des ancêtres.

    Lorsqu’il parvint à une branche libre, onsuspendit Wanhâb fils de Djeb, à la lanièretressée dont il tenait un bout et la dépouille àclaires-voies du trépassé monta lentement par-mi les feuillages. De l’horizon tiède et du grandzénith il émanait des langueurs si douces, un sicharmant souffle de vie et une majesté si pa-cifique, que les compagnons de Wanhâb et samère et sa veuve oubliaient la douleur et l’ef-froi de la mort. Enfin, le squelette, fixé, vacillafaiblement parmi les autres squelettes, et lahorde se dispersa dans le crépuscule. Aux capsdu fleuve, sur la pointe des collines légères,les natures contemplatives virent se diviser la

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  • lumière en mille figurations éphémères. Bien-tôt ne resta plus sous l’arbre que le noyau descompagnons intimes et des parents. Et lacendre vint sur les gloires célestes. Un jour deplus disparut à la profondeur du passé. Unenuit de plus découvrit un pan de l’infini. Fris-sonnants, alors, avec des imaginations em-bryonnaires, avec la pensée du trépas et de lanuit emmêlées, les humbles préhistoriques fi-dèles à Wanhâb ajoutèrent un rêve aux mil-lions de rêves dont naquirent les cultes, dontnaquirent les mariages de la peur, du surnatu-rel et de l’immortalité.

    Cependant, la jeune épouse restait prostréesur l’herbe, ses cheveux coulant parmi les gra-mens, comme les feuilles du saule pleurent surles nénuphars des étangs. Et Thérann le vain-queur, ami de Wanhâb, eut pitié d’elle et sentittrembler son cœur, parce que la chevelure dela femme était belle et son cou rond et blancdans les clartés finales du jour. Il dit alors desparoles douces, et elle leva ses prunelles sur

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  • lui. Et le vœu de la large nature, que tout re-commence et que la blessure de l’âme se fermedans les êtres jeunes encore, commença des’accomplir pour elle. Elle songea que Thérannétait fort parmi les forts, et sans férocité pourles femmes et les enfants. Et quand les té-nèbres furent victorieuses, ils restèrent l’un àcôté de l’autre, sans mouvement et sans pa-role, mais sentant se lever des lendemains eneux, tandis que les loups roulaient sur la sa-vane, que l’hyène ricanait au bord du fleuve etque les grands carnivores se levaient dans leurforce.

    J.-H. ROSNY.

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  • Ce livre numérique

    a été édité par la

    bibliothèque numérique romande

    https://ebooks-bnr.com/

    en janvier 2019.

    — Élaboration :

    Ont participé à l’élaboration de ce livre nu-mérique : Isabelle, Françoise.

    — Sources :

    Ce livre numérique est réalisé principale-ment d’après : J. H. Rosny, Scènes préhisto-riques, in Revue Indépendante de littérature etd’art, numéro 21 (1888). D’autres éditions ont

    https://ebooks-bnr.com/https://ebooks-bnr.com/

  • été consultées, notamment la numérisation deGutenberg, en vue de l’établissement du pré-sent texte. L’illustration de première page est :Lion de l'Atlas. Holder, Joseph Bassett, peinturede 1898.

    — Dispositions :

    Ce livre numérique – basé sur un texte librede droit – est à votre disposition. Vous pouvezl’utiliser librement, sans le modifier, mais vousne pouvez en utiliser la partie d’édition spéci-fique (notes de la BNR, présentation éditeur,photos et maquettes, etc.) à des fins commer-ciales et professionnelles sans l’autorisation dela Bibliothèque numérique romande. Mercid’en indiquer la source en cas de reproduction.Tout lien vers notre site est bienvenu…

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    NOX BELLICOSALA SÉPULTURE DE WANHÂBCe livre numérique

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