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Jacques et l'école D.P.S

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Première partie du roman Jacques et l'école D.P.S.

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"Un artiste est par définition un homme habitué au rêve et qui vit parmi des fantômes"

Claude Debussy

"La vie est dure Jean-Baptiste, la vie est dure..."

A. Michel

Je me dédie ce livre parce que je le vaux bien.

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Ce poème est une traduction issue d'un manuscrit très ancien retrouvé il y a plus de cent ans dans une grotte en Russie. Ce manuscrit décrit le fonctionnement d'une vaste, prospère et méconnue société antique, narre les exploits de ses héros, jusqu'à sa chute intervenue il y a bien longtemps de cela.

Les hommes qui ont fait l'étude de ce texte ont, faute de retrouver son nom, décidé de le nommer monolite. Il demeure aujourd'hui encore soumis à l'étude et de grandes questions subsistent quant à l'identité de ses nombreux auteurs ainsi qu'à leur origine mystérieuse.

Eina i fimo JoTout recommencera dans la chambre sacréeCelle d'un petit garçon au destin de monarque,Qui verra dans ses mains une histoire se créer.Il attendra, patient, d'en connaître la marque.

Car il saura qu'un jour il devra s'éveillerDedans le monde où certains hommes récalcitrantsRefuseront de croire, refuseront d'allierEt le coeur et leur âme, refuseront leur rang.

D'une grandeur oubliée renaîtront les enfantsEux qui jouent, insouciants, sous le regard des damesLeurs mains seront jointes et leur regard brillant

Qui es-tu compagnon ? Je suis homme, j'ai vingt ansComme il réchauffe la Terre, c'est un ardent rêveurÔ vois-tu, comprends-tu ? Bientôt sonnera l'heure...

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Partie première : Cet été là

"Debout les jeunes ! Vous êtes en retard ! Il est déjà onze heures !"Jacques se réveilla en sursaut. Son radio réveil venait de s'allumer et un animateur à la voix un peu folle le narguait en hurlant "Debout, debout ! DEBOUT !". Le jeune homme se boucha les oreilles, il saisit son oreiller et le balança d'une main paresseuse contre son agresseur."Ingrat ! C'est un métier difficile ! Très difficile comme métier !" Grommela l'animateur dont la voix était à présent étouffée par plusieurs centimètres de coton. Jacques soupira. Il glissa la main le long du lit et saisit sa petite radio avant de l'éteindre en bâillant.

La folie des grandes vacances était déjà bel et bien oubliée en ce quatre septembre encore tout chaud de l'enivrante tiédeur des nuits passées à regarder le ciel en rêvant. Jacques aurait bien aimé, une fois de plus, se réveiller dans un autre endroit que cette chambre qu'il finissait par trop connaître, se réveiller loin de ces voix qui l'effrayaient, loin de ces visages qui, le pensait-il, ne le comprenaient pas, ne plus se réveiller... Non, il était trop tôt pour cela. Le jeune homme se frotta le visage et entrouvrit ses yeux cernés. Rien ne semblait pourtant troubler le silence qui s'était emparé de la maison qu'il habitait.

Jacques faisait partie de ces jeunes qui pensent être seuls au monde parce qu'ils sont toujours seuls à le regarder dormir la nuit. Il n'avait en dix-huit ans pas eu l'occasion d'apprécier grand chose de l'existence et son enfance heureuse ne le rendait aujourd'hui que plus mélancolique, nostalgique de cette époque où tout était grand et vaste, du jardin dans lequel il jouait aux rêves qu'il faisait, car alors rien au monde n'aurait pu le convaincre qu'il s'agissait là de deux choses différentes. Mais le temps lui avait fait comprendre cette différence et il en souffrait chaque jour un peu plus.

Il descendit les quelques marches qui menaient au salon et s'assit sur une chaise. Rien, il ne vit rien à l'horizon de ce quatrième matin de septembre, si ce n'est un majestueux levé de soleil dont il pouvait distinguer les rayons à travers ses paupières à demi-closes, et qui caressaient les carreaux blancs des murs de sa cuisine en y insufflant cet air vivifiant et dominateur que l'on prête si souvent à l'astre du jour.

"Pense à jeter les poubelles avant de partir. Bon courage ! Papa"Jacques relut une seconde fois ce petit mot que lui avait écrit son père, Michel, avec lequel il vivait depuis toujours. Cette capacité naturelle et presque inconsciente qu'il avait de recourir à l'ironie aux moments les plus inopportuns n'avait jamais cessé de fasciner le jeune homme. Ce dernier apprit donc sur un bout de papier laissé sur la table de la salle à manger que l'importance de jeter les poubelles précédait dans l'esprit de son père le courage qu'il devrait avoir pour se rendre une fois encore à l'intérieur de sa prison de "maux", comme il aimait l'écrire, entendons son lycée, lieu maudit qu'il ne parvenait pas malgré tous ses efforts à supporter pour d'évidentes raisons que nous découvrirons toutefois ultérieurement.

Ainsi vont les choses, la Terre tourne à la même vitesse depuis des millions d'années et depuis des millions d'années le quatre septembre est une date funeste que redoutent bien des jeunes gens d'âge, de pays et de sexe différents.

Bien qu'il fût seul chez lui, Jacques se comporta comme si quelqu'un l'observait, ralentissant ostensiblement tous les mouvements de son corps afin de convaincre cet invisible spectateur, sans toutefois y parvenir et qui n'était peut-être que sa conscience, qu'il ne se sentait pas pressé d'y aller et qu'il était serein car il aimait feindre la coolesterie – le

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fait d'être cool – comme tous les garçons de dix-huit ans.Un petit déjeuner constitué de ces choses horribles que l'on prétend bonnes lui

remplit soudain l'estomac et c'est avec peine qu'il se rendit à l'évidence : c'était l'heure de partir.

La scolarité de Jacques avait toujours été un mystère pour lui et pour ses proches. Non pas que le système scolaire fût mal adapté, mais plutôt que ce fût Jacques qui dérange tout le monde en ne s'y adaptant pas. Ce n'était pas vraiment de sa faute, il ne s'était jamais senti à l'aise au sein d'une salle de classe. De ses aventures enfantines à l'école primaire, où sa timidité l'avait condamné aux pires tortures infligées sans retenue par ses petits camarades, jusqu'au lycée où il considérait être devenu suffisamment différent des autres pour n'avoir plus aucun effort à fournir afin d'avoir la paix, jamais l'école ne lui était apparue comme une chance, une étape nécessaire dans la vie d'un individu, voire même une libération, mais j'exagère tout de même un peu sur ce dernier point.

Comme il avait l'habitude de le faire à chaque fois qu'il s'y asseyait, le jeune homme appuya sa tempe contre la vitre grelottante du triste convoi public qui l'emmenait, au terme d'un petit détour et de quatre arrêts demandés, à quelques mètres de son lycée. Les vibrations de la glace encore toute froide du matin transmises par le ronronnement du moteur lui relaxaient le front et l'apaisaient. Fermant les yeux un instant, il se remémora une à une toutes les classes qu'il avait suivies depuis sa plus tendre enfance et fit un effort de concentration pour s'assurer qu'aucune d'elle n'avait été heureuse. Il ne serait pas très raisonnable de penser que ce jeune homme de dix-huit ans avait déjà la prétention de se croire prédestiné au malheur, mais sa vie, le pensait-il, n'était pas là. Où donc pouvait-elle être ? Il l'ignorait et en souffrait, silencieusement, depuis longtemps.

Il développait beaucoup de passions pour tout un tas de choses et en avait conclu très rapidement que ce n'était pas ces choses mais plutôt ses passions qui définissaient le mieux sa personnalité. Il se plaisait à croire qu'il était animé de sentiments nobles dont sa conscience tenait les rênes d'une main ferme guidée par une morale toute puissante. Etait-ce un passionné ? Lui même n'en savait rien. Un rêveur sans aucun doute, qui si souvent se sentait moins seul la tête sous un ciel étoilé qu'au milieu d'une foule bruyante et désunie. Comme il aimait la poésie, ou plutôt, comme la poésie l'aimait, cet enfant qu'elle avait fait naître au sein d'un monde d'où toute beauté émigre de plus en plus. Comme dans ce poème en prose de Baudelaire qu'il avait lu un jour, il avait été touché dans son berceau par la pâleur de la Lune et il lui en était resté un teint blême et délicat, des yeux mélancoliques et un coeur noctambule.

Une fois encore, il s'adonna à ce petit jeu solitaire, qui lui ne rend pas sourd, par le biais duquel il s'imaginait être la vedette d'un film, une star que l'on juge suffisamment intéressante, Dieu qui n'existe pas seul sait pourquoi, pour qu'on se mette à lui poser des questions sur sa vie intime et qu'elle ait ce privilège extraordinaire, rare et pédant de refuser d'y répondre. Ainsi quelques interrogations se présentèrent à lui auxquelles il répondit dans l'ordre par la pensée avec une certaine emphase, son but étant de faire comprendre à son hypothétique interlocuteur qui il était vraiment. Malheureusement sa réplique s'arrêtait toujours et l'hypothétique interlocuteur lui ne comprenait jamais. Finalement qui était Jacques ? Freud qu'il avait étudié l'an passé lui avait appris à son grand dam et pour son plus profond malheur que lui même ne se connaissait pas. Depuis cette interrogation existentielle était restée en suspens, dépendant comme une girouette du vent, l'inspirant d'une façon

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différente tous les matins.Après s'être un instant égaré au milieu de ses songes, Jacques releva machinalement

la tête. Il guettait une silhouette familière qu'il trouva en la personne de Wilson, un jeune homme que sa mauvaise foi intellectuelle l'exhortait à trouver ridicule. Wilson avait été dans la même classe que lui l'an passé et Wilson était cool, ou il essayait en tout cas d'en avoir l'air. Il s'habillait à la mode, oui, bien sûr, et il se fondait dans une masse multicolore constituée des vêtements qui l'entouraient, là où il aurait sans doute voulu les voir le différencier. Et après tout c'était peut-être cela que Jacques appréciait tant chez les jeunes de son âge, cette maladresse involontaire. Non pas que Wilson fût un être méchant ou animé d'intentions déplaisantes, mais il était jeune... Il prenait un air sévère, roulant des mécaniques avec cette démarche si gracieuse qui était celle des jeunes en ce temps là. Ses cheveux blonds étaient coupés très courts, une casquette les recouvrait et des écouteurs, headphones en anglais, cela sonne mieux, dont les fils se perdaient parmi les plis soigneusement sélectionnés de son t-shirt composaient son costume quotidien qu'il prenait un temps fou à placer chaque matin.

Jacques était heureux car il avait récemment trouvé un moyen imparable de justifier auprès de sa conscience l'évidente différence qui l'éloignait des jeunes gens de son âge : lui seul avait raison. Qu'ils essaient de s'habiller, de se comporter d'une certaine façon, de revêtir une apparence commune à des milliers d'entre eux alors que tous ne rêvaient que d'une chose, être le seul et l'unique, qu'ils s'approprient des codes et des comportements, tout cela Jacques le trouvait imbécile et se gardait bien d'y accorder la moindre importance. Il avait presque achevé de se convaincre, sans doute pour se rassurer, qu'il était d'une certaine façon supérieur aux autres, alors il se contentait de regarder Wilson avec attendrissement.

Il y avait aussi Félicia, Marvin, Isabelle, Hélène, les garçons, ils étaient tous là à présent que Jacques y prêtait attention. A croire qu'ils avaient attendu qu'il lève la tête pour apparaître juste devant lui. "Quelle bande de cons..." Songea le jeune homme qui avait l'air bougon. C'est dans cet état d'esprit confus, mêlé de mélancolie, d'ironie, de sarcasmes et de mauvaises pensées que notre petit Jacques passa les dix minutes règlementaires qui le séparaient de son lycée en bus.

Ce dernier s'immobilisa devant l'arrêt. Jacques, que l'idée de se retrouver bientôt enfermé dans une salle n'enchantait guère, fut toutefois très satisfait de retrouver ce plaisir sadique, toutes ces sensations qu'il appréciait tant : les jeunes gueulant pour monter, les vieux poussant pour descendre, parfois chutant lorsque le sol est mouillé, leurs semelles en caoutchouc couinant délicieusement sur le marche pied du véhicule.

Et sur le trottoir jusqu'alors vierge de tout piétinement humain se mirent en branle des dizaines d'élèves, troupeau de vaches pas belles et pathétiques dont le regard impénétrablement vide oscillait selon le pas. Jacques qui suivait bien malgré lui le même itinéraire que ce cheptel formidable y reconnut bientôt quelques connaissances auxquelles il fit un simple clin d'oeil étant trop paresseux pour faire trois pas afin d'aller les saluer.

La descente du bus fut épique, l'entrée sous le porche fut, elle, héroïque. Ces dizaines de jeunes crétins, tous fermement décidés à entrer le plus vite possible dans ce bâtiment qu'ils prétendaient tous détester, entassés comme des bêtes au lieu d'attendre que l'entonnnoir formé par la petite entrée ne filtre assez d'élèves pour avancer, poussaient, poussaient encore en râlant d'une voix instable pour les mâles et d'un piaillement que je ne qualifierai pas, pour le sexe que je ne nommerai pas.

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Jacques avança prudemment, la main fermement agrippée à la bretelle de son sac à dos. Les murs n'avaient pas changé de couleur, cela dit pourquoi auraient-ils dû en changer ? Le ton beige clair qu'ils renvoyaient était apaisant, ça valait toujours mieux que du rose. Une fois à l'intérieur de l'enclos, la masse ondulante et beuglante des élèves se rua vers les panneaux sur lesquels sont affichées ces fameuses listes immanquablement accompagnées de désagréables "Oh Stéphanie je suis avec toi ma chérie! Hahahaha !". Jacques n'y coupa pas non plus cette année et comme un malheur n'arrive jamais seul il découvrit qu'il était également avec Stéphanie cette année mais décida de ne pas lui en faire part tout de suite de peur de lui donner trop de joie d'un seul coup et de lui provoquer un malaise.

"Yiiihaaa !" Un long cri transperça soudain le couloir du premier étage encombré de jeunes gens. Un homme d'une cinquantaine d'années vêtu d'un costume sombre, petit, trapu et barbu se tenant la tête à deux mains traversa la foule des élèves en hurlant. Quelques uns furent renversés sur son passage.

Pauvre monsieur Guiguignol, les vacances ne lui avaient pas apporté le repos dont il aurait eu besoin pour se remettre de sa quintuple dépression de l'an passé. Monsieur Guiguignol était en fait un individu instable intégré à l'éducation nationale dans un but social. Malheureusement l'intégration n'avait pas obtenu le succès escompté. Guiguinol demeurait seul pendant de longues heures, assis sur l'un des bancs dont était pourvue la cour de l'établissement. De languissantes plaintes s'échappaient de sa gorge, il proférait parfois des injures à l'encontre des professeurs et avait même un jour menacé d'attenter à sa vie en se jetant d'une fenêtre située quelque part au quatrième étage. L'affaire avait fait grand bruit à l'époque et, aidé par le concours pernicieux et démagogique de quelques journaux télévisés, le ministre de l'éducation nationale avait dû démissionner suite à ce cuisant échec. Il arrivait souvent à Guiguignol, renommé intelligemment Guignol par les élèves, de courir en hurlant dans les couloirs. Personne ne savait pourquoi il faisait cela, d'ailleurs personne n'avait jamais pensé à le lui demander : il courait trop vite.

Se faufilant entre les discussions féminines qui comme toujours encombraient les escaliers, Jacques parvint enfin au dernier étage, symboliquement le plus élevé, celui qui accueillait les grands de terminale pour leur rentrée. Après avoir feint de ne pas voir quelques amies pour ne pas leur faire la bise, car le jeune homme était alors convaincu que les siennes avaient une grande valeur et qu'il devait ainsi les distribuer avec parcimonie, il pénétra dans la salle qui lui avait été indiquée.

"Jaques Narilet?"Jacques releva la tête les sourcils froncés, surpris d'entendre son nom de famille prononcé à voix haute comme s'il avait déjà fait une bêtise. Le professeur, debout derrière son petit bureau, le regardait la bouche entrouverte. Jacques patienta quelques secondes avant de glisser un timide "présent ?" à la suite duquel Madame Mossieur poursuivit l'appel.

Madame Mossieur était cette année le professeur principal de Jacques, mais également son professeur de lettres. Des rumeurs couraient sur sa personnalité, on prétendait qu'elle était en réalité un homme mais Jacques convint après quelques secondes d'observation que cette confusion grotesque était naturellement due à son nom. Posant ses lunettes sur son bureau, Mossieur adressa soudain un sourire niais à ses élèves que Jacques interpréta comme étant la manifestation physique de ce sentiment détestable chez les femmes professeurs : l'aspect maternel de leur tâche éducative. "Pour ceux qui l'ignoreraient, mais j'en doute puisque je reconnais tous vos visages, dit-elle en souriant, je m'appelle madame Mossieur et je suis cette année votre professeur principal"

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La femme âgée d'une quarantaine d'années ânonna quelques autres inepties du même acabit puis leur demanda avec gravité de lui écrire une petite fiche – petite car elle devait être issue d'une moitié de page A4, rien à foutre de l'autre moitié qui reste vierge et qui elle ne sert à rien – sur laquelle devaient figurer leur nom et prénom, numéro de téléphone, et tout un tas d'autres choses. Un rite dont je confesse n'avoir jamais compris l'utilité malgré tous mes efforts. Des soupirs s'échappèrent de la salle, accompagnés de ce bruit qui nous hante tous, celui des trousses que l'on ouvre et des feuilles que l'on déchire en deux.

Jacques saisit l'un de ses stylos puis écrivit son nom et son prénom sans trop y réfléchir. Son nom et son prénom, son identité, il était si jeune pourtant, il avait tant de peine à se souvenir de ce jour incroyable de son enfance où il avait écrit son nom pour la première fois. Il se concentra, fronçant les sourcils, puis sentit en lui comme une voix lointaine remonter à la surface de sa conscience.

"Jacques, Jacques ! Veux-tu me tenir ça le temps que je le donne à la dame ?" Le petit garçon s'exécuta pensivement, saisissant de sa petite main droite le stylo qui avait permis à sa grand mère de signer un chèque. Jacques se rappela qu'on lui avait dit à l'école maternelle qu'un stylo servait à écrire sur une feuille et il n'eut aucune peine à se rappeler de ces lettres qu'on avait récemment tenté de lui faire dessiner. Alors machinalement, presque sans y penser, il saisit un prospectus, le retourna et, tirant la langue, s'appliqua à écrire ce mot qui lui plaisait bien.

La première partie était simple mais la fin l'ennuyait un peu. Il ne comprenait pas qu'il fallût un C un Q et un U pour que l'on puisse prononcer son prénom convenablement. Ou plutôt, il ne se rappelait jamais dans quel ordre elles devaient apparaitre. Mais bizarrement aujourd'hui, les lettres n'apparaissaient plus une par une, mais toutes ensemble. Il voyait ce mot dans sa tête, tout entier, sans fautes, avant même qu'il n'ait commencé à l'écrire. J-A-C-QE, non J-A-C-Q-U-E. Il se relut, fier de cet exploit inattendu et tendit le prospectus à sa grand mère. "Oh ! Tu as écrit ton nom ! Garde-le bien précieusement on va le montrer à maman en rentrant"

La banquière qui n'était pas très belle sourit pourtant gracieusement à Jacques et le félicita. Tandis qu'ils se dirigeaient vers la sortie, la grand-mère de Jacques lui redemanda son stylo et inscrivit une lettre supplémentaire. Surpris, Jacques se sentit soudain très mécontent d'avoir échoué si près du but alors que le plus dur était fait."Ce n'est rien, lui avait dit sa grand-mère en riant, tu es un peu étourdi c'est tout"

Comme la vie était belle et simple en ce temps là. Les voitures roulaient certes, mais différemment. Elles étaient toutes une source de mystère pour le petit garçon, de peur, d'inspiration et de fascination. Jacques se demandait souvent quelle voiture il aimerait avoir plus tard, quand il serait grand, dans une autre vie. Celle de ses parents lui plaisait mais l'odeur de la cigarette qui s'était infiltrée aux banquettes le rendait souvent malade.

Comme la vie était belle en effet et réglée parfaitement comme une partition de musique. Il accompagnait mamie tous les mercredis pour qu'ils aillent ensemble faire les courses et il n'était pas un commerçant du quartier qui ne connût Jacques et ne lui fît la bise de façon brutale et bruyante. Jacques regardait les pigeons, puis les gens, puis les voitures et les feux de circulation, et tout lui semblait beau et logique.

Il s'inventait souvent des histoires et pensait deviner l'intention des volatiles lorsqu'ils virevoltaient d'un arbre à un autre, sans doute pour se transmettre des messages secrets, ou

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pour parler de lui bien entendu. L'air était doux en ce mois de juin et les récents orages qui l'avaient effrayé étaient désormais loin dans sa mémoire. Sa récente découverte du monde de la lecture avait quant à elle apporté une source inépuisable de divertissements. Tous les panneaux publicitaires, toutes les affiches étaient la cible de la concentration du petit garçon qui, sans jamais comprendre le sens de ce qu'il lisait, était cependant très fier de reconnaitre les lettres qu'on lui avait apprises. La rue qu'il habitait était assez large et lumineuse, il se sentait chez lui lorsqu'il approchait de l'entrée de son immeuble.

"43 65 98 45, dit le petit garçon dont le bout du menton était levé vers le visage de sa grand-mère– C'est bien et où habites-tu ? Lui demanda t-elle pour la seconde fois.Il lui arrivait souvent de faire réviser à son petit fils cette leçon importante qu'elle aimait l'entendre réciter par coeur.– 117 rue de l'automne, troisième étage, à droite quand on sort de l'ascenseur."Jacques se répétait souvent cette phrase dans sa tête. Il savait que s'il se perdait un jour, il devrait la dire aux pompiers qui le ramèneraient immédiatement chez lui.

La grand mère du petit Jacques s'apprêtait à ouvrir la porte de l'immeuble lorsqu'une voix féminine l'interrompit"Madame! Je suis la maman de Marie, je m'excuse, je sais qu'on avait rendez-vous plus tard mais j'ai eu un impondérable alors je suis venue vous demander de garder Marie plus tôt que prévu, ça ne vous dérange pas ?"Jacques observa la jeune femme essoufflée, il n'avait prêté qu'une moitié d'oreille à la phrase qu'elle venait de prononcer car il avait aperçu Marie qui lui tenait la main juste en face de lui. La petite, petite petite, petite fille, qui devait être bien plus jeune que lui suçait son pouce et le regardait l'air inquiète et fâchée. Jacques, impatient se demanda bien pourquoi il n'était pas encore chez lui et leva alors le bout du nez vers sa grand mère qui était en train de discuter.

Il vit la mère de Marie embrasser tendrement sa fille puis s'éloigner à grands pas et il vit Marie, la gorge nouée, retenir ses larmes de toutes ses forces. La grand-mère ouvrit la porte et ils pénétrèrent tous les trois à l'intérieur. Pendant qu'elle vérifiait le courrier, Jacques observa encore la nouvelle venue d'un air soucieux, espérant bien qu'elle n'altèrerait pas les privilèges auxquels il était habitué.

"Monsieur Narilet ?"Jacques se réveilla en sursaut. Mossieur, souriante, lui tendait la main et il dut réfléchir plusieurs secondes avant de comprendre ce qu'elle désirait, sa fiche. Il se frotta les yeux. Il n'avait pas vu le temps passer, ni lorsqu'il était petit, ni lorsqu'il essayait de se rappeler de son enfance.

La suite du discours de madame Mossieur fut assez décevante. Elle encouragea ses élèves à se laisser faire lorsqu'ils étaient agressés, à ne pas répondre aux insultes des autres et surtout à ne jamais signaler une agression à la direction et encore moins à la police pour ne pas gonfler les chiffres de la délinquance du lycée inutilement. Jacques sentait bien au fond de lui que quelque chose clochait, que ce n'était ni bien ni naturel de suivre ce genre d'instructions qui pourtant ne soulevaient la colère de personne. Il se demanda alors comment une école qui fuit les problèmes au lieu de les affronter peut s'appeler une école et s'interrogea plus longuement sur cette grave question : Qu'est-ce qu'une école ?

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Monsieur Guiguignol fit une apparition surprise à travers la petite fenêtre de la porte de la classe. Il y criait des obscénités à une élève assise à côté de Jacques qui faisait semblant de ne pas l'entendre. Jacques espéra un instant que Guiguignol fracasserait la porte et viendrait semer la panique au sein de sa classe mais ce moine bourru de l'éducation nationale n'en fit rien. Des hommes payés pour répondre aux outrages sans en rendre compte à la direction de l'établissement s'étaient emparés de lui et l'emmenaient de force ne laissant filtrer de derrière leurs larges épaules que quelques "Petite salope de merde !" étouffés.

On frappa de nouveau à la porte. Jacques la regarda avec excitation, empli d'un espoir inattendu de revoir Guiguignol"Bonjour, restez assis je ne suis qu'un homme hu hu hu"Jacques s'exécuta comme les autres élèves et vit entrer dans son beau costume bleu Monsieur Hère, président directeur général des établissements publiques dans lesquels Jacques avait suivi l'ensemble de son cursus scolaire.

Le proviseur fit la bise à Mossieur en lui demandant discrètement si la cafetière de la salle des professeurs était réparée. Devant la réponse négative de Mossieur, il poussa un soupir de dépit, fronça les sourcils et lança quelques injures à l'égard des réparateurs syndiqués en grève. Puis il reboutonna sa veste avec suffisance, haussa les épaules d'un geste presque inconscient, s'éclaircit la voix et déclara fièrement"Bon ! J'espère que cette première rencontre se déroule bien ! Vous le savez cette année est décisive, c'est la dernière; ou plutôt, la fin d'un cycle et le début d'un autre qui vous amènera petit à petit dans la vie active"

Jacques songea qu'à défaut d'être totalement inutile, ayant un intérêt purement formel, ce type de discours avait la propension désagréable de rendre son auteur encore plus idiot qu'il ne l'était déjà dans la conscience collective des élèves. A force de vouloir prendre la parole, non pour dire quelque chose de délibéré, mais parce qu'il est d'usage de le faire en de telles circonstances, on finit toujours par avoir l'air d'un con. Le con quant à lui très satisfait de ce qu'il disait se mit soudain à sourire et extirpa d'une chemise en papier vert, qu'il avait déposée sur le bureau de Mossieur en entrant, un petit tas de feuilles blanches qu'il leur agita sous le nez pendant une seconde.

"J'ai avec moi vos emplois du temps, je sais que vous les attendez tous avec impatience, mais j'aimerais avant tout vous rappeler une chose"L'homme prit une nouvelle inspiration puis fut soudain stoppé dans son élan, fronçant les sourcils comme s'il venait de commettre un impair. Il se gratta la gorge et poursuivit,"Ou plutôt non trois choses"Jacques pensa "Travail, famille, patrie" mais convint, non sans une certaine déception, qu'un homme aussi lâche, pléonasme, que son directeur ne pourrait jamais oser dire quelque chose d'aussi cynique un jour de rentrée scolaire."Persévérance, travail, discipline et auto-discipline" Conclut ce dernier avec enthousiasme, hochant la tête de haut en bas afin d'acquiescer personnellement à ce qu'il venait de dire.Jacques pensa "Ca fait quatre choses mais y a que les cons qui ne changent pas d'avis", Hère dit "Ca fait quatre choses, mais..."Il sourit et se mit à distribuer les emplois du temps. Arrivé à la hauteur de Jacques, il lui glissa en chuchotant,"Vous viendrez me voir dans mon bureau."

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"J'ai remarqué en suivant attentivement votre dernière année scolaire que vous avez un problème récurrent à vous plier à notre règlement intérieur, notamment en ce qui concerne les horaires de l'établissement. Je ne vous apprendrai rien en vous informant qu'il ouvre à huit heures et ferme à dix-huit, ni avant, ni après.– Et t'as répondu quoi ?Jacques cessa d'imiter la tête de son proviseur pour interpréter son propre rôle– J'ai dit que je ferai des efforts pour être l'heure, et blablabla. J'ai menti comme d'habitude, il le sait très bien mais il s'en fout autant que moi alors..."Zachary et Marcel rirent de bon coeur.

Tous les trois s'étaient connus dans un autre lycée quelques années auparavant et y avaient noué une amitié sincère. Leurs aptitudes respectives les avaient répartis dans des classes différentes bien qu'ils continuassent à se fréquenter très souvent et à échanger leurs points de vue sur la vie, les femmes et aussi les hommes autour d'un bon steack haché entouré de pain, dans un fastfood servant à ses clients des plats scandaleusement déséquilibrés d'un point de vue calorique, mais confessons-le, prodigieusement délicieux et qui firent aimer la mondialisation à toute une génération d'étudiants, ce que notre honnêteté intellectuelle devrait considérer comme un accomplissement d'une rare et prodigieuse virtuosité.

Jacques rigola avec ses deux amis. Il connaissait pourtant déjà la cause de ce que d'illustres constipateurs linguistes nomment l'échec scolaire. Il savait parfaitement pourquoi il n'avançait pas année après année. Mais comment aurait-il pu le dire à ces deux là, alors que lui même s'interdisait d'y penser ? Cela lui faisait peur. Jacques ne voulait pas avancer. Malgré les jours qui se succédaient, envers tous les couchers de soleils qu'il avait pu voir, contre toutes ces heures passées à attendre, il ne trouvait pas la force d'aller plus loin. Pas encore, pas tout de suite, pourquoi si tôt ?

Jacques ne parvenait pas à quitter ses repères d'enfant, à ouvrir les portes qui le mèneraient à une vie d'adulte, loin de l'insouciance, de la joie de vivre qu'il avait chérie et qu'il regrettait tant. Il avait peur du destin, il se le figurait glacé et menaçant, rusé et cynique, ce dernier se rapprochait pourtant inexorablement de lui et finirait un jour par le prendre comme il prenait tous les autres, alors il le lierait au temps qui passe et aux saisons jusqu'à ce que la mort saisisse son coeur et en éteigne la flamme. Là était le prix de l'existence, de la conscience d'être mortel et vulnérable, à la merci des éléments, seul et exempt de tout espoir de voir un jour la lumière renaître du vide qui l'entourait.

Ses deux amis se levèrent et enfilèrent leur manteau, l'éveillant sans s'en apercevoir de ce songe inquiétant. Dehors, l'air frais de septembre acheva de le réveiller.

Les filles, Jacques en avait déjà aimé quelques unes. Comme bien des garçons sa première histoire d'amour lui apporta autant de joies que de larmes puisqu'il en versa une en se souvenant de chaque instant qui l'avait rendu heureux dans les bras de cette première jeune fille, celle qui avait fait naître en lui l'angoissante ambiguïté qui lie l'amour le désir et la sensualité. Il avait pleuré une dizaine de jours seul dans son lit qu'il n'aurait jamais pu croire aussi vide après y avoir dormi avec elle, puis un matin il s'était éveillé et la douleur s'était tue. Celle qu'il avait aimée était enfin sortie de son corps, de son âme et il avait à nouveau pu respirer, sourire et dormir. Mais de cette première blessure naquit un cynisme et une méfiance à l'égard du sexe opposé à qui il ne voulait plus faire confiance.

Les trois amis se séparèrent sur un trottoir encombrés de passants et Jacques chemina

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vers l'arrêt du bus qui devait le ramener chez lui.

Cela faisait quelques minutes qu'il marchait d'un pas lent, le regard perdu dans l'infini. Il lui arrivait régulièrement et de façon presque inconsciente de se soustraire à la réalité dès qu'il se trouvait seul plus de quelques minutes. Il plongeait dans son âme et descendait rapidement jusqu'à ce que les bruits et les couleurs s'effacent autour de lui, jusqu'à ce qu'il atteigne le silence et l'obscurité des grands fonds.

Jacques redressa la tête et glissa soudain un oeil par dessus son épaule car il lui avait semblé qu'un badaud s'était retourné sur son passage et l'avait curieusement toisé de la tête aux pieds. Il ne distingua rien d'anormal dans son dos sinon la silhouette de cet énigmatique personnage vêtu d'un vieux pantalon de golf, d'un gilet et d'une large casquette qui lui recouvrait le crâne. L'homme marchait d'un pas tranquille avec une certaine assurance, il devait être l'un de ces excentriques qui s'enorgueillissent de leurs originalités vestimentaires et tentent de se prouver en méprisant les autres qu'ils valent mieux qu'eux.

Jacques cligna des yeux afin de s'assurer qu'il n'avait pas rêvé puis il reprit son chemin. Cette rencontre bizarre lui en rappela une autre qu'il avait faite un mois auparavant tandis qu'il se promenait avec ses amis sur une allée du bois de Vincennes. Ils y avaient surpris un homme, à moitié dissimulé derrière un tas de buissons et qui avait feint de faire quelques étirements avant d'entamer son footing. L'homme, âgé d'une quarantaine d'années, leur avait lancé des regards appuyés qu'ils avaient jugés inquiétants car bien qu'il ne fût pas très grand sa silhouette était athlétique, ses épaules larges et ses bras musclés. "Un pervers de plus dans la nature" avaient-ils pensé.

Arrivé devant l'arrêt du bus, Jacques affaissa les épaules et poussa deux longs soupirs. Le premier concernait une importante masse de salariés, d'étudiants et de jeunes gens armés de pierres qui attendaient comme lui qu'un conducteur de la RATP ait la témérité de s'arrêter à proximité d'eux, tous ayant la ferme intention de s'écraser afin de monter à bord jusqu'à ce que mort s'en suive si cela s'avérait nécessaire. Le second concernait Marie.

Marie était cette petite fille à laquelle Jacques avait pensé pendant qu'il était en classe. Elle avait naturellement un peu changé mais restait toujours plus petite que Jacques. Ils avaient grandi ensemble, partagé leurs goûters d'anniversaire et fêtes de fin d'année. Jacques avait toujours considéré Marie comme sa petite soeur, une petite soeur innocente, fragile et influençable qu'il s'était fait un devoir moral de défendre sans jamais songer une seule fois qu'elle était assez grande pour le faire toute seule. La jeune fille ne s'en était pourtant pas encore plainte bien qu'elle ne fût pas avare de moqueries qui étaient apparues dans leur relation aussi mystérieusement que les premières années de son adolescence.

Jacques s'approcha de l'abribus et s'arrêta juste à côté d'elle. Elle avait la tête penchée en avant et observait l'extrémité de ses ongles l'air distraite."Je t'ai pas vue tout à l'heure, vous êtes rentrés quand ? Lui demanda t-il en omettant volontairement de lui dire bonjour.Marie leva la tête dans sa direction, feignit d'être surprise et répondit nonchalamment,– A onze heures, je t'ai appelé mais tu faisais pas attention.Le jeune homme haussa les épaules avec indifférence. – Désolé, marmonna t-il en marquant ostensiblement son manque de conviction, tout s'est bien passé au moins ?– Oui, plutôt, répondit-elle l'air absente.

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Un éclair traversa soudain son visage qui sembla la réveiller d'un coup. Elle se tourna vers le jeune homme, lui attrapa le bras gauche et lui dit en souriant,– Tu as entendu Guiguignol ? Nous on l'entendait du deuxième étage ! Il a fait plutôt fort pour son premier jour, non ?Jacques recula doucement son bras afin de le libérer et répondit impassiblement,– Plutôt oui, faudra que tu me donnes ton emploi du temps si tu veux qu'on déjeune chez moi pendant la semaine."

La jeune fille prit une profonde inspiration, elle hocha la tête avec détachement et détourna le regard en croisant les bras. Jacques surprit son geste du coin de l'oeil et soupira intérieurement, se demandant ce qu'il avait encore bien pu faire pour la contrarier. Selon lui les filles étaient superficielles et leurs caprices incohérents les rendaient fatigantes.

Une minute s'écoula silencieusement entre eux avant que le jeune homme, pris de culpabilité, ne se décide à reprendre la parole. Il lui parla des vacances et de l'été, lui demanda où elle était partie. Marie lui répondit avec enthousiasme et lui retourna ses questions comme elle pensait que la politesse l'exigeait. Jacques y répondit confusément, n'ayant pas vu le coup venir. Il essayait en fait de lui dissimuler une petite et brève histoire d'amour qu'il avait eue cet été-là, songeant qu'elle était trop jeune pour comprendre et qu'il ne désirait pour rien au monde aborder ce genre de sujets avec elle pour une raison obscure qu'il ne parvint pas à identifier. Assez curieusement, Marie avait eu la même réflexion juste avant d'avoir formulé sa propre réponse.

L'autobus arriva et tous s'y piétinèrent dans les règles de l'art. Jacques n'appréciait guère la promiscuité des transports publiques et moins encore lorsque Marie se tenait à ses côtés. Il trouvait cela inconfortable et gênant, alors il glissait le plus souvent son regard par dessus la tête de la jeune fille, fixait les façades des immeubles ceignant le boulevard sur lequel circulait le bus et qui défilaient lentement au rythme des feux de circulation. Marie l'observait parfois, elle le trouvait amusant.

Comme toujours, le jeune homme descendit le premier et salua son amie d'un discret hochement de tête après avoir fait quelques pas sur le trottoir.

La maison de Jacques, un petit pavillon anonyme situé à quelques dizaines de mètres du périphérique, était sans nul doute le lieu qu'il préférait de loin à tous les autres endroits de la Terre (y compris à ceux, nombreux, qu'il n'avait pas encore visités). Toute sa vie était contenue entre ces murs, tous ses souvenirs, toutes les plus belles choses qui avaient jusqu'alors jalonné l'itinéraire calme et urbain de sa courte existence. Cette maison avait une âme. Jacques aimait y rester seul, y écrire, y rêver allongé sur son lit dans sa chambre, son repaire, à l'étage dont la porte était presque dissimulée par les ombres d'un petit couloir la précédant. Un nid d'où il observait la rue et les étoiles parfois, d'où il aimait plus que tout sentir l'air frais de la nuit venir lui caresser le visage tandis que tous les autres dormaient ou se dépêchaient de rentrer, courant sous une pluie d'orage. La pluie, le chant de la pluie qui tombait sur la route juste devant sa fenêtre, il s'agissait sans doute du plus merveilleux bruit du monde, qui l'apaisait et le réconfortait.

La nuit était pour lui un refuge, une terre d'asile au sein de laquelle il se sentait si bien, lui infime rouage de l'univers, qu'il avait parfois cette impression grandiose et ineffable d'y être à sa place et que sa vie avait un soudain un sens d'ordinaire éclipsé par les rayons solaires.

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Sa chambre ressemblait à celle d'un adolescent de son âge. Des posters étaient accrochés aux murs qu'il avait mis là un jour sans trop savoir pourquoi. Des photos de galaxies lointaines côtoyaient des portraits de lui enfant et quelques clichés de vacances. Des disques, des livres, de vieux câbles tordus, des feuilles manuscrites, du linge propre ou sale, tout cela s'entremêlait et conférait à cette pièce un charme agréablement paradoxal qui ressemblait un peu à celui du jeune homme.

"Jacques! A table!"

Le père de Jacques, comme nous l'avons vu précédemment, s'appelait Michel. Il n'avait pas encore cinquante ans mais ses cheveux gris ainsi que les rides malicieuses qui s'étaient creusées autour de ses yeux clairs témoignaient malgré lui qu'il s'agissait bien là de la décennie qu'il s'apprêtait à franchir incessamment. Michel travaillait depuis longtemps à la mairie de son arrondissement. Oh, Il avait bien eu dans sa jeunesse l'invraisemblable audace d'entreprendre une carrière d'artiste, ayant manifesté très jeune un certain talent pour le dessin, mais ses ambitions régulièrement contrariées avaient fini par sonner le glas de l'ère romantique, l'obligeant à s'inscrire au concours d'accès à la fonction publique qu'il avait obtenu sans peine grâce à son excellente culture générale.

Tous les deux s'échangèrent les phrases protocolaires du soir puis se mirent à table. Sur l'écran de la télévision qui était allumée défilaient les titres du journal.

"Politique. Le président Terbor a déclaré aujourd'hui qu'il se représenterait peut-être aux prochaines élections avant de préciser que son objectif principal était avant tout le redressement économique et politique de la France.

Il a par ailleurs salué le courage et le génie des français en ces temps de crise en regrettant toutefois que ce dernier s'arrête toujours aux portes des partis de l'opposition qu'il a jugé moribonds et stériles.

Quant à la politique étrangère, écoutons la fin de son discours :"La menace d'une nouvelle guerre dans cette partie du monde dont j'ai oublié le nom

est une chose insoutenable. Nous, français, restons persuadés qu'en aucun cas le recours aux armes n'est une chose nécessaire. Le droit international doit s'appliquer et endiguer les ambitions des grandes puissances étrangères si cela s'avère vital. Nous savons qu'il est possible de construire des raffineries avant eux ! Oui, construire ! Ce mot ne nous effraie pas cependant que d'autres envisagent de détruire et de soumettre par la force le destin de tout un peuple aux intérêts privés de quelques-uns.

Je lance donc un appel solennel à tous ceux qui désirent la paix. La France s'engage à construire de nouvelles raffineries sans invasion, en parfaite collaboration et intelligence et dans le respect mutuel que se portent deux Etats souverains. Aucune vie ne sera menacée et nous pourrons tous bénéficier demain de ces nouvelles sources d'énergie qui feront le bonheur commun et seront les fondations d'un ordre nouveau, plus sain et plus humain !"

Jacques avala le morceau de pain qu'il tenait dans la main et le mâcha lentement tandis qu'il écoutait la fin des informations. Il ne savait pas trop quoi penser de ce nouveau président, de cette rockstar qui avait profondément bouleversé le paysage politique français depuis son élection de l'an passé.

Terbor, car tel était son nom, était apparu un jour dans la télévision juste avant la campagne présidentielle. Il avait multiplié les meetings et les déclarations tonitruantes,

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insufflé à sa campagne une énergie telle qu'elle avait su captiver les foules et lui apporter la victoire finale. Il avait depuis profondément infléchi l'Etat ainsi que son fonctionnement, nommé un nouveau gouvernement et multiplié les actions diverses, les apparitions publiques et les discours. En l'espace de quelques semaines, de nombreuses rues, places et avenues avaient été rebaptisées à son nom.

Il n'y avait eu ni révolte, ni grève, ni mouvement de protestation car les gens s'étaient aperçus que les programmes télévisés étaient eux toujours les mêmes et avaient par conséquent accepté sans difficultés toutes les réformes qui leur avaient été proposées par ce nouveau gouvernement.

Au fond de lui et comme bien d'autres citoyens, Jacques était fier de son président. Ce dernier n'avait peur de rien, foudroyait ses ennemis par des remarques acerbes et définitives. Il incarnait un contrepoids au monde à l'intérieur duquel s'étaient enfermés les Hommes de ce début de siècle et, sa politique en devenant une issue possible, jouissait d'une popularité indiscutable.

Le présentateur conclut son journal en annonçant le programme du soir "L'île de la tente à cons", nouvelle expérience merveilleuse apportée par la télé réalité que Jacques suivait avec assiduité sans trop savoir pourquoi. Le concept en était très simple : des couples étaient abandonnés sur une île déserte sans vivres au sein d'un groupe de célibataires séduisants. Le but du jeu était de déterminer quelle était la pire souffrance, physique ou morale ? A la fin de chaque émission les candidats devaient faire le bilan de leur parcours en justifiant leur choix. Parfois la faim et la fatigue l'emportaient sur le chagrin provoqué par un mari infidèle devant les yeux de sa femme le tout filmé par des caméras en gros plan puis retransmis lors de l'émission ce, qui avait poussé le CSA à l'interdire aux mineurs.

Il s'était toutefois produit un incident gravissime qui réjouissait Jacques et tous les foyers français friands de rebondissements scandaleux. Parmi les célibataires, un homme et une femme qui ne se connaissaient pas étaient tombés amoureux sans le vouloir et avaient tenté de s'échapper pour se protéger du feu des médias. Fort heureusement la production avait fait appel à l'armée et avait fini par retrouver le jeune couple après quelques jours de battue dans la jungle. On l'avait ensuite emmené de force sur le plateau de l'émission de ce soir, pendant laquelle les candidats devraient choisir le supplice qui leur serait infligé.

Cela devenait intéressant car amnesty international avait exceptionnellement accepté de fermer les yeux, autorisant ainsi les mutilations et autres tortures en direct. Au fond de lui Jacques savait que tout cela était pathétique, il aurait même désiré que l'on fiche la paix à ces deux amoureux, qu'on les laisse s'échapper, vivre heureux loin des regards indiscrets et découvrir ensemble la douceur de l'amour, le plaisir d'être aimé.

L'émission tenait toutes ses promesses et la famille d'autochtones indigènes qui avaient hébergé les fugitifs – bien qu'ils fussent ignorants des causes de toute cette histoire, ne comprenant pas notre langue – venaient d'être lynchés à l'instant par une foule de spectateurs en furie. Le présentateur annonçait fièrement la dernière coupure de publicité à la suite de laquelle il promit solennellement que le couple serait séparé en plusieurs morceaux quand soudain se produisit l'impensable.

Des hommes à l'allure singulière et curieuse, vêtus de pantalons de golf, de gilets, de casquettes et d'écharpes qui recouvraient partiellement leur visage envahirent le plateau de l'émission plongeant le public dans une profonde terreur. Le présentateur fut déculotté puis fessé en direct pendant que les prisonniers étaient libérés de leurs liens. Le spectacle

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atteignit son paroxysme lorsque l'un des hommes saisit le micro et dit d'une voix calme et narquoise ,"Nous venons en paix ! Pour sauver les mondes et les gens ! Pour l'amour et la justice sur Terre ! Votez Terbor !"Et tous repartirent en dansant aussi rapidement qu'ils étaient arrivés, laissant le présentateur aux fesses rouges seul devant les caméras.

Michel et Jacques rirent longuement de ce dénouement inattendu. Des rumeurs couraient en ce temps là qu'un groupe d'intellectuels marginaux faisait peser sur les programmes de divertissements des menaces toujours plus inquiétantes. Ce n'était pas le coup d'essai de ce commando suicide mais le fait qu'il augmente considérablement les audiences des chaines sur lesquelles il apparaissait lui assurait une impunité absolue.

Vint le moment que Jacques attendait patiemment tous les soirs, après avoir débarrassé la table et souhaité une bonne nuit à Michel. Il grimpait les escaliers qui menaient à sa chambre en se dépêchant puis en refermait la porte avec douceur, comme s'il avait craint en faisant trop de bruit de réveiller quelqu'un qui aurait alors pu mettre en péril sa sainte solitude noctambule.

Assis dans le noir derrière l'écran de son ordinateur qui partageait sa vie depuis plusieurs années déjà, il entrait dans ce monde qu'il chérissait tant : le sien. A l'abris des regards, là où personne ne pourrait jamais le voir, enfin il se sentait libre, libre de penser, de rêver, de prendre son temps et d'être ce qu'il avait envie d'être.

Ici devant l'immensité de la nuit, il pouvait écrire, écouter la musique qu'il aimait, discuter avec des amis qu'il n'avait plus vu depuis longtemps. Ici il pouvait se permettre toutes les insolences, y compris celle de sourire et d'être heureux, d'assumer ses sentiments, ses rêves et aussi ses faiblesses. Ici il ne mentait plus à personne, il pouvait enfin se débarrasser de la lourde carapace qui protégeait ses pérégrinations diurnes. Alors il lui semblait qu'il pouvait reprendre son souffle et apprécier la vie telle qu'il aurait aimé qu'elle fût toutes les heures du jour.

Il lui arrivait souvent de ne rien faire de particulier. Il prenait simplement le temps de regarder à sa fenêtre, voir danser les branches des arbres et écouter l'envoutante clameur du vent dans leurs feuilles. Dans le ciel noir où régnait une Lune impériale et d'une si mélancolique beauté, il pouvait voir quelques étoiles et s'imaginer l'espace d'un instant qu'il n'était plus sur Terre, mais bien au milieu de ces étoiles, loin des cris, de la peur, de la violence des hommes. Alors il ressentait la paix, la sérénité, et le plaisir d'être bien vivant, de n'être que Jacques, mais Jacques heureux et utile à tout l'univers. Il lui semblait comprendre le monde et ce qui l'animait.

Comme il avait l'habitude de le faire après s'être couché, il saisit une paire d'écouteurs et les glissa dans ses oreilles. Il s'étendit sur le dos, le bras droit replié derrière la tête sous son oreiller et observa les ombres des arbres chatouiller le plafond de sa chambre. Une série de chansons qu'il adorait mais qu'il n'avait plus écoutées depuis longtemps se succédaient à l'intérieur de ses écouteurs. Le jeune homme se passionnait pour la musique et il était rare qu'il ne s'endormît sans avoir au préalable absorbé des mélodies qui aidaient son imagination à tracer les contours de ses fantasmes et qui si souvent lui rappelaient la période de sa vie pendant laquelle il les avait écoutées pour la première fois. Cette nuit là, ces musiques faisaient renaître en lui des sentiments et des souvenirs heureux, ceux des années qu'il avait passées au collège et plus particulièrement la dernière d'entre elles, sa classe de

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troisième.Une fête de fin d'année avait été organisée à l'intérieur de l'établissement à laquelle

devaient prendre part tous les élèves qui partaient pour le lycée. Cela avait été l'occasion d'écouter de la musique à la mode un peu plus fort que sur les haut-parleurs de sa mini chaine et de danser avec des filles de son âge, ce qui n'arrive pas très souvent lorsqu'on a quinze ans. Il s'était fait beau ce soir là et pour la première fois de sa vie avait enfilé une chemise blanche. Il était parti chercher Marie vers vingt heures – car la jeune fille, bien qu'elle fût sa cadette d'un an, avait vivement manifesté le désir de l'accompagner – promettant à sa mère de ne pas la ramener trop tard.

Les restes du souvenir se tarissaient dans son âme tant et si bien qu'il quitta soudain la forme du petit film défilant pour ne plus stimuler que des sens aveugles, des sensations fugaces et éparses que son cerveau eut alors la lourde tâche de compiler afin d'en extraire un semblant de cohérence chronologique.

Il avait fait chaud cette nuit là, c'était au mois de juin. Ils avaient dansé ensemble une bonne partie de la soirée, Marie plus que Jacques. Ce dernier détail avait d'ailleurs agacé le jeune homme car son amie, plus jeune, s'était néanmoins montrée plus à l'aise sur la piste de danse, plus prompte à engager la conversation avec d'autres garçons, s'était finalement révélée plus cool que lui. La soirée avait dû se terminer aux alentours de minuit et tous étaient rentrés chez eux.

Jacques soupira et portait déjà son attention sur d'autres images de son passé lorsqu'un courant d'air issu de sa fenêtre ouverte vint lui caresser le front. Ce banal stimuli adjoint à la chanson qu'il écoutait à présent eut un effet définitif sur son souvenir qui, recevant cette aide impromptue, retrouva brusquement de son intensité et de sa précision.

Non, la soirée ne s'était pas terminée comme cela ! Marie avait soudain regardé l'heure au bras de Jacques, elle était très inquiète. Il était déjà très tard et tous les deux avaient oublié de prévenir leurs parents respectifs. La jeune fille avait dû pousser Jacques hors du collège en le suppliant de se dépêcher. Il s'était trouvé enchanté par cette situation qui lui avait permis de reconstruire un peu de son égo malmené auparavant. L'occasion avait été trop belle et il s'était vengé. Il avait trainé le pas volontairement en se moquant d'elle à chaque nouvelle foulée, car elle, le bébé, devait retourner chez ses parents le plus vite possible; ils devaient s'inquiéter.

Marie, découragée par le comportement de son compagnon, s'était demandée par quelle force magique elle aurait pu le contraindre à courir et le mois de juin parfaitement synchrone lui avait apporté la réponse. La rue sombre à l'intérieur de laquelle ils avançaient fut soudain éclairée par une vive lumière, plusieurs secondes de silence lui succédèrent et un grondement sourd qui sembla faire trembler le sol retentit alors au dessus de leur tête. Il avait fait chaud ce jour là et l'orage, vindicatif mais patient, avait attendu la nuit pour surprendre la terre et la recouvrir de son humidité.

Les deux adolescents avaient échangé un regard puis avaient succombé ensemble à un fou rire nerveux. La pluie tomba du ciel si fort et par si grosses gouttes qu'il leur fut impossible de s'entendre parler. Ils coururent tous les deux main dans la main, traversant les rues désertes sur lesquelles était tombé un rideau de fraîcheur.

Une minute plus tard, ils se tenaient devant la maison de Jacques. Sans prononcer le moindre mot, le jeune homme lui saisit l'avant-bras et lui fit signe de se taire. Il lui montra comment escalader la façade jusqu'à la fenêtre ouverte de sa chambre et tous les deux s'y glissèrent discrètement, trempés jusqu'aux os.

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La pièce était plongée dans l'obscurité et semblait assoupie. Seuls quelques pans de murs étaient recouverts d'un halo bleuté et ruisselant, reflet de la couleur du ciel crépusculaire. Il n'y avait que le bruit de la pluie, son murmure continu enveloppait le silence qui s'était fait entre les deux adolescents et le rendait agréable.

Jacques regarda Marie. Ses fins cheveux blonds étaient devenus châtains par l'action de la pluie et s'entremêlaient de façon désordonnée sur son visage, caressant ses pommettes, tombant devant ses yeux, recouvrant ses quelques taches de rousseur jusque sur ses lèvres roses et entrouvertes. Sur son front blanc perlaient de très fines gouttelettes qui s'écoulaient lentement jusque sur ses sourcils. La jeune fille tremblait, elle n'avait plus quitté Jacques des yeux depuis plusieurs secondes. Elle sembla hésiter un moment puis bloqua le souffle de sa respiration et s'approcha de lui. Elle lui entoura la taille de ses bras, posa la tête dans le creux de son épaule et le serra tout contre elle.

"Tu as froid ! S'exclama le jeune homme, attends"Il se libéra de son étreinte, fit un pas en direction d'une vieille commode dont il ouvrit un tiroir et en extirpa une serviette en éponge et un t-shirt qui lui appartenait. Ils se changèrent tous les deux, laissant s'échapper des rires étouffés chaque fois que leur regard pétillant de joie venaient à se croiser puis s'allongèrent sur son lit. La jeune fille avait glissé le bras par dessus ses épaules et s'était endormie contre lui, bercée par le murmure de la pluie et les caresses du vent.

Un moment si particulier que Jacques avait aujourd'hui du mal à croire qu'il avait vraiment eu lieu. Marie avait toujours gardé le t-shirt bien qu'il ne l'eût jamais vue le porter. Aucun des deux adolescents n'avait plus jamais reparlé de cette aventure noctambule, elle était avec le temps devenue un simple rêve qu'ils avaient fait à deux. Jacques inspira profondément, la musique venait de s'arrêter et il songea qu'il était temps pour lui de mettre un terme aux rêveries et de s'endormir pour de bon.

Les yeux fermés, il sentit comme chaque soir ses dernières pensées fondre à l'intérieur de son âme que le sommeil avait recouvert d'un voile sombre comme la nuit. Les songes avaient presque achevés de l'envoûter lorsqu'une petite musique vint troubler ses oreilles. La demi-conscience qui veillait en lui se rappela que son casque était encore sur ses oreilles et ne voulut pas déranger l'autre moitié déjà assoupie. La petite musique se répéta cependant une seconde fois, puis une troisième. C'est alors que ses oreilles paresseuses et contrariées d'être sollicitées à une heure si tardive l'identifièrent enfin : il s'agissait du son l'avertissant de l'arrivée d'un nouveau message électronique dans sa boîte de réception.

Las, Jacques finit par rouvrir les yeux et se releva afin d'observer ce qu'il se passait sur l'écran de son ordinateur. Il s'apprêtait à l'éteindre lorsque trois messages non lus apparurent juste sous son nez. Surpris, il s'assit sur le bord de son lit en se frottant les yeux et saisit sa souris afin d'en découvrir le contenu. A première vue tous étaient identiques. Dans chacun d'eux étaient inscrits différents signes très originaux qu'il ne parvint pas à comprendre, des polices de caractères inconnues dont il n'aurait jamais soupçonné son ordinateur d'être possesseur. Faisant défiler le corps du message, il songea enfin à en consulter l'objet qui, lui, était écrit en alphabet latin. "A l'attention de Monsieur Jacques Narilet"

Inquiet, il observa longuement ce message, n'osant pas l'ouvrir de peur d'y déclencher le mécanisme d'une bombe à retardement. Toutefois, après avoir totalement recouvré ses esprits, il convint qu'un e-mail quel que soit son contenu ne représentait pas un danger

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significatif en tant qu'explosif. Du plus haut de son courage, il passa donc le curseur sur le mystérieux sceau et double cliqua nerveusement. Il trouva à l'intérieur du message une lettre à côté de laquelle figurait toujours le même signe. Les calligraphies mystérieuses étaient également présentes mais toujours accompagnées d'une traduction. C'est ainsi que Jacques put déchiffrer dans l'obscurité,"Objet : A l'attention de Monsieur Jacques NariletDe : [email protected] : [email protected]

Ecole D.P.S., promotion 904, septembre 2002.

A.L.O.B.S.O.L.!

Cher Jacques,L'établissement que nous représentons est en ce moment même à la recherche de nouveaux étudiants pour l'année scolaire 2002/2003. Après étude de votre dossier et complément d'enquête à votre sujet, il s'avère que vous avez la chance de prétendre à un cursus dépéhessien pour cette nouvelle année.

Les formalités d'inscription figurent en pièce jointe à ce message, un simple renvoi à l'adresse ci-dessous vous permettra de venir nous rejoindre très prochainement afin de débuter votre scolarité.

En vous félicitant encore pour votre admission, nous vous souhaitons une bonne nuit.

Affectueusement,Les professeurs de l'école D.P.S.

P.S : Merci de ne pas refermer votre fenêtre pendant les prochaines heures"

Incrédule, Jacques relut le message plusieurs fois, ne parvenant pas à déterminer s'il était éveillé ou victime d'un rêve facétieux. Un courant d'air le fit frissonner, le jeune homme se frictionna vigoureusement les bras afin de se réchauffer, il était bien réveillé.

Il tenta de supprimer les messages, supposant qu'il devait s'agir de publicité, mais n'y parvint pas. S'excitant sur son clavier, le jeune homme sélectionna l'un d'entre eux et en afficha la source bien décidé à en percer le mystère. Il fit rapidement défiler les quelques lignes de commande, reconnut son adresse IP et découvrit celle de l'expéditeur.

124.0.85.257"257 ? C'est impossible ! Mais qu'est-ce que c'est que ces conneries ?" Marmonna t-il

dans sa barbe les sourcils froncés.Il relut le message une nouvelle fois et n'y comprit rien de plus. L'école D.P.S. ? A.L.O.B.S.O.L. ? L'année scolaire 2002 / 2003 ? Peut-être était-ce une farce d'un de ses amis, mais il n'en voyait aucun dont les compétences en informatique fussent suffisantes à expliquer la réalisation de l'exploit de l'adresse IP."...ne pas refermer votre fenêtre..." Souffla t-il, l'air concentré.Il jeta machinalement un oeil par dessus son épaule et découvrit que la fenêtre de sa chambre était grande ouverte. Il se leva d'un bond, attrapa le gilet qui trainait sur le dossier

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de sa chaise de bureau et l'enfila tandis qu'il s'en approchait afin de la refermer.Il poussa la vitre, saisit la poignée et la tourna lentement, puis il observa la rue

déserte qui s'étendait juste derrière la petite cour du pavillon pendant de longues secondes. Son regard virevoltait nerveusement de gauche à droite à la recherche d'un indice, d'une caméra, d'un mouchard qui aurait pu le trahir et justifier ce post-scriptum énigmatique et inquiétant. Une voiture traversa silencieusement son champ de vision, elle semblait glisser au ralenti sur la route et disparut bientôt derrière l'un des arbres du carrefour balisé par un quatuor de feux oranges clignotants qui se trouvait juste à côté de sa chambre.

Le jeune homme poussa un profond soupir, se passa la main sur le visage et fit un pas vers son lit afin d'aller se recoucher lorsque son oeil gauche perçut du mouvement à quelques mètres de là.

L'épaule appuyée contre le réverbère de la rue d'en face se trouvait une silhouette masculine qui lui semblait familière et venait de croiser les bras. La visière de sa casquette préservait les traits de son visage des rayons orangées du lampadaire qui tombaient sur ses larges épaules et, bien qu'il fût par conséquent impossible de déterminer la nature de sa physionomie, Jacques eut la sensation désagréable que cet homme le regardait. Il se concentra quelques secondes, persuadé de l'avoir déjà rencontré quelque part et s'en rappela tout à coup. Cette casquette, ce gilet, cette écharpe au bas du visage et ce pantalon de golf ! C'était cet homme ! Celui qu'il avait surpris dans la rue en rentrant du lycée et qui l'avait toisé d'un mauvais oeil ! Un pervers ! Un fou ! Que faire ? Il n'avait aucune arme à sa disposition dont il aurait pu faire usage afin de se défendre ! Jacques était seul dans le noir et un inconnu le regardait !

Surveillant tous les mouvements du corps de l'intrus avec une profonde terreur, Jacques, impuissant, le vit soudain sortir de sa poche un petit objet rectangulaire qu'il tripota quelques secondes à l'aide de son index puis le poser contre son oreille droite.

Son téléphone portable qui trainait sur sa table de nuit se réveilla en sursaut, vibrant avec fureur et causant un boucan monstrueux qui lui fit tellement peur qu'il faillit s'évanouir. Il sentait son coeur battre si fort sous sa poitrine qu'il en avait presque mal. Il attrapa son téléphone d'une main qui tremblait tant que ce dernier lui échappa et glissa frétillant sur le parquet de sa chambre. Il parvint enfin à le saisir mais, pris de panique, confondit les touches du clavier et décrocha l'appel au lieu d'éteindre l'appareil. La communication ne dura qu'une seconde avant que Jacques ne répare sa bêtise et ne raccroche au nez de son interlocuteur qui eut toutefois le temps de lui adresser un très masculin "bonsoir" d'une voix grave et gutturale. Le jeune homme attrapa la batterie de son téléphone portable qu'il jeta de toutes ses forces dans l'une des extrémités de la pièce et plongea le reste sous son oreiller qu'il recouvrit de sa couette.

Il enfila à toute vitesse un jean qui trainait à ses pieds puis glissa ses pieds nus dans une paire de baskets sans prendre la peine de les lacer. Il fallait qu'il prévienne son père ! Il s'approcha de la porte de sa chambre et s'apprêtait à en attraper la poignée lorsqu'il s'interrompit brusquement dans son geste. Son sang venait de se figer à l'intérieur de ses veines, son coeur venait de faire une pause. Juste derrière la fenêtre se trouvait à présent la silhouette inquiétante de l'homme qui l'observait à travers la vitre et s'activait à en défaire le verrou. Jacques voulut crier, pleurer, se défendre mais sa respiration était bloquée par sa gorge nouée qui l'empêchait presque d'inspirer. C'était impossible ! Il avait bondi silencieusement de plus d'une dizaine de mètres en moins de trois secondes puis s'était hissé au premier étage sans même que Jacques ne le remarque.

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Le jeune homme ne prit pas la peine de réfléchir à d'éventuelles explications physiques, se concentrant avant toute autre chose sur sa survie. Il arracha violemment plusieurs étagères fixées sur une ancienne fenêtre condamnée qui donnait sur un petit jardin jouxtant leur maison. Il défonça violemment les planches en bois et parvint à s'extraire de sa chambre à l'instant même où il entendit dans son dos le déclic familier du verrou de la fenêtre qui venait de s'ouvrir. Il ne se retourna pas et se précipita à l'extérieur en courant.

Il sprinta sur plusieurs dizaines de mètres puis dut s'interrompre pour reprendre son souffle. Il se cacha dans l'angle d'une rue adjacente à la sienne, la surveillant du coin de l'oeil afin de se tenir prêt à repartir si l'intrus le poursuivait. Ses pensées qui s'accumulaient dans sa tête depuis plusieurs minutes accédèrent enfin à son cerveau et Jacques prit la peine de les analyser une par une. Son père était seul et endormi, il était en danger, il devait prévenir la police mais avait laissé ton téléphone portable derrière lui. Qu'importe, il connaissait son quartier comme sa poche, le commissariat le plus proche n'était qu'à deux minutes, une seule s'il s'y rendait en courant. Le jeune homme prit plusieurs inspirations et se remit en route.

Il n'avait pas fait vingt mètres que ses oreilles perçurent soudain un bruit suspect et distant. On aurait dit un frottement, un souffle, répété à un rythme régulier dont l'écho se propageait sur les façades des immeubles environnants. Jacques se retourna brusquement, c'était trop tard. Derrière lui, à seulement quelques dizaines de mètres fonçait un cycliste dont il reconnut immédiatement la tenue vestimentaire, un pantalon de golf, un gilet, une casquette et une écharpe. L'homme qui s'était mis en danseuse releva la tête afin de mesurer la distance qui le séparait encore de sa proie et la lumière orange du soir se réfléchit sur les verres de ses lunettes, lui donnant un air démoniaque.

Désespéré, éperdu, Jacques fournit son ultime effort. Il sprinta de tout son coeur, se retournant parfois maladroitement afin d'observer le spectre qui gagnait du terrain sur lui à chaque seconde.

La bicyclette talonnait Jacques lorsque deux phares s'allumèrent brusquement sur leur droite. Une sorte de minibus bondit soudain d'une rue perpendiculaire, son monteur vrombissant bruyamment. Le véhicule accéléra jusqu'à la hauteur de Jacques et ajusta sa vitesse sur celle du coureur. Le jeune homme qui jetait des coups d'oeil furtifs et nerveux sur sa droite finit par distinguer les traits du conducteur. Son visage était fin et barré d'une longue moustache, il devait avoir une cinquantaine d'années comme en témoignait son crâne dégarni, ses yeux oscillaient à toute vitesse entre la route qu'il s'efforçait de suivre et Jacques qu'il surveillait de près.

Les portes arrières du minibus s'ouvrirent une seconde plus tard et le cycliste, mû d'une agilité hors du commun, bondit à l'intérieur tel un chat courbant le dos pour grimper quelque part. Le véhicule s'approcha de Jacques et la porte latérale s'ouvrit brutalement de l'intérieur sous l'effet d'un geste sec et puissant.

"Au secou..." Balbutia Jacques à bout de souffle tandis que deux bras venaient de l'attraper et de l'attirer à l'intérieur du minibus avec une force prodigieuse.La porte latérale glissa rapidement et se referma sur son visage terrifié.

Combien de temps Jacques resta dans le noir ? Il ne le sut jamais. Tout ce dont le jeune homme était sûr c'est qu'il était retenu prisonnier par une force supérieure contre laquelle il ne pouvait lutter. Résigné, il n'essaya même pas de comprendre ce qui venait de lui arriver, se contentant de penser à autre chose afin d'estomper un peu sa terreur.

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Le minibus s'immobilisa. Le régime du moteur tomba brusquement, ce dernier toussota encore quelques secondes, faisant gigoter le vieux châssis qui l'abritait puis s'interrompit enfin. Un silence absolu s'installa à l'intérieur de l'habitacle tout autour du jeune homme, un silence qui finit par trahir la présence de plusieurs voix qui résonnaient à l'extérieur et dont le timbre était étouffé par la tôle du véhicule. Il y eut un rire puis une exclamation qui fut accompagnée du bruit sec et compact de pas se rapprochant.

La porte latérale s'ouvrit bruyamment, laissant apparaître derrière elle une lumière blanchâtre qui éblouit Jacques, ses yeux s'étant accoutumés à l'obscurité. Les sourcils froncés, le jeune homme sentit qu'on s'activait autour de lui. Il y eut un déclic et le poids qui contraignait sa poitrine disparut instantanément. Jacques baissa le regard surpris, il s'agissait d'une simple ceinture de sécurité. Il chercha brièvement l'individu qui l'avait attrapé et ne le trouva nulle part autour de lui, quand et comment avait-il pu se soustraire à son attention ?"Bon, dit une voix forte, je vais t'aider à descendre, attrape ma main"La lumière blanchâtre disparut. Il s'agissait du faisceau d'une lampe de poche que venait d'éteindre l'homme qui avait ouvert la porte. Jacques tendit la main droite avec hésitation, l'homme l'attrapa et l'attira doucement à lui. Les jambes du jeune homme se déplièrent péniblement et ses pieds se posèrent enfin sur la terre ferme.

Un drôle de personnage souriant se tenait devant lui. Il avait l'air jeune, il n'était probablement pas beaucoup plus vieux que Jacques bien qu'un bouc très fin qui recouvrait le bas de son visage lui conférât une certaine autorité. Il était roux, ses cheveux étaient coupés courts et il portait un uniforme curieux que Jacques n'avait jamais vu auparavant. Il était constitué d'une veste blanche aux boutons dorés, d'une ceinture à boucle d'argent et d'un pantalon sombre recouvert par des bottes luisantes, l'ensemble était très élégant.

Jacques détourna furtivement le regard de l'homme en uniforme, sa curiosité venait de vaincre sa crainte et il désirait à présent découvrir où ils l'avaient emmené. Il s'agissait d'un parking aérien, l'un de ceux que l'on trouve d'ordinaire en orbite autour des grands centres commerciaux de la périphérie parisienne. Il était immense et désert, plongé dans une pénombre tout juste entretenue par la présence de quelques rares néons hésitants. On devinait pourtant les allées délimitées par des lignes blanches et perpendiculaires qui s'étalaient sur le bitume. Seules quelques voitures au loin y étaient encore stationnées. On ne distinguait autour de ce parking que les silhouettes menaçantes et parallèles d'un groupe d'immeubles dont les contours se dessinaient dans la nuit par contraste avec un halo urbain orangé. A quelques dizaines de mètres résonnait le bruit aigu et lisse des roues d'un train de banlieue s'échauffant sur les rails glacés. L'air était frais.

Jacques observait l'homme en costume du coin de l'oeil. Il eut une soudaine inspiration héroïque, prit sa chance et, se retournant brutalement, se mit à courir de toutes ses forces afin de s'enfuir. Il n'avait pas fait trois pas qu'il butta contre un second homme qui venait d'apparaître à l'arrière du minibus. Ce dernier repoussa Jacques vers son complice et tous les deux rirent de bon coeur.

"Qui êtes-vous ? Qu'est-ce que vous me voulez ?! Eut enfin le courage de demander Jacques, révolté par l'attitude désinvolte de ses ravisseurs.L'homme qui venait d'apparaître et qui portait le même costume blanc répondit– Nous pas grand chose, nous sommes juste là pour t'accueillir et te conduire jusqu'à lui.Il était un peu plus petit que son acolyte, sa tête était ronde et ses cheveux blonds coupés très courts.– Lui ? Reprit Jacques dont le regard oscillait nerveusement entre les deux hommes, qu'est-

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ce que c'est que ce délire ? Vous voulez une rançon ? Je n'ai pas d'argent ! Laissez-moi partir s'il vous plait, vous avez dû faire une erreur !"Les deux hommes se dévisagèrent gravement pendant une seconde puis éclatèrent d'un rire encore plus méprisant que le précédent. Ils échangèrent quelques mots dans une langue étrange que Jacques ne parvint pas à identifier tout en le désignant du doigt avec dérision."Ecoutez les mecs, dit le jeune homme feignant d'avoir retrouvé son calme, je comprends rien à vos histoires. Si vous êtes des délinquants ou des terroristes, ou même une secte, c'est bien, je ne dirai rien à personne, c'est juré. Maintenant je vais juste rentrer chez moi et on va tous oublier ce qu'il vient de se passer, ok ?Conforté par le fait qu'aucun des deux hommes n'avait répondu à sa dernière remarque, Jacques fit un pas en avant. Le rouquin tendit immédiatement le bras sur son passage – Contente-toi de nous suivre" dit-il, il n'avait plus l'air de plaisanter.

Tous les trois s'avancèrent rapidement sur le parking désert. Ils empruntèrent un escalier en béton recouvert de graffitis dont le palier était le nid d'une puanteur écoeurante, puis ils arrivèrent au niveau inférieur. L'obscurité y était plus dense et le parking dont les rangées étaient traversées par de larges colonnes grises semblait plus menaçant. Jacques songea qu'aucun cauchemar n'aurait pu être pire. Ils parcoururent quelques dizaines de mètres et Jacques distingua bientôt une petite lumière jaune. Elle émanait d'une lampe posée sur un large bureau en bois sombre derrière lequel était assis un troisième homme, lui aussi vêtu du mystérieux costume blanc. Sur le bureau étaient rassemblés un certain nombre de documents que l'homme parcourait distraitement.

La petite délégation s'immobilisa à quatre ou cinq mètres du bureau et le rouquin s'avança seul vers ce dernier. Il exécuta une série de gestes étranges qui ressemblaient à une sorte de salut puis se pencha par dessus le meuble afin de chuchoter quelque chose à celui qui devait être son supérieur hiérarchique. L'homme hocha timidement la tête, le rouquin acquiesça puis, s'écartant, fit signe à son collègue d'amener Jacques avec lui.

Le jeune homme s'avança à reculons, craignant pour sa sécurité. On lui présenta une chaise en bois qu'on déposa face au bureau et on l'y fit s'asseoir. L'homme qui se trouvait face à lui quitta la lecture d'un de ses documents, s'enfonça contre le dossier de son fauteuil, croisa les doigts de ses mains et se mit à lui sourire. Jacques fut surpris de constater qu'à la différence de ceux méprisants de ses collègues celui-ci semblait sincère.

Il devait avoir une quarantaine d'années. Ses cheveux noirs étaient impeccablement coiffés, tirés en arrière et recouverts par une large mèche qui ondulait élégamment au dessus de son oeil droit. Bien que son visage carré fût emprunt d'une certaine gravité et que ses traits fussent tirés, il avait l'air d'un homme épuisé dont les ressources sont inépuisables. Une force invisible et presque étrangère à sa propre personne, une puissance extrêmement perceptible émanait de son corps, de ses larges épaules et de son front sévère. Ses yeux noirs étaient vêtus d'une paire de lunettes dont l'armature très fine entourait ses oreilles et dont les verres étaient ovales. Il portait le même costume blanc que ses deux complices bien que son charisme physique ainsi que le dernier bouton du col de sa veste qu'il avait laissé ouvert lui donnassent clairement l'ascendant sur les deux autres.

"Bonsoir Jacques, dit-il enfin d'une voix grave qui lui rappela celle qu'il avait entendue dans son téléphone, je tiens tout d'abord à te présenter des excuses pour la façon un peu, il hésita une seconde et poursuivit, brutale dont nous t'avons contacté. Tu comprendras plus tard pourquoi cela était nécessaire et, espérons-le, tu nous pardonneras"L'homme s'éclaircit la voix et se rapprocha du bureau.

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"Je pense que tu brûles de savoir qui nous sommes et ce que nous te voulons, reprit-il souriant, je me présente donc, je m'appelle Marco et ces messieurs qui t'ont accompagné jusqu'ici sont comme moi membres d'une même organisation nommée la D.P.S."

Jacques s'agita sur sa chaise. Il tourna la tête une fraction de seconde afin de faire un bref tour d'horizon. Son interlocuteur s'adressait à lui comme s'ils s'étaient trouvés à l'intérieur d'un bureau confortable quelque part dans un immeuble, ou une vieille maison. Il semblait oublier que tous les quatre se tenaient au centre d'un parking désert de la banlieue parisienne et ce au beau milieu de la nuit. Marco surprit son geste et son sourire s'élargit."Je suis d'accord avec toi, dit-il serein, c'est probablement l'un des endroits les plus lugubres que j'aie jamais vu. Nous n'avons hélas pas eu beaucoup de temps pour parfaire notre logistique.– La D.P.S., l'interrompit Jacques partagé entre la crainte et la révolte, c'est vous qui m'envoyez des virus ? Vous êtes cinglés ou quoi ?– Toutes tes questions trouveront des réponses si tu me laisses le temps de t'expliquer, répondit posément son interlocuteur avant de reprendre, nous t'avons envoyé des messages électroniques, aucun ne comportait de virus et non, nous ne sommes pas cinglés. Je sais que tu dois te sentir déboussolé, menacé mais je tiens à te rassurer tout de suite en te certifiant que personne ici te ne veut du mal ou ne cherchera à t'en faire. Je comprends très bien que tu puisses paniquer un peu à l'idée d'être séquestré par des inconnus en pleine nuit, mais tu verras que comme tout autre évènement de la vie c'est quelque chose auquel on s'habitue aisément.Jacques le considéra l'air dubitatif.– Dans ce cas qu'est-ce que vous me voulez ?– Et bien je déduis de ta question précédente que tu as bien reçu nos messagesLe jeune homme acquiesça silencieusement d'un bref hochement de tête.– Les as-tu lus ? Demanda Marco.Jacques avala sa salive, se concentra une seconde afin de stimuler sa mémoire puis balbutia,– Fermer ma fenêtre... 2002 / 2003, les professeurs, ablablol je sais pas quoi, l'école, l'école, vous vouliez que j'aille je sais pas où étudier dans une école !– C'est exact, répondit Marco, et c'est l'objet de notre rencontre de ce soir. Jacques, nous sommes intervenus dans ta vie cette nuit pour te faire une proposition qui pourrait changer le cours de ton existence. Tu pourrais venir étudier dans notre école, apprendre à nous connaître et si tu le souhaites plus tard, devenir l'un des nôtres. Sache qu'en dépit des apparences et de ce que tu dois penser, tu es un garçon très chanceux car très peu de gens ont eu jusqu'à ce jour le privilège d'y être instruit ni même d'être mis au courant de son existence comme tu viens de l'être. Un diplôme de notre école pourrait t'ouvrir des perspectives d'avenir, pourrait t'apporter plus que tout ce que tu peux imaginer.– Oh je vois, répondit Jacques qui pressentant que son interlocuteur n'était pas animé de mauvaises intentions s'autorisait à devenir plus insolent, je suis un privilégié ! Je me suis fait kidnapper dans ma propre chambre en pleine nuit par une secte de fous furieux, quelle chance ! Donnez-moi un stylo vite, je signe tout ce que vous voudrez ! Sérieusement les mecs, allez vous faire soigner, il est peut-être pas trop tard, moi j'ai sommeil je m'en vais."

Le jeune homme se releva et tenta de faire un pas mais il fut immédiatement rattrapé par les deux autres complices qui l'obligèrent à se rasseoir. Jacques protesta vivement et secoua les bras afin de se libérer de leurs griffes."Ca va" dit Marco d'une petite voix à laquelle réagirent immédiatement ses hommes en

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reculant d'un pas."Vous êtes cinglés ! Répéta Jacques, quand on a une école on envoie des prospectus,

on s'inscrit sur des registres, on va au forum des métiers !– Nous y avons un stand, l'interrompit Marco, petit certes mais cela n'aurait rien changé de toute façon car tu n'y as jamais mis les pieds.Jacques le dévisagea, bouche-bée.– Comment vous savez ça ?L'homme sourit à nouveau. Il fit glisser un petit cahier vers le centre du bureau, l'ouvrit et se mit à lire consciencieusement les notes manuscrites qui s'y trouvaient. – Nous le savons parce que nous l'avons vérifié.– Qu'est-ce que c'est que ce truc ? Demanda Jacques en pointant le cahier du doigt.Marco releva la tête et répondit impassible,– Quelques notes, des rapports, des informations te concernant. Comme je te l'ai déjà expliqué, venir étudier dans notre école est un privilège qui n'est hélas pas réservé à tous. Nous avons certains critères de sélection, parfois rigoureux et contraignants, alors nous ne pouvons pas prendre le recrutement de nouveaux élèves à la légère et faire du porte à porte afin de proposer nos services aux premiers venus. Nous établissons une liste de nouveaux candidats chaque année puis nous menons une petite enquête sur les plus prometteurs d'entre eux pour nous assurer qu'ils ont bien leur place parmi nous et qu'ils se sentiront à l'aise dans notre école avant de les contacter. Tu fais partie de ceux-là.Jacques l'observait, abasourdi, sa mâchoire s'affaissant à mesure que les mots sortaient de sa bouche.– Mais qu'est-ce que ça veut dire ? Pourquoi vous m'avez choisi ? Qu'est-ce que j'ai fait ? Se plaignit-il.– Et bien si tu souhaites vraiment l'entendre, répondit l'homme, tu regroupes plusieurs caractéristiques que nous jugeons intéressantes et que nous aimerions te voir développer.– Caractéristiques intéressantes ? Répéta Jacques incrédule avant de poursuivre nerveux, vous avez dû vous gourer, je peux vous montrer mes bulletins scolaires si ça vous chante... Non ! Je peux même faire beaucoup mieux que ça ! Je peux vous donner le nom et l'adresse du premier de ma classe, je peux pas le voir de toute façon, je suis sûr qu'il serait heureux dans votre école !L'espace d'un instant, Marco leva les yeux vers ses deux complices et tous les trois échangèrent de larges sourires convenus.– Quoi ? Qu'est-ce qu'il y a ? Je suis sincère ! Qu'est-ce qui se passe ? S'inquiéta Jacques qui venait de se retourner, conscient qu'ils étaient en train d'échanger des informations dont il ignorait la nature.– C'est exactement pour cela que tu nous intéresses, reprit Marco. Dissimulation, mensonge, influence, as-tu seulement conscience du nombre de stratagèmes que tu t'es ingénié à fabriquer afin de cacher aux yeux des autres qui tu es vraiment ? Il n'y a pas que cela, ton opiniâtreté par exemple : ton père a voulu déménager plusieurs fois depuis que tu es enfant, tu t'y es toujours opposé de toutes tes forces et tu as toujours obtenu gain de cause; la dureté de ton caractère : rien ni personne ne peut te faire changer d'avis et je ne compte même pas essayer de le faire; ton insubordination, ton allergie viscérale à toute forme d'autorité : un signe d'indépendance intellectuelle, quelque chose de rare et de précieux; enfin ton rejet inconscient du modèle scolaire actuel et son échec à te formater l'esprit : preuve qu'il dispose de certains mécanismes d'auto-défense, qu'il est rompu à la critique et capable de

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recevoir la véritable intelligence."Jacques se grattait pensivement le menton. L'énumération de toutes ses qualités

supposées avait eu l'art d'adoucir sa colère, son égo se complaisant à présent dans l'idée qu'il était quelqu'un d'exceptionnel."Bon et bien en tout cas c'était sympa de m'avoir fait venir ici pour me raconter tout ça. Très chouette les mecs vos petites rencontres nocturnes, vous n'oublierez pas de me donner la date du prochain rendez-vous, moi je pense que je vais me coucher.Il se leva de sa chaise. Les deux hommes fondirent sur lui afin de le faire se rasseoir mais Marco leva légèrement la main droite au dessus du bureau, leur ordonnant par ce geste de ne pas bouger. Jacques se retourna vers les deux hommes l'air satisfait et leur adressa un sourire insolent.– Comment elle s'appelle déjà votre école ? Demanda t-il à Marco.L'homme se détendit et se mit à sourire. Ce geste troubla Jacques qui comprit soudain qu'il venait peut-être de tomber dans un piège.– Attendez une minute, dit-il hésitant en agitant les mains devant lui, tout ce baratin sur moi et mon intelligence, c'était pour m'amadouer c'est ça ?– Tu es également quelqu'un de très perspicace, acquiesça son interlocuteur.Cette réponse déclencha l'hilarité des deux autres. Jacques se rassit sur sa chaise, la mine déconfite et amère.– Je me suis beaucoup amusé, votre sketch était très drôle, glissa t-il entre ses lèvres pincées, maintenant j'aimerais rentrer chez moi.– Naturellement. Nous n'avions pas prévu que tu nous donnes ton accord cette nuit de toute façon. Je suis conscient que l'émotion est encore trop forte, trop présente pour te permettre de réfléchir sereinement. C'est pourquoi je te propose que nous restions en contact et que nous fixions un autre rendez-vous plus conventionnel très bientôt, alors tu pourras nous donner ta réponse définitive. Considère cette première entrevue comme une rencontre cordiale entre deux personnes qui ne se connaissent pas et qui ont toutes les chances de devenir amies.Jacques le dévisagea gravement.– Bon d'accord, j'exagère peut-être un peu, concéda modestement Marco.– Ce n'est pas la peine de me revenir me voir, conclut le jeune homme, je n'irai pas dans votre école.– Et pourtant, répondit son interlocuteur, ne sens-tu pas depuis longtemps que quelque chose ne va pas ? Que tu n'es pas à ta place ? Que tu ignores qui tu es ? C'est également écrit dans ce cahier Jacques. Je connais cette sensation, je l'ai vécue avant toi lorsque j'avais ton âge. S'engager sur la voie que nous te proposons n'est pas une chose simple. Elle est souvent douloureuse, exigeante et difficile mais je peux t'assurer qu'elle vaut plus que tout ce que tu peux imaginer. Le plus dur est toujours de faire le premier pas, ne l'oublie jamais."Le jeune homme voulut répondre quelque chose mais Marco l'interrompit. Il posa son index contre ses lèvres et souffla,"Chut, rendors-toi à présent."

Jacques fronça les sourcils l'air révolté. Il voulut se relever mais se sentit soudain très faible. Une chaleur enivrante se répandit rapidement dans tout son corps, relaxant ses muscles les uns après les autres et fermant progressivement ses paupières.

Quelques secondes plus tard, il nageait au sein d'un de ses rêves d'enfant, il volait parmi les nuages, sans heurts, sans bruit, dans le calme et la sérénité absolus. Il lâcha prise

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sur les quelques rênes de conscience qu'il tenait encore au bout de ses mains et constata avec plaisir qu'il n'était plus retenu prisonnier sur un parking désert et glacé mais bien quelque part au dessus, au milieu du ciel. De merveilleux paysages défilèrent lentement sous ses yeux, une mer calme et placide à l'heure du crépuscule, une montagne solitaire qui défiait l'horizon, un lever de soleil sur une mer de nuage puis il replongea dans l'obscurité et la nuit. Il vit Paris, sa ville qu'il connaissait si bien et chérissait depuis qu'il était tout petit. Enfin, il reconnut la fenêtre de sa chambre à travers laquelle il glissa avant de se poser doucement sur son lit. Sa tête toucha son oreiller, il comprit que son voyage était fini, ferma les yeux une seconde fois et s'endormit pour de bon.

"Huit heures ! Debout les jeunes vous êtes déjà en retard !"Jacques se réveilla en sursaut, essoufflé comme s'il avait couru un marathon. Il attrapa son radio réveil d'un geste automatique et l'éteignit immédiatement. Il se leva doucement, fit un pas vers le milieu de sa chambre et demeura immobile pendant quelques secondes. Sur ses murs, par dessus ses photos, au pied de son lit, à travers la fenêtre, partout autour de lui s'écoulait la douce chaleur dorées des rayons des matins de septembre.

Le jeune homme ouvrit sa fenêtre et perçut les bruits de la ville qui s'était réveillée depuis longtemps. Il fit un pas en arrière et s'immobilisa à nouveau au centre de sa chambre, l'air ahuri, quand soudain tout lui revint : il s'appelait Jacques, il avait dix-huit ans et cet endroit était sa maison. Il prit une longue et profonde inspiration puis s'étala sur son lit, un sourire de soulagement sur les lèvres."Quel cauchemar de merde" Grogna t-il la tête enfoncée dans son oreiller.Il se retourna sur le dos et se frictionna le visage plusieurs fois. Ce n'était qu'un cauchemar ! Cette nouvelle lui fit tellement plaisir qu'il ne put réprimer un fou-rire nerveux. Il posa sa main sur son front comme s'il avait voulu prendre sa température puis se leva d'un bond. Il avait une faim de loup, il ouvrit la porte de sa chambre et descendit prendre son petit déjeuner.

Il franchit le seuil de la cuisine et embrassa avec enthousiasme son père qui s'y trouvait déjà. Il alluma la petite radio qui trainait sur la table carrée, se versa un bol de lait et y fit tremper quelques tartines tandis qu'il écoutait des gens dire du mal d'autres gens à propos de choses dont il se fichait éperdument mais qui le rendaient tout de même joyeux.

Vint le moment de la douche qui n'était pas celui de la journée que Jacques affectionnait le plus. Mais ce matin était différent des autres. Ce matin, il était heureux d'être en vie, d'habiter chez lui, d'avoir son âge, de vivre dans son pays à son époque et d'être qui il était, ce qui faisait tout à coup beaucoup de raisons de ne plus rechigner à se faire violence afin d'être propre. Il plongea sous le jet d'eau brûlante avec plaisir et laissa l'eau ruisselante relaxer tous les muscles de son corps.

Il sortit de la douche cinq minutes plus tard, attrapa une serviette en éponge bleue qu'il avait laissée sur le rebord du lavabo et avec laquelle il se frictionna énergiquement de la tête au pied. Il passa plusieurs fois sa main dans ses cheveux bruns et courts afin d'y dissiper les gouttelettes qui s'y accrochaient encore puis succomba au rite adolescent de l'auto-satisfaction et du narcissisme, se mirant amoureusement dans la large glace partiellement recouverte de buée. Cette journée s'annonçait belle, voire radieuse mais un événement vint hélas entamer rapidement la bonne humeur du jeune homme.

Il observait sa fesse droite pensivement depuis quelques secondes. La gauche était toujours aussi ronde et ferme, mais quelque chose n'était pas à sa place sur l'autre. Il passa

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nerveusement la paume de sa main sur l'un des angles de la glace afin d'y faire disparaître la buée puis concentra son regard sur le point qu'il jugeait inquiétant.

Son coeur fit un bond pour la seconde fois en moins de vingt-quatre heures. La tâche n'en était pas une, il s'agissait d'un tatouage, d'un horrible tatouage, du sceau maudit qu'il avait vu la veille à l'intérieur du message qu'il avait reçu, constitué d'un S à l'envers entouré d'un cercle et barré d'un trait vertical, le sceau du cauchemar, le sceau de l'école D.P.S. ! Horrifié, le jeune homme s'avança davantage vers la glace car il venait de constater que des lettres avaient été écrites tout autour du dessin central. Il fronça les sourcils et déchiffra terrorisé

Ecole D.P.S., promotion 904, fesse approuvéeC'en fut trop. Dans la salle de bain dont la porte était refermée résonna soudain un cri

de bête féroce qu'il eût été possible de percevoir à plusieurs kilomètres de là.

Le père de Jacques encore vêtu de son tablier Mickey Mouse avec lequel il préparait son petit déjeuner tous les matins gravit les escaliers quatre à quatre."Qu'est-ce qui se passe ? Demanda t-il la joue collée contre la porte, tu t'es encore coupé avec le rasoir ?"Cette dernière s'ouvrit violemment de l'intérieur et Jacques apparut sur son seuil l'air décomposé.

"Ce n'était pas un cauchemar ! C'était vrai ! S'exclama t-il.– Quoi ? Qu'est-ce qui n'était pas un cauchemar ? S'enquit Michel, anxieux.– Mon enlèvement ! Mon agression ! L'interrogatoire, le parking ! Regarde ce qu'ils m'ont fait ! Dit Jacques en se retournant.– Ca alors ! Déclara son père surpris, tu aurais pu me dire que tu t'étais fait tatouer ! Sur la fesse en plus, quelle drôle d'idée !Jacques leva les yeux au ciel et poursuivit hystérique– Papa, je ne me suis PAS fait tatouer !– Qu'est-ce que tu racontes ? C'est bien un tatouage ça ! Que s'est-il passé ? Tu as bu ?Le jeune homme tenta de rester calme. Il prit une profonde inspiration puis posa les mains sur les épaules de son père et dit en le regardant droit dans les yeux.– Michel, hier soir pendant que tu dormais, un gang de pervers dangereux m'a attaqué, ils m'ont emmené de force dans leur camionnette, ils m'ont questionné dans un endroit sordide et regarde ce qu'ils m'ont fait !– Hier soir ? Pendant que je dormais ? Répéta Michel, incrédule.Son fils acquiesça, il poursuivit,– Un gang de pervers t'enlève en pleine nuit chez nous, t'emmène à des kilomètres d'ici dans leur camionnette pour te tatouer les fesses puis te ramènent, te remettent gentiment dans ton lit et toi tu attends plusieurs heures jusqu'à ton réveil pour me prévenir ?Frustré, Jacques fit la grimace et trépigna d'impatience car son histoire dans la bouche de son père sonnait aussi ridicule qu'incongrue.– Ecoute, poursuivit Michel, je sais que tu n'aimes pas l'école, tu n'as jamais aimé ça. Je sais que ça ne te fait pas plaisir de te lever tous les matins pour y aller et que tu es parfois très triste quand tu rentres le soir. Mais si tu as des problèmes, si tu bois...– ... Non, non, mais non ! L'interrompit Jacques outré, je te jure qu'il faut me croire, il m'est arrivé quelque chose hier soir, il faut qu'on aille voir la police !– La police ? Répéta son père dubitatif, si c'est pour leur montrer tes fesses et leur raconter

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la même histoire que celle que tu viens de me raconter, tu iras sans moi. Bon et puis dépêche-toi, on va finir par être en retard tous les deux."

Jacques observa Michel redescendre lentement les escaliers l'air contrarié. Maintenant il pensait que son fils était un alcoolique, qu'il avait des problèmes et de très mauvaises fréquentations. Le jeune homme soupira bruyamment et secoua la tête de gauche à droite l'air incrédule, ne parvenant plus à comprendre ce qu'il lui arrivait. Etait-il possible qu'il ait halluciné à ce point là ? Qu'il ait été si saoul qu'il ne se rappelait de rien ? Cela ne lui avait pas encore sauté aux yeux mais à présent qu'il y repensait, aucune des deux fenêtres de sa chambre ne semblait avoir été forcée. Ses affaires trainaient à leur place ordinaire lorsqu'il s'était réveillé ce matin là, ses étagères étaient fixées aux planches de bois, son téléphone éteint se trouvait sur l'un des angles de sa table de nuit. Et pourtant...

"Pourquoi tu ne veux pas me croire ? Renchérit Jacques qui venait de redescendre de sa chambre après avoir enfilé ses vêtements, c'est fou ça ! Tu devrais m'aider non ?– Je suis prêt à t'aider, répondit Michel, mais pour cela il faut qu'on parle.– Pfffff, soupira Jacques avec mépris en haussant épaules, ce n'est pas moi qui ai un problème. Ce sont ces types, ces tarés en costume ! Comment ils s'appellent déjà ? Dété, dédé, dépé machin, dépéssiens quelque chose.– Dépéhessiens ? Rectifia son père.– C'est ça, souffla le jeune homme dont la mâchoire venait de se décrocher, comment est-ce que tu sais ça ? Qu'est-ce qui se passe ?" Demanda t-il angoissé.Michel prit un air sévère. Il s'avança dans la salle à manger, se retourna puis lui fit signe de venir le rejoindre en repliant son index au dessus de sa main.

Le jeune homme s'exécuta nonchalamment."Ca te dérangerait de m'expliquer ce qui se passe ? Comment est-ce que tu es au courant ? Qui t'a parlé d'eux ?" Demanda t-il tandis qu'il s'avançait à l'intérieur de la pièce.Son père haussa un sourcil puis désigna du doigt l'un des angles de la salle à manger. Le regard de Jacques suivit la direction qu'il indiquait. Sur leur canapé, vêtus de costumes cravates de couleur sombre et parfaitement taillés étaient assis les trois hommes ravisseurs. Imperturbablement serein, Marco était au centre, il portait toujours la même paire de lunettes et croisa élégamment les jambes après avoir salué le jeune homme d'un bref hochement de tête. Tous les trois avaient l'air très à l'aise et la présence du père de Jacques ne semblait pas les émouvoir outre mesure.

Jacques poussa un cri de surprise. Il fit un bond en arrière jusqu'à ce que son dos s'écrase contre un mur, puis saisit le premier objet qui lui passa à portée de main, une vieille lampe posée sur un guéridon qu'il éleva au dessus de sa tête d'un air menaçant."Ce sont eux ! Ce sont eux ! Vociféra t-il, défends-moi ! Chasse-les ! Fais quelque chose !Michel se tourna vers son fils, il avait l'air gêné par son comportement.– Excusez-le, balbutia t-il à l'attention de ses hôtes, il traverse une période difficile en ce moment, je crois qu'il a les nerfs à fleur de peau.Marco leva les mains avec déférence, comme s'il avait voulu par ce geste physique refuser les excuses formulées par le père de Jacques, sa politesse l'ayant convaincu qu'il n'y avait pas lieu d'en donner en de telles circonstances.– Ce n'est rien, dit-il soudain, sa voix grave résonnant sur les murs de la salle à manger, l'adolescence est un âge difficile, une période de conflits et de révoltes. Je comprends tout à fait son émotion et son appréhension. C'est d'ailleurs pour cela que nous sommes venus vous parler, afin de désamorcer ce mécanisme de peur et de repartir sur des bases plus saines,

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conclut-il en lançant un sourire narquois au jeune homme.– J'appelle la police ! S'exclama Jacques qui venait de reposer la lampe.Son père l'agrippa par l'épaule.– Attends, lui dit-il, avant d'appeler qui que ce soit tu pourrais au moins avoir la politesse d'écouter ce qu'ils ont à te dire.– Tu es fou ? souffla l'adolescent à son père, je te dis qu'ils m'ont enlevé ! Ce sont des tarés, des criminels dangereux ! Et toi tu les as laissés rentrer ! D'ailleurs pourquoi tu as fait ça ? Ils t'ont menacé toi aussi ?Michel jeta un oeil gêné aux trois hommes. Il se gratta la gorge et poursuivit,– Personne ne m'a menacé. Cela fait plusieurs semaines qu'ils m'ont contacté et que nous discutons. Tu sais, tu ne t'en rends pas bien compte mais je me fais du souci pour toi. Je suis au courant que tu n'aimes pas les études, mais j'ai l'impression que tu n'aimes pas grand chose d'autre et que tu n'as aucune idée de ce à quoi pourrait ressembler ton avenir. Je ne dis pas qu'ils sont parfaits, leur école a sans doute des défauts mais ce qu'ils m'ont dit m'a convaincu. Je crois qu'ils t'offrent une chance extraordinaire, je crois que tu pourrais faire de grandes choses avec eux.– J'arrive pas à y croire, balbutia Jacques désespéré, ils t'ont eu, ils t'ont embobiné et maintenant tu marches avec eux ! Ecoute, j'ignore ce qu'ils ont pu te dire mais je suis sûr qu'ils t'ont menti !Le jeune homme se redressa et lança à l'égard des trois autres d'un air menaçant,– Qu'est-ce que vous faites chez moi ? Dégagez d'ici avant que j'appelle les flics.Marco fut le premier des trois à se relever. Jacques fut surpris de constater qu'il était un peu plus petit que ne le laissait supposer son charisme, tous les deux devaient faire la même taille, peut-être même était-il plus grand de quelques centimètres.– Nous sommes venus ici afin d'entendre ta réponse, répondit Marco calmement, nous t'avions dit que nous te laisserions le temps d'y penser lors de notre dernière rencontre. Je pense que le moment est venu pour toi de prendre une décision et de nous la donner.Jacques regarda les trois hommes silencieusement. Il les pointa d'un index accusateur l'un après l'autre et asséna à chaque nouveau geste– Non ! Non ! Non ! Je n'irai jamais dans votre école de tarés ! Vous pouvez partir. Merci d'être passé me voir mais je dois y aller maintenant parce que je suis en retard à la seule école qui m'intéresse, l'école publique !" Conclut-il avant d'attraper son sac à dos qui trainait dans le couloir et de sortir de sa maison en claquant la porte derrière lui.

Michel se retourna vers ses hôtes la mine déconfite. Il haussa les épaules, las et impuissant et trouva du réconfort dans la petite phrase et le petit sourire que lui adressa soudain Marco,"Ne vous inquiétez pas, dit-il apaisé, tout ira pour le mieux. Nous vous le promettons"

Jacques marchait à toute allure. Il se retournait par intermittence afin de vérifier qu'aucun minibus ne le suivait et qu'il ne se dirigeait pas la tête la première dans un nouveau guet-apens. Cette histoire était complètement dingue. Il n'y comprenait rien. Il aurait peut-être dû prévenir son père du danger qu'il courait à rester seul auprès de tels hommes mais ce dernier ne l'aurait sans doute pas pris au sérieux. Ils avaient tout anticipé, ils avaient su le convaincre dans son dos sans qu'il s'en aperçoive, lui coupant l'herbe sous le pied, le privant de tout soutien dont il aurait pu se prévaloir afin de leur résister. Ils étaient forts, très forts et avaient jusqu'à présent fait preuve d'une grande intelligence. Qu'importe, si c'est une partie

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d'échecs qu'ils voulaient ils seraient servis. Jacques finirait bien par trouver une faille, une preuve accablante, alors il irait les dénoncer.

Il chemina ainsi, les sourcils froncés de colère, jusqu'à l'arrêt de bus auquel il se rendait quotidiennement. Il était tellement plongé dans ses pensées qu'il ne remarqua que très tard un attroupement inhabituel constitué de badauds et de jeunes gens de son âge. Des cris s'échappaient du centre de l'attroupement et les mouvements brutaux et nerveux qui l'animaient eurent tôt fait d'en dénoncer la nature. Jacques se hissa sur la pointe des pieds afin d'observer ce qu'il se passait.

Il découvrit bientôt deux jeunes hommes dont les visages étaient rougis par la colère et qui s'échangeaient des coups de poing avec plus d'ardeur, mais toutefois moins de technique, que des champions de boxe. Des insultes sifflaient partout autour d'eux, l'un d'entre eux bavait, l'autre saignait du nez, l'ensemble de la scène avait quelque chose de vain et pathétique. Des piétons qui passaient non loin de là se plaignaient à voix basse d'être bousculés, aucun n'éleva pourtant le regard au dessus de la pointe de ses chaussures. Et parmi les grognements informes que s'efforçait de vomir l'un des deux combattants, Jacques entendit soudain la raison du conflit."Nique sa mère, il m'a traité de pédé ce fils de pute !"La troupe de jeunes gens se dissipa lentement, certains s'éloignèrent à pieds tandis que d'autres rejoignaient l'arrêt du bus. Jacques suivit ce second groupe puis s'appuya contre la vitre publicitaire derrière laquelle se trouvait la photo d'une jeune fille de son âge complètement nue qui se léchait les lèvres et tenait dans la main droite un tournevis en promotion à 9,90€.

Le jeune homme poussa un profond soupir. Il existait bien quelque chose qu'il détestait encore plus que l'intelligence des hommes qui l'avaient enlevé, c'était l'imbécilité de tous les autres. Mais il ne put se résoudre à leur donner raison. Kidnapper de jeunes hommes la nuit, faire usage de la violence, de la force physique pour contraindre des êtres humains, il s'agissait là de méthodes scandaleuses, car enfin ce n'était pas une façon décente et respectable de se présenter aux gens ! Jacques avait déjà pu supporter la bêtise de ses acolytes lycéens pendant de longues années, le plus dur était fait, il était en terminale, il passerait le bac à la fin de l'année. Et ensuite ?

"Ils ont dû jouer à des jeux vidéos trop violents, dit soudain une petite voix qui fit se retourner le jeune homme.– Marie... soupira t-il.– Oula, répondit-elle en riant, quelle tête tu fais, tu détestes toujours autant le lycée et les gens qui y vont ?" Demanda t-elle d'un air moqueur.Jacques voulut lui répondre quelque chose mais tout était trop compliqué dans sa tête, à tel point qu'il ne parvint même pas à articuler le moindre mot. Il se contenta de pousser un second soupir puis il pencha la tête au dessus de la route afin de guetter l'arrivée du bus."Ils ont un problème ce matin, poursuivit la jeune fille en désignant l'arrêt du menton, ou peut-être qu'ils font grève, je ne sais pas. C'est pour ça que je suis venue à pied jusqu'ici."

Elle avait l'habitude de voir Jacques de mauvaise humeur, il était même étonnant qu'il ne le fût pas pendant plusieurs jours. Le fait qu'il soit lunatique la fatiguait un peu car elle avait parfois la sensation étrange qu'elle ne le comprendrait jamais vraiment, qu'elle ne pourrait jamais le considérer comme son ami tant qu'il aurait cette propension à savoir se faire aussi gentil la veille et si distant le lendemain matin."Oh je t'ai dit qu'on a un nouveau prof de lettres cette année ?"

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Jacques lui jeta un oeil méprisant et secoua la tête sans même espérer feindre de s'y intéresser. Toutefois, Marie ne lui en tint pas rigueur et lui sourit comme si de rien n'était car elle avait décidé qu'il ne parviendrait pas à entamer sa bonne humeur ce matin là."Il veut qu'on le tutoie et même qu'on l'appelle par son prénom, poursuivit-elle, il dit que si on travaille bien cette année on pourra faire une grande école. Tu sais, il est assez mignon en plus..."

La jeune fille espérait en fait que son espièglerie finirait par exaspérer Jacques et qu'elle parviendrait par ce biais à l'arracher aux soucis, aux nuages sombres et inquiétants au sein desquels il semblait se noyer. Ce fut un échec. Jacques ne bougea pas d'un centimètre, son regard était perdu dans le vague, il lui était une fois encore devenu inaccessible."C'est parfait ! S'entendit penser le jeune homme prisonnier de son mutisme, qu'elle tombe amoureuse de son professeur, qu'elle fasse une grande école""Une grande école ? Tu veux faire une grande école, toi ? Finit-il par déclarer, piqué.– Oui, je veux faire une grande école, moi, répéta la jeune fille en imitant son intonation afin de se moquer de lui.– Bon courage" répondit-il en souriant ironiquement.

Le bus arriva une minute plus tard. Jacques s'apprêtait à s'avancer pour y monter lorsqu'un évènement inattendu se produisit sous son nez. Marie, future étudiante brillante mariée à un professeur de littérature assez mignon, venait de passer devant lui et avait déjà posé sa chaussure droite sur le marchepied du véhicule.

Surprise de ne pas l'y trouver à ses côtés, elle se retourna et lança au jeune homme qui se tenait toujours sous l'abribus,"Jacques ! Tu viens pas ?"Il serra la mâchoire de toutes ses forces. Elle l'avait blessé ce matin, peut-être comme elle avait l'habitude de le faire, le taquinant sans cesse, sans jamais qu'il ait pu déterminer si oui ou non elle ressentait quelque chose d'autre pour lui. Mais il avait déjà trop souffert cette nuit, elle n'en savait rien, certes ce n'était pas de sa faute, mais sa fierté aveugle lui intima l'ordre de ne plus bouger d'un centimètre et d'attendre, malgré son coeur qui lui faisait si mal, d'attendre qu'elle disparaisse de sa vue. Il leva la tête vers elle un instant, elle se tenait à la porte du bus la bouche entrouverte, les sourcils froncés, inquiète et fébrile."Non, lui dit-il simplement, je ne viens plus. J'ai moi aussi rencontré des nouveaux professeurs Marie, et je vais faire une grande école."

Les portes du bus soufflèrent soudain d'impatience et se refermèrent devant le visage décomposé de la jeune fille qui déposa machinalement la main contre la vitre tandis que le véhicule redémarrait. Elle n'aurait jamais pu croire que la vie pourrait à ce point la bouleverser sans qu'elle ne s'y attende quelques minutes plus tôt, que ces changements brutaux et définitifs que l'on s'imagine toujours être précédés de cataclysmes divers et bruyants interviennent en fait sans prévenir et disparaissent presque aussitôt en laissant derrière eux de bien lourdes conséquences. Elle regarda impuissante la silhouette de Jacques s'éloigner à travers les portes vitrées et tremblotantes.

Le jeune homme avala lentement sa salive. Sa gorge nouée le faisait souffrir, il respirait à peine de peur que son souffle n'emportât avec lui un sanglot s'il advenait qu'il expirât un peu trop fort. Il saisit l'anse de son sac à dos et se leva, l'air un peu triste et perdu comme il l'était souvent.

Il parcourut les quelques dizaines de mètres qui séparaient l'arrêt du bus de la porte de sa maison et ce fut sans surprise qu'il aperçut les trois membres de l'école D.P.S.

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accompagnés de son père qui se tenaient au beau milieu de la cour et discutaient cordialement entre eux.

Une semaine s'étaient écoulée depuis la première rencontre de Jacques avec Marco et les dépéhessiens. Le faible et discutable enthousiasme qui s'était timidement levé dans le coeur du jeune homme le jour où il avait finalement accepté de rejoindre l'école D.P.S. s'était complètement tari depuis plusieurs jours. Il ne parvenait pas à croire qu'il avait pu signer un tel document, ni succomber à la malice de ces dangereux individus. Il avait voulu tout annuler mais les numéros de téléphone qu'on leur avait transmis étaient non attribués et Marco demeurait injoignable. Jacques avait même envisagé de fuguer un moment mais s'était rétracté, songeant qu'il n'existait probablement aucun endroit où il serait tranquille et où des hommes tels que les dépéhessiens ne sauraient l'atteindre.

Il se rassura en entretenant d'interminables conversations avec son père. Tous les deux lurent et relurent inlassablement les quelques brochures qu'on leur avait laissées et qui, bien qu'elles constituassent toutes ensemble un corpus de plusieurs dizaines de pages, ne leur apprirent quasiment rien sur l'école mystérieuse ni sur la nature de l'enseignement qui y était dispensé. Où était-elle localisée ? Dans le centre, là où il y a de grands espaces, tel était le seul type de réponses qu'il était possible d'obtenir.

Les deux individus qui avaient toujours accompagné Marco vinrent seuls sonner chez eux la veille du départ afin de s'assurer que Jacques était prêt. Ils lui transmirent une lettre manuscrite que le jeune homme s'empressa de lire le soir même. Il y était fait mention d'un horaire et d'un point de rendez-vous où l'attendrait un autobus qu'il devrait prendre afin de rejoindre l'école. Juste en dessous était inscrite une longue liste de recommandations qui comportait de nombreux points parmi lesquels figuraient, emporter des vêtements chauds, des chaussures de sport, ne pas emporter d'objets contondants ou coupants, de lampe torche, de boussole ni de fusée de détresse. Une formule optimiste concluait le tout au bas de la page qui disait quoiqu'il arrive de nous inquiétez pas, tout est normal.

Les dernières heures défilèrent inexorablement bien que Jacques, nerveux, tentât d'en ralentir le cours en rongeant pensivement les ongles de ses doigts. Il sortit son sac de voyage du placard de sa chambre et se mit à le remplir consciencieusement. La nuit tombait lorsqu'il finit de le faire.

Il descendit ensuite voir son père qui lui demanda s'il était près. Jacques hocha timidement la tête et tous les deux s'embrassèrent chaleureusement. Michel lui souhaita bon courage et partit se coucher comme il en avait l'habitude, agissant comme s'il allait revoir son fils le lendemain soir en revenant de la mairie, feignant peut-être de le croire afin de se rassurer. Le jeune homme remonta dans sa chambre et attendit. Il ne parvint pas à éteindre la lampe qui éclairait son bureau et savait qu'il aurait toutes les peines du monde à succomber au sommeil cette nuit là. Une idée lui traversa soudain l'esprit ou plutôt qu'une idée, une tâche, un devoir, quelque chose qu'il devait absolument faire avant de partir car un sentiment fort qu'il ne put identifier l'y poussait. Il ouvrit l'un des tiroirs de son bureau et en sortit une feuille blanche. Il attrapa le stylo plume qui trainait non loin de là, le déboucha puis inscrivit la date tout en haut de la feuille. Il écrivit de façon continue sur plusieurs pages, les numérota, les replia délicatement puis les glissa dans une enveloppe. Il y inscrivit le prénom de Marie, cacheta l'enveloppe puis enfila ses chaussures.

Dehors l'air était frais et la nuit noire écrasait de son silence les rues désertes que

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Jacques traversait en courant. Des feux de circulation aveugles changeaient de couleur à intervalle régulier bien qu'aucune voiture ne traversât les intersections qu'ils balisaient. Jacques suivit le même boulevard sur quelques centaines de mètre puis bifurqua dans une petite rue perpendiculaire. Elle était ceinte par des maisons collées les unes aux autres, la plupart précédées d'une grille derrière laquelle se trouvait un petit jardin. Il s'arrêta devant l'une d'elle, ouvrit la grille puis s'avança à pas de loup sur l'allée qui menait à la porte d'entrée. Il attrapa la lettre qui dépassait de la poche arrière de son blue jean et la déposa délicatement sur le sol, puis il fit demi-tour et rentra.

Son réveil sonna le lendemain matin à dix heures. Jacques l'éteignit avec paresse et se rendormit un moment. Il se leva finalement sur les coups de midi, prit son petit déjeuner et relut la lettre manuscrite pour la troisième fois. Le rendez-vous était fixé à cinq heures de l'après-midi.

Il s'habilla, laça ses chaussures et chargea son sac de voyage sur ses épaules. Il laissa un petit mot à Michel, en lui promettant de lui donner régulièrement des nouvelles, puis il saisit son trousseau de clefs. Il s'approcha de la porte d'entrée, l'ouvrit et s'immobilisa sur le perron. Son coeur fut parcouru par bien des sentiments qu'il ne lui autorisa toutefois pas à exprimer autrement que par un vif pincement. Il saisit la clef de sa maison d'une main tremblante, l'enfonça dans le trou de la serrure et la tourna deux fois.

Alobsolesse QuataranaJacques, la nuit ci dort auprès de nousLe voyage ne fait que commencerAu sein d'une forêt d'étoiles où déjà,Le coeur haletant, on peut l'apercevoir

Elle, l'esprit de nos nuits, l'âme des chants noctambulesLa jeune fille nous regardant au loinDe ses grands yeux mystérieux et inquietsL'amour de nos rêves qui sans cesse fuit pourtant

Elle nous montre le chemin à travers les boisEt nous la suivons sans jamais l'approcherElle court d'un pas léger sous les arches gracieuses

Elle est la nuit, elle est l'amour, l'idole des songesEt sa tristesse nous lie à elle, ange glacé, fille des étoilesElle courra encor jusqu'aux premières lueurs du jour.

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