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Jacques le Fataliste
et son maîtreDenis Diderot
Fiche de lectureDocument rédigé par Marine Riguet
maitre en littérature française(Université Paris IV – Sorbonne)
lePetitLittéraire.fr
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RÉSUMÉ 3
ÉTUDE DES PERSONNAGES 6Jacques
Le maitre
Une relation maitre-valet originale
CLÉS DE LECTURE 8Une structure complexe
Une esthétique de la déconstructionDes récits enchâssés
Un genre romanesque détournéDe l’antiroman au roman moderneUn roman parodiqueUn roman philosophique
PISTES DE RÉFLEXION 12
POUR ALLER PLUS LOIN 13
2Jacques le Fataliste et son maîtreFiche de lecture –LePetitLittéraire.fr –
Denis DiderotÉcrivain, philosophe et encyclopédiste français
• Né en 1713 à Langres• Décédé en 1784 à Paris• Quelques-unes de ses œuvres :
Jacques le Fataliste et son maître (1778), romanParadoxe sur le Comédien (1830), essaiLe Neveu de Rameau (1891), dialogue
Denis Diderot (1713-1784), romancier, dramaturge et cri-tique d’art, est surtout un des penseurs les plus illustres des Lumières. Esprit épris de liberté, son impertinence lui vaut de séjourner pendant quatre mois à la prison de Vincennes. À partir de 1746, il dirige avec d’Alem-bert l’Encyclopédie, qui a pour ambition de présenter des articles abordant l’ensemble des connaissances humaines. Cet ouvrage est couronné d’un véritable succès malgré des difficultés rencontrées à cause de la censure. La tâche énorme que constitue l’entreprise encyclopédique n’empêche pas l’auteur de produire une quantité d’autres œuvres. Ainsi, son travail sur l’esthé-tique et le théâtre a également établi sa renommée, tout comme ses recherches sur la morale et ses nom-breux dialogues philosophiques.
Jacques le Fataliste et son maîtreUne réflexion philosophique
sur le fatalisme
• Genre : roman• Édition de référence : Jacques le Fataliste et son maître,
Paris, Gallimard, coll. « Folio classique », 1973, 370 p.• 1re édition : 1796• Thématiques : fatalisme, destin, voyage,
amour, liberté
Jacques le Fataliste et son maître est écrit de 1765 à 1784 et parait initialement en feuilleton dans La Correspondance littéraire en 1778. Dans ce roman, Diderot avoue lui-même s’être inspiré du livre de Laurence Sterne, Vie et opinions de Tristram Shandy. L’œuvre, à la structure complexe et à la narration souvent déroutante, est un des ouvrages français les plus critiqués et pré-sente encore aujourd’hui une certaine opacité à toute interprétation fixe.
3Jacques le Fataliste et son maîtreFiche de lecture –LePetitLittéraire.fr –
RÉSUMÉ
Le récit ne présente ni chapitres ni parties. Neuf jours de voyage se succèdent de façon ininterrompue.
PREMIER JOURDès les premières phrases du roman, le narrateur défie le lecteur en refusant de présenter les personnages et la situation initiale :
Ʒ Comment s’étaient-ils rencontrés ? Par hasard, comme tout le monde. Comment s’appelaient-ils ? Que vous importe ? D’où venaient-ils ? Du lieu le plus prochain. Où allaient-ils ? Est-ce que l’on sait où l’on va ? (p. 35)
Deux personnages, Jacques et son maitre, chevauchent sur une route. Jacques explique le fata-lisme que lui a appris son capitaine d’armée : selon ce dernier, tout serait écrit d'avance (« [Les aventures] se tiennent ni plus ni moins que les chaînons d’une gourmette », p. 36). Jacques illustre ce fatalisme par le récit de sa propre vie, depuis son départ du foyer parental jusqu’à sa blessure au genou lors de la bataille de Fontenoy. Son discours est interrompu par la nuit. Les deux voyageurs, égarés, dorment à la belle étoile.
DEUXIÈME JOURJacques reprend son récit et débat avec son maitre de l’importance d’une blessure au genou. Sur la route, ils rencontrent un chirurgien qui, voulant prendre part au débat, fait tomber de monture la femme qui l’accompagne. Puis Jacques reprend la parole et réfléchit avec son maitre à la responsabilité de l’homme dans un monde dirigé par le destin. Les deux voyageurs s’arrêtent pour la nuit dans une auberge pleine de brigands : pour pouvoir dormir en sécurité, Jacques les enferme dans leurs chambres et emporte leurs vêtements.
TROISIÈME JOURAu matin, Jacques quitte l’auberge avec les clés des chambres pour ne pas être rattrapé par les brigands qu’il a enfermés la veille. Le maitre trouve cet acte contraire à sa vision fataliste, puisque ces hommes ne peuvent rien contre le destin tout-puissant. Leur débat est interrompu par l’arrivée d’une armée, mais le narrateur refuse d’en raconter davantage (« Je ne fais pas un roman, puisque je néglige ce qu’un romancier ne manquerait pas d’employer », p. 47). Jacques continue son récit, expliquant la manière dont les paysans ont soigné sa blessure au genou. Il se querelle avec son maitre à propos de la vertu des femmes. Les deux personnages passent la nuit dans un château.
4Jacques le Fataliste et son maîtreFiche de lecture –LePetitLittéraire.fr –
QUATRIÈME JOURAlors qu’ils ont repris la route, Jacques fait demi-tour pour aller rechercher sa bourse et la montre de son maitre qu’ils ont oubliées. Il se fâche avec un marchand qui a trouvé avant lui la montre de son maitre et veut la lui revendre. Jacques, traité de voleur, est ligoté et conduit devant un lieutenant de police : il s’agit de l’homme chez qui, précisément, il vient de passer la nuit. Le lieu-tenant apaise la querelle. En rejoignant son maitre, Jacques constate la disparition de son cheval.
Le narrateur se moque des mauvais romans et romanciers, et raconte en guise d'anecdote l’histoire du poète de Pondichéry.
Le maitre rachète un cheval à son valet. Un convoi funèbre passe, Jacques croit reconnaitre les armes de son capitaine d’armée et pleure sa mort.
Le narrateur intervient pour raconter l’apologue d’Ésope (fabuliste grec ayant vécu aux viie-vie siècles av. J.-C.).
Le convoi funèbre repasse une seconde fois : il servait en fait à un trafic de contrebande. Jacques, soulagé, raconte une nouvelle anecdote sur son capitaine. Le narrateur assure l’authenticité des propos de Jacques en racontant l’histoire de Gousse, un homme semblable au capitaine. Le cheval de Jacques projette son cavalier contre la porte d’une maison, où il est soigné toute la nuit.
CINQUIÈME JOURLe maitre achète à Jacques un autre cheval. Jacques continue son récit : après avoir été opéré du genou, il a logé chez son chirurgien. Le narrateur achève ensuite l’histoire de Gousse. Les deux voyageurs descendent dans une auberge où la propriétaire pleure Nicole, blessée par des clients brutaux. Après une méprise, Jacques et son maitre s’aperçoivent que Nicole n’est pas la fille de l’aubergiste, mais sa chienne. Le narrateur raconte l’histoire d’un ami de Gousse.
SIXIÈME JOURJacques et son maitre passent la journée à l’auberge car une montée des eaux a submergé les routes. Le valet reprend son récit. Une querelle se fait entendre entre le patron de l’auberge et un paysan qui ne rembourse pas ses dettes. Cette scène rappelle au narrateur Le Bourru bienfaisant, une comédie de Goldoni (auteur italien né en 1707 et mort en 1793), qu’il critique en modifiant le dénouement. La femme de l’aubergiste raconte à Jacques et son maitre la longue histoire de Mme de la Pommeraye.
SEPTIÈME JOURLe mauvais temps retient encore les voyageurs à l’auberge. Jacques raconte qu’il a quitté le chirurgien pour être généreusement logé dans un château, où il a été veillé par Denise, la fille d’une domestique à qui il avait auparavant rendu service. Le maitre a lui aussi courtisé Denise
5Jacques le Fataliste et son maîtreFiche de lecture –LePetitLittéraire.fr –
par le passé et une querelle éclate entre les deux hommes. La femme aubergiste leur fait signer un contrat de réconciliation. Ils reprennent la route au retour du beau temps, en compagnie de deux autres clients de l’auberge.
HUITIÈME JOURJacques et son maitre poursuivent seuls le chemin. Le valet raconte ses premières expériences sexuelles. Le narrateur intervient pour souligner qu’un tel sujet n’est pas obscène. Ensuite, le maitre raconte ses propres histoires d’amour. Ils s’arrêtent dans une auberge.
NEUVIÈME JOURLe narrateur interrompt le récit, refusant de donner un dénouement et prétendant ne plus rien savoir des personnages (« Et moi, je m’arrête, parce que je vous ai dit de ces deux personnages tout ce que j’en sais », p. 325). Il ébauche ensuite un épilogue, où il propose trois fins possibles du récit de Jacques et laisse au lecteur la liberté de choisir celle qui lui convient le mieux : « Eh bien, reprenez son récit où il l’a laissé et continuez-le à votre fantaisie [..] ; voyez Jacques, questionnez-le. » (p. 326)
6Jacques le Fataliste et son maîtreFiche de lecture –LePetitLittéraire.fr –
ÉTUDE DES PERSONNAGES
JACQUESSon prénom détermine sa position sociale de valet puisque, depuis le Moyen Âge, « un jacques » caractérise un domestique ou un paysan. Jacques ne possède aucun patronyme qui pourrait l’individualiser davantage.
C’est un personnage modeste aux origines imprécises, un homme libre de toute attache qui se laisse simplement guider par le destin. Il est décrit comme un « bon homme, franc, honnête, brave » (p. 218). À travers le récit de sa jeunesse et de ses amours, Jacques témoigne de son anticonfor-misme : soumis à une éducation autoritaire, il est bâillonné pour être un enfant trop bavard. C’est par l’expérience de la vie que Jacques s’éduque, tirant ses joies de ses premiers ébats sexuels et obéissant aux lois naturelles plutôt qu’à la morale. Sa vie entière est marquée par l’errance et le voyage, à la manière du picaro, héros des romans d’aventures espagnols du xvie siècle.
Par sa qualification de « Jacques le fataliste », le valet acquiert également une dimension philo-sophique. Dès l’incipit, il prône une certaine vision fataliste de l’existence : « Jacques disait que son capitaine disait que tout ce qui nous arrive de bien et de mal ici-bas était écrit là-haut. » (p. 35) Tout au long du roman, ses discours défendent l’intervention du destin. Jacques s’appuie sur son expérience pour illustrer ses propos.
LE MAITREPersonnage anonyme, privé de prénom et de nom, il est lui aussi caractérisé par sa situation sociale, qui est nettement supérieure à celle de Jacques : il possède les privilèges de la noblesse (il porte l’épée, p. 325) et s’entoure de gentilshommes. Néanmoins, cette noblesse est parfois mise à l’épreuve, voire diminuée, dans la mesure où le prestige du maitre est progressivement dévalué : il lui faut notamment endosser une paternité qui n’est pas la sienne, pour avoir cru naïvement à la vertu d’Agathe, une jeune femme qu’il a courtisée. De plus, il se ridiculise à plusieurs reprises : alors qu’il refuse de croire Jacques quant aux souffrances que procure une blessure au genou, il se blesse lui-même le genou en tombant de cheval et doit reconnaitre son erreur. Ainsi, il perd peu à peu de sa grandeur et de son autorité.
Le maitre adopte envers Jacques un comportement très contrasté. Il peut faire preuve d’une grande bienveillance, veillant par exemple son valet lorsque celui-ci est blessé ou le consolant de la mort de son capitaine, mais il témoigne parfois d’une sévérité excessive, entrant dans des colères violentes, se querellant à propos d’une femme, bastonnant ou injuriant Jacques.
7Jacques le Fataliste et son maîtreFiche de lecture –LePetitLittéraire.fr –
UNE RELATION MAITRE-VALET ORIGINALECes deux personnages ont une relation particulière qui évolue au fil du roman et transforme la représentation traditionnelle du couple maitre-valet, répandue au théâtre par la comme-dia dell’arte.
• Tout d'abord, le maitre est dépendant de son valet ; il semble privé d’autonomie, laissant son valet décider ou agir pour lui (« [Il ne sait] que devenir sans sa montre, sans sa tabatière et sans Jacques : c’étaient les trois grandes ressources de sa vie », p. 59). Le dialogue permanent qui lie le maitre à son valet les rend inséparables, nécessaires l’un à l’autre.
• Ensuite, le rapport entre les deux hommes s'inverse : l’autorité passe progressivement des mains du maitre à celles du valet. Au début du roman, Jacques se soumet naturellement aux réprimandes de son maitre, mais il finit par se révolter. De plus, lorsqu’ils rencontrent des brigands dans l’auberge, c’est Jacques qui fait acte de bravoure, tandis que le maitre tremble de peur. Dans le contrat de réconciliation qu’ils signent à la fin d’une querelle, il est écrit que « Jacques mène son maitre » (p. 212). Par cette inversion des rapports, Diderot remet en cause les principes d’autorité qui régissent la société. Il défend à l’inverse la liberté et l’égalité présentes en l’état de nature. Dans son article « Autorité publique » de l’Encyclopédie, il écrit : « Aucun homme n’a reçu de la nature le droit de commander aux autres. »
8Jacques le Fataliste et son maîtreFiche de lecture –LePetitLittéraire.fr –
CLÉS DE LECTURE
UNE STRUCTURE COMPLEXEJacques le Fataliste et son maître surprend immédiatement par une structure non conventionnelle, décousue, qui est parfois carrément déroutante.
Une esthétique de la déconstruction
Ce roman refuse la linéarité : les différents récits interviennent au hasard, selon la réminiscence du narrateur ou par association d’idées (« Jacques se taisait, se mettait à rêver, et souvent ne rompait le silence que par un propos, lié dans son esprit, mais aussi décousu dans la conversation qu’un livre dont on aurait sauté quelques feuillets », p. 92). Aucune évolution claire de la situation et des personnages ne peut être dégagée entre la situation initiale et la situation finale, et les intrigues se multiplient au détriment de la progression de l’action.
La structure déploie sans cesse des effets de rupture : les récits sont souvent interrompus, provo-quant chez le lecteur un sentiment de frustration tout en ménageant le suspense. Ainsi, le récit des amours de Jacques est retardé chaque jour, pour finalement ne pas être raconté (« Et les amours de Jacques ? Jacques a dit cent fois qu’il était écrit là-haut qu’il n’en finirait pas l’histoire, et je vois que Jacques avait raison », p. 325). Des éléments extérieurs viennent toujours interrompre son discours (une chute de cheval, la venue d’une armée ou d’un convoi funèbre, l’aubergiste, etc.).
Enfin, le temps est distendu : à force de récits emboités, le passé interfère dans le présent. L’entrelacement des différentes temporalités, sans transition, rend les histoires indissociables les unes des autres.
Des récits enchâssés
Quatre niveaux de récits se superposent constamment, jusqu’à se confondre :
• le récit du voyage de Jacques et son maitre, qui constitue la trame narrative du roman. Il per-met de justifier, sur un plan romanesque, la cohérence interne et la juxtaposition des récits. Néanmoins, il apparait rapidement comme un prétexte à la création romanesque plutôt que comme une véritable intrigue. Le lecteur ignore d’où viennent les personnages et quelle est leur destination, depuis quand ils voyagent ou la raison de leur déplacement. Sur la route, les personnages connaissent quelques mésaventures sans importance qui font de ce voyage une intrigue mineure dans la composition du roman ;
• le récit de Jacques. Dès les premières pages, Jacques entreprend l’histoire de sa jeunesse et de ses amours. Bien qu’interrompue sans cesse, elle se retrouve tout au long du roman. Le maitre interroge Jacques et l’incite à continuer son récit au fil des jours. Mais la durée du récit est inégale : Jacques résume en moins de deux pages les douze premières années de sa
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vie (p. 153-154), alors qu’il consacre plus de vingt pages à son initiation sexuelle (p. 239-260). En outre, il ne respecte pas la chronologie, racontant par exemple sa blessure au genou, récente, avant sa dispute avec son père, bien plus ancienne ;
• les anecdotes diverses. D’autres récits se multiplient, relatés par Jacques, son maitre ou les personnages secondaires. Ils deviennent chacun à leur tour narrateur d'une histoire person-nelle dont ils ont été le témoin ou qui concerne une de leurs connaissances (Jacques raconte notamment l’histoire de son capitaine et celle du père Ange, un ami de son frère). L’histoire de Mme de la Pommeraye, racontée par l’hôtesse, semble le récit le plus important et le plus long : il se situe au centre du roman (p. 144-200), comme une clé de voute vers laquelle tend l’emboitement des récits, et présente le marquis des Arcis, qui accompagnera Jacques et son maitre sur les routes le lendemain. Un débat s’ensuit entre les personnages, pour juger le comportement de Mme de la Pommeraye, jusqu’à ce que Diderot prenne lui-même part à la discussion (« Vous vous révoltez contre elle au lieu de voir que son ressentiment ne vous indigne que parce que vous êtes incapable d’en éprouver un aussi profond. », p. 198) ;
• les interventions de l’auteur-narrateur. Diderot intervient directement dans son roman à travers la voix du narrateur. En tant qu’auteur, il assure l’authenticité des faits racontés (« Je le sais par les voies les plus sûres », p. 198) ou interpelle directement le lecteur, à l’aide d’apostrophes et de paroles en discours direct (« Qu’est-ce que cela vous fait ? », p. 37). En tant que narrateur, il prend en charge des récits secondaires, comme l’histoire de Gousse. Enfin, en tant que philosophe, il exprime ses propres opinions, disserte librement entre deux récits ou critique des œuvres littéraires telles que Le Médecin malgré lui de Molière et Le Bourru bienfaisant de Goldoni.
UN GENRE ROMANESQUE DÉTOURNÉLoin de se conformer aux structures narratives traditionnelles, Diderot remet en cause l’illusion romanesque et éprouve le roman au cœur de son élaboration. Jacques le Fataliste et son maître est une œuvre en mouvement, en train de se faire, qui dépasse et renouvelle les cadres romanesques.
De l’antiroman au roman moderne
Diderot entreprend, à travers ce livre, une critique du roman. Il déclare à plusieurs reprises que Jacques le Fataliste et son maître « n’est point un roman » (p. 74) et rejette le genre romanesque, qu’il décrit comme artificiel. Il en dénonce les défauts traditionnels pour pouvoir ensuite mieux s’en distinguer :
• il refuse tout d’abord l’omniscience des auteurs qui prétendent tout savoir des personnages et de l’intrigue, pour se positionner à la manière d’un Dieu face à leurs créations. Selon Diderot, cette position factice du romancier contredit le gage d’authenticité. Le narrateur de Jacques le Fataliste et son maître ne répond pas aux questions du lecteur, prétend tout ignorer de ses personnages et refuse de raconter plus que ce dont il se fait le témoin direct (« Il y a ici
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une lacune vraiment déplorable dans la conversation de Jacques et de son maître », p. 265). L’auteur-narrateur se crée une nouvelle place, sur le même plan que le lecteur : comme lui, il écoute les personnages et découvre progressivement l’intrigue ;
• il refuse ensuite l’intrigue romanesque traditionnelle qui s’appuie sur un enchainement d’évè-nements attendus pour mener à un dénouement clair. De nouveau, Diderot rejette une forme qu’il trouve trop artificielle, contraire à la banalité et au hasard de l’existence. Ainsi, il est impossible de déterminer dans cette œuvre une intrigue précise, mais on y trouve plutôt une multiplication d’anecdotes ;
• il rejette la notion de héros romanesque. Les personnages de Diderot, privés d’identité et de portrait psychologique, se définissent uniquement par leurs actions. La vérité des faits doit suffire à dépeindre un personnage : « Un mot, un geste m’en ont quelquefois plus appris que le bavardage de toute une ville. » (p. 301) Il s’oppose ainsi au grand modèle de l’époque, le roman d’analyse de Mme de Lafayette, La Princesse de Clèves ;
• il redéfinit la place du lecteur, qui n’est plus externe mais interne à la narration. Un dialogue s’établit avec l’auteur, qui n’hésite pas à provoquer le lecteur en désamorçant ses attentes habituelles (« Il vous aurait été peut-être plus agréable d’entendre là-dessus Jacques et son maître ; mais ils avaient à parler de tant d’autres choses plus intéressantes, qu’ils auraient vraisemblablement négligé celle-ci », p. 198). De cette manière, Diderot dénonce également l’attitude passive du lecteur et remet en question les réflexes de lecture qu’il a développés face au roman traditionnel.
Cette œuvre refuse donc les conventions romanesques : les héros deviennent des personnages ordinaires qui entreprennent un banal voyage, ce qui condamne parallèlement le caractère extraordinaire et merveilleux des romans traditionnels.
Un roman parodique
Plus précisément, Jacques le Fataliste et son maître s’attaque à différents genres romanesques dont il réalise une parodie :
• le roman d’aventures. Malgré le thème du voyage, Diderot se refuse à exploiter les ressorts d’un genre qu’il ridiculise sans cesse. Le maitre est loin d’être courageux face aux brigands de l’auberge, les prêtres du convoi funèbre sont des malfaiteurs déguisés, et une armée passe près de Jacques et son maitre sans les attaquer (« Vous allez croire […] qu’il y aura une action sanglante, des coups de bâton donnés, des coups de pistolet tirés ; et il ne tiendrait qu’à moi que tout cela n’arrivât ; mais adieu la vérité de l’histoire », p. 47). Diderot introduit quelques composantes du roman d’aventures pour pouvoir mieux les rejeter ensuite ;
• le roman d’amour. Le thème des amours est bien présent à travers le récit de Jacques. Néanmoins, il se défait du modèle sublime des romans précieux pour toucher à l’ordinaire : Jacques a perdu depuis longtemps son pucelage, le maitre est joué par Agathe et le marquis des Arcis s’éprend d’une prostituée.
11Jacques le Fataliste et son maîtreFiche de lecture –LePetitLittéraire.fr –
Un roman philosophique
Jacques le Fataliste et son maître dépasse la gratuité du roman dans la mesure où il véhicule toute une réflexion philosophique sur le fatalisme. Venant du latin fatum, qui signifie « destin », le fatalisme soutient que toute existence, toute chose est par avance fixée par le destin, excluant ainsi le libre-arbitre et le hasard. Jacques, à travers les discours de son capitaine, qui s’inspirait lui-même du philosophe Spinoza, se fait le porte-parole de cette doctrine puisqu’il ne cesse d’invoquer « le grand rouleau où tout est écrit » (p. 45). Tout arrive donc selon un ordre supérieur auquel l’homme ne peut échapper : cette vision donne à Jacques une certaine sagesse car elle l’incite à accepter sans révolte les faits de l’existence.
Néanmoins, Jacques ne se comporte pas toujours en accord avec le fatalisme qu’il prône. Il garde ses réflexes d’homme libre qui agit pour se protéger : aussi résiste-t-il à son maitre lorsque celui-ci veut le bastonner (p. 66) ou emporte-t-il la clé de la chambre où sont enfermés les brigands pour que ceux-ci ne le rattrapent pas. Il s’interroge sur la responsabilité de l’homme : « Est-ce nous qui menons le destin, ou bien est-ce le destin qui nous mène ? » (p. 48) En réalité, Jacques se rapproche plus du déterminisme que du fatalisme. Pour le déterministe, tous les faits se tiennent selon un enchainement de cause à effet et il devient possible d’éviter l’effet en modifiant la cause. Tout le récit de sa vie est raconté par Jacques selon cet enchainement en cascade, qu’il condense en une phrase : « Sans ce coup de feu, par exemple, je crois que je n’aurais été amoureux de ma vie. » (p. 36)
Jacques le Fataliste et son maître est-il un roman ? Sa forme ne détermine rien à l’avance, mais laisse au contraire le monde romanesque aussi libre que la réalité. L’œuvre est en mouvement perma-nent et se réalise à travers des genres multiples : la théâtralité des dialogues, la fable d’Ésope, la nouvelle de Mme de la Pommeraye ou le conte philosophique.
12Jacques le Fataliste et son maîtreFiche de lecture –LePetitLittéraire.fr –
PISTES DE RÉFLEXION
QUELQUES QUESTIONS POUR APPROFONDIR SA RÉFLEXION…• Commentez le titre : Jacques le Fataliste et son maître.• Quelle réflexion cette œuvre engage-t-elle sur la liberté ?• Quel rôle tient la parole dans cette œuvre ?• Peut-on qualifier Jacques le Fataliste et son maître de roman ? Justifiez.• Quelle image Diderot ébauche-t-il de l’Église ?• Étudiez la structure narrative de l’histoire de Mme de la Pommeraye.• Comparez le couple traditionnel maitre-valet du Dom Juan de Molière avec celui de Jacques
le Fataliste et son maître. • Comment se positionne personnellement Diderot par rapport au fatalisme de Jacques ?• De nombreux critiques parlent de Jacques le Fataliste et son maître comme d’une « devinette ».
Qu’en pensez-vous ?
13Jacques le Fataliste et son maîtreFiche de lecture –LePetitLittéraire.fr –
POUR ALLER PLUS LOIN
ÉDITION DE RÉFÉRENCE• Diderot D., Jacques le Fataliste et son maître, Paris, Gallimard, coll. « Folio classique », 1973.
ADAPTATIONS• Les Dames du bois de Boulogne, film de R. Bresson et J. Cocteau, 1945. Ce film reprend l’histoire
de Mme de la Pommeraye.• Jacques le Fataliste et son maître, film de C. Santelli, 1981.• Jacques le Fataliste, film d’A. Douchet, 1993. Ce film propose une adaptation contemporaine
mettant en scène un maitre et son chauffeur.
SUR LEPETITLITTÉRAIRE.FR• Fiche de lecture sur Le Neveu de Rameau de Denis Diderot• Fiche de lecture sur le Supplément au Voyage de Bougainville de Denis Diderot• Fiche de lecture sur le Paradoxe sur le comédien de Denis Diderot• Questionnaire de lecture sur Jacques le Fataliste et son maître
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Anouilh• Antigone
Balzac• Eugénie Grandet• Le Père Goriot• Illusions perdues
Barjavel• La Nuit des temps
Beaumarchais• Le Mariage de Figaro
Beckett• En attendant Godot
Breton• Nadja
Camus• La Peste• Les Justes• L’Étranger
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de la nuit
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de la Manche
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Chevalier au lion
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Monsieur Linh• Le Rapport de Brodeck
Coelho• L’Alchimiste
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Diderot• Supplément au Voyage
de Bougainville
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Énard• Parlez-leur de batailles,
de rois et d’éléphants
Ferrari• Le Sermon sur la chute de Rome
Flaubert• Madame Bovary
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Gautier• La Morte amoureuse• Le Capitaine Fracasse
Gavalda• 35 kilos d’espoir
Gide• Les Faux-Monnayeurs
Giono• Le Grand Troupeau• Le Hussard sur le toit
Giraudoux• La guerre de Troie
n’aura pas lieu
Golding• Sa Majesté des Mouches
Grimbert• Un secret
Hemingway• Le Vieil Homme et la Mer
Hessel• Indignez-vous !
Homère• L’Odyssée
Hugo• Le Dernier Jour
d’un condamné• Les Misérables• Notre-Dame de Paris
Huxley• Le Meilleur des mondes
Ionesco• La Cantatrice chauve
Jary• Ubu roi
Jenni• L’Art français
de la guerre
Joffo• Un sac de billes
Kafka• La Métamorphose
Kerouac• Sur la route
Kessel• Le Lion
Larsson• Millenium I. Les hommes
qui n’aimaient pas les femmes
Le Clézio• Mondo
Levi• Si c’est un homme
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Maalouf• Léon l’Africain
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Marivaux• Le Jeu de l’amour
et du hasard
Martinez• Du domaine
des murmures
Maupassant• Boule de suif• Le Horla• Une vie
Mauriac• Le Sagouin
Mérimée• Tamango• Colomba
Merle• La mort est mon métier
Molière• Le Misanthrope• L’Avare• Le Bourgeois
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Montaigne• Essais
Morpurgo• Le Roi Arthur
Musset• Lorenzaccio
Musso• Que serais-je sans toi ?
Nothomb• Stupeur et Tremblements
Orwell• La Ferme des animaux • 1984
Pagnol• La Gloire de mon père
Pancol• Les Yeux jaunes
des crocodiles
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Pennac• Au bonheur des ogres
Poe• La Chute de la
maison Usher
Proust• Du côté de chez Swann
Queneau• Zazie dans le métro
Quignard• Tous les matins
du monde
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Rousseau• Confessions
Rostand• Cyrano de Bergerac
Rowling• Harry Potter à l’école
des sorciers
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Sartre• La Nausée• Les Mouches
Schlink• Le Liseur
Schmitt• La Part de l’autre• Oscar et la Dame rose
Sepulveda• Le Vieux qui lisait des
romans d’amour
Shakespeare• Roméo et Juliette
Simenon• Le Chien jaune
Steeman• L’Assassin habite au 21
Steinbeck• Des souris et
des hommes
Stendhal• Le Rouge et le Noir
Stevenson• L’Île au trésor
Süskind• Le Parfum
Tolstoï• Anna Karénine
Tournier• Vendredi ou la
Vie sauvage
Toussaint• Fuir
Uhlman• L’Ami retrouvé
Verne• Vingt mille lieues
sous les mers• Voyage au centre
de la terre
Vian• L’Écume des jours
Voltaire• Candide
Yourcenar• Mémoires d’Hadrien
Zola• Au bonheur des dames• L’Assommoir• Germinal
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