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Jardin sur terre aride

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Jardins secs, s'adapter au manque d'eau

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  • Jardins au dsertvolution des pratiques

    et savoirs oasiensJrid lunisien

  • La collection travers champs, publie par IRD ditions, tmoigne des mutationsque connaissent aujourd'hui les socits rurales et les systmes agraires des paystropicaux.Les tudes relvent souvent des sciences sociales, mais les pratiques paysannessont galement claires par des approches agronomiques.Les publications s'organisent autour d'un thme ou s'appliquent a des espacesruraux, choisis pour leur caractre exemplaire.

    Jean BOUTRAISDirecteur de la [email protected] dons la collection travers champs

    --------------

    Le risque en agriculture - d. sci. : Mi~hel Eldin et Pierre MillevilleL'ombre du mil. Un systme agropastoral sahlien en Aribinda (Burkina Faso)Dominique Guillaud

    Le meilleur hritage. Stratgies paysannes dans une valle andine du ProuMarguerite Bey

    t;>e vaches et d'hirondelles. Grands leveurs et paysans saisonniers au MexiqueEric Lonard

    Jours orefinaires la finca. Une gronde plantation de cof au GuatemalaCharles-Edouard de Suremain

    La terre d'en face. La transmigration en Indonsie - Patrice Levang~aysans Seerer. Dynamiques agraires et mobilits au SngalEd. sci.: Andr Lericollais

    Le terroir et son double. Tsarahonenana 7966- 7992Chantal Blanc-Pamard, Herv Rakoto Ramiarantsoa

    Partir pour rester. Survie et mutations de socits paysannes andines (Bolivie)Genevive Cortes

    Les deux visages du Sertio. Stratgies paysannes face aux scheresses(Nordeste, Brsil)Marianne Cohen, Ghislaine Duqu

    Apprivoiser la montagne. Portrait d'une socit paysanne dans les Andes(Venezuela)Pascale de Robert

    Le coton des paysans. Une rvolution agricole en Cte d'Ivoire (7880-7999)T. J. BassetUn droit inventer. Foncier et environnement dans le delta central du NigerOlivier Barrire, Catherine Barrire

    figures du mtayage. tude compare de contrats agraires au MexiqueEd. sci.: Jean-Philippe Colin

    Les orphelins de la fort. Pratiques paysannes et cologie forestire (les Ntumudu Sud-Cameroun) - Stphanie Carrire la croise des pouvoirs. Une organisation paysanne face la gestion des res-sources naturelles (Bosse Casamance, Sngal) - Pierre-Marie Bosc

  • Jardins au dsertvolution des pratiques

    et sovoi r oasiensJrid tunisien

    IRD ditionsINSTITUT DE RECHERCHE

    POUR LE DVELOPPEMENT

    collection travers champs

    Paris, 2005

    Vincent Battesti

  • Prparation ditoriale et coordinationMarie-Odile Charvet Richter

    Mise en pageBill Production

    Maquette de couvertureMichelle Saint-lger

    Maquette intrieureCatherine Plasse

    Photos de couvertureLa rcolte et le premier tri des daltes dans le jardin se font souventen quipe de jardiniers voisins sous le principe de l'entraideet de la rciprocit. Nefta (Tunisie)Au dos: Grappillage des daltes Nefleyet (Tunisie)

    Sauf mention particulire, toutes les photos sont de l'auteur.

    la loi du 1 juillet 1992 (code de la proprit intellectuelle, premire partie) n'autorisant, auxtermes des alinas 2 et 3 de l'article l. 1225, d'une port, que les copies ou reproductionsstrictement rserves l'usage du copiste et non destines une utilisation collective et,d'aulre port, que les analyses et les courtes citations dons le but d'exemple ou d'illustration, loute reprsentation ou reproduction intgrale ou partielle faite sons le consentement del'auteur ou de ses ayants droit ou ayants couse, est illicite (alina 1- de l'article l. 122-4).CeHe reprsentation ou reproduction, par quelque procd que ce soit, constituerait donc unecontrefaon possible des peines prvues ou titre III de la loi prcite.

    IRD ditions, 2005ISSN : 0998-4658ISBN: 2-7099-1564-2

  • Sommaire

    les transcriptions des termes oasiens 7

    Introduction 9

    Parlie 1La description de l'oasis, une norme 33

    Partie 2Les rvolutions permanentes des jardins 187

    Partie 3Les natures de l'oasis se croisent 267

    Conclusion: la construction des natures oasiennes 371,

    Bibliographie 3791 Annexes 391

    Sigles et acronymes 411

    lexique des termes oasiens employs 413

    Tables des illustrations et des tableaux 431

    Table des matires 435

  • Les transcriptionsdes termes oasiens

    Tous les mots trangers au franais sont en caractres italiques. J'aiopt ici pour un systme relativement simple de transcription desmots arabes, berbres et des dialectes locaux. Restent en criturergulire les termes couramment employs en franais (comme souk ou oued et non suq ou wd ) et ceux de certainslieux (comme Tozeur ou Nefta). Signalons pour note que dansla rgion, Jrid se prononce jrid ou djrid, Tozeur tuzor, Degachedgesh, Dghoumes dghums, etc. La transcription des mots donnel'avantage leur prononciation locale plutt qu' leur criture clas-sique (quand cette criture existe: le tifinagh, l'criture Iybico-berbredes Touareg, n'est pas usuel).En particulier pour le vocabulaire propre au Jrid, il ne s'agit pas defautes, mais de prononciations particulires la rgion. L'arabe dia-lectal comporte une nuance vocalique supplmentaire par rapport auxvoyelles de l'arabe classique (a, i, u), qui est transcrite ici e . Lesvaleurs des lettres correspondent peu prs celles du franais. Lesparenthses utilises parfois dans un mot dsignent une voyelle peuprononce et que l'on peut omettre. Ci-contre sont indiques quelqueslettres qui pourraient poser problme, ou entre crochets les corres-pondances avec le systme phontique international.

    Voir dans les annexes en fin d'ouvrage le lexique des termes oasiensemploys.

  • Vincent BoestiJardins

    8 au dsert

    : lettre arabe (Oayn) , une pharyngale sonoree: toujours comme ou [e] [E]f2 : comme dans le mot jeu [d]h : un h expir lgrement (Iaryngal)11 : un h trs expir (pharyngal sourd)kh: entre la jota espagnole ou le ch allemand [x]gh : un r grassey

    r: un r roul

    9 : toujours comme g du mot gareq: lettre arabe (q0, une occlusive vlaire, emphatiqueS : comme S du mot si

    ~ : un S mais emphatique

    sh : comme ch en franais (( chanter)t : un t , mais emphatique

    th : quivalent du th anglais dans thin [8]dh : comme th , mais plus doux et proche du z [0]dh : comme dh , mais emphatique

    Q: comme un d , mais emphatique!1 : prcd d'une voyelle (an,ln, etc.), se prononce comme en franais manger , mince , etc., nasale [-]u: comme ou en franais (

  • Introduction

    Je me penche et je coupe quelques plantes. Je me dplace encore unpeu et je rpte l'opration. Je donnerai celles-ci mes animaux, l-bas. L'eau est mes pieds, qui circule, cherche son chemin. 1/ ferabientt nuit, les ombres ont disparu. Les toiles, l-haut, vont scintiller.

    Comme on dit en arabe, les aveugles ne peuvent pas vous montrer lebon chemin, et les illettrs sont des aveugles, non? [ ... ] Le gouvernement,s'il veut savoir ce qui se passe, doit manger dans toutes les soupes. -Un sher( lettr Nefta, le 6 mars 1996.

    Rachid ben [fils de) Bechir ben Rouissi : numrer les parties de sonnom, il retrace aussi les gnrations qui l'ont prcd et comment cejardin Degache (ou du moins sa part) lui est chu.Depuis six heures ce matin, il est seul au jardin, comme son habitude.Il n'a pas vraiment quelque chose y faire, rien de pressant en tout cas.Il pourrait la rigueur rester la maison comme le font les plus jeunesaujourd'hui, mais pour quoi faire? Autrement que pour le dner et la nuit,il n'y est pas vraiment chez lui, il risquerait de gner sa femme et lesalles et venues des voisines. Et que diraient les voisins le voir tranerdans le quartier? Ou'il est un paresseux? Ou'il a perdu son jardin?Aujourd'hui, il dsherbe les tomates qui manqueront bientt d'tretouffes sous les mauvaises herbes. Il en fait des tas sur les bordsdes planches. Il va ensuite couper d'autres mauvaises herbes dans lesalles, dans les jachres, jusqu' rcolter la bonne quantit, pour qu'iln'ait pas ce soir rajouter du concentr aux chvres et la brebis dela maison. C'est sa femme qui s'occupe des animaux. Avec le retourde la chaleur, l'herbe recommence bien pousser et est envahissante

  • Vincent BeNestiJardins

    10 au dsert

    ds que l'eau est l, ds que les nbt (tours d'eau) sont assez rap-proches, longues et de dbit suffisant. Il arrive qu'un des foragestombe en panne et que l'eau des circuits d'irrigation suffise peine inonder les carrs de cultures. D'aprs son voisin, son tour d'eaudevrait commencer aprs-demain onze heures dans la nuit.

    Aprs le repas, des fves qu'il a rchauffes sur le feu (il en mangetous les jours), l'aprs-midi est vite passe : il y a toujours quelquechose faire dans le jardin. Il a rassembl en l'occurrence toutes lespalmes sches qui tranaient au pied des palmiers depuis qu'il les anettoys durant l'hiver. Il les a rassembles en paquets de vingt et ilenverra dire son cousin de passer les prendre avec sa charrette pourles vendre au hammm (bain turc). a ne vaut pas grand-chose, maisa paiera des bonbons pour les enfants.

    Le soleil dcline, l'appel la prire se fera bientt entendre, il esttemps de rentrer. Tiens, Mohamed et Tarek ne sont pas passsaujourd'hui. Il coupe une grosse botte de salade pour la maison. Ildevra passer par le souk (march ou centre-ville) pour prendre du per-sil. Le peu qu'il a plant cette anne n'a pas pouss. Peut-tre de mau-vaises graines. Ou plutt il prendra du persil chez Brahim qui il aprt une me{i-f1a (une sape). Il boit son dernier verre de th au jardin,de la thire qui est reste toute la journe sur la braise prs de lacabane. Ce n'est plus une infusion, c'est une dcoction. Il ne pourraitplus s'en passer.

    En levant son verre, son regard se pose sur les premires spathes despalmiers qui s'ouvrent bientt. Le temps sera venu, la semaine pro-chaine, de polliniser H, pense-t-il en attachant la charrette son muletet en y posant les bottes d'herbe et la salade. L'animal connat le che-min du retour, Rachid peut s'allumer une cigarette Cristal.

    Des hon1n1es et des oasisdans le dsert

    Le Sahara est le plus vaste dsert au monde. Il n'y a que des vues desatellites qui permettent d'en embrasser toute l'tendue. Du haut del'espace, on pourrait voir que ces grandes surfaces, toutes de rocheset de sables, sont constelles de points ou de tranes vertes : les

    -

    r-

  • Vincent Ballesl;Jardins

    au dsert 11

    oasis. Leur prsence n'est pas, sur la Terre, une spcificit du Sahara:des oasis existent ailleurs, en fait sur les cinq continents. Restons unmoment dans cette position gostationnaire, surplombant l'Afrique duNord. Srement des gens vivent l-dessous, dans le dsert. Si on a lachance d'avoir sur soi le Dictionnaire de l'ethnologie et de l'anthropo-logie, on apprendra l'article Sahara (BONTE, 1991) que, au-deldes diversits, ethniques et linguistiques, les socits sahariennes pr-sentent des traits communs: mode de vie pastoral et nomade, organi-sation tribale, influence de l'islam, importance des changes longuesdistances [... ] . Et les oasis? on n'en parle pas. Les oasis ne sontpeut-tre plus le dsert. Le Sahara, c'est le dplacement et non pasl'tablissement. Mais o situer, alors, l'oasis si bien isole au milieu duvide, du rien dsertique?

    Vue arienne de lapalmeraie de Tozeur,Tunisie (fvrier 2003).les formes complexesdu terroir millnaire,visibles au niveaudes jardins, sont tout aussividentes petite chelle.Au fond, le chott el-Jrid,au premier plan, le bti(le plus ancien est prochede au dans la palmeraie)et, sur la droite, le brasde l'oued part du site ditdu Belvdre (rs e/-ayn)pour se diviserdans la palmeraie.

  • Vincent BaNestiJardins

    12 au dsert

    L'innovation oasienne

    ... des taches de verdures entretenues par le labour opinitre deshommes malgr les dunes, le vent et le soleil .. des troupeaux queconduisent comme au temps biblique, les nomades la recherche demaigres pturages [ ... ]. (Jacques Soustelle, ancien ministre franaisdu Sahara, cit par GAUDIO, 1960: 104) C'est en ces termes que pou-vait s'voquer, dans les annes 1950, le Sahara franais. Comme autemps biblique . Pour l'imaginaire europen, le dsert et les oasis parlent beaucoup. La rfrence historique religieuse est invitable,mais ce dcor o nous croyons avoir nos racines de civilisation ,c'est un ailleurs dont nous nous serions carts. Nous aurions changet nous aurions laiss un monde son immobilit et son indigence. Ledsert ne bougerait pas, les oasis non plus, tout serait immuable sousla torpeur d'un soleil implacable.

    Si les hommes sont l, il faut bien pourtant que le dsert et les oasisaient une histoire. Quelles sont les origines de ces singulires oasis?Comme le rappelle LACOSTE (1990 a), dans les rgions arides duglobe o coulent des cours d'eau allognes, il est un fait que cetteeau n'a pas toujours suscit l'intrt des populations son exploita-tion au profit de cultures (Australie, Moyen-Orient, Amrique, Afrique,Asie). Donc, cette disponibilit hydrologique serait une conditionncessaire mais non suffisante pour expliquer la cration d'oasis.Nous sommes alors tenus de prendre en compte d'autres para-mtres, notamment historiques et techniques qui ne semblent pas lesmoindres.

    Pour que surgissent des oasis du dsert, il faut aussi que des hommesaient eu les connaissances et les moyens de construire des quipe-ments hydrauliques (puits, canaux, petits barrages ... ). Aussi, n'y a-t-ilpas de grandes oasis au milieu du dsert du Kalahari, bien que danscette vaste cuvette arrivent de nombreux cours d'eau descendant despays voisins. Dans cette partie de l'Afrique, les Khoisans (Bochimans)vivent surtout de la chasse et de la cueillette. Ils ne font gure de cul-tures et ne savent pas irriguer la terre. Quant aux Europens, venusdans le pays au XIXe sicle, ils s'intressrent surtout au grand levagespculatif dans les rgions steppiques voisines et ils n'eurent pasbesoin de crer d'oasis (des zones meilleure pluviomtrie suppor-taient les cultures). Il en est peu prs de mme pour les dserts aus-traliens (LACOSTE, 1990 b : 260).

  • Vincent BoNestiJardins

    au dsert 13

    Quelles sont ces conditions historiques qui ont permis la mise enuvre de ces techniques culturales relativement intensives et perfec-tionnes ? En dpit de l'abondance des sites et de la longue occupa-tion du Sahara au nolithique (12 000-4 000 ans av. J.-C.), dans unephase beaucoup plus humide que l'actuelle, il n'existe pas d'videncedirecte que l'agriculture y tait alors vraiment pratique (BoUNAGA etBRAC DE LA PERRIERE, 1988). L'ide de l'oasis palmiers dattiers vien-drait du lieu de domestication de cette plante, une relique de l'retertiaire.

    On suppose aujourd'hui que ce lieu est le golfe Persique. On pense qu'au-raient exist des palmeraies dans cette rgion ds 5000 av. J-C. Desfouilles archologiques menes sur le site d'Hi li, en bordure de l'oasisd'ai-Ain (mirat d'Abu-Dhabi), tendent indiquer que les rgions priph-riques du grand dsert d'Arabie connaissaient dj une agriculture avan-ce en 3000 av J.-C., le mode d'utilisation du sol tant celui des oasis(CLEUZIOU et COSTANTINI, 1982). Ces oasis ont pu grouper depuis dessicles des populations, fondement dmographique des tats des vieillescivilisations msopotamiennes et nilotiques.

    L'hypothse classique expliquant la prsence dans la zone saha-rienne de cette structure oasienne, mais aussi des plantes qui l'ac-compagnent, est une thse diffusionniste. Ces civilisations orientales,fondes en bonne partie sur la matrise de l'eau d'irrigation, auraientdiffus leurs techniques notamment vers l'Afrique du Nord. Au pre-mier millnaire av. J.-C., les techniques agricoles suivent les bords dela Mditerrane et les franges prsahariennes le long des grandesroutes commerciales des chars qui menaient dj aux rives sah-liennes. Auguste CHEVALIER (1932 : 690), frapp par l'identit desinventaires des espces vgtales cultives dans les deux rgions,dfendait avec Andr Berthelot l'hypothse d'une diffusion depuisl'gypte des premires dynasties galement par des routes int-rieures pntrant jusqu'au cur du Sahara (et sans doute jusqu'auNiger). Ces voies sahliennes sont bientt relayes par les pistescaravanires vers 500 av. J.-C. grce l'introduction du dromadairedomestiqu au Proche-Orient depuis le troisime millnaire avantJsus-Christ. Les techniques d'exhaure et d'irrigation, ainsi que lespratiques agricoles, se seraient ainsi diffuses progressivement dansles tapes caravanires, et les chanes d'oasis auraient alors com-menc se constituer (TOUTAIN, DOLL et FERRY, 1990: 8). Cette hypo-thse classique a ses dtracteurs qui lui reprochent de penser lesoasis comme de simples greniers pour nomades ou caravanes(MAROUF, 1980)

  • Vincent BaNestiJardins

    14 au dsert

    (d'aprs RTAlll, 1986, modifi)

    o SOOkm'-. --1.

    Fig. 1 -Les routes transsahariennes

    au Moyen ge.

    Les oasis ne sont pasdes isolats mais,

    tout au longde leur histoire,

    les carrefoursd'incessants trajets

    travers le Sahara.

    On ne connat toujours pas l'origine exacte des oasis sahariennes. Cequi est certain, c'est que la transformation de certaines terres aridesen zones de cultures ou leur maintien a demand l'investissement derelles organisations, parfois appeles socits hydrauliques . Onsait que, principalement au Moyen ge, le florissant commerce cara-vanier travers le Sahara - qui pour certains auteurs n'existait pasavant l'apparition de l'islam (VERMEL, 1973 : 15), on pourrait plutt direqu'il a alors pris son essor - joignait les Empires noirs et leurs gise-ments aurifres du Soudan (dont le Ghana) aux cits marchandesmaghrbines travers un dense rseau de pistes (fig. 1). Sinon lacration, du moins le maintien de certaines oasis dans le Sahara occi-dental et central ne peut se comprendre qu'en rapport l'importancedu trafic du Ville au XIVe sicle l'poque o la voie du Nil, beaucoupplus commode, tait barre en Nubie par de puissants royaumes chr-tiens. Ces oasis procdaient donc, pour certaines, de raisons com-merciales et politiques (LACOSTE, 1990 a) et leur main-d'uvreproviendrait en partie des populations noires dportes en esclavage.

  • Vincent Bo~estiJardins

    au dsert 15

    L'histoire des oasis est difficile reconstruire. Ainsi, les foggaras sont-elles une invention indigne ou importe ? Les foggaras font partie de cesgrands amnagements hydrauliques constitus d'importants rseaux (enlongueur) de galeries souterraines filtrantes pour capter le peu d'eau depluie retenue dans les pimonts (fig. 2). Il est trs classique de comparerces travaux monumentaux la technique des qant pratique depuis desmillnaires en Iran. Marouf relve que cette technique aurait t intro-duite par les [familles] Barmaka [se dclarant d'origine iranienne - durantla dynastie des Almoravides 1169-1260] dtenteurs du secret des qantiraniens . Toutefois, cette technique pourrait aussi bien avoir une originelocale [touatienne ou judo-znte - en Afrique du Nord, les Zntessont des Berbres prislamiques, nomms ainsi depuis le IVe sicle, aprsavoir t appels Gtules ] et avoir t conue de faon volutive et enrapport la dsaffection des rseaux hydrauliques de surface, et ce, bienavant le xe siele (MAROUF, 1980 : 265). Le dbat est loin d'tre clos. Unrcent sminaire au Collge de France (BRIANT, 2001) mettait encore envidence les similarits techniques entre qant et foggara et en mmetemps qu'on dterre des rseaux complets datant du ve s. av. J.-C. dansune oasis gyptienne (WUTTMANN, GONON et THIERS, 2000), aucune preuvearchologique assez ancienne en Iran n'a encore pu prouver son antrio-rit (avant l'Islam). A-t-on eu alors convergence de forme, de structuremme, dans l'laboration d'un quipement hydraulique ou n'a-t-on finale-ment que transpos un modle technique exogne?

    (d'aprs MUNIER, 1973, modifie). -.--__.J

    Fig. 2-Coupe d'une galeriefiltrante (foggoro).

    Il n'y a ici aucune volont d'historien dans cette brve prsentation del'origine des oasis. Ce qui compte est avant tout de comprendre ce quia prsid leur cration. Les donnes historiques (si faibles sont-elles)l'affirment: artificielles, les oasis le sont incontestablement. D'un milieucologiquement conditionn par l'aridit, l'apport d'eau en surface ouau moins son pandage lorsque l'eau est dj prsente l'air libre(cours d'eau allogne ou guetta), est la condition indispensable afind'obtenir, en zone chaude comme le Sahara, l'existence d'une telleconcentration de biomasse. Dans ce type de structure cologique oles tres vivants ( l'exception de quelques plantes adventices etinsectes) sont implants car utiles l'homme, ce dernier apparatcomme l'acteur indispensable de ce jeu d'quilibre.

  • 16

    (( La plupart deshommes produisent

    des ressourcesdomestiques et,

    de cefait,ont profondment

    modifi et modifientles systmes

    et objets naturels (BARRAu, 1981: 385).

    Vincent BaNesi;Jardinsail dsert

    En effet, cet cosystme hyper-anthropis peut tre figur commeun quilibre instable, un quilibre qui doit, tout moment, tre ajustpar l'homme sous forme de travail. La position stable, au sens thermo-dynamique, serait le dsert. Mme si MAUSS (1967) nous rappelle qu'il n'y a jamais en ralit production par l'homme, mais simpleadministration de la nature, conomie de la nature on lve uncochon, on ne le cre pas , l'homme est le facteur dterminant debien des cosystmes, et dans le cas de l'oasis, il s'apparente la clefde vote de cet ouvrage de transformation spectaculaire du milieu.L'quation est fort simple: l'absence de l'homme (de sa culture tech-nique et de son travail) quivaut l'absence d'oasis. (L'quationinverse n'est pas vrifie et elle n'est pas commutative.)L:oasis ne semble pas s'accorder une vidence que proposeJacques BARRAU (1981 : 387), selon qui la modification des systmesnaturels du fait des socits humaines procde toujours du genera/izedau specia/ized, pour rester fidle la terminologie emprunte auFundamenta/s of ec%gy de Eugene P. et Howard 1 GOUM (1959), selonlaquelle les cosystmes genera/ized, indice de diversit lev, forteproductivit et relative stabilit - la fort tropicale humide par exemple -contrastent avec les specia/ized, moindre indice de diversit, plusfaible productivit et relative vulnrabilit - les steppes, par exemple: ily aurait rosion de la diversit et exigence d'apports constants et crois-sants d'nergie. Si le second terme est en accord avec ce que l'on peutobserver pour le cadre de l'oasis, ce milieu est loin d'voquer l'rosiongntique puisque sa biodiversit est considrablement plus riche quecelle du milieu environnant ou originel, le dsert proche. Il est vrai que,si l'on considre le Sahara dans son ensemble, la flore comprend envi-ron 500 espces de plantes vasculaires (OZENDA, 1985). Bien plus, l'oa-sis est source de biogense, engendrant de nouvelles varits deplantes et de cultivars de dattiers (Phnix dacty/ifera L., Arecaceae).Comment se prsentent concrtement les oasis sahariennes? Et com-ment embrasser l'ensemble de ces terroirs disperss dans le dsert ?

    Rduire les oasis ce qu'elles ne sont jamaisLes oasis tudiesSi cette tude n'est pas conue comme une monographie, toutefois leJrid est le terrain privilgi de rfrence. Cette rgion se trouve dans

  • Vincent BaNesli)ardin5

    au d5ert 17

    le sud-ouest de la Tunisie, aux confins algriens et de l'koumne tuni-sien (fig. 3). Le Jrid est une rgion un peu trique, un isthme coincentre deux dpressions sales, le chott el-Gharsa et surtout le chott el-Jrid. Cet anticlinal jridi spare et alimente pour partie ces deuxchotts qui sont en fait deux grandes ~ebkha, des dpressions salinesparfois incompltement recouvertes d'eaux saumtres (fig. 4).Un peu alignes, l, sur ce bras de terre et de sable, des oasis formentle paysage. Depuis des temps immmoriaux, on les sait l ; on ne peutdire qui les a difies, comment, quand, et non plus si elles taient vrai-ment diffrentes autrefois. Quelques vestiges romains laissent penserque ces oasis faisaient partie du limes, les frontires de la conqute deRome en Afrique (province d'Arrica). Les oasis les plus anciennesauraient plus de deux mille ans (Tozeur, par exemple, qui se seraitappel Thozurus). Mais elles vivent encore. Elles changent d'elles-mmes, les hommes continuant les travailler de gnration en gn-ration. Toujours par elles et autour d'elles, se nouent les relations queles hommes savent tisser entre eux, en socit. Aujourd'hui, les Jridisse dfinissent comme arabes et musulmans, jridis et tunisiens. On yparle l'arabe tunisien avec des variantes dialectales locales.

    fig. 3-Localisation des oasistudies en Afriquedu Nord.

    ALGRIE

    MALI

    o 1 000 km,'-----------',

    SOUDAN

    _ Climat mditerranen

    Climat continental steppique ou montagnard

    Climat continental dsertique chaud

  • Vincent Ba~esliJardins

    18 ou dsert

    Fig. 4-Carte du Sud tunisien.

    Chef-lieude gouvernorat

    Oasis

    GOLFE DE GABS"

    50 km

    Les oasis reprsentent comme un emblme de la rgion, elles concen-trent une grande partie de l'activit rgionale. Pourtant, elles ne sontque de petits points de cultures, les quelques intrts qu'elles susci-tent semblent encore dmesurs en rapport leurs dimensions.

    Sur les 559 287 ha de superficie totale du gouvernorat de Tozeur,324 861 ha (58 %) sont de surface agricole utile (SAU). Cette SAU est com-pose de parcours et broussailles et de superficies labourables (compre-nant les superficies en oasis et les superficies vocation cralire). Lasuperficie totale des oasis reprsente 9 150 ha, soit 2,8 % de ta SAU dugouvernorat ou encore 1,6 % de la superficie totale du gouvernorat(valeurs fournies par Mohamed Chebbi, responsable du serviceStatistique du CRDA de Tozeur en avril 1996).

    Djanet, un deuxime terrain de rfrence, est diffrente (fig. 3). Ils'agit d'une oasis du tassili n'Ajjer en Algrie, aux confins libyens etnigriens. Bien plus excentre et petite que les anciennes palmeraiesdu Jrid (250 ha environ au total), elle ne participe pas franchementparler d'une rgion oasienne. Il nous faut repartir, aller plus loin, jus-qu' la limite extrme du Sahara, dans un bled qui soit vraiment LeBled, Djanet (en italique dans le texte, POTTIER, 1945 : 147).On comptait Djanet dans la premire dcennie du xxe sicle,17 500 palmiers approximativement (GARDEL, 1961 : 347), c'est--dire

  • Vincenl BaNesliJardins

    au dsert l 9

    au plus 80/100 ha en palmeraie. Y vit une population touargue, lesKel Ajjer, sdentaires et pasteurs. Les Kel Ajjer parlent une langueberbre, le tamahq (une variante du tamashq ou tamacheq) et sou-vent l'arabe et le franais. Ils se dfinissent d'abord comme Touareget ventuellement musulmans.

    Un dernier terrain a t les oasis de l'oued Draa au Maroc et en parti-culier celle de Zagora. Elle bnficie du rare privilge saharien d'uncours d'eau permanent descendu de l'Atlas et qui irrigue les Jardinspar drivation. Ses palmeraies les plus anciennes peuvent prtendre,elles aussi, compter plusieurs millnaires d'existence. Les habitants deZagora se dfinissent de faons multiples (voir plus loin) et parlent undialecte de l'arabe et du berbre.

    Nous avons l trois exemples de nature oasienne : une premireapproche fait apparatre ces oasis comme structurellement et fonc-tionnellement semblables et des modes de vie sahariens, aprs tout,assez proches galement. Oasis est un terme gnrique com-mode, une catgorie gographique pertinente, mais qui ne renseignepas sur la relation des hommes et de leur environnement: nous avonsle contenant sans discerner encore le contenu, une forme sans enconnatre mme les limites.

    Canal d'irrigation.Septembre 1996,palmeraie de Zagora(Maroc). Zagora bnficiedu privilge d'une eaudescendue de l'Atlas(l'oued Draa) et captepar drivation pourses jardins.

  • Vi ncenl BaNestiJardins

    20 au dsert

    Les oasis sont nombreuses au Sahara, mais la superficie totale de toutesles oasis sahariennes n'atteint dans les estimations les plus optimistesque le chiffre de 8 000 9 000 km2, soit environ un millionime de lasuperficie du Sahara dans son ensemble. Elles reprsentent sur le globe,pour celles qui sont plantes en palmiers dattiers, prs d'un million d'hec-tares et font vivre directement entre sept et dix millions de personnes.Encore que cela dpende de ce que l'on appelle oasis. Il serait pertinentde considrer comme telle la valle du Nil; la presque totalit de la popu-lation est concentre dans cette valle, soit plus de 60 millions de per-sonnes. Il faut ajouter ces populations d'oasis, celles qui en viventpartiellement (pasteurs nomades par exemple), celles des oasis sanspalmier et celles des oasis des zones continentales hiver froid (Asiecentrale, Chine). Ces units restreintes de cultures ne se ressemblentpas, mme en se cantonnant la zone saharienne; cette htrognitest visible le plus souvent mme pour le nophyte: il est ais de distin-guer une oasis jeune d'une oasis ancienne (taille des palmiers dattiers,espacement entre eux, etc.), une oasis dont les cultures sont de rented'une oasis fonde sur "autoconsommation (diffrence de biodiversit).Pour la commodit de lecture, une diversit demande toujours tresimplifie en une classification. Mais quelle typologie prfrer ?Autrement dit, quels critres doit-on mettre en avant pour un dcou-page du rel, pour une traduction du complexe en un intelligible sim-plifi ? L'on sait la subjectivit de tels dcoupages, cependantncessaires afin de rduire une ralit foisonnante inassimilable. Car sil'on veut traiter du rapport des oasiens leur milieu, encore faut-il peut-tre savoir de quel milieu il est question. Les oasis se distinguent entreelles par leur conomie ou leur structure. Une typologie des oasis peutse concevoir partir de ces critres. Voici quelques exemples cou-rants de typologies proposes dans la littrature traitant des oasis.

    LIapproche conomiqueUne partie des oasis se sont panouies en favorisant les relations cara-vanires entre les deux rives du Sahara. D'une dimension dmogra-phique restreinte, elles sont situes sur les routes transsahariennes duMoyen ge, notamment du commerce de l'or, du sel, des esclaves etautres denres, entre l'Afrique du Nord et les Empires noirs. En tantqu'escales, elles assuraient le ravitaillement des caravanes. L'oasisexportait une partie de sa production (dattes, crales ... ). Le com-merce transsaharien de l'or a priclit aux xVleet XVIIe sicles (concur-rence maritime), mais les caravanes n'ont disparu qu'avec l'avnement

  • Vincenl Bottest;Jardins

    ou dsert 21

    du camion au xxe sicle. L'oasis de Tozeur ou celle de Nefta (au Jrid,Tunisie) par exemple, ont particulirement bnfici de leur situationde lieu de passage sur les routes marchandes.

    Un autre type d'oasis se distingue de celui-ci: les oasis de peuplementimportant. Elles sont localises surtout dans les valles o coulent descours d'eau. De ces valles d'anciens peuplements, les plus impor-tantes sont celles du Nil, de l'Euphrate et du Tigre. Elles reprsententune forme d'oasis dont la caractristique conomique est de se tour-ner plus vers elles-mmes que vers l'extrieur avec une agriculture quivise d'abord l'autosubsistance. Leur ambition est de nourrir les per-sonnes qui y vivent (notamment les classes non productives, commeles fonctionnaires). L'autoconsommation rgionale est de rgle, sansexclure l'ventualit de cultures de rente (henn ou safran parexemple) destines, par l'change, l'apport de biens non produitsdans l'oasis. Mais il serait simpliste d'en rester celle typologie binaire.Nombre d'oasis tiennent des deux types la fois. Ainsi, le cas deZagora (valle du Draa, Maroc), bnficiant d'un cours d'eau perma-nent : celle oasis semble un site de vieux peuplement comme l'en-semble de la valle, cependant elle a nanmoins tir profit de sasituation de port caravanier dans le commerce transsaharien.

    l'oued Draa. Octobre 1996,Zagora (Maroc).les oasis ont essaim le longde son parcours, chacunepuisant pour son terroiragricole dans cette ressourcerenouvelable mais limitequi disparat plus au suddans le dsert.

  • Vincent BallesliJardins

    22 au dsert

    Il est clair que cette typologie caractre conomique est trs lie l'his-toire. Que reste-t-il rellement aujourd'hui de cette dichotomie entre cesoasis? Sans doute plus grand-chose depuis l'abandon de la caravanecomme moyen de communication. Les circuits marchands majeurss'taient eux-mmes affranchis du dsert - de sa traverse en fait -depuis les dbuts de la navigation europenne le long des ctes afri-caines. Les oasis-relais ont vu leur raison d'tre disparatre et ont d serecentrer sur elles-mmes. Les oasis, en gnral, ont beaucoup souffertd'un exode rural (concernant surtout les personnes jeunes), mais unexode qui semble l'heure actuelle fortement diminuer voire s'inverser:c'est que les oasis deviennent aussi de vritables villes attractives. Onpourrait parler d'exode rural multicentr (et les oasis deviennent aussi descarrefours migratoires Nord-Sud, voir PLIEZ, 2000). Les responsables (sur-tout europens) du dveloppement fondent beaucoup d'espoir sur lastructure oasienne traditionnelle, car les oasis pourraient tre des ples dedveloppement, un systme d'avenir, amen rsoudre efficacementles problmes croissants de dsertification (fascicule de prsentation duGridao - Groupe de recherche et d'information pour le dveloppementde l'agriculture d'oasis, Montpellier -, groupe initi par l'Inra et le Cirad).Il se cre aujourd'hui de nouvelles oasis dont l'apparition est lie l'mergence de nouvelles technologies (une hydraulique mcanisesurtout), telle qu'avait pu l'tre au Moyen ge la noria par exemple(machine hydraulique forme de godets attachs une chane sansfin, plongeant renverss et remontant pleins d'eau), et procdant sansdoute du mme effet de diffusion. Il s'agit de centres de cultures expli-citement orients vers la production commerciale, des oasis de renteaux technologies modernes qui se multiplient en Algrie, Libye,Californie, Azerbadjan, mettant en uvre des moyens d'irrigation et decultures trs importants et se dtachant des contraintes sociales :comptant peu d'employs, l'oasis moderne n'est plus un centre de vie,mais est conomiquement prospre (quand le systme fonctionne). Lamonoculture est l'une de ses caractristiques, influant cela va de soisur la structure du paysage (hectares de palmiers en alignement etmonostrate ou monoculture d'une herbace, comme la tomate, desti-ne l'exportation comme lgume en primeur, voire le bl).

    La distinction structurelleUne classification des oasis selon un discriminant structurel recouvre,au moins partiellement, celle fonde sur un critre conomique. Leterme de diffrenciation qui retient peut-tre le plus l'attention estl'irri-

  • Vincent BaNesliJardins

    au dsert 23

    gation ou, plus exactement, les moyens par lesquels l'eau arrive auxterres cultives. Par ordre croissant de difficult, voici ces moyensavec leurs exemples sahariens.

    - Le long du Nil, par exemple, l'eau est constamment prsente. Leseaux du fleuve, dit allogne, dont le niveau fluctuait en fonction descrues saisonnires, recouvraient alors les terres rgulirement fertili-ses par le dpt limoneux; le cas se prsente galement dans lesvalles marocaines d'oued comme le Draa ou le Ziz, voire (en moindreproportion) Tamerza et Mids, les oasis de montagne du Jrid.- Dans le Borkou (nord du Tchad), par exemple, les palmiers exploi-tent l'eau dans les nappes superficielles. Il n'y a pas obligation d'irri-gation, mais les rendements sont faibles. Ce sont des oasis d'appointpour les leveurs sahariens.

    - Dans le Souf (Algrie), par exemple, les oasis sont dans les fonds,entre les dunes o l'eau des rares orages s'est infiltre. L'eau sourd parendroits pour se perdre aussitt, moins que les Oasiens ne larecueillent. Ces oasis sont confrontes au problme de leur enfouisse-ment par les dunes sous l'action du vent.

    - Dans le Mzab voisin ou au Jrid, de profonds puits ont t forsdans le sol rocheux et sableux, ce qui permet de puiser l'eau sansarrt, dans la limite bien sr des ressources de la nappe sous-jacente.- Ailleurs l'eau est draine sur de trs vastes espaces par un systmede canalisations souterraines, sur des longueurs de plusieurs dizainesde kilomtres, qui la concentre en un point; il s'agit du systme desfoggaras, trs coteux en travail, car ncessitant en sus de leur miseen place, de trs importants travaux d'entretien. Il s'agit typiquementde l'exemple d'oasis qui n'ont pu tre installes qu'avec une main-d'uvre issue d'un systme esclavagiste. On rencontre ce systmedans le Sud oranais par exemple.

    Cette typologie structurelle des oasis laisse dans l'ombre la questionde l'exploitation effective de ces terres. On aimerait pouvoir croiserplus de variables pour accrotre la pertinence des catgories d'oasis.La typologie ci-dessous propose des facteurs multiples.

    L'exploration multifactorielleLe Mmento de "agronome (1991 : 820) propose une typologie int-ressante des oasis, rejetant tout facteur historique (au risque d'ignorerles dynamiques d'volution), mais jouant sur la complmentarit

  • Vincent Benest;Jardins

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    oasis/steppe; elle se base sur le postulat suivant: des niveaux depratiques culturales plus ou moins intensives, correspondent des pra-tiques d'levage elles-mmes plus ou moins extensives. On distinguealors quatre types d'oasis.

    Les oasis dans lesquelles les travaux agricoles se limitent la cueillettedes dattes et parfois la pollinisation des palmiers, correspondent deux types de situations: la premire (type A) est celle o l'irrigationcomplmentaire de la palmeraie n'est plus possible, elle est en voied'abandon et seule "activit de cueillette persiste. Les causes peuventen tre le manque d'eau ou l'impossibilit de travail par ensablementou encore le manque de main-d'uvre (Adrar mauritanien, Ifoghas auMali ... ). Dans le second type (type s), les ressources en eau directe-ment disponibles sont suffisantes, le palmier en fond de talweg exploitedirectement les ressources de la nappe et l'irrigation complmentairedes palmiers n'est pas juge ncessaire. Les travaux d'entretien sontlimits au minimum (pollinisation et rcolte) et il n'y a pas de sous-cul-tures. L'activit dominante n'est pas la phniciculture. Les phnici-culteurs (de Phnix, nom de genre du dattier en latin) sont d'aborddes leveurs (grands transhumants) se dplaant une partie de l'an-ne. Ils laissent sur place, dans la palmeraie, quelques membres de lafamille avec quelques animaux (ovins et surtout caprins), et recher-chent l'extrieur de l'oasis des pturages pour leurs dromadaires(oasis de ce type au Soudan, au Tchad ... ).Un autre type d'oasis rassemble celles qui sont entretenues et irri-gues, plantes de palmiers dattiers et de quelques rares associationsculturales (type c). Il s'agit souvent d'oasis de repli o des leveurs,ayant perdu rcemment leur troupeau, pratiquent depuis peu l'agricul-ture sous palmeraie en vue de reconstituer progressivement leur chep-tel (palmeraies du Tagant en Mauritanie).Le dernier type d'association (type 0) est celui des palmeraies cultivesen bon tat, avec cultures sous-jacentes prsentant diffrentes formesd'organisation et d'intensification (sud du Maroc, Jrid tunisien ... ).Cinq cas sont proposs: (a) lorsque les cultures cralires (bl, orge,sorgho) uniquement sont cultives, (b) lorsque y sont ajoutes les cul-tures marachres, (c) lorsqu'au prcdent cas sont ajoutes (totalementou en partie) des cultures de rentes (comme le henn), (d) lorsqu'audernier cas y est ajoute (totalement ou en partie) une arboriculture frui-tire et enfin (e) lorsque les cultures sous-jacentes des cas prcdentssont associes des cultures fourragres et un levage sdentaris(les cas du Jrid, Zagora et Djanet).

  • Vincenl BaNesl;Jardins

    au dsert 25

    En fait, aucune typologie n'est satisfaisante en soi, car il se trouveratoujours une oasis qui n'entrera pas dans ce dcoupage. Autrementdit, une traduction du rel par catgorie est toujours un exercice derduction. Ainsi, si l'on prend l'exemple de l'oasis de Djanet (tassilin'Ajjer, Algrie), elle correspond plusieurs cas de figures: elle estcompose en partie de nouveaux agriculteurs, l'arboriculture est prati-que, les cultures de rentes sont absentes ... Cependant, ces typolo-gies ne sont pas inintressantes: chacune sa manire nous dit unpeu des oasis, un aspect. Si on accepte fatalement de faire son deuilde la reprsentativit du rel par une classification, pour autant la typo-logie peut tre d'un intrt certain tant que le modle ne plie pas la ra-lit, ne devient pas structurant.

    Cette tentative de prsenter une typologie satisfaisante de l'oasismontre qu'il s'agit probablement de rduire les oasis ce qu'elles nesont jamais. L'eau est-elle le biais idal, ne sera-t-elle pas non plusinutilement rductrice?

    L'eau, l'oasis

    Oasis: dans les dserts, petite rgion o la prsence de l'eau per-met la culture (Larousse, 1982). Rien ne s'associe mieux l'oasis quel'eau. En effet, sans eau point d'oasis. Cela suffit-il? Condition nces-saire mais non suffisante, pourtant, il apparat bien naturel d'aborderce type de terroir agricole sous cet angle. Il s'agit mme de la voieroyale : peu de publications chappent celle constante. Ma propredmarche m'a conduit aussi dans un premier temps m'interroger surce rapport l'eau.

    Imaginer les origines

    Si l'on ne connat pas toujours la dmarche concrte qui a men lacration d'oasis, il est toutefois ais d'imaginer que les fondateurs de ces centres de cultures avaient une ide prcisedu dsert - ou tout au moins des zones arides - puisqu'ils devaientle ctoyer. Or, on ne vit pas dans de telles rgions sans que ce milieu

  • Vincent BallestiJardins

    26 au dsert

    Les conditionscologiquesd'un milieu

    contingententet dterminent

    en partieles modalits de

    son exploitation parles populations

    qui y vivent.

    n'influe autant sur l'individu que sur le groupe, sur le contenu dusavoir et les pratiques, notamment et particulirement en ce quiconcerne la question de l'eau. L, dans ces zones gographiques,un choix n'existe pas. Les populations, aussi diverses soient-elles(BuShmen, Touareg, Californiens), ont besoin d'avoir une culture aumoins technique de la gestion de cette ressource rare. C'est avec cecaractre oblig que l'on peut parler alors de formes d'adaptationtant technique, conomique que sociale un milieu donn. Cesformes d'adaptation aux conditions environnementales, ces strat-gies mises en uvre par les groupes humains peuvent devenir lamarque distinctive d'une identit culturelle et, sans doute, une formed'organisation sociale.

    L'mergence du systme oasien n'a pu survenir sans que soientrunies un ensemble de conditions. On peut compter parmi celles-cicertaines conditions historiques (par exemple, l'apport du dromadairepour beaucoup d'oasis sahariennes), politiques (structure tatique oumarchande mobilisant une main-d'uvre) et sociales. Ce que Leroi-Gourhan nomme milieu technique)} est essentiel, qui consiste enl'ensemble des matriaux, des modes d'action, des gestuelles et deschanes opratoires disponibles, ainsi en est-il de la ncessaire dis-ponibilit de savoirs technologiques lis la matrise de la captationde l'eau (par forage de puits, percement de foggara, pandage del'eau d'un fleuve, etc.), de sa rpartition et de son conomie. Lesconditions cologiques du milieu contingentent et dterminent unedirection dans les types d'exploitation de celui-ci. Mais si les popula-tions des zones dsertiques n'ont pas le choix et doivent savoir grerl'eau disponible, cependant le rapport l'environnement n'est pas uni-voque. Les oasis sont le fruit d'un savoir-faire dans une direction par-tiellement impose par les conditions cologiques. Ce savoir-faire setraduit particulirement dans l'agriculture o les caractristiques dessystmes de cultures prouvent leur originalit (organisation de l'es-pace, des units de production, tagement de la vgtation, intensifi-cation des productions, polyculture ... ). L'Homme transformeprofondment son milieu, cre un paysage, et cela est visible; lecontraste oasis/dsert (ou steppe) est vident et se manifeste auniveau daphique, microclimatique, biologique, etc. Mais au final, l'en-vironnement quotidien de l'oasien n'est plus seulement le dsert, maisle dsert modifi, l'oasis. Ainsi, s'invalide l'ide d'une action et rac-tion simple d'une chose l'autre (socit, milieu). Il faut parler d'inter-actions, puisque socit et milieu voluent de faon conjointe, ou de

  • Vincent BattestiJardins

    au dsert 27

    causalits rciproques (il est de fait impossible de distinguer l'in-fluence du milieu sur le groupe pendant que ce milieu se transforme).

    Le gu fatal?Le discours commun dtermine le plus souvent comme contraintemajeure de l'installation humaine en milieu dsertique l'eau ou, plusexactement, la difficult d'approvisionnement en eau.

    Dans les rgions arides ou dsertiques, la nature restreint l'habitat unezone troite dont il ne peut s'carter. La proximit de l'eau est la rgleinflexible; pas d'tablissement qui s'en carte, qui ne tienne de l'oasis. (VIDAL DE LA BLACHE, 1921 : 175)

    Il est bien difficile de nier que cela soit une contrainte majeure, maisest-ce bien la seule? La chaleur ou le climat en gnral, la qualit dessols, la difficult d'accs, voire peut-tre le systme politique, etc., n'ensont-elles pas aussi? Peut-on honntement confrer celle ressourcerare le rle d'axe pertinent explicatif du fonctionnement oasien ? Laquestion revient se demander si l'eau est l'essence de l'oasis.

    Vue sur la palmeraiede Nefta (Tunisie)depuis sa corbeille .Avril 1995.Cette palmeraie,comme toutes cellesdu Jrid, toit alimented'une eau qui sourdaitd'une multitude de sourcesartsiennes que les foragesmodernes ont assches.

  • Vi ncent BaHestiJardins

    28 au dsert

    Pour les observateurs extrieurs, il parat vident que l'eau, parce querare dans le dsert, est inluctablement un cueil central de la vieoasienne. Un exemple parmi d'autres: les auteurs de la publicationtude d'excution de sauvegarde d'oasis dans le Jrid (Tunisie, MINIS-TRE DE l'AGRICULTURE, 1991) n'ont mme plus besoin de le mentionnerdans le titre: le problme de l'oasis)} est fatalement un problmed'eau et de forages.

    Il ne s'agit pas de minimiser l'importance de la donne hydraulique,mais de mesurer sa relle porte heuristique pour la comprhension etla traduction des systmes d'oasis. Pour s'en tenir Tozeur au Jrid,c'est certes au long des sicles que s'est construit son remarquablecomplexe de rpartition des eaux. Les jeux de pouvoir locaux sont SOU-vent passs par les tentatives de contrle de cette ressource (Bou ALI,1982). Et si Paul PENET (1912), dont le nom subsiste encore aujourd'huidans la mmoire collective du Jrid, tait parvenu dchiffrer le sys-tme et l'analyser au dbut du xxe sicle, cela n'avait sans doute riend'un innocent passe-temps de contrleur civil. Les autorits colonialesse sont rapidement intresses l'eau, y voyant un facteur limitant,donc un moyen stratgique de contrle.

    Alors que la vie conomique est en constante volution, que la Tunisie,surtout depuis le Protectorat, voit son agriculture se dvelopper rgulire-ment, que "aspect de rgions entires se modifie rapidement, les oasissemblent avoir atteint, depuis un Lemps immmorial, leur niveau actuel deproduction ; elles sont comme figes dans leur dcor immuable ; touLeleur vie, en effet, demeure subordonne un facteur qui semble inva-riable ; la quantit d'eau dbite par les sources. )} (BARDIN, 1944 : 13)

    ce titre, une des premires mesures aprs l'installation duProtectorat en Tunisie (en 1881) a consist en la nationalisation dessources, notamment celles qui irriguaient les jardins de Tozeur. Ellesfurent verses au Domaine ds 1885 au terme du dcret du 24 sep-tembre (contrairement aux dispositions applicables en mtropole). Ilest inutile de s'attacher dmontrer davantage le rle politique local etlarge de l'eau dans les oasis, comme au Maghreb en gnral (voir parexemple PRENNES, 1993), c'est une chose entendue. Le discoursrevendicatif oasien lui-mme se construit souvent autour de l'eau (celaest vrai au Jrid, mais absent par exemple Djanet, dans le Sud alg-rien, o c'est plutt un discours de construction identitaire, tre toua-reg, qui prime). Mais, nous verrons plus loin qu'il s'agit sans doute,sous de fausses apparences techniques, d'un discours politique. Lepolitique se reflte-t-il dans l'eau des oueds? Il s'agira plus vraisem-

  • Vincent BcHest;Jardins

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    blablement d'un rare terrain accessible o la revendication et le droit la parole sont encore possibles sous l'actuel rgime politique enTunisie. La situation est similaire sans doute dans l'oasis de Zagora, auMaroc, o le responsable de la subdivision du CMV avouait avec amer-tume que l'eau est la source de la vie, mais aussi la source de nosproblmes (le 30 septembre 1996). Ce n'est pas un terrain neutre,l'histoire tmoigne du contraire. Que demande-t-on aux agriculteursjridis d'exprimer, et d'autre part, qu'attendent-ils des intervenantsextrieurs, sinon cette action sur l'eau qui, eux, leur a chapp?L'eau est probablement l, en tant que thme discursif, pour servir construire el manifester "expression du conflit ou de la crise. Biensr, cette expression a l'avantage de susciter l'attention et l'intrt despersonnes concernes par l'oasis. Cette forme d'expression entredans la problmatique culturelle locale, et le jardinier n'prouve pasnon plus de gne ou d'inconvnients en faire usage (question appro-fondie dans BATTESTI, 2004 b). Si effectivement l'eau occupe une placecentrale dans le regard sur l'oasis, si effectivement il semble que cesoit un lment mdium - qui mdiatise partiellement - dans les pro-cessus discursifs sur l'oasis, n'y a-t-il pas rduction n'observer quepar son prisme? N'est-ce pas faire preuve d'essentialisme?

    Ce passage oblig - on pourrait dire ce gu obligatoire - de la questionde l'eau pour accder l'intimit de la vie oasienne (sociale, technique,conomique) s'illustre notamment chez Genevive BDOUCHA dans sonouvrage L'eau, l'amie du puissant (1987). Le fond de son approches'nonce ainsi: si dans une socit oasienne, c'est l'eau qui raconte lemieux la socit, la socit raconte avant tout l'eau, se raconte traversl'eau [p. 16] . Et pourquoi est-ce l'eau qui raconte le mieux la socit?Pourquoi finalement choisir cet axe comme angle d'attaque de la commu-naut oasienne? Parce que dire que dans une oasis l'eau est la res-source rare, essentielle, dont le contrle et la rpartition sont le fait crucial,quoi de plus vident? (p. 15). En effet, la littrature qui traite des soci-ts oasiennes s'est cantonne dans une description exclusivement tech-nique et juridique du systme hydraulique, sans d'emble l'envisagercomme un tout dont les aspects sociaux et politiques sont au moins aussiimportants . Car pour Bdoucha, l'eau est objet d'tude privilgiparce que premire techniquement et conomiquement mais aussi sym-boliquement . L'eau constitue donc l'axe central de son travail sur cescommunauts d'oasis du Sud tunisien, au Nefzawa (ou Nefzaoua, situesur la rive est du chott el-Jrid, tandis que la rgion du Jrid est sur la riveouest), l'autre grande rgion de dattes du pays avec le Jrid.Le travail de Bdoucha, entrepris en 1970, s'inscrivait dans la ligne de ceque l'on a appel l'ethnologie (ou ethnographie) de sauvegarde, d'ur-gence. Pour l'oasis, face aux rcents changements des dernires dcen-

  • Vincent BaltestiJardins

    30 au dsert

    nies, jugs rapides et bouleversants pour un systme qui avait fait sespreuves durant des sicles , s'imposait la recherche ds lors l'ur-gence d'un inventaire et d'un recueil des modes traditionnels de mesure,de distribution et d'appropriation de l'eau H, traces seules durables-mais aujourd'hui disparues - d'une organisation sociale et politique ori-ginale. Trois ides sous-jacentes se dessinent en filigrane. L'une, dj sou-ligne, est que l'eau et le systme hydraulique ont la capacit dereprsenter la socit de l'oasis; la deuxime est la permanence d'unsystme traditionnel trans-historique mais sombrant brutalement avecl'avance moderne; la troisime, enfin, une reconnaissance implicite dela qualit suprieure de ce (systme) traditionnel.Cet ensemble d'ides implicites se retrouve dans d'autres travaux, notam-ment celui d'Yves JUSSERAND (1994) sur l'oasis de Nefta, au Jrid. Plusexplicitement, Ahmed KASSAB (1980) pose le primat de l'eau pour aborderl'oasis et la destruction d'un quilibre (ce qui prsuppose son existenceantrieure). Si G. Bdoucha voquait avec une certaine nostalgie l'ordreancien d'une harmonie entre l'homme et son milieu naturel, A. Kassabparle de sauvegarder ou de retrouver cet quilibre. L'quilibre d'unesocit vis--vis de son milieu n'existe jamais en tant que tel, il est toujoursremis en cause par l'apparition de nouveaux vnements ou phnomneshistoriques, naturels ou sociaux. Peut-tre ne faut-il pas lire trop rapide-ment un changement dans les relations au milieu comme une perte d'har-monie, mais comme l'histoire du procs incessant de la poursuite(recherche) des quilibres.

    Cet essai de sociocologie des milieux d'oasis sahariennes voudraitvacuer trois propositions. D'abord, cette reconstruction de l'oasis autravers de l'eau joue sans doute trop le jeu politique au dtriment d'unevision plus large de l'homme dans son milieu oasien. Ensuite, l'ide dutraditionnel est au mieux un type idal ou l'vocation de structuresantrieures et (ou) persistantes, mais ne correspond pas rellement un tat de quitude et d'harmonie originelle. Enfin, cet tat suppostraditionnel et en voie de disparition laisse place au regret d'un ged'or, qui, s'il s'intgre bien au discours revendicatif local, doit tre unobjet soumis la critique en anthropologie.

    Au suiet des animaux

    Cette tude porte essentiellement sur le vgtal au dtriment de l'ani-maI. Une raison tient ce que le vgtal cultiv est la diffrence fon-damentale et fondatrice de l'oasis. La vie au dsert des nomades est

  • Vincent Batte'liJardins

    au dsert 31

    place sous le signe animal, ce sont des pasteurs leveurs. Dans l'oa-sis, non seulement l'animal n'est pas l'lment original, mais sansdoute ne vient-il qu'en surimpression. Certes, de nombreux travaux,notamment sous la mouvance systmique fonctionnaliste, ont montravec une relle pertinence les relations de dpendance et mme decomplmentarit entre l'oasis et le dsert (ou la steppe, ;iailar' danstous les cas). Ceux de Mongi Sghaier (s. d. [1994]) de l'Institut derecherches agronomiques de Mdenine en sont un trs bel exemple(cf. en particulier p. 89 Schma 2. Modle de complmentarit oasis-steppe dans les rgions arides, cas tunisien ). Celle mouvance sys-tmique fonctionnaliste est trs sduite par ces tableaux aux multiples cases relies par des rseaux complexes de flches matriali-sant des relations de dpendance ; comme le dit malicieusementGUILLE-EscURET (1989 : 165), ils ne peuvent masquer longtemps queles questions demeurent dans les flches irrsolues . La biomassedes pturages sahariens va alimenter l'oasis en viande, en lait, enpeau et en fumure comme l'oasis alimente les troupeaux en fourrage,dalles dclasses, etc. Les animaux levs au dsert entrent dans lavie oasienne comme les animaux des oasis vont pturer au dsert,confis des pasteurs. Les centres urbains possdent leurs propreslevages dominante caprine tandis que les Sahariens sont domi-nante ovine. Ces levages d'herbivores sont plutt de type domes-tique, c'est--dire lis la maison, dans les cours (ilsh ou ilsh) oleur est souvent rserv un espace propre. Cela dnote d'ailleurs lecaractre partiellement rural des oasis jridis. Il est frquent que leschvres soient libres de circuler dans les ruelles des quartiers.L'levage en stabulation est moindre dans les jardins de l'oasis.L'extension de l'levage bovin en palmeraie est aussi une volutionnotable et bnficie du soutien de l'administration agricole. L'animalsera prsent en creux dans celle tude: par lui, l'agriculteur amendeen partie sa terre, pour lui, l'agriculteur travaille en partie la terre (four-rage), et en des proportions parfois importantes comme c'est le casdans les oasis de no-agriculteurs (et ex-pasteurs, encore que lecumul est parfois ralis entre les statuts d'agriculteur et de pasteur).Il est vident que d'un point de vue socio-conomique, on ne pourraitfaire sans mauvaise conscience l'impasse de l'animal dans l'oasis.Cependant, ce travail assume celle impasse partielle, car il se limitevolontairement au rapport de populations leur milieu. Certes, les ani-maux d'levage (chvres, moutons, vaches et, pourquoi pas, poules,lapins ... ) font partie du paysage , leur prsence influe sur la struc-

  • Vincent BanesliJardins

    32 ou dsert

    ture des jardins (emplacement d'une bergerie ou surfaces consa-cres aux cultures fourragres), pour autant le vgtal prdomine, levgtal est la structure d'accueil cre par les hommes pour leshommes eux-mmes et pour les animaux. Je ne tiens pas dmontrerplus que cela la pertinence de l'oubli des animaux: il s'agit aussi d'unparti pris de travail.

  • La descriptionde l'oasis,une norme

    :'li ..... . ~f "lff .. ~tr_,~"t. :'.' '.

    , Partie 1

  • Vincent BoHesliJardins

    34 au dsert

    Les oasis diffrent. Les exploitations des jardins oasiens de la rgion du Jrid 1sont galement htrognes et il est difficile de les classer dans un mmeensemble. Nous verrons que les diffrents types d'exploitations rpondent des logiques et des pratiques diffrentes du milieu. Les jardins dits tradi-tionnels des vieilles palmeraies de la rgion reprsenteraient la normeoasienne, ils constituent une rfrence: ils sont censs tre le jardin toujoursreproduit. Celle norme, jamais date, peut tre dite institutionnelle il (loca-lement). Ce discours peut tre interne au Jrid afin de prsenter aux interve-nants extrieurs une homognit de faade qui masque les profondesdisparits locales, voire les conflits,' ce type de discours peut tre galementexterne, ventuellement pour folkloriser l'ensemble ou bien pour discrditertout ce systme de production traditionnel il, stigmatis comme source deblocage, non fonctionnel, exemple d'une aberration conomique.

    La premire partie joue le jeu de celle norme par une description ethnogra-

    1

    phique des palmeraies et de leurs jardins au Sahara. Progressivement, des 1espaces aux temps de la palmeraie, des plantes cultives aux pratiques lesmellant en uvre, des travailleurs oasiens l'organisation sociale du travail,le naturel de celle norme oasienne deviendra cependant moins vident. Lesparties suivantes proposeront des moyens de contourner celle difficult pouraborder de faon dynamique ces constructions sociocologiques que sontles oasis.

  • Des espacesdes palmeraies

    L'tude des spatialits oasiennes porte ici en particulier sur les palme-raies du Jrid (fig. 5) et essentiellement sur les anciennes, c'est--direcelles des centres d'habitation de Tozeur, Degache, Nefta et EI-Hamma, plusieurs fois millnaires. Je relgue plus tard, sans lesoublier, les palmeraies rcentes. Cette mise l'cart relative tient cequ'elles incarnent soit des conceptions rcentes de l'agriculture, soitdes tats transitoires (par processus d'appropriations et d'innovations),mme si les palmeraies installes depuis un demi-sicle constituentaujourd'hui 58 % des primtres irrigus du gouvernorat. Lesanciennes oasis couvrent 3 300 ha sur un total de primtres irrigusau Jrid de 7 819 ha, le reste est donc form de palmeraies installessous le protectorat franais ou de crations de l'tat tunisien (donneschiffres du CRDA Tozeur, 1996). Les oasis nouvelles sont toutefoismoins visibles , elles ne sont pas visites par les touristes, elles sontfrquemment places l'cart des routes, ne sont pas incorporesaux bourgades comme les anciennes et enfin elles sont rarementrevendiques comme partie de l'identit jridie .En se concentrant sur les espaces de cultures, on dgagera unelogique d'embotement de diffrents niveaux d'organisations: le terroiroasien, le parcellaire, le jardin avec ses planches de cultures. Lescadres spatiaux et aussi temporels de la pratique oasienne se modi-fient chacun de ces niveaux.

  • w0-

    Q'-.3'l. Quant la modalit touristique >l, celle-ci date ici de l'en-gouement orientaliste: les oasis comme figures pilloresques, commeune ressource contemplative (le paysage comme support esthtiqueet objet d'apprciation esthtique). La dfinition de ces modalits et deleurs formes est d'autant plus imprcise que les porteurs caractrissde ces reprsentations changent: la science positive passe du colo-nial au pouvoir national et conjointement au dveloppement; la moda-lit touristique du tourisme de luxe (ou d'aventure) celui de masse (en1922, est construit Tozeur le Grand Htel de l'Oasis; aujourd'huitoute une zone dite touristique est ddie aux htels, notamment deschanes Club Mditerrane, Fram et Palm Beach, l'aroport est main-tenant d'envergure internationale) et conjointement aux jeunes locaux,voire au ministre du Tourisme. Le contenu mme de ces vecteurs his-toriques se transforme aussi radicalement mais sans rvolution : lamodalit touristique du pilloresque vers une reconnaissance de l'au-

  • Vincenl BoNesliJardins

    au dsert 30 l

    thenticit et l'ethnocentrisme vers le relativisme culturel; la modalitscientifique change galement au fur et mesure que ses outils d'ac-tion sur les objets et la nature voluent. Si on considre qu'historique-ment ces vecteurs furent extrieurs la rgion, on peut dire que lasocit locale n'est pas tenue l'cart de la plante; elle aussi voluegrandement, notamment (mais pas uniquement) en se nourrissant desdiscours nationaux et des tlvisions, elles, trs prises.

    Au Jrid comme Djanet, l'engouement est trs fort pour le matriel vido(tlvision, magntoscope, parabole) au point d'tre un des gros postesde dpenses dans le budget des familles modestes. Au-del de la socia-lisation de ces objets technologiques, il faudrait s'interroger sur l'influenceet l'intgration des sries gyptiennes ou brsiliennes ou encore d'mis-sions telles que Envoy spcial de France 2 (dont on capte quelquesheures par jour par voie hertzienne). On est souvent avide de savoir comment a se passe ailleurs , et pour cela on a intgr des techno-logies de communication plus facilement qu'on ne l'a fait en Europe (parexemple, la densit de paraboles Tozeur - malgr la rsistance dupouvoir - doit tre suprieure n'importe quelle ville franaise). Cela nedoit pas tre sans consquences sur la manire de regarder ensuite lespalmiers de son jardin d'oasis.

    Une f?roposition thoriquela dfinition de registresDeux des trois registres sociocologiques contemporains au Jrid pro-poss ici tirent une lointaine origine (dans la mmoire des hommes) deces vecteurs historiques. Chacun de ces registres correspond unemodalit particulire de conception de la nature d'oasis et d'action surelle, chacune avec son efficacit propre; cette distinction s'tablit sanshirarchie d'efficacit entre elles, non seulement parce que leur objetest diffrent, mais aussi parce qu'elles mettent en uvre des rf-rences idelles distinctes de l'univers (ides que l'on se fait du monde).Mon propos n'est assurment pas de dire que toutes ces rfrences sevalent: elles ne le peuvent puisque, comme nous allons le voir, elles dif-frent (en partie incommensurables) et elles sont mobilises sur desniveaux d'espaces-temps discernables (ce qui favorise certainementleur coexistence). Ces trois registres locaux seront instrumental , relativiste classique . Du point de vue d'une gnalogie rgio-nale, le registre instrumental se rattache au vecteur science posi-tive , le registre relativiste au vecteur tourisme et le registre classique ce que la tradition accorde de traditionnel au Jrid

  • Vincent Banesl;Jardins

    302 au dsert

    et qui est trs mal document. Cela correspond globalement ce quedcrit la norme oasienne de la premire partie, un local idal .

    Gisli PALSSON (1996) a propos pour dcrire les relations homme-envi-ronnement trois paradigmes concernant plutt l'Europe du Nord : orientalism, paternalism and communalism . L'auteur rappelle classi-quement qu'aux temps mdivaux la dichotomie moderne nature-socit n'existait pas, tout vidente qu'elle puisse paratre aujourd'hui:on ne pouvait regarder la nature de l'extrieur puisque l'on pensait lacommunaut humaine l'intrieur. La fragmentation du monde mdivalet l'extriorisation de la nature commencent avec la Renaissance: lanature devient quantifiable, un univers tridimensionnel appropri par leshommes, et non plus le enclosed univers of Aristotelians (la Terre etses sept niveaux de sphres). La perte de la relation la Terre-mre(mother-world) du Moyen ge et l'apparition de l'angoisse cartsiennesont compenses par l'objectivit qui permet le contrle. On rajouteraque depuis, le domaine objectif (un savoir objectif) se restreindra aumesurable (qui s'assujettit aux mathmatiques). Plsson, en suivant uncontraste entre domination et protection (figures de ce contrle), dis-tingue deux types de relations premires: orientalism et paternalism.Dans les deux cas, l'homme se place comme matre de la nature; reje-tant la sparation radicale entre nature et socit, l'objet et le sujet,apparatrait un troisime paradigme sans discontinuit, le communalism.

    Dans 1' orientalism , terme que Plsson emprunte Edward SAID(1997), l'homme est matre, domine et exploite la nature. Il est encharge d'un monde devenu tabula rasa pour une inscription de l'his-toire humaine (colonisation). Le vocabulaire de l' orientalism est:domestication, frontires, expansion, buts de production, consomma-tion, loisirs, sport. La gestion de l'environnement est conue commeune opration technique, les scientifiques sont les analystes agrs dumonde matriel, affects d'aucune considration thique, des scienti-fiques distants des non-scientifiques. La moralit de orientalism servle dans l'ironie: par exemple, l'exploitation force entrane la dis-parition d'espces (ce qui met en cause la place du matre) et elle estexplique comme invitable au progrs conomique.

    Le paternalism partage aussi quelques prtentions modernistescomme la matrise humaine et la distinction entre experts/non-experts.Il ne suggre plus une rciprocit ngative, mais a balanced reCiproc-ity , la responsabilit humaine d'un hritage. Il ne s'agit plus d'uneexploitation, mais d'une protection. Une expression en est le mouve-ment environnementaliste qui tend ftichiser la nature. On prconise

  • Vincent BaltestiJardins

    au dsert 303

    la mesure: estimation scientifique, lois de sauvegarde. Le vocabulairedu palernalism n est: mariage, parent, respect, etc. Dans cette con-ception, la responsabilit qui incombe aux hommes ne concerne pasuniquement la nature, distante de notre socit, mais aussi eux n, lesprimitifs qui sont encore parmi la nature, la respectent et l'aiment.

    Enfin, Gisli Palsson nomme communalism n (peu traduisible en fran-ais) le paradigme qui rejette la sparation entre nature et socit etles notions de certitude et monologue pour insister les remplacer parcontingence et dialogue: le but est l'intgration complte du social etde l'cologique. Cette volont d'additionner la dimension de continuitet discontinuit du social/naturel, sujeUobjet est d'ailleurs aussi unedes proccupations de la Mthode propose par Edgar MORIN(1977 : 203), qui suggre que l'indpendance d'un tre vivant nces-site sa dpendance l'gard de son environnement n. Les relationshomme-nature sont dcrites en terme de rciprocit gnralise. Onpense enfin intgrer les savoirs locaux et traditionnels, toutefois cellerfrence tend, selon Plsson, reproduire et renforcer les frontiresdu monde colonial: Where does a parlicular ski" or body of know-ledge have la be localed 10 be classified as (( indigenous ? How olddoes il have la be 10 counl as (( Iradilional ? nPalsson considre ces trois paradigmes comme toujours coexistantsdans les discours (en Islande), mais aussi dans les tudes ethnolo-giques d'une population, ce qui suggre que ces paradigmes ne doi-vent pas tre regards comme des bounded regimes or discursiveislands in eilher lime and space. Cela signifie qu'il leur attribue le rlede ce que j'appelle registres sociocologiques n.

    rContinuit Communalism

    rciprocit gnralise

    Discontinuit Orientalismrciprocit ngative

    Paternalismrciprocit quilibre

    Domination ....~ Protection

    Fig. 40-Les paradigmes des relations hommeet environnement de Poisson.

    (d'aprs PALSSON, 1996)

  • Vincent BoNestiJardins

    304 au dsert

    Les registres des oasIs du JridTrois registresde conception

    de la nature d'oasiset d'action sur eUe

    sont ingalementpartags

    entre acteurs.

    Ces propositions de Palsson rsument pour une part les registresactuels jridis. Ils prennent sens, au-del de l'Islande, travers lemonde qu'ont travers des manires occidentales de voir et pratiquerla nature, y compris partiellement dans les oasis du Jrid, du Draa oucelles perdues du Sahara central. De fait, ce que j'ai nomm leregistre instrumental correspond ce que Palsson nomme orien-ta/ism lorsque je donne de l'tat (ou de l'administration agricole)l'image d'une institution qui, travers ses pratiques, ne peroit et neconoit de l'oasis qu'un primtre de production agricole, qui prsumeque les agriculteurs ont besoin d'un encadrement technique et scien-tifique pour matriser la nature (et augmenter leur emprise des fins deproductivit), lorsque la politique hydraulique de l'administration estminire et conduit l'puisement des nappes fossiles, nous avons bienla une figure incarne de l'orienta/ism . Y participent galement lesinstitutions nationales et internationales de dveloppement, les jardi-niers quand ils crent de nouvelles exploitations selon le modle ration-nel, et de faon particulirement convaincante pour certains quand ilstiennent un discours comme celui-ci:

    Les fruits el le marachage? On ne peul pas tout faire, soit les fruitscomme dans le Nord, sail une monocullure des tomates. Mais pas avecles dattiers. Sous les miens, je ne veux pas qu'ils [ses ouvriers] en fassent,sinon ils ne s'occuperont plus que de cela et [ds lors] plus des palmiers.Le gros problme est la main-d'uvre qui devient trop paresseuse. Cen'est pas comme avant. La mcanisation est presque fatale [invilable],mais ici c'est trs difficile. Il faut changer le systme d'irrigation, peut-trel'enterrer, pour pouvoir passer le tracteur et la charrue. De manire tradi-tionnelle, l'oasis n'est pas adapte sinon.

    Le registre relativiste s'identifie assez bien aujourd'hui au pa/er-na/ism . Le touriste est une des figures qui en est proche; il reprsentece paradigme lorsqu'un relativisme culturel bien partag aujourd'hui etla recherche d'une authenticit l'engagent lire la palmeraie commeune nature naturelle ( sous-valuer son caractre anthropique), lire les socits oasiennes comme proches et mme au sein de cettenature - une nature enchante -, leur attribuer un rapport lanature (voire une harmonie) perdu pour la socit d'origine de ce lec-teur. On se proccupe de sauvegarder et de prserver. Il ya une rduc-tion folkloriste de la diffrence perue. Il y a une volont louableaujourd'hui de mieux comprendre les socits diffrentes, d'aborder

  • Vincent BanestiJardins

    au dsert 305

    l'altrit quipe d'un relativisme culturel. La dmarche tend alors vouloir saisir ce qu'il y a de plus authentique dans la socit localerencontre, et l'on pense le trouver dans ce qui semble tre pitto-resque , comme les vraies crmonies de mariage, ou les vraies sances de dsenvotemenl. En ce sens, on peut incluredans touriste non seulement les vacanciers europens, mais gaIe-ment les touristes tunisiens du Nord du pays (en fait, du nord et du lit-toral, et plutt les lites urbaines) qui gnralement ont une profondemconnaissance de leur propre Sud et un comportement consomma-teur en beaucoup de points identique celui des touristes europens.y participent galement des institutions internationales de dveloppe-ment, les personnes des oasis en contact avec le tourisme ...

    Dsert passion. [ ... ] Ces voyages insolites, s'effectuent par de petitsgroupes de 6 15 personnes, guids par un accompagnateur spcialis.Ils requirent une bonne sant mais aussi l'amour de la nature et le respectdu monde qui nous entoure, l'esprit d'quipe et l'acceptation des impon-drables inhrents ce type de voyage. (Extrait du catalogue de l'agentde voyage Sangho, Tunisie, Hiver 1999-2000 : 8-9)

    Une chausse-trape cependant: le communalism ne sera pas le registre classique . La raison en est que ce paradigme nonc par Plssonrequiert pralablement un rejet des deux prcdents que l'on ne peutesprer aujourd'hui au Jrid : si PALSSON cerne ce paradigme, il l'estimelui-mme comme une mergence rcente (1996 : 79). Cette mer-gence est propose aussi par Augustin BERQUE (1991 : 223) : Je faisici l'hypothse que le nouveau paysage prendra la forme d'une syn-thse entre d'une part, le post-dualisme qui est n en Occident de lacrise du paradigme moderne, et d'autre part le non-dualisme propre la tradition paysagre d'Asie orientale. Le registre classique , s'ilreprsente bien la norme que nous avons dfinie de la relationhomme-milieu en oasis ancienne du Jrid, ne correspond ni au com-munalism ni l'image de son lointain parent prmoderne (qu'il ne fautpas confondre, mais qui lui aussi situait l'homme au sein de la nature).Je ne crois pas que les Oasiens se pensent intgrs la nature, uneattitude que l'on attribue facilement aux socits traditionnelles (voirle registre relativiste). La surnature n'est pas tout fait absente dumonde oasien jridi (comme nous le verrons plus loin), cependant lestres surnaturels et l'homme ont t crs indpendamment de lanature. La cassure est nette entre les Oasiens et leurs chvres ou leurspalmiers, malgr mme les anthropomorphismes complaisants quiindiquent davantage la manire de (de traiter le vgtal, prcaution-neusement ... ) que l'identit .

  • Vincent BanestiJardins

    306 au dsert

    Si le registre sociocologique classique ne propose pas un homme au sein de la nature tel que le relativiste voudrait bienl'y voir, de la mme manire, le savoir et la pratique sur la nature qu'ilpropose ne sont pas non plus empreints d'une infinie sagesse. Dans lecadre classique de la palmeraie, le jardinier oasien se dbrouille mieuxdans la manipulation d'innombrables facteurs, dira-t-on, que l'ingnieuragronome frachement dbarqu. " se repre aisment dans cetordonnancement qui est fouillis pour un regard tranger. Les tenants du classique revendiquent cette aisance, mais reconnaissent eux-mmes leurs checs en agriculture. D'ailleurs, l'appel aux forces sur-naturelles pour la rsolution ou la prvention de problmes est aveud'impuissance humaine. Le cas se rapproche des dclarations desagents des services de l'Agriculture (sections de vulgarisations, auJrid comme au Maroc) qui blment les jardiniers de ne venir les voir que pour les problmes , et non pour se faire clairer sur la mthodecomplte de l'agriculture moderne. Et pour ces problmes, quand onavoue son impuissance, on peut faire appel aux services techniquespour une tentative de rsolution. D'aprs le chef de la CTV de Tozeur, les gens viennent ici pour les maladies, comme la maladie de lafeuille cassante, pour les crdits financiers, pour les insectes du [infes-tant le] marachage, et pour l'eau surtout, le manque d'eau et le curagedes drains. Mais c'est seulement quelques agriculteurs qui viennent,pas beaucoup. Pourquoi? Les agriculteurs sont trop fainants pourvenir jusqu'ici (Tozeur, janvier 1995). L'explication est un peu courte,mais la frustration est vraie: les vulgarisateurs aimeraient sincrementinstruire les jardiniers et leur transmettre leur passion moderniste ettechnique. Ils ont davantage l'impression d'tre ignors ou de servir derustine plutt que de russir imposer une vision et un modle globalde production.

    Il est tentant de reprendre la figure 40 pour l'adapter au Jrid.Remplacer communalism par classique demande alors d'vincerl'opposition continuit/discontinuit (homme dans la nature/hommehors de la nature). Mais par quoi la remplacer? l'instrumentalisation ?Les relations socit-nature sous-tendues par ce registre diffrent de l'instrumental et du relativiste , ce qui demeure problmatiqueest la dtermination plus prcise de cette diffrence (fig. 41).En conclusion, ce dcoupage ternaire des registres sociocologiqueslocaux des relations au milieu oasien se veut d'abord une analysecontemporaine des pratiques au Jrid. Autrement dit, ces troisregistres peuvent tous trois revendiquer l'tiquette locale, et ce sont

  • Vincent BaNestiJardins

    au dsert 307Fig. 41 -Les registres des relationssacit-nalure au Jrid.

    ?

    ?Instrumentalisation

    Registre classique

    Registreinstrumental

    Registrerelativiste

    Domination ...cee:----> Protection

    eux trois que "on observe en usage aujourd'hui dans le Jrid tunisien.Enfin, il ne faut pas chercher dans la dfinition du registre classiqueune inversion des deux autres registres: par exemple, si ces dernierspermettent de penser une rupture radicale entre nature et culture, cen'est pas une symbiose avec la nature que permettra d'exprimer leregistre classique . Il y a dj longtemps que Margaret Mead nousenjoignait ne pas chercher toujours traiter par paires d'inversion lesfaits culturels, distinguer les civilisations en deux catgories .L'introduction cet ouvrage, publi en 1935, dmontre clairement leslimites heuristiques d'un raisonnement par les contraires , car alors on ne tient pas compte du fait que les socits jouissent d'une libertde choix beaucoup plus grande l'gard des aspects de la vie,qu'elles peuvent minimiser, souligner ou ignorer compltement (MEAD, 1963 : 17). En quelque sorte, celle question en dehors ou endedans de la nature n'a rien de ncessaire.

    Du n10derneet du traditionnel au Jrid

    Progrs et modernit sont des notions rcurrentes dans cet ouvragelorsque sont abords les pratiques des espaces, l'esthtique et le tra-vail, ainsi que la dfinition des acteurs du monde oasien.

  • Vincent BoNesliJardins

    308 au dsert

    Le progrs

    Tourisme en qutede paysages el

    d'authentique culturel .Septembre 1995, Tozeur(Tunisie). la recherched'une forme d'empathie

    avec le local, les touristesapportent nanmoins

    dons leurs bagagesleurs propres registres de

    relation l'environnement.

    Un touriste et un cadre de la capitale pourraient s'entendre sur ceci:que ce soit au Jrid, au tassili n'Ajjer ou dans la valle du Draa, lesoasis retardent . Les entretiens allestent que les touristes l'expri-ment en termes de pittoresque, voire d'authenticit (valeurs positives)et les cadres administratifs en termes de sous-dveloppement, sinond'arriration (valeurs ngatives celle fois). Les pays du Sud, et quiplus est les campagnes sud du Sud, accusent-elles un retard vis--visdu Nord ? Comment les acteurs oasiens grent ces catgoriesconceptuelles?

    Ces programmes d'initiation au dsert vous feront dcouvrir votrerythme, des paysages grandioses et hors du temps o surgissent parfoisde petites oasis, des troupeaux de dromadaires ou des campements denomades. Extrait du catalogue de l'agent de voyage Sangho, Tunisie,Hiver 1999-2000 (p. 4-5).

  • Vi ncent BoNestiJardins

    au dsert 309

    L'ide de progrs, concept mlioratif, n'est pas partage de manirehomogne par les divers acteurs du Jrid. Si pour les beznsa (plurielde bezns ; les jeunes proches du tourisme, l'interface trangers/Jridis,voir plus bas) et les cadres de l'administration, l'Europe demeure unerfrence de modernit, leur confiance respective en le progrs divergeprofondment. Les cadres administratifs - je suis ici consciemmentsimpliste - sont plus sensibles (ou feignent de l'tre) au discours gou-vernemental qui dveloppe une rhtorique constante (on peut dire quo-tidienne) du Changement (avec majuscule), une politique volontaristetendant convaincre de l'efficacit du pouvoir. Les beznsa conserventun espoir dans le progrs, mais un espoir dans un projet individuel etnon de socit. C'est un projet de confort de vie qui s'expatrie hors deTunisie en se projetant sur l'Europe. Ils partagent au niveau local cequ'Edgar Morin dfinit comme sentiment pour l'Occident: une crise duprogrs [qui] a accouch du postmodernisme qui consacre l'incapacitde concevoir un avenir meilleur (MORIN et WULF, 1997 : 8).Ainsi et pour beaucoup de jeunes du Jrid au-del des beznsa, le pro-grs comme valeur d'espoir individuel ne peut se raliser, prendre uneralit, qu'en dehors de ce temps et de cet espace oasien. La russitene passe pas par l'oasis qui mdiatise pour eux la non-modernit, l'ar-chasme. Tout au plus, veut-on bien lui consacrer un regard, pour nonplus la lire alors comme un cadre de vie et de travail, mais comme unobjet touristique qui a voir avec l'exotisme: on folklorise l'oasis, l'ordredes pres, on dsire au mieux la conserver, mais en tenant sa distance.Si l'espace de la palmeraie devient lieu par la pratique, avec le dsen-gagement des jeunes gnrations, et en particulier des beznsa, lapalmeraie risque de se muter en non-lieu , pour reprendre l'expres-sion de Marc AUG (1992), d'un genre plutt touristique.Je posais la question un cultivateur d'une cinquantaine d'annesdans son jardin de la palmeraie d'EI-Hamma (Abdel Majid, le 12 sep-tembre 1995) :

    J'ai rencontr un tudiant, originaire d'EI-Hamma, qui voudrait dvelop-per - et il y travaille - le tourisme ici [aujourd'hui totalement absent]. Ilpense que l'on peut attirer des touristes en mettant en place des struc-tures valorisant par exemple l'artisanat local. Qu'en pensez-vous? Oui, c'est bon, bon pour l'argent [qui viendra], mais mauvais pour les ides[des gens d'El-Hamma]. Au contact des touristes, on perd les traditions. C'est cause du tourisme qu'il y a moins de gens qui travaillent dans les jardins.(... ) [Alors que] avant, tout ce qu'on mangeait venait du jardin, mme l'orge,mme le bl. Il faut que l'tat organise le tourisme, c'est--dire qu'il y ait desgens spciaux avec eux, pas tous les gens. (... ) Si on dveloppe le Jrid, apeut devenir bon. Le dveloppement de l'agriculture, car l'esprit est bon ici.

    Au contactdes touristes,on perd les traditions.C'est causedu tourismequ'ilY a nroinsde gens qui travaillentdans les jardins. (Abdel Majid,El-Hamma, 1995)

  • Vincent BaHestiJardins

    3 l 0 au dsert

    On peut lire ici ce que l'on retrouve de temps autre: une rhtoriquede la crainte d'une contamination et la prconisation d'une politiquedj tablie dans les faits; une contamination ou une acculturation surdeux volets: des gens (surtout par les touristes) mais aussi souventdes plantes (les pathologies vgtales). Mme si on s'accorde don-ner une origine non locale aux plantes, on pourra avancer ceci : Avant, il n'y avait pas beaucoup de maladies. Les chercheurs doiventfaire des limites ces maladies sinon cela va augmenter, il faut trouverdes traitements. [ ... ] Il faut des protections. Il ne faut pas apporter desarbres du Nord qui ont leurs maladies et les planter prs des palmiers.Peut-tre a, c'est la cause (un propritaire, aot 1995, Tozeur). Ilreprend en fait les messages officiels sur l'interdiction de l'importationdes rejets d'Algrie, pour raisons phytosanitaires (propagation de lamaladie cryptogamique du bayoud), mais l'tend ce qui vient du Nord (l'Algrie est l'ouest). Avons-nous l une crispation (identi-taire diront certains) face la modernit, au progrs ? Pas tout fait,et ce mme agriculteur qui craignait la perte de traditions de nousconter une fable, une histoire telle qu'on les apprcie ici, se leschanger autour du th:

    Un type part en France et travaille pour son patron environ vingt-quatreheures par jour pendant deux ans. Il met de l'argent de ct, mais safemme tombe malade, il rentre et dpense tout son argent pour la soigner.Il perd tout. Il reste [au pays] et continue travailler pareillement icicomme khamms. Il travaille beaucoup et a un cinquime des dattes. Aubout de deux ans, il a assez d'argent, devient ghalll [collecteur de dattes]et gagne [alors beaucoup] d'argent. Ce qu'il a gagn l-bas, ce n'est pasl'argent, mais c'est dans la tte, c'est la mthode de travail. )}

    Alors, qu'allons-nous faire de la modernit? Ce jardinier me brise monconcept en deux, bon et pas bon: un morceau digr et un morceaurecrach. Modernit et tradition: les termes sont-ils bien poss?

    Dfinir l'objet moderneLes entretiens mens au Jrid soulignent le vu de changements, maissans changer. On souhaite le maintien de traditions , mais en semodernisant. La tension de ces paradoxes apparents se rsout-ellequand on applique ces notions aux objets? Pour les meilleurs propagan-distes d'une modernisation du Jrid, il semble que cela doit passer parl'adoption et l'usage de certaines catgories d'objets techniques. Unebonne illustration concerne le labour retournant le sol des jardins du Jrid.

  • Vincent Battesl;Jardins

    au dsert 311

    , La pompe Diesel enappoint d'irrigation.Maris 1995,Nefta [Tunisie).Quand leurs moyensle permetlent,les agriculteursinvestissent dansune pompe auxiliairepour l'appointd'irrigation durantla saison choude,et ce faisantils s'affranchissentpartiellementd'un rglementcommunautairedu partage des eaux.

  • Vincent BaNestiJardins

    3 12 au dsert

    Ce labour se pratique la main (un labour bras). Cela se passe audbut du printemps (au moment de planter la plupart des lgumes) ou l'automne (la rcolte de dattes est termine, le sol est libre et l'agendadu jardinier aussi). Dans un jardin de deux hectares de la palmeraie deGhardgaya est passe une quipe de responsables de l'Agriculture (le11 janvier 1995). Il s'agissait d'un essai sur la mcanisation du travaildu sol. Un de ces responsables dclarera dramatiquement que mcaniser, c'est une question de vie ou de mort pour les oasis jri-dies (Tozeur, runion au CRDA, le 4 fvrier 1995) : entendez-le comme le moteur explosion passe ou les palmeraies trpassent .

    En effet. pourquoi ne pas mcaniser? Les responsables qui participaient cette dmonstration, autant que les quelques jardiniers prsents (le pro-pritaire et ses deux ouvriers, ainsi que des voisins), apprenaient le fonc-tionnement d'un motoculteur. Il y avait beaucoup de monde, en majoritdes vulgarisateurs. Tous ont eu droit une allocution sur le bien-fond dela mcanisation par un des responsables, approuve par les vulgarisa-teurs. L'essai commence dans le bruit du moteur comme celui d'uneMobylette sous les palmiers. D'ailleurs, le guidon ressemble celui d'uneMotobcane. Beaucoup s'essayent la conduite. Les trois agriculteurs dujardin restent l'cart, ne jouent pas essayer de manier l'engin, on ne leurpropose pas non plus. Ils regardent le tout, peu convaincus. D'abord entreeux, ils rousptent. .. La machine, c'est bien sur un terrain sans arbre ,et puis ce n'est pas assez profond . En effet, au premier passage, cinq dix centimtres de profondeur contre trente au minimum la sape. Puis,la crise clate entre un ouvrier du jardin et un technicien agricole, puis avectous les autres. Il est vrai que tout ce beau monde en mocassins n'ajamais travaill avec une me$.-ha et n'y connat sans doute pas grand-chose. Dispute donc. Les jardiniers pensent que la sape fait tout de mmeun meilleur travail pour moins compliqu, Il faut juste prendre l'habitude des'en servir pour le mal aux reins et sinon porter une ceinture bien serre.Et comment pourrait-on se passer des outils habituels? Comment ne pasutiliser la me$.-ha qui sert aussi l'irrigation? Comment ne pas utiliser lamahshsha? Elle est tout fait indispensable pour dsherber les cultures,pour retirer la gramine qui vous agace, pour nettoyer un bout du jardin oucouper une pastque ... Un des ouvriers effectue d'ailleurs une contre-dmonstration la sape. Exemple loquent. L'autre bord entame le secondpassage au motoculteur. la fin, les jardiniers baissrent la tte et lahochrent, soumission l'autorit des ingnieurs, mais visiblement non convaincus et ds lors mme plutt hostiles au motoculteur. Mme s'ilslui concdent un intrt, ces outils mcaniques ne remplaceront pascomme a me~-fla, marshom, maflshsha ... Ces agriculteurs trouvent bien ces outils modernes, mais inadapts leurs jardins et plutt des-tins aux grandes exploitations de la Stil (ou Sodad, secteur public) o lelabour peut se faire presque tout droit comme dans le Nord. Bref, c'estbien, mais pas pour chez eux, On remballe la machine.

  • Vincent BaNesliJardin5

    au d5ert 313

    Ailleurs, au cours d'un entretien, je demande un jardinier: Et la mcanisation? a ne marche pas bien. Pourquoi? Parce que c'est bien pour les plantations modernes. Ici, non, car les pal-miers ne sont pas aligns. Et les motoculteurs? La sape, c'est mieux. C'est plus prcis pour viter les racines surtoutdes palmiers jeunes. Le tracteur, c'est comme un chantier [de gros tra-vaux]. Quelque chose qui est moderne donne de bons rsultats , mais condition d'tre dans un contexte moderne comme la Stil. (Abdel Majid,EI-Hamma, le 12 septembre 1995)

    La norme que prconisent les jardiniers est exactement lie au travailqu'ils effectuent la main. La mcanisation demande de changer delogique de travail et non juste de procder une substitution d'outil.Bref, c'