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chez le même éditeur LA COMPARUTION, avec Jean-Christophe Bailly, 1991 chez d'autres éditeurs LE TITRE DE LA LETTRE, avec Philippe Lacoue-Labarthe, Galilée, 1972 LA REMARQUE SPÉCULATIVE, Galilée, 1973 LOGODAEDALUS, Flammarion, 1976 L'ABSOLU LITTÉRAIRE, avec Philippe Lacoue-Labarthe, Le Seuil, 1978 EGO SUM, Flammarion, 1979 LE PARTAGE DESVOIX, Galilée, 1982 L'IMPÉRATIF CATÉGORIQUE, Flammarion, 1983 HYPNOSES, avec Mikkel Borch-Jacobsen et Eric Michaud, Galilée, 1984 L'OUBLI DE LA PHILOSOPHIE, Galilée, 1986 DES LIEUX DIVINS, TER, 1987 et 1997 L'EXPÉRIENCE DE LA LIBERTÉ, Galilée, 1988 UNE PENSÉE FINIE, Galilée, 1990 LE MYTHE NAZI, avec Philippe Lacoue-Labarthe, L'Aube, 1991 LE POIDS D'UNE PENSÉE, Le Griffon d'argile, Québec et Presses Universitaires de Grenoble, 1991 CORPUS, Anne-Marie Métailié, 1992 LE SENS DU MONDE, Galilée, 1993 NIUM, avec François Martin, Erba, 1994 LES MUSES, Galilée, 1994 ÊTRE SINGULIER PLURIEL, Galilée, 1996 HEGEL, L'INQUIÉTUDE DU NÉGATIF, Hachette, 1997 LA NAISSANCE DES SEINS, Erba, 1997 LA VILLE AU LOIN, 1001 Nuits, 1999 LE REGARD DU PORTRAIT, Galilée, 1999

Jean-Luc Nancy, La Communaute Desoeuvree

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Page 1: Jean-Luc Nancy, La Communaute Desoeuvree

chez le même éditeur

LA COMPARUTION, avec Jean-Christophe Bailly, 1991

chez d'autres éditeurs

LE TITRE DE LA LETTRE, avec Philippe Lacoue-Labarthe,Galilée, 1972

LA REMARQUE SPÉCULATIVE, Galilée, 1973LOGODAEDALUS, Flammarion, 1976L'ABSOLU LITTÉRAIRE, avec Philippe Lacoue-Labarthe, Le

Seuil, 1978EGO SUM, Flammarion, 1979LE PARTAGE DES VOIX, Galilée, 1982L'IMPÉRATIF CATÉGORIQUE, Flammarion, 1983HYPNOSES, avec Mikkel Borch-Jacobsen et Eric Michaud,

Galilée, 1984L'OUBLI DE LA PHILOSOPHIE, Galilée, 1986DES LIEUX DIVINS, TER, 1987 et 1997L'EXPÉRIENCE DE LA LIBERTÉ, Galilée, 1988UNE PENSÉE FINIE, Galilée, 1990LE MYTHE NAZI, avec Philippe Lacoue-Labarthe, L'Aube,

1991LE POIDS D'UNE PENSÉE, Le Griffon d'argile, Québec

et Presses Universitaires de Grenoble, 1991CORPUS, Anne-Marie Métailié, 1992LE SENS DU MONDE, Galilée, 1993NIUM, avec François Martin, Erba, 1994LES MUSES, Galilée, 1994ÊTRE SINGULIER PLURIEL, Galilée, 1996HEGEL, L'INQUIÉTUDE DU NÉGATIF, Hachette, 1997LA NAISSANCE DES SEINS, Erba, 1997LA VILLE AU LOIN, 1001 Nuits, 1999LE REGARD DU PORTRAIT, Galilée, 1999

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JEAN-LUC NANCY

LA COMMUNAUTEDÉSŒUVRÉE

Nouvelle édition revue et augmentée

COLLECTION « DÉTROITS »

CHRISTIAN BOURGOIS ÉDITEUR

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La collection « Détroits » est dirigée parJean-Christophe Bailly, Michel Deutsch

et Philippe Lacoue-Labarthe

© Christian Bourgois éditeur, 1986, 1990 et 1999ISBN 2-267-000-893-9

Page 4: Jean-Luc Nancy, La Communaute Desoeuvree

NOTE POUR LA DEUXIÈME ÉDITION (1990)

Le texte de la première édition de La Commu-nauté désœuvrée paraît ici inchangé.

En revanche, on trouvera à la suite deux essais,postérieurs à cette première édition, qui avaient ététous deux conçus comme une poursuite du travail, aureste toujours en chantier, sur la communauté. « Del'être-en-commun », dans ses sections II et III, avaitété rédigé pour le numéro de la revue Autrement inti-tulé «A quoi pensent les philosophes?» (n° 102,novembre 1988 - direction : Jacques Message, JoëlRoman, Etienne Tassin), où il avait été publié dansune version abrégée et légèrement modifiée. La sec-tion I avait été ajoutée pour le colloque de MiamiUniversity, Oxford, Ohio, «Community at looseends » (septembre 1988). La version anglaise paraîtradans les actes de ce colloque (direction : Jim Creech).

« L'histoire finie » a tout d'abord été rédigé pourle «Group in Critical Theory» de l'Université deCalifornie, Irvine (direction : David Carroll), et a étépublié dans The States of Theory, Columbia Press,New York, 1989. Dans les conditions qu'indiqué sanote liminaire, il a été publié en français dans lenuméro « Penser la communauté » de la Revue desSciences humaines (n° 213, 1989-1 - direction:Pierre-Philippe Jandin et Alain David).

NOTE POUR LA TROISIÈME ÉDITION (1999)

Le travail engagé par ce livre, dont c'est la troisièmeédition, s'est poursuivi dans La Comparution, écritavec Jean-Christophe Bailly et publié par ChristianBourgois en 1991, puis dans Être Singulier Pluriel,publié chez Galilée en 1996.

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... toujours subsiste une mesureCommune à tous, bien qu'à chacun

aussi en propre part,Vers où se rend et va chacun

autant qu'il peut.

HÖLDERLIN, Pain et Vin.(Traduction de Ph. L.-L.)

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... toujours subsiste une mesureCommune à tous, bien qu'à chacun

aussi en propre part,Vers où se rend et va chacun

autant qu'il peut.

HÖLDERLIN, Pain et Vin.(Traduction de Ph. L.-L.)

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PREMIÈRE PARTIE

LA COMMUNAUTÉ DÉSŒUVRÉE

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Le témoignage le plus important et le pluspénible du monde moderne, celui qui rassemblepeut-être tous les autres témoignages que cetteépoque se trouve chargée d'assumer, en vertud'on ne sait quel décret ou de quelle nécessité(car nous témoignons aussi de l'épuisement dela pensée de l'Histoire), est le témoignage de ladissolution, de la dislocation ou de la confla-gration de la communauté. Le communisme est« l'horizon indépassable de notre temps », commel'avait dit Sartre, en bien des sens, tour à tourpolitiques, idéologiques, stratégiques, mais lemoindre de ces sens n'est pas celui-ci, assezétranger aux intentions de Sartre : le mot de« communisme » emblematise le désir d'un lieude la communauté trouvé ou retrouvé aussi bienpar-delà les divisions sociales que par-delàl'asservissement à une domination techno-poli-tique, et du coup par-delà les étiolements de la

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liberté, de la parole, ou du simple bonheur, dèsque ceux-ci se trouvent soumis à l'ordre exclusifde la privatisation, et enfin, plus simple et plusdécisif encore, par-delà le rabougrissement dela mort de chacun, de cette mort qui, pour n'êtreplus que celle de l'individu, porte une chargeinsoutenable et s'effondre dans l'insignifiance.

Plus ou moins consciemment, plus ou moinsdélibérément, et plus ou moins politiquement, lemot de « communisme » a constitué un telemblème — et cela faisait sans doute autrechose qu'un concept, et même autre chose quele sens d'un mot. Cet emblème n'a plus cours,sinon, pour quelques-uns, d'une manière attar-dée, et pour quelques autres, bien rares désor-mais, comme s'il était pris dans le chuchotementd'une résistance farouche mais impuissante àl'effondrement visible de ce qu'il promettait.S'il n'a plus cours, ce n'est pas seulement parceque les Etats qui s'en réclamaient sont apparus,depuis longtemps déjà, comme les agents de satrahison. (Bataille en 1933 : « Le moindre espoirde la Révolution a été décrit comme le dépérisse-ment de l'Etat : mais ce sont au contraire lesforces révolutionnaires que le monde actuel voitdépérir et, en même temps, toute force vive apris aujourd'hui la forme de l'Etat totalitaire. »)(O.C., I, p. 332.) Le schéma de la trahison, des-tiné à préserver une pureté communiste origi-naire, de doctrine ou d'intention, s'est révélé demoins en moins tenable. Non que le totalitarismefût déjà, tel quel, dans Marx : proposition

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grossière, ingnorante de la protestation déchiréecontre la destruction de la communauté quidouble continûment, chez Marx, la tentativehégélienne d'effectuer une totalité, en déjouantou en déplaçant cette tentative.

Mais le schéma de la trahison se révèle inte-nable dans la mesure où c'est la base même del'idéal communiste qui finit par apparaître sousle jour le plus problématique : à savoir, l'homme,l'homme défini comme producteur (on pourraitdire aussi : l'homme défini, tout court), et fonda-mentalement comme producteur de sa propreessence sous les espèces de son travail ou deses oeuvres.

Que la justice, la liberté — et l'égalité —comprises dans l'idée ou dans l'idéal commu-nistes soient, assurément, trahies dans le com-munisme dit réel, cela pèse à la fois du poidsd'une souffrance intolérable (à côté d'autressouffrances, pas plus tolérables, infligées par nossociétés libérales), et d'un poids politique décisif(non seulement en ce qu'une stratégie politiquedoit favoriser la résistance à cette trahison, maisen ce que cette stratégie, de même que notrepensée en général, doit compter avec la possibi-lité qu'une société entière ait été forgée, docile-ment et malgré plus d'un foyer de révolte, aumoule de cette trahison, ou plus platement decet abandon : c'est la question de Zinoviev,plutôt que celle de Soljénitsyne). Mais ces poidssont peut-être encore seulement relatifs par rap-

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port à la pesanteur absolue, qui écrase ou quibouche tous nos « horizons », et qui seraitcelle-ci : il n'y a aucun type d'opposition com-muniste — ou disons, communautaire pour bienindiquer que le mot ne doit pas être restreintici à ses références politiques strictes — quin'ait été ou qui ne soit toujours profondémentsoumis à la visée de la communauté humaine,c'est-à-dire à une visée de la communauté desêtres produisant par essence leur propre essencecomme leur œuvre, et qui plus est produisantprécisément cette essence comme communauté.Une immanence absolue de l'homme à l'homme— un humanisme — et de la communauté à lacommunauté — un communisme — sous-tendobstinément, et quels que soient leurs mérites ouleurs vigueurs, tous les communismes d'opposi-tion, tous les modèles gauchistes, ultra-gauchistesou conseillistes ¹. En un sens, toutes les entre-

1. Dans le détail, et compte tenu chaque fois desconjonctures précises, cela n'est pas rigoureusementexact : par exemple, dans les Conseils hongrois de 56,et plus encore dans la gauche de Solidarité en Pologne.Ce n'est pas absolument exact non plus de tous les dis-cours tenus aujourd'hui : on pourrait, à ce titre seule-ment, juxtaposer ici les situationnistes de naguère, cer-tains aspects de la pensée de Hannah Arendt, et aussi,quelque étrange ou provocateur que soit le mélange,telles ou telles propositions de Lyotard, de Badiou,d'Ellul, de Deleuze, de Pasolini, de Rancière. Cespensées se maintiennent, quoi qu'elles engagent chacunepour soi (et parfois, qu'elles le veuillent ou non) dansla provenance d'un événement marxien que j'essaieraide caractériser plus loin, et qui signifie pour nous la

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prises d'opposition communautaire au « com-munisme réel » sont désormais épuisées ou aban-données : mais tout se passe comme si, au-delàde ces entreprises, il n'était même plus questionde penser la communauté...

Or c'est bien l'immanence de l'homme àl'homme, ou encore c'est bien l'homme, absolu-ment, considéré comme l'être immanent parexcellence, qui constitue la pierre d'achoppementd'une pensée de la communauté. Une commu-nauté présupposée comme devant être celle deshommes présuppose qu'elle effectue ou qu'elledoit effectuer, comme telle, intégralement sa pro-pre essence, qui est elle-même l'accomplissementde l'essence de l'homme. (« Qu'est-ce qui peutêtre façonné par les hommes ? Tout. La nature,la société humaine, l'humanité », écrivait Herder.Nous sommes obstinément soumis à cette idéerégulatrice, même lorsque nous considérons quece « façonnement » n'est lui-même qu'une « idéerégulatrice »...) Dès lors, le lien économique,l'opération technologique et la fusion politique(en un corps ou sous un chef) représentent ouplutôt présentent, exposent et réalisent nécessai-rement par eux-mêmes cette essence. Elle y est

mise en question de l'humanisme communiste ou com-munautaire (bien différente de la mise en questionengagée naguère par Althusser au nom d'une sciencemarxiste). C'est aussi pourquoi de telles propositionscommuniquent dans ce que j'essaierai de nommer,malgré tout, le « communisme littéraire »,

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mise en œuvre, elle y devient son propre ouvrage.C'est ce que nous avons appelé le « totalita-risme», et qui serait peut-être mieux nommél' « immanentisme », s'il ne faut pas en réserverla désignation à certains types de sociétés ou derégimes, mais y voir, pour le coup, l'horizongénéral de notre temps, qui encercle aussi bienles démocraties et leurs fragiles parapets juri-diques.

Est-il vraiment besoin de dire ici un mot del'individu ? Certains voient dans son inventionet dans sa culture, sinon dans son culte, le pri-vilège indépassable grâce auquel l'Europe auraitdéjà montré au monde l'unique voie de l'éman-cipation des tyrannies et la norme à laquellemesurer toutes les entreprises collectives oucommunautaires. Mais l'individu n'est que lerésidu de l'épreuve de la dissolution de la com-munauté. Par sa nature — comme son noml'indique, il est l'atome, l'insécable —, l'individurévèle qu'il est le résultat abstrait d'une décom-position. Il est une autre et symétrique figure del'immanence : le pour-soi absolument détaché,pris comme origine et comme certitude.

Mais l'expérience que cet individu traverse,depuis Hegel au moins, et qu'il traverse, il fautl'avouer, avec une opiniâtreté sidérante, est seu-

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lement l'expérience de ceci : qu'il n'est l'origineet la certitude que de sa propre mort. Et sonimmortalité passée dans ses œuvres, son immor-talité opératoire lui est encore sa propre aliéna-tion, et lui rend sa mort même plus étrangèreque l'étrangeté sans recours qu'elle « est » detoute façon.

Au reste, on ne fait pas un monde avec desimples atomes. Il y faut un clinamen. Il fautune inclinaison ou une inclination de l'un versl'autre, de l'un par l'autre ou de l'un à l'autre.La communauté est au moins le clinamen del' « individu ». Mais aucune théorie, aucuneéthique, aucune politique, aucune métaphysiquede l'individu n'est capable d'envisager ce clina-men, cette declination ou ce déclin de l'individudans la communauté. Le « personnalisme », oubien Sartre, n'ont jamais réussi qu'à enroberl'individu-sujet le plus classique dans une pâtemorale ou sociologique : ils ne l'ont pas incliné,hors de lui-même, sur ce bord qui est celui deson être-en-commun.

L'individualisme est un atomisme inconsé-quent, qui oublie que l'enjeu de l'atome estcelui d'un monde. C'est bien pourquoi la ques-tion de la communauté est la grande absentede la métaphysique du sujet, c'est-à-dire — indi-vidu ou Etat total — de la métaphysique dupour-soi absolu : ce qui veut dire aussi bien lamétaphysique de l'absolu en général, de l'êtrecomme ab-solu, parfaitement détaché, distinct et

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clos, sans rapport. Cet ab-solu peut se présentersous les espèces de l'Idée, de l'Histoire, de l'In-dividu, de l'Etat, de la Science, de l'Œuvre d'art,etc. Sa logique sera toujours la même, pourautant qu'il est sans rapport. Elle sera cettelogique simple et redoutable qui implique quece qui est absolument séparé renferme, si onpeut dire, dans sa séparation plus que le simpleséparé. C'est-à-dire que la séparation elle-mêmedoit être enfermée, que la clôture ne doit passeulement se clore sur un territoire (tout enrestant exposée, par son bord externe, à l'autreterritoire, avec lequel elle communique ainsi),mais sur la clôture elle-même, pour accomplirl'absoluité de la séparation. L'absolu doit êtrel'absolu de sa propre absoluité, sous peine den'être pas. Ou bien : pour être absolument seul,il ne suffit pas que je le sois, il faut encore queje sois seul à être seul. Ce qui précisément estcontradictoire. La logique de l'absolu fait vio-lence à l'absolu. Elle l'implique dans un rapportqu'il refuse et exclut par essence. Ce rapportforce et déchire, de l'intérieur et de l'extérieurà la fois, ou d'un extérieur qui n'est que larejection d'une impossible intériorité, le « sansrapport » dont l'absolu veut se constituer.

Exclue par la logique du sujet-absolu de lamétaphysique (Soi, Volonté, Vie, Esprit, etc.),la communauté revient forcément entamer cesujet en vertu de cette même logique. La logiquede l'absolu le met en rapport : mais cela ne peut,

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à l'évidence, faire un rapport entre deux ou plu-sieurs absolus, pas plus que cela- ne peut fairedu rapport un absolu. Cela défait l'absoluité del'absolu. Le rapport (la communauté) n'est, s'ilest, que ce qui défait dans son principe — etsur sa clôture ou sur sa limite — l'autarcie del'immanence absolue.

Bataille a constamment éprouvé cette logiqueviolente de l'être-séparé. Par exemple :

« Mais si l'ensemble des hommes — ouplus simplement leur existence intégrale —S'INCARNAIT en un seul être — évidem-ment aussi solitaire et aussi abandonné quel'ensemble — la tête de I'INCARNÉ seraitle lieu d'un combat inapaisable — et siviolent que tôt ou tard elle volerait enéclats. Car il est difficile d'apercevoir jus-qu'à quel degré d'orage ou de déchaîne-ment parviendraient les visions de cetincarné, qui devrait voir Dieu mais dansle même instant le tuer, puis devenir Dieului-même mais seulement pour se précipi-ter aussitôt dans un néant : il se retrouve-rait alors un homme aussi dépourvu desens que le premier passant venu maisprivé de toute possibilité de repos. »(I, 547.)

Une telle incarnation de l'humanité, sonensemble comme être absolu, par-delà le rapport

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et la communauté, figure le destin que la penséemoderne a voulu. Le « combat inapaisable » estcelui dont nous ne sortirons pas tant que nousn'aurons pas pu soustraire la communauté à cedestin.

Bataille écrivait encore, dans un autre textequi porte la logique du précédent sur le plan dusavoir :

« Si je " mime " le savoir absolu, mevoici par nécessité Dieu moi-même (dansle système, il ne peut, même en Dieu, yavoir de connaissance allant au-delà dusavoir absolu). La pensée de ce moi-même— de l'ipse — n'a pu se faire absolue qu'endevenant tout. La Phénoménologie de l'Es-prit compose deux mouvements essentielsachevant un cercle : c'est achèvement pardegrés de la conscience de soi (de l'ipse

humain), et devenir tout (devenir Dieu) decet ipse achevant le savoir (et par là détrui-sant la particularité en lui, achevant doncla négation de soi-même, devenant le savoirabsolu). Mais si de cette façon, comme parcontagion et par mime, j'accomplis en moile mouvement circulaire de Hegel, je défi-nis, par-delà les limites atteintes, non plusun inconnu mais un inconnaissable. Incon-naissable non du fait de l'isuffisance dela raison mais par sa nature (et même, pourHegel, on ne pourrait avoir souci de cet

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au-delà que faute de posséder le savoirabsolu...). A supposer ainsi que je soisDieu, que je sois dans le monde ayant l'as-surance de Hegel (supprimant l'ombre etle doute), sachant tout et même pourquoila connaissance achevée demandait quel'homme, les particularités innombrablesdes moi et l'histoire se produisent, à cemoment précisément se formule la questionqui fait entrer l'existence humaine, divine...le plus avant dans l'obscurité sans retour ;pourquoi faut-il qu'il y ait ce que je sais ?Pourquoi est-ce une nécessité ? Dans cettequestion est cachée — elle n'apparaît pastout d'abord — une extrême déchirure, siprofonde que seul le silence de l'extase luirépond. » (V, 127-128.)

La déchirure cachée dans la question est ladéchirure que la question elle-même provoqueentre la totalité des choses qui sont — considé-rée comme l'absolu, c'est-à-dire séparée de touteautre « chose » — et l'être (qui n'est pas une« chose ») par lequel ou au nom duquel ceschoses, en totalité, sont. Cette déchirure (ana-logue, sinon identique, à la différence ontico-ontologique de Heidegger) définit un rapport del'absolu, impose à l'absolu un rapport à sonpropre être, au lieu de rendre cet être immanentà la totalité absolue des étants. Par là, c'est l'être« lui-même » qui en vient à se définir comme

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rapport, comme non-absoluité, et si on veut —c'est en tout cas ce que j'essaie de dire — commecommunauté.

L'extase répond — si c'est proprement une« réponse » — à l'impossibilité de l'absoluité del'absolu, ou à l'impossibilité « absolue » de l'im-manence achevée L'extase, comprise selon cemotif rigoureux qui passerait aussi, pour peuqu'on en suive l'histoire philosophique avantBataille et en même temps que lui, par Schellinget par Heidegger, ne définit aucune effusion, etmoins encore quelque effervescence illuminée.Elle définit strictement l'impossibilité, aussi bienontologique que gnoséologique, d'une immanenceabsolue (ou : de l'absolu, donc de l'immanence),et par conséquent d'une individualité au sensexact aussi bien que d'une pure totalité collec-tive. Le thème de l'individu et celui du commu-nisme sont étroitement solidaires de et dans laproblématique générale de l'immanence ². Ils

2. En témoigne la lecture de Marx par Michel Henry,orientée par la réciprocité conceptuelle de l' « individu »et de la « vie immanente ». A ce compte, « par principel'individu échappe au pouvoir de la dialectique »(Marx, t. II, Paris, Gallimard, 1976, p. 46). Ce qui per-mettrait de mettre tout mon propos sous cette indicationgénérale : il y a deux façons d'échapper à la dialectique(c'est-à-dire à la médiation dans la totalité), soit en s'ydérobant dans l'immanence, soit en ouvrant sa négativitéjusqu'à la rendre « sans emploi » (comme le dit Bataille).Dans ce dernier cas, il n'ya pas d'immanence de la néga-tivité : « il y a » l'extase, aussi bien du savoir que del'histoire et de la communauté.

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sont solidaires d'un déni de l'extase. Et la ques-tion de la communauté est désormais insépara-ble, pour nous, d'une question de l'extase :c'est-à-dire, comme on commence à le compren-dre, d'une question de l'être considéré commeautre chose que comme l'absoluité de la totalitédes étants,

La communauté, ou l'être-extatique de l'êtrelui-même ? Telle serait la question.

(J'esquisse une réserve, sur laquelle je revien-drai plus loin : derrière le thème de l'individu,mais au-delà de lui, pourrait avoir à se dévoilerla question de la singularité. Qu'est-ce qu'uncorps, un visage, une voix, une mort, une écri-ture — non pas indivisibles, mais singuliers ?Quelle en est la nécessité singulière, dans lepartage qui divise et qui fait communiquer lescorps, les voix, les écritures en général et entotalité ? En somme, cette question formerait lerevers exact de la question de l'absolu. A cetitre, elle est constitutive de la question de lacommunauté, où il faudra donc plus loin la pren-dre en compte. Mais la singularité n'a jamais nila nature, ni la structure de l'individualité. Lasingularité n'a pas lieu dans l'ordre des atomes,identités identifiables sinon identiques, mais elle

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a lieu dans le plan du clinamen, inidentifiable.Elle a partie liée avec l'extase : on ne sauraitdire proprement que l'être.singulier est le sujetde l'extase, car celle-ci n'a pas de « sujet », maison doit dire que l'extase (la communauté) arriveà l'être singulier.)

La solidarité de l'individu et du communismeau sein d'une pensée de l'immanence, ignorantl'extase, ne compose pourtant pas une simplesymétrie. Le communisme, par exemple dansl'exubérance généreuse qui fait que Marx nes'arrête pas avant d'indiquer, par-delà la régu-lation collective de la nécessité, un règne de laliberté dans lequel un travail excédent ne seraitplus travail exploité, mais art et invention, com-munique avec une extrémité de jeu, de souverai-neté, voire d'extase, à laquelle l'individu, pommetel, reste définitivement dérobé. Mais cette com-munication est restée lointaine, secrète, ignoréele plus souvent du communisme lui-même(disons, pour faire image, ignorée de Lénine, deStaline et de Trotsky), sauf dans les éclats ful-gurants de la poésie de la peinture et du cinémaaux tout premiers temps de la révolution desSoviets, ou bien encore dans les motifs que Ben-jamin put recevoir comme des raisons de se dire

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marxiste, ou dans ce que Blanchot tenta de faireporter, ou proposer (plutôt que signifier) par lemot de « communisme » (« Le communisme : cequi exclut (et s'exclut de) toute communautédéjà constituée ² bis»). Mais cela même, encore,fut en fin de compte ignoré, non seulement ducommunisme « réel », mais aussi, à bien y regar-der, de ces singuliers « communistes » eux-mêmes, qui peut-être n'ont jamais (jusqu'ici, dumoins) pu savoir où commençait et où finissaitla métaphore (ou l'hyperbole) dans l'usage qu'ilsfaisaient du mot, ni surtout — à supposer qu'ilfaille changer de mot — quel autre trope, ouquel effacement des tropes eût convenu pourindiquer ce qui hantait leur usage du « commu-nisme ».

Ils ont pu communiquer, dans cet usage, avecune pensée de l'art, de la littérature et de lapensée elle-même — autres figures ou autresexigences de l'extase —, mais ils n'ont pas pucommuniquer vraiment, explicitement et théma-tiquement (même si l' « explicite » et le « thé-matique » ne sont ici que des catégories trèsincertaines...) avec une pensée de la commu-nauté. Ou bien, leur communication avec unetelle pensée est restée secrète, ou suspendue.

Les éthiques, les politiques, les philosophiesde la communauté, lorsqu'il y en avait (et il y

2 bis. « Le communisme sans héritage », revueComité, 1968, in Gramma n° 3/4. 1976, p. 32.

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en a toujours, fussent-elles réduites à des bavar-dages sur la fraternité ou à des montages labo-rieux sur l' « intersubjectivité »), ont poursuivileurs chemins ou leurs enlisements humanistessans soupçonner un instant que ces voix singu-lières parlaient de la communauté, et ne par-laient peut-être que d'elle, sans soupçonnerqu'une expérience réputée « littéraire » ou«esthétique» était prise dans l'épreuve de lacommunauté, et était aux prises avec elle. (Sesouvient-on assez, pour prendre un autre exem-ple encore, de ce que furent les premiers écritsde Barthes, et quelques autres plus tardifs ?)

Par la suite, ces mêmes voix qui n'avaient pucommuniquer ce que, sans le savoir peut-être,elles disaient furent exploitées — et recouvertesà nouveau — dans de bruyantes déclarations àl'enseigne des « révolutions culturelles » et detoutes sortes d' « écritures communistes » oud' « inscriptions prolétariennes ». Les profession-nels de la société n'y virent, non sans raisonsmême si leur vue était courte, tantôt qu'uneforme bourgeoise et parisienne (ou berlinoise)de Proletkult, tantôt que le retour inconscientd'une « République des artistes » dont le motifavait été inauguré, deux cents ans plus tôt, parles romantiques d'Iéna. D'une manière ou del'autre, il s'agissait d'un système simple, classi-que et dogmatique de vérité : un art (ou unepensée) adéquat au politique (à la forme ou àl'ordonnance de la communauté), une politique

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adéquate à l'art. Le présupposé restait celuid'une communauté s'effectuant dans l'absolu del'œuvre, ou s'effectuant elle-même comme oeuvre.Pour cette raison, et quoi qu'elle ait prétendu,cette « modernité » restait, dans son principeun humanisme.

Il faudra revenir sur ce qui a fait surgir —fût-ce au prix de naïveté ou de contresens —l'exigence d'une expérience littéraire ³ de lacommunauté ou du communisme. C'est même,en un sens, la seule question qui se pose. Maistous les termes de cette question demandent àêtre transformés, à être remis en jeu dans unespace tout autrement distribué que selon lesagencements trop facilement suggérés (parexemple : solitude de l'écrivain/Collectivité, ou :culture/société, ou : élite/masses — que cesdistributions soient données comme des opposi-tions, ou bien, dans l'esprit des « révolutionsculturelles », comme des adéquations). Et pourcela, c'est d'abord la question de la communautéqui doit être remise en jeu, car c'est d'elle que

3. Pour le moment, qu'on veuille bien retenir seule-ment que « littérature » ne doit surtout pas se prendreici au sens que Bataille donnait au mot lorsqu'il écrivaitpar exemple (critiquant lui-même l'Expérience intérieureet le Coupable) : « J'ai aperçu à l'épreuve que ceslivres engagent à la facilité ceux qui les Usent. Ilsagréent le plus souvent aux esprits vagues et impuis-sants qui veulent fuir et dormir et se satisfont del'échappatoire littéraire. » (VIII, 583). Il parlait aussidu « glissement à l'impuissance de la pensée qui tourneen littérature » (ibid.).

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dépend la nécessaire redistribution de l'espace.Avant de s'y engager, il faut poser, sans rienretirer de la générosité résistante ni de l'inquié-tude active du mot — « le communisme » —, etsans rien renier de l'excès auquel il se porte,mais sans oublier ni les hypothèques qui le grè-vent, ni l'usure sans hasard qu'il a subie, quele communisme ne peut plus être notre horizonindépassable. Il ne l'est, de fait, déjà plus —mais nous n'avons dépassé aucun horizon. Toutva plutôt, dans la résignation, comme si c'étaitla disparition, l'impossibilité ou la condamnationdu communisme qui formaient le nouvel hori-zon indépassable. Ces renversements sont coutu-miers ; ils n'ont jamais rien fait bouger. C'estaux horizons comme tels qu'il faut s'en prendre.La limite ultime de la communauté, ou la limiteque forme, comme telle, la communauté, affecte,on le verra, un tout autre tracé. C'est pourquoi,tout en posant que le communisme n'est plusnotre horizon indépassable, il faut aussi poser,avec autant de force, qu'une exigence commu-niste communique avec le geste par lequel nousdevons aller plus loin que tous les horizons.

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Pour comprendre ce qui est en jeu, la pre-mière tâche consiste à dégager aussi l'horizon

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en arrière de nous. C'est-à-dire, à interrogercette dislocation de la communauté censée avoirété l'épreuve dans laquelle les temps modernesse seraient engendrés. La conscience de cette dis-location est celle de Rousseau : la société connueou reconnue comme la perte ou comme la dégra-dation d'une intimité communautaire (et commu-nicative), et qui produit désormais à la fois, parforce, le solitaire, mais par désir et projet lecitoyen d'une libre communauté souveraine.Alors que les théoriciens politiques qui le pré-cèdent ont pensé tantôt l'institution d'un Etat,tantôt la régulation d'une société, Rousseau, quipar ailleurs leur emprunte beaucoup, est peut-être le premier penseur de la communauté, ouplus exactement le premier qui éprouve la ques-tion de la société comme une inquiétude dirigéevers la communauté, et comme la conscienced'une rupture (peut-être irréparable) de cettecommunauté. Cette conscience sera par la suitecelle des Romantiques, et celle du Hegel de laPhénoménologie de l'esprit : la dernière figurede l'esprit, avant l'assomption de toutes lesfigures et de l'histoire dans le savoir absolu, estcelle de la scission.de la communauté (qui estici celle de la religion). Jusqu'à nous, l'histoireaura été pensée sur fond de communauté perdue— et à retrouver ou à reconstituer.

La communauté perdue, ou rompue, peut êtreexemplifiée de toutes sortes de manières, danstoutes sortes de paradigmes : famille naturelle,

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cité athénienne, république romaine, premièrecommunauté chrétienne, corporations, communesou fraternités — toujours", il est question d'unâge perdu où la communauté se tissait de liensétroits, harmonieux et infrangibles, et se don-nait surtout à elle-même, dans ses institutions,dans ses rites et dans ses symboles, la représen-tation, voire l'offrande vivante de sa propreunité, de son intimité et de son autonomie imma-nentes. Distincte de la société (qui est une sim-ple association et répartition des forces et desbesoins) tout autant qu'opposée à l'emprise (quidissout la communauté en soumettant les peu-ples à ses armes et à sa gloire), la communautén'est pas seulement la communication, intime deses membres entre eux, mais aussi la communionorganique d'elle-même avec sa propre essence.Elle n'est pas seulement constituée d'une justedistribution des tâches et des biens, ni d'un heu-reux équilibre des forces et des autorités, maiselle est faite avant tout du partage et de la diffu-sion ou de l'imprégnation d'une identité dansune pluralité dont chaque membre, par là même,ne s'identifie que par la médiation supplémen-taire de son identification au corps vivant de lacommunauté. Dans la devise de la République,c'est la fraternité qui désigne la communauté :le modèle de la famille et de l'amour.

Mais c'est ici qu'il faut soupçonner laconscience rétrospective de la perte de la com-munauté et de son identité (que cette conscience

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se conçoive comme effectivement rétrospective,ou que, insoucieuse des réalités du passé, elleen construise les images pour le compte d'unidéal ou d'une prospective). Il faut soupçonnercette conscience, d'abord parce qu'elle semblebien accompagner l'Occident depuis ses débuts :à chaque moment de son histoire, il s'est déjàlivré à la nostalgie d'une communauté plusarchaïque, et disparue, à la déploration d'unefamilialité, d'une fraternité, d'une convivialitéperdues. Le début de notre Histoire, c'est ledépart d'Ulysse, et l'installation dans son palaisde la rivalité, de la dissension, des complots.Autour de Pénélope qui refait sans jamais l'ache-ver le tissu de l'intimité, les prétendants instal-lent la scène sociale, guerrière et politique — lapure extériorité.

Mais la véritable conscience de la perte dela communauté est chrétienne : la communautédont le regret ou le désir animent Rousseau,Schlegel, Hegel, puis Bakounine, Marx, Wagnerou Mallarmé se pense comme la communion, etla communion a lieu, dans son principe et danssa fin, au sein du corps mystique du Christ. Lacommunauté pourrait Sien être, en même tempsque le mythe le plus ancien de l'Occident, lapensée toute moderne du partage par l'hommede la vie divine : la pensée de l'homme pénétrantdans l'immanence pure. (Le christianisme n'a euque deux dimensions, antinomiques : celle dudeus absconditus, où n'a pas cessé de s'abîmerl'évanouissement occidental du divin, et celle du

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dieu-homme, deus communis, frère des hommes,invention d'une immanence familiale de l'huma-nité, puis de l'histoire comme immanence dusalut.)

La pensée ou le désir de la communauté pour-rait donc bien n'être que l'invention tardive quitenta de répondre à la dure réalité de l'expériencemoderne : que la divinité se retirait infinimentde l'immanence, que le dieu-frère était au fondlui-même le deus absconditus (ce fut le savoirde Hölderlin), et que l'essence divine de la com-munauté — ou la communauté en tant qu'exis-tence de l'essence divine — était l'impossiblemême. On a pu nommer cela la mort de Dieu :cette expression reste lourde de la possibilité,si ce n'est de la nécessité d'une résurrection quirestitue et l'homme et Dieu à une communeimmanence. (Non seulement Hegel, mais Nietz-sche lui-même, pour une part du moins, entémoignent.) Le discours de la « mort de Dieu »est aussi une façon de méconnaître ceci : quele « divin » n'est ce qu'il est (s'il « est ») quesoustrait à l'immanence, ou retiré d'elle — enelle, si on veut, retiré d'elle. Et cela, de surcroît,en ce sens très précis que ce n'est pas parce qu'ily aurait du « divin » que sa part serait sous-traite à l'immanence, mais que c'est au contrairedans la mesure où l'immanence se trouve elle-même, ici ou là (mais est-ce localisable ? n'est-cepas plutôt cela qui localise, qui espace ?), sous-traite à l'immanence qu'il peut y avoir quelquechose comme du « divin ». (Et peut-être, pour

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finir, ne faudra-t-il plus parler de « divin ». Peut-être faudra-t-il apprendre que la communauté, lamort, l'amour, la liberté, la singularité sont lesnoms du « divin» aussi bien en ce qu'ils sesubstituent à lui — et ne le relèvent pas ou nele relancent pas —, qu'en ce que cette substitu-tion n'a rien d'anthropomorphique ni d'anthro-pocentrique, et ne donne lieu à aucun devenir-humain du « divin ». La communauté feradésormais la limite de l'humain aussi bien quedu divin. Avec Dieu ou avec les dieux, c'est lacommunion — substance et acte, acte de lasubstance immanente communiquée — qui a étédéfinitivement retirée à la communauté 4.)

La conscience chrétienne, moderne, humanistede la perte de la communauté a donc toutes leschances d'être en réalité l'illusion transcendan-tale d'une raison passant les bornes de son expé-rience possible, qui est dans son fond l'expériencede l'immanence dérobée. La communauté n'apas eu lieu, ou plutôt, s'il est bien certain quel'humanité a connu (ou connaît encore, hors dumonde industriel), des liens sociaux tout autresque ceux que nous connaissons, la communautén'a pas eu lieu selon les projections que nousfaisons d'elle sur ces socialites différentes. Ellen'a pas eu lieu chez les Indiens Guayaqui, ellen'a pas eu lieu dans un âge des cabanes, elle n'apas eu lieu dans l'« esprit d'un peuple » hégé-

4. Cf. J.-L. Nancy, « Des lieux divins », in Qu'est-ceque Dieu ?. Bruxelles, Facultés Saint-Louis. 1985.

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lien, ni dans l'agapê chrétienne. La Gesellschaftn'est pas venue, avec l'Etat, l'industrie, le capitaldissoudre une Gemeinschaft antérieure. Il seraitplus juste sans doute, coupant court à tous lesrevirements de l'interprétation ethnologique et àtous les mirages d'origine ou d'« autrefois », dedire que la Gesellschaft — la « société », l'as-sociation dissociante des forces, des besoins etdes signes — a pris la place de quelque chosepour quoi nous n'avons pas de nom ni deconcept, de quelque chose qui procédait à lafois d'une communication beaucoup plus ampleque celle du lien social (avec les dieux, le cos-mos, les animaux, les morts, avec les inconnus),et d'une segmentation beaucoup plus tranchée,beaucoup plus démultipliée de ce même rapport,entraînant souvent des effets plus durs (de soli-tude, de rejet, d'avertissement, d'inassistance)que ce que nous attendons d'un minimum com-munautaire dans le lien social. La société nes'est pas faite sur la ruine d'une communauté.Elle s'est faite dans la disparition ou dans laconservation de ce qui — tribus ou empires —n'avait peut-être pas plus de rapports avec ceque nous appelons « communauté » qu'avec ceque nous appelons « société ». Si bien que lacommunauté, loin d'être ce que la société auraitrompu ou perdu, est ce qui nous arrive — ques-tion, attente, événement, impératif — à partir dela société.Rien n'a donc été perdu, et pour cette raisonrien n'est perdu. Ne sont perdus que nous-

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mêmes, nous sur qui le « lien social » (les rap-ports, la communication), notre invention,retombe lourdement comme le filet d'un piègeéconomique, technique, politique, culturel.Empêtrés dans ses mailles, nous nous sommesforgé le fantasme de la communauté perdue.

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Ce qui, de la communauté, est « perdu » —l'immanence et l'intimité d'une communion —est perdu en ce sens seulement qu'une telle« perte » est constitutive de la « communauté »elle-même.

Ce n'est pas une perte : l'immanence est aucontraire cela même qui, si cela avait lieu, sup-primerait à l'instant la communauté, ou encorela communication, comme telle. La mort n'enest pas seulement l'exemple, elle en est la vérité.Dans la mort, si du moins on considère en ellece qui y fait advenir l'immanence (la décompo-sition retournant à la nature, « tout va sous terreet rentre dans le jeu » — ou bien les versionsparadisiaques du même « jeu ») et si on oubliece qui la fait toujours irréductiblement singu-lière, il n'y a plus de communauté ou de com-munication : il n'y a que l'identité continue desatomes.

C'est pourquoi les entreprises politiques oucollectives que domine une volonté d'immanence

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absolue ont pour vérité la vérité de la mort.L'immanence, la fusion communielle n'enfermepas une autre logique que celle du suicide de lacommunauté qui se règle sur elle. Aussi bien lalogique de l'Allemagne nazie ne fut-elle pas seu-lement celle de l'extermination de l'autre, dusous-homme extérieur à la communion du sanget du sol, mais aussi, virtuellement, la logiquedu sacrifice de tous ceux qui, dans la commu-nauté « aryenne », ne satisfaisaient pas aux cri-tère de la pure immanence, si bien que — detels critères étant bien évidemment impossibles àarrêter — une extrapolation plausible du proces-sus aurait pu être représentée par le suicide de lanation allemande elle-même : du reste, il neserait pas faux de dire que cela a réellement eulieu, à certains égards de la réalité spirituelle decette nation.

Le suicide ou la mort commune des amantsest une des figures mythico-littéraires de cettelogique de la communion dans l'immanence. Onne sait, devant cette figure, qui de la communionou de l'amour sert de modèle, dans la mort, àl'autre. En réalité la mort accomplit, avec l'im-manence des deux amants, la réciprocité infiniedes deux instances : l'amour passionnel conçu àpartir de la communion chrétienne, et la commu-nauté pensée sur le principe de l'amour. L'Etathégélien en témoigne à son tour, lui qui ne s'éta-blit certes pas sur le mode de l'amour — car ilappartient à la sphère dite de « l'esprit objec-tif » —, mais qui n'en a pas moins pour principe

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la réalité de l'amour, c'est-à-dire le fait « d'avoirdans un autre le moment de sa subsistance ».Dans cet Etat, chacun a sa vérité dans l'autrequ'est l'Etat lui-même, et dont la réalité ne seprésente jamais autant que lorsque ses membresdonnent leur vie dans une guerre dont le monar-que, présence-à-soi effective de l'Etat-Sujet, auraseul et librement pris la décision 5.

Sans doute l'immolation pour la communauté— et par elle, donc — a-t-elle pu et peut-elleêtre pleine de sens : à la condition que ce « sens »soit bien celui d'une communauté, et à la condi-tion que cette communauté ne soit pas une com-munauté de mort (ainsi qu'elle se fait connaîtreau moins depuis la Première Guerre mondiale,justifiant du même coup qu'on lui oppose lesrefus de « mourir pour la patrie »). Or la com-munauté de l'immanence humaine, l'hommerendu égal à lui-même ou à Dieu, à la natureet à ses œuvres propres, est une telle commu-nauté de mort — ou de morts. L'homme accom-pli de l'humanisme, individualiste ou commu-niste, est l'homme mort. C'est-à-dire que la mortn'y est pas l'excès immaîtrisable de la finitude,mais l'accomplissement infini d'une vie imma-nente : c'est la mort elle-même rendue à l'im-manence, c'est enfin cette résorption de la mortque la civilisation chrétienne en est venue,comme en dévorant sa propre transcendance, à

5. Cf. J.-L. Nancy, « La juridiction du monarquehégélien », in Rejouer le politique, Paris, Galilée, 1981.

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se proposer en guise d'oeuvre suprême. DepuisLeibniz, il n'y a plus de mort dans notre univers :d'une manière ou d'une autre, une circulationabsolue du sens (des valeurs, des fins, de l'His-toire...) comble ou résorbe toute négativité finie,tire de chaque destin singulier fini une plus-value d'humanité ou de surhumanité infinie.Maïs cela suppose, précisément, la mort de cha-cun et de tous dans la vie de l'infini.

Des générations de citoyens et de militants,de travailleurs et de serviteurs des Etats ontimaginé leur mort résorbée ou relevée dansl'à-venir d'une communauté parvenant à sonimmanence. Désormais, nous n'avons plus quela conscience amère de l'éloignement croissantd'une telle communauté, qu'elle soit le Peuple,la Nation, ou 1% Société des Producteurs. Maiscette conscience, tout comme celle de la « perte »de la communauté, est superficielle. En vérité,la mort ne se relève pas. La communion à venirne s'éloigne pas, elle n'est pas différée : elle n'ajamais eu d'à-venir; elle ne saurait ni advenir,ni former un futur. Ce qui forme un futur, et quipar conséquent advient vraiment, c'est toujoursla mort singulière — ce qui ne veut pas direqu'elle n'advienne pas dans la communauté : aucontraire, et je vais y venir. Mais la communionn'est pas l'avenir de la mort, pas plus que lamort n'est le simple passé perpétuel de la com-munauté.

Des millions de morts, certes, sont justifiéespar la révolte de ceux qui meurent : elles sont

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justifiées en tant que réplique à l'intolérable, entant qu'insurrections contre l'oppression sociale,politique, technique, militaire, religieuse. Maisces morts ne sont pas relevées : aucune dialecti-que ni aucun salut ne reconduit ces morts à uneautre immanence qu'à celle... de la mort (de lacessation, de la décomposition, qui ne formentque des parodies ou des envers d'immanence).Or l'âge moderne n'a pensé la justification dela mort que sous les espèces du salut ou de larelève dialectique de l'histoire. L'âge modernes'est acharné à boucler le temps des hommes etde leurs communautés dans une communionimmortelle où la mort, pour finir, perd le sensinsensé qu'elle devrait avoir — et qu'elle a obsti-nément.

Ce sens hors du sens de la mort, nous voicicondamnés, acculés plutôt à le chercher ailleursque dans la communauté. Mais l'entreprise estabsurde (c'est l'absurdité d'une pensée de l'in-dividu). La mort est indissociable de la commu-nauté, car c'est par la mort que la communautése révèle — et réciproquement. Ce n'est pas unhasard si le motif de cete révélation réciproquea occupé aussi bien des pensées nourries del'ethnologie que la pensée de Freud et celle deHeidegger en même temps que celle de Bataille,c'est-à-dire dans le temps qui menait de la Pre-mière à la Seconde Guerre mondiale.

Le motif de la révélation de l'être-ensemble,ou de l'être-avec, par la mort, et de la cristalli-sation de la communauté autour de la mort de

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ses membres, c'est-à-dire autour de la « perte »(de l'impossibilité} de leur immanence, et nonautour de leur assomption fusionnelle dans quel-que hypostase collective, introduit dans un espacede pensée incommensurable avec toutes les pro-blématiques de la socialite et de l'intersubjecti-vité (et jusqu'à la problématique husserliennede l'alter ego) dans lesquelles la philosophie,quoi qu'elle fît, restait prisonnière. La mortexcède sans recours les ressources d'une méta-physique du sujet. Le fantasme de cette métaphy-sique, le fantasme que Descartes n'osa (presque)pas avoir, mais que la théologie chrétienne pro-posait déjà, est le fantasme d'un mort qui dit,comme Monsieur Waldemar chez Villiers, «jesuis mort » — ego sum... mortuus. Si je ne peutpas dire qu'il est mort, si je disparaît effective-ment dans sa mort, dans cette mort qui est préci-sément ce qui lui est le plus propre, le plusinaliénable, c'est que je est autre chose qu'unsujet. Toute la recherche heideggerienne de« l'être-pour (ou à)-la-mort » n'a pas eu d'autresens que de chercher à énoncer cela : je n'est— ne suis — pas un sujet.(Bien que, lors-qu'il s'est agi de là communauté comme telle,le même Heidegger se soit aussi fourvoyédans la vision d'un peuple et d'un destin aumoins en partie conçu comme sujet 6. Ce qui

6. Cf. Ph. Lacoue-Labarthe, « La transcendance finitdans la politique », in Rejouer le politique, op. cit. etG. Granel, « Pourquoi avoir publié cela ?» in Del'Université, Toulouse. T.E.R.. 1982.

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prouve sans doute que l'être-à-la-mort » duDasein n'avait pas été radicalement impliquédans son être-avec — dans le Mitsein —, et quec'est cette implication qui nous reste à penser.)

Ce qui n'est pas un sujet ouvre et s'ouvre ins-tantanément sur une communauté, dont la pen-sée à son tour excède les ressources de la méta-physique du sujet. La communauté ne tisse pasle lien d'une vie supérieure, immortelle ou trans-mortelle, entre des sujets (pas plus qu'elle n'esttissée des liens inférieurs d'une consubtantialitéde sang ou d'une association de besoins), maiselle est constitutivement, pour autant qu'ils'agisse là d'une « constitution », ordonnée à lamort de ceux qu'on appelle peut-être à tort ses« membres » (s'il ne s'agit pas, en elle, d'unorganisme). Mais elle n'y est pas ordonnéecomme à son œuvre. Pas plus que la commu-nauté n'est une œuvre elle ne fait œuvre de lamort. La mort à laquelle la communauté s'or-donne n'opère pas le passage de l'être mort àquelque intimité communielle, et la communauté,pour sa part, n'opère pas la transfiguration deses morts, en quelque substance ou en quelquesujet que ce soit — patrie, sol ou sang natal,nation, humanité délivrée ou accomplie, phalan-stère absolu, famille ou corps mystique. Elleest ordonnée à la mort comme à ce dont il est,précisément, impossible de faire oeuvre (sinonœuvre de mort, dès qu'on veut en faire œuvre...).Elle est là, cette communauté, pour assumer cetteimpossibilité, ou plus exactement — car il n'y a

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ici ni fonction, ni finalité — l'impossibilité defaire œuvre de la mort s'inscrit et s'assumecomme « communauté ».

La communauté est révélée dans la mortd'autrui : elle est ainsi toujours révélée à autrui.ta communauté est ce qui a lieu toujours parautrui et pour autrui. Ce n'est pas l'espace des« moi » — sujets et substances, au fond immor-tels — mais celui des je, qui sont toujours desautrui (ou bien, ne sont rien). Si la communautéest révélée dans la mort d'autrui, c'est que lamort elle-même est la véritable communauté desje qui ne sont pas des moi. Ce n'est pas unecommunion qui fusionne les moi en un Moi ouen un Nous supérieur. C'est la communauté desautrui. La véritable communauté des êtres mor-tels, ou la mort en tant que communauté, c'estleur communion impossible. La communautéoccupe donc cette place singulière : elle assumel'impossibilité de sa propre immanence, l'im-possibilité d'un être communautaire en tantque sujet. La communauté assume et inscrit —c'est son geste et son tracé propres — en quel-que sorte l'impossibilité de la communauté. Unecommunauté n'est pas un projet fusionnel, ni demanière générale un projet producteur ou opéra-toire — ni un projet tout court (c'est là encoresa différence radicale avec « l'esprit d'un peu-ple », qui de Hegel à Heidegger a figuré la col-lectivité comme projet et le projet, réciproque-ment, comme collectif — ce qui ne veut pas dire

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que nous n'ayons rien à penser de la singularitéd'un « peuple »).

Une communauté est la présentation à sesmembres de leur vérité mortelle (autant direqu'il n'y a pas de communauté d'êtres immor-tels ; on peut imaginer soit une société, soit unecommunion des êtres immortels, niais non unecommunauté). Elle est la présentation de lafinitude et de l'excès sans recours qui font l'êtrefini : sa mort, mais aussi bien sa naissance, seulela communauté me présente ma naissance, etavec elle l'impossibilité pour moi de retraversercelle-ci, aussi bien que de franchir ma mort).

« S'il voit son semblable mourir, unvivant ne peut plus subsister que hors desoi.

(...)« Chacun de nous est alors chassé de

l'étroitesse de sa personne et se perd autantqu'il peut dans la communauté de ses sem-blables. C'est pour cela qu'il est nécessaireà la vie commune de se tenir à hauteur demort. Le lot d'un grand nombre de viesprivées est la petitesse. Mais une commu-nauté ne peut durer qu'au niveau d'inten-site de la mort, elle se décompose dèsqu'elle manque à la grandeur particulièreau danger. Elle doit prendre sur elle ceque la destinée humaine a d' " inapaisa-ble ", d' " inapaisé ", et maintenir unbesoin assoiffé de gloire. Un homme entre

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mille, à longueur de journée, peut n'avoirqu'une intensité de vie presque nulle : ilse conduit comme si la mort n'existait paset se tient sans dommage au-dessous de sonniveau. » (VII, 245-246.)

Sans doute Bataille a-t-il été le plus loin dansl'expérience cruciale du destin moderne de lacommunauté. Dans l'intérêt, malgré tout encoretrop mince (quand il ne fut pas frivole) qu'ona porté à sa pensée, on n'a pas encore assezremarqué 7 à quel point elle était issue d'uneexigence et d'une inquiétude politiques — oubien, d'une exigence et d'une inquiétude au sujetdu politique, et que commandait la pensée de lacommunauté.

Bataille a tout d'abord connu l'épreuve ducommunisme « trahi », Il découvrit plus tardque cette trahison n'avait pas à être corrigée ourattrapée, mais que le communisme, s'étantdonné l'homme pour fin, la production de

7. Sauf Denis Hollier, déjà dans la Prise de laConcorde, Paris. Gallimard, 1974, et en particulier parsa publication du Collège de sociologie, Paris, Galli-mard, 1979.

Tout récemment, Francis Marmande a présenté unexamen systématique des préoccupations politiques deBataille dans sa thèse Georges Bataille politique, Pres-ses Universitaires de Lyon, 1985.

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l'homme et de l'homme producteur, I était liédans son principe à une négation de la souve-raineté de l'homme, c'est-à-dire à une négationde ce qui, de l'homme, est irréductible à l'im-manence humaine, ou à une négation de l'excèssouverain de la finitude :

« Pour un marxiste, une valeur par-delàl'utile est concevable, et même elle est iné-vitable, mais elle est immanente à l'hommeou n'est pas. Ce qui transcende l'homme (etl'homme vivant, bien entendu, dans l'ici-bas), ou de la même façon ce qui dépassel'humanité commune (l'humanité sans pri-vilège), est sans discussion inadmissible. Lavaleur souveraine est l'homme : la produc-tion n'est pas la seule valeur, elle n'est quele moyen de répondre aux besoins del'homme, elle le sert, et non l'homme laproduction.

(...)« Il reste néanmoins à savoir si l'homme,

auquel le communisme rapporte la pro-duction, n'a pas pris cette valeur souve-raine à une condition première : d'avoirrenoncé, pour lui-même, à tout ce qui estvéritablement souverain. (...) A l'irréducti-ble désir que l'homme est passionnément,capricieusement, le communisme a substi-tué ceux de nos besoins qu'il est possiblede concilier avec une vie tout entière occu-pée à produire. » (VIII. 352-353.)

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Entre-temps, dans les années trente, s'étaientconjointes chez Bataille une agitation révolution-naire désireuse de rendre à la révolte l'incandes-cence que l'Etat bolchevique lui avait dérobéeet une fascination par le fascisme, en tant quecelui-ci semblait indiquer le sens, sinon la réa-lité, d'une communauté intense, vouée à l'excès.(Il ne faut pas en prendre à son aise avec cettefascination, pas plus dans le cas de Bataille quedans le cas de plusieurs autres. Le fascisme igno-ble, et le fascisme en tant que recours du capital,le fascisme misérable tentait aussi de répondre— misérablement, ignoblement — au règne déjàinstallé, déjà étouffant de la société. Il fut lesursaut grotesque ou abject d'une hantise de lacommunion, il cristallisa le motif de sa préten-due perte, et la nostalgie de son image fusion-nelle. Le fascisme, à cet égard, fut la convulsiondu christianisme, et c'est toute la chrétientémoderne qu'en fin de compte il fascina. Aucunecritique politico-morale de cette fascination nepeut porter si celui qui critique n'est pas enmême temps capable de déconstruire le systèmede la communion 8.)

Mais outre le mépris que lui inspira aussitôtla bassesse des meneurs et des mœurs fascistes,Bataille fit l'épreuve de ce que la nostalgie d'un

8. Mais c'est malheureusement au nom des attitudespolitiques ou morales les plus convenues qu'on se per-met en général les critiques les plus hautaines — et lesplus vaines — du fascisme lui-même ou de ceux quidurent en affronter k fascination...

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être communiel était en même temps le désird'une œuvre de mort. Il fut hanté, on le sait,par ridée qu'un sacrifice humain devrait scellerle destin de la communauté secrète d'Acéphale.Il comprit sans doute alors, comme il l'écrivitplus tard 9, que la vérité du sacrifice exigeait enfin de compte le suicide du sacrificateur. Enmourant, celui-ci pourrait rejoindre l'être de lavictime plongé dans le secret sanglant de la viecommune. Il comprit ainsi que cette vérité pro-prement divine — la vérité opératoire et résur-rectionnelle de la mort — n'était pas la vérité dela communauté des êtres finis, mais qu'elle pré-cipitait au contraire dans l'infini de l'imma-nence. Ce n'est pas l'horreur, c'est encoreau-delà de l'horreur, c'est l'absurdité totale —ou pour ainsi dire la puérilité désastreuse — del'œuvre de mort de la mort, considérée commeœuvre de la vie commune. Et c'est cette absur-dité, qui est au fond un excès de sens, uneconcentration absolue de la volonté du sens, quidut dicter à Bataille de se retirer des entreprisescommunautaires.

Il comprit ainsi la nature dérisoire de toutesles nostalgies de la communion, lui qui pendantlongtemps s'était représenté - en une sorte deconscience exacerbée de la « perte » de la com-munauté, qu'il a partagée avec toute une épo-que — les sociétés archaïques, leurs ordonnancessacrées, la gloire des sociétés militaires et royales.

9. Par exemple, VII, 257.

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la noblesse de la féodalité, comme les formesdisparues et fascinantes d'une intimité réussiede l'être-en-commun avec lui-même.

A cette espèce moderne et fiévreuse de « rous-seauisme » (dont il n'est pas certain, néanmoins,que Bataille se soit jamais tout à fait dépris :j'y reviendrai), il dut opposer un double constat :d'une part, le sacrifice, la gloire, la dépense res-taient simulés. tant qu'ils n'allaient pas jusqu'àl'œuvre de mort, et que la non-simulation étaitdonc l'impossible même ; mais d'autre part, dansla simulation elle-même (c'est-à-dire, dans lasimulation de l'être immanent), l'œuvre de mortne s'en accomplissait pas moins, en tout casrelativement, dans la domination, l'oppression,l'extermination et l'exploitation auxquelles, pourfinir, aboutissaient tous les systèmes socio-poli-tiques dans lesquels l'excès d'une transcendanceétait, comme tel, voulu, présenté (simulé) etinstitué dans l'immanence. Ce n'est pas seule-ment le Roi-Soleil qui mêle l'asservissement del'Etat aux éclats d'une gloire sacrée, c'est touteroyauté qui a toujours déjà détourné la souve-raineté qu'elle expose en moyen de dominationet d'extorsion :

« La vérité est que nous pouvons souf-frir de ce qui nous manque, mais que,même si nous en avons paradoxalement lanostalgie, nous ne pouvons que par aberra-tion regretter ce que fut l'édifice religieuxet royal du passé. L'effort auquel cet édi-

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fice répondit ne fut qu'un échec immenseet s'il est vrai que l'essentiel manque dansle monde où il s'est effondré, nous ne pou-vons qu'aller plus loin, sans imaginer,fût-ce un instant, la possibilité d'un retouren arrière. » (VIII 275.)

Le renversement de la nostalgie d'une commu-nion perdue en la conscience d'un « échecimmense » de l'histoire des communautés sereliait pour Bataille à « l'expérience intérieure »dont le contenu, la vérité ou la leçon ultimes'énonce ainsi : « La souveraineté n'est RIEN »C'est-à-dire que la souveraineté est l'expositionsouveraine à un excès (à une transcendance) quine se présente pas, ne se laisse pas approprier(ni simuler), qui ne se donne même pas — maisà quoi l'être est plutôt abandonné. L'excès auquella souveraineté s'expose et nous expose n'estpas, en un sens peut-être proche de celui oul'Etre heideggerien « n'est pas », c'est-à-dire ence sens où l'être de l'étant fini n'est pas tant cequi le fait être que plutôt ce qui le laisse aban-donné à une telle exposition. L'être de l'étantfini l'expose à la fin de l'être.

Ainsi, l'exposition au RIEN de la souverai-neté est le contraire du mouvement d'un sujetqui parviendrait à la limite du néant (ce quiconstitue, au fond, le mouvement permanent duSujet, dévorant en soi indéfiniment le néant quereprésente tout ce que n'est pas pour soi ; à lafin, c'est l'autophagie de la vérité). « Dans » le

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« RIEN », ou dans rien — dans la souverai-neté —, l'être est « hors de soi » ; il est dans uneextériorité impossible à rattraper, ou peut-êtrefaudrait-il dire qu'il est de cette extériorité, qu'ilest d'un dehors qu'il ne peut se rapporter, maisavec lequel il entretient un rapport essentiel etincommensurable. Ce rapport ordonne à sa placel'être singulier. C'est pourquoi « l'expérienceintérieure » dont parle Bataille n'a rien d'« inté-rieur » ni de « subjectif », mais est indissociablede l'expérience de ce rapport au dehors incom-mensurable. A ce rapport, seule la communautéfournit son espace, ou son rythme.

En ce sens, Bataille est sans aucun doute celuiqui a fait le premier, ou de la manière la plusaiguë, l'expérience moderne de la communauté :ni œuvre à produire, ni communion perdue, maisl'espace même, et l'espacement de l'expériencedu dehors, du hors-de-soi. Le point crucial decette expérience fut l'exigence, prenant à reverstoute la nostalgie, c'est-à-dire toute la métaphysi-que communielle, d'une « conscience claire » dela séparation, c'est-à-dire d'une « conscienceclaire » (en fait, la conscience de soi hégélienne,elle-même, mais suspendue sur la limite de sonaccès à soi) de ce que l'immanence ou l'intimiténe peut pas être retrouvée, et de ce que, en défi-nitive, elle n'est pas à retrouver.

Pour cette raison même, cependant, l'exigencede la « conscience claire » est donc le contraired'un abandon de la communauté, et par exempled'un repli sur les positions de l'individu. L'indi-

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vidu comme tel n'est qu'une chose 10, et la chose,pour Bataille, pourrait être définie comme l'êtresans communication ni communauté. La claireconscience de la nuit communielle — cetteconscience à l'extrémité de la conscience, et quiest aussi la suspension du désir hégélien (dudésir de reconnaissance de la conscience), l'inter-ruption finie du désir infini, et l'infinie syncopedu désir fini (la souveraineté même : désir horsdu désir et maîtrise hors de soi) —, cette« claire » conscience ne peut avoir lieu ailleursque dans la communauté, ou plutôt elle ne peutavoir lieu que comme la communication de la,communauté : à la fois comme ce qui commu-nique dans la communauté, et comme ce quela communauté communique 11.

10. Par exemple, VII, 312.11. J'use du terme « communication » tel que Ba-

taille l'emploie, c'est-à-dire selon le régime d'une vio-lence faite à la signification du mot, aussibien en ce qu'elle indique la subjectivité ou l'inter-subjectivité, qu'en ce qu'elle dénote la transmissiond'un message et d'un sens. A la limite, ce mot est inte-nable. Je le garde parce qu'il résonne avec la « commu-nauté », mais je lui superpose (ce qui est parfois luisubstituer) le mot de « partage ». La violence que Ba-taille infligeait au concept de « communication » étaitconsciente de son insuffisance : « Etre isolé, communi-cation, n'ont qu'une seule réalité. Il n'existe nulle partd' "êtres isolés" qui ne communiquent pas, ni de"communication " indépendante des points d'isole-ment. Que l'on prenne soin d'écarter deux conceptsmal faits, résidus de croyances puériles, à ce prix leproblème le plus mal noué sera tranché. » (VII, 553)Etait appelée par là, en somme, la déconstruction

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Cette conscience — ou cette communication— est l'extase : c'est-à-dire que je n'ai jamaisune telle conscience comme ma conscience, etque je ne l'ai au contraire que dans la commu-nauté et par elle. Cela ressemble, presque à s'yméprendre, à ce qu'on pourrait appeler dansd'autres contextes un « inconscient collectif », etcela ressemble peut-être plus encore à ce qu'ilest possible de repérer à travers Freud commel'essence en fin de compte collective de ce qu'ilappelle l'inconscient. Mais ce n'est pas uninconscient — c'est-à-dire que ce n'est pas l'en-vers d'un sujet, ni son clivage. Ce n'est rien quiait à faire avec la structure de sot du sujet : c'estla conscience claire à l'extrémité de sa clarté, oùêtre conscience de soi s'avère être hors du soi dela conscience.

La communauté, qui n'est pas un sujet, etencore moins un sujet (conscient ou inconscient)plus ample que « moi », n'a pas, ne possèdepas cette conscience : la communauté est laconscience extatique de la nuit de l'immanence,

de ce concept, telle que Derrida l'a engagée (« Signa-ture, événement, contexte » in Marges, Paris, Minuit,1972), et telle que d'une autre façon elle se prolongechez Deleuze et Guattari (« Postulats de la linguis-tique» in Mille Plateaux, Paris, Minuit, 1980). Cesopérations entraînent nécessairement à une réévalua-tion générale de la communication dans la communautéet de la communauté (de la parole, de la littérature.de réchange, de l'image, etc.), par rapport à laquellel'usage du terme de « communication » ne peut êtreque préalable et provisoire.

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en tant qu'une pareille conscience est l'interrup-tion de la conscience-de-soi.

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Bataille a su mieux que quiconque — il fut leseul à frayer la voie d'un tel savoir — ce quiforme plus qu'une connexion de l'extase et dela communauté, ce qui fait de chacune le lieude l'autre, ou encore ce par quoi, selon une topo-logie atopique, la circonscription d'une commu-nauté, ou mieux son aréalité (sa nature d'aire,d'espace formé), n'est pas un territoire, maisforme l'aréalité d'une extase 12 de même queréciproquement, la forme d'une extase est celled'une communauté.

Cependant, Bataille lui-même resta pour ainsidire suspendu entre les deux pôles de l'extase etde la communauté. La réciprocité de ces deuxpôles consiste en ce que, tout en se donnant l'unà l'autre lieu — en s'aréalisant —, ils se limitentl'un par l'autre — ce qui fait une autre « aréali-sation », une suspension de l'immanence àlaquelle pourtant leur connexion engage. Cettedouble aréalisation fonde la résistance à la

12. Bien que toutes les questions du territoire, desfrontières, des partages locaux de tous ordres — desdistributions urbaines par exemple — devraient êtrereposées à partir de là.

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fusion, à l'œuvre de mort, et cette résistance estle fait de l'être-en-commun comme tel : sanscette résistance, nous ne serions jamais long-temps en commun, très vite nous serions « réa-lisés » dans un être unique et total. — Mais pourBataille le pôle de l'extase resta lié à l'orgiasmefasciste, ou du moins à la fête, dont la nostalgieambiguë fit retour, après lui, en 1968 — tantqu'il représenta l'extase en termes de groupe etde politique.

Le pôle de la communauté était solidaire, pourlui, de l'idée communiste. Cette dernière portait,malgré tout, les motifs de la justice et de l'égalitésans lesquels, de quelque façon qu'il conviennede les transcrire, une tentative communautairene peut être qu'une farce. A cet égard au moins,le communisme restait une exigence indépas-sable, ou bien, ainsi que Bataille l'écrivait : « Denos jours l'effet moral du communisme prédo-mine. » (VIII, 367.) Aussi bien ne cessa-t-il pas,tout en analysant le rapport négateur du commu-nisme à la souveraineté, de dire : « Il est dési-rable, sans nul doute, que s'effacent les différen-ces ; il est désirable que s'établisse une égalitévéritable, une véritable indifférenciation », ajou-tant aussitôt : « Mais s'il est possible qu'à l'ave-nir les hommes s'intéressent de moins en moinsà leur différence avec les autres, cela ne veutpas dire qu'ils cessent de s'intéresser à ce quiest souverain. » (VIII, 323.)

Or il lui fut impossible de relier autrementque par une pétition de ce genre les formes de

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la souveraineté — ou l'extase — à la commu-nauté égalitaire, voire à la communauté engénéral. Ces formes — essentiellement la souve-raineté des amants et celle de l'artiste, l'une etl'autre et l'une en l'autre soustraites à l'orgiasmefasciste, mais aussi bien à l'égalité communiste— ne purent lui apparaître autrement quecomme des extases, sinon proprement « privées »(quel sens cela pourrait-il avoir ?), du moinsisolées, sans prise — sans prise repérable, énon-çable, en tout cas — sur la communauté danslaquelle pourtant elles devaient être tissées, aréa-lisées ou inscrites, sous peine de perdre, au fond,leur valeur souveraine elle-même.

La communauté se refusant à l'extase, l'ex-tase se retirant de la communauté, et l'une etl'autre dans le geste même par lequel chacuneengage sa propre communication : on peut sup-poser que c'est cette difficulté décisive qui expli-que l'inachèvement de la Souveraineté, aussibien que la non-publication de la Théorie de lareligion. Dans les deux cas, l'entreprise finissaitpar échouer en deçà de la communauté, extatiquequ'elle s'était donné pour tâche de penser. Certes,ne pas aboutir était une des exigences de l'effortde Bataille, qui allait de pair avec le refus duprojet auquel semble inexorablement liée unepensée de la communauté. Mais il savait lui-même qu'il n'y a pas de non-projet pur (« On nepeut pas dire en tranchant : c'est un jeu, c'est unprojet, mais seulement : le jeu, le projet dominedans une activité donnée. » VII, 220.) Et le

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propos de la Souveraineté, même si le Jeu cher-chait à y dominer, était bien celui d'un projet,n'arrivant pas à se formuler. La part du jeu,quant à elle, divorçait irrésistiblement du projetet en général de la pensée même de la commu-nauté. Bien que celle-ci fût l'unique souci deBataille, conformément à l'expérience qu'il avaitfaite (à cette expérience terminale de l'âgemoderne, et qui forme sa limite, que l'on peutrésumer ainsi : hors de la communauté, pasd'expérience), il ne put enfin opposer à l' « échecimmense » de l'histoire politique, religieuse etmilitaire qu'une souveraineté subjective desamants et de l'artiste — c'est-à-dire aussi l'ex-ception de fulgurations « hétérogènes » pure-ment arrachées à l'ordre « homogène » de lasociété, et ne communiquant pas avec lui. Demanière parallèle, il en arriva, sans la vouloiret sans la thématiser, à une opposition quasimentpure de l'égalité « désirable » et d'une libertéimpérieuse et capricieuse comme la souverainetéavec laquelle, en fait, elle se confond 13. D'uneliberté désirant l'égalité désirable — par exem-ple —, il ne put vraiment être question. C'est-à-dire qu'il ne fut pas question d'une commu-

13. Ce n'est pas sans rapport avec l'opposition faitepar H. Arendt entre les révolutions de la liberté etcelles de l'égalité. Et chez Arendt aussi, la féconditéde l'opposition reste limitée à partir d'un certain point,et non entièrement congruente avec d'autres élémentsde sa pensée.

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nauté qui ouvrirait en elle-même et d'elle-même,au sein de l'être-en-commun, l'aréalité d'uneextase.

Bataille avait pourtant écrit, beaucoup plustôt (avant 1945, en tout cas) :

« Je puis imaginer une communauté deforme aussi lâche qu'on voudra, mêmeinforme : la seule condition est qu'uneexpérience de la liberté morale soit mise encommun, non réduite a la significationplate, s'annulant, se niant elle-même, dela liberté particulière. » (VI, 252.)

Il avait aussi écrit :

« Il ne peut y avoir de connaissance sansune communauté de chercheurs, ni d'expé-rience intérieure sans communauté de ceuxqui la vivent (...) la communication est unfait qui ne se surajoute nullement à la réa-lité humaine, mais la constitue. » (V, 37.)

[Ces lignes suivent une citation deHeidegger, et l'expression de « réalitéhumaine » répète la traduction de Corbinpour Dasein.]

Et pourtant, de manière paradoxale maisapparemment irrésistible, le motif de la commu-nauté s'estompe dans les écrits de l'époque dela Souveraineté. Profondément, sans aucundoute, la problématique demeure celle qu'indi-

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quaient les textes antérieurs. Mais tout se passecomme si la communication de chaque être avecRIEN se mettait à prévaloir sur la communica-tion des êtres, ou encore comme s'il fallait renon-cer à montrer que dans les deux cas il s'agitde la même chose.

Tout se passe comme si Bataille, malgré laconstance de son souci et de ses intentions, étaitconduit, quoi qu'il en ait, à une extrémité del'épreuve du monde dans lequel il vit — cemonde que déchira, avec la guerre, une négationatroce de la communauté et un embrasementmortel de l'extase. Dans cette épreuve extrême,il ne vit plus s'offrir aucun visage, aucun scheme,ni même aucun simple repère pour la commu-nauté, une fois passées les figures des commu-nautés religieuses ou mystiques, et une fois closela figure trop humaine du communisme.

D'une certaine façon, ce monde est toujoursle nôtre, et les variations hâtives, souvent brouil-lonnes, toujours lourdement humanistes, quifurent esquissées sur le thème de la communauté,depuis la guerre, n'ont pas changé les donnéesessentielles, si elles ne les ont pas aggravées. Lavenue au jour et à la conscience des communau-tés décolonisées n'a pas modifié en profondeurcet état de choses, et la croissance, aujourd'hui,des formes inédites de l'être-en-commun — àtravers l'information comme à travers ce qu'onappelle la « société multiraciale » — n'a pasnon plus déclenché le renouvellement véritabled'une question de la communauté.

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Mais si ce monde qui, malgré tout, a changé(et Bataille, parmi d'autres, ne fut pas étrangerau changement) ne nous propose aucune figurenouvelle de la communauté, cela même nousenseigne peut-être quelque chose. Nous appre-nons peut-être ainsi qu'il ne peut plus s'agir defigurer ou de modeler, pour nous la présenteret pour la fêter, une essence communautaire, etqu'il s'agit en revanche de penser la communauté,c'est-à-dire d'en penser l'exigence insistante etpeut-être encore inouïe, par-delà les modèles oules modelages communautaristes.

Par ailleurs, et en outre, ce monde ne nousrenvoie même plus à la clôture de l'humanismecommuniste que Bataille analysait. Il nous ren-voie à un « totalitarisme » que Bataille ne soup-çonnait pas exactement, limité qu'il était par lesconditions de la guerre froide, et hanté qu'il étaitencore par ce motif obscur mais persistant quedu côté du communisme, malgré tout, s'étaitenfuie la promesse communautaire. Mais pournous, au-delà même, désormais, d'un « totalita-risme» qui eût été la réalisation monstrueusede cette promesse, il n'y a que des impérialismesqui jouent entre eux sur le fond d'un autreempire encore, ou d'un autre impératif technico-économique, et les formes sociales que façonnecet impératif. De communauté, il n'est plus ques-tion. Mais c'est aussi bien parce que la mise enœuvre technico-économique de notre monde apris le relais, voire recueilli l'héritage des des-seins de mise en œuvre communautaire. Il s'agit

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toujours essentiellement d'œuvre, d'opération oud'opérativité.

C'est en ce sens que l'exigence de la commu-nauté nous est encore inouïe, qu'elle nous reste àdécouvrir et à penser. Du moins pouvons-noussavoir que les termes mêmes de la promesse del'œuvre communautaire manquaient déjà, eneux-mêmes, le « sens » inouï de la « commu-nauté » 14, et qu'en somme le projet com-munautaire comme tel participe de l' « échecimmense ».

Nous pouvons le savoir en partie grâce àBataille — mais il nous faut aussi désormais lesavoir en partie contre lui.

Non pas, cette fois, contre l'expérience diffé-rente qui fut celle de son temps, mais contre unelimite qu'il faut en venir à reconnaître, et quivoua sa pensée à la difficulté et au paradoxe oùelle s'arrêta. Cette limite est elle-même le para-doxe : à savoir, le paradoxe d'une pensée aiman-tée par la communauté, et pourtant réglée par lethème de la souveraineté d'un sujet. PourBataille comme pour nous tous, une pensée dusujet met en échec une pensée de la commu-nauté.

14. En revanche, dans le monde bourgeois dont Ba-taille avait parfaitement reconnu « la confusion » (VII,131, 135) et le caractère « désemparé » (ibid.), c'est demultiples façons que, depuis 1968, a insisté l'inquiétudede la communauté. Mais le plus souvent dans la naïve-té, voire la puérilité, et dans la même « confusion »,qui règne sur les idéologies communielles ou convi-viales...

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Certes, le mot de « sujet » pourrait n'être, chezBataille, qu'un mot. Et sans doute, le conceptqu'il en eut ne fut ni la notion ordinaire de la« subjectivité », ni le concept métaphysique dela présence-à-soi comme subjectum de la repré-sentation. L'expérience intérieure définit aucontraire : « Soi-même », ce n'est pas le sujets'isolant du monde, mais un lieu de communica-tion, de fusion du sujet et de l'objet » (V, 21).Cela n'empêchera pas la Souveraineté de parler,par exemple, de « cette jouissance de l'instant,d'où procède la présence à lui-même du sujet ».(VIII, 395). La première de ces phrases ne suffîtpas à corriger ou à compliquer la seconde à lamesure de ce qui est en jeu. Le « lieu de commu-nication » peut rester déterminé, en dernièreinstance, comme présence-à-soi : par exemple,et à la limite, comme la présence-à-soi de lacommunication elle-même, ce qui ne serait passans écho dans certaines idéologies de la com-munication. Qui plus est, l'équivalence de celieu avec une « fusion du sujet et de l'objet » —comme si ça communiquait jamais de sujet àobjet... — le reconduit au cœur de la thématiquela plus constante de l'idéalisme spéculatif. Avec« l'objet » et la « fusion », avec « l'objet de laconscience » devenant « objet de la consciencede soi, c'est-à-dire objet aussi bien supprimécomme objet, ou concept » 15, disparaissent, ou

15. Phénoménologie de l'esprit, trad. Hippolyte.Aubier t. III, p. 306.

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plutôt ne peuvent apparaître ni l'autre, ni lacommunication. L'autre d'une communicationdevenant objet — même et surtout peut-êtrecomme « objet supprimé ou concept » — d'unsujet, ainsi qu'il en va en effet (sauf à entrepren-dre, avec Bataille et au-delà de lui, une torsionde la lecture) dans le rapport hégélien desconsciences, c'est un autre qui n'est plus unautre, mais un objet de la représentation d'unsujet (ou, de manière plus retorse, l'objet repré-sentant d'un autre sujet pour la représentationdu sujet...). La communication et l'altérité quien fait la condition ne peuvent par principeavoir qu'un rôle et qu'un rang instrumental, nonontologique, dans une pensée qui rapporte ausujet l'identité négative mais spéculaire de l'ob-jet, c'est-à-dire de l'extériorité sans altérité. Lesujet ne peut pas être hors de soi : c'est mêmeen fin de compte ce qui le définit, que tout sondehors et toutes ses « aliénations » ou « extra-néations » soient à la fin par lui supprimés, etrelevés en lui. L'être de la communication, aucontraire, l'être-communiquant (et non le sujet-représentant), ou si on veut se risquer à le direla communication comme predicament de l'être,comme « transcendantal », est avant tout être-hors-de-soi.

L' « hégélianisme sans réserves » que Derridarepérait chez Bataille 16 ne peut pas ne pas être

16. « De l'économie restreinte à l'économie géné-rale », in l'Ecriture et la Différence, Paris, Seuil, 1967.

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soumis, au bout du compte, à la loi hégélienned'une réserve toujours plus puissante que toutabandon de réserve : la réserve, c'est-à-dire enfait la relève du Sujet, qui se réapproprie dansla présence — c'est sa jouissance, et c'est soninstant — jusqu'à la souveraineté, jusqu'àRIEN, et jusqu'à la communauté.

A vrai dire, Bataille n'eut peut-être pas deconcept du sujet. Mais il laissa, jusqu'à un cer-tain point du moins, la communication quiexcède le sujet se rapporter à un sujet, ou biens'ériger elle-même en sujet. (Par exemple — c'estdu moins une hypothèse qu'il faudrait examinercontradictoirement avec celle que j'évoqueraiplus loin quant à l'écriture de Bataille — ensujet de la production et de la communicationlittéraires des textes de Bataille lui-même.)

La limite historique et la limite théorique s'en-trelacent. Il n'est pas étonnant qu'à la limite unisolement maudit des amants et de l'artiste aitfini par être seul à répondre, et à répondre surun mode tragique, à la hantise communielle dontl'époque venait de prouver qu'elle menait droitaux œuvres de mort. Les amants de Bataillesont aussi, à la limite, un sujet et un objet — etle sujet, c'est toujours du reste l'homme, l'objet,toujours la femme, par un détournement sansdoute très classique de la différence sexuelle enappropriation de soi par soi. (Cependant, il n'estpas certain que sur un autre registre, à une autrelecture, l'amour et la jouissance ne soient paschez Bataille essentiellement ceux de la femme

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— et de la femme en l'homme. Pour en parler,il faudrait envisager, ce que je ne peux faireici, l'écriture 17 de Bataille, alors que je n'envi-sage pour le moment que ses « thèmes ».) Lacommunauté ne pourrait qu'obéir à un modèleanalogue, et par conséquent, fût-ce en simplifiantun peu, à peine, à un modèle soit fasciste, soitcommuniste. Bataille a dû le deviner, et l'ayantdeviné il renonça secrètement, discrètement, etmême à son insu, à penser la communauté pro-prement dite.

C'est-à-dire qu'il renonça à penser le partagede la communauté, et la souveraineté dans lepartage ou la souveraineté partagée, et partagéeentre des Dasein, entre des existences singulièresqui ne sont pas des sujets, et dont le rapport —le partage lui-même — n'est pas une communion,ni une appropriation d'objet, ni une reconnais-sance de soi, ni même une communication commeon l'entend entre des sujets. Mais ces êtres sin-guliers, sont eux-mêmes constitués par le partage,ils sont distribués et placés bu plutôt espacéspar le partage qui les fait autres : autres l'unpour l'autre, et autres, infiniment autres pour leSujet de leur fusion, qui s'abîme dans le partage,dans l'extase du partage : « communiquant » dene pas « communier ». Ces « lieux de commu-nication » ne sont plus des lieux de fusion, bien

17. Cf. les remarques de Bernard Sichère dans« L'érotisme souverain de Georges Bataille », Tel Quel,n° 93.

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qu'on y passe de l'un à l'autre ; ils sont définis etexposés par leur dis-location. Ainsi, la commu-nication du partage serait cette dis-location elle-même.

Dialectiquement, en apparence, je pourraisdire ici : cela même que Bataille renonça à pen-ser, il n'a rien pensé d'autre. Ce qui voudraitdire en fin de compte qu'il l'a pensé à la limite— à sa limite, à la limite de sa pensée, et onne pense jamais que là. Et que c'est ce qu'ildevait ainsi penser à sa limite qu'il nous donneà penser à notre tour.

En réalité, ce que j'écrivais plus haut ne consti-tue ni une critique, ni une réserve à propos deBataille, mais un essai de communiquer avec sonexpérience, plutôt que d'aller seulement puiserdans son savoir ou dans ses thèses. Il ne s'agis-sait que de parcourir une limte qui est la nôtre :la sienne, la mienne, celle de notre temps, cellede notre communauté. Au lieu où Bataille assi-gnait le sujet, à cet endroit du sujet — ou à sonenvers —, au lieu de la communication et au« lieu de communication », Il y a bien quelquechose, et non pas rien : notre limite est den'avoir pas vraiment de nom pour ce « quelquechose » ou pour ce « quelqu'un ». S'agit-ild'avoir un nom véritable pour cet être singu-lier ? C'est une question qui ne pourra venir que

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bien plus tard. Pour le moment, disons qu'àdéfaut de nom il est nécessaire de mobiliser desmots, pour remettre en mouvement la limite -denotre pensée. Ce qu' « il y a » au lieu de la com-munication, ce n'est ni le sujet ni l'être commu-niel, mais la communauté, et le partage.

Cela ne dit encore rien. Peut-être en vérité n'ya-t-il rien à dire. Peut-être ne faut-il chercher nimot ni concept, et reconnaître dans la pensée dela communauté un excès théorique (plus exacte-ment : un excès sur le théorique) qui nous obli-gerait à une autre praxis du discours et de lacommunauté. Mais cela, du moins, il faut tenterde le dire, parce que « seul le langage indique,à la limite, le moment souverain où il n'a pluscours » 18. Ce qui signifie, ici, que seul un dis-cours de la communauté peut indiquer, en s'épui-sant, à la communauté la souveraineté de sonpartage (c'est-à-dire ne pas lui présenter ni luisignifier sa communion). Une éthique, une poli-tique du discours et de l'écriture sont évidem-ment impliquées par là. Ce que doit être ou ceque peut être un tel discours, par qui et com-ment, dans la société, il doit ou il peut êtretenu, voire ce que sa tenue appellerait de trans-formation, de révolution ou de résolution de cettesociété (par exemple : qui écrit ici ? où ? pourqui ? un « philosophe », un « livre », une « mai-son d'édition », des « lecteurs », cela convient-il,

18. L'Erotisme, Paris, Minuit, 1957, p. 306.

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tel quel, à la communication ?) — c'est ce dontil y aura lieu de se mettre en quête. Ce n'estpas autre chose que la question du communismelittéraire ou de ce que j'essaie du moins de dési-gner par cette expression maladroite : quelquechose qui serait le partage de la communautédans et par son écriture, sa littérature. J'y vien-drai dans la seconde partie de ce livre.

Il s'agit d'approcher désormais cette questionavec Bataille, à cause de Bataille — et de quel-ques autres —, mais, on l'a compris, ce n'est pasl'affaire d'un commentaire de Bataille, ni du com-mentaire de quiconque : car la communauté,sans doute, ne fut encore jamais pensée. Cen'est pas non plus que je prétende, à l'inverse,forger à moi seul le nouveau discours de lacommunauté. Car il ne s'agit ni de discours nid'isolement. Mais j'essaie d'indiquer, à la limite,une expérience — non pas, peut-être, une expé-rience que nous faisons, mais une expérience quinous fait être. Dire que la communauté ne futencore jamais pensée, c'est dire qu'elle éprouvenotre pensée, et qu'elle n'en est pas un objet.Et peut-être n'a-t-elle pas à le devenir.

Ce qui, de toute manière, ne se laisse pascommenter chez Bataille, c'est ce qui excéda sapensée et qui excède la nôtre — et qui pourcela nous oblige : le partage de la communauté,la vérité mortelle que nous partageons et quinous partage. Ainsi, ce que Bataille écrivit denotre rapport à « l'édifice religieux et royal dupassé » vaut de notre rapport à Bataille lui-

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même : « Nous ne pouvons qu'aller plus loin 19. »Rien n'est encore dit, nous devons nous exposerà l'inouï de la communauté.

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Le partage répond à ceci : ce que la commu-nauté me révèle, en me présentant ma naissanceet ma mort, c'est mon existence hors de moi.Ce qui ne veut pas dire mon existence réinvestiedans ou par la communauté, comme si celle-ciétait un autre sujet qui prendrait ma relève, surun mode dialectique ou sur un mode communiel.La communauté ne prend pas ta relève de la fini-tude qu'elle expose. Elle n'est elle-même, en-somme, que cette exposition. Elle est la commu-nauté des êtres finis, et en tant que telle elle estelle-même communauté finie. C'est-à-dire nonpas communauté limitée par rapport à une com-munauté infinie ou absolue, mais communautéde la finitude, parce que la finitude « est » com-munautaire, et que rien d'autre qu'elle n'estcommunautaire.

L'être-en-commun ne signifie pas un degrésupérieur de substance ou de sujet prenant encharge les limites des individualités séparées. En

19. En ce qui concerne plus précisément l'épuise-ment de la religion, cf. Marcel Gauchet, le Désenchan-tement du monde, Paris, Gallimard. 1985.

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tant qu'individu, je suis clos à toute commu-nauté, et il ne serait pas outré de dire que l'in-dividu — si du moins un être absolument indivi-duel pouvait exister — est infini. Sa limite, aufond, ne le concerne pas — elle le cerne seule-ment (et il se dérobe à la logique de la limitetelle que je l'indiquais plus haut : mais parcequ'on ne peut se dérober à cette logique, parcequ'elle résiste, et que la communauté résiste enelle, il n'y a pas d'individu).

Mais l'être singulier, qui n'est pas l'individu,est l'être fini. Ce quia manqué, sans doute, à lathématique de l'individuation telle qu'elle estpassée d'un certain romantisme à Schopenhaueret à Nietzsche 20, c'est d'envisager la singularité,dont elle n'était pourtant pas éloignée. L'indi-viduation détache des entités closes d'un fondinforme — dont cependant seule la communica-tion, la contagion ou la communion fait l'êtredes individus. Mais la singularité ne procède pasd'un tel détachement de formes ou de figuresclaires (ni de ce qui est lié à cette opération : lascène de la forme et du fond, l'apparaître lié àl'apparence, et le glissement de l'apparence dansle nihilisme esthétisant où s'accomplit toujoursl'individualisme). La singularité ne procède peut-être de rien. Elle n'est pas une œuvre résultantd'une opération. Il n'y a pas de processus de

20. Et telle qu'elle subsiste encore pour une partdans le motif deleuzien de l'hecéité, qui cependant,pour une autre part, tourne autour de la « singularité ».

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« singularisation », et la singularité n'est pasextraite, ni produite, ni dérivée. Sa naissance n'apas lieu à partir de ni comme effet de : elledonne au contraire la mesure selon laquelle lanaissance, comme telle, n'est ni une production,ni une autoposition, la mesure selon laquelle lanaissance infinie de la finitude n'est pas un pro-cessus opérant sur un fond et à partir d'un fonds.Mais le « fond(s) » est lui-même, par lui-mêmeet en tant que tel, la finitude des singularités —déjà.

C'est un « fond » sans fond, moins au sens oùil ouvrirait la béance d'un abîme qu'au sens oùil n'est fait que du réseau, de l'entrelacement etdu partage des singularités : Ungrund plutôt queAbgrund, mais non moins vertigineux. Il n'y arien derrière la singularité — mais il y a, horsd'elle en elle, l'espace immatériel et matériel quila distribue et qui la partage comme singularité,les confins d'autres singularités, ou plus exacte-ment : les confins de la singularité, c'est-à-direde l'altérité — entre elle et elle-même.

Un être singulier ne s'enlève ni ne s'élève surle fond d'une confuse identité chaotique desêtres, ni sur celui de leur assomption unitaire, nisur le fond d'un devenir, ni sur celui d'unevolonté. Un être singulier apparaît, en tant quela finitude même : à la fin (ou au début), aucontact de la peau (ou du cœur) d'un autreêtre singulier aux confins de la même singularitéqui est, comme telle, toujours autre, toujourspartagée, toujours exposée. Cet apparaître n'est

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pas une apparence, il est au contraire le paraîtreà la fois glorieux et misérable de l'être-fini lui-même. (Le « fond », c'est la finitude de l'Etre :c'est-à-dire que c'est ce que Bataille ne fut pastout à fait en mesure d'entendre chez Heidegger,tandis que Heidegger, avec ou sans lecture deBataille, ne fut jamais tout à fait en mesure des'inquiéter de la « communication »). De l'Etreen tant qu'être-fini, la finitude inscrit a prioril'essence comme le partage des singularités.

La communauté signifie, par conséquent, qu'iln'y a pas d'être singulier sans un autre être sin-gulier, et qu'il y a donc ce que, dans un lexiquemal approprié, on appellerait une « socialité »originaire ou ontologique, qui déborde largementdans son principe le seul motif d'un être-socialde l'homme (le zoon politikon est second parrapport à cette communauté). Car d'une partil n'est pas certain que la communauté des singu-larités se limite à « l'homme » et exclut, parexemple, 1' « animal » (a fortiori n'est-il pas cer-tain que même « chez l'homme » cette commu-nauté ne concerne que « l'homme » et nonl' « inhumain » ou le « surhumain », et parexemple, si je peux le dire avec et sans Witz,« la femme » : après tout, la différence des sexesest elle-même une singularité dans la differencedes singularités...). D'autre part, si l'être socialest toujours posé comme un prédicat de l'homme,la communauté désignerait au contraire cela àpartir de quoi seulement quelque chose comme« l'homme » pourrait être pensé. Mais cette pen-

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see serait en même temps tributaire de cettedétermination principielle de la communauté :qu'il n'y a pas de communion des singularitésdam une totalité supérieure à elles et immanenteà-leur être commun.

Au lieu d'une telle communion, il y a commu-nication : c'est-à-dire, très précisément, que lafinitude elle-même n'est rien, qu'elle n'est pasun fond, ni une essence, ni une substance. Maiselle paraît, elle se présente, elle s'expose, et ainsielle existe en tant que communication. Il fau-drait, pour désigner ce mode singulier du paraî-tre, cette phénoménalité spécifique et sans douteplus originaire que toute autre phénoménalité(car il se pourrait que le monde paraisse à lacommunauté, non à l'individu), pouvoir dire quela finitude com-paraît et ne peut que com-paraî-tre : on essaierait d'y entendre à la fois quel'être fini se présente toujours ensemble, donc àplusieurs, que la finitude se présente toujoursdans l'être-en-commun et comme cet être lui-même, et que de cette façon elle se présente tou-jours à l'audience et au jugement de la loi de lacommunauté, ou plutôt et plus originairement aujugement de la communauté en tant que loi.

La communication consiste tout d'abord dansce partage et dans cette com-parution de la fini-tude : c'est-à-dire dans cette dislocation et danscette interpellation qui se révèlent ainsi consti-tutives de l'être-en-commun — précisément ence qu'il n'est pas un être commun. L'être-finiexiste d'abord selon la division des lieux, selon

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une extension — partes extra partes — qui faitque chaque singularité est étendue (au sens deFreud : « La psyché est étendue »). Elle n'estpas close dans une forme — bien qu'elle touchede tout son être à sa limite singulière —, maiselle n'est ce qu'elle est, être singulier (singularitéde l'être), que par son extension, par son aréalitéqui avant tout l'extravertit dans son être même— quel que soit le degré ou le désir de son« égoïsme » —, et qui ne la fait exister qu'enl'exposant à un dehors. Et ce dehors lui-mêmen'est à son tour rien d'autre que l'expositiond'une autre aréalité, d'une autre singularité — lamême, autre. Cette exposition, ou ce partageexposant donne lieu, d'entrée de jeu, à une inter-pellation mutuelle des singularités, bien anté-rieure à toute adresse de langage (mais donnantà ce dernier sa première condition de possibi-lité) 21.

La finitude comparaît, c'est-à-dire est expo-sée : telle est l'essence de la communauté.

2l. En ce sens, la com-parution des êtres singuliersest même antérieure à la condition préalable du lan-gage que Heidegger comprend comme « explication »(Auslegung) pré-langagière, et à laquelle je référais lasingularité des voix dans le Partage des voix (Paris,Galilée, 1982). A la différence de ce que cet essai pou-vait faire penser, le partage des voix ne mène pas à lacommunauté, il dépend au contraire de ce partage ori-ginaire qu' « est » la communauté. Ou bien, ce partage«originaire» lui-même n'est rien d'autre qu'un « par-tage des voix », mais la « voix » devrait encore êtrecomprise autrement que comme langagière et mêmecomme « pré-langagière » : comme communautaire.

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La communication, dans ces conditions, n'estpas un « lien ». La métaphore du « lien social »superpose malencontreusement à des « sujets »(c'est-à-dire à des objets) une réalité hypothé-tique (celle du « lien »), à laquelle on's'efforcede conférer une douteuse nature « intersubjec-tive », qui serait douée de la vertu d'attacherces objets les uns aux autres. Ce sera aussi bienle lien économique que le lien de là reconnais-sance. Mais l'ordre de la com-parution est plusoriginaire que celui du lien. Elle ne s'instaurepas, elle ne s'établit pas ou n'émerge pas entredes sujets (objets) déjà donnés. Elle consistedans la parution de l'entre-comme tel : toi et moi(l'entre-nous), formule dans laquelle le et n'apas valeur de juxtaposition, mais déposition.Dans la com-parution se trouve exposé ceci,qu'il faut savoir lire selon toutes les combinai-sons possibles : « toi (e(s)t) (tout autre que)moi ». Ou encore, plus simplement : toi partagemoi.

Les êtres singuliers ne sont donnes que danscette communication. C'est-à-dire à la fois sanslien et sans communion, à égale distance d'unmotif du rattachement ou d'un ajointement parl'extérieur et du motif d'une intériorité communeet fusionnelle. La communication est le faitconstitutif d'une exposition au dehors qui définitla singularité. Dans son être, comme son êtremême, la singularité est exposée au dehors. Parcette position ou par cette structure primordiale,elle est à la fois détachée, distinguée et commu-

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nautaire. La communauté est la présentation dudétachement (ou du retranchement), de la dis-tinction qui n'est pas l'individuation, mais lafinitude com-paraissant.

(Et c'est aussi ce que Rousseau fut le premierà penser : la société advient chez lui commele lien et comme la séparation de ceux qui, à« l'état Be nature », étant sans lien, ne pouvaientpas non plus être séparés et isolés. L'état « desociété » les expose à la séparation, mais c'estainsi qu'il expose « l'homme », et qu'il l'expose,du même coup, au jugement de ses semblables.Rousseau est bien en tous les sens le penseurpar excellence de la comparution : et il se pour-rait que la hantise paranoïaque ne soit que l'en-vers — maladif parce que retenu dans la subjec-tivité — de l'assignation communautaire.)

Ce qui fait communiquer lés singularités n'estpeut-être pas exactement ce que Bataille appelleleurs déchirures. Ce qui est déchirant, il est vrai,c'est la présentation de la finitude dans la com-munauté et par elle — la présentation du tripledeuil que je dois faire : celui de la mort d'au-trui, celui de ma naissance, et celui de ma mort.La communauté est la conduite de ce triple deuil(je ne dirais peut-être pas qu'elle est le « tra-vail » de ce triple deuil, en tout cas pas seule-ment : il y a là, dans la conduite du deuil, quel-que chose de plus ample et de moins productif).Ce qui se trouve ainsi déchiré, ce n'est pas l'êtresingulier : il y comparaît, au contraire. Maisc'est le tissu communiel, c'est l'immanence qui

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est déchirée. Cependant, cette déchirure ne sur-vient à rien, car ce tissu n'existe pas. Il n'ya ni tissu, ni chair, ni sujet ou substance del'être commun, et par conséquent il n'y a pas dedéchirure de cet être. Mais il est partage.

Il n'y a pas, à proprement parler, de déchirurede l'être singulier : il n'y a pas une entaille vivepar où le dedans se perdrait dans le dehors, cequi suppose un « dedans » préalable, une inté-riorité. La déchirure qui pour Bataille est exem-plaire, la « brèche » de la femme n'est pas, endéfinitive, une déchirure. Elle est encore, obsti-nément, en son repli le plus intime, la surfaceexposée au dehors. (La hantise de la brèche, sielle indique bien, chez Bataille, quelque chose del'extrémité insoutenable où se joue la communi-cation, trahit aussi une référence involontaire-ment métaphysique à un ordre de l'intérioritéet de l'immanence, et à un régime du passaged'un être dans un autre, plutôt que du passagede l'un par la limite exposée de l'autre.)

La « déchirure » ne consiste que dans l'expo-sition au dehors : tout le «dedans» de l'êtresingulier est exposé au « dehors » (et c'est ainsique la femme fait exemple, ou limite — ce quirevient ici au même — de la communauté). Il ya déchirure de rien, d'avec rien; mais il y acomparution à RIEN (et à RIEN on ne peut quecom-paraître). Encore une fois : ni l'être, ni lacommunauté ne sont déchirés, mais l'être de lacommunauté est l'exposition des singularités.

La bouche, quand elle s'ouvre, n'est pas non

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plus une déchirure. Elle expose au « dehors » un« dedans » qui sans cette exposition ne seraitpas. Les mots ne « sortent » pas de la gorge (nide l' « esprit » « dans » la tête) : ils se formentdans l'articulation de la bouche. C'est pourquoila parole n'est pas un moyen de communication,mais la communication elle-même — jusqu'ausilence —, l'exposition (pareille à ce mode dechant des Eskimos Inuits, qui font résonner leurscris dans la bouche ouverte d'un partenaire). Labouche parlante ne transmet pas, n'informe pas,n'opère pas un lien, elle est — peut-être, maisà la limite, comme dans le baiser — le batte-ment d'un Heu singulier contre d'autres lieuxsinguliers :

« Je parle, et dès lors je suis — l'êtreen moi-même est — hors de moi commeen moi-même. » (VIII, 297.)

Sans doute, le désir hégélien de la reconnais-sance est-il déjà à l'œuvre. Pourtant, avant la

reconnaissance, il y a la connaissance : laconnaissance sans savoir, et sans « conscience »,de ceci que je suis d'abord exposé à l'autre, etexposé à l'exposition de l'autre. Ego sum expo-situs : à mieux y regarder, on percevrait peut-être ce paradoxe que l'évidence cartésienne,cette évidence si certaine que le sujet ne peut pasne pas l'avoir et qu'elle ne se prouve en aucunefaçon, doit avoir derrière elle non pas quelqueéblouissement nocturne de l'ego, ni quelque

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immanence existentielle d'un sentiment-de-soi,mais uniquement la communauté — la commu-nauté dont Descartes semble savoir si peu, ourien. Le sujet cartésien formerait à ce compte lafigure inversée de l'expérience de la communauté,de la singularité. Lui aussi se sait exposé, et il sesait parce qu'il est exposé (Descartes ne se pré-sente-t-il pas comme son propre-tableau?) 22.

** *

C'est pourquoi la communauté ne peut pasrelever du domaine de l'œuvre. On ne la produitpas, on en fait l'expérience (ou son expériencenous fait) comme expérience de la finitude. Lacommunauté comme œuvre, ou la communautépar les œuvres supposerait que l'être commun,comme tel, soit objectivable et productible (dansdes lieux, des personnes, des édifices, des dis-cours, des institutions, des symboles : bref, dansdes sujets). Les produits des opérations de cetype, quelque grandioses qu'ils se veuillent etque parfois ils réussissent à être, n'ont jamaisplus d'existence communautaire que les bustesen plâtre de Marianne.

La communauté a nécessairement lieu dans ceque Blanchot a nommé le désœuvrement. En deçà

22. Cf. J.-L. Nancy, Ego sum, Paris, Flammarion,1979.

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ou au-delà de l'œuvre, cela qui se retire de l'œu-vre, cela qui n'a plus à faire ni avec la produc-tion, ni avec l'achèvement, mais qui rencontrel'interruption, la fragmentation, le suspens. Lacommunauté est faite de l'interruption des sin-gularités, ou du suspens que sont les êtres singu-liers. Elle n'est pas leur œuvre, et elle ne les apas comme ses œuvres, pas plus que la commu-nication n'est une œuvre, ni même une opérationdes êtres singuliers : car elle est simplement leurêtre — leur être suspendu sur sa limite. Lacommunication est le désœuvrement de l'œu-vre sociale, économique, technique, institution-nelle 23.

Le désœuvrement de la communauté a lieu ducôté de ce que Bataille a très longtemps nomméle sacré. Il en vint à dire, cependant : « Ce quej'appelais tout à l'heure le sacré, d'un nom quiest peut-être purement pédant, et qui n'est aufond que le déchaînement des passions. » (VII.371.)

Si le « déchaînement des passions » n'est aumoins que partiellement représenté par le mou-vement violent et sans frein d'une libre subjec-tivité disposée à la destruction souveraine detoutes choses et à la consumation en RIEN, oubien si cette caractérisation du sacré laisse dans

23. Je ne range pas ici le politique. Sous la formede l'Etat, ou du Parti (sinon de l'Etat-Parti), il semblebien relever de l'œuvre. Mais c'est peut-être en son seinque le désœuvrement communautaire résiste. J'y revien-drai.

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l'ombre la communauté par laquelle la passionse déchaîne, c'est néanmoins toujours cettedirection qui reste privilégiée par Bataille. Elledonne, comme le dit l'Erotisme, le « signeaffreux » auquel reconnaître, tout au moins deloin, notre impossible vérité. Mais il n'est passûr que ce privilège ne soit pas lui-même soumisà la réserve (ou relève) ultime du Sujet : l'anéan-tissement souverainement subjectif de la subjec-tivité même. Une sorte de nihilisme incandescentporte le sujet à son point de fusion. C'est encoreHegel, et ce n'est plus Hegel. Ce n'est plus l'Etat,déjà, et c'est pourtant encore une œuvre de mort.Pour Bataille, Sade en est la figure fascinante,qui propose la communauté comme la républi-que du crime. Or la république du crime devraitêtre aussi la république du suicide des criminels,jusqu'au dernier d'entre eux, le sacrifice dessacrificateurs déchaînés de la passion. AussiBataille, s'il a très souvent affirmé la commu-nauté fondée dans la séparation sacrée, et cettedernière présentant la rupture de la passion, n'ena pas moins été conduit, parce qu'il éprouvaittrop l'exigence à la fois libérante et accablantede la communication, à reconnaître dans la com-munauté, au contraire, la limite de Sade : laphrase « je parle, et dès lors je suis... hors demoi comme en moi-même » est la phrase parlaquelle, au fond, se décide sans appel la réfu-tation de ce qui fait « l'erreur grossière » deSade, et qui s'énonce ainsi :

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« Le monde n'est pas, comme Sade à lalimite le représenta, composé de lui-mêmeet de choses. » (VIII, 297.)

Dès lors, si la communauté désœuvrée setrouve du côté du « sacré », c'est au sens oùle « déchaînement des passions » n'est pas lalibre emprise d'une subjectivité, et où la libertén'est pas l'autosuffisance (Bataille méconnut jus-qu'à un certain point le poids que maintenaitsur sa pensée un concept à plusieurs égards trèsclassique et très subjectif de la liberté). Mais le« déchaînement des passions » est quelque chosede l'ordre de ce que Bataille lui-même désignesouvent comme la « contagion », qui est un autrenom pour la « communication ». Ce qui se com-munique, ce qui est contagieux et ce qui, decette manière — et seulement de cette manière— se « déchaîne », c'est la passion de la singu-

larité comme telle. L'être singulier, parce quesingulier, est dans la passion — la passivité, lasouffrance, et l'excès — du partage de sa singu-larité. La présence de l'autre ne constitue pasune borne posée pour limiter le déchaînement de« mes » passions : seule, au contraire, l'exposi-tion à l'autre déchaîne mes passions. Là oùl'individu ne connaît qu'un autre individu, juxta-posé à lui à la fois comme identique à lui etcomme une chose — comme l'identité d'unechose —, l'être singulier ne connaît pas, maiséprouve son semblable : « L'être n'est jamais moiseul, c'est toujours moi et mes semblables »

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(ibid.). C'est sa passion. La singularité est lapassion de l'être.

Le semblable porte la révélation du partage :il ne me ressemble pas comme un portrait res-semble à un original. Ce type de ressemblancefaisait la donnée initiale de la tortueuse problé-matique (ou impasse) classique de la « recon-naissance d'autrui » (prétendument opposée à la« connaissance de la chose ») — et on doit sedemander si, par-delà l'alter ego husserlien, il nefaudrait pas encore repérer des traces de cetteproblématique et de cette impasse, retenant lapensée en quelque sorte sur le seuil de la com-munauté, jusque chez Freud, chez Heidegger etchez Bataille, dans une certaine spéculante dela reconnaissance d'autrui par la mort. Pourtant,c'est dans la mort d'autrui, je l'ai dit, que lacommunauté m'ordonne à son registre le pluspropre : mais ce n'est pas par la médiation d'unereconnaissance spéculaire. Car je ne me recon-nais pas dans cette mort d'autrui — dont lalimite m'expose pourtant sans retour.

Heidegger mène ici le plus loin :

« Nous ne faisons pas l'expérience ausens authentique de la mort de l'autre,mais nous sommes toujours tout au plus« auprès ». (...) La mort est, pour autantqu'elle « est », essentiellement toujours lamienne. »

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Le dispositif spéculaire (de la reconnaissancede soi dans l'autre, qui présuppose la reconnais-sance de l'autre en soi, et par conséquent l'ins-tance du sujet) est ici au moins — et si j'osedire — retourné comme un gant : je reconnaisqu'il n'y a dans la mort d'autrui rien de recon-naissable. Et c'est ainsi que peut s'inscrire lepartage — et la finitude : « Le finir impliquédans la mort ne signifie pas un être-à-la-fin duDasein, mais un être-pour-la-fin de cet étant 24. »La similitude du semblable est faite de la ren-contre des « êtres pour la fin » que cette fin, leurfin, chaque fois «mienne» (ou «tienne»),assimile et sépare d'une même limite, à laquelleou sur laquelle ils com-paraissent.

Le semblable me « ressemble » en ce que moi-même je lui « ressemble » : nous « ressemblons »ensemble, si on peut dire, c'est-à-dire qu'il n'ya pas d'original ni d'origine de l'identité, maisque ce qui tient lieu d' « origine », c'est le par-tage des singularités. Cela signifie que cette« origine » — l'origine de la communauté ou lacommunauté originaire — n'est pas autre choseque la limite : l'origine est le tracé des bords surlesquels, ou le long desquels s'exposent les êtressinguliers. Nous sommes des semblables parceque nous sommes, chacun, exposés au dehorsque nous sommes pour nous-mêmes. Le sembla-ble n'est pas le pareil. Je ne me retrouve pas,ni ne me reconnais dans l'autre : j'y éprouve ou

24. Sein und Zeit, paragraphes 4 et 48.

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j'en éprouve l'altérité et l'altération qui « enmoi-même » met hors de moi ma singularité, etqui la finit infiniment. La communauté est lerégime ontologique singulier dans lequel l'autreet le même sont le semblable : c'est-à-dire lepartage de l'identité.

La passion qui se déchaîne n'est autre que lapassion de la communauté, et cette passion sefait ainsi reconnaître comme la désubjectivisa-tion de la passion de la mort — c'est-à-direcomme son retournement : car elle ne cherchepas la jouissance, n'étant pas le désir hégéliende la reconnaissance, ni l'opération conséquentede la maîtrise 25. Elle ne cherche pas l'appro-priation à soi de l'immanence subjective. Maiselle est ce que désigne ce doublet du mot « jouis-sance » qu'est le mot de « joie ». La « joiedevant la mort » dont Bataille tentait de décrirela « pratique » est le ravissement — au sens fort— de l'être singulier qui ne franchit pas la mort(ce n'est pas la joie de la résurrection, qui estla médiation la plus intime du sujet, ce n'est pasun triomphe, c'est une splendeur — tel est lesens étymologique de la « joie » —, mais c'estune splendeur nocturne), et qui, en revanche,

25. Elle est sans doute également antérieure au« désir mimétique » de Girard. Chez Hegel ou chezGirard est au fond présupposé un sujet qui sache ce

U qu'il en est de la reconnaissance ou de la jouissance.n tel « savoir » présuppose à son tour la communi-

cation passionnelle des singularités, l'épreuve du « sem-blable ».

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atteint, jusqu'à le toucher mais sans se l'appro-prier, l'extrême de sa singularité, la fin de safinitude, c'est-à-dire les confins sur lesquels alieu, sans relâche, la comparution avec l'autreet devant lui. La joie n'est possible, elle n'a desens et d'existence que par la communauté, et entant que sa communication.

** *

« Ce qui est actuellement dans l'espritsi on parle d'existence collective est ceque l'on peut imaginer de plus pauvre etaucune représentation ne peut être plusdéconcertante que celle qui donne la mortcomme l'objet fondamental de l'activitécommune des hommes, la mort et non lanourriture ou la production des moyens deproduction. (...) Ce qui dans l'existenced'une communauté est tragiquement reli-gieux, en formelle étreinte avec la mort,est devenu la chose la plus étrangère auxhommes. Personne ne pense plus que laréalité d'une vie commune — ce qui revientà dire de l'existence humaine — dépendede la mise en commun des terreurs noctur-nes et de cette sorte de crispation extatiqueque répand la mort.

(...)

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« L'ELEMENT EMOTIONNEL QUI DONNE UNEVALEUR OBSEDANTE A L'EXISTENCE COM-MUNE EST LA MORT. » (I, 486, 489.)

** *

Mais de même qu'il ne faut pas penser quela communauté est « perdue » — de même queBataille dut s'arracher lui-même à ce mode depensée —, de même ce serait une sottise que decommenter et de déplorer la « perte » du sacrépour en prôner le retour en guise de remèdeaux maux de notre société (ce que jamaisBataille ne fit, suivant en cela l'exigence la plusprofonde de Nietzsche, et ce que n'ont fait, mal-gré quelques apparences contraires chez l'un oul'autre, ni Benjamin, ni Heidegger, ni Blanchot).Ce qui, du sacré, est disparu — c'est-à-dire enfin de compte tout le sacré, enlisé dans 1' « échecimmense » — révèle au contraire que la commu-nauté-elle-même occupe désormais la place dusacré. Elle est le sacré, si on veut : mais le sacrédépouillé du sacré. Car le sacré — le séparé, lemis-à-1'écart — s'avère ne plus être cela dont lacommunion nous hanterait tout en se dérobant,mais n'être fait de rien d'autre que du partagede la communauté. Il n'y a ni entité ni hypostasesacrée de la communauté : mais il y a le « déchaî-nement des passions », le partage des êtres sin-

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guliers, et la communication de la finitude. Pas-sant à sa limite, la finitude passe « de » l'un « à »l'autre : ce passage fait le partage.

Aussi bien n'y a-t-il pas d'entité ni d'hy-postase de la communauté parce que ce partage,ce passage est inachevable. L'inachèvement estson « principe » — mais au sens où il faudraitprendre l'inachèvement comme un terme actif,désignant non l'insuffisance ou le manque, matsl'activité du partage, la dynamique, si on peutdire, du passage, ininterrompu par les rupturessingulières. C'est-à-dire, à nouveau, une activitédésœuvrée, et désoeuvrante. Il ne s'agit pas defaire, ni de produire, ni d'installer une commu-nauté ; il ne s'agit pas non plus d'y vénérer oud'y redouter une puissance sacrée — mais ils'agit d'inachever son partage.

La communauté nous est donnée avec l'êtreet comme l'être, bien en deçà de tous nos projets,volontés et entreprises. Au fond, il nous estimpossible de la perdre. La société peut êtreaussi peu communautaire que possible, il ne sepeut faire que dans le désert social il n'y ait pas,infime, inaccessible même, de la communauté.Nous ne pouvons pas ne pas com-paraître. Seule,à la limite, la masse fasciste tend à anéantir lacommunauté dans le délire d'une communionincarnée. Symétriquement, le camp de concen-tration — et d'extermination, le camp de laconcentration exterminale — est dans sonessence volonté de détruire la communauté. Maisjamais sans doute, jusque dans le camp lui-

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même, la communauté ne cesse tout à fait derésister à cette volonté. Elle est, en un sens, larésistance même : c'est-à-dire la résistance àl'immanence. Par conséquent, la communautéest la transcendance : mais la « transcendance »,qui n'a plus de signification « sacrée », ne signi-fie rien d'autre, précisément, que la résistance àl'immanence (à la communion de tous ou à lapassion exclusive d'un ou de quelques-uns : àtoutes les formes et à toutes les violences dela subjectivité) 26.

La communauté nous est donnée — ou nous

26. De cette résistance essentielle, archi-essentielle,de la communauté — dont l'affirmation ne relève d'au-cun « optimisme », mais de la vérité, et dont la véritérelève de L'expérience des limites — il n'y a peut-êtrepas de meilleur témoin que le récit par Robert Antelmede sa captivité dans un camp de concentration nazi.J'en rappelle ces lignes, parmi d'autres : « Plus le SSnous croit réduits à une indistinction et à une irres-ponsabilité dont nous présentons l'apparence incontes-table, et plus notre communauté contient en fait dedistinctions, et plus ces distinctions sont strictes. L'hom-me des camps n'est pas l'abolition de ces différences.Il est au contraire leur réalisation effective. » (L'Espècehumaine, 2e éd., Paris, Gallimard, 1957, p. 93). Et larésistance de la communauté tient à ce que la mortsingulière impose sa limite : on ne peut jusqu'au boutfaire oeuvre d'elle. C'est la mort qui fait le désœuvre-ment : « Le mort est plus fort que le SS. Le SS nepeut pas poursuivre le copain dans la mort. (...) Il tou-che une limite. Il y a des moments où on pourrait setuer, rien que pour forcer le SS, devant l'objet ferméqu'on serait devenu, le corps mort qui lui tourne ledos, se fout de sa loi, à se heurter à la limite. » (Ibid.p. 99.)

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sommes donnés et abandonnés selon la commu-nauté : c'est un don à renouveler, à communi-quer, ce n'est pas une œuvre à faire. Mais c'estune tâche, ce qui est différent — une tâcheinfinie au cœur de la finitude 27. (Une tâche etune lutte, cette lutte dont Marx eut le sens —Bataille l'avait compris —, et dont l'impératifne se confond nullement avec une téléologie« communiste », mais intervient dans l'ordre dela communication : ainsi, par exemple, lorsqueLyotard parle du « tort absolu » fait à l'exploitéqui n'a même pas de langue pour dire le tort quilui est fait 28; mais aussi — et l'enjeu est sansdoute au fond le même —— dans l'incommensura-ble communication « littéraire », dont je repar-lerai.)

** *

Pour Bataille, la communauté fut avant toutet pour finir celle des amants 29. La joie est la

27. Sur la notion de tâche, cf. « Dies irae » in laFaculté de juger, Paris, Minuit, 1985.

28. Cf. le Différend, Paris, Minuit, 1984.29. Je laisse ici de côté la communauté selon l'ar-

tiste, ou plutôt selon « l'homme souverain de l'art »,C'est la communauté des amants que Bataille affrontele plus expressément et le plus continûment à la sociétéet à l'Etat. Mais la communication ou la contagionqu'elle représente sont au fond celles de la commu-nauté dans 1' « abandon souverain de l'art » — écarté

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joie des amants. Cet aboutissement, si c'en estun, est ambigu. Je l'ai déjà dit : les amants deBataille présentent, à bien des égards et dèsqu'ils font face à la société, la figure d'une com-munion, ou d'un sujet qui, s'il n'est pas sadien,finit pourtant par s'abîmer seul dans son extase.La célébration des amants, ou ce qu'on pourraitappeler la passion de Bataille pour les amants,révèle dans cette mesure le caractère inaccessi-ble, soit de leur propre communauté, soit d'uneautre communauté, de celle qui partagerait nonpas un couple, mais tous les couples et toutl'amour d'une société. Sous l'une ou l'autre deces figures, les amants représentent donc chezBataille, outre eux-mêmes et leur joie, le déses-poir de « la » communauté, et du politique 30.A la limite, ces amants se laisseraient piégerdans l'opposition du « privé » et du « public »— en principe si étrangère à Bataille, et peut-être cependant insidieusement récurrente chezlui, dans la mesure même où l'amour semble

de tout esthétisme et même de toute esthétique — dontU sera question plus loin sous les espèces de « la litté-rature ».

30. Devant l'impossibilité de référer la socialite auseul rapport erotique, ou libidinal, même sublimé,Freud introduisait cet autre rapport « affectif » qu'ilnommait « l'identification ». La question de la commu-nauté implique tous les problèmes de l'identification.Cf. Ph. Lacoue-Labarthe et J.-L. Nancy, « La paniquepolitique » in Confrontations n° 2, 1979, et « Le peuplejuif ne rêve pas » in la Psychanalyse est-elle une his-toire juive ?, Paris, Seuil, 1981.

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exposer, enfin, toute la vérité de la communauté,mais en l'opposant, dès lors, à tout autre rapportpluriel, social ou collectif — à moins, ce quirevient au même, qu'il ne s'oppose au fond àlui-même, sa propre communion lui étant inac-cessible (selon une dialectique tragique del'amour pensé sur fond d'immanence, dont ondiscerne ainsi la connivence avec la pensée dupolitique sur le même fond). Ainsi, l'amour sem-blerait exposer ce à quoi le communisme « réel »a renoncé, et ce pour quoi il fallait renoncer àce communisme : mais il ne laisserait donc à lacommunauté sociale que l'extériorité des choses,de la production et de l'exploitation.

Malgré Bataille, et pourtant avec lui, il fau-drait tenter de dire ceci : l'amour n'expose pastoute la communauté, il n'en capte pas ou n'eneffectue pas purement et simplement l'essence— fût-elle l'impossible même (ce modèle seraitencore chrétien et hégélien, bien que privé d'uneassumption de l'amour en objectivité de l'Etat).Le baiser, malgré tout, n'est pas la parole. Sansdoute, les amants parlent. Mais c'est une paroleà la limite, impuissante, excessive en ce qu'ex-cessivement pauvre, et dans laquelle, déjà,l'amour s'enlise : « Les amants parlent, et leursparoles bouleversées abaissent et enflent enmême temps le sentiment qui les meut. Car ilstransfèrent dans la durée ce dont la vérité setient le temps d'un éclair. » (VIII, 500.) Dansla Cité, en revanche, les hommes ne s'embrassentpas. Le symbolisme religieux ou politique du

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baiser de paix, de l'accolade, indique bien quel-que chose, mais seulement une limite, et le plussouvent comique. (Cependant, la parole sociale— culturelle, politique, etc. — semble aussipauvre que celle des amants... C'est ici qu'il fau-dra réinvestir la question de la « littérature ».)

Les amants ne sont pas une société, ni sonnégatif, ni son assomption, et c'est bien dans cetécart à la société en général que Bataille lespense : « Je puis me représenter l'homme ouvertdès les temps les plus anciens à la possibilité del'amour individuel. Il me suffit d'imaginer lerelâchement sournois du lien social. » (VIII,496.) Pourtant, il les a représentés aussi en tantque société, en tant qu'une autre société, et por-teuse de la vérité impossible et communielle quedésespère d'atteindre la société tout court :« L'amour n'unit les amants que pour dépenser,que pour aller de plaisirs en plaisirs, de réjouis-sances en réjouissances : leur société en est unede congumation, à l'inverse de l'Etat qui en estune d'acquisition. » (VIII, 140.) Le mot de« société », ici, n'est pas — il n'est pas seule-ment, en tout cas — une métaphore. Il porte larésonance tardive (1951), et comme étouffée ourésignée, du motif d'une société de la fête, de ladépense, du sacrifice et de la gloire. Comme siles amants préservaient ce motif, le sauvant inextremis de l'échec immense du politico-reli-gieux, et offrant ainsi l'amour en guise de refugeou de substitut pour la communauté perdue.

Or pas plus que la communauté n'est « per-

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due », pas plus sans doute il n'y a de « sociétéde consumât ion ». Il n'y a ni deux sociétés, niun idéal plus ou moins sacré de la société dansla communauté. Dans la société, en revanche,dans toute société et à tout moment, la « com-munauté » n'est rien d'autre qu'une consuma-tion, en effet, du lien ou du tissu social — maisune consumation qui se fait à même ce lien, etselon le partage de la finitude des êtres singu-liers. Aussi les amants ne sont-ils ni une société,ni la communauté effectuée dans la communionfusionnelle. Si les amants portent une vérité durapport, ce n'est ni à l'écart, ni au-dessus de lasociété, mais en tant qu'ils sont, comme cesamants qu'ils sont, exposés dans la communauté.Ils ne sont pas la communion refusée ou dérobéeà la société, ils exposent au contraire que lacommunication n'est pas la communion,

Et pourtant, la représentation bataillienne desamants, héritière à cet égard d'une longue tradi-tion — peut-être toute la tradition occidentalede la passion amoureuse, mais depuis le roman-tisme au moins clairement affrontée et opposéeà la déchéance du politico-religieux —, la com-munion demeure sourdement obsédante. Sansdoute, la souveraineté des amants n'est autrechose que l'extase de l'instant, elle n'opère pasune union, elle est RIEN — mais ce rien estaussi bien lui-même, dans sa « consumation »,une communion.

Bataille, cependant, sut la limite de l'amour— et ce fut, au moins à certains moments, pour

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lui opposer, par un retournement paradoxal, lacapacité souveraine de la Cité :

« L'individu mortel n'est rien et le para-doxe de l'amour veut qu'il se limite aumensonge qu'est l'individu. Seul l'Etat (laCité) assume à bon droit, pour nous, lesens d'un au-delà de l'individu, seul il estdétenteur de cette vérité souveraine quen'altèrent ni la mort ni l'erreur de l'intérêtprivé. » (VIII, 497.)

Mais aussitôt après, Bataille en revenait àl'impuissance où se trouve malgré tout l'Etat(aujourd'hui, du moins, disait-il dans une logi-que encore nostalgique) de donner « la totalitédu monde », qu'il faut donc pour finir considérercomme accessible seulement dans l'amour. Tota-lité perdue, ou totalité accomplie dans le men-songe de l'individu : on ne sort pas du cercled'un désenchantement.

Autre chose doit être pensé — non pas unaccès enfin réussi à cette « totalité » (qui est iciun autre nom de l'immanence ou du Sujet), maisune autre articulation et de l'amour et de lacommunauté.

La mort des amants, en effet, les expose entreeux aussi bien que hors d'eux à la communauté.La limite reconnue de l'amour n'est pas unelimite externe — elle n'est pas, comme Bataillesemble le croire, la limite de l'insuffisance « pri-

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vée » et mensongère de 1' « individu » : maiselle est le partage de la communauté en tant qu'iltraverse aussi l'amour, et qu'il s'y expose, préci-sément. L'amour n'accomplit pas la communauté(ni contre la Cité, ni hors d'elle ou sur ses fran-ges) : il serait alors son œuvre, ou bien il lamettrait en œuvre. L'amour, au contraire, pourpeu qu'il ne soit pas lui-même conçu à partirdu modèle politico-subjectif de la communion enun, expose le désœuvrement, et donc l'inaccom-plissement incessant de la communauté. Il l'ex-pose sur sa limite.

Les amants forment la limite extrême, maisnon externe, de la communauté. Ils sont à l'ex-trémité du partage (et l'extrémité d'un partage seloge plutôt en son milieu qu'à son bord exté-rieur, qui du reste n'existe pas...). Le « déchaî-nement des passions » confronte les amants à lacommunauté non en ce qu'il les mettrait dans unécart simple à celle-ci (il y a chez Bataille, par-fois, quelque chose de cette facilité : lesamants maudits, la passion censurée...), mais aucontraire en ce qu'ils exposent à celle-ci, aumilieu d'elle, et en somme à même elle, l'extré-mité de la com-parution. Car leurs singularités lespartagent, ou se partagent dans l'instant de leuraccouplement. Les amants exposent, sur la limite,l'exposition des êtres singuliers les uns auxautres, et le battement de cette exposition : lacomparution, le passage et le partage. En eux,ou entre eux — c'est, précisément, la mêmechose —, l'extase, la joie touche sa limite. Les

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amants se touchent, non les concitoyens (sinon,là encore, dans le délire d'une masse fanatisée— ou dans l'entassement des corps exterminés :partout où ça fait œuvre). Cette vérité plate etpassablement ridicule signifie que le toucher,l'immanence non atteinte mais proche et commepromise (plus de parole, plus de regard), est lalimite.

Touchant la limite — qui est elle-même letoucher —, les amants cependant la diffèrent :A moins d'un suicide commun, vieux mythe etvieux désir qui abolit la limite et le toucher à lafois. La joie a lieu se différant. Les amants jouis-sent de sombrer dans l'instant de l'intimité, maisparce que ce naufrage est aussi bien leur par-tage, parce que ce n'est ni la mort, ni la commu-nion — mais la joie —, cela même est à sontour une singularité qui s'expose au-dehors.A l'instant, les amants sont partagés, leurs êtressinguliers — qui ne font pas identité, ni indi-vidu, qui n'opèrent rien — se partagent, et lasingularité de leur amour s'expose à la commu-nauté. Elle comparaît à son tour : par exemple,dans la communication littéraire.

Mais ce n'est pas un exemple : la « littéra-ture » ne désigne pas ici ce que ce mot indiqueà l'ordinaire. Il s'agit en effet de ceci : qu'il y aune inscription de l'exposition communautaire,et que cette exposition, comme telle, ne peut ques'inscrire, ou ne peut s'offrir que par une ins-cription.

Ce n'est pas uniquement ni même d'abord la

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littérature amoureuse, ni la littérature « litté-raire » qui sont en jeu, mais uniquement ledésœuvrement de la littérature : toute la « com-munication désœuvrée, aussi bien littéraireque philosophique, scientifique, éthique, esthé-tique et politique. Cette communication seraitl'inverse de la parole des amants telle queBataille la présente, et à ce titre du moins il fau-drait la dire, sinon « littérature », du moins« écriture ». Alors que la parole des amantsquête pour leur joie une durée à laquelle la joiese dérobe, 1' « écriture » en ce sens viendraitinscrire, au contraire, Ta durée collective etsociale dans l'instant de la communication, dansle partage. Le « communisme littéraire » seraitle partage de la souveraineté que les amants,dans leur passion, n'opèrent pas mais exposentau-dehors : ils l'exposent d'abord à eux-mêmes,à leurs êtres singuliers, mais en tant que telsces êtres comparaissent déjà, alors même que lesamants s'étreignent, dans et devant une commu-nauté entière. Pour eux et pour la communauté,dans l'amour et dans l'écriture, cela ne va passans angoisse — ni sans joie. Mais l'extase est àce prix : sous peine de n'être, erotique ou fas-ciste qu'une œuvre de mort, elle passe par l'ins-cription de la finitude et de sa communication.C'est-à-dire qu'elle suppose aussi, nécessaire-ment, des œuvres (littéraires, politiques, etc.),mais ce qui s'inscrit, et qui, en s'inscrivant, passeà la limite s'expose et se communique (au lieu,comme la parole, de vouloir accomplir un sens),

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ce qui se partage, c'est le désœuvrement desœuvres.

Les amants exposent par excellence le désoeu-vrement de la communauté. Le désœuvrementest la face commune et l'intimité. Mais ils l'ex-posent à la communauté, qui déjà partage leurintimité. Ils sont pour la communauté sur salimite, ils sont dehors et dedans, ils n'ont, à lalimite, pas de sens sans la communauté et sansla communication de l'écriture : c'est là qu'ilsprennent leur sens insensé. Réciproquement,dans leur amour même, c'est la communautéqui leur présente leurs singularités, leurs nais-sances et leurs morts. Leur naissance et leurmort leur échappent, bien que leur joie y touchedans l'instant. De la même manière leur échappe,si elle a lieu, la naissance de leur enfant : cettenaissance partage une autre singularité, elle neproduit pas une oeuvre. L'enfant peut bien êtrel'enfant de l'amour, il n'est pas son oeuvre, iln'est pas, comme le voulait Hegel, « un germede l'immortalité, un germe de ce qui se déve-loppe et se produit à partir de soi-même », « sup-primant (relevant) toute distinction entre lesamants ». Lorsque l'enfant paraît, il a déjàcom-paru. Il n'achève pas l'amour, il le partageà nouveau. il le fait à nouveau passer dans 1acommunication, et s'exposer encore à la com-munauté 3I.

3l. Mais Hegel le savait aussi : « Cependant cetêtre-uni, l'enfant n'est qu'un point, le germe, les amants

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Cela ne veut pas dire qu'il y aurait, au-delàdes amants ou au-dessus d'eux, une Cité ou unEtat qui détienne leur vérité : il n'y a rien àdétenir ici, et ce que la communication écrit,ce que l'écriture communique n'a rien d'unevérité détenue, appropriée et transmise — bienque ce soit, absolument, la vérité de l'être-en-commun.

Il y a la communauté, son partage, et l'expo-sition de cette limite. La communauté n'est pasau-delà des amants, elle ne forme pas un cercleplus large qui les enserre : elle les traverse,d'un trait d' « écriture ». où l'œuvre littérairese mêle au plus simple échange public de laparole. Sans un tel trait qui traverse le baiser,qui le partage, le baiser lui-même est aussidésespéré que la communauté est abolie.

** *

Le politique, si ce mot peut désigner l'ordon-nance de la communauté en tant que telle, dansla destination de son partage, et non l'organisa-

ne peuvent rien lui donner en partage (...) Tout ce parquoi il peut être un divers, avoir une existence, le nou-veau-né doit l'avoir tiré de lui-même. » Dans le mêmesens, il écrit : « Parce que l'amour est un sentiment duvivant, les amants ne peuvent se distinguer l'un del'autre que pour autant qu'ils sont mortels.» (L'Espritdu christianisme, trad. J. Martin modifiée, Paris. Vrin,1971. p. 140 sq.)

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tion de la société, ne doit pas être l'assomptionou l'oeuvre de l'amour ni de la mort. Il ne doitni trouver, ni retrouver, ni opérer une commu-nion qui aurait été perdue, ou qui serait à venir.Si le politique ne se dissout pas dans l'élémentsocio-technique des forces et des besoins (danslequel, en effet, il semble se dissoudre sous nosyeux), il doit inscrire le partage de la commu-nauté. Politique serait le tracé de la singularité,de sa communication, de son extase. « Politi-que » voudrait dire une communauté s'ordon-nant au désœuvrement de sa communication, oudestinée à ce désoeuvrement : une communautéfaisant consciemment l'expérience de son par-tage. Atteindre à une telle signification du « poli-tique » ne dépend pas, ou pas simplement en toutcas, de ce qu'on appelle une « volonté politi-que ». Cela implique d'être déjà engagé dans lacommunauté, c'est-à-dire d'en faire, en quelquemanière que ce soit, l'expérience en tant quecommunication : cela implique d'écrire. Il nefaut pas cesser d'écrire, de laisser s'exposer letracé singulier de notre être-en-commun.

Ceci n'aura pas seulement été écrit aprèsBataille, mais à lui, tout comme lui nous a écrit— parce qu'on écrit toujours à —, nous commu-niquant l'angoisse de la communauté, écrivantd'une solitude antérieure à tout isolement, invo-quant une communauté que ne contienne ni neprécède aucune société, bien que toute sociétéy soit impliquée :

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« Les raisons d'écrire un livre peuventêtre ramenées au désir de modifier les rap-ports qui existent entre un homme et sessemblables. Ces rapports sont jugés inac-ceptables et sont perçus comme une atrocemisère. »

Ou bien encore, c'est la communauté elle-même — mais elle n'est rien, elle n'est pas unsujet collectif — qui ne cesse pas, écrivant, dese partager.

« L'angoisse que tu ne communiquespas à ton semblable est en quelque sorteméprisée et maltraitée. Elle n'a qu'au plusfaible degré le pouvoir de réfléchir la gloirequi vient de la profondeur des cieux. »(V, 444.)

Dans Ma mère, Hélène, la mère, écrit à sonfils:

« Je m'admire de t'écrire ainsi, et jem'émerveille de penser que ma lettre estdigne de toi. » (VI, 260.)

(...)« Mais cette main qui écrit est mourante

et par cette mort à elle promise, elleéchappe aux limites acceptées en écri-vant. » (III, 12.)

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Je dirais plutôt : elle expose ces limites, ellene les franchit jamais, ni la communauté. Maisà tout instant des êtres singuliers partagent leurslimites, se partagent sur leurs limites. Ils n'ontplus les rapports de la société (ni « mère » et« fils », ni « auteur » et « lecteur », ni « hommepublic » et « homme privé », ni « producteur » et«consommateur »), mais ils sont dans la com-munauté, désœuvrés.

« J'ai parlé de communauté commeexistante : Nietzsche y rapporta ses affir-mations mais demeura seul. (...) C'est d'unsentiment de communauté me liant àNietzsche que naît en moi le désir de com-muniquer, non d'une originalité isolée.(V, 39.)

Nous ne pouvons qu'aller plus loin.

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NOTE

« La Communauté désœuvrée », dans sa pre-mière version, avait été publiée au printemps de1983 dans le numéro 4 de Aléa, que Jean-Chris-tophe Bailly avait consacré au thème de la com-munauté. En amont, si je peux dire, de ce texte,il y avait ainsi le texte de l'énoncé minimal pro-posé par Bailly pour intituler ce numéro : « lacommunauté, le nombre ». Déjà un texte, déjàun geste d'écriture, faisant nombre, appelant àécrire.

A la fin de la même année paraissait la Com-munauté inavouable de Maurice Blanchot. Lapremière partie de ce livre s'engageait à partirde « la Communauté désœuvrée », pour « repren-dre une réflexion jamais interrompue sur l'exi-gence communiste » et sur « le défaut de langageque de tels mots, communisme, communautéparaissent inclure, si nous pressentons qu'ilsportent tout autre chose que ce qui peut être

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commun à ceux qui prétendraient appartenir àun ensemble, à un groupe ».

Rien n'est plus commun aux membres d'unecommunauté, en principe, qu'un mythe, ou unensemble de mythes. Le mythe et la commu-nauté se définissent au moins en partie — maisc'est peut-être en totalité — l'un par l'autre, etla réflexion sur la communauté appelait à êtrepoursuivie du point de vue du mythe.

Un peu plus tard, de Berlin, Werner Harnacherme demandait une contribution à un cycle detravaux consacrés à la question du mythe. Cefut la première version du « Mythe inter-rompu » : comme on pourra en juger, ce n'étaitqu'une autre manière de passer à nouveau parl'exigence « communautaire » de Bataille, et deprolonger encore la « réflexion ininterrompue »de Blanchot.

Cela ne peut pas s'interrompre — ce n'estpas, précisément, comme le mythe. C'est la résis-tance et l'insistance de la communauté. Biend'autres noms devraient être ajoutés à ceux queje viens de mentionner. Il faut les supposer, euxou plutôt ce qui s'est écrit sous eux, intercalésici — communauté inavouable parce que tropnombreuse mais aussi parce qu'elle ne se connaîtpas elle-même, et n'a pas à se connaître.

... textes intercalés, alternés, partagés, commetous les textes, offrant ce qui n'appartient àpersonne et qui revient à tous : la communautéde l'écriture, l'écriture de la communauté.

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Y compris — j'essaierai un jour de l'articuler,il le faut — ceux qui n'écrivent ni ne lisent, etceux qui n'ont rien en commun. Car en réalité,personne n'est ainsi.

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DEUXIÈME PARTIE

LE MYTHE INTERROMPU

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Nous connaissons la scène : il y a des hommesrassemblés, et quelqu'un qui leur fait un récit.Ces hommes rassemblés, on ne sait pas encores'ils font une assemblée, s'ils sont une hordeou une tribu. Mais nous les disons « frères »,parce qu'ils sont rassemblés, et parce qu'ilsécoutent le même récit.

Celui qui raconte, on ne sait pas encore s'ilest des leurs, ou si c'est un étranger. Nous ledisons des leurs, mais différent d'eux, parcequ'il a le don, ou simplement le droit — à moinsque ce soit le devoir — de réciter.

Ils n'étaient pas rassemblés avant le récit,c'est la récitation qui les rassemble. Avant, ilsétaient dispersés (c'est du moins ce que le récit,parfois, raconte), se côtoyant, coopérant ou s'af-frontant sans se reconnaître. Mais l'un d'euxs'est immobilisé, un jour, ou peut-être est-il sur-venu, comme revenant d'une absence prolongée,

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d'un exil mystérieux. Il s'est immobilisé en unlieu singulier, à l'écart mais en vue des autres,un tertre, ou un arbre foudroyé, et il a entaméle récit qui a rassemblé les autres.

Il leur raconte leur histoire, ou la sienne, unehistoire qu'ils savent tous, mais qu'il a seul ledon, le droit ou le devoir de réciter. C'est l'his-toire de leur origine : d'où ils proviennent, oucomment ils proviennent de l'Origine elle-même— eux, ou leurs femmes, ou leurs noms, ou l'au-torité parmi eux. C'est donc aussi bien, à la fois,l'histoire du commencement du monde, du com-mencement de leur assemblée, ou du commen-cement du récit lui-même (et cela raconte aussi,à l'occasion, qui l'a appris au conteur, et com-ment il a le don, le droit ou le devoir de leraconter).

Il parle, il récite, il chante parfois, ou ilmime. Il est son propre héros, et eux sont tourà tour les héros du récit et ceux qui ont le droitde l'entendre et le devoir de l'apprendre. Pourla première fois, dans cette parole du récitant,leur langue ne sert à rien d'autre qu'à l'agence-ment et à la présentation du récit. Elle n'estplus la langue de leurs échanges, mais celle deleur réunion — la langue sacrée d'une fonda-tion et d'un serment. Le récitant la leur partage.

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* *

C'est une scène très ancienne, immémoriale, etelle n'a pas lieu une fois, mais indéfiniment ellese répète, avec la régularité de tous les rassem-blements de hordes, qui viennent apprendreleurs origines de tribus, de fraternités, de peu-ples, de cités — assemblées autour de feux allu-més partout dans la nuit des temps, et dont onne sait pas encore s'ils sont allumés pour réchauf-fer les hommes, pour écarter les bêtes, pourcuire de la nourriture, ou bien pour éclairer levisage du récitant, pour le faire voir disant, ouchantant, ou mimant le récit (peut-être recouvertd'un masque), et pour brûler un sacrifice (peut-être avec sa propre chair) en l'honneur desancêtres, des dieux, des bêtes ou des hommesque le récit célèbre.

Le récit paraît souvent confus, il n'est pastoujours cohérent, il parle de pouvoirs étranges,de métamorphoses multiples, il est cruel aussi,sauvage, impitoyable, mais parfois il fait rire.Il nomme des noms inconnus, des êtres jamaisvus. Mais ceux qui se sont rassemblés compren-nent tout, ils se comprennent eux-mêmes et lemonde en écoutant, et ils comprennent pourquoiil leur fallait s'assembler, et pourquoi il fallaitque ceci leur fût conté.

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Nous connaissans bien cette scène. Plus d'unconteur nous l'a contée 32, nous ayant rassemblésen fraternités savantes, destinées à savoir ce quefurent nos origines. Nos sociétés, nous ont-ilsdit, proviennent de ces assemblées elles-mêmes,et nos croyances, nos savoirs, nos discours etnos poèmes proviennent de ces récits.

Ces récits, ils les ont appelés les mythes. Lascène que nous connaissons bien est la scène dumythe, la scène de son invention, de sa récita-tion et de sa transmission.

Ce n'est pas une scène parmi d'autres : c'estpeut-être la scène essentielle de toute scène, detoute scénographie ou de toute scènerie ; c'est

32. Il faudrait en nommer beaucoup trop, si onvoulait être complet. Disons que la version complètede cette scène a été élaborée de Herder à Otto en pas-sant par Schlegel, Schelling, Görres, Bachofen, Wagner,l'ethnologie, Freud, Kerenyi, Jolles, Cassirer. On n'ou-bliera pas, aux origines, Goethe, dont le récit mytho-logico-symbolique intitulé le Conte est en sommel'archétype du mythe moderne du mythe. Récemment,un théoricien allemand a rassemblé et réactualisé tousles grands traits de cette scène, en reprenant à soncompte l'appel romantique à une « nouvelle mytho-logie » (non sans y mêler, lui aussi, comme il se doit,le motif d'une fin ou plus exactement d'un autodépas-sement de la mythologie) : Manfred Frank, Der kom-mende Gott. Frankfurt a.M., Suhrkamp, 1982. Maisc'est un peu partout, ces dernières années, que le motifmythologique s'est fait à nouveau entendre.

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peut-être sur cette scène que nous nous repré-sentons tout, ou que nous faisons paraître toutesnos représentations, si le mythe se définit avanttout, comme le veut Lévi-Strauss 33, par ceciqu'avec lui ou en lui le temps se fait espace.Avec le mythe, l'écoulement prend figure, lepassage incessant se fixe en un lieu exemplairede monstration et de révélation.

** *

Nous savons aussi, désormais, que cette scèneest elle-même mythique.

Elle l'est, semble-t-il, de manière plus évi-dente lorsqu'elle est la scène de la naissancemême du mythe, car cette naissance ne seconfond pas alors avec moins qu'avec l'originemême de la conscience et de la parole humaines— et Freud, qu'on peut désigner comme le der-nier inventeur, ou plutôt comme le dernier dra-maturge de cette scène, la déclare lui-mêmemythique 34. Mais la scène est tout autant mythi-que lorsqu'elle est simplement la scène, en appa-rence moins spéculative et plus positive, de latransmission du mythe, ou la scène — qu'onpourrait dire ethnologico-métaphysique — d'une

33. Le Regard éloigné, Paris, Plon, 1983, p. 301.34. Cf. Psychologie collective et analyse du moi,

Appendice B.

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humanité structurée par son rapport à sesmythes : car c'est toujours, en définitive, de lafonction originelle ou principielle du mythe qu'ilest question. Le mythe est d'origine et de l'ori-gine, il rapporte à une fondation mythique, etpar ce rapport il fonde lui-même (une conscience,un peuple, un récit).

C'est cette fondation que nous savons mythi-que. Nous savons désormais, non seulement quetoute « reconstitution » du surgissement initialde la puissance mythique est « un mythe », maisaussi que la mythologie est notre invention, etque le mythe comme tel est une « forme introu-vable » 35. Nous savons bien — jusqu'à un cer-tain point — quels sont les contenus des mythes,mais nous ne savons pas ce que veut dire ceci :que ce sont des mythes. Ou plutôt, nous savonsque si nous n'avons pas inventé les histoires (làencore, jusqu'à un certain point), nous avons enrevanche inventé la fonction des mythes quiracontent ces histoires. L'humanité représentéedans la scène du mythe, l'humanité naissant àelle-même en produisant le mythe — l'humanité

35. Marcel Détienne, l'Invention de la mythologie,Paris, Gallimard, 1981. Dans un article plus récent(« Le mythe, en plus ou en moins », l'Infini n° 6, prin-temps 1984), M. Détienne, qui parle cette fois de « l'es-sence fugitive et insaisissable du mythe », me sembleapporter toujours plus d'éléments, factuels et théori-ques, à une réflexion comme celle que je propose ici.Quant à l'invention, aux avatars et aux apories du dis-cours sur le mythe, cf. plusieurs des contributions etdes discussions contenues dans Terror und Spiel —Probleme der Mythenrezeption, München, 1971.

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proprement mythante, et, dans cette mythation,proprement humaine —, forme une scène aussifantastique que toutes les scènes primitives. Tousles mythes sont des scènes primitives, toutes lesscènes primitives sont des mythes (c'est encoreFreud qui joue ici le rôle de l'inventeur). Et noussavons aussi que l'idée d'une « nouvelle mytho-logie», l'idée de procéder à une nouvelle fon-dation poético-religieuse, est contemporaine del'invention ou de la ré-invention moderne de lamythologie, dans l'époque du romantisme. Leromantisme lui-même pourrait se définir commel'invention de la scène du mythe fondateur,comme la conscience simultanée de la perte dela puissance de ce mythe, et comme le désir oula volonté de retrouver cette puissance vivante del'origine, en même temps que l'origine de cettepuissance. Pour Nietzsche, qui hérite au moins enpartie de ce désir romantique d'une « nouvellemythologie », la libre puissance créatrice qu'ilaune prêter, plus qu'à tout autre, au peuple desGrecs procède du « sentiment mythique du libremensonge » 36 : le désir du mythe s'adresse expres-sément à la nature mythique (fictive) du mythe(créateur). Le romantisme, ou la volonté de lapuissance du mythe...

Cette formule définit en réalité, par-delà leromantisme et par-delà même sa forme nietz-schéenne, toute une modernité : toute cette très

36. Fragment de 1872. cité dans Terror und Spiel,p. 25.

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large modernité qui embrasse, en une allianceétrange et grimaçante, la nostalgie poético-ethno-logique d'une première humanité mythante, et lavolonté de régénérer la vieille humanité euro-péenne par la résurrection de ses plus anciensmythes, et par leur mise en scène ardente : jeveux dire, bien entendu, le mythe nazi 37.

Nous savons tout cela : c'est un savoir quinous coupe le souffle, et qui nous laisse, interdits,comme à toute extrémité de l'humanité. Nous nereviendrons pas à l'humanité mythique de lascène primitive, pas plus que nous ne retrou-verons ce que pouvait signifier l' « humanité »avant le feu du mythe aryen. Et nous savonsen outre que ces deux extrémités sont solidaires,

37. Cf. Léon Poliakov, te Mythe aryen, Paris, 1971 ;Robert Cecil, The Myth and the Master Race - A. Ro-senberg and Nazi Ideology, New York, 1972 ; Ph. La-coue-Labarthe et J.-L. Nancy, « Le mythe nazi » in lesMécanismes du fascisme. Colloque de Schiltigheim,Strasbourg, 1980. Mais il faudrait étudier plus large-ment l'entrée du mythe dans la pensée politique mo-derne, par exemple chez Sorel, et auparavant chezWagner — et de manière plus générale les rapportsdu mythe et de l'idéologie au sens de Hannah Arendt,ainsi que l'idéologie du mythe... Je me contente icid'une précision marginale et elliptique ; Thomas Mannécrivait à Kerenyi en 1941 : « Il faut enlever le mytheau fascisme intellectuel, et en inverser la fonction dansun sens humain. » Il me semble que c'est exactementce qu'il ne faut pas faire : la fonction du mythe, commetel, ne saurait être inversée. Il faut l'interrompre. (Celane signifie pas que Thomas Mann, auteur par ailleursde la célèbre formule de « la vie dans le mythe », n'aitpas pensé ou pressenti autre chose que ce que ces for-mules disent explicitement.)

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que l'invention du mythe est solidaire de l'usagede sa puissance. Cela ne veut pas dire que lespenseurs du mythe, depuis le XIXe siècle, sontresponsables du nazisme : mais cela veut direqu'il y a une co-appartenance de la pensée dumythe, de la scénographie mythique, et de lamise en œuvre et en scène d'un « Volk » et d'un« Reich » aux sens que le nazisme donna à cestermes. Le mythe, en effet, est toujours « popu-laire » et « millénaire » — du moins selon notreversion, selon la version que notre pensée mythi-que donne de la chose appelée « mythe » (car ilse pourrait que pour d'autres, pour des « primi-tifs », par exemple, cette même chose soit toutaristocratique et éphémère...).

En ce sens, nous n'avons plus rien à faireavec le mythe. Te serais tenté de dire : nousn'avons même plus le droit d'en parler, de nousy intéresser. L'idée même du mythe résume peut-être à elle seule ce qu'on pourra nommer tantôttoute l'hallucination, tantôt toute l'imposture dela conscience-de-soi d'un monde moderne quis'est exténué dans la représentation fabuleuse desa propre puissance. L'idée du mythe concentrepeut-être à elle seule toute la prétention de l'Oc-cident à s'approprier sa propre origine, ou à luidérober son secret, pour pouvoir s'identifierenfin, absolument, autour de sa propre proféra-tion et de sa propre naissance. L'idée du mytheprésente peut-être à elle seule l'Idée même del'Occident, dans sa représentation et dans sapulsion permanentes d'une remontée à ses pro-

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pres sources pour s'y réengendrer comme le des-tin même de l'humanité. En ce sens, je le répète,nous n'avons plus rien à faire avec le mythe.

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A moins que ce ne soit, comme il arrive sou-vent, le plus sûr moyen de laisser proliférer etmenacer plus avant ce dont on voulait se tenirquitte. Il ne suffit peut-être pas de savoir que lemythe est mythique. Ce savoir est peut-être tropcourt, et peut-être même — il faudra le véri-fier — est-il déjà contenu, en droit, dans lemythe. Peut-être faut-il encore démonter cettelogique du mythe, pour comprendre commentelle peut mener à cette extrémité de savoir dumythe sur lui-même, et pour tenter de penser ceque nous pourrions avoir à faire, non avec lemythe, mais avec cette fin du mythe à laquelletout parait mener. Soit qu'on déplore l'épuise-ment de la puissance mythique, soit que lavolonté de cette puissance accomplisse des cri-mes contre l'humanité, tout nous conduit à unmonde où fait profondément défaut la ressourcemythique. Penser notre monde à partir de ce« défaut » pourrait bien être une tâche indis-pensable.

Bataille avait nommé cet état, auquel noussommes voués : l'absence de mythe. Pour desraisons que je préciserai plus loin, je substituerai

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à son expression celle de l'interruption du mythe.Mais il n'en est pas moins certain que «l'ab-sence de mythe » (dont 1' « interruption » dési-gnera plutôt la provenance, et la modalité) définitce à quoi nous sommes arrivés, et ce à quoi noussommes affrontés. Mais l'enjeu de cet affronte-ment n'est pas une alternative entre la simpleabsence du mythe et sa présence. A supposerque « le mythe » désigne, par-delà les mythes,voire contre le mythe lui-même, quelque chosequi ne peut pas simplement disparaître, l'enjeuconsisterait dans un passage à la limite du mythe,dans un passage sur une limite où le mythe lui-même se trouverait moins supprimé que sus-pendu, interrompu. Cette hypothèse ne représentepeut-être rien d'autre que ce que Bataille envi-sageait lorsqu'il proposait de considérer l'ab-sence de mythe elle-même en tant que mythe :avant d'examiner de plus près cette formule,on peut dire qu'elle définit au moins, formelle-ment, une extrémité, un mythe interrompu, ouun mythe en train de s'interrompre.

Il faut essayer d'avancer jusqu'aux confinsde cette extrémité, il faut essayer de percevoir,désormais, cette interruption du mythe. Une foisqu'on a touché à la pointe aveuglante — Blutund Boden, Nacht und Nebel — du mythe mis

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en œuvre, il ne reste que cela : se porter à l'in-terruption du mythe. Ce n'est pas la même choseque ce qu'on a appelé naguère « démythologi-ser ». Car ce dernier geste distingue entre « lemythe » et « la foi », et il dépend par consé-quent de la possibilité de poser quelque chosecomme « la foi », tandis que par ailleurs il laisseintacte, en elle-même, l'essence du mythe 38. Iln'en va pas de même dans la pensée de l'inter-ruption.

Mais avant d'accéder à cette pensée, et pourpouvoir y accéder, il faut avoir reconnu le ter-rain qui s'étend jusqu'à l'extrémité où ça s'inter-rompt. Il faut donc rappeler, non ce qu'est lemythe lui-même (qui le sait ? les mythologuesen discutent sans fin...) 39, mais ce qu'il en est de

38. Il n'en reste pas moins éloquent, et mémorable,qu'un des penseurs les plus aigus de la « démythologi-sation », Dietrich Benhöffer, ait été tué par les nazis.Par ailleurs, ce qui demeure intact du mythe dans unepensée de la démythologisation est parfaitement misau jour par l'opposition que fait P. Ricœur entre« démythologisation » et « démythisation ». De manièregénérale, sur ces problèmes, cf. les analyses et les réfé-rences de Pierre Barthel, Interprétation du langagemythique et Théologie biblique, Leiden, Brill, 1963.

39. Cf., outre les ouvrages déjà cités, le Colloque deChantilly de 1976, Problèmes du mythe et de son inter-prétation, Paris, 1978. De façon très significative, Jean-Pierre Vernant termine son Mythe et Société en Grèceancienne, Paris, Maspero, 1982, en demandant « unelogique autre que celle du logos » pour arriver à lacompréhension du fonctionnement spécifique des my-thes.

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ce que nous avons appelé « le mythe », et de ceque, avec ou sans l'appui des mythologies posi-tives, historiques, philologiques ou ethnologi-ques, nous avons investi dans ce qu'il faudrabien appeler, là encore, un mythe du mythe, enquelque sens et en quelque part qu'on prennele mot. — (Au reste, la formation du mythe « enabîme » — mythe du mythe, mythe de sonabsence, etc. — est sans doute inévitable, inhé-rente au mythe lui-même, qui ne dit peut-êtrerien, ainsi qu'on a fini par le penser, mais quidit qu'il le dit, qui dit qu'il dit et qu'il le dit,et qui de cette manière organise et distribue lemonde de l'homme avec sa parole.)

On pourrait repartir de ce que le mythe estdevenu pour finir. Lorsqu'elle a été dépouilléesimultanément de ses mystères et de son absur-dité, de sa magie et de sa sauvagerie, dans uneformidable combinatoire structurale — dont ilné peut pas être question de dire qu'elle aurait« vidé le mythe de son sens » sans ajouter aussi-tôt que le « vide de sens », en ce sens, appar-tient sans doute au mythe lui-même —, la totalitédu système mythique de l'humanité a regagné àl'instant, par une sorte de rétablissement para-doxal, en tant que totalité systématique, organi-satrice, combinatoire et articulatoire, une positionou une fonction qu'on pourrait dire à bon droit« de rang mythique ». Sans doute, c'est uneautre sorte de langue, que la langue de ce sys-tème des mythes (et que la langue de chaquemythe en tant qu'il est « la totalité de ses ver-

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sions 40 »), mais c'est encore une langue primor-diale : l'élément d'une communication inaugu-rale, dans laquelle se fondent ou bien s'inscriventl'échange et le partage en général 41.

Il se peut que nous n'ayons pas encore prisla mesure de l'extrémité à laquelle nous a portésce mythe structural du mythe : dans cette appel-lation plusieurs fois ambiguë se loge en effet aumoins l'indication d'un stade ultime, où le mythetouche à sa limite, et pourrait se défaire de lui-même. Mais nous n'avons pas pris cette mesureparce que l'événement est resté, en quelque sorte,caché en lui-même, dissimulé par la position« de rang mythique » que le mythe structuralpersistait à donner au mythe (ou bien, à lastructure...).

Qu'est-ce que le « rang mythique », c'est-à-dire quels sont les privilèges attachés au mythepar la tradition de la pensée du mythe — et quele mythe structural a reconduits, intacts, oupeu s'en faut ?

Le mythe est avant tout une parole pleine,originelle, tantôt révélatrice et tantôt fondatricede l'être intime d'une communauté. Le muthos

40. Ainsi que le dit Lévi-Strauss. Et s'il faut recon-naître chez ce dernier, selon la formule de Blanchot,« le mythe de l'homme sans mythe » (l'Amitié, p. 97),ce mythe est alors fait de la totalité des mythes del'humanité.

41. Encore Lévi-Strauss : « Cette grande voix ano-nyme qui profère un discours venu du fond des figes,issu du tréfonds de l'esprit » (l'Homme nu. Paris, Plon.1971, p. 572).

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grec — celui d'Homère, c'est-à-dire la parole,l'expression parlée — devient le « mythe » lors-qu'il se charge de toute une série de valeurs quiamplifient, remplissent et ennoblissent cetteparole, lui donnant les dimensions d'un récit desorigines et d'une explication des destins (peuimporte, dans cette détermination post-homéri-que, puis moderne, du « mythe », qu'on y croieou non, qu'on le considère avec méfiance ounon). Cette parole n'est pas un discours quirépondrait à la curiosité d'une intelligence : c'estla réponse à une attente, plus qu'à une question,et à une attente du monde lui-même. Dans lemythe, le monde se fait connaître, et il se faitconnaître par une déclaration ou par une révé-lation complète et décisive.

La grandeur des Grecs — dira l'âge modernede la mytho-logie — est d'avoir vécu dans l'inti-mité d'une telle parole, et d'y avoir fondé leurlogos même : ils sont ceux pour qui muthos etlogos « sont le même » 42. Cette mêmeté est celle

42. Les traits de cette caractérisation sont empruntésà plusieurs de ceux que j'ai cités en commençant. J'yajoute ici un trait de Heidegger. Celui-ci, en ce qu'ildit du mythe, est à bien des égards tributaire de latradition romantique et de la « scène » du mythe. Ce-pendant, sa discrétion, voire sa réserve envers le motifdu mythe est tout aussi remarquable. Il a pu écrire :« Le mythe est ce qui mérite le plus d'être pensé » (Es-sais et Conférences), mais aussi bien : « La philosophiene s'est pas développée à partir du mythe. Elle ne naîtque de la pensée et dans la pensée. Mais la pensée estpensée de l'être. La pensée ne naît pas. Etc. » (Che-mins.... p. 287). Plutôt qu'une pensée du mythe, il s'agit

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de la révélation, de l'éclosion ou de la déclosiondu monde, de la chose, de l'être, de l'hommedans la parole. Une telle parole suppose pantapléré théôn, « toutes choses pleines de dieux »,ainsi qu'on veut que Thalès l'ait dit. Elle supposeun monde ininterrompu de présences, pour uneparole ininterrompue de vérités, ou bien, carc'est déjà trop dire, ni « présence », ni « vérité »,et parfois même pas de « dieux », mais unefaçon de lier le monde et de s'y attacher, unereligio dont la profération est un « grand par-ler» 43.

L'énonciation du « grand parler » mythique— la « grande voix anonyme » — appartient àson tour à un espace dans lequel « l'échange, lafonction symbolique (...) jouent comme uneseconde nature 44 ». On ne saurait peut-êtremieux définir le mythe, en raccourci, qu'en disantqu'il constitue la seconde nature d'un grand par-ler. Comme le voulait Schelling, le mythe est« tautégorique » (d'après un mot de Coleridge),et non « allégorique » : c'est-à-dire qu'il ne ditpas autre chose que lui-même, et qu'il est pro-duit dans la conscience par le même processusqui, dans la nature, produit les forces que lemythe met en scène. Il n'a donc pas à être inter-

ici d'une pensée à l'extrémité du mythe, en cela, dureste, héritière de Hölderlin.

43. Cf. Pierre Clastres, le Grand Parler, Paris, Seuil,1974.

44. M. Merleau-Ponty, Signes, Paris, Gallimard, 1960.p. 156.

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prêté, il s'explique lui-même : « die sich selbsterklärende Mythologie» 45, la mythologie quis'explique ou qui s'interprète elle-même. Lemythe, c'est la nature se communiquant àl'homme, à la fois immédiatement — parcequ'elle se communique —, et médiatement —parce qu'elle communique (elle parle). C'est lecontraire, en somme, d'une dialectique, ou plutôtc'est son achèvement, c'est au-delà de l'élémentdialectique. La dialectique, en général, est unprocessus qui survient à quelque donné. Onpourrait en dire autant de sa jumelle, la dialogic.Et le donné, toujours, est en quelque façon dulogos ou un logos (une logique, une langue, unestructure quelconque). Mais le mythe, immédiat-médiat, est lui-même la donation du logos qu'ilmédiatise, il est le surgissement de son ordon-nance. On pourrait dire en toute rigueur, et enrendant ainsi pleine justice au mythe structural,que le mythe, depuis sa naissance (et qu'onprenne cette naissance à Platon, à Vico, àSchlegel ou à un autre) est le nom du logos sestructurant, ou bien, ce qui revient au même,le nom du cosmos se structurant en logos.

Avant même de tenir son récit, le mythe estfait d'une émergence« d'une posture inaugurale.« Il est, écrivait Maurice Leenhardt, la parole,la figure, le geste qui circonscrit l'événement aucœur de l'homme, émotif comme un enfant,

45. Philosophie de la mythologie, 7e Conférence.

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avant que d'être récit fixé 46. » Ainsi, dans songeste initial (mais le mythe est toujours initialou de l'initial), il représente ou plutôt il présentele vif du logos. La mythologie, entendue commel'invention et la récitation des mythes (mais larécitation ne se distingue pas de l'invention), est« vécue et vivante » : en elle « se font entendreles mots jaillis de la bouche de l'humanité pré-sente au monde 47 ». C'est une parole vive d'ori-gine, vive parce que d'origine et d'origine parceque vive. Dans sa première déclamation se lèventsimultanément les aubes du monde, des dieuxet des hommes. Aussi le mythe fait-il bien plusqu'une première culture. Parce qu'il est la« culture originelle ». il est infiniment plusqu'une culture : il est la transcendance (desdieux, de l'homme, de la parole, du cosmos, peuimporte) immédiatement présentée, immédiate-ment immanente à cela même qu'elle transcendeet qu'elle illumine ou qu'elle voue à son destin.Le mythe est l'ouverture d'une bouche immédia-tement adéquate à la clôture d'un univers.

Aussi le mythe n'est-il pas fait de n'importequelle parole, et ne parle-t-il pas n'importe quellelangue. Il est la langue et la parole des chosesmêmes qui se manifestent, il est leur commu-nication : il ne dit pas l'apparence ni l'aspectdes choses, mais en lui parle leur rythme, résonneleur musique. On a pu écrire : « Le mythe et le

46. Do Kamo, Paris. 1947, p. 249.47. M. Détienne, op. cit., p. 230.

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Sprachgesang (le chant de la langue) sont aufond une seule et même chose. 48. » Le mythe esttrès exactement l'incantation qui fait lever unmonde et venir une langue, qui fait lever unmonde dans la venue d'une langue. Aussi est-ilindissociable d'un rite, ou d'un culte. En vérité,son énonciation, sa récitation est elle-même, déjà,le rite. Le rituel mythique est l'articulation com-munautaire de la parole mythique.

*

* *

Cette articulation ne vient pas s'ajouter aumythe : la parole mythique est communautairepar essence. Il y a aussi peu de mythe privéqu'il y a de langue strictement idiomatique. Lemythe ne surgit que d'une communauté et pourelle : ils s'engendrent l'un l'autre, infiniment etimmédiatement 49. Rien n'est plus commun, rien

48. W.F. Otto, « Die Sprache als Mythos » in Mythosund Welt, Stuttgart, 1962, p. 285. Par le mot, qu'ilfabrique, de Sprachgesang (semblable au Sprechgesangde Schönberg), Otto veut désigner ensemble le rythmeet la mélodie présents dans la langue, et qui font selonlui « l'être suprême, proche du divin, des choses elles-mêmes. »

49. Ainsi l'énonce la définition wagnérienne : « Lemythe détient la force poétique commune d'un peuple »(in M. Frank, op. cit., p. 229). Et Lévi-Strauss : « Lesœuvres individuelles sont toutes des mythes en puis-sance, mais c'est leur adoption sur le mode collectifqui actualise, le cas échéant, leur " mythisme ". »Op. cit. p. 560.

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n'est plus absolument commun que le mythe. Ladialogie ne peut venir qu'à ceux qui ont étéplacés sur les axes ou dans les cases d'un dispo-sitif de l'échange et/ou de la fonction symbo-lique. C'est le mythe qui dispose les places,et/ou qui symbolise. Le mythe opère les partagesou les partitions qui distribuent une commu-nauté, qui la distinguent pour elle-même et quil'articulent en elle-même. Ni dialogue, ni mono-logue, le mythe est la parole unique de plu-sieurs, qui se reconnaissent ainsi, qui commu-niquent et qui communient dans le mythe.

C'est que le mythe contient nécessairement lepacte qui est celui de sa propre reconnaissance :d'un même mouvement, d'une même phrase ensomme, le mythe dit ce qui est et dit que nousnous accordons à dire que cela est (il dit doncaussi ce que c'est que dire). Il ne communiquepas un savoir par ailleurs véritable, il se commu-nique lui-même (en cela encore tautégorique),c'est-à-dire qu'avec tout savoir, sur quelque objetque ce soit, il communique aussi la communica-tion de ce savoir.

Le mythe communique le commun, l'être-com-mun de ce qu'il révèle ou de ce qu'il récite. Enmême temps, par conséquent, que chacune deses révélations, il révèle la communauté à elle-même, et il la fonde. Il est toujours mythe de lacommunauté, c'est-à-dire qu'il est toujours mythede la communion — voix unique de plusieurs —capable d'inventer et de partager le mythe. Pasde mythe qui ne présuppose au moins (quand il

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ne l'énonce pas lui-même) le mythe de la révé-lation communautaire (ou populaire) des mythes.

La communauté du mythe est ainsi propre-ment l'humanité mythante, accédant à elle-même.Le mythe de la communion, tout comme le com-munisme — « en tant qu'appropriation réelle del'essence humaine par l'homme et pour l'homme,retour total de l'homme à soi en tant qu'hommesocial 50 » — est le mythe, absolument, rigoureu-sement, dans la réciprocité totale du mythe etde la communauté au sein de la pensée ou dumonde mythiques.

(Cela n'empêche pas, bien au contraire, quele mythe soit en même temps le plus souventcelui d'un héros isolé. A un titre ou à un autre,ce héros fait communier la communauté — et illa fait communier toujours, en définitive, dansla communication, opérée en lui-même, de l'exis-tence et du sens, de l'individu et du peuple :« La forme canonique de la vie mythique estjustement celle du héros. En elle le pragmatiqueest en même temps symbolique 51. »)

Aussi ne peut-il pas y avoir d'humanité quine renouvelle pas incessamment le geste de samythation. La pensée d'une « nouvelle mytho-logie», apparue à Iéna autour de 1798 51,

50. Marx, Manuscrits de 1844, Œuvres. II, Pléiade,p. 79.

51. Walter Benjamin, Les affinités électives deGoethe, in Essais, I, trad, de Gandillac, Paris, Gon-thier, 1983, p. 67.

52. Ce fut le mythe d'une communauté éphémèreoù se croisaient Schelling, Hölderlin, Hegel et les

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contient à la fois l'idée d'une innovation néces-saire pour susciter un nouveau monde humain,sur le fond du monde fini de l'ancienne mytho-logie, et l'idée que la mythologie est toujours laforme obligée — et peut-être l'essence — de l'in-novation. Une humanité nouvelle doit surgirde/dans son mythe nouveau, et ce mythe lui-même ne doit pas être moins (selon Schlegel)que la totalisation de la littérature et de la phi-losophie modernes, ainsi que de là mythologieancienne réanimée et jointe aux mythologies desautres peuples du monde. La totalisation desmythes va de paire avec le mythe de la totalisa-tion, et la « nouvelle » mythologie consiste aufond essentiellement dans la production d'uneparole qui viendrait unir, totaliser et ainsi(re)mettre au monde l'ensemble des paroles, desdiscours et des chants d'une humanité en trainde s'accomplir (ou de s'achever).

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Il est donc possible de dire que le roman-tisme, le communisme et le structuralisme com-posent ensemble, par l'effet d'une communautésecrète mais très précise, la dernière traditiondu mythe, la dernière façon pour le mythe de

Schlegel. Cf. le Plus ancien programme de l'idéalismeallemand, et le Discours sur la mythologie de F. Schle-gel, entre autres textes. (Cf. l'Absolu littéraire dePh. Lacoue-Labarthe et J.-L. Nancy, Paris, Seuil, 1980).

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s'inventer et de se transmettre (ce qui, pourlui, est une seule chose). C'est la tradition de lamythation du mythe lui-même : il devient (ilveut devenir, par la volonté de sa propre puis-sance) sa propre énonciation, la tautégorie delui-même valant comme sa propre vérité et sonpropre accomplissement, sa suppression et satoute nouvelle inauguration, et ainsi l'inaugura-tion finale de l'inaugural lui-même, que le mythea toujours été. Le mythe s'accomplit dialectique-ment : il dépasse toutes ses figures « mythiques »,pour énoncer la pure mytho-logie d'une paroleabsolument fondatrice, symbolisatrice ou distri-butrice 53.

C'est ici que ça s'interrompt.La tradition est suspendue, au moment même

où elle s'accomplit. Elle s'interrompt en ce pointprécis : là où nous connaissons bien la scène,là où nous savons que c'est du mythe.

Nous ne savons pas, sans doute, ce qu'il enfut ou ce qu'il en est de la vérité mythique des

53. Mais cette tradition est aussi vieille que leconcept ou que le mythe du mythe : Platon est le pre-mier à invoquer une nouvelle mythologie, qui doitêtre celle de la Cité, et qui doit assurer son salut enla garantissant contre la séduction des anciens mythes.Cf. M. Détienne, op. cit., chap. v.

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hommes vivant au sein de ce que nous appelons« les mythes ». Mais nous savons que nous —notre communauté, si c'en est une, notre huma-nité moderne, et post-moderne — n'avons pasde rapport au mythe dont nous parlons, et alorsmême que nous l'accomplissons ou que nousvoulons l'accomplir. En un sens, il ne nous resteplus, du mythe, que son accomplissement ou quesa volonté. Mais nous ne sommes ni dans la vie,ni dans l'invention, ni dans la parole mythiques.Dès que nous parlons de « mythe », de « mytho-logie », nous signifions cette négation au moinsautant que l'affirmation de quelque chose. C'estpourquoi notre scène et notre discours du mythe,toute notre pensée mythologique compose unmythe : parler du mythe n'a jamais été que par-ler de son absence. Et le mot de « mythe » lui-même désigne aussi bien l'absence de ce qu'ilnomme.

C'est ce qui fait l'interruption : le « mythe »est coupé de son propre sens, sur son propre sens,par son propre sens. Si du moins il a un senspropre...

Pour dire que le mythe est un mythe (que lemythe est un mythe, ou que « le mythe » est unmythe...), il a fallu jouer de deux sens bien dis-tincts, et opposés, du mot « mythe ». La phrasesignifie en effet que le mythe, en tant qu'inaugu-ration ou que fondation, est un mythe, c'est-à-direune fiction, une simple invention. Cette disparitédes sens possibles de « mythe » est en un sensaussi ancienne que Platon et Aristote. Cepen-

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dant, sa sollicitation dans la phrase moderne quisous-tend notre savoir du mythe : « le mythe estun mythe » ne présente pas par hasard, avec lafigure du mot d'esprit, la structure de l'abîme.Car il s'agit bien, dans cette phrase, en mêmetemps que de deux sens hétérogènes pour unmême vocable, d'une même réalité mythique, oud'une même idée du mythe, dont une espèce dedésunion interne engendre les deux sens et leurinfini rapport ironique. C'est le même mytheque la tradition du mythe a pensé comme fonda-tion et comme fiction. La sentence qui joue dela désunion met en oeuvre les ressources d'uneréunion antérieure, secrète et profonde au cœurdu mythe lui-même.

La pensée mythique, en effet — opérant d'unecertaine manière par la relève dialectique desdeux sens du mythe 54 — n'est pas autre chose

54. C'est une simplification, bien sûr. Ce qui avaitdistingué et constitué ces deux sens, c'était déjà l'opé-ration de la pensée mythique, c'est-à-dire de la penséephilosophique, seule capable d'assigner les deuxconcepts de « fondation » et de « fiction ». (Cf., surl'élaboration platonicienne du sens de mythos, LucBrisson, Platon, les mots et les mythes, Paris, 1982).La véritable pensée du mythe, c'est la philosophie, quitoujours — de fondation — a voulu dire la vérité 1)du mythe, 2) par rapport au (contre le) mythe. Lesdeux vérités ensemble composent le mythe philosophi-que de la relève logique/dialectique du mythe. Danscette relève, la « fiction » se convertit intégralement en« fondation ». Ainsi F. Fédier, par exemple, peut-ilécrire que pour Hölderlin le mythe n'a pas « le senscourant aujourd'hui, celui, en gros, de la fiction ». Il

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que la pensée d'une fiction fondatrice, ou d'unefondation par la fiction. Bien loin de s'opposer,les deux concepts s'épousent dans la penséemythique du mythe. Lorsque Schlegel réclameune « nouvelle mythologie », il en appelle trèsexpressément à l'art, à la poésie et à l'imagina-tion créatrice. C'est l'imagination, en effet, quidétient le secret d'une force originelle de lanature, seule capable de véritables inaugura-tions. La fiction poétique est la véritable —sinon la véridique — origine d'un monde. Etlorsque Schelling s'oppose, en un sens, à Schle-gel et à tous ceux à qui il reproche de considérerla mythologie comme une fiction, lorsqu'ildéclare que les forces à l'œuvre dans le mythe« n'étaient pas de simples forces imaginaires,mais les véritables puissances théogoniques elles-mêmes 56 », sa critique ne s'en exerce pas moinsau profit de ce qu'il faudrait appeler une auto-imagination, ou un auto-fictionnement de lanature.

L'analyse de la mythologie par Schelling estsans doute la plus puissante qui ait été pro-

est au contraire « parole pure, parole avérante » (inQu'est-ce que Dieu ?, op. cit., p. 133). La relève consisteainsi — profondément tributaire d'une métaphysiquedu sujet parlant, ou de la parole comme sujet — àfonder la vérité dans une véracité, dans l' « avération »d'un dire, c'est-à-dire dans la détermination la plus fine,la plus déliée d'une fiction : celle d'une diction. Toutela problématique philosophique de la Dichtung setient là.

55. Philosophie der Offenbarung, Stuttgart, 1858,p. 379.

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duite, jusqu'à l'analyse structurale. On peutmême penser que l'une et l'autre constituent deuxversions — « idéaliste » et « positive » — d'unmême mythe de la mythologie, et d'une mêmemytho-logie du mythe 56.

Selon ce mythe, ou selon cette logique, lamythologie ne saurait être dénoncée comme unefiction, car la fiction qu'elle est est une opéra-tion : une opération d'engendrement chez l'un,de distribution de l'échange chez l'autre. Lemythe n'est pas « un mythe » s'il détient en tantque. mythe cette puissance opératoire, et si cettepuissance opératoire n'est pas, dans son fond,hétérogène mais homogène aux opérations diffé-rentes mais similaires qu'accomplissent, pourl'un, la conscience, pour l'autre, la science. Ence sens, le mythe n'est pas susceptible d'êtreanalysé selon une autre vérité que la sienne, etpar conséquent surtout pas en termes de « fic-tion ». Mais il doit être analysé selon la véritéque sa fiction lui confère, ou plus précisémentselon la vérité que le fictionnement mythantconfère aux dits et aux récits mythiques. C'est cequ'exigé Schelling avec la « tautégorie ». Lemythe se signifie lui-même, et convertit ainsi

56. Cf., pour se limiter à un rapprochement frap-pant, cette phrase de Lévi-Strauss à la fin de l'Hommenu (p. 605) : « Les mythes (...) ne faisaient rien d'autreque généraliser les procès d'engendrement de la penséedévoilés à celle-ci quand elle s'exerce, et qui sont iciet là les mêmes parce que la pensée, et le monde quil'englobe et qu'elle englobe, sont deux manifestationscorrélatives d'une même réalité. »

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que la pensée d'une fiction fondatrice, ou d'unefondation par la fiction. Bien loin de s'opposer,les deux concepts s'épousent dans la penséemythique du mythe. Lorsque Schlegel réclameune « nouvelle mythologie », il en appelle trèsexpressément à l'art, à la poésie et à l'imagina-tion créatrice. C'est l'imagination, en effet, quidétient le secret d'une force originelle de lanature, seule capable de véritables inaugura-tions. La fiction poétique est la véritable —sinon la véridique — origine d'un monde. Etlorsque Schelling s'oppose, en un sens, à Schle-gel et à tous ceux à qui il reproche de considérerla mythologie comme une fiction, lorsqu'ildéclare que les forces à l'œuvre dans le mythe« n'étaient pas de simples forces imaginaires,mais les véritables puissances théogoniques elles-mêmes 55 », sa critique ne s'en exerce pas moinsau profit de ce qu'il faudrait appeler une auto-imagination, ou un auto-fictionnement de lanature.

L'analyse de la mythologie par Schelling estsans doute la plus puissante qui ait été pro-

est au contraire « parole pure, parole avérante » (inQu'est-ce que Dieu ?, op. cit., p. 133). La relève consisteainsi — profondément tributaire d'une métaphysiquedu sujet parlant, ou de la parole comme sujet — àfonder la vérité dans une véracité, dans 1' « avération »d'un dire, c'est-à-dire dans la détermination la plus fine,la plus déliée d'une fiction : celle d'une diction. Toutela problématique philosophique de la Dichtung setient là.

55. Philosophie der Offenbarung, Stuttgart, 1858,p. 379.

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duite, jusqu'à l'analyse structurale. On peutmême penser que l'une et l'autre constituent deuxversions — « idéaliste » et « positive » — d'unmême mythe de la mythologie, et d'une mêmemytho-logie du mythe 56.

Selon ce mythe, ou selon cette logique, lamythologie ne saurait être dénoncée comme unefiction, car la fiction qu'elle est est une opéra-tion : une opération d'engendrement chez l'un,de distribution de l'échange chez l'autre. Lemythe n'est pas « un mythe » s'il détient en tantque mythe cette puissance opératoire, et si cettepuissance opératoire n'est pas, dans son fond,hétérogène mais homogène aux opérations diffé-rentes mais similaires qu'accomplissent, pourl'un, la conscience, pour l'autre, la science. Ence sens, le mythe n'est pas susceptible d'êtreanalysé selon une autre vérité que la sienne, etpar conséquent surtout pas en termes de « fic-tion ». Mais il doit être analysé selon la véritéque sa fiction lui confère, ou plus précisémentselon la vérité que le fictionnement mythantconfère aux dits et aux récits mythiques. C'est cequ'exigé Schelling avec la « tautégorie ». Lemythe se signifie lui-même, et convertit ainsi

56. Cf., pour se limiter à un rapprochement frap-pant, cette phrase de Lévi-Strauss à la fin de l'Hommenu (p. 605) : « Les mythes (...) ne faisaient rien d'autreque généraliser les. procès d'engendrement de la penséedévoilés à celle-ci quand elle s'exerce, et qui sont iciet là les mêmes parce que la pensée, et le monde quil'englobe et qu'elle englobe, sont deux manifestationscorrélatives d'une même réalité. »

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sa propre fiction en fondation ou en inaugura-tion du sens lui-même.

Le mythe n'est donc pas seulement fait d'unevérité propre, sui generis, mais il tend peut-êtreà devenir la vérité elle-même, cette vérité quipour Spinoza comme pour la pensée essentiellede la philosophie en général se ipsam patefacit.Mais c'est encore cette « patéfaction » du mythe,c'est même précisément elle qui lui confère lecaractère de la fiction — dans un autofictionne-ment. Ainsi que l'admet Schelling, « il est vraid'une certaine manière » que « les expressionsde la mythologie sont figurées » : mais elles sont« pour la conscience mythologique » la mêmechose que l'impropriété de la plupart de nos« expressions figurées ». C'est-à-dire que, demême que dans la langue cette figuration estapproprié, à l'intérieur de la mythologie l'im-propriété est propre, appropriée à la vérité et àla fiction du mythe. La mythologie est doncune figuration propre. Tel est son secret, et lesecret de son mythe — de sa vérité — pour toutela conscience occidentale 57.

Etre la figuration propre, être la propre figura-tion du propre, c'est accomplir proprement —improprement-proprement, comme un supplé-

57. Philosophie der Mythologie, Stuttgart, 1857,p. 139. Pour l'analyse de cet accomplissement poético-mythologique de la philosophie — symétrique de sarelève du mythe — cf. Ph. Lacoue-Labarthe in le Su-jet de la philosophie, Paris, Flammarion, 1979 (spécia-lement. «Nietzsche apocryphe»).

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ment de propriété 58 — le propre lui-même. Lanature avec ses « puissances » n'adviendrait pasà sa vérité sans le double procès de la « théogo-nie » naturelle et figurée, effective et représen-tée dans la conscience, se présentant, se profé-rant dans son mythos.

Il ne s'agit pas, pour Schelling, d'une repré-sentation seconde, d'une interprétation de lanature par une conscience primitive. Il s'agitbien plutôt de ceci que la nature, à l'origine,engendre les dieux en affectant la conscienceimmédiate (qui devient par là, et seulement parlà, conscience véritable). Elle l'affecte de l'exté-rieur, elle la frappe de stupor, dit Schelling(stupefacta quasi et attonita 59). C'est la représen-tation elle-même qui naît dans cette stupeurantérieure à toute représentation. C'est la rup-ture représentative elle-même, cette « ruptureinitiale opérée par la pensée mythique » dontparle Lévi-Strauss, et plus précisément cette rup-ture opérée par « le schématisme premier de lapensée mythique 60 ».

Ici comme chez Kant, le « schématisme » dési-gne l'opération essentielle d'une imaginationtranscendantale, qui produit chez Kant les

58. Selon la logique du « propre » telle que J. Der-rida en a analysé les contraintes métaphysiques dansDe la grammatologie ou dans « La mythologie blan-che » (in Marges, Paris, Minuit, 1972).

59. Einleitung in die Philosophie der Mythologie,Stuttgart, 1856, p. 193.

60. L'Homme nu, p. 607 et 603.

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« images non sensibles » fournissant une « règlepour la production des images empiriques »,tandis que chez Lévi-Strauss, par un mouvementinverse mais symétrique, le mythe « subsume lesindividualités sous le paradigme, élargit etappauvrit en même temps les données concrètesen leur imposant de franchir l'une après l'autreles seuils discontinus qui séparent l'ordre empi-rique de l'ordre symbolique, puis de l'ordreimaginaire, enfin du schématisme ». Le mytheest bien en somme l'auto-figuration transcendan-tale de la nature et de l'humanité, ou bien plusexactement l'auto-figuration — ou l'auto-imagi-nation — de la nature comme humanité et del'humanité comme nature. La parole mythiqueest ainsi le performatif de l'humanisation de lanature (et/ou de sa divinisation), et de la natura-lisation de l'homme (et/ou de sa divinisation).Au fond, le mythos est l'acte de langage parexcellence, la performation du paradigme, telleque le logos se la fictionne pour y projeter l'es-sence et le pouvoir qu'il pense comme siens.

A ce compte, la visée romantique d'unenouvelle mythologie fictionnante, imaginaire,joueuse, poétique et performatrice ne fait quemettre au jour la pensée d'où procède le mythedu mythe : elle consiste dans la pensée d'uneontologie poético-fictionnante, d'une ontologieprésentée dans la figure d'une ontogonie oùl'être s'engendre en se figurant, en se donnantl'image propre de sa propre essence, et l'auto-représentation de sa présence et de son présent.

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Die sich selbst erklärende Mythologie est le cor-rélat d'un être essentiellement mythant, ou d'uneessence mythante de l'être. Et le mythe du mythe,sa vérité, c'est que la fiction est en effet, danscette ontogonie, inaugurale. Le fictionnement esten somme le sujet de l'être. La mimesis est lapoiesis du monde en tant que monde vrai desdieux, des hommes et de la nature. Le mythe dumythe n'est pas du tout une fiction ontologique,c'est bel et bien une ontologie de la fiction, oude la représentation : c'est donc une forme par-ticulièrement accomplie et accomplissante del'ontologie de la subjectivité en général.

Mais c'est là, aussi bien, ce qui provoque l'in-terruption. De Schelling à Lévi-Strauss, de lapremière à la dernière version de la pensée mythi-que, on va d'une interruption à une autre. Audébut, la puissance du mythe frappe de stupeurla conscience, et la met « hors d'elle-même »(c'est-à-dire qu'elle la rend consciente). A la fin,la conscience devenue conscience de soi et dela totalité en tant que mythe se suspend sur (oucomme) la conscience de l'essence mythique(ou : subjective) du « soi » de toutes choses.Lévi-Strauss écrit en effet :

«Mon analyse fait donc ressortir lecaractère mythique des objets : l'univers,la nature, l'homme, qui au long de milliers,de millions, de milliards d'années n'auront,somme toute, rien fait d'autre qu'à la façond'un vaste système mythologique déployer

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Les ressources de leur combinatoire avantde s'involuer et de s'anéantir dans l'évi-dence de leur caducité 61. »

Ou bien encore :

« La sagesse consiste pour l'homme à seregarder vivre son intériorité historiqueprovisoire, tout en sachant (mais dans unautre registre) que ce qu'il vit si complè-tement et intensément est un mythe, quiapparaîtra tel aux hommes d'un siècle pro-chain... 62 »

La désunion des sens du « mythe » s'opèredonc à nouveau au sein même de la pensée quientendait écarter la dénonciation du mythe pourcause de fiction, au sein de la pensée d'une com-munion de la fondation et de la fiction (de lafondation par la fiction). C'est en effet le mêmeLévi-Strauss qui affirmait, sur un ton sommetoute très proche de celui de Schelling, que lesmythes, « loin d'être l'œuvre d'une " fonctionfabulatrice " tournant le dos à la réalité » pré-servaient « des modes d'observation et deréflexion » dont les résultats « assurés dix milleans » avant ceux des sciences modernes « sonttoujours le substrat de notre civilisation » 63.

La phrase « le mythe est un mythe » a simul-

61. L'Homme nu, p. 620-621.62. La Pensée sauvage. Paris, Plon, 1962, p. 338.63. Ibid. p. 25.

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tenément et dans la même pensée la valeur del'ironie désenchantée (« la fondation est une fic-tion ») et celle de l'affirmation onto-poético-logi-que (« la fiction est une fondation »).

C'est pourquoi le mythe est interrompu. Il estinterrompu par son mythe.

C'est pourquoi l'idée d'une « nouvelle mytho-logie » n'est pas seulement dangereuse : elle estvaine, car une nouvelle mythologie supposerait,comme sa condition de possibilité, un mythe dumythe qui ne fût pas soumis à la logique rigou-reuse dont le procès s'est déployé entre Schellinget Lévi-Strauss 64 — ou bien, entre Platon et

64. Au reste, ce n'est pas ta seule idée d'une « nou-velle mythologie » qui est en cause, mais toute idéed'une fiction directrice ou régulatrice. A ce titre, lemodèle kantien de 1' « Idée régulatrice » n'est, jusqu'àun certain point, qu'une variante moderne du fonction-nement mythique : elle se connaît comme la fictiond'un mythe qui n'adviendra pas mais qui donne unerègle pour penser et pour agir. Il y a ainsi toute unephilosophie du « comme si » (qui n'appartient passeulement à Vaihinger, dont on connaît Die Philoso-phie des Als Ob, mais aussi à Nietzsche, à Freud, et àtout un mode moderne de pensée), qu'on ne peut assu-rément pas confondre avec une mythologie, mais quin'en revêt pas moins une allure comparable. C'est tou-jours de fondation dans la fiction qu'il s'agit. Mêmel'utilisation récente que fait Lyotard de l'Idée régula-trice (dans le Différend, op. cit.), expressément distin-guée du mythe et opposée à lui, ne me paraît pas déter-minée de manière assez précise pour échapper complè-tement à ce fonctionnement. C'est qu'il faut aller jus-qu'à penser une interruption ou une suspension del'Idée comme telle : ce que sa fiction fait voir doit êtresuspendu, sa figure inachevée.

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nous —, et qui consiste sans doute essentielle-ment dans cette logique — ou dans cette mythi-que — nihiliste ou annihilante : l'être que lemythe engendre implose dans sa propre fiction.

La puissance du mythe s'est étendue entredeux interruptions : l'interruption de la purenature, et l'interruption du mythe lui-même.L'appel à la puissance du mythe (que cet appelsoit poétique ou politique, et il ne peut être,nécessairement, que les deux à la fois : c'estcela, le mythe, c'est la poéticité du politique etla politicité du poétique — fondation et fic-tion —, tant que le poétique et le politique sontcompris dans l'espace de pensée du mythe), cetappel ou la volonté de la puissance du mythese sont tenus entre ces deux interruptions. Entrela nature ouverte par une auto-figuration de sapuissance naturelle, et la culture fermée parune auto-résolution de ses figures illusoires.

Essentiellement, cette volonté de la puissancedu mythe fut totalitaire. Et même, elle définitpeut-être le totalitarisme (ou ce que je désignecomme l'immanentisme) — lequel, de ce fait,est lui aussi, en droit, interrompu...

En usant d'une fort mauvaise distinction, pourla clarté de l'exposé, on pourrait dire que lavolonté (de la puissance) du mythe est deux fois

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totalitaire ou immanentiste : dans sa forme, etdans son contenu.

Dans sa forme, parce que la volonté du mythe,qui se révèle plus exactement comme la volontéJe la mythation, n'est peut-être pas autre choseque la volonté de la volonté 65. De la volonté, eneffet, il faut prendre la définition chez Kant :la volonté, qui n'est autre que la faculté de dési-rer déterminée selon la raison, est la facultéd'être cause par ses représentations de la réalitéde ces mêmes représentations. La naturemythante de Schelling est une volonté ; elle estmême, anticipant Schopenhauer, la volonté dumonde et le monde comme volonté. Le mythen'est pas la simple représentation, il est la repré-sentation à l'œuvre, se produisant elle-même —mimésis auto-poétique — comme effet : la fic-tion qui fonde, non pas un monde fictif (c'estce que Schelling et Lévi-Strauss récusent), maisle fictionnement comme façonnement d'unmonde, ou le devenir-monde du fictionnement.Autrement dit : le façonnement d'un monde dusujet, le devenir-monde de la subjectivité.

Théogonie, cosmogonie, mythogonie et mytho-logie, la volonté du mythe est la volonté dumythe de la volonté. Je l'ai déjà dit : essentielle-ment, le mythe se communique lui-même, et nonautre chose. Se communiquant, il fait être ce

65. En laquelle Heidegger résout la volonté de puis-sance de Nietzsche, et circonscrit l'essence ultime dela subjectivité.

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qu'il dit, il fonde sa fiction. Cette communica-tion efficace de soi, c'est la volonté — et lavolonté, c'est la subjectivité présentée (se repré-sentant) comme une totalité sans reste.

La volonté mythique est totalitaire dans soncontenu, car celui-ci est toujours la communion.Toutes les communions : de l'homme avec lanature, de l'homme avec Dieu, de l'homme aveclui-même, des hommes entre eux. Le mythe secommunique nécessairement comme mythe pro-pre à la communauté, et il communique unmythe de la communauté : la communion, lecommunisme, le communautarisme, la communi-cation, la communauté elle-même, prise simple-ment et absolument, la communauté absolue.Ainsi, pour en donner une figure (un mythe)exemplaire, la communauté des Indiens Guaranipour Pierre Clastres :

« Leur grand dieu Namandu surgit desténèbres et inventa le monde. Il fait qu'ad-vienne d'abord la Parole, substance com-mune aux divins et aux humains. (...) Lasociété, c'est la jouissance du bien communqu'est la Parole. Instituée égale par déci-sion divine — par nature l — la sociétése rassemble en un tout un, c'est-à-direindivisé (...) les hommes de cette sociétésont tous uns 66. »

66. Pierre Clastres, Recherches d'anthropologie poli-tique, Paris, Seuil, 1980, p. 125.

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La communauté absolue — le mythe — n'estpas tant la fusion totale des individus que lavolonté de la communauté : le désir d'opérerpar la puissance du mythe la communion que lemythe représente, et qu'il représente comme unecommunion ou comme une communication desvolontés. La fusion s'ensuit : le mythe repré-sente l'immanence des existences multiples à sapropre fiction unique, qui les rassemble et leurdonne, dans sa parole et comme cette parole,leur commune figure.

Cela ne signifie pas seulement que la commu-nauté est un mythe, que la communion commu-nautaire est un mythe. Cela signifie que lemythe, que la force et la fondation mythiquessont essentielles à la communauté, et qu'il nepeut donc pas y avoir de communauté hors dumythe. Là où il y a eu mythe, s'il y a eu quelquechose de tel ou si nous pouvons savoir ce quecela veut dire, il y a eu, nécessairement, com-munauté, et réciproquement. — Mais l'interrup-tion du mythe est donc aussi, nécessairement,l'interruption de la communauté.

** *

S'il n'y a pas de nouvelle mythologie, il n'ya pas et il n'y aura pas de nouvelle communauté.Si le mythe est un mythe, la communauté se

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résorbe avec lui dans cet abîme, ou se dissoutdans cette ironie. Aussi bien la déploration dela « perte de la communauté » est-elle le plussouvent accompagnée d'une déploration de la« perte » de la puissance des mythes.

Et pourtant : le pur et simple effacement,sans restes, de la communauté est un malheur.Non pas un malheur sentimental, ni même éthi-que, mais c'est un malheur — un désastre —ontologique. C'est une privation d'être pourl'être qui est essentiellement et plus qu'essentiel-lement un être en commun. L'être en communsignifie que les êtres singuliers ne sont, ne seprésentent, ne paraissent que dans la mesure oùils com-paraissent, où ils sont exposés, présentésou offerts les uns aux autres. Cette comparutionne s'ajoute pas à leur être, mais leur être y vientà l'être.

Aussi la communauté ne disparaît-elle pas.Elle ne disparaît jamais. La communauté résiste :en un sens, je l'ai dit, elle est la résistancemême. Sans la comparution de l'être — ou desêtres singuliers —, il n'y aurait rien, ou plutôtil n'y aurait que l'être s'apparaissant à lui-même,même pas en commun avec soi, mais l'Etreimmanent immergé dans une épaisse parence. Lacommunauté résiste à cette immanence infinie.La comparution des êtres singuliers — ou de lasingularité de l'être — maintient un écart ouvert,un espacement dans l'immanence.

Y a-t-il un mythe pour cette communauté dela comparution ? Il n'y en a pas, si le mythe

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est toujours mythe de la réunion, de la commu-nion de la communauté. Au contraire, c'est l'in-terruption du mythe qui nous révèle la naturedisjointe ou dérobée de la communauté. Dansle mythe, la communauté était proclamée : dansle mythe interrompu, la communauté s'avèreêtre ce que Blanchot a nommé « la communautéinavouable ».

L'inavouable a-t-il un mythe ? Par définition,il n'en a pas. L'absence d'aveu ne fait pas uneparole, ni un récit. Mais si la communauté estinséparable du mythe, ne faudra-t-il pas qu'il yait, par une exigence paradoxale, un mythe dela communauté inavouable ? Cela pourtant estimpossible. Il faut le répéter : la communautéinavouable, le retrait de la communion ou del'extase communautaire sont révélés par l'inter-ruption du mythe. Et l'interruption n'est pas unmythe : « Il est impossible de contester l'absencede mythe », écrivait Bataille.

Nous sommes donc abandonnés à cette« absence de mythe ». Bataille la définissaitainsi :

« Si nous disons tout simplement aucompte de la lucidité que l'homme actuelse définit par son avidité de mythe, et sinous ajoutons qu'il se définit aussi par laconscience de ne pouvoir accéder à lapossibilité de créer un mythe véritable,

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nous avons défini une sorte de mythe quiest l'absence de mythe 67. »

Bataille en venait à cette définition aprèsavoir envisagé la proposition, venue du surréa-lisme (c'est-à-dire d'un avatar du romantisme),de créer de nouveaux mythes. Il avançait aussi-tôt que « ni ces mythes ni ces rites ne seront devéritables mythes ou rites du fait qu'ils ne rece-vront pas l'assentiment de la communauté. »Cet assentiment ne peut être obtenu si le mythene provient pas, déjà, de la communauté —fût-ce à travers la bouche d'un seul, qui luidonne sa voix singulière. L'idée même de l'in-vention d'un mythe, en ce sens, est une contra-diction dans les termes. La communauté etpar conséquent l'individu (le poète, le prêtre, ouleur auditeur) n'inventent pas le mythe : c'esten lui, au contraire, qu'ils sont inventés ou qu'ilss'inventent eux-mêmes. Et c'est dans la mesureoù il se définit par la perte de la communautéque l'homme moderne se définit par l'absencede mythe.

En même temps, Bataille définit l'absence demythe elle-même comme « une sorte de mythe ».Il s'en explique ainsi :

« Si nous nous définissons comme inca-pables d'arriver au mythe et comme en

67. « L'absence de mythe » in le Surréalisme en1947, éd. Maeght, 1947 et la conférence « La religionsurréaliste » in Œuvres, t. VII, Paris, 1970, p. 381 sq.

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souffrances, nous définissons le fond del'humanité actuelle comme une absence demythe. Et cette absence de mythe peut setrouver devant celui qui la vit, qui la vit,entendons-nous, avec la passion qui ani-mait ceux qui voulaient autrefois vivre nonplus dans la terne réalité mais dans laréalité mythique [Bataille lui aussi définitdonc ici le mythe comme un mythe], cetteabsence de mythe peut se trouver devantlui comme infiniment plus exaltante quene l'ont été autrefois des mythes quiétaient liés à la vie quotidienne. »

Ce qui fait un mythe de l'absence de mythe,ce n'est plus, plus directement en tout cas, soncaractère communautaire. Au contraire, le rap-port mythique à 1' « absence de mythe » est pré-senté comme le rapport, en apparence, d'un indi-

vidu. Si l'absence de mythe fait la conditioncommune de l'homme actuel, cette condition nefait pas, elle défait plutôt la communauté. Cequi assure la fonction d'une vie selon le mythe,ici, c'est la passion, ou l'exaltation avec laquellele contenu du mythe — ici, 1' « absence demythe » — peut être partagé. Ce que Batailleentend par la « passion » n'est pas autre chosequ'un mouvement qui porte à la limite, et à lalimite de l'être. Si l'être se définit dans la singu-larité des êtres (c'est au fond la manière dontBataille, consciemment ou non, transcrit la pen-sée heideggerienne de la finitude de l'être),

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c'est-à-dire si l'être n'est pas l'Etre communianten lui-même avec lui-même, s'il n'est pas sa pro-pre immanence, mais s'il est le singulier desêtres (c'est ainsi que je transcrirais Heidegger etBataille l'un par l'autre), s'il partage les singu-larités, étant lui-même partagé par elles, alors,la passion porte à la limite de la singularité :logiquement, cette limite est le lieu de la com-munauté.

Ce lieu, ou ce point, pourrait être celui de lafusion, de la consumation et de la communiondans une immanence retrouvée, à nouveau vou-lue, à nouveau mise en scène : ce pourrait êtreun nouveau mythe, c'est-à-dire le renouvelle-ment du vieux mythe toujours identique à lui-même. Mais en ce point — au point de la com-munauté — il n'y a pas, précisément, decommunauté : et il n'y a donc pas non plus demythe. L'absence de mythe s'accompagne,Bataille le dit aussitôt après, de l'absence decommunauté. La passion de l'absence de mythetouche à l'absence de communauté. Et c'est encela même qu'elle peut être une passion (autrechose qu'une volonté de puissance).

Ce point n'indique pas l'envers ou le négatifd'une communauté rassemblée dans son mythe etpar lui. Car ce que Bataille appelle l'absence decommunauté n'est pas la pure et simple dissolu-tion de la communauté. L'absence de commu-nauté apparaît dans la reconnaissance de ce quetoute communauté, à travers la fusion qu'ellecherche essentiellement, et par exemple à travers

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« la fête ancienne », ne peut pas manquer de« créer un nouvel individu, que l'on pourraitappeler l'individu collectif ». La fusion commu-nautaire, au lieu de propager son mouvement,reconstitue la séparation : communauté contrecommunauté. Ainsi, l'accomplissement de lacommunauté en est la suppression. Atteindre àl'immanence coupe d'une autre immanenceencore : atteindre à l'immanence coupe l'imma-nence elle-même.

Mais l'absence de communauté représente aucontraire ce qui n'accomplit pas la communauté,ou la communauté elle-même en tant qu'elle nes'accomplit pas, et qu'elle ne s'engendre pascomme un nouvel individu. En ce sens, « l'ap-partenance de toute communauté possible à ceque j'appelle (...) absence de communauté doitêtre le fondement de toute communauté possi-ble ». Dans l'absence de communauté, l'œuvrede la communauté, la communauté en tantqu'oeuvre, le communisme, ne s'accomplit pas,mais la passion de la communauté se propage,désœuvrée, exigeant, appelant de passer toutelimite, tout accomplissement qui referme laforme d'un individu. Ce n'est donc pas uneabsence, c'est un mouvement, c'est le désœuvre-ment dans sa singulière « activité », c'est unepropagation : c'est la propagation, voire lacontagion, ou encore la communication de lacommunauté elle-même, qui se propage ou quicommunique sa contagion par son interruptionmême.

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Elle interrompt la fusion, elle suspend la com-munion, et ce coup d'arrêt, cette rupture ren-voie à nouveau à la communication de la com-munauté. Cette interruption, au lieu de refermer,expose à nouveau la singularité à sa limite,c'est-à-dire à l'autre singularité. Au lieu de s'ac-complir dans une œuvre de mort et dans l'imma-nence d'un sujet, la communauté se communiquepar la répétition et par la contagion des nais-sances : chaque naissance expose une autre sin-gularité, une limite supplémentaire, et donc uneautre communication. Ce n'est pas le contrairede la mort, car la mort de cet être singulier quivient de naître est aussi bien inscrite et commu-niquée par sa limite. Il est déjà exposé à samort, et nous y expose avec lui. Mais cela signi-fie essentiellement que cette mort comme cettenaissance nous sont retirées, ne sont pas notreœuvre, ni l'œuvre de la collectivité.

L'interruption tourne de toutes parts la com-munauté au dehors, au lieu de la rassembler versun centre — ou bien, son centre est le lieu géo-métrique d'une exposition indéfiniment multi-pliée. Les êtres singuliers comparaissent : cettecomparution fait leur être, les communique l'unà l'autre. Mais l'interruption de la communauté,l'interruption d'une totalité qui l'accomplirait,est la loi même de la comparution. L'être sin-gulier paraît à d'autres êtres singuliers, il leur estcommuniqué singulier. C'est un contact, c'estune contagion : un toucher, la transmission d'untremblement au bord de l'être, la communication

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d'une passion qui nous fait semblables, ou de lapassion d'être semblables, d'être en commun.

La communauté interrompue ne se fuit pas :mais elle ne s'appartient pas, elle ne se réunitpas, elle se communique, de place singulière enplace singulière. « La base de la communication,écrit Blanchot, n'est pas nécessairement la parole,voire le silence, qui en est le fond et la ponctua-tion, mais l'exposition à la mort, non plus demoi-même, mais d'autrui dont même la présencevivante et la plus proche est déjà l'éternelle etl'insupportable absence. »

Ainsi, « le mythe de l'absence de mythe » —qui répond à la communauté interrompue —n'est-il pas lui-même un autre mythe, un mythenégatif (ni le négatif d'un mythe), mais il n'estce mythe que pour autant qu'il consiste dansl'interruption du mythe. Il n'est pas un mythe :il n'y a pas de mythe de l'interruption du mythe.Mais l'interruption du mythe définit la possibi-lité d'une « passion » égale à la passion mythi-que — et cependant déchaînée par la sus-pension de la passion mythique : une passion« consciente », « lucide », ainsi que le ditBataille, une passion ouverte par la comparutionet pour elle, la passion non de se fondre, maisd'être exposé, et de savoir que la communautéelle-même ne limite pas la communauté, qu'elleest toujours au-delà, c'est-à-dire au-dehors, offerteau-dehors de chaque singularité, et pour celatoujours interrompue sur le bord de la moindrede ces singularités.

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L'interruption est au bord, ou plutôt elle faitle bord où les êtres se touchent, s'exposent, seséparent, communiquent ainsi et propagent leurcommunauté. Sur ce bord, vouée à ce bord etsuscitée par lui, née de l'interruption, il y a unepassion — qui est, si on veut, ce qui reste dumythe, ou qui est plutôt elle-même l'interruptiondu mythe.

** *

L'interruption du mythe — et l'interruptiondu mythe en tant que la passion de la commu-nauté — disjoint le mythe de lui-même, ou leretire à lui-même. Il ne suffit pas de dire : « lemythe est un mythe », car la formule de l'ironie,je l'ai déjà dit, est au fond la même que la for-mule de l'identité du mythe (et de son identitémythique...).

Dans l'interruption, il n'y a plus rien à faireavec le mythe, pour autant que le mythe esttoujours un achèvement, un acomplissement.Mais dans l'interruption, ce n'est pas non plusle silence — qui peut lui-même avoir son mythe,ou qui peut être le mythe lui-même dans l'un deses achèvements. Dans l'interruption du mythe,quelque chose se fait entendre, ce qui reste dumythe lorsqu'il est interrompu — rien, sinon lavoix même de l'interruption, si on peut dire.

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Mais cette voix est celle de la communauté,ou de la passion de la communauté. S'il fautaffirmer que le mythe est essentiel à la commu-nauté — mais s'il lui est essentiel au sens où ill'achève, où il lui donne une clôture et un destind'individu, de totalité achevée —, il faudra doncaffirmer aussi que dans l'interruption du mythese fait entendre la voix de la communauté inter-rompue, la voix de la communauté inachevée,exposée, parlant comme le mythe sans être enrien la parole mythique.

Cette voix semble tenir encore les déclarationsdu mythe, car dans l'interruption il n'y a rien denouveau à entendre, il n'y a pas de nouveaumythe qui surgisse, mais c'est la vieille récita-tion qu'on croit entendre. Lorsqu'une voix, ouune musique est interrompue soudain, on entendà l'instant même autre chose, un mixte ou unentre-deux de silence et de bruits divers que leson recouvrait, mais dans cette autre chose onentend à nouveau la voix ou la musique, deve-nues en quelque sorte la voix ou la musique deleur propre interruption : une sorte d'écho, maisqui ne répéterait pas ce dont il serait la réver-bération.

En elles-mêmes, dans leur présence et dansleur accomplissement, la voix ou la musiquesont défaites, elles se sont dissoutes. La presta-tion mythologique est terminée, cela n'a pluscours, ça ne marche plus (si jamais ça a marchécomme nous pensions que cela devait marcher,dans notre mythologie fonctionnelle, structurale

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et communielle). Mais la voix ou la musiqueinterrompues impriment en quelque sorte lescheme de leur retrait au murmure ou au bruisse-ment que l'interruption fait lever. Ce n'est plusla prestation — ou la performance, comme disentles linguistes ou les artistes —, mais ce n'est passans voix ni sans musique. Il y a une voix del'interruption, et son scheme s'imprime au bruis-sement de la communauté exposée à sa propredispersion. Lorsque s'arrête l'émission du mythe,la communauté qui ne s'achève pas, qui nefusionne pas, mais qui se propage et qui s'ex-pose, cette communauté se fait entendre d'unecertaine manière. Elle ne parle pas, sans doute,elle ne fait pas non plus une musique. Je l'aidit : elle est elle-même l'interruption, car c'estsur cette exposition des êtres singuliers que lemythe s'interrompt. Mais l'interruption elle-même a une voix singulière, une voix ou unemusique retirée, reprise, retenue et exposée à lafois dans un écho qui ne répète pas — la voixde la communauté, et qui peut-être, à sa manière,avoue sans le dire l'inavouable, qui énonce sansle déclarer le secret de la communauté, ou plusprécisément encore, qui présente, sans l'énoncer,la vérité sans mythe de l'être-en-commun sansfin, de cet être en commun qui n'est pas un « êtrecommun », que la communauté elle-même nelimite donc pas, et que le mythe est incapablede fonder ou de contenir. Il y a une voix de lacommunauté qui s'articule dans l'interruptionet de l'interruption elle-même.

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On a donné un nom à cette voix de l'interrup-tion : la littérature (ou l'écriture, si on veut bienprendre ici les deux mots dans les acceptions parlesquelles ils se correspondent). Ce nom, sansdoute, ne convient pas. Mais aucun nom neconvient ici. Le lieu ou le moment de l'interrup-tion est sans convenance. Blanchot parle de « laseule communication qui désormais convienne etqui passe par l'inconvenance littéraire ». Ce qui,de la littérature, est inconvenant, c'est qu'elle neconvient pas au mythe de la communauté, ni à lacommunauté du mythe. Elle ne convient, ni àla communion, ni à la communication.

Et pourtant, si ce nom de « littérature » esttoujours en passe de ne pas convenir à l' « incon-venance littéraire » elle-même, n'est-ce pas parceque la littérature a les rapports les plus étroitsavec le mythe ? Le mythe n'est-il pas l'originede la littérature, l'origine de toute littérature eten un sens peut-être son unique contenu, sonunique récit, à moins que ce ne soit son uniqueposture (celle du récitant, qui est son proprehéros) ? Y a-t-il une scène littéraire qui ne soitpas reprise de la scène mythologique (et celafaut aussi, à ce compte, de la scène ou des scè-nes philosophiques, qui, de cette façon entreautres, appartiennent au « genre » de la littéra-ture) ?

Non seulement la littérature est l'héritière (oul'écho) du mythe, mais la littérature a été penséeet doit sans doute être pensée en un sens elle-même comme mythe — et comme le mythe de

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la société sans mythes 68. Chez Blanchot lui-même,dans un texte déjà ancien, on peut lire que dansla littérature « tout doit aboutir à une inventionmythique ; il n'y a d'œuvre que là où s'ouvrela source des images révélatrices 69 ». Il n'estpas certain que Blanchot se contenterait aujour-d'hui de cette phrase. Certes, il n'y a d'oeuvreque s'il y a « révélation » (on peut aussitôtm'interrompre : que ferons-nous de ce mot,« révélation »? ne va-t-il pas avec « mythe »,comme du reste avec « image »? — mais c'estici l'espace de l'inconvenance absolue : chacun

68. On trouverait, depuis le romantisme jusqu'ànous, et même hors du contexte schlégélien de la « nou-velle mythologie », une suite ininterrompue de témoi-gnages sur cette vision mythologique, ou mythopoïéti-que, de la littérature. Un exemple tout récent en seraitMarc Eigeldinger, Lumières du mythe, Paris, PUF,1983.

69. Faux-pas, Paris, Gallimard, 1943, p. 222. Peuavant, Blanchot définissait la dimension mythique, op-posée à la psychologie, comme « le signe de grandesréalités que l'on atteint par un tragique effort contresoi-même ». Après la rédaction de mon texte, j'ai prisconnaissance de l'article de Blanchot, « Les intellec-tuels en question » dans le Débat de mai 1984, où j'aipu lire ceci : « Les Juifs incarnent (...) le rejet desmythes, le renoncement aux idoles, la reconnaissanced'un ordre éthique qui se manifeste par le respect dela loi. Dans le juif, dans le " mythe du juif ", ce queveut anéantir Hitler, c'est précisément l'homme libérédes mythes. » C'est aussi une manière d'indiquer où etquand le mythe s'est définitivement interrompu. J'ajou-te ceci : « l'homme libéré des mythes » appartient désor-mais à une communauté qu'il nous incombe de laisservenir, et s'écrire.

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de ces mots dit aussi sa propre interruption).Mais la révélation de la littérature ne révèle pas,comme celle du mythe, une réalité accomplie, nila réalité d'un accomplissement. Elle ne révèlepas, de manière générale, quelque chose — ellerévèle plutôt l'irrévélable : à savoir ceci, qu'elle-même, en tant qu'oeuvre qui révèle, qui faitaccéder à une vision et à la communion d'unevision, est essentiellement interrompue.

Il y a dans l'œuvre la part du mythe et lapart de la littérature ou de l'écriture. La secondeinterrompt le premier, elle « révèle » précisé-ment par l'interruption du premier (par l'ina-chèvement du récit ou du discours) — elle révèlemême avant tout son interruption, et c'est encela qu'elle peut être dite, si elle le peut encore— et elle ne le peut plus —, une « inventionmythique ».

Mais la part du mythe et la part de la litté-rature ne sont pas deux parts séparables et oppo-sables au sein de l'œuvre. Ce seraient plutôt desparts au sens où la communauté partage ou separtage les œuvres de manières différentes : tan-tôt à la façon du mythe, tantôt à la façon de lalittérature. La seconde est l'interruption de lapremière. La « littérature » (ou l' « écriture »)est ce qui dans la littérature, c'est-à-dire dansle partage ou dans la communication des œuvres,interrompt le mythe — en donnant voix à l'être-en-commun qui n'a pas de mythe et qui ne peutpas en avoir. Ou plutôt, car l'être en communn'est nulle part, et ne subsiste pas en un lieu

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mythique qu'on pourrait nous révéler, la litté-rature ne lui donne pas une voix, mais c'estl'être en commun qui est littéraire (ou scriptu-raire).

** *

Qu'est-ce que cela veut dire ? Cela veut-ildire quelque chose ?

J'avais écrit que la seule question qui se poseest celle du « communisme littéraire », ou encorecelle d'une « expérience littéraire de la commu-nauté ». Blanchot a insisté : « La communauté,dans son échec même, a partie liée avec unecertaine sorte d'écriture », et : « Communautéidéale de la communication littéraire ». Celapeut toujours faire un mythe de plus, un nou-veau mythe, et même pas aussi nouveau que cer-tains pourraient le croire : c'est chez les roman-tiques d'Iéna que se dessine pour la premièrefois (qui n'est peut-être pas la première, en réa-lité) le mythe de la communauté littéraire, pro-longé de plusieurs manières différentes jusqu'ànous par tout ce qui a pu ressembler à l'idéed'une « république des artistes » ou à l'idéedu communisme (par exemple, d'un certainmaoïsme) et de sa révolution présents, tels quels,à même l'écriture.

Mais parce que l'interruption du mythe nefait pas un mythe, l'être-en-commun dont jeparle — dont nous essayons, plusieurs, de par-

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1er, c'est-à-dire d'écrire — n'a rien à faire niavec le mythe de la communion par la littérature,ni avec celui de la création littéraire par la com-munauté. Si on peut dire, ou si du moins on peutessayer de dire, avec une pleine conscience del'inconvenance, que l'être-en-commun est litté-raire, c'est-à-dire si on peut tenter de dire qu'ila son être même dans la « littérature » (dansl'écriture, dans une certaine voix, dans une musi-que singulière, mais aussi dans une peinture,dans une danse, et dans l'exercice de la pensée...),il faudra qu-'on désigne par « la littérature » cetêtre lui-même, en lui-même, c'est-à-dire cettequalité ontologique singulière qui le donne encommun, qui ne le réserve pas avant ou après lacommunauté, comme une essence de l'homme,de Dieu ou de l'Etat achevant la communionqui l'accomplit, mais qui fait que cet être n'estque partagé en commun, ou plutôt que sa qualitéd'être, sa nature et sa structure, sont le partage(ou l'exposition).

La structure du partage se laisse aussi maldécrire que sa nature se laisse mal assigner.Le partage partage et se partage : c'est être encommun. On n'en fait pas le récit, on n'en déter-mine pas l'essence : il n'y en a pas de mythe, nide philosophie. Mais « la littérature » fait lepartage. Elle le fait, ou elle l'est, dans l'exactemesure où elle interrompt le mythe. Le mytheest interrompu par la littérature dans l'exactemesure où la littérature n'achève pas.

Si la littérature n'achève pas, ce n'est pas au

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sens mythique d'une « poésie infinie », selon lesvœux du romantisme. Ce n'est pas non plus ausens où le « désœuvrement » de Blanchot seraitatteint et présenté par les œuvres 70, mais pasnon plus au sens où ce « désœuvrement » seraitun pur dehors de l'œuvre. La littérature n'achèvepas à l'endroit même où elle achève : sur sonbord, juste sur la ligne du partage — une lignetantôt droite (le bord, la bordure du livre), tan-tôt incroyablement contournée ou brisée (l'écri-ture, la lecture). Elle n'achève pas à l'endroitoù l'œuvre passe d'un auteur à un lecteur, et dece lecteur à un autre lecteur ou à un autre auteur.Elle n'achève pas à cet endroit où l'œuvre passeà une autre œuvre du même auteur, et à cetautre endroit où elle passe à d'autres œuvresd'autres auteurs. Elle n'achève pas là où sonrécit passe à d'autres récits, son poème à d'autrespoèmes, sa pensée à d'autres pensées, ou au sus-pens inévitable de la pensée ou du poème. C'estinachevée et inachevante qu'elle est littérature.Et elle est littérature si elle est une parole (unelangue, un idiome, une écriture) — quelle qu'ellesoit, écrite ou non, fiction ou discours, littéra-ture ou non — qui ne met rien d'autre en jeuque l'être en commun.

La « littérature », pensée comme l'interrup-tion du mythe, communique seulement — en ce

70. « Le désœuvrement qui hante les œuvres, mêmesi elles ne sauraient l'atteindre » (la Communauté ina-vouable, p. 38).

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sens qu'elle ne met en jeu, qu'elle ne met enœuvre et ne voue au désœuvrement que la com-munication elle-même, le passage de l'un à l'au-tre, le partage de l'un par l'autre. La littératuren'a pas elle-même pour enjeu, à la différence dumythe qui se communique lui-même, communi-quant sa communion. Il est bien vrai que la tex-ture profonde de l'oeuvre littéraire semble répon-dre à la même intention : il est bien vrai quele texte ne représente rien d'autre que lui-même,et que son histoire est toujours sa propre his-toire, son discours, le discours de lui-même. Etdans cette mesure même, il peut y avoir unmythe du texte 71.

Mais le texte racontant sa propre histoireraconte une histoire inachevée, il la raconteinterrompue et il interrompt, essentiellement, sarécitation. Le texte s'interrompt là où il se par-tage — à tout instant, de toi, de lui ou d'elleà toi, à moi, à eux. En un sens, c'est le partagedu mythe. C'est la communauté qui s'échange etqui se distribue le mythe. Rien ne ressemblemieux à notre mythe de la fondation et de lacommunion de la tribu ou du peuple, voire del'humanité. Et pourtant, ce n'est pas ça. Cen'est plus la scène originelle de notre commu-

71. Tout comme il y a, du reste, un texte du mythe,qui l'interrompt en même temps qu'il le partage etqu'il le réinscrit dans la « littérature » : celle-ci ne senourrit peut-être jamais que de mythes, mais ne s'écritque de leur interruption.

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nion. Cela ne veut pas dire qu'il n'y ait pas dethéâtre — comme s'il pouvait y avoir de la litté-rature sans théâtre. Mais le théâtre, ici, ne vautplus en tant que scène de la représentation : ilvaut comme le bord extrême de cette scène,comme la ligne de partage où les uns sont expo-sés aux autres.

Sur cette ligne extrême et difficile, ce qui estpartagé n'est pas la communion, ce n'est pasl'identité achevée de tous en un, et ce n'estaucune identité achevée. Ce qui est partagé n'estpas cette annulation du partage, mais le partagelui-même, et par conséquent la non-identité detous, de chacun avec lui-même et avec autrui, etla non-identité de l'œuvre même avec elle-même,et de la littérature, enfin, avec la littérature elle-même.

Aussi, lorsque le texte raconte sa propre his-toire, et la raconte inachevée, et s'interromptlui-même — et lorsqu'il raconte encore cetteinterruption, mais à la fin s'interrompt encore —,c'est que ce texte n'a pas lui-même pour enjeu,pour fin, ni pour principe. En un sens, la litté-rature ne vient que de la littérature, et y retourne.Mais en un autre sens — qui sans cesse inter-fère avec le premier, et de telle sorte qu'à chaqueinterférence c'est le mythe qui est interrompu —,en un autre sens le texte, ou l'écriture, ne pro-cède que du rapport singulier entre les êtressinguliers (on les appelle, ou on les a jusqu'iciappelés : les hommes, les dieux, et aussi lesanimaux ; mais ce sont encore des noms mytho-

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logiques). Il en procède, ou il est ce rapport, ilen donne la nervure ontologique : l'être en tantqu'être en commun est l'être (de) la littérature.Ce n'est pas un être de littérature : ce n'est pasune fiction, ni narrative, ni théorique. Cela veutdire au contraire que la littérature, dès le momentdu moins où nous comprenons par ce mot l'in-terruption du mythe, a pour être (pour essence,si on veut, ou encore, pour constitution trans«cendantale) l'exposition commune des êtres sin-guliers, leur comparution. L'écrivain le plus soli-taire n'écrit que pour l'autre. (Celui qui écritpour le même, pour lui-même ou pour l'anonymede la foule indistincte, n'est pas un écrivain.)

Ce n'est pas parce qu'il y a de la littérature qu'ily a de la communauté. On peut bien dire, sansdoute, que c'est parce qu'il y a de la littératurequ'il y a le mythe de la communion, et parsurcroît le mythe de la communion littéraire.A cet égard, la littérature qui a correspondu à lagrande interruption moderne des mythes a immé-diatement engendré son propre mythe. Mais c'estce mythe, désormais, qui s'interrompt à sontour. Et l'interruption révèle que c'est parcequ'il y a de la communauté qu'il y a de la litté-rature : la littérature inscrit l'être-en-commun,l'être pour autrui et par autrui 72. Elle nous ins-

72. En cela, elle n'est pas l'amour, et même, ellel'exclut. La communauté des amants excède, en unsens, le partage, et ne se laisse pas inscrire. Maisl'amour comme assomption de la communauté est pré-

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crit exposés les uns aux autres, et à nos mortsrespectives par lesquelles nous nous atteignons— à la limite — mutuellement. S'atteindre — àla limite — n'est pas communier, qui est accéderà un autre corps, total, où tous se fondent. Maiss'atteindre, se toucher, c'est toucher la limite oùl'être lui-même, l'être-en-commun, nous dérobeles uns aux autres, et en nous dérobant, en nousretirant de l'autre devant l'autre, nous expose àlui.

C'est une naissance : nous n'en finissons pasde naître à la communauté. C'est la mort —mais s'il est permis de le dire, ce n'est pas lamort tragique, ou bien, s'il est plus juste de ledire ainsi, ce n'est pas la mort mythique, ni celleque suit une résurrection, ni celle qui plongedans un pur abîme : c'est la mort en tant quepartage, et en tant qu'exposition. Ce n'est pasle meurtre — ce n'est pas la mort comme exter-mination —, et ce n'est pas plus la mort commeœuvre que l'enjolivement dénégateur de la mort,mais c'est ce désœuvrement, la mort, qui nousunit parce qu'il interrompt notre communicationet notre communion.

cisément un mythe, voire le mythe. La littérature ins-crit son interruption. Dans cette interruption, une voixqui n'est plus la voix dérisoire des amants, mais quivient de leur amour, se fait entendre à la communauté.

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C'est parce qu'il y a ça, ce désœuvrement quipartage notre être en commun, qu'il y a « la litté-rature ». C'est-à-dire le geste indéfiniment repriset indéfiniment suspendu de toucher la limite,de l'indiquer et de l'inscrire, mais sans la fran-chir, sans l'abolir dans la fiction d'un corpscommun. Ecrire pour autrui signifie en réalitéécrire à cause d'autrui. L'écrivain ne donne rienet ne destine rien aux autres, il n'a pas en vue,comme son projet, de leur communiquer quoique ce soit, ni un message, ni lui-même. Sansdoute, il y a toujours des messages, et il y atoujours des personnes, et il importe que les unset les autres — si je peux un instant les traitercomme identiques — soient communiqués. Maisl'écriture est le geste qui obéit à la seule néces-sité d'exposer la limite : non pas la limite de lacommunication, mais la limite sur laquelle lacommunication a lieu.

La communication, en vérité, est sans limites,et l'être en commun se communique à l'infinides singularités. Au lieu de s'inquiéter du gigan-tesque (dit-on) accroissement de nos moyens decommunication, et d'y craindre l'étiolement dumessage, il vaudrait mieux s'en réjouir avecsérénité : la communication « elle-même » estinfinie entre les êtres finis. Pourvu que ces êtres

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ne veuillent pas se communiquer des mythes deleur propre infinité : car dans ce cas, à l'instant,ils débranchent la communication. — Mais lacommunication a lieu sur la limite, sur les limi-tes communes où nous sommes exposés et oùelle nous expose.

Ce qui a lieu sur cette limite exige l'interrup-tion du mythe. Cela exige qu'il ne soit plus ditqu'une parole, un discours ou une fable nousrassemble au-delà (ou en deçà) de la limite. Maiscela exige tout autant que l'interruption elle-même se fasse entendre, avec sa voix singulière.Cette voix est comme la coupe ou l'empreinte,laissée par l'interruption, de la voix du mythe.

Elle est chaque fois la voix d'un seul, àl'écart, qui parle, qui récite, qui chante parfois.Il dit une origine et une fin — la fin de l'origine,en vérité —, il les met en scène et se met lui-même dans la scène. Mais il vient au bord de lascène, à l'extrême bord, et il parle à la limite desa voix. Ou bien, c'est nous qui nous tenons àl'extrémité la plus reculée et qui l'entendons à lalimite. Tout est affaire de disposition pratique,éthique, politique — pourquoi ne pas ajouter :spirituelle ? — autour de ce surgissement singu-lier d'une voix. Vous pourrez toujours en refaireun mythe. Mais cette voix, ou une autre, recom-mencera toujours à interrompre le mythe —nous renvoyant à la limite.

Sur cette limite, celui qui s'expose et auquel— si nous écoutons, si nous lisons, si notre condi-tion éthique et politique est d'écoute et de lec-

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ture — nous nous exposons nous-mêmes, nenous délivre pas une parole fondatrice. Il lasuspend au contraire, il l'interrompt et il ditqu'il l'interrompt.

Cela même, pourtant, sa parole, a quelquechose d'inaugural. Chaque écrivain, chaqueœuvre inaugure une communauté. Il y a ainsiun irrécusable et irrépressible communisme litté-raire, auquel appartient quiconque écrit (ou lit),ou tente d'écrire (ou lire) en s'exposant — nonen s'imposant (et celui qui s'impose sans aucune-ment s'exposer, n'écrit plus, ne lit plus, ne penseplus, ne communique plus). Mais le commu-nisme, ici, est inaugural, non final. Il n'est pasachevé, il est fait au contraire de l'interruptionde la communion mythique et du mythe com-muniel. Cela ne veut pas dire qu'il serait, dansun léger retrait du mythe au sens fort, simple-ment « une idée ». Le communisme de l'être encommun et de récriture (de l'écriture de l'être-en-commun) n'est ni une idée, ni une image —ni un message, ni une fable — ni une fondation,ni une fiction. Il consiste tout entier — total encela, non totalitaire — dans le geste inaugural,que chaque œuvre reprend, que chaque texteretrace : venir à la limite, la laisser paraîtrecomme telle, interrompre le mythe.

Ce qui est inaugural, c'est de s'avancer ainsi,c'est de s'avancer ici, sur la ligne de partage —de toi à moi, du silence à la parole, de tous ausingulier, du mythe à l'écriture. Et il n'y a pasde suite : ce geste inaugural ne fonde rien, n'en-

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traîne aucun établissement, ne gère aucunéchange; aucune histoire de la communautén'est engendrée par là. En un sens, l'interrup-tion du mythe a lieu dans la stupor, comme,selon Schelling, sa naissance, car elle représenteaussi l'interruption d'un certain discours du pro-jet, de l'histoire et du destin communautaires.Mais en même temps, l'interruption engage : elleengage à ne pas annuler son geste, à le recom-mencer plutôt. Et en ce sens, il y a de l'histoire,à nouveau, il y a une autre histoire qui nousarrive, qui est en train de nous arriver depuisl'interruption du mythe.

Il ne s'agira plus, désormais, d'une littératurequi épouse ou qui dévoile la forme de l'Histoire,ni du communisme achevant cette Histoire. Maisil s'agira, et en vérité il s'agit déjà, d'une his-toire qui nous arrive dans un communisme litté-raire. Ce n'est presque rien, ce communisme —ce n'est même pas « un communisme », en quel-que sens qu'on prenne ce mot (cependant, ilfaut le dire : si ce mot n'avait pas eu, par ail-leurs, de sens, s'il n'avait pas eu ses sens multi-ples, mythiques ou pratiques, l'histoire dont jeparle ne nous arriverait pas). Cela ne nous offre,pour le moment, qu'une pauvre vérité : nousn'écririons pas, si notre être n'était pas partagé.Et celle-ci, par conséquent : si nous écrivons (cequi peut être, aussi bien, une façon de parler...),nous partageons l'être en commun, ou bien noussommes partagés, et exposés, par lui.

Ainsi, une fois le mythe interrompu, l'écriture

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nous raconte encore notre histoire. Mais ce n'estplus un récit — ni grand, ni petit —, c'est plu-tôt une offrande : une histoire nous est offerte.C'est-à-dire que de l'événement — et de l'avène-ment — nous est proposé, sans qu'un déroule-ment nous soit imposé. Ce qui nous est offert 73,c'est que la communauté arrive, ou plutôt, c'estqu'il nous arrive quelque chose en commun. Niune origine, ni une fin : quelque chose en com-mun. Seulement une parole, une écriture — par-tagées, nous partageant.

En un sens, nous nous comprenons nous-mêmes et le monde en partageant cette écriture,tout comme le groupe se comprenait en écou-tant le mythe. Pourtant, nous comprenons seule-ment qu'il n'y a pas de compréhension communede la communauté, que le partage ne fait pasune compréhension (ni un concept, ni une intui-tion, ni un scheme), qu'il ne fait pas un savoiret qu'il ne donne à personne ni à la communautéelle-même la maîtrise de l'être en commun.

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Sans doute, l'écrivain est toujours en quelquefaçon le conteur du mythe, son narrateur, son

73. Le motif de l'offrande a été exposé dans « L'of-frande sublime », Poétique n° 30, 1984.

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fabulateur, et toujours il est aussi le héros deson propre mythe. Ou bien, l'écriture elle-même,ou la littérature, est sa propre récitation, se meten scène de telle sorte que c'est encore la scènemythique qui se reconstitue. Malgré cela, ausein de cette inévitable répétition, quelque chosearrive à l'écrivain depuis l'interruption du mythe.Car c'est aussi l'interruption du mythe de l'écri-vain — un mythe aussi vieux, peut-être, que lesmythes en général, et cependant aussi récent quela notion moderne de l'écrivain, mais surtout unmythe par la médiation duquel (entre autres)s'est élaboré le mythe moderne du mythe : leconteur primitif étant imaginé à partir de l'écri-vain, et lui étant renvoyé comme son modèle ori-ginel. (Cela représente, en un mot, le sujet dela littérature, de la parole ou de l'écriture, unsujet qui peut prendre toutes les formes depuisle pur récitant-énonciateur jusqu'à l'auto-engen-drement du texte, en passant par le génie ins-piré.)

Le mythe de l'écrivain est interrompu : il y aune scène, une attitude, une créativité de l'écri-vain qui ne sont plus possibles. Ce qui se seradénommé 1' « écriture », et la pensée de l' « écri-ture » auront eu pour tâche, précisément, de lesrendre impossibles. Et par conséquent de rendreimpossible un certain type de la fondation, dela profération et de l'accomplissement littéraireet communautaire : en définitive, une politique.

Le don ou le droit de dire (et de dire les donsou les droits) ne sont plus le même don ni le

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même droit, et ils ne sont peut-être plus ni undon, ni un droit. Il n'y a plus la légitimité mythi-que, celle que le mythe conférait lui-même à sonrécitant. L'écriture se connaît plutôt pour illé-gitime, jamais autorisée, risquée, exposée à lalimite. Mais ce n'est pas un anarchisme complai-sant. Car c'est ainsi que l'écriture obéit à la loi— de la communauté.

L'interruption du mythe de l'écrivain n'est pasla disparition de l'écrivain. Elle n'est surtout pas« la mort du dernier écrivain » telle que Blan-chot l'a représentée. Au contraire, l'écrivain està nouveau là, il est si on peut dire plus propre-ment (de manière, donc, plus inconvenante) làlorsque son mythe est interrompu. Il est cequ'imprimé, par l'interruption, le retrait de sonmythe : il n'est pas l'auteur, il n'est pas non plusle héros, et il n'est peut-être plus ni ce qu'on anommé le poète, ni ce qu'on a nommé le pen-seur, mais il est une voix singulière (une écri-ture : cela peut être, aussi bien, une façon deparler...). Et cette voix singulière, résolument etirréductiblement singulière (mortelle), il l'est encommun : aussi bien ne peut-on jamais être « unevoix » (« une écriture ») qu'en commun. Dansla singularité a lieu l'expérience littéraire de lacommunauté — c'est-à-dire l'expérience « com-muniste » de l'écriture, de la voix, de la paroledonnée, jouée, jurée, offerte, partagée, abandon-née. La parole est communautaire à la mesure desa singularité, et singulière à la mesure de savérité de communauté. Cette propriété en forme

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de chiasme n'appartient qu'à ce que je nommeici parole, voix, écriture ou littérature — et lalittérature en ce sens n'a pas d'autre essence der-nière que cette propriété.

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TROISIÈME PARTIE

« LE COMMUNISME LITTÉRAIRE »

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« La littérature ne peut assumer latâche d'ordonner la nécessité collec-tive. » (Bataille)

La communauté du mythe interrompu, c'est-à-dire la communauté qui est en un sens sanscommunauté, ou bien le communisme sans com-munauté est notre destination. C'est-à-dire qu'elle(ou il) est ce à quoi nous sommes appelés, ouenvoyés, comme à notre avenir le plus propre.Mais ce n'est pas « un avenir », ce n'est pasune réalité finale en instance d'accomplissementselon le délai et la direction d'une approche,d'une maturation ou d'une conquête. Car dansce cas, sa réalité serait mythique — de mêmeque l'efficacité de son idée.

La communauté sans communauté est un àvenir en ce sens qu'elle vient toujours, sanscesse, au sein de toute collectivité (c'est parcequ'elle ne cesse d'y venir qu'elle y résiste sansfin à la collectivité elle-même tout autant qu'àl'individu). Elle n'est que cela : venir à la limitede la comparution, à cette limite où nous som-

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mes en effet convoqués, appelés et envoyés —et d'où nous sommes convoqués, appelés etenvoyés. L'appel qui nous convoque, aussi bienque celui que nous nous adressons, sur la limite,les uns aux autres (c'est sans doute, de l'un àl'autre, le même appel, et ce n'est pas le même)peut se nommer, faute de mieux, l'écriture, ou lalittérature. Mais avant tout, son essence n'estpas d'être la « chose littéraire », de quelquefaçon qu'on l'entende (comme art ou commestyle, comme production de textes, comme com-merce ou communication de la pensée et del'imaginaire, etc.), et elle ne consiste pas nonplus dans ce que le vocabulaire de l' « appel »fait entendre du côté de l'invocation, de la pro-clamation, de la déclamation aussi, et de l'effu-sion d'une subjectivité solennelle. Cette essencen'est faite que du geste qui interromp, d'untrait — d'une incision et/ou d'une inscription —le façonnement et la scène du mythe 74.

L'interruption du mythe est sans doute aussiancienne que son exhibition ou que sa désigna-tion en tant que « mythe ». Cela signifie que« la littérature » commence... avec la littérature

74. De manière générale : l'interruption, le suspenset la « différence » du sens dans l'origine même dusens, ou encore l'être-trace (toujours-déjà tracé) du« présent vivant » dans sa structure la plus propre(c'est-à-dire jamais structure de propriété) constituent,s'il est besoin de le rappeler, les traits fondamentauxde ce que James Derrida a pensé sous les nomsd' « écriture » ou d' « archi-écriture ».

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(épique, tragique, lyrique, philosophique : cesdistinctions importent peu ici). Si la scèneaccomplie du mythe — la scène de l'expériencevécue et de la performation du mythe — est unmontage en un sens si tardif dans notre his-toire, c'est parce que cette scène est en défini-tive la scène du mythe de la littérature, unescène que la littérature a (re)constituée commepour effacer le trait d'écriture par lequel elleavait incisé le mythe.

Mais cela ne veut peut-être rien dire d'autre,tout compte fait, que ceci : le mythe seraitseulement l'invention de la littérature. Celle-ci,qui interrompt le mythe, n'aurait de cesse derétablir une continuité par-delà cette interrup-tion.

Elle ne sait pas ce qu'elle a interrompu : ellesait seulement qu'elle s'inaugure d'un trait, d'uneincision, et elle nomme « mythe » ce qu'elle sereprésente avoir été présent en deçà de ce trait.Son propre mythe, dès lors, est de renouer avec« le mythe », de se refonder dans « le mythe »(dans sa puissance poïétique et performatrice),c'est-à-dire en elle-même... Mais autant ce mythela hante, autant le trait d'écriture, bravant cettehantise, ne doit jamais cesser de l'interrompreà nouveau.

La littérature s'interrompt : c'est en quoi,essentiellement, elle est littérature (écriture) etnon mythe. Ou plutôt : cela qui s'interrompt —discours ou chant, geste ou voix, récit oupreuve —, cela est la littérature (ou l'écriture).

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Cela même qui interrompt ou qui suspend sonpropre mythos (c'est-à-dire son logos).

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Ici, en ce suspens, a lieu le communismesans communion des êtres singuliers. Ici a lieul'avoir-lieu, lui-même sans lieu, sans espaceréservé ni consacré pour sa présence, de la com-munauté : non dans une œuvre qui l'accompli-rait, et encore moins dans elle-même en tantqu'oeuvre (Famille, Peuple, Eglise, Nation, Parti,Littérature, Philosophie), mais dans le désœuvre-ment et comme le désœuvrement de toutes sesœuvres.

Il y a le désœuvrement des œuvres des indi-vidus dans la communauté (des « écrivains »,quel que soit le mode de leur écriture), et il ya le désœuvrement des œuvres que la commu-nauté opère d'elle-même et comme telle : sespeuples, ses villes, ses trésors, ses patrimoines,ses traditions, son capital et sa propriété collec-tive de savoir et de production. C'est le mêmedésœuvrement : l'œuvre dans la communauté etl'œuvre de la communauté (chacune, du reste,appartenant à l'autre, chacune pouvant être tan-tôt réappropriée, tantôt désœuvrée dans l'autre)n'ont pas leur vérité dans l'achèvement de leuropération, ni dans la substance et dans l'unitéde leur opus. Mais ce qui s'expose dans l'œuvre,ou par les œuvres, commence et finit infiniment

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en deçà et au-delà de l'œuvre — en deçà et au-delà de la concentration opératoire de l'œuvre :là où ceux qu'on appelle, jusqu'ici, les hommes,les dieux et les animaux sont eux-mêmes exposésles uns aux autres par cette exposition qui est aucœur de l'œuvre, qui nous donne l'œuvre et qui,en même temps, dissout sa concentration, et parlaquelle l'œuvre est offerte à la communicationinfinie de la communauté.

Il faut que l'œuvre — qu'elle soit ce qu'ondésigne comme « une œuvre » ou qu'elle soit lacommunauté se présentant comme œuvre (et tou-jours l'une est dans l'autre et peut être parl'autre rentabilisée, capitalisée, ou bien exposéeà nouveau) — soit offerte à la communication.

Cela ne veut pas dire qu'elle doit être « com-municable » ; cela n'exige d'elle aucune formed'intelligibilité ou de transmissibilité. Il ne s'agitpas de message : ni un livre, ni une musique,ni un peuple ne sont, comme tels, les porteursou les médiateurs d'un message. La fonction dumessage concerne la société, elle n'a pas lieudans la communauté. (C'est pourquoi la grandemajorité des critiques adressées au caractère« élitaire » des œuvres n'a aucune pertinence :de l'écrivain à celui qui, faute d'information etde formation, ne peut même pas être son lecteur,la communication n'est pas celle d'un message— mais elle a lieu 75.)

75. C'est seulement dans la mesure où nous arrive-rons à penser cela que nous nous libérerons du conceptsociologique de la « culture ».

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Que l'œuvre soit offerte à la communication,cela veut dire qu'elle soit effectivement offerte,c'est-à-dire présentée, proposée et abandonnéesur la limite commune où se partagent les êtressinguliers. Il faut que l'œuvre, dès qu'elle estœuvre, à l'instant de son achèvement — c'est-à-dire, aussi bien, dès son projet, et dans sa tex-ture même — soit abandonnée à cette limite. Etcela ne peut arriver que si l'œuvre ne fait pasautre chose, par elle-même et pour elle-même,que de tracer et de retracer cette limite : autre-ment dit, si elle ne fait pas autre chose que d'ins-crire la singularité/la communauté, ou de s'ins-crire elle-même comme singulière/commune,comme infiniment singulière/commune.

(Je dis : « il faut... » — et cela ne peut êtreordonné par aucune volonté, à aucune volonté.Cela ne peut faire l'objet, ni d'une morale, nid'une politique de la communauté. Et pourtant,c'est prescrit... Et une politique peut en tout casse donner pour objet que cette prescriptionpuisse toujours se frayer un libre accès.)

Lorsque l'œuvre est ainsi offerte à la commu-nication, elle ne passe absolument pas dans unespace commun. Je le répète : seule la limite estcommune, et la limite n'est pas un lieu, maiselle est le partage des lieux, leur espacement.Il n'y a pas de lieu commun. L'œuvre en tantqu'oeuvre peut bien être une œuvre commune(et elle l'est toujours à quelque titre : jamais onn'opère seul, jamais on n'écrit seul, et l' « êtresingulier » n'est pas représenté, bien au contraire,

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par l'individu isolé) : offerte, en son désœuvre-ment, elle ne rentre pas dans une substance com-mune, elle ne circule pas dans un échange com-mun. Elle ne se fond pas dans la communautéelle-même comme œuvre, et elle ne se met pasà fonctionner dans le commerce de la société. Lecaractère de la communication, que l'œuvre neprend qu'à la condition d'être abandonnée entant qu'oeuvre, ne consiste ni dans une intérioritéunitaire, ni dans une circulation générale. Maisil en va de ce caractère comme il en va, pourMarx, du caractère « social » des travaux dansles « communes » primitives :

« Dans l'industrie patriarcale des cam-pagnes (...) où fileur et tisserand habi-taient sous le même toit, où les femmesfilaient et où les hommes tissaient pour lesseuls besoins de la famille, fil et toileétaient des produits sociaux, filer et tisserétaient des travaux sociaux dans les limitesmêmes de la famille. Mais leur caractèresocial ne consistait pas dans le fait que lefil s'échangeait en tant qu'équivalent géné-ral contre la toile, autre équivalent général,ou que tous deux s'échangeaient l'un contrel'autre en tant qu'expressions équivalentesdu même temps de travail général. C'est aucontraire l'organisation de la famille avec sadivision du travail naturelle qui imprimaitau produit du travail son caractère socialparticulier. (...) Ce qui constitue ici le lien

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social, ce sont les travaux déterminés del'individu fournis en nature ; c'est la parti-cularité et non la généralité du travail. (...)C'est bel et bien la communauté, poséeavant la production, qui empêche le travaildes individus d'être du travail privé et sonproduit un produit privé ; c'est elle qui faitapparaître le travail individuel comme unefonction directe d'un membre de l'orga-nisme social 76. »

Il importe peu, pour le moment, d'apprécierla part d'illusion rétrospective de cette interpré-tation, qui représente, pour Marx, la vérité « dutravail en commun sous sa forme primitive, telque nous les rencontrons au seuil de l'histoire detous les peuples civilisés ». Seule importe, par-delà l'idéologie nostalgique qui lui est communeavec bien d'autres, la pensée qui s'y proposemalgré tout de la communauté — car c'est unepensée, et non seulement un récit idyllique, prêtà se convertir en prospective utopique. La com-munauté signifie ici la particularité socialementexposée, et s'oppose à la généralité socialementimplosée qui est celle du capitalisme. S'il y aeu un événement de la pensée marxienne, et sinous n'en avons pas fini avec lui, il a lieu dansl'ouverture de cette pensée 77.

76. Œuvres. Pléiade, t. I, p. 284-285.77. C'est de lui que dépendent les réinterrogations

du communisme rappelées plus haut (cf. note 1).

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Le capital nie la communauté parce qu'il poseavant elle l'identité et la généralité de la pro-duction et des produits : la communion opéra-toire et la communication générale des œuvres.(Et quand il joue le jeu de la multiplication desdifférences, personne ne s'y trompe : la diffé-rence n'appartient pas à l'œuvre ou au produitcomme tel.) Je l'ai déjà dit : c'est une œuvre demort. C'est l'œuvre de mort du communismecapitaliste (y compris quand il s'appelle « sociétélibérale avancée »), aussi bien que du capitalismecommuniste (appelé « communisme réel »). —En face, ou à l'écart de l'un et de l'autre — etrésistant à l'un et à l'autre, dans chaquesociété —, il y a ce que Marx désigne dans lacommunauté : la division des tâches qui ne divisepas une généralité préalable (comme si pouvaitêtre donnée à l'avance, et connue, une tâchegénérale de la société, de l'humanité... — seulel'accumulation du capital a pu vouloir représen-ter une telle tâche générale), mais qui articuleles unes sur les autres des singularités. C'estla « socialite » comme un partage, et non commeune fusion, comme une exposition, et non commeune immanence 78.

78. Mais il ne faut pas oublier de rappeler que l'uni-formité et la généralité qui règlent le capitalisme ontpour corollaires l'atomisation des tâches dans la divi-sion industrielle du travail — distinguée de sa divisionsociale —, et la dispersion solitaire des individus quien découle et qui n'a pas fini d'en découler. De là uneconfusion possible de la singularité et de l'individu,de l'articulation différentielle et du cloisonnement

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Ce que Marx désigne ici, ou ce dont il fit dumoins lever la pensée — et de telle sorte que« nous ne pouvons qu'aller plus loin » —, demême que ce qu'il indique chaque fois qu'il pro-pose, comme à la limite de sa pensée, au-delàde la propriété privée et de son abolition socia-liste, l'idée de la « propriété individuelle » (parexemple : « La propriété réellement communeest celle des propriétaires individuels et non del'union de ces propriétaires ayant dans la citéune existence distincte des individus particu-liers 79 ») — ce que Marx désigne, c'est la com-munauté en tant que formée par une articulationde « particularités », et non en tant que fondéedans une essence autonome qui subsisterait parelle-même et qui résorberait ou qui assumeraiten elle les êtres singuliers. Si la communauté est« posée avant la production », ce n'est pascomme un être commun qui préexisterait auxœuvres, et aurait à y être mis en œuvre, maisc'est en tant qu'un être en commun de l'être sin-gulier.

Cela signifie que l'articulation dont la com-munauté se forme et se partage n'est pas une

« privé », confusion sur le fond de laquelle se sontenlevés les rêves, les idéaux ou les mythes de sociétécommunautaire, communiste ou communielle — ycompris, bien entendu, ceux que Marx partagea oususcita. Défaire cette confusion, interrompre le mythe,c'est se rendre disponible pour un rapport des sembla-bles.

79. Œuvres, Pléiade, t. II, p. 323.

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articulation organique (bien que Marx ne sachepas la désigner autrement). Sans doute, cettearticulation est essentielle aux êtres singuliers :ceux-ci sont ce qu'ils sont dans la mesure où ilssont articulés les uns sur les autres, dans lamesure où ils sont répartis et partagés le longdes lignes de force, de clivage, de torsion, dechance, etc. dont le réseau fait leur être-en-com-mun. Et cette condition signifie en outre que cesêtres singuliers sont, les uns pour les autres, desfins. Cela va même, selon une implication néces-saire, jusqu'à signifier qu'ils se rapportent ensem-ble, à quelque égard ou de quelque manière, dusein de leurs singularités et dans le jeu de leurarticulation, à une totalité qui fait leur fin com-mune — ou la fin commune (la communauté)de toutes les finalités qu'ils représentent les unspour les autres et les uns contre les autres. Celaressemblerait donc à un organisme. Pourtant, latotalité ou le tout de la communauté n'est pas untout organique.

La totalité organique est la totalité danslaquelle l'articulation réciproque des parties estpensée sous la loi générale d'une instrumentationdont la co-opération produit et entretient le touten tant que forme et raison finale de l'ensemble(c'est du moins ce que, depuis Kant, on penseau titre de l' « organisme » : il n'est pas certainqu'un corps vivant ne se pense que sous cemodèle). La totalité organique est la totalité del'opération comme moyen et de l'œuvre commefin. Mais la totalité de la communauté — j'en-

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tends par là : de la communauté qui résiste àsa propre mise en œuvre — est un tout de singu-larités articulées. L'articulation n'est pas l'orga-nisation. Elle ne renvoie ni au motif de l'instru-ment, ni à celui de l'opération et de l'œuvre.L'articulation n'a pas affaire, comme telle, à unsystème opératoire de finalités — bien qu'ellepuisse toujours, sans aucun doute, être rappor-tée à un tel système ou lui être intégrée. Par elle-même, l'articulation n'est que la jointure, ou plusexactement le jeu de la jointure : ce qui a lieu làoù des pièces différentes se touchent sans seconfondre, glissent, pivotent ou basculent l'unesur l'autre, l'une à la limite de l'autre — exacte-ment à sa limite —, là où ces pièces singulièreset distinctes plient ou se dressent, fléchissent ouse tendent ensemble et l'une par l'autre, l'uneà même l'autre, sans que ce jeu mutuel — quidemeure sans cesse, en même temps, un jeuentre elles — forme l'a substance et la puissancesupérieure d'un Tout. Mais ici, la totalité estelle-même le jeu des articulations. C'est pour-quoi un tout de singularités, qui est bien un tout,ne se referme pas sur elles pour les élever à sapuissance : ce tout est essentiellement l'ouver-ture des singularités dans leurs articulations, letracé et le battement de leurs limites.

Cette totalité est la totalité d'un dialogue. Ily a un mythe du dialogue : c'est le mythe d'unefondation « intersubjective » et intrapolitique dulogos et de sa vérité unitaire. Il y a l'interrup-tion de ce mythe : le dialogue ne s'y fait plus

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entendre que comme la communication de l'in-communicable singularité/communauté. Je n'yentends plus (plus essentiellement) ce que l'autreveut (me) dire, mais j'y entends que l'autre oude l'autre parle, et qu'il y a une archi-articulationessentielle de la voix et des voix, qui fait l'êtreen commun lui-même : la voix est toujours enelle-même articulée (différente d'elle-même, sedifférant elle-même), et c'est pourquoi il n'y apas la voix, mais les voix plurielles des êtressinguliers. Le dialogue, en ce sens, n'est plus« l'animation de l'Idée dans les sujets » (Hegel),il n'est fait que des articulations des bouches :chacune sur elle-même ou en elle-même articu-lée, et face à l'autre, à la limite de soi-même etde l'autre, en ce lieu qui n'est un lieu que pourêtre l'espacement d'un être singulier — l'espa-çant de soi et des autres —, et qui le constitued'entrée de jeu en être de communauté.

Cette articulation de parole, le dialogue, ouplutôt le partage des voix — qui est aussi l'être-articulé de la parole elle-même (ou son être-écrit) —, c'est, au sens que j'essaie de commu-niquer, « la littérature » (après tout, l'art lui-même doit son nom au même etymon de la join-ture et de la dis-position de la jointure).

Il n'y a rien d'exagéré à dire que la commu-nauté de Marx est une communauté, en ce sens,de la littérature — ou du moins qu'elle ouvresur une telle communauté. Une communauté del'articulation, et non de l'organisation, et de cefait même une communauté qui se situe « au-

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delà de la sphère de la production matérielleproprement dite », là où « commence l'épanouis-sement de la puissance humaine qui est sa pro-pre fin, le véritable règne de la liberté » 80.

Ne serait exagérée, à tout prendre, dans laréférence à une telle formation, que laconfiance mise en apparence dans l'épithète« humaine » : car la communauté désoeuvrée, lacommunauté de l'articulation ne saurait être sim-plement humaine. Et cela, par une raison d'unesimplicité extrême, mais décisive : dans le mou-vement vrai de la communauté, dans la flexion(dans la conjugaison, dans la diction...) qui l'ar-ticule, il ne s'agit jamais de l'homme, U s'agittoujours de la fin de l'homme. La fin de l'homme,cela ne signifie ni le but de l'homme, ni sonachèvement. Cela signifie tout autre chose : lalimite à laquelle l'homme seul peut atteindre, etcesser, l'atteignant, d'être simplement humain,trop humain.

Il ne se transfigure ni en dieu, ni en animal.Il ne se transfigure pas du tout. Il reste homme,dénué de nature, dénué d'immanence aussi bienque de transcendance. Mais en restant l'homme— à la limite (l'homme est-il autre chose qu'unelimite ?) — il ne fait pas advenir une essencehumaine. Au contraire, il laisse paraître uneextrémité sur laquelle aucune essence humaine

80. Œuvres. Pléiade, t II, p. 1487-1488.

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ne peut avoir lieu. C'est la limite qu'estl'homme : son exposition — à sa mort, à autrui,à son être-en-commun. C'est-à-dire toujours, pourfinir, à sa singularité : son exposition singulièreà sa singularité.

L'être singulier n'est ni l'être commun, ni l'in-dividu. Il y a un concept de l'être commun et del'individu ; il y a une généralité du commun etde l'individuel. Il n'y en a pas de l'être singulier.Il n'y a pas d'être singulier, il y a, ce qui est dif-férent, une essentielle singularité de l'être lui-même (sa finitude, dans le lexique de Heidegger).C'est-à-dire que l' « être singulier » n'est pas uneespèce d'étant parmi les étants. En un sens, toutétant est absolument singulier : jamais une pierren'occupe la place d'une autre pierre. Mais la sin-gularité de l'être (c'est-à-dire que l'être se donneun par un — ce qui n'a rien à voir avec l'idéede l'indivisibilité, dont se fabrique l'individu ;au contraire, la singularité de l'être singulierdivise sans fin l'être et les étants, ou plutôt divisel'être des étants, qui n'est que par cette divisionet comme elle : singulier/commun) — la singu-larité de l'être est singulière à partir de la limitequi l'expose : l'homme, l'animal ou le dieu ontété jusqu'ici les noms divers de cette limite, elle-même diverse. Par définition, le fait d'y êtreexposé voue au risque — ou à la chance — d'ychanger d'identité. Ni les dieux, ni les hommes,ni les animaux ne sont assurés de leur identité.C'est en quoi ils partagent une limite commune

- sur laquelle ils sont toujours exposés à leur

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fin, comme en témoigne, par exemple, la findes dieux.

Le partage de cette limite ressemble, à s'yméprendre, à l'enlacement dans lequel le mythetient ensemble et structure les hommes, les dieux,les animaux et la totalité du monde. Mais le.mythe énonce sans relâche le passage de lalimite, la communion, l'immanence, ou la confu-sion. L'écriture, en revanche, ou la « littérature »inscrit le partage : à la limite, la singularitéadvient, et se retire (c'est-à-dire qu'elle n'advientjamais comme indivisible : elle ne fait pasœuvre). L'être singulier advient à la limite : celasignifie qu'il n'advient qu'en tant qu'il est par-tagé. Un être singulier (« vous » ou « moi ») atrès exactement la structure et la nature d'unêtre d'écriture, d'un être « littéraire » : il n'estque dans la communication, qui ne communiepas, de son trait et de son retrait. Il s'offre, ilse tient en suspens.

** *

Que devient, dans la communication d'écri-ture, l'être singulier ? Il ne devient rien qu'ilne soit déjà : il devient sa propre vérité, ildevient simplement la vérité.

C'est ce qui est inaccessible à la pensée mythi-que, pour laquelle « le problème de la vérité ne

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se pose plus », comme l'écrivait Benjamin 81.Dans le mythe, ou dans la littérature mythique,les existences ne sont pas offertes dans leur sin-gularité : mais les traits de la particularitécontribuent au système d'une « vie exemplaire »d'où rien ne se retire, où rien ne demeure en deçàd'une limite singulière, où tout se communique,au contraire, et s'impose à l'identification (celapeut avoir lieu, je le rappelle, dans la lectureautant que dans l'écriture : c'est affaire du moded'inscription, d'opération ou de désœuvrementde l'œuvre dans la communauté).

Ce n'est pas à dire que la littérature mythiqueserait simplement celle du héros, tandis que lalittérature de la vérité serait celle d'on ne saitquel anti-héros... Il s'agit d'autre chose que demodèles, ou de genres littéraires. Tout peut sejouer dans tous les genres. Mais il s'agit d'uneexistence communautaire de l'œuvre telle que —quel que soit son genre ou son héros : Ajax,Socrate, Bloom, théogonie, discours de laméthode, confessions, comédie humaine oudivine, folie du jour, souvenirs d'une fille dupeuple, correspondance, haine de la poésie —la communication de cette œuvre l'inachevé aulieu de l'achever, et suspende l'accomplissementde la figure héroïco-mythique qu'elle ne peutmanquer de proposer (figure d'un héros au sensstrict, figure de l'auteur, figure de la littérature

81. Op. cit., p. 75.

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elle-même, ou de la pensée, ou de la communi-cation, figure de la fiction ou figure de lavérité...). Car le désœuvrement est offert là oùl'écriture n'achève pas une figure, ou une figura-tion, et par conséquent n'en propose pas, ou n'enimpose pas le contenu ou le message exemplaire(ce qui veut dire, aussitôt, légendaire : mythi-que).

Ce n'est pas que l'œuvre renonce à présenteraucun exemple : car dans ce cas, elle ne seraitjamais une œuvre, elle cesserait avant d'exis-ter 82. Si elle est œuvre, ou si elle fait œuvre, ellese propose au moins elle-même (sinon en mêmetemps son héros, son auteur, etc.) comme untracé qui doit bien être exemplaire, à quelquetitre que ce soit et si peu que ce soit. Mais à lafin, ce qui répond à l'écriture dans l'œuvre enmême temps qu'à la communauté, c'est ce parquoi un tel tracé exemplifie (si c'est encore unexemple...) la limite — le suspens, l'interruption— de sa propre exemplarité. Il donne à entendre(à lire) le retrait de sa singularité, et il commu-nique ceci : que les êtres singuliers ne sontjamais, les uns pour les autres, des figures fon-datrices, originaires, des lieux ou des puissancesd'identification sans reste. Le désœuvrement a

82. La fonction constitutive de l'exemplarité dansla littérature est analysée et déconstruite — au sensstrict du mot — par Philippe Lacoue-Labarthe, en par-ticulier dans « Typographies » in Mimesis des articula-tions, Paris, Flammarion, 1975.

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lieu dans la communication du retrait de la sin-gularité sur la limite même où celle-ci se com-munique exemplaire, sur la limite où elle faitet défait sa propre figure et son propre exemple.Cela n'a lieu, bien sûr, en aucune œuvre : celan'a jamais lieu de manière exemplaire, ni parun effacement, ni par une exhibition, mais celapeut être partagé de toutes les œuvres : c'estoffert à la communauté, parce que c'est cela parquoi la communauté, déjà, était exposée dansl'œuvre comme son désœuvrement.

Ici, le héros mythique — et le mythe héroï-que — interrompt sa pose et son épopée. Il ditla vérité : qu'il n'est pas un héros, pas mêmeou surtout pas le héros de l'écriture ou de lalittérature. Qu'il n'y a pas de héros, c'est-à-dire qu'il n'y a aucune figure qui assume etprésente à elle seule l'héroïsme de la vie etde la mort des êtres communément singuliers.Il dit la vérité de l'interruption de son mythe,la vérité de l'interruption de toutes les parolesfondatrices, des paroles créatrices et poïéti-ques, de la parole qui schématise un mondeet qui actionne une origine et une fin. Il ditainsi que la fondation, la poïésie, le scheme, sonttoujours offerts, sans fin, à tous et à chacun, àla communauté, à l'absence de communion parquoi nous communiquons et par quoi nous nouscommuniquons, non pas le sens de la commu-nauté, mais une réserve infinie de sens communset singuliers.

Si le héros, dans l'écriture de la communauté,

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trace l'interruption du mythe héroïque, ce n'estpas que son geste soit dépourvu de quelquechose qu'il ne faut peut-être plus appeler pro-prement de l'héroïsme, mais qui est sans douteau moins du courage. La voix singulière de l'in-terruption n'est pas une voix sans courage. Tou-tefois, ce courage n'est pas — ainsi qu'on seraittout d'abord prêt à le croire — le courage dedire quelque chose qu'il serait dangereux d'oserproclamer. Certes, un tel courage existe — maisle courage de l'interruption consiste plutôt àoser se taire, ou bien, pour le dire de manièremoins sommaire, il consiste à laisser se direquelque chose que personne — aucun individu,aucun porte-parole — ne pourrait dire : une voixqui ne pourrait être la voix d'aucun sujet, uneparole qui ne pourrait être la sentence d'aucuneintelligence, et qui est seulement la voix et lapensée de la communauté dans l'interruption dumythe. A la fois, une voix interrompue, et l'in-terruption, sans voix, de toute voix générale ouparticulière.

C'est en cela que consiste ce que j'ai appelé,par provision, le « communisme littéraire ». Cequ'il faudrait entendre par là ne peut rien accor-der, en définitive, ni à l'idée du « communisme »,ni à l'idée de « la littérature » telles que nous

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en disposons. Le « communisme littéraire » n'estainsi dénommé que par provocation — bien quecette appellation ne renonce pas, en même temps,à être un hommage nécessaire à ce que le com-munisme et les communistes, d'une part, la lit-térature et les écrivains, d'autre part, aurontsignifié pour une époque de notre histoire.

Il s'agit en fait d'une articulation de la com-munauté. « Articulation » signifie, en quelquefaçon, « écriture », c'est-à-dire : inscription d'unsens dont la transcendance ou la présence estindéfiniment et constitutivement différée. « Com-munauté » signifie, en quelque façon, présenced'un être-ensemble dont l'immanence est impos-sible sauf à être son œuvre de mort. Cela sup-pose que ni l'art littéraire, ni la communicationne peuvent répondre à la double exigence du« communisme littéraire » : défier à la fois l'im-manence sans parole et la transcendance d'unVerbe.

C'est parce qu'il y a de la communauté —désœuvrée, toujours, et qui résiste au sein detoute collectivité et au cœur de tout individu —,et c'est parce que le mythe s'interrompt — sus-pendu, toujours, et divisé par sa propre énon-ciation — qu'il y a cette exigence : le « commu-nisme littéraire ». C'est-à-dire : là pensée, la pra-tique d'un partage des voix, d'une articulationpar laquelle il n'y a de singularité qu'exposéeen commun, et de communauté qu'offerte à lalimite des singularités.

Cela ne détermine pas un mode particulier de

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socialite, et cela ne fonde pas une politique —si jamais une politique peut être « fondée ».Mais cela définit au moins une limite, à laquelletoute politique s'arrête et commence. La commu-nication qui a lieu sur cette limite, et qui, envérité, la constitue, exige cette façon de se des-tiner en commun que nous appelons une politi-que, cette façon d'ouvrir la communauté à elle-même, plutôt qu'à un destin ou à un avenir.Le « communisme littéraire » indique au moinsceci : que la communauté, dans sa résistanceinfinie à tout ce qui veut l'achever (dans tous lessens du mot), signifie une exigence politique irré-pressible, et que cette exigence politique exigeà son tour quelque chose de la « littérature »,l'inscription de notre résistance infinie.

Cela ne définit ni une politique, ni une écri-ture, car cela renvoie au contraire à ce qui résisteà la définition et au programme, qu'ils soientpolitiques, esthétiques ou philosophiques. Maiscela ne s'accommode pas de toute « politique »ni de toute « écriture ». Cela désigne un partipris pour cette résistance « communiste litté-raire » qui nous précède plutôt que nous ne l'in-ventons — qui nous précède du fond de la com-munauté. Une politique qui ne veut rien en savoirest une mythologie, ou une économie. Une litté-rature qui ne veut rien en dire est un divertisse-ment, ou un mensonge.

Ici, il faut m'interrompre : à toi de laisser sedire ce que personne, aucun sujet, ne pourraitdire, et qui nous expose en commun.

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QUATRIÈME PARTIE

DE L'ÊTRE-EN-COMMUN

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I(de l'être-en-commun)

Quoi de plus commun qu'être, que l'être?Nous sommes. Ce que nous partageons, c'estl'être, ou l'existence. La non-existence, nous nesommes pas là pour la partager, elle n'est pasà partager. Mais l'être n'est pas une chose quenous posséderions en commun. L'être n'est enrien différent de l'existence à chaque fois singu-lière. On dira donc que l'être n'est pas communau sens d'une propriété commune, mais qu'ilest en commun. L'être est en commun. Quoide plus simple à constater? Et pourtant, quoide plus ignoré, jusqu'ici, par l'ontologie ?

Nous sommes bien loin d'avoir atteint le pointoù l'ontologie devrait s'offrir directement et sansaucun délai en tant que communautaire. Oùl'être se retirerait — selon la logique la plusstricte de son retrait et de sa différence — dansl'être-en-commun des existants (pour ne rien direici de l'extension de l' « existence » à tous les

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étants ou seulement à certains d'entre eux,hommes, animaux, etc.). La communauté del'être — et non pas l'être de la communauté —voilà ce dont il doit désormais s'agir. Ou si onpréfère : la communauté de l'existence — et nonpas l'essence de la communauté.

(Toutefois, il n'est pas certain que le point del'ontologie communautaire puisse être « atteint »à la manière d'une étape repérable dans unprocès progressif de la connaissance philosophi-que. La communauté de l'être n'est pas sim-plement quelque vérité ignorée ou recouvertepar une tradition obstinément individualiste,solipsiste ou monadiste. L'expérience de cettecommunauté est sans doute enfouie, elle aussi,dans toute cette tradition, et pour des raisonssans doute principielles elle n'est accessible qu'àune praxis dont l'enfouissement « théorique »est, pour ainsi dire, constitutif. L'expérience del'être-en-commun est sans doute encore plus évi-dente et encore plus reculée, encore plus « irré-fléchie », dirait-on dans un certain lexique, quel'évidence cartésienne de l'existence — laquelleest déjà pour Descartes une évidence et uneexpérience communes. Mais cette « irréflexion »détient, en tant que « praxis », toute la puis-sance de la subversion ou de la révolution per-manentes qui constituent ce qu'on appelle la« pensée ». — Mais quoi qu'il en soit, je nepropose aujourd'hui que de dégager des condi-tions préalables d'accueil de la « pensée » ence sens.)

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En imitant l'énoncé de la thèse de Kant surl'être, on pourrait dire : La communauté n'estpas un prédicat de l'être, ou de l'existence. Onl» change rien au concept de l'existence en luiajoutant ou en lui ôtant le caractère de la com-munauté. Mais la communauté est simplementte position réelle de l'existence.

Cette imitation a sans doute quelque vertupédagogique. Elle doit faire entendre que l'être-en-commun, ou l'être-avec, ne s'ajoute pas demanière seconde et extrinsèque à l'être-soi et àl'être-seul. Elle devrait aller jusqu'à faire enten-dre que ce que Heidegger a nommé le Mitsein,et même le Mit-da-sein, n'est pas encore penséchez lui avec la radicalité ni avec la détermi-nation qui conviendraient. Il faudrait en effetcomprendre que la « mit » ne qualifie pas le« sein » (comme si l'être subsistait déjà parlui-même d'une manière quelconque, comme sil'être était soi, c'est-à-dire comme si l'être étaitou existait, absolument), et que le « mit » nequalifie même pas le « dasein », mais qu'il leconstitue essentiellement. En un allemand baro-

que, je dirais qu'il s'agit du « seindamit », oude l' « avec » comme modalité propre, exclusiveft originaire de l'être-là ou de l'être-le-là.

Mais cette imitation dénonce aussitôt son

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impropriété. Car l'existence pensée comme pré-dicat était censée s'adjoindre au concept d'unechose (ce que Kant nie). Mais l'existence elle-même, et en vertu de la thèse de Kant (laquelle,transformée, donne celle de Heidegger, la thèsede la différence ontologique, elle-même thèse-limite de toute thèse ontologique), n'est pas unconcept (c'est un concept-limite, dit Kant), niune chose. Elle est « la simple position » de lachose. L'être n'y est ni substance ni cause de lachose, mais il est un être-la-chose où le verbec être » a la valeur transitive d'un « poser »,mais où le « poser » ne pose sur rien d'autre(et en vertu de rien d'autre) que sur (et en vertude) l'être-là, l'être-jeté, livré, abandonné, offert del'existence. (Le là n'est pas un sol pour l'exis-tence, mais son avoir-lieu, son arrivée, sa venue— c'est-à-dire aussi sa différence, son retrait,son excès, son excription.)

En disant que la communauté est la positionde l'existence, on dit qu'elle est la positionde la position. En effet. On dit que la commu-nauté est le mode déterminé du poser de laposition (de l'être, par conséquent). Commentcomprendre cela ?

Cela veut dire que, dans l'existence et commeexistence, la position (la Setzung, active, qui sedistingue chez Kant de la Position) ne posejamais un existant, à la manière d'une chosedistincte, indépendante, rapportée à l'unité età l'unicité de son essence. Dans l'existant, il s'agitd'existence, et non d'essence. L'existence est

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l'essence, si on veut, mais en tant que posée.Dans la position, l'essence est offerte. C'est-à-dire,elle est exposée à être — ou à exister — hors del'être en tant que simple subsistance, ou en tantqu'immanence.

Dans la subsistance immanente, il n'y a pasde soi. Il y a une essence, avec ses prédicats— mais pas de soi de cette essence, ou pourcette essence. On ne peut même pas dire d'elle,en toute rigueur, qu'elle serait « présente à soi ».Ou bien, cette présence est telle qu'elle se confondavec la nuit d'une absence où rien ne peut sedistinguer.

Dans la position — c'est-à-dire, vous l'avezcompris, dans l'ex-position, dans l'être-abandonné-au-monde — l'essence est exposée. A quoi est-elle exposée? A rien d'autre qu'à soi. Ce quipeut être formulé de manière très hégélienne (dufeste, l'ontologie de la communauté n'a pasd'autre tâche que de radicaliser, ou d'aggraverjusqu'au defoncement, et via la pensée de l'êtreet de sa différe/ance, la pensée hégélienne duSoi) : l'essence est exposée à être de soi, poursoi et à soi ce qu'elle est en soi. (C'est au fondce que Heidegger énonce dans la thèse de laJemeinigkeit de l'existence, mais cet énoncé a ledéfaut de voiler le soi sous le moi, et de prêterà l'équivoque d'une appropriation individuelle,subjective et unilatérale, malgré le thème conjointdu Mitsein, qu'il s'agit pour cette raison deradicaliser lui aussi)

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Le soi auquel l'existence expose n'est pas unepropriété subsistante préalable à l'exposition, etqui viendrait à se médiatiser dialectiquement. Etcela pour la simple raison qu'il n'y a pas « lesoi ». Soi est un c cas régime », exactementcomme se dont il est un doublet, et exactement,comme autrui (dont Lévinas fait valoir cette par-ticularité de « cas régime »). Soi n'a pas denominatif, mais est toujours décliné. Il est tou-jours l'objet ou le complément d'une action,d'une adresse, d'une imputation. « Soi » n' « est »qu'à soi, de soi, pour soi, etc. Et quelque para-doxe qu'il faille y voir, soi n'est pas sujet. Etreà soi, et non être soi, est la condition d'être del'existence, en tant qu'exposition. Ou encore :soi est l'être au cas régime, et il n'y a pas d'autrecas de l'être. C'est là qu'il tombe (cadere, casus),c'est son accident (accidere) essentiel, ou c'estl'accident de l'essence en tant qu'elle est, et nesubsiste pas. Soi est l'arrivée, la venue, l'évé-nement d'être.

Ainsi, on devra dire que ce que l'essence esten soi, ce n'est pas sa subsistance et sa propriété,mais c'est d'être à soi, c'est d'être exposée à ladéclinaison d'exister. L'essence est en soi l'exis-tence — c'est aussi ce que veut dire, en fin decompte, l'axiome de Heidegger, que l'existenceest l'essence du Dasein. Il m'est arrivé de trans-crire cela en disant que l'existence est sansessence. C'est une formule sans doute utile. Maisil est plus juste, plus précis — plus difficile

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aussi — de dire que l'essence de l'essence estl'existence. Cependant, pour ne pas laisser cettenouvelle essence se transformer en sur-essence,en fondement ou en substance, il faudra pré-ciser que « est », dans cet énoncé, doit prendrela valeur transitive que Heidegger (dans Was istdas, die Philosophie ?) cherche à lui donnercomme sa valeur véritable, du reste impossibleà sémantiser, sens transitif qui transit tout le« sens ». Toute l'ontologie se réduit à la transi-tivité de l'être.

L'essence s'expose essentiellement à l'existence.Elle expose soi à l'être-à-soi. L'à-soi fait cebord, cette limite ou ce pli de la déclinaison oùsoi est « de soi » autrui avant toute assignationdu même et de l'autre (je pourrais dire : lerapport, mais c'est encore trop extérieur pource qui ne permet pas de séparer les intérieursdes extérieurs). Soi n'est pas seulement commele veut Hegel, la conscience-de-soi qui a besoind'être reconnue pour se reconnaître, et il n'estpas seulement, comme le dit Lévinas, l' « otage »d'autrui. Il est « en soi » le cas régime, l'autruide sa déclinaison. Etre-soi est être-à-soi, être— exposé-à-soi : mais soi, en soi-même, n'estque l'exposition. Etre-à-soi, c'est être-à-l'exposi-tion. C'est être-à-autrui, si « autrui » décline ensomme « en soi et pour soi » la déclinaison desoi. Toute l'ontologie se réduit à cet être-à-soi-à-autrui. L'essence n'y est, transitivement, quel'exposition de sa subsistance : la face exposéedu subsistant, n'existant qu'en tant qu'exposée,

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à jamais inaccessible et «appropriable pour l'in-térieur de la subsistance, pour son centre épais,opaque, inexposé, immanent et pour tout direinexistant

L'inexposable (ou l'imprésentable) est l'inexis-tant L'existence, au contraire, n'est que la pré-sence à soi dont le à décline, diffère, altère essen-tiellement le soi pour l'être, c'est-à-dire pourl'exister, c'est-à-dire pour l'exposer. Le devenir-soi « du » soi est un devenir-imperceptible, diraitpeut-être Deleuze : imperceptible à toute assigna-tion d'essence. Le devenir-soi est l'extension indé-finie de la surface où la substance s'expose. C'estdonc un devenir-autrui qui ne comporte aucunemédiation du même et de l'autre. Il n'y a pasd'alchimie des sujets — il y a une dynamiqueextensive/ intensive des surfaces d'exposition. Cessurfaces sont les limites sur lesquelles le soi sedécline. Elles font le partage d'être de l'existant.

C'est ce qu'on transcrira en disant : il n'y apas la communion, il n'y a pas d'être commun,il y a l'être en commun. Toute l'ontologie, dèslors qu'elle est cette logique de l'être en soicomme être à soi, se réduit ainsi à l'en-communde l'à-soi. Cette « réduction », ou cette rééva-luation totale, ou cette révolution de l'ontologieest sans doute ce qui nous arrive, encore malaperçu, depuis Hegel et Marx, Heidegger etBataille. Le sens de l'être n'est pas commun— mais l'en-commun de l'être transit tout lesens. Ou encore : l'existence n'est qu'à être par-

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tagée. Mais ce partage — qu'on pourrait dési-gner comme l'aséité de l'existence — ne dis-tribue pas une substance ni un sens commun.Il ne partage que l'exposition de l'être, la décli-naison du soi, le tremblement sans visage del'identité exposée : il nous partage.

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Philosophie et communauté apparaissentcomme indissociables. Il y aurait, semble-t-il, nonseulement une communication, mais une commu-nauté nécessaire de la philosophie et de la com-munauté. Cela vaut pour toute notre tradition,aussi bien que pour notre compréhension la plusordinaire de ces mots : « philosophie », « com-munauté ». Ce que désigne le second n'est passeulement un thème pour ce que désigne lepremier, mais on pourrait montrer que la com-munauté est le thème de tous les thèmes de laphilosophie, et que peut-être même elle excèdeou elle précède le « thématique » lui-même dansla philosophie. Avant que celle-ci se donneaucun « objet », elle serait un fait de la commu-nauté, le « philosopher » aurait lieu en commun,dans et par cet « en » (qui ne serait rien decollectif, qui se détournerait infiniment de l'oppo-sition et du couplage « individuel/collectif »). Ce

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(Le sens en commun)

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n'est pas un hasard, sans doute, si l'événementnommé « communisme », ou noté « Marx »,a eu lieu tout d'abord comme l'événement d'unrapport déterminé à la philosophie (à sa « sup-pression » dans sa « réalisation »).

En admettant que la philosophie représentele questionnement, ou l'affirmation, du sens, ondevrait dire que la communauté donne la moda-lité de ce questionnement, ou de cette affirma-tion : comment partager le sens (?), le sens ouce logos qui par lui-même signifie déjà partage(partition et répartition, dialogie, dialectique, dif-férence de l'identique...). Le sens est commun,communiquant, communiqué, en commun pardéfinition. A supposer que mon existence « ait »un « sens », il est ce qui la fait communiqueret ce qui la communique à autre chose que moi.Le sens fait mon rapport à moi en tant que rap-porté à de l'autre. Un être sans autre (ou sansaltérité) n'aurait pas de sens, ne serait que l'im-manence de sa propre position (ou bien, ce quireviendrait au même, de sa propre suppositioninfinie). Le sens du sens, depuis le sens « sen-sible » et dans tous les autres sens, c'est :s'affecter d'un dehors, être affecté d'un dehors,et aussi affecter un dehors. Le sens est dansle partage d'un « en commun », et cela vautaussi pour ces figures du sens qui le repré-sentent comme incommunicable, ou comme ren-fermé dans une subjectivité sans issue, ou biencomme non-sens. — Réciproquement, il semblebien que quelque chose comme une « commu-

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nauté » implique une philosophie, ou de la phi-losophie, le partage articulé d'un sens qui donnelieu, précisément, à la communauté.

Cependant, cette compréhension des chosesest aussitôt combattue par une autre, tout aussitraditionnelle et ordinaire. La communauté nese reconnaît pas dans la philosophie. Elle y voitune attitude, ou une technique, séparée, isolée,« élitiste » (court-circuitant la communication),et qui ne lui propose guère que des utopies decommunauté, dont elle n'a rien à faire. Ou bien,c'est l'inverse : la philosophie et la communautése reconnaissent trop bien, s'identifient dans lamise en œuvre d'un être commun (qui est aussileur sens commun à toutes deux, l'une en l'autreet l'une par l'autre), et la communauté y étouffe,tandis que la pensée s'y dissout (on a nommécela « totalitarisme »).

Introduisons une troisième considération, quiest moins ordinaire, et qui pourtant commenceà faire partie, sur divers modes plus ou moinsclairs, plus ou moins explicites ou reconnus, denotre pensée commune (de ce qu'il importe,précisément, de ne pas laisser devenir « com-mun », banal, reçu, colmaté dans une prétendueévidence). Je veux dire : « la fin de la philo-sophie ». De bien des manières différentes,même opposées entre elles, les philosophes en ontfait un thème, et peut-être le thème de tous lesthèmes contemporains (qu'il y ait aussi une idéo-logie du refus de ce « thème », et qu'il n'aillepas de soi, sans discussion ni examen, c'est en

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somme la moindre des choses). La « fin de laphilosophie » signifie au moins que la philosophiese connaît parvenue à son accomplissement (c'estdonc tout autre chose que sa disparition), àl'accomplissement de l'ordre entier des signifi-cations que pouvait commander sa demande desens. Tout le signifié possible est signifié, ouencore : la totalité s'est signifiée, le signifié estégal au signifiable (ce qui est un autre aspect dusens ou de la postulation du logos : logique,raison rendue de toutes raisons). De ce fait, etbien qu'on puisse, assurément, multiplier sansfin les énoncés de significations, sans encombremais au fond... sans risque, le sens ultime dusens philosophique est avéré : sous toutes sesformes (savoir, histoire, langage, sujet, etc. —et communauté), ce sens n'est rien d'autre quela constitution sensée du sens par lui-même autre-ment dit, l'identité de l'être et du sens, ou laprésence à soi de l'être comme subjectivitéabsolue 83.

83. Hegel : « l'absolu est sujet », c'est-à-dire quecela qui est en soi, séparé de tout (qui est le tout), etne dépendant de rien, est en tant que tel « pour soi »et « par soi ». Son rapport à soi fait son être, et sonêtre-se. L'histoire de la philosophie contemporaine, parMarx, Nietzsche et Husserl jusqu'à Heidegger, Witt-genstein et Derrida, n'a pas opéré sur une autre néces-sité que celle-ci, qui retourne en elle-même contreelle-même la nécessité hégélienne : rien n'apparaîtraitjamais comme « l'être », ni comme l'idée, l'idéal oula question d'un « sens de l'être », si un fait de l'êtren'était pas irréductiblement antérieur ou extérieur àson « sens », ou, autrement dit, si une venue en pre-

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Rien de fortuit si l'idée de communauté four-nit l'exemple le plus clair de cette pensée der-nière (et donc première, fondamentale) de laphilosophie, de cet achèvement de pensée. Qu'ellesoit communauté des amants, de la famille, d'uneEglise ou d'une nation souveraine, elle est repré-sentée comme ce qui se constitue de soi, par laprésence à soi : le sens du lien, c'est-à-dire lelien lui-même, préexiste à la liaison, ce qui revientau même que de dire que la liaison préexiste aulien, ou plutôt, et par conséquent, que les deux

tenet de l'être n'était pas irréductible à toute pré-sence-à-soi, et ne survenait pas toujours au cœur de

cette présence-à-soi, comme son écart et sa différence/différance (ou comme ce pli de l'être que Deleuzereprend pour le plier encore et le multiplier). — Autre-ment dit, pour se servir d'une autre formule hégéliennecélèbre : si « le réel est rationnel », il faut bien, endernière analyse, que ce ne soit pas « en raison »d'une identité du réel et du rationnel (sinon, pourquoiénoncer une tautologie ?), mais précisément en raisond'une différence du réel et du rationnel — et ce qu'onappelle « la raison », à la fois en tant que senset en tant que pensée, devra consister dès lors dansl'articulation de cette différence. Ce qui ne demanderien de moins que de repenser toute notre pensée du« réel » (du sensible, du corps, de la matière, de l'his-toire, de l'existence — de l'être), aussi bien que de la« raison » (du langage de la représentation, de lascience, de la philosophie). Ce n'est pas peu à faire.Nous n'en sommes qu'aux prémisses — et il ne s'agitpas seulement d'une tâche « rationnelle » 1 déployer,mais d'une histoire (des événements de la communauté),d'une venue « réelles », dont on ne peut programmerque le caractère improgrammable. — En un sens, la« philosophie » ne s'est jamais retrouvée aussi exposéeà l'événement effectif, dans l'être-en-commun effectif.

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sont purement contemporains, sont une seule inté-riorité tournée vers elle-même. C'est bien ainsique nous pensons, comme invinciblement, aussibien l'amour que le contrat social. Et plus géné-ralement, nous représentons la communauté dusens — sa communication et sa communion —comme contemporaine de la présence réelle detous et de toutes choses, comme la vérité internede cette présence et comme sa loi de production(y compris lorsqu'on pense que c'est une Histoirequi réalise cela progressivement, ou bien quele sens n'apparaît que « hors » de « ce » monde,ou bien encore qu'il n'y a de sens que de « ce »monde, et que c'est insensé...). C'est à cettelogique que se marque la « fin » de la philo-sophie — et de la communauté selon la philo-sophie : l'être commun se constitue de lui-mêmecomme son propre sens. Ce sens est donc néces-sairement celui d'une fin : but et achèvement,fin de l'histoire, solution finale, humanité accom-plie. Seule la fin est auto-suffisante. Et c'est icique la communauté s'achève, en échec persis-tant ou en catastrophe terrifiante : l'amour, l'Etat,l'histoire n'ont de vérité que dans la mise à mortL'être du sens, le sens de l'être sont leur propreet commun sacrifice.

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Que la philosophie touche à sa « fin », celaveut donc dire qu'elle touche — et qu'elle touchetrès matériellement, dans la communauté sanscommunauté de la mort par le sens, suicide etmassacre, usure et désespoir — à la limite àlaquelle elle n'a jamais cessé d'être vouée, lareconnaissant et s'y dérobant simultanément (quefaire d'autre avec une limite ? mais commentpenser autrement la limite ? c'est ce qui est enjeu, on le verra) : la saisie de l'être comme sens,du sens comme être. Tout simplement, s'il estpermis de le dire ainsi, la question de l'existence.Et la question de savoir si, comment et jusqu'oùc'est même une « question » (une question sou-mise à cette logique de l'être et du sens). Car ceque la philosophie elle-même délivre, parvenueà sa limite, c'est que l'existence n'est pas uneauto-constitution du sens, mais nous offre plutôtl'être précédant le sens, ou lui succédant, oul'excédant, ne coïncidant pas avec lui et consis-tant dans cette non-coïncidence...

D'où l'effet de comique immanquable de laphilosophie : elle s'évertue au plus loin de cequ'elle met en jeu, elle rate à coup sûr le réelde l'existence — et elle n'est pas loin de réaliserà coup sûr le ratage, et parfois jusqu'à l'odieux(faites le compte des erreurs et des fautes scien-tifiques, morales, esthétiques, politiques des phi-losophes).

(J'imagine qu'il n'y a pas un seul philosophevéritable qui ne soit, au moins une fois danssa vie, étreint par l'angoisse de cette dérision.

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Pas un qui ne s'avoue, au moins une fois, quetout le travail de la pensée pèse d'un poids inu-tile et grotesque, là où l'existence, la vie, lamort, les pleurs, la joie, l'infime épaisseur quoti-dienne l'aura toujours, et de loin, précédé. Pasun qui n'en ait ri — et parfois, sans doute, cerire ou cette grimace reste maître de la place,et le philosophe ne travaille plus que par habi-tude, par inertie, par orgueil ou par lâcheté,n'osant se déprendre de ce qui lui a servi d'iden-tité et de maîtrise. — Réciproquement, la com-munauté ne tolère qu'avec humeur, ou avecironie, celui qui la trahit ainsi plus que nul autre.— En un sens, la seule question serait celle-ci :pourquoi donc y a-t-il toujours des philosophes,et pourquoi la communauté leur fait-elle toujoursplace ? Pourquoi cette fonction n'a-t-elle pas dis-paru avec la recherche de la pierre philosophale ?On me dira : il y a toujours place aussi pourles diseurs de bonne aventure. Sans doute. Maispersonne ne confond les rôles. Chacun sait ouchacun pressent, malgré tout, la différence entrecelui qui devine la réalité cachée, et celui quis'interroge sur le sens d'un réel qui se dérobe.Il y a dans la communauté un savoir, non pasdu discours philosophique, mais de ce que c'estque « pensée », et que ce n'est pas « voyance ».La question serait donc plutôt : quelle est cettelucidité singulière de la communauté ? cettefaçon de faire sa place à la philosophie et dela tenir à sa place ? — Qu'on ne me dise pasque je m'arroge le droit de parler au nom de

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la communauté, dont mon métier de philosopheme tiendrait en fait à l'écart. Je suis aussi de lacommunauté, et c'est une condition matérielle/transcendantale de mon métier. C'est-à-dire quej'ai à faire dans ce métier, entre autres choses,à la pensée de la nécessité et de la dérision dela pensée.)

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Sur sa limite, la philosophie a donc à faireà ceci, que le sens ne coïncide pas avec l'être,ou bien, de façon plus difficile et plus exigeante,que le sens de l'être n'est pas dans une coïn-cidence de l'être avec lui-même (du moins,aussi longtemps que l'être est présumé le lieudu sens, et d'un sens présentable dans l'identitéidéale d'une signification auto-constituante : parexemple privilégié, la communauté, le sens com-mun de l'être commun). C'est donc la limiteoù la communauté elle aussi se suspend : il n'y apas d'auto-communication du sens, et la commu-nauté peut-être n'a rien, ou surtout n'est rien decommun. Elle n'a même pas — surtout pas —de co-humanité, et pas non plus de co-naturalitéou de co-présence avec quoi que ce soit d'unmonde qu'elle se rend inhabitable à mesure qu'ellel'investit. A la limite — de la communauté, de laphilosophie — le monde n'est pas un monde —c'est un amas, et peut-être immonde.

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Nous en sommes là — c'est ce qui fait notreépoque, une époque qui ne peut se penser, ensomme, que comme une limite d'époque, si une« époque » est une forme ou un aspect du« monde ». Les significations sont suspendues.Nous ne pouvons plus dire « voici le sens, voicila co-humanité, et voici sa philosophie — ouvoici ses philosophies, dans leur compétitionféconde... ». Et le geste de la philosophie s'offreen effet à nu, à vide, comme à réinventer, etnon pas à réinventer pour découvrir d'autressignifications, mais bien pour n'être plus qu'àla limite : un geste vers le sens du sens, un gestevers une extériorité inouïe, inappropriable (onsait cela seulement : le sens ne peut pas s'appro-prier le réel, l'existence, il n'est pas l'auto-consti-tution sensée de l'essence du réel).

Tel est le « sens » de tous les « thèmes »majeurs de la pensée contemporaine, qu'il s'agissede « l'être », du « langage », de « l'autre », dela « singularité », de « l'écriture », de la « mime-sis », des « multiplicités », de « l'événement »,du « corps », de bien d'autres encore. Il s'agittoujours, et sous tant de formes, pas nécessaire-ment compatibles, de ce qu'on pourrait nommer,dans le lexique traditionnel des doctrines, un réa-lisme de la vérité inappropriable. Ce qui ne veutsurtout pas dire « de la vérité absente ».

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III

(l'en-commun)

Mais de quelle façon la vérité serait-elle désor-mais « présente », ou viendrait-elle à la pré-sence, si la constitution d'un sens commun, etde l'être-commun du sens, est abandonnée sursa limite ?

La communauté, peut-être, doit nous donnerquelques indications. Ou plus exactement, c'estla « fin » de l'appropriation du sens de la com-munauté qui devrait nous les donner (la fin del'appropriation de « l'amour », de la « famille »,de « l'Etat », de la « communion », du « peuple »,etc.). A cette fin, à cette limite sur laquelle noussommes, il reste malgré tout — et il apparaîtdonc — ceci : que nous y sommes. L'époquede la limite nous abandonne ensemble sur lalimite, car sinon, ce ne serait pas une « époque »,ni une « limite », et « nous » n'y serions pas.Il reste ce reste de communauté (à supposerqu'il y ait eu avant ou ailleurs autre chose), que

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nous sommes en commun dans ou devant ladéliaison du sens commun. Au moins, noussommes les uns avec les autres, ou ensemble.Cela apparaît comme une évidence de fait, àlaquelle nous ne pouvons donner aucun statutde droit (nous ne pouvons la rapporter à aucuneessence de co-humanité), mais qui persiste etqui résiste, de fait, dans une sorte d'insigni-fiance matérielle. Pouvons-nous essayer, sur lalimite, de déchiffrer cette insignifiance ?

Nous sommes en commun, les uns avec lesautres. Que veulent dire ce « en » et cet « avec » ?(Ou encore, que veut dire « nous » — que veutdire ce pronom qui, d'une manière ou d'uneautre, doit être inscrit en tout discours ?)

Ce n'est pas seulement, ce n'est pas tellementla question d'une signification, mais c'est la ques-tion du lieu, de l'espace-temps, et du mode, durégime de la signification en général, si le senscommunique, se communique et fait communi-quer, par définition. Et c'est aussi pourquoi cedéchiffrement ne peut plus être simplement phi-losophique, ne peut avoir lieu que sur la finde la philosophie — et de toute logique, gram-make et littérature en général : « nous : premièrepersonne du pluriel », qu'on se représente ladifficulté de cette simple désignation...

« Avec », « ensemble », ou « en commun »ne veut évidemment pas dire « les uns dans lesautres », ni « les uns à la place des autres ».Cela implique une extériorité. (Même dansl'amour, on n'est « dans » l'autre qu'à l'exté-

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rieur de l'autre, et l'enfant « dans » sa mère estlui aussi, quoique tout autrement, extérieur danscette intériorité. Et dans la foule la plus ras-semblée, on n'est pas à la place de l'autre.) Maiscela ne veut pas non plus simplement dire« à côté », ni « juxtaposés ». La logique del' « avec » — de l'être-avec, du Mitsein queHeidegger fait contemporain et corrélatif duDasein — est la logique singulière d'un dedans-dehors. C'est peut-être la logique même de lasingularité en général. Et ce serait ainsi la logi-que de ce qui n'appartient ni au pur dedans niau pur dehors. (Ceux-ci, à vrai dire, se confon-dent : être purement dehors, hors de tout(ab-solu), ce serait être purement en soi, à partsoi, à soi-même sans même la possibilité de sedistinguer comme « soi-même »). Une logiquede la limite : ce qui est entre deux ou plusieurs,appartenant à tous et à aucun, ne s'appartenantpas non plus.

(Il n'est pas certain que cette logique soitrestreinte à l'homme, ni même aux êtres vivants.Des cailloux, des montagnes, les corps d'unegalaxie ne seraient-ils pas « ensemble » à uncertain égard, qui ne serait pas celui de notreregard sur eux. C'est une question qu'on laisseraici, question de la communauté du monde, sansréponse.)

La logique de l'être-avec ne correspond à riend'autre, tout d'abord, qu'à ce qu'on pourraitappeler la phénoménologie banale des ensemblesinorganisés de personnes. Les voyageurs d'un

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même compartiment de train sont simplement lesuns à côté des autres, de manière accidentelle,arbitraire, tout extérieure. Ils sont sans rapportentre eux. Mais ils sont aussi bien ensemble entant que voyageurs de ce train, dans ce mêmeespace et pour ce même temps. Ils sont entrela désagrégation de la « foule » et l'agrégationdu « groupe », l'une et l'autre à chaque instantpossibles, virtuelles, prochaines. Cette suspensionfait l' « être avec » : un rapport sans rapport,ou bien une exposition simultanée au rapport età l'absence de rapport. Une telle exposition estfaite de l'imminence simultanée du retrait et dela venue du rapport, dont le moindre incidentpeut décider — ou bien sans doute, plus secrè-tement, qui ne cesse pas de se décider à chaqueinstant, dans un sens ou dans l'autre, dans unsens et dans l'autre, dans la « liberté » et dansla « nécessité », dans la « conscience » et dans1' « inconscience », décision indécidée de l'étran-ger et du prochain, de la solitude et de la col-lectivité, de l'attirance et de la répulsion.

Cette exposition au rapport/non-rapport n'estpas autre chose que l'exposition des singularitésles unes aux autres. (Je dis : des singularités,car ce ne sont pas seulement, comme une descrip-tion facile le laisserait croire, des individus quisont en jeu. Des collectivités entières, des groupes,des pouvoirs, des discours s'exposent ici, et« dans » chaque individu aussi bien qu'entre eux.La « singularité » désignerait précisément cequi, chaque fois, forme un point d'exposition,

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trace une intersection de limites, sur laquelleil y a exposition.) Etre exposé, c'est être sur lalimite, là où il y a à la fois dedans et dehors,et ni dehors, ni dedans. Ce n'est même pas encoreêtre « face-à-face », c'est antérieur au dévisa-gement, à sa captation, à sa capture de proie oud'otage. L'exposition est d'avant toute identifi-cation, et la singularité n'est pas une identité :elle est l'exposition elle-même, son actualité ponc-tuelle. (Mais l'identité, individuelle ou collective,n'est pas une somme de singularités : elle estelle-même une singularité.) C'est être « en soi »selon un partage de « soi » (division et distri-bution) constitutif de « soi », une ectopie géné-ralisée de tous les lieux « propres » (intimité,identité, individualité, nom), qui ne sont tels qued'être exposés sur leurs limites, par leurs limiteset comme ces limites. Cela ne signifie pas qu'iln'y aurait rien de « propre », ni que le propreserait essentiellement affecté d'un « clivage » oud'une « schize ». Cela signifie plutôt que le« propre » est sans essence, mais exposé.

Ce mode d'être, d'exister (y en a-t-il un autre ?l'être ne serait donc jamais « l'être », mais tou-jours modalisé dans l'exposition) présuppose qu'iln'y a pas d'être commun, pas de substance,d'essence ni d'identité commune (il n'y a pas deprésupposition à l'exposition — et c'est d'abordce que veut dire « exposition »), mais il y a êtreen commun. Le en (le avec, le cum latin de la« communauté ») ne désigne aucun mode de larelation, si la relation doit être posée entre deux

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termes déjà fournis, entre deux existences don-nées. Il désignerait plutôt un être en tant querelation, identique à l'existence même : à la venuede l'existence à l'existence. Mais ni « être » ni« relation » ne suffisent à nommer cela — mêmeplacés dans ce rapport d'équivalence, et parcequ'il n'y a pas ici une équivalence de termes,qui ferait encore une relation extérieure à l'« être »et à la « relation ». Il faudra plutôt se résoudreà dire que l'être est en commun, sans jamaisêtre commun.

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Rien de plus commun que d'être : c'est l'évi-dence de l'existence. Rien de moins communque l'être : c'est l'évidence de la communauté.L'une et l'autre, mises en évidence de la pensée— mais non philosophies de l'évidence. Car cha-cune partage l'autre, et lui retire son évidence.L'être n'est pas de soi sa propre évidence, n'estpas égal à soi, ni à son sens. C'est ça, l'existence,c'est ça, la communauté, et c'est ça qui les expose.Chacune est la mise en jeu de l'autre. L'en jeude l'en commun : ce qui donne jeu, et jour, à lapensée — et jusqu'au « jeu » de ces mots oùne s'expose, en réalité, rien de moins que notrecommunication (elle-même exposée au « sanscommun », au « sans commune mesure » de lalangue avec la translucidité qu'on suppose à un

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« communiquer » qui serait celui d'un supposésens commun, et non celui de « nous »).

L'en jeu de l'en commun. Penser ça, sansrelâche, c'est la « philosophie », ou ce qui enreste à sa fin, si elle reste en commun, c'est poli-tique, c'est art, ou ce qui en reste, c'est marcherdans la rue, c'est passer des frontières, c'est fêteet deuil, c'est être sur la brèche, ou dans uncompartiment de train, c'est savoir commentle capital capitalise le commun et dissout l'en,c'est demander toujours ce que « révolution »veut dire, ce que révolution veut vivre, c'estrésistance, c'est existence.

** *

L'être « est » le en (il faudrait dire : l'êtreest dans le « en », au-dedans de ce qui n'a pasde dedans), qui divise et qui ajointe à la fois,qui partage, la limite où ça s'expose. La limiten'est rien : elle n'est rien que cet abandonextrême dans lequel toute propriété, toute ins-tance singulière de propriété, pour être ce qu'elleest, étant ce qu'elle est, se trouve tout d'abordlivrée à l'extérieur (mais à l'extérieur d'aucunintérieur...). Peut-on penser cet abandon danslequel le propre advient — étant d'abord, c'est-à-dire ici dès l'abord, dès le bord, dès la limitede sa propriété, reçu, perçu, senti, touché, manié,désiré, rejeté, appelé, nommé, communiqué ? En

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vérité, cet abandon est bien antérieur à la nais-sance, ou bien il n'est pas autre chose que lanaissance elle-même, l'infinie naissance jusqu'àla mort qui la finit en accomplissant l'abandon.Et cet abandon n'abandonne pas à autre chosequ'à l'être-en-commun, c'est-à-dire pas à la com-munication ni à la communauté, comme si ellesétaient des instances de réception, ou d'enregis-trement Mais l'abandon lui-même « commu-nique », il communique la singularité à elle-même par un infini « dehors », et comme ce« dehors » infini. Il fait advenir le propre (per-sonne, groupe, assemblée, société, peuple, etc.)en l'exposant. Cet avènement, Heidegger le nom-mait Ereignis, c'est-à-dire « propriation », maisaussi et d'abord « événement » : l'événementn'est pas ce qui a lieu, mais la venue d'un lieu,d'un espace-temps comme tel, le tracement desa limite, son exposition.

Peut-on exposer cette exposition ? Peut-on laprésenter, ou la représenter ? (et quel conceptconvient ici ? s'agit-il de représenter, de signifier,de mettre en scène ou en jeu ? y faut-il dudiscours, des gestes, de la poésie ?). — Peut-onprésenter le sens de l'en-commun par lequelseulement du sens en général est possible ?

Si on le fait, si on assigne et si on montrel'être (ou l'essence) de l'en-commun, et si parconséquent on présente la communauté à elle-même (dans un peuple, un Etat, un esprit, undestin, une œuvre), le sens ainsi (re)présentédéfait à l'instant toute l'exposition, et avec elle

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le sens du sens lui-même. Mais si on ne le faitpas, si l'exposition elle-même reste inexposée,c'est-à-dire en fait si on représente qu'il n'y arien à présenter de l'en-commun, sinon la répé-tition d'une « condition humaine » qui n'accèdemême pas à une « co-humanité » (condition plate,ni humaine ni inhumaine), le sens du senss'abîme aussi bien, tout bascule dans la juxta-position sans rapports et sans singularités. L'iden-tité de l'un ou l'identité du multiple (de la non-identité) sont identiques, et ne touchent pas àl'exposition plurielle de l'en, à notre exposition.

Quoi qu'on fasse, cependant, ou qu'on ne fassepas, rien n'a lieu, rien n'a véritablement lieuque cette exposition. Et sa nécessité est l'ouver-ture même de ce qu'on appellera liberté, égalité,justice, fraternité — faute de pouvoir s'arrêterici sur ces mots. Toutefois, si rien n'a lieu quecette exposition — c'est-à-dire, si l'être encommun résiste invinciblement à la communionet à la désagrégation —, cette exposition, cetterésistance ne sont ni immédiates ni immanentes.Elles ne sont pas un donné qu'il n'y aurait qu'àramasser pour l'affirmer. Il est certain que l'être-en-commun insiste et résiste — faute de quoije ne serais même pas en train d'écrire, ni vousen train de lire. Mais cela n'entraîne pas qu'il suf-fise de le dire pour l'exposer. La nécessité de l'être-en-commun n'est pas celle d'une loi de physique,et qui veut l'exposer doit aussi s'y exposer (c'estce qu'on peut appeler « pensée », « écriture »,et leur partage). Telle est au contraire la complai-

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sance qui menace tout discours de la commu-nauté (le mien aussi, par conséquent) : de croire(re)présenter, par sa propre communication, uneco-humanité dont la vérité, pourtant, n'est pasune essence donnée et (re)présentable.

Ce qui est donné, signifié, aujourd'hui, estbien plutôt de l'ordre de l'identité inlassablementdialectisée de l'identité et de la non-identité (un/multiple, individuel/collectif, conscience/incon-science, volonté/forces matérielles, éthique/éco-nomie, etc.). C'est peut-être cela que nousfigurons sous le nom de la « technique » : laco-humanité d'une an-humanité, une commu-nauté d'opérations, non d'existences. La « techni-que » serait aussi bien la forme achevée d'uneconstitution réciproque de l'être et du sens, quela forme hyperbolique de leur disjonction infinie.C'est ce qui rendrait possible l'alternance récur-rente et invariable depuis tant de siècles desvalorisations et des dévalorisations de cette même« technique ». Mais ce serait cela même — cequi est confusément pensé sous le nom de « techni-que », et non ce qui se passe dans des satellitesou dans des fibres optiques — qui nous dis-simulerait sous le « donné » ce qui persiste àêtre offert comme l'en. Ce qui est offert, onne s'en empare pas, on ne se l'approprie pas.Ou plutôt : dans l'appropriation même quiaccepte et qui reçoit l'offrande, on reste exposéau suspens (à la liberté) de l'offrande, à ce quien elle n'est pas appropriable.

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Il y aurait donc désonnais une tâche indis-sociablement, et peut-être même indiscernable-ment « philosophique » et « communautaire »(une tâche de pensée et de politique, si ces motspeuvent convenir sans autre examen), qui seraitla tâche d'exposer l'inexposable en. De l'exposer,c'est-à-dire de ne pas le présenter ou le repré-

senter sans que cette (lieu et l'enjeu d'une expo-

sition : pas sans que la « pensée » s'y risqueet s'y abandonne à la « communauté », et la« communauté » à la « pensée ». Cela peutimmédiatement évoquer la figure d'une « commu-nauté pensante », d'une abbaye de Thélèmeou d'un cénacle romantique se concevant commerépublique (et comme république de rois...), ouquelque chose comme un « communisme lit-téraire » (je me suis servi naguère de cette expres-sion, son équivoque m'y fait renoncer : il nes'agit pas d'une communauté lettrée...). Mais iln'est pas question d'être « tous philosophes »(comme il est arrivé à Marx de l'espérer), pasplus qu'il n'est question de faire « régner » laphilosophie (comme le voulait Platon). Ou bien,il s'agit de l'une et de l'autre chose à la fois,l'une contre l'autre (c'est alors une pensée sur lalimite, où on ne sait ce que « philosophie »désigne), mais en tant que l'enjeu ne serait pas

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de fournir le sens, ni même d'en poser la ques-tion comme une question d'être : quel est lesens ? quel sens a l'être, s'il est l'être-en-commun ?L'enjeu serait celui, non pas contraire mais déci-dément autre, de s'exposer au partage de l'en,à ce partage du « sens » qui tout d'abord retirel'être au sens et le sens à l'être — ou bien quine les identifie l'un à l'autre, et chacun commetel, que par l'en du « commun », par un avecdu sens qui le désapproprie proprement.

Non pas que j' « aie » le sens, ni que j'aiedu sens, mais que, le sens, j'en suis, et j'y suisdonc sur le mode exclusif de l'être-en-commun.Un ego sum, ego existo qui ne serait effectifqu'en exposant comme sa plus propre évidencele partage, la partition de cet être existant. (Maisdéjà l'évidence est posée par Descartes lui-mêmecomme évidence commune, partagée de tous etde chacun avant toute accession au statut d'évi-dence, et de pensée d'évidence — ou plutôt :ayant dans ce partage même le foyer obscur deson évidence.)

l'en suis : l'existence a lieu exposée sur ceten, à cet en. Inséparable, donc, d'un nous exis-tons. Et plus qu'inséparable : ayant sa prove-nance dans une énonciation en commun oùc'est l'en (et aucun sujet déterminable selon lesconcepts de la philosophie) qui énonce et quis'énonce — la présence venant à soi en tant quelimite et que partage de la présence. Exposantinexposable que nous exposons pourtant encommun.

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** *

On sera tenté de dire : voilà une descriptiondu statu quo, sinon de n'importe quel agence-ment social et politique, du moins de la démo-cratie. (Ou bien, et de manière plus sournoise,c'est la description d'une sorte de noumènedémocratique retranché derrière tout phénomènesocio-politique.) Il n'en est rien. Ce qui n'estpas la démocratie, ou bien n'expose rien (latyrannie, la dictature), ou bien présente uneessence de l'être et du sens communs (l'imma-nence totalitaire). Mais la démocratie, pour sapart, expose seulement qu'une telle essence estinexposable. Nul doute que ce soit un moin-dre mal. Cependant, l'en-commun, l'avec s'ydéporte : de l'inappropriable exposition (sansdoute énigmatiquement offerte entre les lignesdu Contrat de Rousseau, et comme malgré lui),on passe — à la fois par la logique de l'inexpo-sable et contre elle — au spectacle de l'appro-priation générale. (Le « spectacle » : ce motvaudra ici pour désigner une exposition retournée,appropriée, sans abandon — ce que les situa-tionnistes, sans doute, tentaient de viser sous cemême mot. — Quant à l'appropriation générale,il est clair qu'elle ne peut l'être qu'en étant immé-diatement particulière et privative.) Appropria-tion du capital, de l'individu, de la production

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et de la reproduction (de la « technique ») entant que « en-commun », tenant lieu de l'avoir-lieu de l'en-commun. La démocratie manquedonc, non pas à représenter l'en-commun (commesi c'était une opération extérieure), mais à l'expo-ser, c'est-à-dire à s'y exposer, à nous y exposer,à nous exposer à « nous-mêmes ».

L'histoire — une histoire qui n'est mêmepas « de l'histoire », mais toujours notre actua-lité — nous a appris quels risques sont attachésà une critique de la démocratie (rien moins quel'extermination, l'expropriation pure et l'exploi-tation sans frein). La tâche est donc sans doutede déplacer l'idée de « critique » elle-même.Mais l'histoire nous apprend aussi quel est lerisque de ce qu'on appelle toujours « démo-cratie » : se résoudre à une appropriation vio-lente, plate, même pas identifiable (sinon, unefois encore, comme « technique » — un peuau sens où on parle de « mesures techniques ».,.),de l'en de l'être-en-commun. Déserter la brèchede l'en. Par conséquent, s'il ne doit pas s'agird'une « critique » de la démocratie en un sensconvenu (et surtout pas « anti-démocratique » !),il ne peut pas non plus être question d'en resterà une simple « évidence » démocratique. Maisil devrait s'agir de porter la « démocratie » àson propre lieu d'énonciation et d'exposition :à l'en-commun de ce « peuple » dont elle portele nom sans peut-être avoir encore trouvé lavoie, ni la voix, de son articulation.

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« Philosophie » et « communauté » ont ceci encommun : un impératif catégorique, antérieurà toute morale (mais politiquement sans équi-voque, car le politique en ce sens précède toutemorale, au lieu de lui succéder et de raccom-moder), de ne pas lâcher sur le sens en commun.

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CINQUIÈME PARTIE

L'HISTOIRE FINIE

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1. Je propose ici seulement l'esquisse d'unexposé possible concernant la pensée de l'his-toire aujourd'hui. Je ne développe pas, ni mêmene présente le système entier des thèmes et desdébats qui seraient impliqués dans un tel projet(je ne développe pas notamment certaines dis-

Note du traducteur : Ce texte avait été rédigé er»anglais par Jean-Luc Nancy (avec l'aide d'ElisabethBloomfield... etc., voir la note 84) pour une conférenceau Program in Critical Theory de l'Université de Cali-fornie à Irvine (qui publie en 1988 ce texte anglais).Il est traduit ici par Pierre-Philippe Jandin (J.-L. Nancytient à souligner le caractère gauche, malaisé, à sespropres yeux, de cet essai tenté dans une langue trèsmal maîtrisée. Au fond, il « n'arrive pas à dire cequ'il voudrait », et il rend cet état de choses trop sen-sible. Mais ce n'est pas plus mal, peut-être, s'agissantd'une « histoire » toute à venir).

Certains thèmes abordés ici ont depuis été précisésdans l'Expérience de la liberté, Paris, Galilée, 1988 etdans La décision d'existence in Sud, numéro spécial sur« Etre et temps », 1989.

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eussions qui pourraient avoir lieu à propos del'histoire chez Heidegger, Benjamin, Arendt,Adorno, Foucault, Patocka ou Ricœur). C'estpourquoi je ne pointerai certains de ces thèmesou de ces débats qu'à travers de brèves remar-ques, présentées explicitement comme des paren-thèses.

Pour la même raison, je vous livre tout d'abord,comme une sorte d'épigraphe, la thèse ou l'hypo-thèse vers laquelle j'essaie de me diriger : l'his-toire — si nous pouvons prendre ce terme endehors de sa détermination métaphysique et donchistorique — ne relève plus tout d'abord de laquestion du temps, ni de celle de la successionni de celle de la causalité, mais de celle de lacommunauté ou de l'être-en-commun.

Et cela parce que la communauté elle-mêmeest quelque chose d'historique. Ce qui signifiequ'elle n'est pas une substance, ni un sujet, qu'ellen'est pas un être commun qui pourrait être lebut et l'accomplissement d'un processus et d'unprogrès — mais qu'elle est un être-en-commun,qui seulement arrive, ou qu'il est l'arrivée, unévénement plus qu'un « être ». Ou encore c'estl'arrivée de l'être lui-même : la non-infinité desa propre existence, que j'essaierai de présentercomme l'histoire finie.

Il s'agit donc de la question de ce qui arrivequand nous sommes exposés à dire « nous inau-gurons l'histoire ». En d'autres termes, l'histo-ricité comme acte performatif plutôt que commenarrativité et savoir.

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2. Maintenant, nous pouvons commencer parceci : ce qui aujourd'hui a été, ce que notretemps reconnaît comme ayant été, ce n'est plusla nature (qui, à ce que d'aucuns prétendent, s'estmuée en histoire il y a longtemps), mais l'histoireelle-même.

Notre temps n'est plus celui de l'histoire, etc'est pourquoi l'histoire elle-même semble s'êtreévanouie dans l'histoire... Notre temps est letemps, ou un temps (cette seule différence d'ar-ticle implique une totale différence dans la penséede l'histoire...) du suspens de l'histoire — dansun sens à la fois rythmique et angoissant : l'his-toire est suspendue, sans mouvement, et nousattendons, dans l'incertitude et l'anxiété, ce quiarrivera si elle reprend sa marche en avant(s'il existe encore quelque chose comme un « enavant ») ou si elle ne bouge plus du tout. Celaest bien connu, mais, comme dit Hegel : « Cequi est bien connu n'est pas connu du tout. »Résumons donc, même si ce n'est qu'une répé-tition, en quoi consiste le suspens contemporainde l'histoire.

Tout d'abord l'histoire est suspendue, ou mêmefinie, en tant que sens, en tant que la voieorientée et téléologique qu'elle était depuis ledébut de la pensée moderne de l'histoire. L'his-toire n'a plus de but ou de projet et, de ce fait,elle n'est plus la personne individuelle (l'individugénéral ou générique) ni la personne autonomeque Marx avait l'habitude de critiquer dans la

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pensée spéculative post-hégélienne 84. Cela signi-fie aussi, et par conséquent, que l'histoire ne peutplus être présentée — pour employer l'expres-sion de Lyotard — comme un « grand récit »,le récit de quelque grand destin collectif du genrehumain (de l'Humanité, de la Liberté, etc.), unrécit qui était grand parce qu'il était noble etqui était noble parce qu'il était bon dans sonaccomplissement. Notre temps est le temps, ouun temps, où cette histoire, à tout le moins,s'est suspendue elle-même : la guerre totale, legénocide, la course aux armements nucléaires, latechnologie sans merci, la famine et la misèreabsolue, tous ces signes au moins apparents del'auto-destruction du genre humain, de l'auto-annihilation de l'histoire, sans aucun travail dia-lectique du négatif...

(Première parenthèse : il y a peut-être unedes meilleures présentations littéraires de celadans le livre d'Elsa Morante, L'histoire, un

84. Marx n'a jamais accepté la représentation del'histoire comme sujet. 11 a toujours insisté sur le faitque l'histoire est « l'activité de l'homme ». En ce sens— outre de nombreuses autres discussions qui seraientnécessaires ici à propos de Marx — je n'ai d'autre but,dans un contexte historico-philosophique tout à fait dif-férent, que de ré-élaborer cette thèse. — Je profite decette première note pour m'excuser de mon pauvreanglais qui rend non seulement le langage pauvre maisaussi le discours dur... Mais j'exprime ma gratitudeà ceux qui m'ont aidé à rendre au moins cette expé-rience possible : Elisabeth Bloomfield, Bryan Holmes,David Carroll.

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roman, dont la double fin est : 1) « En ce lundide juin 1947, la pauvre histoire d'IduzzaRamundo prit fin » et 2) — après le rappel desderniers événements mondiaux depuis 1947 —« et l'histoire continue ». Ce qui peut aussi vou-loir dire que l'historicité et la narrativité ont lamême « histoire » et que, à la fin de l'histoirenous parvenons — ou nous sommes de fait déjàparvenus — à la fin du récit. Je le dirais, à ladifférence de Lyotard, de toute sorte de récit,grand ou petit. L'histoire qui « continue », notretemps en tant qu'il advient comme temps, conti-nue par-delà l'histoire et le roman ou le petitrécit. De ce fait le genre littéraire ou le genrede discursivité en rapport avec cette « histori-cité » serait un genre tout à fait différent. Commenous le verrons plus tard, ce serait un certaingenre de déclaration, d'annonce ou de promesse.)

(Deuxième parenthèse : il n'est pas sans intérêtde remarquer que ce récit de l'histoire, depuisses débuts ou presque, a été aussi étrangementimpliqué dans une façon dramatique, tragique,voire désespérée, de considérer le même courantuniversel d'événements dont il devait assumer lanarration. Hegel, le même Hegel, parlait del' histoire comme du « tableau le plus terrible »qui nous plonge dans « l'affliction la plus pro-fonde, la plus embarrassée, qu'aucun apaisementne peut contrebalancer 85 ». Depuis ses propres

85. Philosophie de l'Histoire, introduction, Editionfrançaise, p. 29.

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débuts, l'histoire comme récit est et doit être unethéodicée par essence, mais dans le même tempselle reste paralysée dans le sentiment du malqui l'habite.)

C'est pourquoi notre temps ne croit plus enl'histoire comme « ruse de la raison », la rusegrâce à laquelle la raison ferait fleurir la rosede la vérité rationnelle finale. Et c'est pourquoiaussi, notre temps n'est plus un temps capablede se sentir et de se représenter lui-même commeun temps qui fait l'histoire, comme un tempsproduisant la grandeur de l'Histoire comme telle.Notre temps est conscient de lui-même commed'un temps non historique. Mais c'est aussi untemps sans nature. C'est pourquoi il reste seu-lement le temps de l'historicisme et de l'histori-cisation, ce qui signifie que le savoir dans sonensemble (à l'exception du savoir technologiquequi n'a pas besoin de sa propre histoire) inca-pable d'ouvrir à quelque futur (et même redé-couvrant parfois l'idée d' « utopie »...), et inca-pable d'offrir quelque présent historique, rangetous ses objets (et même l'objet « histoire »comme telle) sous la loi unique, vague et indé-finie d'une « détermination historique », unesorte de sous- ou para-hégélianisme, ou de sous-ou para-marxisme. Cette « détermination his-torique » indique seulement que toute choseest historiquement déterminée, mais non com-ment la « détermination » opère, car la « déter-mination » est précisément comprise comme cau-

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sauté historique, et l'histoire est comprise commeun réseau complexe, théâtre d'actions récipro-ques et même ensemble instable, de causalités...

Le secret de l'histoire est ainsi la causalité etle secret de la causalité est l'histoire. C'est pour-quoi l'histoire devient une causalité des cau-salités, ce qui signifie une production sans find ' e f fe ts mais jamais l'effectivité d'un commen-cement. Mais c'est précisément la question ducommencement, de l'ouverture de l'histoire oude l'entrée dans l'histoire qui constituerait lenoyau de la pensée de l'histoire. L'historicismeen général est la façon de penser qui présupposeque l'histoire a de fait toujours déjà commencéet ne fait que continuer. L'historicisme présup-pose l'histoire au lieu de la considérer commece qui devra être pensé. Et cela est vrai dechaque sorte d'historicisme, monologique ou poly-logique, simple ou complexe, téléologique ou nontéléologique. Comme l'écrit Adorno : « Le selde l'historique est ôté à l'historicité 86. »

Bu égard à la manière historicisante de penser,on pourrait dire que tout appartient à l'histoire,mais que rien n'est historique. Je veux dire, bienentendu, dans la représentation et l'usage del'histoire de notre temps. Je n'entends pas cri-tiquer le remarquable travail historique accom-pli par les historiens du fait de leur considérableremaniement de la connaissance historique, avecl'aide des sciences sociale, anthropologique, bio-

86. Dialectique négative, Edition française, p. 107.

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logique et physique. Et je ne veux pas non pluseffacer l'ineffaçable vérité, à savoir que tout— y compris la « nature » — est en devenir etde fait est historiquement advenu, toujours ins-crit dans le changement et le devenir, toujoursportant les marques nombreuses de cette inscrip-tion. C'est d'ailleurs également la condition dela pensée de l'histoire : ce qui implique qu'unehistoire des nombreuses pensées historiques del'histoire ne pourrait jamais être elle-même histo-riciste. Elle atteindrait un statut tout à fait dif-férent de sa propre « historicité ». Mais commeNietzsche le savait déjà, plus l'histoire est unsavoir ample et riche, moins nous savons ce que« histoire » veut dire, même si l'histoire est aussiun excellent instrument critique et politique dansle combat mené contre les représentations idéo-logiques et leur pouvoir. Car, en même temps,cette science n'offre pas la possibilité d'une ques-tion radicale au sujet de la représentation —et ou de la présentation — de l'histoire commetelle. Ft c'est pourquoi ce terme est en dangerou bien de garder silencieusement une sorted'acception para- ou post-hégélienne ou biende retourner lentement à la signification grecqued'histoire : recueil de faits.

Si l'historicité de la vérité est du moins l'unedes caractéristiques les plus importantes de notretemps, cela signifierait alors en premier lieu quela vérité de cette « historicité » ne peut êtrelivrée ou mesurée par aucune pensée historiqueou anhistorique. L' « historicité » de la vérité ne

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saurait être simplement une façon de qualifier lavérité (ainsi qu'on l'entend souvent) : il s'agirad'une transformation de son concept, ou de sapensée — et c'est pourquoi cela implique unetransformation du concept ou de la pensée del'historicité elle-même, dans la mesure où cette« historicité » reste prise dans une pensée pré-historique de la vérité...

(Troisième parenthèse : la manière de com-prendre toute chose sous la loi de la « déter-mination historique », ce qui est tout à fait dif-férent de la manière de penser l'historicité de lavérité, ne fut pas, du moins après 1844, celle deMarx lui-même, de Marx qui écrivait que « l'his-toire ne fait rien », entendant par histoire cequ'il appelait « l'histoire du genre humain commehistoire de la pensée abstraite du genre humain,une histoire qui n'appartient pas à l'hommeréel 87 », ou ce qu'il appelait encore « une théo-rie historico-philosophique à tout faire dont laqualité suprême est d'être supra-historique 88 ».)

(Quatrième parenthèse : en même temps —notre temps — nous devenons conscients du faitque la réalité ne peut être séparée de l' « objetlittéraire » (Hayden White) qui la donne à lire.Mais c'est comme si nous reconnaissions quel'histoire est notre forme moderne du mythe et

87. La Sainte Famille, Editions sociales, p. 116.88. Réponse à Mikhailovski, R.N.F. Pléiade II,

p. 1555.

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que, au même moment, une certaine « réalitéhistorique » demeure, derrière la textualité etla subjectivité, en tant que développement réelinfini ou indéfini du temps. Entre les deux, nousserions en suspens. Ou bien quelque chose arrivevraiment, que nous ne pouvons saisir dans notrereprésentation, ou bien rien n'arrive du tout, sice n'est la production des récits historico-fictifs...).

3. Cela dit, philosophiquement entendue, par-delà son édulcoration historiciste, l'histoire estla constitution ontologique du sujet lui-même.La manière propre de la subjectivité — sonessence et sa structure — est la manière dedevenir soi-même en ayant dans le « devenir »la loi du soi lui-même, et dans le soi la loi etl'élan du, devenir. Le sujet est ce qui devientce qu'il est (sa propre essence) en se représentantsoi-même à soi-même (comme vous le savez, lesens original et propre de « représentation »n'est pas une « seconde présentation », mais une« présentation au soi »), en devenant visibleà soi-même dans sa vraie forme, dans son véri-table eidos ou idée. La fin de l'histoire signifiedonc que l'histoire ne représente ni ne révèle plusl'Idée du soi, ou ridée elle-même. Mais parceque l'histoire métaphysique, en développant lavisibilité de l'Idée (et l'idéalité du monde visi-ble) développe non seulement quelques « conte-nus », mais se développe également comme la« Forme » et la « formation » de tout soncontenu (en fait, la véritable forme comme la

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forme de la formation de tout « contenu »),nous concluerons que désormais l'histoire ne pré-sente ni ne représente plus quelque idée del'histoire (aucune Histoire de l'Idée, aucune Idéede l'Histoire). En ce sens, doit être comprise, parexemple, la formule de Lyotard déclarant qu'iln'y a pas de place pour une « philosophie del'histoire » au sein de la « pensée critique »qu'il revendique pour sienne 89. Mais n'est-ce pasprécisément ce que la philosophie pourrait main-tenant penser ? Je veux dire penser l'histoirecomme ce qui serait per essentiam sans Idée(ce qui signifie pour finir : per essentiam sineessentia), incapable de devenir visible, incapablede toute idéalisation ou théorétisation, mêmehistoriciste. Ce qui ne veut pas dire en revanchequ'elle ne serait pas quelque chose d'offert ànotre pensée : l'historicité de l'histoire pourraitêtre aujourd'hui ce qui provoque notre penséeà penser catégoriquement « en dehors de l'Idée ».

Revenons sur ce point dans quelques instants,mais rappelons-nous auparavant que l'Idée del'histoire — l'Histoire elle-même comme Idée —et l'Idée que l'Histoire révélerait et produirait —n'est rien que l'Idée d'humanité, ou de l'Huma-nité comme Idée, en tant que la forme achevéeet présentée de l'Humanité. Toutefois, et c'estau moins ce que notre temps connaît, l'accom-plissement de l'essence présentée, quelle qu'ellesoit (ce qui est l' « idée »), met fin nécessairement

89. L'Enthousiasme, Galilée, p. 77.

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à l'histoire en tant que mouvement, devenir etproduction de l'Idée. L'Humanité accomplie n'estplus historique (aussi bien peut-être que l'Histoireaccomplie n'est plus humaine...). C'est pour-quoi Derrida écrivait : « L'histoire a toujours étépensée comme le mouvement d'une resumptionde l'histoire » (ou : « Le concept d'histoire a prisvie seulement à partir de la possibilité du sens,de la présence passée, présente ou promise dusens, de sa vérité » — énoncé dans lequel « pré-sence ».correspond à « resumption 90 »). L'histoirerésorbée est l'histoire présentée : la présence dela subjectivité à soi-même, la présence de etcomme l'essence du temps, qui est le présent lui-même (les présents passé, futur et présent), letemps comme sujet.

C'est là la contradiction interne et ultime del'histoire. Non pas la contradiction dialectiqueau sein d'un processus historique, mais la contra-diction au-delà ou en deçà de la dialectique (ouen son cœur), entre l'histoire en mouvement etl'histoire résorbée, entre la subjectivité commeprocessus vers soi-même et la subjectivité commeprésence à soi, entre l'histoire comme devenir etévénement et l'histoire comme sens, orientationet Idée. (Cela est vrai même du point de vuede l'histoire pensée comme processus indéfini ouperpétuel : car la subjectivité, dans ce cas, se

90. L'Ecriture et la différence, p. 425, La dissémi-nation. Seuil, p. 209. Cette thèse était déjà présentedans L'origine de la géométrie, p. 105.

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présente à elle-même comme le procéder lui-même ou, ce qui revient au même, le sujet ade fait toujours été présent à son propre deve-nir...). Tel est le « double bind » de l'histoire— ce qu'il est facile de mettre à jour au sein detoute théorie philosophique de l'histoire.

Dans la mesure où l'histoire s'est déjà résorbéedans l'Idée (et même dans sa propre Idée), noussommes, si l'on peut dire, hors de l'histoire. Maisdans la mesure où cette résorption (« resump-tion ») est de fait arrivée comme telle dansnotre passé récent (ou depuis le commencementde la philosophie), et dans la mesure où nousavons déjà une relation « historique » à celle-ci,nous sommes peut-être exposés à une autre sorted' « histoire », à une autre signification de cettenotion, ou peut-être à une autre... histoire del'histoire. Une fois encore c'est Marx qui écri-vait : « L'Histoire universelle n'a de fait jamaisexisté ; dans son apparence d'histoire univer-selle, l'histoire est un résultat » — et ces phrasessont suivies de quelques notes : « Il y a un déve-loppement nécessaire. Toutefois, justification duhasard (justifier aussi la liberté, entre autreschoses 91). » Entre ces deux possibilités, être horsde l'histoire ou entrer dans une autre histoire(pour laquelle le nom d'« histoire » ne sera peut-être pas maintenu) se trouve le suspens qui seraitcaractéristique de notre temps.

9l. Introduction générale... de 1857, Pléiade I, p. 265.

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4. Mais que signifie « notre temps » ? « Notretemps » signifie précisément, tout d'abord, uncertain suspens du temps, du temps conçu commetoujours s'écoulant et fuyant. Un pur écoulementne pourrait être « nôtre ». L'appropriation quele « nôtre » révèle (nous aurons plus tard à nousinterroger sur ce genre très particulier d'appro-priation) désigne quelque chose comme une immo-bilisation — ou, mieux encore, signifie que quel-que chose du temps, sans faire cesser le tempset sans cesser d'être le temps, que quelque tem-poralité en tant que temporalité devient commeun certain espace, comme un certain champ quipourrait être pour nous un domaine selon unemodalité très étrange et mystérieuse de la pro-priété. Ce n'est pas que nous dominions ce temps(de fait combien peu nous le dominons !). Maisc'est beaucoup plus que le temps se présenteà nous comme cette spatialité ou cette « spacio-sité » d'un certain suspens — qui n'est rien d'au-tre que l'époque, l'épochè qui signifie « suspens »en grec.

Quelle est l'opération propre de l'espace ?L'espace espace — « das Raum räumt », commel'écrit Heidegger 92. Qu'est-ce qui est espacé danset par l'époque ? non pas des points de l'espace,déjà espacés, mais les points de la temporalitéelle-même, qui ne sont rien d'autre que les pré-sents du temps qui toujours adviennent et tou-jours disparaissent. Cet espacement (qui, en tant

92. Art et Espace.

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que tel, est une opération temporelle : l'espaceet le temps sont ici inextricables et ne peuventplus être pensés dans l'un quelconque de leursmodèles philosophiques) — cet espacement espacele temps lui-même, l'espaçant de son continuelprésent. Ce qui veut dire que quelque chosearrive : arriver n'est ni s'écouler ni être présent.L'arrivée arrive entre présent et présent, entrel'écoulement et lui-même. Dans l'écoulementcontinuel, ou dans le pur présent (ce qui revientau même finalement, si nous nous rappelonsKant : « Dans le temps, tout passe, sauf le tempslui-même »), rien ne peut arriver. Et c'est pour-quoi l'historicité elle-même est résorbée en his-toire pensée comme temps, comme succession etcausalité à l'intérieur du temps. Rien ne peutavoir lieu, parce qu'il n'y a pas de lieu (pasde spaciosité) entre les présents du temps, nientre le temps et lui-même. Il n'y a pas de lieu« de temps en temps » (mais on pourrait direaussi : il n'y a pas de temps...). L'arrivée signifie :offrir un certain espacement du temps, où quelquechose a lieu, ouvrir le temps lui-même. Aujour-d'hui, c'est la résorption de l'histoire qui a lieucomme événement historique pour nous, commenotre manière d'être actuellement dans l'histoire...

Mais comment cela a-t-il lieu ? En étant nôtre.La possibilité de dire notre temps, et la possibilitépour cet énoncé de faire sens (s'il le fait) estdonnée par une réciprocité entre « notre » et« temps ». Il ne s'agit pas d'une propriété col-lective par rapport à laquelle nous serions pre-

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miers, et nous posséderions un certain temps.Au contraire, le temps nous donne, par sonespacement, la possibilité d'être en tant que« nous », ou du moins la possibilité de dire« nous » et « notre ». Pour dire « nous », nousdevons être dans un certain espace de tempscommun — même si nous disons « nous » commeun « nous » incluant la totalité du genre humain.Selon un tel énoncé, l'espace de temps communest de quelques millions d'années (mais ce n'estpas par hasard si un tel énoncé est rarement for-mulé ; une communauté de millions d'années, cen'est pas si évident...). Eu égard à cet autreénoncé : « notre temps n'est plus le temps del' "histoire" », l'espace de temps commun estd'environ trente ou cinquante ans. Mais il nes'agit pas, bien sûr, d'une question de tempschronologique. Cela peut être — ou cela peutarriver — un jour seulement. Cela peut être unehistoire d'un seul jour. Une histoire finie — etil n'y en a peut-être pas d'autre. C'est une ques-tion d'espace de temps, de temps qui espace et/oude temps espacé, qui « nous » donne la possi-bilité de dire « Nous » — c'est-à-dire la pos-sibilité d'être en commun, et de nous présenterou de nous représenter comme communauté. Unecommunauté qui partage le même espace detemps ou qui y participe, car la communauté elle-même est cet espace.

La détermination de l'histoire comme quelquechose de commun, ou sa détermination commele temps de la communauté — le temps au cours

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duquel quelque chose arrive à la communautéou le temps au cours duquel la communautéelle-même arrive — n'est en rien nouvelle. Depuisle commencement, depuis le temps historique ducommencement de l'histoire, l'histoire de fait aappartenu à la communauté et la communautéà l'histoire. L'histoire d'une personne singulière,ou d'une simple famille ne devient historique quesi elle appartient à la communauté. Cela veutdire aussi que l'histoire appartient au politique,si politique signifie (ce qui est le cas tout aulong de notre histoire) la construction, le gouver-nement et la représentation de l'être-en-communcomme tel (et non pas seulement comme le jeusocial des besoins et des forces individuels ouparticuliers). L'aspect « communautaire » del'histoire, ou, puisque ce mot n'existe pas enanglais, je dirais l'aspect « communiste » del'histoire (qui n'est peut-être pas un aspect parmid'autres) est la seule chose durable que nouspuissions trouver dans notre histoire en tantqu'histoire de l'histoire. Et nous pouvons etdevons le reconnaître même à l'âge de la fin del'histoire, car cet âge est notre temps.

Parce que nous participons à la fin de l'his-toire, parce que nous avons quelque chose àéchanger ou à discuter à ce sujet, nous sommesdonnés à nous-même, à l'occasion, en une cer-taine sorte de communauté. Ce qui est au moinspour nous, peut-être pas exactement un signed'histoire, mais une certaine ouverture, sans

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signes ni idées, vers une certaine « histoire »,aussi bien que vers un certain « nous ».

Comment pouvons-nous penser l'histoire d'unenouvelle manière, ou comment pouvons-nous pen-ser quelque chose « par-delà l'histoire », si « his-toire » est seulement entendue dans son sens phi-losophico-historique ? Comment pourrions-nousfaire cela à travers la communauté ?

(Cinquième parenthèse : le fait que peut-êtrel' « histoire », comme beaucoup d'autres conceptsde notre discours, n'a pas d'autre sens que sonsens philosophico-historique, signifie deux chosesdifférentes. Cela signifie d'abord que les multiplessens d' « histoire » sont accomplis et clos à l'in-térieur de l'histoire elle-même en tant qu'époque.Et cette époque est précisément celle de l'accom-plissement et de la clôture du sens comme tel,ou de la signification comme telle, c'est-à-dire del' idéalité présentée et de la présence idéalisée ou« eidétique » du « signifié » d'un « signifiant ».Dans la mesure ou « histoire » signifie la signi-fication ou la significabilité du temps humain (del'homme en tant que temporel et de la tempo-ralité en tant qu'humaine), avec ou sans quelquesignification finale « éternelle », elle est dansce sens (dans le sens sémiologico-philosophiquedu sens) absolument close. Mais cela signifie aussi,en un second sens, que le sens de t « histoire »ou que l' « histoire » comme sens — comme leprocessus du sens lui-même — est arrivée, etque le sens est arrivé non seulement au sein de

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notre histoire, mais comme notre histoire. Cequi veut dire aussi que la pensée occidentale (oula communauté occidentale), en tant que penséequi se pense comme historique, est arrivée et que,par définition, /' « histoire » n'est plus pertinentepour penser cette arrivée comme telle. Toutefoiscela ne veut pas dire que le sens n'a rien à faireavec l' arrivée, au contraire. Le sens, entendu sipossible dans une acception différente de la signi-fication comme l'élément au sein duquel seule-ment quelque chose comme la signification ou lanon-signification est possible, le sens comme notrecondition existentielle/transcendantale : c'est-à-dire la condition dans laquelle l'existence estelle-même le transcendantal, et donc la condi-tion qui ne consiste pas à être simplement etimmédiatement ce que nous sommes — le sensdans cette acception n'est pas le sens de quelquearrivée ni d'aucun processus historique, le sensn'est pas la signification de ce qui arrive, maisdu fait qu'/7 arrive quelque chose. C'est le sensà l'intérieur duquel nous avons à exister, mêmesi nous nous pensons nous-mêmes comme non-sens, même si nous transformons l'histoire enabsurdité (comme nous le faisons régulièrementà travers notre histoire tout entière). Le sens estpeut-être lui-même l'arrivée, ou ce qui toujoursarrive dans l'arrivée, au-delà et/ou en deçà de larésorption de l'histoire dans sa signification.)

5. Venons-en maintenant à la communauté.Nous passerons par une courte analyse de ce

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concept, afin de revenir à l'histoire. Comme celadoit être bref, je suis obligé de résumer ce quej'ai développé ailleurs à ce sujet.

Qu'est-ce que la communauté ? La commu-nauté n'est pas un rassemblement d'individus,postérieur à l'élaboration de l'individualité elle-même, car l'individualité en tant que telle ne peutse manifester qu'à l'intérieur d'un tel rassem-blement. Cela peut être pensé de différentesfaçons : chez Hegel par exemple, la consciencede soi ne devient ce qu'elle est que si le sujetest reconnu comme un soi par un autre soi. Lesujet désire cette reconnaissance et, dans ce désir,il n'est pas déjà le sujet qu'il est. Autrement dit :le sens du « je », pour avoir son sens propre,doit pouvoir, comme toute autre signification,être répété hors de la présence de la chosesignifiée : ce qui en l'occurrence ne peut arriverqu'à travers le « je » d'un autre individu ou àtravers le « tu » qu'il m'adresse. Dans chaquecas « je » ne suis pas avant cette commutationet cette communication du « je ». La commu-nauté, et la communication, sont constitutives del'individualité, plutôt que le contraire (et l'indi-vidualité n'est peut-être, en dernière analyse,qu'une limite de la communauté). — Mais lacommunauté n'est pas davantage une essence detous les individus, une essence qui serait donnéeavant eux. Car la communauté n'est rien d'autreque la communication d' « êtres singuliers » sépa-rés, qui n'existent comme tels qu'à travers lacommunication.

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La communauté n'est donc ni un rapportabstrait ou immatériel, ni une substance com-mune. Ce n'est pas un être commun, c'est unêtre en commun, ou être l'un avec l'autre, ouêtre ensemble. Et ensemble signifie quelquechose qui n'est ni intérieur ni extérieur à l'êtresingulier. Ensemble ontologique différent deconstitution substantielle aussi bien que de toutesorte de rapport (logique, mécanique, sensible,intellectuel, mystique, etc.). « Ensemble » (et lapossibilité de dire « nous ») a lieu là où l'inté-rieur, en tant qu'intérieur, devient extérieur, sansqu'il y ait formation de quelque « intérieur »commun. « Ensemble » appartient à la façon dene pas avoir d'essence du tout. C'est l'existence,sans aucune essence, mais étant en tant qu'exis-tence sa seule essence (et cette essence n'en estplus une : c'est la pensée principale sur laquelleest fondé le Dasein de Heidegger — si on peutparler d'une fondation). Exister ne signifie passimplement « être ». Au contraire : exister signifiene pas être en la présence immédiate ou dansl'immanence d'un étant. Exister, c'est ne pasêtre immanent, ou ne pas être présent à soi-même,et ne pas être présent seul. Exister consiste doncà considérer son « soi-même » comme une « alté-rité », de telle manière qu'aucune essence, aucunsujet, aucun lieu, ne puissent présenter cette alté-rité en soi, comme le soi propre d'un autre,ou comme un « grand Autre », ou comme unêtre commun (vie ou substance). Mais l'altérité

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de l'existence n'arrive que comme « êtreensemble ».

Ainsi que l'écrit Marx « il est faux de consi-dérer la société comme un sujet unique ; c'estun point de vue spéculatif 93 ». La communautéest la communauté des autres, ce qui ne veut pasdire que plusieurs individus auraient quelquecommune nature par-delà leurs différences, maisqu'ils participent seulement à leur altérité. L'alté-rité, à chaque fois, est l'altérité de chaque « moi-même », qui n'est « moi-même » qu'en tantqu'un autre. L'altérité n'est pas une substancecommune, mais c'est au contraire la non-substan-tialité de chaque « soi » et de son rapport auxautres. Tous les « soi » sont en rapport à tra-vers leur altérité. Ce qui signifie : ils ne sont pas« en rapport » — en aucune manière détermi-nable du rapport —, ils sont ensemble. L'être-ensemble est l'altérité.

Etre ensemble, ou être en commun, est doncle mode propre de l'être de l'existence commetel, le mode où l'être commun comme tel estmis en jeu, où l'être comme tel est risqué ou estexposé. Je suis « je » (j'existe) seulement si jepeux dire « nous » (et cela est vrai aussi de l'egocartésien, dont la certitude est pour Descarteslui-même une certitude commune, la plus com-mune, mais que nous partageons seulement, àchaque instant, comme un autre...). Ce qui veutdire que j'existe en tant que je suis en-(sans)-

93. Op. cit., p. 247.

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rapport avec l'existence des autres, avec lesautres existences et avec l'altérité de l'existence.L'altérité de l'existence consiste dans sa non-présence à soi. Ce qui a lieu de sa naissance à samort. Nous sommes autres — chacun pour l'au-tre et chacun pour soi — par la naissance et lamort qui exposent notre finitude ou qui nousexposent à la finitude 94. La finitude ne signifiepas que nous sommes non infinis — tels des êtrespetits ou éphémères au sein d'un être grand,universel et continu —, mais cela signifie quenous sommes infiniment finis, infiniment exposésà notre existence comme non-essence, infinimentexposés à l'altérité de notre propre « être » (ou :l'être est en nous exposé à sa propre altérité).Nous commençons et finissons sans commencerni finir : sans avoir un commencement et unefin qui soient nôtres, mais en les ayant (ou enles étant) seulement comme autres, et à traversles autres. Mon commencement et ma fin sontprécisément ce que je ne peux avoir commemiens, et que personne ne peut avoir comme sien.

Le résultat : nous arrivons, si arriver veutdire avoir lieu comme autre dans le temps commealtérité (et qu'est-ce que le temps sinon l'altéritéradicale de chaque moment du temps ?). Nousne sommes pas un être mais une arrivée (ou :l'être est en nous exposé à arriver). Cette arrivée

94. HEIDEGGER, Etre et Temps ; cf. DERRIDA, l'Ecri-ture et ta différence, Seuil, p. 169, Christopher FYNSK,Heidegger — pensée et historicité, Cornell UniversityPress, 1986, p. 47.

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en tant que l' « essentielle » altérité de l'existencenous est donnée comme un nous, ce qui n'estrien d'autre que l'altérite de l'existence (plus quel'existence de l'altérité). « Nous » n'est rien quela finitude comme sujet, si la subjectivité pouvaitêtre finie (mais elle est, comme telle, infinie). Etc'est la raison pour laquelle le « nous » est unétrange sujet : qui parle quand on dit « nous » ?Nous ne sommes pas — le « nous » n'est pas —,mais nous arrivons, et le « nous » arrive, etchaque individu qui arrive n'arrive qu'à traverscette communauté d'arrivée, qui est notre com-munauté. La communauté est la communautéfinie, c'est-à-dire la communauté de l'altérite, del'arrivée. Et cela est l'histoire. Comme l'écritHeidegger : « L'histoire (Geschichte) a son poidsessentiel non pas dans Je passé ni dans l'au-jourd'hui et sa coordination avec le passé, maisdans l'arriver (Geschehen) propre de l'exis-tence 95. »

La communauté n'est donc pas historiquecomme si elle était un sujet qui change en per-manence au sein (ou en dessous, ainsi que lefait un sujet) d'un temps qui s'écoule en perma-nence (ou un sujet ayant ce temps pour sujetou pour subjectivité, ce qui est le fondementmétaphysique de tout historicisme — et ce quipourrait être dit, jusqu'à un certain point, mêmede Heidegger). Mais l'histoire est communauté,c'est-à-dire l'arrivée d'un certain espace de

95. Etre et Temps, paragraphe 74.

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temps — en tant qu'un certain espacement dutemps, qui est l'espacement d'un « nous ». Cetespacement donne espace à la communauté etl'espace, c'est qu'il l'expose à elle (même). Etc'est la raison de ce fait très simple et évident,que l'histoire n'a jamais été pensée comme uneaddition d'histoires individuelles, mais toujourscomme le mode propre et singulier de l'existencecommune, qui est le mode propre de l'existence 96.

On pourrait même dire que le « sens mini-mum » du mot « Histoire », ou son « nucleussemanticus », n'est pas la succession des événe-ments, mais leur dimension commune. C'est-à-dire : « le commun » comme tel, en tant qu'ilarrive, ce qui veut dire précisément que « le »commun n'est pas donné comme substance ou unsujet, mais qu'il arrive, « comme » historique.

6. En ce sens, l'histoire est une histoire finie.Ce qui signifie exactement le contraire d'unehistoire achevée. L'histoire achevée est, depuisson commencement, la présentation de l'être àtravers (ou en tant que) le processus du temps :la « résorption de l'histoire ». C'est l'histoire quiconcerne sa fin, et qui la présente, depuis soncommencement (ou bien comme une catastropheou une apothéose, ou bien comme une accumu-lation infinie ou comme une soudaine transfigu-ration). L'histoire finie est l'arrivée du temps

96. Op. cit., paragraphe 84, et le commentaire deRICŒUR dans Temps et Récit, volume III.

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de l'existence, ou de l'existence comme temps,espaçant le temps, espaçant la présence et leprésent du temps : elle n'a pas son essence enelle-même, ni ailleurs (car il n'y a pas d'ail-leurs...). Elle est ainsi « essentiellement » expo-sée, infiniment exposée à sa propre arrivée finiecomme telle.

L'histoire finie est le tenant lieu de l'existence,en tant qu'existence commune, car elle est « l'êtreensemble de l'altérité ». Ce qui signifie aussi letenant lieu de la liberté et de la décision d'exister.

(Sixième parenthèse : je ne peux développerici les implications de cette « liberté et décisiond'exister ». On ne l'entendra pas au sens d'uneliberté subjective, qui implique ou bien un sujetlibre par rapport à l'histoire — en fait, un sujetlibre des déterminations historiques —, ou l'his-toire elle-même comme sujet, comme Hegel l'en-visage (dans une certaine mesure), ou peut-êtrecomme le font dans une forme plus naive Spen-gler et Toynbee. La liberté sera comprise pré-cisément comme le caractère propre de l'arrivéeet de l'exposition de l'existence. Non pas simple-ment une façon d'être « libéré » de la causalitéou du destin, mais une manière d'être destiné àles prendre en compte, d'être destiné à l'histoire,en tant qu'arrivée. Ce qui ne signifie pas quelquecausalité ou nécessité « méta-historiques ». Celasignifie que cela peut seulement et d'abord nousouvrir — ou ouvrir l'être comme tel — à quelque

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chose comme la c causalité » ou le « destin »,la « nécessité » ou la « décision ». Cela veutdire que nous sommes entièrement des êtres histo-riques (et non pas des êtres dont l'histoire seraitun accident ou un processus), ce qui signifieencore que l'histoire est l'exposition propre del'existence, que nous sommes destinés (c'est celala « liberté ») à penser et à mener comme cau-salité et/ou comme hasard, comme processuset/ou comme arrivée, comme nécessité et/oucomme liberté, comme fugacité et/ou commeéternité, comme unité et/ou comme multiple,etc.)

L'histoire est la présentation ou la venue enprésence de l'existence dans la mesure où l'exis-tence elle-même est finie, et donc commune — cequi veut dire une fois encore, qu'elle n'a pasd'essence, mais qu'elle est, par « essence »,l'arrivée (ou, mieux, l'arrivée de la possibilitéque quelque chose arrive ou non). La commu-nauté ne veut pas dire une arrivée commune,mais l'arrivée elle-même, l'histoire (le Geschehende la Geschichte) de la communauté. La commu-nauté est le « Nous » arrivant en tant qu'être-ensemble de l'altérité. En tant qu'être singulier,je n'ai une histoire singulière (i.e. j'existe) quedans la mesure où je suis exposé à et au seinde la communauté, même si je n'ai pas un rôleparticulier ou important dans la communauté.« Moi » dans « nous » et « nous » commec nous » sont historiques parce que nous appar-

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l'écrit Suzanne Gearhardt, « comme travaillantcontre elle-même 98 »). En ce sens la raison neserait pas tant l'essence du sujet de l'histoire,mais plutôt l'histoire serait la seule existence dela raison. C'est pourquoi la rationalité de cetteraison devrait être entendue d'une manière toutà fait différente de la manière « hégélienne »ordinaire, et peut-être même comme la « ratio-nalité » de l'arrivée comme telle et comme l'ar-rivée de la raison. Cette relecture de Hegel seraitune relecture du discours philosophique de l'his-toire en général. Son principe ou son schemeserait que l'histoire philosophique, comme pro-cessus de l'identité de l'esprit (ou de l'homme, del'humanité, etc.) en tant qu'identification de

l'identité comme telle, a toujours été en mêmetemps différence infinie et différenciation del'identité.)

L'histoire finie : il devrait être clair désormaisque la finitude et l'histoire sont une même choseet que « l'histoire finie » est une tautologie, siseulement nous gardons l' « histoire » loin de sonauto-résorption. L'histoire finie, ou l'histoire entant qu'histoire, l'histoire dans son historicité (enconsidérant comme accordé que « histoire » estle mot juste à garder...), n'est pas la présen-tation de quelque accomplissement, ni de quel-que essence — ni même de son propre proces-

98. Le moment critique de (la philosophie de) l'His-toire, inédit.

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tenons, comme à notre essence, à cette arrivéequi est la finitude de l'Etre lui-même. Le fait quel'Etre lui-même est fini veut dire qu'il n'est nisubstance ni sujet, mais offert dans l'existence et àl'existence. L'Etre est l'offrande à l'existence —et il est du caractère propre de l'offrande d'arri-ver (d'être offerte). C'est ce qu'on pourrait appelernotre communisme historique : arriver comme,et au, nous.

L'histoire finie ne donne ainsi aucun achève-ment ni aucune représentation de quelque sujet,ni esprit ni homme, ni liberté ni nécessité, niune Idée ni une autre, ni même l'Idée d'altérité,qui serait l'Idée du temps et l'Idée de l'Histoireelle-même : l'altérité n'a pas d'Idée, mais ellearrive seulement — comme être-ensemble.

(Septième parenthèse : ce serait là le pointstratégique d'une relecture de la philosophie del'histoire de Hegel, ou de la philosophie de Hegelcomme histoire. Parce que si l'histoire est l'his-toire de l'esprit ou de la raison, c'est au sensoù comme l'écrit Hegel, « la raison est imma-nente à l'existence historique, elle s'accomplitdans cette existence et à travers elle 97 ». Or celasignifie que la raison n'est rien sinon l'existencehistorique, et que la « raison » devient /' « événe-ment » de l'existence historique (eu égard à quoila dialectique « peut être considérée », comme

97. Philosophie de l'Histoire, Introduction, Editionfrançaise, p. 32.

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sus ou écoulement. C'est la présentation de lanon-essence de l'existence (qui est elle-même,comme ce concept et ce discours de l' « exis-tence » une part de la philosophie en tant qu'ellese met en question, un événement historique,l'arrivée de l'Histoire se montrant comme époque).

L'histoire finie est la présentation de l'exis-tence telle qu'elle est, existence et communautéà la fois, jamais présente à elle-même. Quandnous énonçons quelque « ils » historique, comme« ils, les Grecs », ou « ils, les Pères Fondateurs »,ou « ils, les membres des soviets russes en 1917 »,quand nous énonçons ce « ils », ce qui est pro-prement écrire l'histoire, nous disons à leur placele « nous » qui à la fois « leur » appartient etne « leur » appartient pas, parce que c'est leurcommunauté historiale et historique qui n'appa-raît qu'à travers l'histoire, à travers notre façonde dire « Us » quand « Ils » ne sont plus pré-sents. Mais même quand les Grecs disaient« nous, les Grecs », quelque chose de « lesGrecs » était déjà passé, et un nouvel espace-ment de temps ouvrait la communauté « grec-que » à son propre avenir. L'existence historiqueest toujours l'existence hors de la présence. Le« Ils » qu'écrit l'historien montre que le « Nous »qu'il implique n'est et ne fut jamais, comme tel,présent. Le « Nous » vient toujours du futur.Ainsi « notre » « Nous » quand nous nous pen-sons comme la communauté dans l'espace detemps d'une fin de l'Histoire.

L'histoire, dans son arrivée, est celle à laquelle

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nous ne sommes jamais capables d'êtres pré-sents, et cela est notre existence et notre « Nous ».Notre « nous » est constitué par cette non-présence, qui n'est pas une présence du tout, maisqui est l'arrivée comme telle. Ecrire l'histoire— ce qui est toujours la manière dont l'histoirese fait (même quand nous pensons et nous disonsque nous faisons l'histoire, « au présent »,quand nous pensons être à une ouverture histo-rique et que nous le disons, nous parlons d'écrirel'histoire) — ne consiste pas à représenter quel-que présence passée ou présente. 11 s'agit detracer l'altérité de l'existence à son propre pré-sent et à sa propre présence. Et c'est pourquoil'histoire est essentiellement écriture, si l'écritureest le tracé de la différence, à travers la dif-férence de la trace. Comme l'écrit WernerHarnacher, écrire l'histoire est « Un adieu » àla présence de l'événement historique. En alle-mand : « was geschiet ist Abschied » (ce quiarrive est adieu et/ou séparation, ce qui est lesens littéral d' « Abschied » 99). Etre présent dansl'histoire et à l'histoire (énoncer des jugements,prendre des décisions, faire des choix en vued'un futur) n'est jamais être présent à soi-mêmeen tant qu'historique. C'est être espacé — ouêtre écrit — par l'espacement du temps lui-même,par cet espacement qui ouvre la possibilité de

99. « Über einige Unterschiede zwischen der Ge-schichte literarischer und der Geschichte phänomenalerEreignissen », Akten der 7. Internationalen GermanistenKongress, Göttingen, 1985, Bd. XI.

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l'histoire de la communauté. Cela vient toujoursdu futur : mais ce « futur » ne signifie plus unfutur présent, venant à nous à travers sa repré-sentation. « Futur » signifie l'espacement detemps, la différence qui n'est pas dans le temps,mais qui est la différence du temps — l'espacepar lequel le temps se diffère lui-même, et quiest l'espace de la communauté dans son existence.

7. Si le temps est compris comme successionet écoulement permanent (et il n'y a pas d'autrecompréhension du temps comme tel), l'histoiren'appartient pas au temps, ou l'histoire requiertune pensée tout à fait différente du temps —une pensée de son pouvoir espaçant et de sonespacement. (Et pour la même raison, l'histoiren'appartient pas à la causalité, que cette dernièresoit pensée comme unité ou comme multiplicitéde séries causales — même si la causalité n'estpas donnée mais représentée seulement commeune Idée 100.) Car la permanence des temps quichangent en permanence (le temps comme sub-stance, selon Kant) est présence comme pré-sente à soi-même, si elle ne donne jamais defait une présentation de soi. L'histoire toutefoisest la venue-en-présence, elle est la venue (venue« de l'avenir ») en tant que venue, en tant qu'ar-rivée, ce qui veut dire : en tant que non-présent.Elle n'est pas la permanence d'un devenir. L'his-toire ne devient rien — si ce n'est l'histoire,

100. Ainsi que le déclare LYOTARD, op. cit., p. 45-46.

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qui n'est pas devenir, mais venue. Elle n'appar-tient pas au présent du temps, aux temps de laprésence (le présent passé, le présent présent, leprésent futur). Pas plus qu'elle n'appartient à lamémoire. La mémoire est la (re)présentation dupassé. C'est le passé vivant. L'histoire commenceoù la mémoire cesse. Elle commence où la repré-sentation cesse. Le travail de l'historien — quin'est jamais un travail de mémoire — est untravail de représentation en de nombreux sens,mais en rapport avec quelque chose de non-représentable, et qui est l'histoire elle-même.L'histoire est non représentable non pas au sensoù il y aurait quelque présence cachée derrièreles représentations, mais parce qu'elle est lavenue en présence, comme arrivée. Que signifievenir ? Quelle est la constitution particulière du« venir », par-delà la présence et l'absence —ce serait la question d'une approche de l'histoireplus précise que celle-ci.

Comme le souligne Hannah Arendt dans sonessai le Concept d'histoire, c'est seulement lapensée moderne de l'histoire qui a donné lapremière place au temps comme succession tem-porelle. On peut ajouter que le concept de cau-salité est impliqué dans cette façon de penser.La causalité est ce qui ne saurait admettre l'ar-rivée comme telle — l'arrivée en tant qu'ellearrive et non pas en tant qu'événement succé-dant à un autre, l'arrivée en tant qu'elle vient.Temporalité et causalité ne concernent pas l'ar-rivée. Elles ne concernent que le changement,

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qui est encore Je changement de quelques sub-stances ou sujets, et elles ne concernent pasl'arrivée (la naissance ou la mort) de la sub-stance ou du sujet en lui-même (c'est ce queKant dit au sujet de la causalité). Cela veut dire :la temporalité et la causalité appartiennent àune nature, et l'histoire en ce sens est un pro-cessus naturel, le genre humain progressantcomme une nature qui se développe (même sila « nature » était pensée comme le processuslui-même).

Le temps de la succession est l'auto-successiondu temps. C'est, pour parler dans les termes deKant, la succession des phénomènes, et le phé-nomène de succession, mais ce n'est pas l'arrivéede la phénoménalisation comme telle. Ce n'estpas la naissance ou la mort de quelque chose.Ce n'est pas l'avoir lieu de quelque chose, l'espa-cement qui permet son émergence ou sa dis-parition singulière.

Cet espacer, cet espacement du temps lui-même n'est rien d'autre que l'altérité, l'hétéro-généité advenant dans le temps. Mais que signifieadvenir dans le temps ? Cela veut dire que quel-que chose, qui n'est ni le temps, ni la présence,ni la succession des présences, ni la substancedu processus, arrive au temps, mais pas d'unemanière temporelle. Ce qui veut dire quelquechose n'arrivant pas « de » temps « en » temps,ne se succédant pas à soi-même. Mais advenantà partir de rien — ou n'allant vers rien (la nais-sance et la mort). Ce rien — qui est toujours

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« futur » — n'est rien : ce n'est pas une autresubstance négative doublant celle qui se succèdeà elle-même. Ce rien est le fait que rien n'a lieudans l'arrivée, car il n'y a pas de lieu à tenir :mais il y a l'espacement d'un lieu comme tel, lenéant espaçant le temps, ouvrant en lui l'alté-rité, l'hétérogénéité de quelque existence.

(Huitième parenthèse : en un sens que nousdevrions prudemment distinguer de son acceptionordinaire, ce rien, ou cette advenue de riencomme ouvrant le temps est l'éternité. L'éterniténe sera pas comprise ici comme étant hors dutemps, ni comme venant après le temps (commeun autre temps futur). L'éternité est : l'existencecomme l'advenue dans le temps. Cela est l'his-toire, qui est donc notre éternité finie. L'éternitéest finie, parce que de fait elle n'a pas sonessence en elle-même. L'éternité n'est rien d'autreque Fexposition au temps de l'existence, aussibien que l'exposition de ce temps. Ce sujet impli-querait aussi bien une re-lecture de Hegel (Ency-clopédie, § 258) qu'une autre des Thèses surl'Histoire de Benjamin.)

Ce qui arrive — ou plutôt que quelque chosearrive — ne provient pas de l'homogénéité d'unprocessus temporel, ni de la production homo-gène de ce processus à partir d'une origine.L'arrivée signifie au contraire que l'origine n'estpas et ne fut jamais présente. Ce qui revientà dire, avec Heidegger, que l'Etre n'est pas, et

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ce qui revient à dire : nous ne nous succédonspas à nous-mêmes dans la pure continuité d'unprocessus substantiel, ni individuel ni collectif,mais nous apparaissons comme nous, dans l'hété-rogénéité de la communauté, qui est l'histoire,parce que nous n'avons ni ne sommes notrepropre origine. L'histoire en ce sens signifiel'hétérogénéité de l'origine, de l'Etre et de « nous-mêmes ».

Une telle hétérogénéité toutefois n'est rien quel'hétérogénéité du temps lui-même : la successionen effet ne serait jamais succession si elle n'étaitpas une hétérogénéité entre le premier et lesecond temps — entre les présents du temps.Entre les présents il n'y a plus de temps. Venir,comme le fait l'arrivée, ou advenir dans le temps,c'est lé temps lui-même sortant de lui-même, sor-tant de son soi. C'est le défaut du temps — quien un certain sens est la même chose que laplénitude du temps : l' « événement », le tempsplein de sa propre hétérogénéité, et donc espacé.L'existence, en tant que condition ontologiquede l'être fini, est le temps hors de lui-même,l'ouverture d'un espace de temps dans le temps,qui est aussi un espace du « nous », un espacede la communauté, qui n'est ouvert et « fondé »par rien d'autre que par cet espacement dutemps.

La « fondation » peut être considérée commeun modèle d'événement historique. Or, qu'est-ceque la fondation sinon le temps espaçant etl'hétérogénéité? La fondation, comme telle, ne

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succède à rien. La fondation, par définition, n'apas de fondement. La fondation n'est rien que letracer d'une limite qui espace le temps, quiouvre un nouveau temps ou qui ouvre le tempsà l'intérieur du temps. A chaque fois, ce qui estouvert est un monde, si monde ne signifie pasunivers ou cosmos, mais le lieu propre de l'exis-tence comme telle, le lieu d' « être donné aumonde » ou de « venir au monde ». Un monden'est ni espace ni temps : c'est notre manièred'exister ensemble. C'est notre monde, le mondede nous, non pas comme une possession maiscomme l'appropriation de l'existence en tantqu'elle est finie, en tant que c'est sa propreessence (ce qui est exister) que de venir à unmonde et d'ouvrir ce monde en même temps.Mais ce temps n'est pas celui d'une origine, nil'origine du temps : il existe — espaçant le temps,ouvrant la possibilité de dire « nous » et d'énon-cer et d'annoncer par ce « nous » l'historicitéde l'existence. L'histoire n'est pas un récit, ni uncompte rendu, mais l'annonce d'un « nous » (etelle est écriture en ce sens).

(Neuvième parenthèse : dans cette mesure,toute fondation de quelque institution — ou, sil'on préfère, toute institution comme telle, danssa propre arrivée instituante, est une sorte d'espa-cement, d'ouverture d'un temps espacé de l'his-toire, nonobstant l'espace clos et clôturant qu'ilpeut produire en même temps.)

(Dixième parenthèse : évidemment, ceci n'est

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rien d'autre qu'un essai pour commenter oudévelopper [même si on n'entre pas ici dans lathéorie heideggerienne de l'histoire] l'Ereignis deHeidegger — c'est-à-dire l'Etre lui-même commearrivée qui approprie l'existence à elle-même, etdonc à sa finitude comme à son essence nonappropriable. La logique de l'Ereignis est cettelogique que Derrida a exprimée comme « dif-férance », qui est la logique de ce qui en soidiffère de soi. Je voudrais ajouter : c'est lalogique de l'existence et de [ou en tant que]la communauté dans la mesure où elles ne sontjamais « étantes » ni « données », mais offertes :nous sommes offerts à nous-mêmes et c'est notrefaçon d'être et de ne pas être — d'exister sansêtre présent, ou de n'être que dans la présencede l'offrande. La présence de l'offrande est savenue ou son futur. Etre offert ou recevoirl'offrande du futur, c'est être « historial » ou« Historique ». Mais j'ai tout à fait conscienceque ces trois concepts [Ereignis, différence,offrande] ne peuvent être précisément pris pourdes « concepts » et ne peuvent construire uneautre, même « nouvelle », « théorie » de l' « his-toire », de la « communauté » et de /' « exis-tence ». Car eux-mêmes sont seulement offertssur le bord d'une époque et d'un discours quisont nôtres et qui ne sont plus nôtres en mêmetemps [le temps de la fin de l' « histoire »]. Ainsiils offrent seulement l'occasion de partir d'eux— de leurs significations et de leur absence designification — vers un autre espace de temps

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et de discours. A travers ces fragiles « signaux »[plutôt que « signes »], c'est l'histoire qui s'offreà nous : l'occasion, que nous devons saisir,d'avoir une autre histoire qui nous vienne, d'avoirune autre articulation du « nous » une autreénonciation du futur. Cela n'est pas une théorie,car cela n'appartient pas à un discours sur l' his-toire et la communauté, ou au-dessus d'elles.Mais c'est — ces mots, ces concepts, ces signauxsont — la manière dont l'histoire s'offre, commearrivée, dans une pensée qui ne peut plus êtrepensée comme « Pensée de l'Histoire ». Offrir,c'est présenter ou proposer — non pas imposerle présent, comme un don. Dans l'offrande, ledon n'est pas donné. L'offrande est le futur d'undon, et/ou le don non donné d'un futur. Euégard à l'offrande, nous avons quelque chose àfaire, c'est-à-dire : l'accepter ou non. Nousdevons décider sans savoir ce qui est offert, parceque ce n'est pas donné [ce n'est pas un conceptni une théorie]. C'est l'historicité de la vérité :elle s'offre à notre décision, et n'est jamaisdonnée).

Le temps ouvert comme monde (et cela veutdire que le temps historique est toujours untemps de changement de monde, c'est-à-dire unerévolution, au moins en ce sens), le temps ouvertet espacé comme le « nous » d'un monde, pourun monde et d'un monde, est le temps de l'his-toire. Le temps de la temporalisation de rien— ou, en même temps, le temps d'un comble-

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ment, d'une plénitude. Le temps historique esttoujours un temps plein, un temps rempli parson propre espacement. Benjamin écrit : « L'his-toire est l'objet d'une construction dont le lieun'est pas le temps homogène et vide, mais quiforme le temps qui est plein de " mainte-nant " 101. » Toutefois qu'est-ce que « mainte-nant » et que signifie être plein de « mainte-nant » ? « Maintenant » ne signifie pas le présent,ou ne représente pas le présent. « Mainte-nant » présente le présent, ou le fait venir. Leprésent, comme nous le savons à travers toutela tradition, n'est pas présentable. Le présentdu « maintenant » qui est le présent de l'ar-rivée, n'est jamais présent. Mais « maintenant »comme performatif (comme l'articulation quipeut être nôtre, qui performe le « nous » aussibien que le « maintenant ») présente ce manquede présence, qui est aussi la venue de nous etde l'histoire. Un temps plein de « maintenant »est un temps plein d'ouverture et d'hétérogénéité.« Maintenant » veut dire « notre temps », et« notre époque » veut dire : « nous, emplissantd'existence l'espace du temps ». Ce n'est pas unaccomplissement, c'est l'arrivée. L'arrivée accom-plit — l'arrivée. L'histoire accomplit — l'his-toire. C'est une destination (pas un destin) ou,pour user d'un autre terme, une exposition.L'histoire est la destination ou l'exposition àl'histoire — c'est-à-dire l'exposition à l'existence

101. Thèses sur la philosophie de l'histoire, XIV.

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comme manière d'être sans accomplissement,sans présence accomplie. Et c'est pour nous,aujourd'hui, la propre manière d'être. Commel'écrit Birault : « L'être tout entier est destiné àl'histoire 102. » Ce qui veut dire que l'être toutentier n'est rien que cette destination ou expo-sition : l'exposition finie de l'existence à l'exis-tence. De notre existence qui est la possibilité etl'occasion de dire « nous, maintenant ».

« Nous, maintenant » ne signifie pas que noussommes présents dans une situation historiquedonnée. Nous ne pouvons plus nous comprendrecomme une étape déterminée au sein d'un pro-cessus déterminé (bien que nous ne puissionspas nous représenter à nous-mêmes, si ce n'estcomme le résultat de l'époque entière de l'histoireen tant que processus de détermination...). Maisnous devons participer à un espace de tempscomme à une communauté. La communauté,c'est participer à l'existence, ce qui ne revient pasà partager quelque substance commune, maisc'est être exposé ensemble à nous-mêmes en tantqu'hétérogénéité : à l'arrivée de nous-mêmes. Cequi signifie : nous devons participer à l'histoirecomme à la finitude. Si finitude veut dire :non pas nous recevoir nous-mêmes de quelqueessence ou de quelque origine, mais devoir déci-der d'être historique. L' « histoire » n'est pas tou-jours et automatiquement histoire. Elle doit être

102. Heidegger et l'expérience de la pensée, Paris,1979, p. 545.

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considérée comme une offrande et être décidée.Nous ne recevons plus notre sens de l'histoire— ou l'histoire ne donne plus ni n'énonce plusle sens. — Mais nous devons décider d'énoncernotre « nous », notre communauté, afin d'entrerdans l'histoire.

Nous devons décider de — et comment —être en commun, comment permettre à notreexistence d'exister. Ce n'est pas seulement àchaque fois une décision politique, c'est unedécision au sujet du politique : si et commentnous permettons à notre altérité d'exister ensem-ble, de s'inscrire comme communauté et histoire.Nous devons décider de faire — d'écrire — l'his-toire, ce qui veut dire nous exposer à la non-présence de notre présent et à sa venue (en tantqu'un « futur » qui n'est pas un présent quisuccède, mais la venue de notre présent). L'his-toire finie est cette décision infinie envers l'histoire— si nous pouvons encore user du mot « his-toire », comme j'ai essayé de le faire, du moinsaujourd'hui. Dans le temps, « aujourd'hui » estdéjà hier. Mais chaque « aujourd'hui » est aussil'offrande de l'occasion d'espacer le temps et dedécider en quoi ce n'est plus le temps, mais notretemps.

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TABLE

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PREMIÈRE PARTIE

La Communauté désœuvrée 9Note ............................ 103

DEUXIÈME PARTIE

Le Mythe interrompu 107

TROISIÈME PARTIE

« Le communisme littéraire » 175

QUATRIÈME PARTIE

De l'être-en-commun 199

CINQUIÈME PARTIE

L'histoire finie . 235