Jean-Paul Costa - Concepts Juridiques Dans La Jurisprudence de La CEDH

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  • 7/26/2019 Jean-Paul Costa - Concepts Juridiques Dans La Jurisprudence de La CEDH

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    CONCEPTS JURIDIQUES DANS LA JURISPRUDENCEDE LA COUR EUROPENNE DES DROITS

    DE LHOMME : DE LINFLUENCEDE DIFFRENTES TRADITIONS NATIONALES

    par

    Jean-Paul COSTA

    Vice-Prsident de la Cour europennedes droits de lhomme(*)

    La Convention europenne des droits de lhomme a t signe en1950. Il nest pas utile de rappeler que cest un trait international,dont le contenu est double : dune part, il dresse un catalogue dedroits et liberts fondamentaux, qui sont de caractre principale-

    ment civil et politique; dautre part, il fournit un mcanisme juri-dictionnel propre assurer le respect des engagements pris par lesEtats actuellement au nombre de 44 qui ont ratifi la Conven-tion.

    Il est important de connatre et de comprendre, les lecteurs decette Revue le savent bien, non seulement le texte de la Convention,mais aussi la jurisprudence de la Cour europenne des droits delhomme ( la Cour ), qui depuis plus de 40 ans applique et inter-prte la Convention.

    En ce qui concerne le texte, on doit rappeler que :

    i) il a t inspir dans une large mesure par le modle de la Dcla-ration universelle des droits de lhomme;

    ii) comme pour la Dclaration, et mme davantage, les principalesinfluences sur la rdaction de la Convention ont t celles exer-ces par les deux membres permanents du Conseil de scurit quiappartenaient aussi dj au Conseil de lEurope, le Royaume-

    Uni et la France; la puissante influence des Etats-Unis dAmri-

    (*) Cet article est la traduction dune confrence que lauteur a faite en anglais Inner Temple, Londres, le 13 octobre 2003. Lauteur remercie, pour les changesdides fconds quil a eus avec eux, MM. Michel De Salvia, Jurisconsulte et ancienGreffier de la Cour, et Lawrence Early, Greffier adjoint de la Deuxime Section dela Cour. Il est par ailleurs bien conscient que le prsent article ne constitue quunrapide essai : la matire est riche, et justifierait sans doute une thse!

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    que, vidente pour la rdaction de la Dclaration, se sent moins

    directement, bien sr, dans le cas de la Convention europenne.La consquence est que lon peut dire que celle-ci reflte une sorte

    de compromis entre les deux traditions juridiques principales enEurope de lOuest : la common law et la tradition dite continen-tale . Bien entendu, un compromis peut tre charg dambigut, etcest en partie vrai de la Convention.

    On pourrait en donner plusieurs exemples. Un seul suffit : lappli-cabilit de larticle 6, 1 de la Convention, le droit un procs qui-

    table, a t une question prtant controverse. Cet article parle dedroits et obligations de caractre civil et daccusations en matirepnale. Pour un juriste de common law, cette terminologie recouvreun champ dapplication pratiquement illimit, tandis que, pour unjuriste allemand, belge ou franais, entre la sphre des droits civilset la sphre pnale plusieurs autres domaines existent : le droitadministratif, les sanctions disciplinaires, les impts... Ceci expliquepourquoi la jurisprudence de la Cour sur le champ dapplication delarticle 6 est plutt abondante. Ce qui en est ressorti, cest que lar-ticle 6, 1 a une large applicabilit. Il ny a que peu dexceptions,qui se rattachent au concept de puissance publique . Il faut toute-fois souligner que la grande majorit des contentieux intressantladministration sont bien soumis larticle 6, 1 de la Convention.

    On peut faire une autre observation quant au texte de la Conven-tion : quelquefois, la faon dont elle est rdige la fois reflte lin-fluence dune culture juridique particulire et aboutit un certaintype de contrle juridictionnel exerc par la Cour.

    Le meilleur exemple est fourni par le principe de proportionnalit.Le mot ne figure pas dans la Convention. Mais lide y est certaine-ment prsente. Si on lit les articles 8 11, qui traitent du droit aurespect de la vie prive et familiale, de la libert de pense, deconscience et de religion, de la libert dexpression, de la libert derunion et dassociation, on voit que leur structure est identique :ces articles contiennent un premier paragraphe qui nonce la garan-tie dun tel droit ou libert, et un second qui indique les conditions

    (cumulatives) quil faut remplir pour que les ingrences ou restric-tions puissent tre regardes comme lgitimes. Elle doivent tre pr-vues par la loi, tendre vers un but lgitime (ces buts sont numrsdans le paragraphe lui-mme), enfin tre ncessaires dans unesocit dmocratique ; cela signifie que les mesures prises doiventtre, selon les standards de la dmocratie, proportionnes au butrecherch, cest--dire non excessives. Le principe de proportionna-

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    lit existe dans certains systmes juridiques : on peut le trouver

    dans le systme de lAllemagne, au moins depuis la fin duXIXe sicle; et en France sa premire expression remonte 1933,quand le Conseil dEtat rendit le clbre arrt Benjamin, dans uneaffaire de libert de runion ; la haute juridiction administrativeconsidra que la dcision du maire de Nevers dinterdire une ru-nion, par crainte de menaces lordre public, tait disproportionneet donc illgale. Cest exactement le type de contrle juridictionnelet de raisonnement que la Cour utilise dans les affaires qui concer-nent des restrictions aux droits garantis par les articles 8 11.

    La plupart des concepts juridiques dont la Cour se sert ne dri-vent pas directement du texte de la Convention; ils sont une cra-tion jurisprudentielle, et ceci en deux sens diffrents. Dabord, laCour dveloppe des notions autonomes, cest--dire quelle donne uncontenu juridique particulier tel ou tel mot quemploie la Conven-tion. Par exemple, la jurisprudence de la Cour a donn au mot tri-bunal sa propre dfinition, qui est diffrente et souvent plus largeque celle utilise dans diffrents systmes nationaux (voy. les arrts

    de la Cour Campbell et Fell c. le Royaume-Uni ou Sramek c. lAu-triche, tous deux de 1984). Ensuite, la Cour, sous linfluence dunetradition juridique particulire, introduit parmi ses propres critresdes concepts qui napparaissent pas explicitement dans le texte dela Convention.

    Il existe en fait diffrentes sources nationales dinspiration pource processus de cration conceptuelle de la Cour de Strasbourg.Mais il est utile de noter que ce processus reprsente une espce

    dimport-export, ou d ingestion-digestion . Autrement dit, lajurisprudence de la Cour fixe des normes que tous les Etatsmembres doivent respecter; en un sens, elle joue le rle dun pontentre telle ou telle influence juridique nationale spcifique et lacommunaut des systmes de droit reprsente Strasbourg. Lajurisprudence contribue la naissance et au dveloppement dunjus commune en Europe dans le domaine des droits de lhomme.

    On pourrait donner de ce phnomne quelques exemples, qui ne

    sont que des exemples tant cette mthode dinterprtation et dap-plication de la Convention est dynamique et multiforme.

    Un premier exemple est fourni par la thorie des apparences, quiprovient lvidence du droit anglais, et que reflte le dictum Jus-tice must not only be done; it must be seen to be done . La Cour appli-que souvent cette thorie lorsquil lui faut apprcier limpartialitdite objective dun tribunal.

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    Sur la base des apparences, la Cour a conclu une violation de

    larticle 6, 1 de la Convention en raison de la participation delavocat gnral, avec voix consultative, aux dlibrations de laCour de cassation (arrt Borgers c. la Belgique de 1991, puis plu-sieurs autres prcdents). Il faut observer que ce concept na pas taccept facilement par la Cour. Dans son arrt Delcourt c. la Bel-gique, en 1970, la Cour tait parvenue la conclusion diamtrale-ment oppose. Elle avait jug : En regardant au-del des appa-rences, la Cour naperoit aucune ralit contraire au droit unprocs quitable (voy. aussi les opinions dissidentes dans Borgers,

    spcialement celle du juge Martens, et plus rcemment lopinion dis-sidente commune dans Kress c. la France (2001), o le problmetait la participation au dlibr du Conseil dEtat du commissairedu gouvernement).

    Un autre exemple, lui aussi inspir du systme de la common law,est la notion de la preuve au-del de tout doute raisonnable. Non seu-lement la Cour admet quun tel standard de preuve est compa-tible avec la Convention, mais elle ladopte elle-mme, en principe,

    pour sa propre apprciation des faits, par exemple quand de trsgraves violations sont allgues au titre des articles 2 ou 3 de laConvention (voy. laffaire intertatique Irlande c. le Royaume-Unien 1978, ou larrt Kaya c. la Turquie de 1998). Ce critre est quel-que peu attnu dans la mesure o la Cour considre que la preuveau-del de tout doute raisonnable peut rsulter de la co-existencedindices suffisamment forts, clairs et concordants (voy. laffaireSelmouni c. la France de 1999). Ceci montre que linfluence dun sys-tme juridique national peut quelquefois tre contrebalance par

    celle dautres systmes (en France, dans les procs pnaux, les jugesse fient leur intime conviction ; dans le contentieux administra-tif, la preuve peut rsulter de la co-existence dindices clairs etconcordants).

    Une autre inspiration venant de la common law est le principe ducaractre contradictoire de la procdure. Certes, la jurisprudence de laCour noblige pas tous les pays adopter cette notion dans leurpropre procdure pnale. Au nom de la fameuse doctrine de la

    marge dapprciation, en dautres termes de la dose de pouvoir dis-crtionnaire laisse aux Etats, la Cour accepte diffrents systmes;il en va ainsi des pouvoirs confrs au juge dinstruction, des procu-reurs, ou de la procdure inquisitoire. Mais la Cour elle-mme a tinfluence par la mthode de la procdure contradictoire lorsquelleorganise des audiences, en particulier des audiences loccasiondenqutes sur place, o les parties peuvent, si elles le souhaitent,

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    interroger de faon croise (cross-examination) les tmoins ou les vic-

    times. Et, bien entendu, lHabeas corpus a son reflet dans le textemme de la Convention : son article 5, 4 donne les garanties delHabeas corpus aux personnes prives de leur libert par arrestationou dtention, et de nombreux arrts de la Cour font application delarticle 5, 4.

    Un dernier exemple de linfluence britannique sur la Cour et sursa jurisprudence est le droit la non auto-incrimination (voy. parexemple laffaire John Murray c. le Royaume-Uni de 1996, dans

    laquelle la Cour a jug au 45 qu il ne fait aucun doute que, mmesi larticle 6 de la Convention ne les mentionne pas expressment, ledroit de se taire lors dun interrogatoire de police et le droit de nepas contribuer sa propre incrimination sont des normes internatio-nales gnralement reconnues qui sont au cur de la notion deprocs quitable consacre par larticle 6 ; voy. aussi larrt Funkec. la France de 1993, o la France a t condamne pour violationde larticle 6 ce titre).

    Si lon traverse la Manche la recherche dautres traditions juri-diques et de leur influence sur la Convention et sur la jurisprudencede la Cour, on peut trouver plusieurs autres exemples.

    Le principe de la sparation des pouvoirs excutif, lgislatif etjudiciaire, qui remonte Montesquieu et lEsprit des Lois, nefigure pas comme tel dans la Convention. Nanmoins, la Cour a tir

    des consquences de ce principe. Toute ingrence du lgislateur dansle cours de la justice afin dinfluencer le dnouement judiciaire dunlitige soppose au principe de la prminence du droit et la notionde procs quitable (voy. laffaire des Raffineries grecques de 1994,ou larrt Zielinski et Pradal et autres c. la France de 1999).

    De mme, lorsque le Secrtaire dEtat lIntrieur, qui claire-ment nest pas indpendant de lexcutif, fixa la priode punitive (letariff ) des requrants, la Cour conclut de ce fait une violation

    de larticle 6, 1, dans les affaires V. et T. c. le Royaume-Uni en1999. Elle parvint la mme conclusion dans laffaire Mc Gonnellc. le Royaume-Uni, en lan 2000, o le Bailiff de Guernesey, quiavait prsid les States of Deliberation lors de ladoption dun plandamnagement de lle par cet organisme, statua par la suite, enqualit de seul juge du droit, au sein du tribunal saisi de lappel durequrant contre le zonage.

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    Un autre concept juridique qui provient de la tradition de la

    France, mais que lon peut trouver dans dautres Etats comme laTurquie ou certains cantons suisses, est le concept de lacit. Lencore, la Cour nimpose pas une norme de conduite fixe aux Par-ties contractantes la Convention. Elle laisse en ce domaine unemarge dapprciation aux Etats (voy. larrt Manoussakis et autresc. la Grce de 1996), notamment pour ce qui est de ltablissementdes dlicats rapports entre les Eglises et lEtat (citation extraite delarrt Chaare Shalom c. la France de 2000, au 84). Il sensuit quela rgulation des relations entre les religions et lEtat est entre les

    mains de chaque pays. Cependant, la lacit a sa place dans la juris-prudence de la Cour. Dans le cas de la Turquie, la Cour a admis quela lacit est un principe fondateur de la nation turque (affaireKala c. la Turquie de 1997), et un principe constitutionnel (RefahPartisi c. la Turquie, 2003). Dans cet arrt rcent, la position anti-laque dun parti politique a t un lment (parmi dautres) dontla Cour a tenu compte pour dcider que la dissolution de ce partipar la Cour constitutionnelle ne constituait pas une violation delarticle 11 de la Convention, qui garantit la libert dassociation.

    Dans la dcisionDahlab c. la Suisse de 2001, la Cour a considr quelinterdiction du port du foulard, pendant ses classes, impose uneinstitutrice de lenseignement primaire, ntait pas une mesure dis-proportionne, compte tenu, entre autres lments, du fait que lalacit est un principe contenu dans la Constitution du canton deGenve, son employeur.

    Le principe de scurit juridique est intressant, parce quil vientdu droit allemand et a t import dans la jurisprudence de la Cour

    (et dans diffrents systmes nationaux en Europe) par linterm-diaire de la Cour de justice des Communauts europennes et dudroit communautaire.

    En Allemagne, la scurit juridique est considre depuis long-temps comme un principe de valeur constitutionnelle, troitementli la prminence du droit. La Convention europenne des droitsde lhomme ne mentionne pas le principe de scurit juridique,mme si son article 7, qui proclame ceux de nulla poena sine lege

    et de la non-rtroactivit de la loi pnale, est inspir par la scuritjuridique et implique le respect de ce principe. Dans la jurispru-dence de la Cour, on trouve la premire mention de la scurit juri-dique dans larrt Marckx c. la Belgique de 1979 o la Cour, aprsstre rfre un arrt de la Cour de justice des Communautseuropennes et lavoir cit, continue ainsi (au 58) : Le principe descurit juridique, ncessairement inhrent au droit de la Conven-

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    tion comme au droit communautaire, dispense lEtat belge de

    remettre en cause des actes ou situations juridiques antrieurs auprononc du prsent arrt . Depuis Marckx, la Cour a frquemmentappliqu ce principe dans sa jurisprudence. Un des exemples les plusrcents et les plus clbres est fourni par Brumarescu c. la Rouma-nie, un arrt de 1999, o la Cour a jug que, en annulant un juge-ment qui tait irrversible, et ainsi res judicata, la demande duProcureur-gnral de la Roumanie, la Cour suprme de justice avaitenfreint le principe de scurit juridique, et viol en consquence ledroit du requrant un procs quitable selon larticle 6 de la

    Convention.

    Ce concept dorigine germanique a des implications varies. Parexemple, en droit allemand, il existe des principes drivs de lanotion de scurit juridique, tels que la protection de la confiance(Vertrauenschutz) et que les esprances lgitimes (on trouve ce der-nier principe non seulement dans le systme juridique allemand,mais aussi dans les systmes nerlandais et suisse). Tous deux ontinfluenc diffrents autres systmes juridiques europens, ainsi que

    la Cour de Luxembourg et sa jurisprudence. En ce qui concernecelle de notre Cour, cette influence na pas t aussi forte. Cepen-dant, quelques traces de ces concepts peuvent tre discernes.Lide que les individus doivent avoir lgitimement confiance dansla justice est prsente dans la jurisprudence sur les apparences (voy.larrt Borgers prcit), et celle quils doivent avoir une confiancelgitime dans la police lorsquils ont affaire elle, peut tre trouvedans la jurisprudence relative lusage de ruses par celle-ci : dansun arrt rcent, Conka c. la Belgique de 2002, la Cour a jug que le

    fait de convoquer des trangers sous le prtexte de renouveler leurstitres de sjour, tout en ayant planifi leur expulsion, quivalait une privation de libert incompatible avec larticle 5, 1 de laConvention.

    Les esprances lgitimes occupent, dans la jurisprudence de laCour, une place relle mais plutt rduite, car son champ dapplica-tion est couvert principalement par larticle 1er du Protocole no 1,qui protge le droit de proprit. Par exemple, dans laffaire de

    1991, Pine Valley Development Ltd et autres c. lIrlande, la Cour aconsidr quune socit qui avait achet un site et avait reu uneautorisation pour son projet de le dvelopper, dment enregistredans un registre public, avait au moins lesprance lgitime de pou-voir mener ce projet bien. Pour la Cour, ceci devait tre regard,aux fins de larticle 1 du Premier Protocole, comme une partie int-grante de la proprit en question. Par contraste, il semble que le

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    concept desprances lgitimes a un champ plus large en droit bri-

    tannique, si lon en juge par les dcisions des tribunaux internesdans les affaires Kingsley c. le Royaume-Uni de 2002, o tait en jeularticle 6, 1, et Christine Goodwin c. le Royaume-Uni, en 2002 ga-lement, qui traitait de larticle 8 de la Convention.

    Un autre cas rvlant linfluence dun concept national est celuide leffet horizontal (ou effet sur les tiers) des dispositions de laConvention, dont lorigine rside dans la doctrine allemande appeledrittwirkung. Leffet horizontal implique que la Convention peutsappliquer aux relations interindividuelles (voy. laffaire Young,James et Webster c. le Royaume-Uni de 1981, o se trouvait en causeun problme de closed shop , et o le Gouvernement a t tenupour responsable aux termes de larticle 11 de la Convention (libertsyndicale)).

    La notion de droits acquis fournit un dernier exemple de conceptsjuridiques nationaux. On retrouve la protection des droits acquissurtout en France et en Italie (diritti acquisiti), ainsi quen Suisse,alors quelle semble beaucoup moins dveloppe en Allemagne. La

    jurisprudence de la Cour de Strasbourg ne parat pas profondmentinfluence par cette notion. Il est toutefois possible den dcouvrirdes traces (voy. les affaires des National and Provincial Buildingsocieties et autres c. le Royaume-Uni de 1997, et Waite et Kennedy c.lAllemagne, en 1999); mais, dans lensemble, la Cour naccepte pasvolontiers lide quil faut assurer un trs haut degr de protectiondes droits acquis, par exemple en ce qui concerne le droit des pres-tations sociales.

    Pour tre un peu plus complet, il faut souligner que la Cour deStrasbourg, juridiction internationale, recourt bien sr soit desconcepts bien connus en droits international public gnral, soit des notions qui, quoique de caractre national et spcifique, luiparaissent acceptables au regard de la Convention. On trouve dansla premire catgorie des concepts tels que lpuisement des voies derecours internes (qui, selon larticle 35 de la Convention, constitueune des conditions pour quune requte Strasbourg soit rece-vable); le principe de subsidiarit (qui veut que ce soit au premier

    chef aux autorits nationales, notamment judiciaires, dinterprteret dappliquer les dispositions de la Convention, la Cour agissantcomme une instance dultime recours, afin dexercer un contrleeuropen); ou la notion destoppel, qui implique, par exemple, queles exceptions prliminaires ne puissent plus tre souleves unstade avanc de la procdure devant la Cour. On trouve au sein dela seconde catgorie, titre dexemple, le recurso de amparo, qui

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    permet aux Espagnols de sadresser, pour la protection de leurs

    droits fondamentaux, au Tribunal constitutionnel, ou le ricorsostraordinario , qui est une voie de recours extraordinaire au Prsi-dent de la Rpublique italienne. Toutefois, de telles institutionsnationales nexercent pas dinfluence, en tant que telles, sur la juris-prudence de la Cour.

    Finalement, il faut rappeler que la jurisprudence de la Cour euro-

    penne des droits de lhomme est, naturellement, une cration collec-tive. De nombreuses influences sont changes et partages par desjuges (actuellement 43), qui appartiennent eux-mmes des tradi-tions juridiques varies, puisque, selon larticle 20 de la Convention,la Cour se compose dun nombre de juges gal celui des Hautes Par-ties contractantes (un sige est actuellement vacant). Chaque juge estet doit tre indpendant et impartial; mais chaque juge est et nepeut qutre dpendant de sa nationalit et de sa formation juridi-que, avec un bmol important : plusieurs juges ont bnfici

    dune formation juridique (et mme ont pratiqu) dans des pays dif-frents du leur. Dans lensemble, les juges sont conscients desdfauts de leur propre systme national, mais ils apprcient aussises qualits, et ils essaient sincrement de lamliorer au travers dela jurisprudence de la Cour, grce son effet harmonisateur. Toutecontribution, ou apport, dinstitutions et de concepts juridiquestrangers est la bienvenue ; cependant, la plupart du temps, lacontribution reste inconsciente, et elle est transmise travers leprocessus mme de fabrication collective de la dcision, qui aboutitfinalement une dcision sur la recevabilit ou un arrt sur lefond. En outre, cela a t dit plus haut, ce processus inclut aussi,et cest trs important, llaboration de notions autonomes, phno-mne encore plus inconscient, et dune certaine faon mystrieux,car il consiste dans la synthse dlments divers, dorigines diff-rentes, quil est souvent malais didentifier.

    Ayant dit cela, on peut faire une remarque supplmentaire : laCour a souvent rpt que la Convention est un instrument vivant,

    quil faut interprter la lumire des conditions de vie actuelles(voy. le clbre arrt Tyrer c. le Royaume-Uni de 1978 ( 31), qui lui-mme renvoie lavis de la Commission dans cette affaire). Il enrsulte que, lorsquelle interprte et applique la Convention et sesProtocoles, et mme si, en gnral, elle se conforme au principe duprcdent (stare decisis), la Cour se sent libre de changer sapropre jurisprudence; et, quand elle le fait, elle nhsite pas recou-

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    rir des concepts juridiques inspirs de diffrentes traditions, natio-

    nales ou mme internationales : notre Cour suit avec attention lesdcisions qui manent dautres tribunaux nationaux ou internatio-naux, comme la Cour internationale de Justice, la Cour de justicedes Communauts europennes, les tribunaux pnaux internatio-naux, la Cour interamricaine des droits de lhomme, la Coursuprme des Etats-Unis etc.

    Ceci montre, et cela sera la conclusion de ce propos, que le Droitest dsormais, de plus en plus, faonn partir de sources compara-tives et internationales. Il nen est que plus passionnant de travail-ler dans une juridiction internationale.

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