Jean Wahl La Pensee de Lexistence

Embed Size (px)

Citation preview

  • 8/17/2019 Jean Wahl La Pensee de Lexistence

    1/289

  • 8/17/2019 Jean Wahl La Pensee de Lexistence

    2/289

    DU MÊME AUTEUR 

    Chez iTauires éditeurs.

    L e s    p h i l o s o p h ie s    p l u r a l is t e s   d ’A n g l e t e r r e   e t   d ’Am é -r i q u e   (1920).

    L e   r ô l e   d e   l ’i n s t a n t   DANS LA PHILOSOPHIE DE D e SCARTES (1920).

    É t u d e   s u r    l e   c p a r h é h iDe » d e   P l a t o n   (2’’̂ éd itio o , 1951).L e   m a l h e u r   d e   l a   c o n s c i e n c e   d a n s   l a   p h i l o s o p h ie   d e   N e g e l  

    (1951).V e r s   l e   c o n c r e t   (1932).É t u d e s   e ie e k b g a a r d i e n n e s   [2°>^ édition, 1951).E x i s t e n c e   h u m a i n e   e t   t r a n s c e n d a n c e   (1944).

    P o è m e s   (1951).T a b l e a u   d e   l a   p h i l o s o p h ie   f r a n ç a i s e   (1946).P e t i t e   h i s t o i r e   d e   l ’e x i s t e n t ia l i s m e   (1950).Th e    p h i l o s o p h e r s   w a y   (1948).'P o é s i e ,  p e n s é e ,  p e r c e p t io n   (1948).J u l e s  L e q u i e r    ; Mo r c e a u x   c h o i s i s   (1948).

     En préparaUon :

    T r a i t é   d e   M é t a p h y s iq u e .

  • 8/17/2019 Jean Wahl La Pensee de Lexistence

    3/289

     BibUothèqtie de Philosophie ScientifiqueDirecteur : P a u l   GAULTIER, de l’Institut

    JEAN WAHLProfesseur à la Faculté des lettres de Paria

    La pensée de l’existence

    r •

    FLAMMARION, ÉDITEUR26 , R u e   R a c i n e , P a r i s , v i ®

  • 8/17/2019 Jean Wahl La Pensee de Lexistence

    4/289

    Droils de traduction, de reproduction et d'ad ap tationréservés pour tous les pays.

    Copyright 1951,  b y E  b n e s t   F l a h m a k i o n  

    Prinled in France.

  • 8/17/2019 Jean Wahl La Pensee de Lexistence

    5/289

  • 8/17/2019 Jean Wahl La Pensee de Lexistence

    6/289

    LA PENSEE D:E L'EXISTENCE

    Pexistence, je ne passe par Texistence que pour arriver àrêtre. »

    La pensée de GaLriel Marcel est très proche de la penséedes pÛlosophes personnalistes. A Sartre et à ses amis, on

     ponirait réserver le terme d'existentialistes. Il ne convientà ancnn des autres que nous avons nommés plus haut.Jaspers dirait : n Je suis un philosophe de l'existence, mais

     je n'accepte pas le terme d’existentialiste. » £ t Heideggers'est parfois posé en adversaire de l'existentialisme.

    C'est pourquoi nous résoudrons la question de termîno-lo^e en nous abstenant d'appeler^ ces philosophes, desexistentialistes ; sauf Sartre  I   nous loi nommerons philosophes de l'existence, et encore avec cette réserve que,ni Kierk^aeœd (non philosophe, pense-t-il lui-même},ni Heidegger, pour une autre raison (philosophe de l’être},ne sont vraiment des philosophes de l'existence. Nouslaisserons de côté quelques philosophes importants commeGhesiov, Berdiaeff, Buber, Ünamnno, un théoloÿen commeKarl Barth, des écrivains comme Camus, Bataille, et lesa philosophes de l'esprit  b tels que Lavelle ou Le Senne appelés parfois existentialistes.

    De plus ces philosophies sont très diverses : la pensée de

    Kierkegaard est essentiellement religieuse, il est face à faceavec Dieu ; la pensée de Sartre est essentiellement nonreligieuse. La pensée de Kierkegaard peut être nommée unanti-humanisme an sens où l'on prend ordinairement lemot humanisme. Sartre a intitulé un de ses livres  Existentialisme est un humanisme. Kierkegaard dit que l'homme,tel qu’il le conçoit, doit être sérieux, doit vivre dans lacaté^rie du sérieux. Or, à la fin de VÊtre et le Néants Sartre nous dit qu'il ne faut pas être sérieux. VoUù donc

    encore une nouvelle opposition. Enfin, nous verrons que pour Kierkegaard, suivant sa formule, la vérité est lasubjectivité. Mais tournons-nous maintenant vers Heidegger, noue verrons que pour lui, la vérité est la révélation des choses en elles-mêmes. Si nous nous cantonnionsdans les termes de l'opposition classique, nous dirions quel'on est un subjeçtivfste et l'autre un objeçtiviste. Maiscela n'est pas tout à fait exact. Encore un point ; dans salutte contre l’hégélianisme, Kierkegaard a insisté très fortement sur ce fait qu’il y a des sentiments qui ne peuvent pas s’exprimer, qu’il y a des génies inconnus. Or, Sartre,

  • 8/17/2019 Jean Wahl La Pensee de Lexistence

    7/289

    PHILOSOPHIE DE l ’e XISTENCE 7

    influencé par rennemi de Kierkegaard, Hegel, nous ditqu’il n’y a pas de génie inconim, un homme est ce qu’ilfait, ce sont ses œuvres qui montrent sa nature.

    Dirons-nous, après avoir vu toutes ces divergences, qu’ily a un eorps de doctrines qui serait malgré tout la pl^oso-

     phie de l’existence ? Parlons plutôt d’une atmosphère, d’unclimat que nous pourrons ressentir. 11 y a quelque chose quiest la philosophie de l’existence.

    comme la philosophie de Bei^son, ne peuvent pas être dites philosophies de l’existence. C’est donc qu’il y a quelquechose qui caractérise vraiment les phUosopmes del’existenca,et ce ^elque chose, nous essayerons de le poursuivre sans,,

     je crois, jamais T atteindre.Pour suivre la courbe de la pensée chez ces philosophes

    nous nous représenterons qu’ils partent de la méditationreligieuse de Kierke^ard. Viennent après lui deux philosophes, Heidegger et Jaspers, qui généralisent la penséede Kierkeggard, lequel avait en quelque sorte philosophé

     pour lui-même.

    Ils essayent de réfléchir et cela est vrai particulièrement pour Jaspers, sur l’individualité et la pensée de Kierkegaard,et de généraliser les découvertes intérieures qu’avait faitesKierkegaard.

    Ce n’est pas tout, ils c complètent r  la pensée de Kierkegaard sur deux ou trois points très importants : Kierkegaardavait considéré rindividu isolé, a Punique», comme on peuttraduire le mot dont il s’est servi ; eux pensent qu’il fautrétablir une jonction entre nous et les autres, en un même

    moment de Phistoire, et ce sera l’idée de « communication » telle que l’a exposée Jaspers, entre nous et les autres, lelong de l’histoire, ce sera l’idée d’historicité telle qu’elle est

     présente chez Heidegger et chez Jaspers. Et enfin, il faudrarétablir l’union entre nous e t le monde car «nous sommesdans le monde s dit Heidegger.

    Mais s’il est vrai qu’ils généralisent et complètent la penséede Kierkegaard, il est vrai aussi qu’ils la limitent, c’est-à-dire coupent tout ce qui, chez Kierkegaard, était l’aspect

    religieux et Paspect transcendant de la doctrine. Ilslimitent par la pensée de la mort, de notre finitude essen-

  • 8/17/2019 Jean Wahl La Pensee de Lexistence

    8/289

    8 LA PENSÉE DE I.*EXISTENCB

    tielle, tODtes les pensées qui 'émergeaient de l*esprit deKierkegaard.

    A partir de ces deux penseurs, et en même temps à côtéde ces deux penseurs, car la pensée de Gabriel Marcel s’estformée indépendamment des deux et indépendamment deKierkegaard, la philosophie existentielle s’est développéedans deux directions contraires : l’existentialisme religieux^e Gabriel Marcel, F existentialisme irréhgîeux de Sartre ;

     peut-être peut-on espérer que peu à peu des éléments,au moins dans la philosophie de Sartre, plus positifs queceux qui y étaient d’abord, se feront jour dans l’aveniret c’est là par exemple l’oeuvre de Marleau-Ponty.

    Pouvons-nous caractériser les philosophies de l’exis

    tence? Dans un récent article publié en Amérique surces philosophies, il est dit : c Les philosophies de l’existencese révoltent contre l’idéalisme absolu et le positivisme et

     prennent l’homme comme une totalité.» Mais cela peuts’appliquer jà d’autres philosophies, aussi bien à la philoso

     phie dé Beigson qu’à la philosophie de l’existence. Ija déti-nîtion n’est donc pas satisfaisante. Sartre dit a Nousentendons par existentialisme une doctrine qui rend la viehumaine possible», qui affîrme que «toute vérité et toute

    action impliquent un milieu et une subjectivité humaine».D’antres diront qu’ils rendent la vie humaine possible;certains diront que l’existentialisme la rend impossible.L’idée d’un milieu et d’une subjectivité humaine ne caractérise pas seulement l’existentialisme, mais il est certainque la formule de Sartre : « il faut partir de la subjectivité»serait agréée également par Kierkegaard. Donc de cettetentative de définition de Sartre, on peut conserver malgrétout l’idée du point de vue subjectif où se place la philoso

     phie de l’existence.En réalité, ces phUosophes se caractérisent par un climat,une atmosphère, des expériences particulières. L’angoissechez Kierkegaard, la nausée chez Sartre, sont les points dedépart subjectifs pour atteindre une vue du monde.

    Par où commencer une histoire de la philosophie del’existence ? Je commencerai par Kierkegaard. D’autresdiront qu’il vaudrait mieux commencer par Hegel, et par leHegel de la phénoménologie qui a montré, mieux que tousses prédécesseurs, comment la pensée humaine est le produit de l’individu humain concret.

  • 8/17/2019 Jean Wahl La Pensee de Lexistence

    9/289

    PHILOSOPHIE DE L EXISTENCE

    Kierkegaard mot existence le sens qu îl a anjourd^nm on encore que

     plutôt à Rant qu'il faut remonter, car Schelling est tm successeur de Rant et Kant dans sa critique de l’a i^m en t onto

    logique n*a-t-il pas montré l’irréductibilité de l’existence. ? N’est-ce pas Kant le premier philosophe de l’existence ?

    Si l’on continuait, on pourrait remonter à Pascal, àsaint Augustin, à ce penseur de l’Ancien Testament — Job —auquel un philosophe de l’existence, Chestov^ a fait souventallusion en l’appelant le penseur privé qui dialogue avecDieu. On arriverait-peut-être finalement à cette parole del’Ancien Testament : « Je suis celui qui suis. i

     Nous nous placerons d’abord en un moment de l’année1848 et verrons la pensée de Kierkegaard en cette année.

    « Ce ne sont ps^ seulement mes écrits, a-t-il dit, c’estaussi ma vie, l’intimité bizarre de toute cette machinerie,qui sera le sujet d’innombrables études. »

    Car la pensée de Kierkegaard ne peut s’isoler de sa vie.On sait rbistoire très obscure de ses fiançailles et de sonrenoncement, bien qu’il aimât la jeune fille et que la jeunefille l’aimât. Mais on ne peut comprendre Kierkegaard sans

    se référer à cette rupture et au secret qu’il a toujours g a r^ par devers lui et qui, pour lui, expliquait cette rupture. Ilnous a dit lui-même : « Mon secret ne sera jiimais connu,  j» Bien des expUcatîons ont été données ; mais l’explicationvéritable, je ne pense pas qu’on puisse jamais la connaître.

    En outre chaque événement de la vie d’un tel penseurest en lui-même le sujet d’un problème général : âoit-üdevenir pasteur ? Doit-il se marier P Cela ouvre pour luides suites de réftexiou inouïe vers la nature du mariage

    qu’il étudie dans une de ses premières œuvres. Donc, d’uncôté, jamais sa pensée n’est séparée de sa vie, mais, d’autre

     part, jamais sa vie n’est séparée de sa pensée, de ce dynamisme d’une réflexion incessante. Et cela déjà peut nousservir pour préciser ce que sera pour lui tm existant.

    En 1848, le 3 mai, Kierkegaard a 35 ans. Cette année 48est spécialement importante, « c’est, dit-il, l’apogée de monactivité, c’est l’année la plus riche et la plus fructueuse que

     j’ai vécue ; elle m’a brisé en un sens, mais en un autre sens,

    elle a augmenté tous mes pouvoirs».C’est une année importante pour l’Europe, comme pour 

  • 8/17/2019 Jean Wahl La Pensee de Lexistence

    10/289

    10 LA PEN SEE OE L EXISTENCE

    la vie même de Kierkegaard. Il est souffrant^ sa situationmatérielle est critique et malgré tout, c'est dans cetteannée qu'il prépaie trois grands ouvrages :  Maladie jusqu^à moitf Exercice dans le christianiemcj Point de vue sitr mon aeUoité d*écrioain.

    Alors ü voit se dresser devant lui .la grande figure deSocrate, « un des premiers parmi les existants », dit-il. Mais

     bien que Socrate soit un existant, Texistence la plus hauteest l'existence religieuse, c’est l’existence devant Dieu. Etla catégorie du « devant Dieu» s’affirme devant son esprit.« Je ne suis vraiment moi que si je suis devant Dieu* plus

     je me sentirai devant Dieu, plus je serai moi, et pms jeserai moi, pins je me sentirai devant Dieu. »

    Ainsi, ü voit qu’il faut aller encore au delà, vers quelquechose qui dépasse ce qu’U appelle l’immanence et l’éternitésocratique, vers la transcendance, «r Maintenant, dira-t-il,

     je suis dans la croyance au sens le plus profond.»C’est le temps où il pense qu’il est pardonné. 11 a toujours

    eu conscience d’être un pécheur, mais cette année-là, il sentqu’il y a une grâce qui vient sur lui.

    De même que nous avons vu une sorte d’opposition entresa conscience de l’existence de Socrate et sa conscience de

    l’existence comme supérieure à toute déterminaton nonreli^euse, de même nous voyons sur un autre point uneduadité dans la pensée de Kierkegaard. Une de ses méthodesfavorites est ce qu’il appelle la communication indirecte.« Si je suis chrétien », ditiil, it je ne dois pas dire aux autres :devenez chrétiens. Us me croiront bien mieux si, par desmoyens détournés, en me plaçant dans leur position à eux,îe leur montre le caractère insatisfaisant de leurs actes etde leurs pensées. » Donc, ne nous communiquons pas direc

    tement mais sous des pseudonymes — et en effet, sesouvrages n’étaient pas signés ou étaient signés de pseudonymes bizarres — s Amenons les gens d’une façon détournée au cluistianisme ; c’est la seule façon de les mener verscette vérité eu cette époque corrompue oà nous sommes.»Et pourtant en cette même année 1848 sa nature se chaire,il sent que le sceau se brise, à cause de cette grâce et de ce pardon dont je parlais tôut à l’heure. « Il faut», dit-il, « que je parle.» Ainsi, il s’oriente de la communication indirecte

    vers la communication directe.Maintenant jetons un regard en arrière sur la pensée de

  • 8/17/2019 Jean Wahl La Pensee de Lexistence

    11/289

    I>IIÏLOSOPHIE DE l ’EXISTENCE i l

    native à PautreTrès tôt, il avait eu conscience du péché, et particuliè

    rement après la révélation que lui avait faite son père, àsavoir que lui, son père, \m jour, dans les landes du Jutland,avait maudit Dieu, se sentant solitaire et abandonné detous ; c’est là le secret du père qui se fondrp dans le secretdu fils, en ce sens que c’est une des explications de la rupture de ses fiançailles : « Je ne pouvais pas initier Ré|pne àces secrets terrinles. » -

    £n même temps, ces circonstances intérieures lui mon

    traient la fausseté de l’h^élianisme. I^ous avons faitallusion à l’affirmation de l’identité dé l’intérieur et ■del’extérieur. Une pensée se révèle toujours. Une pensée n’estrien à part de la parole qui l’exprime. Il n’y a pas d’inex primé. Telle est la pensée hégélienne.

    Mais Kierkegaara se conçoit comme une réfutationvivante de la pensée hégélienne, car il sait très bien qu’enlui, il y a des multitudes de choses inexprimées. I]_est ^ac.lui-même l’aîfirmàtion de l’inadéquation eni^ l’inteme et

    reïtêrne. Il est lui-même la réponse à Hegel.

    i .

    .^Voyons maintenant comment se développe peu à peu . /son idée de l’existence. Très tôt, en 1834 — il a 21 ans — ^il dit : a Je dois vivre pour une idée» et an an apr^, ilinsiste sur cet élément de subjectivité, caractéristiquegénérale des philosophies de l’existence, tl attire notreattention sur le fait que ce qu’il y a de plus objectif pour unchrétien — c’est-à-dire l’énoncé des dogmes — commence

     par la première personne, par le credo. L’objectif se dit^ se

     pense, se sent subjectivement. « R faut donc,' pense-t-ildès lors, résider toujonrs dans la chambre la plus secrète del’homme, dans le Saint des saints. > « Il faut chercher unevérité qui n’est pas une vérité universelle mais tmê vérité

     pour moi», une idée pour laquelle il veut vivre et mourir.Étudiant Fiohte, il voit en lui l’affirmation du subjectif ;

    il crée un mot pour dire l’union profonde de ce qui appàràRcomme objectif avec quelque chose qui est sa racine et quiest subjectif :c le philosophe authentique est au plus hautdegré « sub-objectif» comme Fichte. Mais peu à peu lasubjectivité de Fichte lui apparaît comme trop abstraite.

  • 8/17/2019 Jean Wahl La Pensee de Lexistence

    12/289

    12 I rA PEKSiE DE l   ’ e x i s t e n c e

    Se maintenir dans cette cliambre la plus secrète deriionime, dans ce Saint des saints, c’est être dans la certitude : < Toutx, éerit-il en cette même année 1835, à 22 ans,«doit finalement se fonder sur im postulat ; mais dte ^ ’onvit en lui, il cesse d’être postulat, x Le croyant ne vit pas

    sa doctrine comme une présupposition, une demande, un postulat, mais comme sa vie elle-même. Se retournant verstoute sa pensée antérieure, il écrit un an plus tard : c Mortet enfer, je puis faire aibstraction de tout, mab non demoi-même, je ne puis pas m’oublier, même pendant monsommeil. *

    C’est l’observation qu’il opposera aux vues et aux viséesobjectivistes de l’hé^ianisme. Le philosophe hégélien

    s’intéresse à rhistoire dn monde, voit l’idée comme le produit d’un déroulement de l’histoire du monde. Maiscela n’intéresse pas Kierkegaard. Ce qui rintéresse, au sensoù il prend ce mot « intérêt », c’est lui-même et c’est sonsalut ou sa damnation éternelle.

    Avant d’analyser- un peu plus l’idée d’existence chezKierkegaard, nous avons à voir les sources de cette Idée.L’influence qu’il faut noter la première est sans doute cellede Luther. Plus tard, il se tournera violemment contre lui ;

    cependant il lui doit beaucoup de ses idées et beaucoupde ses sentiments.« Le pour moi, dit-il, c’est-à-dire le fait (jue l’on doit

    toujours se retourner vers soi*même, voilà ce qui estessentiel à la pensée de Luther dans son commentaire àl’Epitre aux Romains, a Nous prions pour nous {pro nobis). La grande découverte de Luther est que le rapport à Dieune réside pas dans une sphère rationnelle mais dans unrapport irrationnel, personnel, spirituel. Ainsi subjectivité

    et personnalité sont points de départ chez Luther commechez Kierkegaard.

    De plus, Kierkegaard insistera fortement sur ce fait quela croyance n’est jamais chose certaine ; elle est toujours enlutte avec la non croyance ; nous retrouverons cette même pensée chez Jaspers. Personne ne peut dire qu'un homme ala foi, parce que c’est quelque chose d’essentiellement suh- jectif. Seul, un homme peut à peine le dire sur lui-même, carla croyance est une chose inquiète, comme le disait Luther,constamment en lutte avec elle-même.

    Et pour arriver aux plus hautes sphères de la croyance,

  • 8/17/2019 Jean Wahl La Pensee de Lexistence

    13/289

    PHILOSO PHIE HE L EXISTENCE 13

    il faut passer par une sorte de tourment de la concience ;il y a une nécessité, chez Luther, de la conscience torturée ;seul, le pécheur est justifié. Pour avoir conscience dudevant Dieu, — nous verrons cela chez Kierkegaard —nous devons avoir conscience de notre pêché, car c’est làque, vraiment, pour la première fois, nons nous trouvonsdevant Dieu.

    Être devant Dieu c’est se sentir différent de Dieu, c’estse sentir pécheur, c’est se sentir séparé de lui par un abîme.C’est un point sur lequel insistera la théologie dialectiquede Barth.

    Mais Kierkegaard reproche à Luther de n’être pas suffissomment dialecticien ; U trouve chez Luther ses idées de

    suhieetivité, ses idées de l’essence même de la croy^ce,de la place du péché, mais il lui reproche de n’avoir pasréflécm assez profondément, de n’avoir pas fait de toutcela une véritàle vie, une véritable expérience.

    Kierkegaard cite une ou deux fois Pascal et il est certainque la meilleure façon de nous rendre compte de ce qu’estKierkegaard, c’est de nous référer à Pasctd et à certainsmaüres de Pascal, par exemple Saint-Gyran, Si Kierkegaard n’a pas connu Sant-Cyran il y a néanmoins des res<

    semblances frappantes entre eux deux. Par exemple,Saint-Gyran écrit : c On ne sait, quelque grande que soitla croyance, si on l’a ou si on ne l’a pas. s Même idée, on l’avu, chez Luther. E t nous sommes avec Saint-Gyran dans ledomaine de l’incertitude comme chez Kierkegaard. Saint-Gyran parle de ceux « qui naviguent sur les hautes mers»(de la pensée croyante e t religieuse). Il insiste sur la crainteet le tremblement.

    Il conviendrait de citer quelques noms du xvm^ siècle :

    Hamann, Jacob, Lavater. Ces trois penseurs, en oppositionau siècle des lumières et à la phUosophie des lumières,insistent sur la réalité, l’être, et voient dans le sentiment etl’intuition le moyen d’accéder à cette réalité. Hamann aété d’un grand secours pour Kierkegaard ; avec son insistance sur la fmure de Socrate et avec son insistance sur le paradoxe au-i^sns de la pensée socratique, il semble une préfiguration de Kierkegaard.

    Kierkegaard, après la rupture de scs fiançailles, a quittéle Danemark pour aller à Berlin entendre les enseignementsde Schelling ; bien que déçu par la suite, quand il a entendu

  • 8/17/2019 Jean Wahl La Pensee de Lexistence

    14/289

    14 LA PENSEE DE L'EXISTENCE

    Scàelling prononcer le nom d’existence, il l’a reconnucomme son maître.

    Schelling édifiait alors ce qu’il a appelé la philosophie positive : tonte pMlosophie rationnelle, est négative et ne peut pas nous faire atteindre le réel. La philosophie posi-tive qui s’achèvera dans la philosophie de la révélation estaussi une philosophie individuelle, Tua res agüur   (ils’a ^ t de toi), dit Schelling. Elle est toute orientée versl’exbtencé présente dans son rapport à Dieu ; elle part del’existence, elle ne part pas de ressènce mais de la réalitéde l’individu et de la réalité de Dieu, c L’existant, écritSehdling, est ce par quoi tout ce qui dérive de la penséeest ruiné (i).« .

    De Fichte et de Schelling, on pourrait remonter à Kant.La critique de l’argument ontcuogique, montre comment,d’aucune essence, on ne peut aller à l’existence réelle quiest pour Kant l’existence empirique.

     Nous venons de voir que la pensée de Kierkegaards’explique d’une part, par tm courant religieux ; ici, nousne sommes remontés qu’à. Luther, mais, on pourraitremonter à saint Augustin et*par un conrant proprement

     philosophique. La pensée de l’être, en tant qu’irréductible

    à' l’essence selon Kant, se retrouve aussi chez l’ami etadversaire de Kant que fut Hamann.Les mouvements religieux d’un saint Paul, d’un saint

    Augustin, d’nn Luther nous amèneront, non plus versla îaetieité, mais vers le caractère d’émotivité de l’exis-tence.' L’union de cette affirmation du fait et de cetteaffirmation du sentiment expliquera la formation des

     philosophies de l’existence. Déjà, nous trouvons la jonc-tion de ces deux aspects chez certains penseurs comme

    Pascal, comme Hamann, comme Schelling ; la même jonc-tion que chez Kierkegaard d’une négation de la rationa-lité en tant qu’eUe voudrait fonder l’être, et d’une affir-mation du mouvement reli^eux intérieur à l’honime commecontenu de l’ésisténce.

    Une fois examinée brièvement cette question des ori-gines, nous allons voir se développer cét aspect de la pensée

    (1) Le Danois Poul Moller, sous l ’inlluence de Schelling, insistait sur les

    idées d’intérêt et de subjectivité d’une manière qui n’est pas sans rappeler d’avance Kierkegaard. Notons aussi Feuerbach, que Kierkegaard a connu et critiqué. La passion, dit Feuerbach, est le seul critère de l’existence.

  • 8/17/2019 Jean Wahl La Pensee de Lexistence

    15/289

    t>aiLOSÔt>HlE DE l   ’ e x i s t e n c e IS

    de Kierkegaard qui se rattache à la phÜodophie proprement(hte, c’est'-â-dire à raffirmation. de Pêlrei Dès 1834, il^ rit : « Le Christ n’enseigne pas, il agit, il est. *

    Le Christ n’est pas essentiellement un maître, il est

    avant tout un être qui enseigne par sa vie même et par sonêtre même.Remontons plus haut i  Kierkegaard, en même temps

    fju’il se rattache à Kant, se rattache à un penseur hien plusancien qui est Aristote.

    Kierkegaard nous dit : « L’existence correspond à l’in-dividu qui, dans l’enseignement d’Aristote, est quelquechose qui est en dehors de la sphère du concept.» Et, eneffet, si on joint deux des enseignements du pmlosôphe, à

    savoir que pour lui, le réel est l’individuel, et d’autre part,que l’individuel est, tout au moins icî-haS, l’ineffable, on pourrait voir dans Aristote un des ancêtres les plus authentiques de la philosophie de l’existence, ce qui d’ailleurs seconfirmeràîl par le fait que Schelling se réfère bien souventà la pensée d’Aristote.

    Les penseurs abstraits ont beau démontrer l’existence par la pensée, ils ne font que démontrer par là iine chose,c’est qu’ils sont des penseurs abstraits. Dès que je parie

    idéalement de l’être, je ne parle pas de l’être mais de l’es^sence et c’est pour cela que la preuve ontologique est hamtement insatisfaisante pour Kierkegaard, comme ellel’avait été pour Kant et pour saint Thomas.

    L’existence est un point de départ et ne peut jamaisêtre un point d’arrivée de la pensée. C’est ce qui expliquela faiblesse de l’argument ontologique : on ne petit pasdémontrer qu’une pierré existe, mais seulement que Cettechose qui est là est ime pierre. Et cela n’est pas vraiscxdement pour la pierre, c’est également vrai pour Dieu.On ne peut pas démontrer l’existence de Dieti, mais on

     peut démontrer que cette expérience que je sens est Dieu,tela s’explique par le fait que l’existence li’est plus,

     pour Kant et pour Kierkegaard, ce qu’elle était avantKant ; eUe n’est ni un prédicat, ni une perfection. Pour les

     jiassiques, que ce soit Platon, Desoartes, Leibniz ou Spinoza, plus une chose est parfaite, plus elle existe, par consé

    quent, Dieu existe plus que n’importe quoi. Si l’existenceest une perfection, la plus grande perfection est en Dieu,mais si l’existence n’est pas un prédicat, si elle est simple-

  • 8/17/2019 Jean Wahl La Pensee de Lexistence

    16/289

    Î6 LA PE NS EE DE L EXISTENCE

    ment le fait que qu^que chose existe ou a ’existe pae, il nV a pas de degré d’existence. N’est-ce pas pour nous aujourd’hui une idée assez absurde, qu’il y ait des degrés d’existence? Une chose existe ou n’existe pas, une mouche existeou n’existe pas e t l’existence de la mouche et l’existence deDieu sont quelque chose de semblable en ce sens que nichez l’un m chez l’autre, l’existence n’est une perfection.Il s’agit de savoir si la mouche est et si Dieu est. Donc sil ’existence n’est pas un prédicat, il n’y a plus de hiérarchied’existence.

     Naturellement il y a bien des différences entre la penséede Kant et celle de Kierkegaard, même sur ce sujet del’existence, car pour. Kant, l’existence est seulement

    l’existence empirique. « Kant b,

      dit Kierkegaard, «pense ill’existence empirique qui ne passe pas dans le concept.i^erkegaard pense aussi à une existence qui ne passe pasdans le concept, mais ce n’est pas forcément une existen(^empirique. Dieu existe pour Kierkegaard, et nous verronsce que cela signifie pour lui.

    Mais la critique que fait Kant de la preuve ontologiques’accentue et se complète chqz Kierkegaard par le fait quela preuve ontologique est une sorte d’impiété, et d’ailleurs

    que toutes les preuves de l’exxstence de Dieu le sont aussi,car prouver l’existence de quelqu’un qni est là, n’est-ce passupposer qu’on peut ne pas le voir là ( Dieu lui-même noi&défend, dans la pensée de Kierkegaard, d’essayer de le prouver : il est si manifestement là qne toute preuve est uneinjure, que toute preuve est ridicule et se retourne contrecelni qui prouve. Tel est le premier élément de cette penséède Kierkegaard, que j’ai appelé l’élémeut de facticité, decontingence de l’être-ou d’irréductibilité de l’être.

    Allons maintenant de l’idée d’être vers l’idée dé l’exi^tence et définissons l’idée de l’existence. L’enstence, pourla philosophie classique, était une perfection, — cela %voit particulièrement bien chez Descartes. — Kant viemet déclare que l’existence n’est pas une perfection maisqu’il appelle une positidn ; affirmation tiis proche dede Kierkegaard, mais, si on examine la pensée de Kahfon est amené à voir que cette position signifie qu’une choseexiste pourvu qu’elle s’insère dans le tissu de l’expérience.

    L’existence est donc, du moins dans la Critique de la  Raison pure,  l’existence empirique. Or, ici, Kierkegaard

  • 8/17/2019 Jean Wahl La Pensee de Lexistence

    17/289

    PHILO SOPH IE DE L EXISTEÎtCE 17

    a’est plus d’accord apec Kaat; l’existence n’est pas perfection, comme le pensait la philosophie classique, eDe n’est

     pas position comme le pensait Kant, elle est, pourrons-nonsdire, la palpitation d’une vie intense, la pointe aigue dela sobjectivité. ExistcTy  c’est consister, s’asseoir hors de. Ainsi nousallons vers l’être de l’existence. 11 y a dans l’existence une

    sorte d’idée de séparation, dit Kierkegaard. Déjà nn philosophe danois (Sibhem) avait dit : « 11 y a dans l’existenceon élément sporadique.» Donc l’existence est toujoursséparation et intervalle. C’est pourqpioi, ici, il n’y a pas de jonction, comme chez Hegel, entre la pensée et l’être. Lecaractère même de l’existence est de séparer et de tenirséparés la pensée et l’être, de les maintenir disjoints.Ëtienne Gilson, écrit : «L’existence est un pouvoir ininterrompu d’actives séparations. » C’est par le péché que nous prenons consciencé d’être devant Dieu parce que le péchésépare ; par le péché, tonte possibilité de communicationavec l’Etemel semble rompue ; c’est là une des oppositionsdu christianisme et de la phdosophie antiq[ue, et mêmede toute philosophie en tant qu’elle est toujours plus oumoins un platonisme. Pour Platon, nous sommes en com

    munication avec l’éternité par la réminiscence ; nousn’avons qu’à nous souvenir et nous serons en présence d’unnous-même éternel. Mais si l’homme est pécheur, nous ne pouvons plus retrouver notre éternité sans un acte qui,

    Ïtour RieHcegaard, sera l’acte du repentir et qui s’expliqueui-même par un antre acte qui est l’acte d’incarnation.Par le péché, l’individu devient un autre que Dieu, parnotre connaissance même, D ̂ a toujours une distance entrela subjectivité et l’objectivité, entre la pensée et l’être,

    entre les différents êtres, entre les différentes pensées.Ainsi, existence et d is t^ ce deviennent presque f^ o -nymes, l’existence est distance ; pourtant, nous aurons à‘voir que cette existence peut finalement s’unir à Dieu ; cesera là un des paradoxes de l’existence, et plus nous irons,et plus noos approfondirons les choses, pins nous verronss u i ^ et se mmtiplier les paradoxes. L’existence est à lafois séparation et union ; brisure et cicatrisation.

    Ainsi donc chez Kierkegaard, l’existence précède l’es

    sence, et, de plus, l’existence est réellement l’essence.Heidegger, récemment, a opposé sa conception de la philo-

  • 8/17/2019 Jean Wahl La Pensee de Lexistence

    18/289

    18 LA PE NS EE DE L EXISTENCE

    Sophie à celle de Sso’tre ; Sartre dît que rexistence précMeresaence, moi, dit Heidegger, Je dis que rexistence, c*estl’essence. Sartre se meut encore dans les termes de la philosophie classique ; quant à moi, je donne un sens toutnouveau au mot existence.

    Ces plulosophes, et Kierkegaard le premier, ont choisi lemot existence de préférence à bien d’autres mots qui avaientcours auparavant en philosophie, comme les mots « vie a on « valeur» ou k  âme». Ces mots ne satisfont pas un Heidegger ou un Jaspers «dors qu’ib satisfaisment les philosophes précédents. Kierkegaard a cherché un mot poursignifier ce quelque chose qu’il veut mettre au premier plan ; dans sa Dissertation sur l’Irome, il a prononcé le

    mot de «personne », mais très tôt, c’est le mot d’« existence» qu’il choisit. « A force dé connaissances, écrit^il, onoublie ce que c’est qu’exister. On n’a pas oublié seulementee que c’est qu’exister religieusement, mais ce qne c’estqu’exister humainement.»

    Ainsi donc on peut exister pour Kierkegaard non religieusement :  l’existence la plus haute est l’existence religieuse, mais il y a d’autrés formes d’existence. De là uncertain nombre de difficultés. Dirons-nous de celui qni se

    Oui, il y a différentes sphères d’existence et le dilettante,^le Don Jnan, pour prendre l’exemple de Kierkegaard,l’esthéticien, au sens qu’il donne à ce mot, sera un existant.

    Mais évidemment, cette existence discontinue n’est pasCe qn’il recherche. II se tourne vers Socrate, ou même vers«les philosophes grecs moyens » ; il voit en eux une énergie

    de pensée que le monde moderne a perdue ; ainsi, ce qn'îlfaudra recouvrer, c’est cette pensée de l’existence, et J>mtôtque penser cette existence elle-même^ il faut exister t  al’inqjortant est moins» dit-il, » d’avoir une pensée mûreet rénécMe que d’exister». Et c’est là le sens qu’il donneà son œuvre : « On ne peut mettre l’accent sur l’existencéavec pins de force qne je ne l'ai fait » ; sans doute aü déhufde révolution de la pensée occidentale, il a fallu insistersur l’abstrait, et les philosophes grecs ont fait là une œuvreutile. Il s’agissait pour l’homme de sortir du concret, ilfallait aller vers l’abstrait. Maintenant au contraire, il

  • 8/17/2019 Jean Wahl La Pensee de Lexistence

    19/289

    PHILO SOPH IE DE L EXISTENCE 19

    faut, puisque nous sommes habitués à vivre dans l’abstrait,le délaisser, pour nous remettre à nous mouvoir dans leooncret. Or, Kierkegaard a fait 3a connaissance des secretsd’existcncc, des mystères d’existenoe.

    Devons-noua définir le concept d’existence? Kierkegaardvoit dans le fait de s’en abstenir un tact philosophiquetrès sûr, car on ne peut que difficilement faire entendreau moyen de mois ce que signifie existence. Mieux vauttourner notre esprit vers certains « existants » tels Hamann,Jacobl, surtout vers Socrate. Sans définir l’ex^ence nons

     pourrons énumérer les caractères de l’homme existant. Nous trouvons chez Socrate le « connais-toi toi-même »comme première caractéristique.

    L’être existant connaît sa réalité propre. Toute connaissance éthique et étbico-religieuse c se rapporte au faitque le sujet existant existe». Nous faisons ici un deuxième pas : être existant, c’est être dans l’éthique, c’est-à-dire,c’est ne pas se considérer comme donné, mais comme devantêtre créé par soi-même. Je me fais par mes actes, c’est celaqui est ; être éthique, et cet être éthique doit se tourner versson origine ou sa source, vers son authenticité, vers ce qu’on peut appeler en un sens sa primitivité. Il doit s’approfondir

    de façon à se tourner vers ses premiers, momente gui sontles moments les pins vrais.«D’une façon générale», dit Kierkegaard, «tout véri

    table développement est un retour en arrière qui noua faitaller vers nos origines, et les grands artistes avancent parcela même qu’ils retournent en arrière. »

    Donc se connaître en se retournant vers son origine, etse connaître dans le fait que l’on se tourne en même tempsvers son avenir, par l’éthicité même de sa pensée, telles sont

    les premières caractéristiques de Texistant.

    Si certains philosophes ont choisi comme thème deleur méditation l’idée d’existence, c’est que les idées devie, d’âme ou de valeur n’avaient pu les satisfaire et que,

     pour désigner cette essence à la poursuite de laquelle ilsse mettaient, ils n ’avaient pas trouvé de terme mieuxapproprié que celui d’existence.

    Le premier d’entre eux, Kierkegaard, avait dit : «l’existence est une énergie de pensée». Pour être existant nousdevons penser intensément. Voilà donc une première for-

  • 8/17/2019 Jean Wahl La Pensee de Lexistence

    20/289

    20 LA PEUSÉE DE l ’EXISTï KCE

    mnle qui nous montre que la philosophie de l'esistence nes’oppose pas à la pensée, pourvu (^e cette pensée soitintense et passionnée.

    S’il est difficile de définir l’existence, comme l’a déclaréKierkegaard pour lequel s’abstenir d’îine définition duconcept d’existence est la marque d’un tact très sûr chezle philosophe, le mieux à faire est donc de ne point chercherune définition, mais de poursuivre l’énumération des caractères de la pensée existentialiste.

     Nous continuons donc cette énumération en allant aussiloin rae possible dans la définition de l’idée d’existencesans faire d’abord intervenir l’idée proprement religieuse.

    Le problème qui se pose, en effet, est de savoir si l’on

     peut exister d’après I^rkegaard sans être religieux. EtQ semble bien que oui, puisqu’il nous dit que Socrate étaitun existant. Il dît aussi que le christianisme, est la plushaute détermination existentielle. Pour résoudre le pro blème qm consiste à savoir si on peut exister en dehors duchristianisme, nous essayerons de faire abstraction duchristianisme dans notre définition de l’existence, et nous,le réintroduirons ensuite.

    Qu’est-ce que c’est qu’uu existant, abstrection faite des

    déterminations chrétiennes de d’existence ? Si le premierexistant est Socrate il est naturel que nous nous référionsd’abord à Socrate, et la première caractéristique de l’existant que nous pourrons donner, c’est que l’existant aconscience de son existence, il se connaît lui-même, suivantle précepte socratique.

     Nous devons aller plus loin. Socrate était un moraliste,^ se préoccupait de savoir ce que nous devons faire,(^est-à-dire au fond de notre relation avec l’avenir. IL

    n’y a d’existence, dans ce sens d’existence étbiipie, qne sicette existence est tournée vers l’avenir. Mais, ajoute aussitôt Kierkegaard, nous ne pouvons jamais être séparés'de notre passé, nous devons retourner toujours vers noso r i^ e s d’être aussi o ri^ e ls , au sens propre du mot^aiusi primitifs, aussi authentiques qne possible. C’est là cît  qu’il appelle l’approfondissement subjectif ne Texistenc^Donc, nous aurons conscience que tout véritable dévelop~

     peinent est en même temps retour en arrière, vers nosorigines, retour vers ce qu’un autre philosophe de l’existence, Jaspers, appellera notre source et notre origine,

  • 8/17/2019 Jean Wahl La Pensee de Lexistence

    21/289

    PHILOSOPHIE DE l 'EXISTENCE   21

    icUfspmzig>. Si noc^ regardons les ^aiids artiste, nousverrous aussi, comme le note Kierkegaard, dès 1835, qu*uugrand artiste ne va de Pavant que parce qu*il retourneen arrière, vers les origines de Part, qui sont en même tempsPessence de l^art. Nous verrons aussi que, dans -notre vie propre, les premiers instants, les commencements, ontune valeur éminente.

    Ainsi, nous avions vu tout à Pheure que Pexistani setourne vers Pavenir, mais en même temps il se retonrnevers le passé, il fait Punité de Pavenir et du passé. Gelasignifie qu'en même temps qu'il existe, il réfléchit. J'aidé}à dit que la pensée existentielle est réflexion. U n'est pas\rai que la réflexion étouffe l'originalité. An contraire,

    elle peut Paigniser. È t le but de Kierkegaard, ce sera d'nnir!a réflexiou et ce caractère authentique et originel de la pensée, de telle façon qu'on puisse réaliser une synthèsede ces deux choses ; par quoi il est possible d'atteindre cequ'il appelle un sérieux immédiat, une primitivité acquise,une jeunesse sérieuse, ou encore une immédiateté mûrie.

    Cet existant, tourné vers son avenir et vers son passé,sera un individu irremplaçable, différent de tous les autres,et c'est à ̂ o i Kierkegaard applique la catégorie de PUnique,

    ce sera P Unique. L’idée de solitude est donc très importante pour La définition de cet existant, il est seul dansson existence, et «seul dans la connaissance qu'il en a»,suivant une formule que j'emprunte à M. Gilson. Dans cesrégions de l'existence, l’individu ne peut entendre que sa

     propre parole, il n’y a pas pour lui de société à proprement parler avec d'autres êtres, et il emporte son secret dansla tombe.

    Mais U est très difficile d'exposer doctrinalement cette

    catégorie de PUnique. «La catégorie de PUnique», ditlUerkegaard, «ne peut être l’objet d’un exposé doctrinal,elle est un pouvoir, une tâche.» C’est encore dire quePUnique, Pidée de PUniqpie, est tout entière tournée versPavenir, elle est quelque chose qui doit être fait et nonquelque chose qui doit être observé. Cette catégorie dePUnique caractérise l’homme. En effet, chez 1^ animaux,

    U'espèce est quelque chose de plus haut que l’individu,mais quand on ’snent à l’homme, le rapport se renverse,c'est l’individu qui est supérieur à l’espèce. Gela est caractéristique de l’espèce humaine et de l’individu humain.

  • 8/17/2019 Jean Wahl La Pensee de Lexistence

    22/289

    22 LA PSNSÉB DE l ’e XISTEECE

    là, on voit que noua avons à renoncer à un certainnombre de formes de pensées, comme le système hégélien,comme le panthéisme, comme toute conception historiqued'une évolution de l’humanité, puisque rimportant, ccn’est pas le système, c’est l’individu lui-même, ^erkegaardfait observer d’ailleurs qu’eu s’unissant les individus scdétériorent. Il y a une sorte d’individualisme anarchistechez Kierkegaard. Si les hommes s’nnissent, par là même ilssont dans l’erreur, et c’est pour cela qu’aujourd’hui toutest pourri, car tout est politique, tout est le fait de la masse,du peuple, et il n’y a plus à proprement parler d’individu.

    Mais si Kierkegaard demande à l’individu d’être l’individu, cela ne veut pas dire cependant qu’ü lui demande de

     pousser son originalité dans un sens absolument différent decelui de tous les autres. 11 faut que nous soyons nous-mêmes, par là même nous serons hommes dans la nature même deL’homme. C’est là la différence entre une déterminationmorale et une détermination esthétique, comme celle du^nie. 11 ne s’aÿt pas d’être un génie romantique, maisd’être une indiv îdn^té morale. Exister, c’est donc être unindividu. U est intéressant de noter les passages où Kierkegaard remarque que jamais nous ne sommes davantage

    dans la solitude, jamais nous ne sommes autant des individus qu’en présence de notre pensée de la mort.. Noua en venons maintenant à une seconde série de déter

    minations de l’existant. Nous avons dit qu’être existant,c’est se connaître, c’est être dans le domaine de l’éthique,c’est être original et c’est être unique. Nous pouvonsmaintenant préciser qu’être existant, c’est être volontaire,c’est-à-dire choisir et se choisir. C’est en deuxième lieuêtre passionné, et de ces deux façons, par cette volonté et

     par cette passion, c’est être en constant devenir.D’ahord, exister, c’est choisir et se choisir. Noua avonsdit qu’exister, c’est être un individu, c’est essentiellementfaire une opération de choix, et par cette opération dechoix et de décision, il  y   aura un rapport entre mpî etmot-même. Ce qui intéresse Kierkegaara, ce ue'sont pas ;tant 1^ rapports de moi et des autres, c’est essentiellement |le rapport entre aoi et soi, et ce rapport c’est la libertéJ

    « La liberté, voilà ce qu’il y a de grand, voilà ce qu’il ya d’immense dans l’homme.»

    Exister, c’est être libre, et do plus être plein delà passion

  • 8/17/2019 Jean Wahl La Pensee de Lexistence

    23/289

    PHILOSOPUIE DE L EXISTENCE 23

    de la liberté. Dans toutes les œuvres de Kierkegaard nouarencontrons cette idée de décision à prendre^ de choix. Cecpi’il nous présente» c’est toujours une sorte de dilemme :tout ou rien, ou de deux choses Tune. Un de sea principaux ouvrages a été traduit sous le titre Uaiterïuüwe^ c’est-à-dire « De deux choses l’une». Et si l’on choisit, par là même on se choisit soi-même. Choisir tel ou tel act&c’est me choisir voulant tel ou tel acte. 11 y a des chosesqui nous sont données ; en un sens, nous sommes donnésà nous-mêmes, nous ne nous formerons pas ex  Aihüo^ il y ades qualités que nous recevons, il s’agit de nous les appro

     prier. II s’agit, par un acte qu’il appelle l’acte de la répétition, de prendre sur soi, de répéter, de s’approprier ceque l’on est. Ainsi on vit dans le concret et le temps. 11s’agit de se choisir comme produit et par là même de se produire. E t ce choix, qui est en même temps choix desoi-même, est si profond que souvent il ne nous apparaîtra pas comme choix. Quel est le moment où nous choisissonsle plus véritablement? C’est le moment où nous avonsconscience de ne pas pouvoir faire autrement, c’est-à-direque nos choix les plus essentiels, les choix les plus intimesà nous-mêmes, ce sont ceux que nous'ne pouvons pas

    choisir parce que si nous choisissions autrement, nous neserions pas nons-mêmes. «Ainsi, le fait qu’il n’y a |>as dechoix est l’expression de la passion immense et de l’intensité avec Laquelle on choisit.»

    Et toujours il s’agit de s’unifier, de se simplifier, car lesimple est pins haut que le complexe. Les enfants ont unemultitude d’idées, mais celui qui médite réellement n’aqu’une idée. Socrate n’a qu’une pensée qu’il développetout au long de sa vie. Ainsi, ce que Kierkegaard appelle

    le mouvement de i’infinité, c’est : approfondir une seuleidée.L’existence se présente d’abord comme dissémination,

    comme pluralité. 11 y a une multitude d’existants. Maischacun d’eux a un bat, doit avoir un but, qui est de faireune unité, une simplicité avec toutes ses déterminations.Ainsi nous pourrions dire que de cette existence commeextension et dissémination, nous allons à l’existenoe commetension.

    Reprenant certaines formules qu’on trouve chez lesnéoplatoniciens, chez Plotin en particulier, Kierkegaard 

  • 8/17/2019 Jean Wahl La Pensee de Lexistence

    24/289

    24 LA. PE NS EE DE L EXISTENCE

    nous dit que toute addition est en un sens une sonstraction. Nous ajouter des connaissances, c'est bien souvent nousdiminuer nous-mêmes. Plus on ajoute, plus on retire ;dans ce domaine 1&plus est le moins.

    Cependant si Kierkegaard a insisté sur le simple et Tun,lui-même sait qu'il est fait de diversités et même de diversités infinie. Il sait aussi que toute profonde individualité est au moins double, et « le génie, dit-il, le caractère véritable contient en hn deux hommes, est dualité».Il y a ainsrchez Kierkegaard un conflit entre cette volontéd'nnité et cette multiplicité presque infinie qu'il sent enlui et qui se traduit par les pseudonymes différents dont ilsigne ses ouvrages.

    Retenons qu'exister, c'est être volontaire, choisir et sechoisir. 11 faut ajouter, qu'exister c'est être passionné.« Tu dois être inspiré, car c'est cela qui est le plus haut.»Les théories de Kierkegaard nous apparaissent ainsi commeune revandie et une réponse du romantisme. Ce quiexplique cette passion, c'est la contradiction essentielle àla vie humaine. L’existence est une immense contradictiondu fini et de l'infini, et nous verrons comment paradoxeet passion sont liés.

    De sorte qu'il n'y a point de modération à conserver. Ilfaut être excessif, excessif dans le sens de l'éthique, et,noua le dirons plus tard, dans le sens du reli^eux. Cette passion émane de l'inconscient. La vie inconsciente est ennous cece qu’il y a de plus puissant, de plus profond».

    Être volontaire et être passionné, nous sommes dans undevenir constant, produit de nos actes et de nos passions.Kierkegaard avait noté très tô t que chez lui il n'y avait pasde détermination stable : c Chez moi tout est en mouvement. »

    D'une façon plus générale, à chaque moment de son existence, le penseur subjectif devient. Il s'agit donc non pasd’être ce que l'on est mais de devenir ce que l’on devient.

    La passion, la décision sont des mouvements. L'existencene se laisse pas définir, mais si nous disons que l'existenceest mouvement, nous la caractérisons Intimement, carnous la définissons par quelque chose qui lui-même ne sedéfinit pas; Te mouvement ne se laisse pas plus définir quel’existence. L’existence sera donc temporalité, le moi estune tâche, le moi est le produit d'un effort. Et si nous voulions relier cela aux philosophies antérieures, nous pour-

  • 8/17/2019 Jean Wahl La Pensee de Lexistence

    25/289

    PHILOSOPHIE DE L^EXISTENCE 25

    rions nous souvenir de Tidée de Fichte qui a toujoursinsisté sur le devenir qui caractérise l’honnne moral.L’effort doit être continu.

    Et cet effort sera -un effort de rélexion. Sans doute àcertains moments Kierkegaard dit, pour s’opposer. aux

    cartésiens : cPlus je pense, moins je suis, et plus je suis,moins je pense.» Mais il n’en est pas moins vrai qu’il n*y ade réelle existence que s’il y a réflexion de l’existence, quesi en même temps je saisis ce mouvement de mon existenceet le mouvement de ma pensée. Sans doute, ce sont deuxtermes antithétiques, et il y a en un certain sens une lutteé mort entre la pexisée et l’existence, mais cette lutte Ùmort constitue précisément l’existence.

    Kierkegaard s’opposera à Hegel, car i’hégélianisme a letort de vouloir expliquer toutes choses. Les choses nedoivent pas être expliquées, dit Kîerk^aard, mais vécues.

    Aussi, au lieu de vouloir saisir ime vérité objective,universelle, nécessaire et totale, Kierkegaard dira que lavérité est subjective, particulière et partielle. II. ne peuty avoir de svatème de l’existence; ces deux mots sont contradictoires. Si nous choisirons l’existence, nous devonsabandonner toute idée d’un système du genre de celui de

    Hegel. En réalité, il y a une individualité pour laquelle lémonde peut être un système, d’après Kierkegaard : cetteindividualité, c’est Dieu, mais noiis ne pouvons pas voir

     par I r yeux de Dieu. La pensée objective, telle que cellede Hegel, d e système», ne peut jamais atteindre quel’existence passée, ou l’existence possible. Mais l’ejdstenee passée ou l’existence possible sont radicalement différentesde l’existence réelle.

    Socrate est un existant ; c’est sans doute pour cela, dit

    Kierkegaard, que nous savons si peu au sujet de Socrate ;notre ignorance au sujet de Socrate est la preuve qu’il yavait là quelque chose qui doit nécessairement échapperaux historiens, une sorte de lacune nécessaire'dans l’histoire de la philosophie, par laquelle se manifeste .que là ouil y a existence ü ne peut y avoir réeliemeut connaissance. Socrate est non seulement la protestation contre cequi est établi, suivaTit le mot de Kierkegaard, c’est-à-direcontre l’État, contre les idées communes, mais il est rincom-mensurable, il est sans relation, sans prédicat. C’est laraison pour laquelle nous ne pouvons pas le connaître.

  • 8/17/2019 Jean Wahl La Pensee de Lexistence

    26/289

    26 LA PENSÉE DE l ’EXISTENCE

    Or il 7  a plus de vérité dans l’ignorance socratique que dansle système hégélien. Car la vérité objectivé telle que laconçoit Hegel est la mort de l’existence. Exister objectivement, exister dans cette catégorie de l’objectif, ou plutôtêtre dans cette catégorie de l’objectif, ce n’est plus exister,

    c’est être distrait. Les philosophes hégéliens s’occupentd’une multitude de données lûstoriques, ils s’intéressentà rhistcire, mais, dit Kierkegaard, ce qui m’importe, c’estmon existence à moi-même, oe n’est rien de toutes cesdonnées objectives, d’autant plus que ces données objectives ne sont jamais que des données approchées. L’historien amasse une multitude de documente, mais possédera-t-il jamais une certitude ? Ce qu’il me faut à moi, ditKierkegaard, c’est une certitude; aucune certitude ne peutêtre acquise par l’histoire, mais seulement par lesrelations profondes avec moi-même et avec l’objet de macroyaneer 

    11 faut donc abandonner l’idée d’une vérité systématiqueet Intemporelle. Il n’y aura que des. morceaux de vérité,des miettes de vérité, et des morceaux de vérité en devenir.11 n’y aura que du partiel et du fini,

    . Sans doute le hégélien pourra dire : « Mais vous-même

    qui parlez ainsi, vous vous révoltez contre ma conceptionde l’histoire du monde, mais malgré vous, vous êtes unmoment de l’histoire dn monde, et je vous qualifierai demoment de la négation, de moment de la protestation.Mais le moment de la protestation est encore un momentde l’histoire.s Kierkegaard, que ces considérations objectives n’intéressent pas, se re^se à être ce qu’il appelle un paragraphe dans le Système. Il est Sœren Kierkegaard etne peut être subsumé sons des considérations objectives.

     Nous devons donc non pas tendre vers l’objectivité maisvers la subjectivité. C’est ainsi qu’il atteint cette formulesur laquelle nous aurons à revenir : c La subjectivité estla vérité.» La vérité n’est pas une adéquation à quelquechrae d’çxtérieur, la vérité est mon rapport à (quelquechose). Je suis dans le vrai si je me donne corps et âme à ceque je crois, c’est-à-dire si je suis dans un rapport subjectif,intense, avec ce quelque chose que d’autres appellentl’objet, mais qui n’est pas en réalité un objet.

    Par conséquent, saisir la vérité, c’est se l’approprier,c’est la produire, et c’est en même temps avoir un intérêt

  • 8/17/2019 Jean Wahl La Pensee de Lexistence

    27/289

    PHILOSOPHIE DE L^EÎISTEHCE   21

    infini pour elle. Ce qui domine^ Kieïlcegaard, c’est Pidéed’un soiici infini de soi. J e dois me sauver moi-même, jedois être en un rapport infini avec moi-même dans unesorte de savoir qpi est en même temps action. L’entendement ne se mouvra jamais que dans le relatif. Ce qui semeut dans l’absolu, c’est la passion. Et dans la passion,le penseur subjectif réalise l’unité de F étemel et du temps.Il dévient un esprit existant infini, il devient un mystère

     par ce rapport profond à lui-même et à Fobjet de son affirmation.

    Alors, comment communiquer ce savoir aux autres, sion peut appeler cela savoir ? Nous ne pouvons pas commurniquer directement ce savoir, nous ne pouvons communi

    quer ici que par des biais, que par une sorte de dissimilation, et c’est ce qu’a fait ^erkegaard, ne. disant pas auxautres : « faites ceci», mais les détournant par ses ouvragesde telle ou telle conception de la vie, de façon à les o séduirevers le vrai». Son maître sur ce point, c’est Socrate, qui

     procédait par interrogations, tpii trompait en q u e lle sorteles autres sur lui-même. Kierkegaard a essaye à sontour de tromper les antres sur lui-même, leur offrant unecsurface riante», et gardant sa mélancolie au fond dé

    lui-même.L’esprit ne peut se révéler qu’indirectement, car rietid’extérieur ne peut révéler complètement l’intérieur. Ilrestera toujours du secret. De plus il n’y a jamais làde certitude ; la> communication indirecte est seule àlaisser la liberté à celui auquel quelque chose est communiqué- Il s’agit de préserver la liberté du disciple. Il s’agitde refuser toute autorité, de laisser celui qui écoute faite savérité en 'quelque sorte lui-même, dans une tension pas

    sionnée. Grâce à la coïnmanicatîon indirecte, nous seronsdonc dans cette région dü subjectif où il y aura le je et letoi, et où il u’y aura jamais de hii, de il. Il n’y a plus icide troisième personne, il y a des rapports entre une individualité passionnée et d’autres individualités passionnées.

    L’incertitude est aussi un caractère que nous devonsmonter à notre énumération des ̂ ^alités de l’existant.Dans cette dialectique qui caractériseraFbomme existant,il n’y aura rien de certain, et en fait, c’est cela qui explique

    cette passion dont nous sommes en quelque sorte la proievolontaire. Dans ce domaine de l’existence, nous ne nous

  • 8/17/2019 Jean Wahl La Pensee de Lexistence

    28/289

    28 LA PENSÉE DE L’EXISTENCE

     passionnerons que pour quelque chose qui n’est pas toutà fait sûr, nous ne nous passionnerons jamais pour descertitudes, mais pour quelque chose qui est un risque.

    Dans ce domaine que nous essayons de définir, domainede rexûtence, domaine du subjectif, nous sommes dans un

    danger constant, dans un risque perpétuel, nous sommes surune mer orageuse et profonde. li n’y a ni preuves, nidémonstrations dans ce domaine. Socrate a essayé de-donneides preuves de l’immortalité, mais à la fin dans une parolequ’aime citer Kierkegaard, il dit : a II reste un beau risqueà courir.» Et, ajoute Kierkegaard, ce beau risque est beaucoup plus une preuve de l’immortalité que toutes les preuvesqui ont été données auparavant, car c’est là que se révèlel’existant, le penseur subjectif. Quand on aura comm lerisque, on sera transformé, il n’y a pas de résultats au sensoù la science donne des résultats, mais tout est transformé.

    Dans cette région de la subjectivité, de rincertitude, iln’y a pas de jugements. Nous ne devons pas juger les autres,nous ne pouvons pas nous juger nous-mêmes, et il y auraune angoisse constante puisque nous serons toujours en présence de problèmes, et de problèmes qne nous ne pourrons pas résoudre.

    Ainsi se constituera cette dialectique kierkegaardienne,opposée à la dialectique hégélienne, puisqu’elle sera individuelle, passionnée et discontinue, procédant par sautssoudains, par crises. Ici il n’y a pas de synthèse. Go quevent Kierkegaard, c’est la thèse et l’antithèse; il veut queles ileux soient maintenues, conservées, sans qn’elles

     passent en une synthèse qui, au fond, ne ferait que lesannihiler. L’antithèse restera présente dans la thèse. C’estainsi que même si je m’élève au-dessus de certaines

    de mes tendances, ces tendances restent en moi; seulement j ’en triomphe. Mais dans le triomphe même elles restent.Ainsi il y a un maintien de l’antithèse dans la thèse. E t demême nous verrons que dans la croyance persiste l’incertitude; la croyance n^est pas une destruction complète del’incertitude au sein de la croyance.

     Noua sommes amenés à dire que Pexistence est couira-idiction. C’est cela qui explique cette passion, c’est cela qo?explique ces incertitudes. Kierkegaard a écrit : « Socrate

    se réjouit des jeux de la lumière et de l’ombre. Il réunitcomme dans Tunité d’une proposition disjonctive la nuit

  • 8/17/2019 Jean Wahl La Pensee de Lexistence

    29/289

    DÉTSaMlNATJONS RELIGIEUSES DE l ’e XISTSNCE 29

    la plus sombre et le jour le plus clair, le temporel et l’absolu^il les voit liés comme il voit liés au début du Phédon Tagréable et le déplaisant. »

    L'existant est un homme qui voit s’affronter en luides tendances contraires, a L’homme, dit Kierkegaard,est une synthèse dont les oppositions extrêmes doivent être posées, s II s’g^ t de penser eu même temps les pbihlsextrêmes, il s’agit d’unir en soi la jeunesse et l’âge mûr etla vieillesse, par ce qu’il appelle une contemporanéitéexistentielle. 11 s’agit d’unir la force et la douceur, la résignation et l’exaltation. 11 s’agit de faire du pathétique, dudialectique et du comique même une unité sup^ieure.

    II

    Les déterminations religieuses de l’existence.

    11 y a lieu maintenant de réintroduire les concepts reli

    gieux, qui vont nous montrer sous toutes les déterminationsque nous avons énumérées quelque chose d’un peu différent, qui est la vision religieuse de la subjectivité.

    L’existant doit se connaître lui-même, comme le ditSocrate. Mais se connaître soi-même, c’est se connaitrecomme pécheur, c’est se connaître comme déficieut, c’estdu premier coup savoir (me l’on est devant Dieu.

    Il ne suffit pas d’être (imisle domaine de l’éthique, il fautêtre dans le domaine de l’éthico-religieux. Le retour vers

    les origines, c’est pour Kierkegaard le retour à Jésus. C’estla volonté d’être, par l’acte paradoxal de la foi, contemporain de Dieu.

     Nous avions parlé de cl’Unique» (pii doit nous apparaîtreessentiellement sous la forme de l’homme religieux. Deuoales défîl^ de la croyan

  • 8/17/2019 Jean Wahl La Pensee de Lexistence

    30/289

    so LÀ PEKSEB DE L^EXISTÊNCË

    L’Unique n’a paâ de rapports avec l’avenir. Il est uneconclusion.

     Nous voyons donc maintenant les rapports de la catégorie de rUnique, et de ce que Kierkegaard appelle lacatégorie du Devant Dieu. L’existence, dit-il, alors estaeuiement devant Dieu.

     Nous avions insisté, en cherchant les origines de la penséede Kierkegaard, sur la catégorie du « pour toi ». Mais la caté^gôrie du «pour toi» n’existe que dans son rapport profondavec la catégorie du « devant Dieu ». Par la conscience du

     péché, nous nous isolons de tous les autres. Le péché est notre péché. Mais par la conscience du péché aussi nous savonsque nous sommes présents en Dieu et que Dieu nous est pré

    sent. Nous sommes seuls devant Dieu.De même nous pouvons voir comment la volonté, la passion et le devenir se transforment au contact de la pensée religieuse.

    D’ahord la volonté, sur laquelle nous avions insisté, maisnous voyons maintenant qu’u faut vouloir une seule chose,qui est l’infini, il faut vouloir infiniment l’infini. Et d’aprèsKierkegaard, si nous voulons infiniment l’infini, l’infininous est donné, notre effort crée l’infini. C’est notre teiùion

    vers quelque chose qui pour Kierkegaard fait Dieu, c’esten nous dédiant complétemept à quelque chose que cequelque chose devient Dieu. H y a évidemment ici de nou^veau un risque, mais Kierkegaard n’est pas effrayé par ler is^e.

    Peut-être n’esl-ce là qü’un procédé d’exposition; sansdoute Kierkegaard maintient-il l’idée d’im Dieu différentdé notre effort vers Dieu. Il n’en est pas moins vtai quedans beaucoup de passages U insiste sur cette idée que nous

    mettons en lumière maintenEuit : c’est seulement par latension infinie de notre effort que nous atteindrons l’infini, par l’absolu du rapport que nous atteindrons l’absolu.

    Do même pour la passion. Maintenant nous comprenonsce qu’est la passion. Elle naît de notre vision de la contra-dietion entre le fini et l’infini.

    Et nous voyons aussi maintenant que l’idée du devenir^c’est l’idée du devenir chrétien. Comment devenir chrétien ? Gomment deviendrai-je chrétien ? En effet, ditKierkegaard, on ne naît pas chrétien, on devient chrétien.Et même, ajoute-t-il, il est plus difficile de devenir chrétien

  • 8/17/2019 Jean Wahl La Pensee de Lexistence

    31/289

    DETERMINATIONS RE LIGIEU SES -DE L EXISTENCE 31

    qaand on est né chrétien que quand on n’est pas né chrétien,rar il s’agit là d’une détermination qrd n’a rien de naturel,qui tout entière dépend de notre action.

    Ainsi l’idée de dialectique s’approfondit par le fait quec’est une dialectique de la loi, de rnnion de la certitude et

    de l’incertitude. Nous avons mentionné plus haut l’individualité de

    Socrate, mais il y en a une autre qui domine l’histoirelioiuame pour Kierkegaard, c’est l’individualité du Christ.«Le Christ est lin individu». Il veut signifier par là qw leshégéliens auront toujours tort de voir dans le Christ unesoHe de symhole de rhumaiiité. Le Christ est un individu,qui est né à telle épo^e, mort en teUe année. Ce n’est pason symhole de ce qn’u y a de divin dans l’hnmanité, commefe veulent les hégéliens.

    Quand Jésus a dit : « Je suis la vérité», il a en sommedéfini la vérité par la subjectivité. Comment en effet Jésusiuirait-il pu répondre à ceux qui lui demandaient ce qu'estla vérité ? Demander ce qu’est la vérité, c’est chercher descaiactéristiques objectives de l’idée de vrai. Mais Jésusi-épond : la vérité, ce n’est rien d’objectif. Connaître lavérité objectivement, ce serait pour lui déchoir de son exis

    tence. Il est la vérité.Et ceci nous ramène à ce qne nous disions au sujet de lavolonté et qui est le nœud de la méditation de Kierkegaard :vouloir infiniment, c’est vouloir l’infini. Antrement dit, iciil ne s’agit pas de définir l’objet qui serait riufmi et de voircomment on peut l’atteindre; c’est le comment qui est(inportant, c’est la façon dont j’atteins qui me donne le butque j’atteins. D n’y a rien ici qui soit détermination objective, c’est le rapport passionné avec quelque chose qm fait

    féscellence, la divinité de ce cruelque chose : a Si j’adore leviai Dieu avec modération, dit Kierkegaard je n’adore^ u n e idole, et si j’adore une idole avec mtensité, j’adoreK vrai Dieu. »^ o ü s devons être subjectifs, mais surtout dans le domaine

    ^B^eux, Ici toute objectivité est impiété, et le chris-tanisme est religion de la subjectivité. Expression qui se b u v ait déjà chez Hegel, et sans doute chez Hegel était-ceaussi une traduction en termes philosophiques d’une

    expérience qui avait été primitive et profonde dans sa jeunesse. Mais quand Kierkegaard dit : religion de la suhjec-

  • 8/17/2019 Jean Wahl La Pensee de Lexistence

    32/289

    32 LA PENSÉE DE L^EXISTENCE

    tivilé, il veut dire autre chose que ce que dit Hegel. Ce ^u’ilveut dire, c’est qu’ici il n’y a plus de données objectives,il y a seulement notre rapport à nous individu avec l’individu existant, qui lui-même n’existe que dans sou inteuiserapport avec le sentiment qu’il a de Dieu.

    Dans ce domaine du subjectif, il y aura autre chose quel’individu à la première personne. Quelle que soit la solitudede Kierkegaard, il se livre à une sorte de dialogue passionné,il y a une deuxième personne, la personne à qui on s’adresse,et au-dessus de la première et de la deuxième personne,il y a Dieu, non pas conçu comme un lui, mais conçu de tellesorte que soient rendus possibles les rapports entre h  

     premièré personne et la deuxième. Tout véritable amour, pour Kierkegaard, est fondé sur Tamour de Dieu.

     Nous comprenons ici la communication indirecte etcomment Kierkegaard, ayant un message reli^eux, l’aexposé d’abord en se plaçant à un point de vue esthétique-,

     puis à un point de vue éthique. Celui qui veut amener versla religion n’a pas à se faire d’emblée l’avocat de la religion.Il s’agit de prendre, pour y ramener, des chemins trèsdétournés,'d’autant plus que c’est seulement ainsi quesera préservée la liberté, et qu’il n’y a pas de' doctrine

    à exposer, car le maître est au-dessus de la doctrine.Quand Platon expose une théorie, la théorie est en quelquesorte plus importante que Platon, mais quand Jésus donnedes préceptes, Jésus est au-dessus de ses préceptes, caries

     préceptes ne s'expliquent que par leur source, qui est Jésus, iIl y a donc un rapport tout différent entre Platon et sesdisciples et Jésus et ses disciples ; le rapport est renverse,

     parce qu’ici le maître est plus que ce qu’il enseigne. Auŝ îtoute communication directe est-elle ici impossible.

    Ce risque dont nous avons parlé, nous le trouvons au pins haut point dans le domaine religieux, puique nomsommes en présence de l’Autre absolu, inconnaissable Notre pensée est hantée par lui mais n’arrivera jamais à kdéfîmr. Dialectique constante de la certitude et de rincec-titude qui caractérise la croyance de Kierkegaard et qiffcaractérisait aussi la croyance de'Pascal quand U écrivait(t incertitude de la religion ». *

    Aussi, cet existant que nous tâchons de caractériser nesera jamais sûr d’être ce que Kierkegaard appelle le chevalier de la croyance.

  • 8/17/2019 Jean Wahl La Pensee de Lexistence

    33/289

    DÉTEttMINATIOÎîS tiELiGlEUSES DE l ’ e XISTEKCE 33

    OUsuis-je simplement tenté ? Je n’eo sais rien, je ne doisrien savoir, je suis ici dans le ris

  • 8/17/2019 Jean Wahl La Pensee de Lexistence

    34/289

    34 LA PENS EE DE L EXISTENCE

    suiijectÎTité est l’erreur. Nous nous trouvons toujoursdevant ce paradoxe : la subjectivité est fausse, la subjectivité est valeur suprême, et notre esprit est tendu, écartelé. Mais cela, c’est précisément l’entrée dans ce que Kierkegaard appelle la religiosité paradoxale, c’̂ t rentréedans cette sphère où le temps veut s’unir à l’éternité;le degré suprême, pour Kierkegaard, de l’existence.

    III

    La pensée da paradoxe 

    et son influence sur la pensée existentielle.

    Kierkegaard dit : « Si je pense l’existence, je l’abolis ;

    g' I ne la pense donc p^s. Mais celui qui la pense existe.onc l’existence se trouve posée en même temps que lapens^. J)

    Cettetrouveabolitexistence. Il y a dono là une sorte de dilemîne situé enlui-même. Penser l’existence c’est l’abolir, et pourtant ilfaut la penser, pour fonder la pensée existentielle.

    Dans d’autres passages, Kierkegaard dit : on ne peut niconcevoir l’existence, ni l’éliininer.

    Il faut voir que Kierkegaard ne conclut pas son exis

    tence de sa pensée, comme le fait Descartes, mais, dans souexistence, il §aisit sa pensée. Il se conçoit au fond commeexistant avant de se concevoir comme penseur. La penséese détache sur un fond d’existence.

    Comme le dit Gikon dans sem livre récent : < L’homme,est un existant tel que la pensée se trouve en lui comme dan»un milieu étranger, mais avec lequel elle ne cesse d’entre^tenir des rapports. Et ces rapports sont nécessairement de"nature paradoxale.» Par conséquent, dans l’idée même de

     penseur existentiel, il y a un paradoxe. Nous comprenons comment le penseur existentiel est

  • 8/17/2019 Jean Wahl La Pensee de Lexistence

    35/289

    LA PEKSéE B ü PARADOXE 35

    osé au penseur cartésien, et plus encore au penseurhégélien. Descartes saisit dans sa pensée la pensée universelle, et ce qui rintéresse, ce n*est pas sou existence entaut que Descartes, mais son existence en tant que penseur pensant d'une façon universelle. Il se saisit comme eliose

     pensante, individuelle sans doute, mais dont la valeurréside dans le fait qu'elle pense TuniverseL

    Quant à H ^ l , la pensée, pour lui, c'est le sens même deTctre, de l'être des choses aussi bien que de l’être de laraison. Et la pensée chez Hegel est une pemée historique,qui considère toute chose die l’extérieur, par là mêmequ'elle considère toute chose historiquement.

    A la pensée hégélienne, Kierkegaard oppose la passion. Jj&danger de la pensée hégélienne, dit-il, c’est de nous faire- perdre la passion, qpû est ce qu’il y a de grand daiul’homme, en même temps que la décision. Un homme quise perd dans sa passion, dit Kierkegaard, a moins perdu(pie celui qui perd sa passion ; par conséq[uent, le romantique allemand, perdu dans sa passion, a moins perdu quele hégélien qui perd la passion, parce qu’il lui préfère lesconsidérations objectives. Le tort de .Hegel et des hégéliens, c’est d'explicpier tontes choses et en expliquant

    toutes choses, Os font tout disparaître, de telle façon (jnefinalement il n 'y aura plus rien à exphtpier. Leur to rtégalement, c’est d’admettre toutes sortes de vérités, chacune à sa place dans le temps.

    Selon les h^éliens, il ne faut jamais se donner complètement à une idée. C'est du moins l'interprétation de Kierkegaard. U ne faut être passionné que jusqu’à un certain point. Mais n’être passionné que jusqu'à un certain point, c’est, dit Kierkegaard,n'être pas passionné. De plus

    il y a une contradiction entre le système de Hegel et son origine même, c’est-à-dire le besoin qu’éprouve Hegel de penserJe monde comme totalité. Bien qu’il veuille nous montrerane totalité tout entière raisonnable, cpii serait à la fin derévolution l’Idée, il y a un philosophe qui s'appelle Hegel,([ui est né en telle année et qui vent cette vue totaledu monde. Par conséquent, dit Kierkegaard, Hegel ne tient

     pas compte de l’individu Hegel, et il y a quelque chose decomique dans le fait qu’un individu veuille faire un sys

    tème qui finalement détruit l’individu, quoique ce soitl’individu l’origine du système. Et le système ne rend 

  • 8/17/2019 Jean Wahl La Pensee de Lexistence

    36/289

    36 LA P£N SéE DE L^SXZSTEICCC

     jamais raison de rindividn. Par là, on comprend que Kierkegaard ait toujours refusé d^être considéré comme unmoment d^un système. Il n*^t pas le moment de larevanche romantique, il n'est pas le moment de Tirome,ü est Kierkegaard.

    Enfin, le hégélianisme considère toujours le philosophecomme expression de son temps, mais il y a des philosophesqui sont essentiellement opposition à leur temps. Tel étaitle nas de Socrate, tel est le cas de Kierkegaard.

    Toutes ces considérations nous mènent ou nous ramènentà ridée que la vérité est subjectivité, que la vérité est

     besoin de vérité et effort vers la vérité. Ce qui intéresserhomme, c’est moins de posséder la vérité que de chercherà l’atteindre ; c’est cet élan sans cesse renouvelé vers lavérité. Or pr^Uément cet élan est réservé à l’homme. 11 ne possédera jamais toute la vérité, mais il peut aller versrïie constamment.

    Tel est donc le penseur subjectif, unissant, dit Kierkegaard, l’éternel et le temps, union lui-même de l’étemel etdu temps puisqu’il conçoit la vérité éternelle, mais laconçoit en un instant du temps. Il est donc lui-même paradoxal.

    La pensée existentielle est paradoxale en ce sens qu’eDeest à la fois pensée et existence. Elle est paradoxale aussien cç sens qu’elle est à la fois éternité et temporalité,infinité et finitude. L’esprit existant infîni, c’est le mystère même de l’univers, c’est le secret même de l’univers.

     Nous sommés donc arrivés à l’affirmation du penseursubjectif qui se ment dans ce domaine irréductible auxconsidérations objectives, domaine cependant où il y ad’autres individualités que la sienne, où il y a des toi  qui

    ne se réduisent pas à des domaine de la communicationeffective et subjective.Et par le fait que le penseur subjectif ne possède pas une

    vérité universaUsable au sens rationnel du terme, il a tou jours la sensation d’être en danger, d’être sur un océanagité et très profond. Et c’est l’incertitude de son rapportavec ce qu’il' croit qui fera l’intensité de sa subjectivité.

    Kierkegaard recourt à l’exemple de Socrate. Il ne peuty avoir pour un mortel, par rapport à l’immortalité, qu’une

    relation passionnée, incertaine, subjective ; c’est pour celaque, plus que les preuves de l’immortalité, ce qui prouve

  • 8/17/2019 Jean Wahl La Pensee de Lexistence

    37/289

    LA PEKSEE DU PARADOXE 37

    rimmortalité dans le Pkédéon,  c’eat raffirmation finale :i] y a un beau risque à courir.

    Si nous sommes sans cesse à la recherche de la véritédans cette incertitude, dans ce danger et ce risque, il yaura une dialectique infinie, non pas dialectique au sens

    liégélien du mot, qui uniüerait la thèse et Tantithèse dansla synthèse, mais une dialectique qui n’empêche pas lescontradictions, qui au contraire les aiguise.

    Kierkegaard s’adresse à F Unique ou à l’individu,L’Unique, c’est un philosophe tel que Socrate. Maisl’Unique par excelîencB c’est le chrétien, et c’est ainsi que,de la sphère de l’existence qui n’est pas nécessairementreligieuse, nous passons à la sphère religieuse.

    L’Unique, c’est la conclusion, au même sens que Jésus pour le dirétien est à la fois le centre et la conclusion deThistoire humaine. C’est ici aussi que nous saisissons leheu entre les deux idées essentielles à la philosophie del’existence, l’existence et la transcendance, le m u t   moi  etle  pour toi  d’nne part, et le devant Dieu d’antre part.La transcendance n’existe que pour l’existeuce, dira Jsui- pers. Cette formule résume la pensée même de Kierkegaard.Dieu n’est là que pour l’individu. Et d’autre part l’indi'

    vidu n’est Là que quand il a conscience d’être devant Dieu.Ainsi nous allons sans cesse de l’existence conçue d’abordcomme dispersion dans le temps et l’espace, jusqu’à l’existence comme tension, et même nous pouvons psAser cestade, et aller de l’existence comme tension à luxistencecomme extase, au moment mystique. Il y a donc nue sorted’échelle allant de l’existence extension à l’existence tension et à l’existence extase où l’esprit s’arrête.

    Or le christianisme est essenti^ement la religion de la

    subjectivité. Religion, dit Kierkegaard, où lê temple estdétruit au moment où Dieu apparatt. Il est répauonisse-ment de l’esprit en tant qu’irréductible à l’objectivité.

    Une telle religion ne peut s’exprimer directement.La pensée de Socrate s’exprime de façon indirecte. Jésuslise de moyeiu indirects, de paraboles, et bien plus, lemonde entier est nne sorte de manière pour Dieu de secacher en se révélant.

    Cette méthode indirecte, que Kierkegaard avait décou

    verte pour lui-même, il l’élargit, il en fait un moyen decommuniquer toute vérité, il en fait même la manière dont

  • 8/17/2019 Jean Wahl La Pensee de Lexistence

    38/289

    38 LA PENSÉE DE l ’ e XISTENCE

    Dieu se communique, dont Dieu se manifeste en se cachantdans le monde. Il se manifeste en se cachant, sans quoila liberté de l’homme serait anéantie. Il faut donc que Dieane se montre jamais complètement, il faut que Dieuse montre seulement d’une façon ambiguë, afin quel’homme puisse se révéler, puisse révéler  b ’U est hon oumauvais, par le choix même qu’il fera.

    Oipendant Kierkegaard, peu à peu, est allé vers unmode direct de communication. A la fin de sa vie, à partirdu moment où il a dit :e Je dois parler», il a laissé de côtéses pseudonymes, et dans la dernière formulation de sa

     pensée, quand il s’est opposé à l’Église établie au Danemark,c’est sous son nom qu’il a parlé. Jusque-là 11 avait employétoutes sortes de moyens détournés pour faire aller vers léchristianisme. Il avait usé de la raison pour combattrela raison. Il ne voit pas là de contradiction. On a dit biensouvent qa’ü y a là un procédé, qu’on admet par là mêmela primauté de la raison. Tel n’est pas l’avis de Kierkegaard^ni celui de Pascal. Si l’on montre rationnellement les fai

     blesses de la raison, il n’y a aucune contradiction : la raisonne sert alors que comme moyen et pour une fin différented’elle.

    Étant dans le domaine du danger et dn risque, nouscomprenons la place de ce sentiment essentiel à toutes lesformes de phifosophie de l’existence qui est l’angoisse.

    Kierkegaard nous parle une première fois de l’angoissedans l’ouvrage c^’il consacre précisément au conceptd’angoisse eu relation avec le péché. Au moment où l’hommeest tenté, il voit devant lui des possibles voleter et edal’angoisse. C’est donc un lien entre l’angoisse et le possibleque nous montre Kierkegaard.

    L’angoisse apparaît en deuxième lieu non plus dansl’âme de l’homme tenté, mais même dans l’âme du saint,du héros ou d’Abraham : quand Abraham se demande si ceqa’U accomplit est le mal ou le bien, lui seul peut le dire,lui seul peut affirmer que là voix qu’il entend est la voixde Dieu. Le choix revient toujours finalement à nous%mêmes. C’est un point sur lequel Sartre a repris l’ensei-'gnement de Kierkegaard.

    En troisième lieu, la vie chrétienne est toujours orientée

    vers l’être, vers l’être absolu, mais l’être absolu nous ne pouvons pas l’absorber, nous ne pouvons pas le comprendre

  • 8/17/2019 Jean Wahl La Pensee de Lexistence

    39/289

    LA FESSEE S ü PARADOXE 39

    îiHTânt le sens que Descartes doniiait au mat, comprendre.K dépasse de toutes parts l'être fini, et cependant l’êtrefini n’a de cesse qu’il ne considère l'être aî>sold. Il y a lànDOtroisième angoisse, angoisse métaphysique, essentielle,eOe aussi, à la pensée de Kierkegaaru. Nous sommes tou jours, quand nous pensons profondément, dmis le risqueabsolu. Nous ne pouvons ne pas nous souvenir ici du paridfi Pascal,.

    A l’idée d’angoisse se lie naturellement, comine nousFavions vu en parlant de la première forme d’angoisse,ridée de péché. Le péché a un double rôle. Il a un rôle pourCoûte conception de l'existence. D'après Kierkegaara iloy a rien de plus individuel, il n’y a rien qni m’enferme

    }4us en moi-même que le péché. C’est le péché qpii détruitlü conception hégélienne du monde, où il n'y a place que poitr des diminutions du bien, pour des absences de bien,ear il n’y a pas de place en elle pour le péché. Le péché estdiscontinu, individuel, transcendant. Mais, en deuxièmetien, le p^hé uous fait aller vers l'existence religieuse, puisque l’idée même de péché implique l’idée que je suisdevant Dieu. Elle me mène donc devant Dieu.

    Exister c’est donc se connaître ; c’est être tendu éthi

    quement vers son avenir, et c’est aussi, par la volonté d'êtretourné vers l’origine, être tendu vers son passé. Existerc’est aussi devenir. Cette idée du devenir s’était préciséedans l’idée de choix et de décision d’une part et dansridée de passion d’autre part. Le sujet de tous ces caractères, celui qui se connaît éthiquement et originellement,)^elui qui devient par ses décisions et par sa passion, c’estrUnique, ou encore le penseur subjectif, toujours en rap

     port avec lui-même, dans un souci infini de lui-même.

     Nous avions ajouté à ces traits le risque et le danger,fioaiement la conscience du péché, qui nous fait passerdevant Dieu.

    Et, dès lors, nous voyons que la contradiction du sujetsü double d’une contradiction de l’objet. Nous sommesau stade de ce que Kierkegaard appelle la religion parardcxale, la religion B, comme il dit, par opposition à laTcrligion immanente qui sera la religion A.

    Ici, dans le christianisme, le penseur subjectif, lui-mêmeantinomique et ' contradictoire, se trouve devant uneantinomie qui est la pensée de Fincarnation, c’est-à-dire

  • 8/17/2019 Jean Wahl La Pensee de Lexistence

    40/289

    40 LA PENSÉE DE L^SXISTENCE

    la pensée à la rigueur impensable que rétemel a commencédans le temps^ que Jésus est né à un certain moment da l^stoire et en un certain point de l'espace.

    Mais Kierkegaard éprouve le besoin de penser le contra-dictoire. G^est qu'il excite en nous la plus haute passioTi

     Nous trouvons jointes les idées contradictoires ;de temps eld’éternité. Le penseur subjectif est lui-même jonction detemps et d’éternité, mais la jonction se fait aussi dans cfque nous pouvons appeler l’objet de la pensée du penseiifsubjectif, qui est rincarnation. Et le paradoxe s’aggravaiencore quand on réflécliit à l’idée même du penseur sub

     jectif, qui à proprement parler n’est intéressé que par sanrapport avec l’objet de la pensée, et non pas par l’objeide sa pensée lui-même.

    La pensée de Kierkegaard est tournée vers le comment  et non pas vers le ce que. C’est ainsi qu’il faut se comportervis-à-vis de l’absolu car c’est ce rapport qui nous le donne.

    Si je suis devant le Dieu vrai, et si je ne me donne à laique partiellement, il devient une idole ; et si je suis devantune idole et si je me donne complètement à elle, elle gétransforme tout à coup et devient le vrai Dieu. C’est h eommeni qui donne le ce que.

    Kierkegaard admet le Christ est né à un moment datemps, n ia i est impossible d’abandonner toute affirmationobjective. Des difficultés surgissent, mais les difficultés m sont pas dès obstacles. Si la tâche est difficile, raison ib plus pour l’entreprendre. Hegel a essayé de dépasser b principe de contradiction, Kierkegaard maintient la contra-oiction et maintient aussi le principe de contradiction.

    Plus il y a représentation de Dieu, plus il y a de mclet plus il y a de moi, plus il y a représentation de Dieu.

    Ainsi, c’est la grandeur de l’objet devant leqpiel jétrouverai — si nous employons pour un moment ce mold’objet — qui fera ma propre dignité. Le critérium dîtmoi, c^est ce en face de quoi il se trouve et qui ne peut êti^défini que par l’intensité de l’effort de ce moi vers ce pface de quoi il se trouve. Ainsi, c’est toujours l’intensit^la subjectivité à sou maximum qui nous fait atteindre#!que Kierkegaard appelle l’objectivité, qui est une objec-"^tivité née de la subjectivité.

    Il y aura donc un rapport de l’individu avec cet objetque Kierkegaard appelle l’Autre absolu. Et nous savons

  • 8/17/2019 Jean Wahl La Pensee de Lexistence

    41/289

    LA PENSEE DU PARADOXE 41

    i[iie rAutre absolu n’est donné qne dans mon rapport aveelui.

    Cette idée de Dieu, de l’Autre absolu, nous explique cetpie Ivierkegaard entend par l’autorité. 11 y a un essai deKierkegaard sur la différence entre le génie et le prophète.Le génie, c’est quelqu’un qui se meut et que l’on considèrertane les catégories esthétiques, et ü y a des génies plus ou[Qcins grands, mais le prophète, c’est celui qui est coustbtué prophète par l’autoiité de Dieu, par la transcendancequi le fait, s’exprimer. Et îi n’y a pas de degrés chez les prophètes.

     Nous retrouvons ici le lien entre existence et transoen-tâ&oe. Dne existence de chrétien, dit Kierkegaard, est en

    •jontact avec l