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JENNY AUBRY : UNE PSYCHANALYSTE TRANQUILLE Michel Plon ERES | Essaim 2004/1 - no12 pages 115 à 123 ISSN 1287-258X Article disponible en ligne à l'adresse: -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- http://www.cairn.info/revue-essaim-2004-1-page-115.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Pour citer cet article : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Plon Michel, « Jenny Aubry : une psychanalyste tranquille », Essaim, 2004/1 no12, p. 115-123. DOI : 10.3917/ess.012.0115 -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour ERES. © ERES. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. 1 / 1 Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 179.197.252.35 - 15/10/2013 22h04. © ERES Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 179.197.252.35 - 15/10/2013 22h04. © ERES

Jenny Aubry, Une Psychanalyste Tranquille

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JENNY AUBRY : UNE PSYCHANALYSTE TRANQUILLE Michel Plon ERES | Essaim 2004/1 - no12pages 115 à 123

ISSN 1287-258X

Article disponible en ligne à l'adresse:

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------http://www.cairn.info/revue-essaim-2004-1-page-115.htm

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Pour citer cet article :

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Plon Michel, « Jenny Aubry : une psychanalyste tranquille »,

Essaim, 2004/1 no12, p. 115-123. DOI : 10.3917/ess.012.0115

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Jenny Aubry : une psychanalyste tranquille 1

Michel Plon

Ce titre, « Jenny Aubry : une psychanalyste tranquille », ne saurait êtreentendu comme je ne sais quelle tentative d’atténuation d’un rôle ou d’uneplace dont je voudrais au contraire m’attacher à montrer ce qu’ils eurentd’essentiel, ou encore, comme voulant induire à je ne sais quelle absence depugnacité, à quelque conformisme garant de l’appartenance à un establish-ment quel qu’il soit. C’est tout le contraire là de nouveau : celle dont je veuxessayer de vous parler succinctement ce matin, je dis succinctement car letemps y manquerait et la matière, celle d’une biographie, existe sous laforme de cette belle préface qu’Élisabeth Roudinesco a faite à son récentrecueil de textes 2, celle-là donc, était bien plutôt une dame qui ne manquajamais, quoi qu’il ait pu lui en coûter et quel que fut son âge, jeune ouvieille – elle parlait avec malice, en riant, lorsque je l’ai connue, tard, de la« vieillerie » – d’être indigne. Indigne au regard de toute forme d’ordre éta-bli, qu’il s’agisse de l’ordre politique ou d’une quelconque doxa dans leregistre de la connaissance. Indigne mais tranquillement indigne, indigneen toute sérénité, naturellement et tranquillement contestataire, considé-rant presque avec surprise, mais sans jamais hausser le ton, sans lamoindre agressivité, que l’on puisse se contenter ou se satisfaire de cesarrangements et autres compromis qui sont autant de manifestations de ceque Lacan reconnaissait, non sans un mélange d’ironie et de lassitude,comme constituant les trois passions humaines, l’amour, la haine, et l’igno-rance. Elle n’était pour ainsi dire dupe de rien, peut être est-ce même pour

1. À quelques modifications près, ce texte est celui d’une communication faite lors du XVIIIe col-loque de la Société internationale d’histoire de la psychiatrie et de la psychanalyse qui eut lieu àParis le 22 novembre 2003 et qui était consacré au thème « Figures féminines de la psychanalyseen France : actualité d’un héritage ».

2. Jenny Aubry, Psychanalyse des enfants séparés. Études cliniques 1952-1986, préface d’Élisabeth Rou-dinesco, Paris, Denoël, 2003.

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cela qu’elle donnait à plus d’un l’impression d’errer. Errance ou pas, flan-quée d’une certaine bonhomie, la tranquillité d’esprit était toujours au ren-dez-vous, quand bien même pouvait-elle, tourmentés et agités que nousétions, nous gêner.

Celle dont je veux essayer de vous parler, ai-je dit à l’instant. Manièred’introduire à ceci que, tout le temps où j’ai eu le bonheur et l’honneur dela connaître, déférence et courtoisie mélangées qui n’excluaient en rien l’af-fection, je l’ai toujours appelée Madame Aubry. Déroger à cet usage pourpartager avec vous ces quelques remarques, c’eut été m’éloigner d’elle,parler d’une autre qu’elle et rendre de ce fait encore plus difficile un exer-cice qui n’avait dès le départ rien d’aisé tant ce qui me liait à elle, l’analy-tique comme le non-analytique, a pu à cette occasion faire retour en moiavec plus de force que je ne pouvais le prévoir.

Et puisque le hasard ou la malice d’une programmation dont je ne suisen rien responsable me conduisent à intervenir après que Muriel Djéribi-Valentin nous ait si bien parlé de Françoise Dolto, je commencerai, uneproximité en appelant une autre, pour atteindre à quelques aspects essen-tiels de son apport, par dire quelques mots de cette relation entre ces deuxfemmes, ces deux psychanalystes qui, pour avoir eu en commun une pas-sion pour la psychanalyse avec les enfants et un rapport privilégié avecLacan, n’en demeurent pas moins suffisamment éloignées l’une de l’autrepour que l’on puisse avoir parfois le sentiment que cette relation conserve,encore aujourd’hui, quelque chose d’explosif ou de tabou, quelque chosed’inconvenant qui ferait injonction de n’en pas parler, de faire comme si derien n’était. En fait, ce n’est pas moi qui peut parler de cette relation ; cen’est pas non plus Françoise Dolto qui, à ma connaissance, ne l’évoquejamais, mais c’est Madame Aubry elle-même, talentueusement titillée surcette question par Mario Cifali dans le dernier chapitre, sous forme d’en-tretien, de l’ouvrage évoqué à l’instant, Psychanalyse des enfants séparés,dont la lecture constitue à plus d’un titre une découverte tant on y trouvedes réflexions et des remarques, des positions et des options que nousignorions ou avions oubliées.

Parlant de Françoise Dolto, de leur démarche à chacune, de leur travailet de leur écoute, Madame Aubry ne se livre pas tant à des comparaisonsou à des évaluations qu’à la mise en évidence de différences entre ellesdeux. Différence : c’est un terme que l’on accepte de moins en moins, soitqu’on le déplace prestement en prétendant le dépasser pour lui substituerdu même, de l’identique, soit qu’on le fasse imperceptiblement glisser versdu comparatif à même de nourrir des faux débats.

Différence donc et sur plus d’un registre : celui, plus ou moins pensécomme tel, d’une stratégie dans la perspective d’une politique d’implanta-tion et de développement, voire tout simplement de présence de la psy-

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chanalyse dans le fonctionnement d’une société, la nôtre, qui connaîtra enquelques trente années plus de bouleversements que dans tout le siècleprécédent ; différence dans la pratique et dans l’écoute des enfants :Madame Aubry insistant sur le fait qu’à ses yeux Françoise Dolto était une« pure psychanalyste » alors qu’elle ne se considère que comme un « tâche-ron » de la psychanalyse. Où l’on retrouve quelque chose de cette tran-quillité dans cette image qu’elle aimait à donner d’elle-même, d’unebesogneuse. Différence en cela que, toujours selon Madame Aubry, si l’unepouvait entendre, en quelque sorte spontanément, l’archaïque, l’autre, elle-même, n’y parvenait, c’est du moins ce qu’elle veut nous faire croire, qu’àforce de travail. Il n’empêche que c’est à ce sujet, celui de l’archaïque et deson écoute, qu’elle cite ce beau texte, la conférence de Genève sur le symp-tôme, dans lequel Lacan parle avec une étonnante clarté du « mode souslequel les parents » ont accepté un enfant, ajoutant, et c’est à ce propos queMadame Aubry témoigne à son corps défendant qu’elle entend parfaite-ment cet archaïque dont elle prête l’écoute à Lacan, lequel ajoute, donc,« même un enfant non désiré peut, au nom de je ne sais quoi qui vient deses premiers frétillements, être mieux accueilli plus tard. N’empêche quequelque chose gardera la marque de ce que le désir n’existait pas avant unecertaine date 3 ». Et bien, convaincu que je suis que l’on ne retient ni ne citepar hasard les phrases d’un autre, il me semble que ce faisant, citant ainsiLacan, Madame Aubry, une fois de plus, manifeste qu’elle en entendaitbien plus que ce qu’elle disait pouvoir écouter. Du reste on voit mal com-ment elle eut pu mener à bien cette gigantesque entreprise qui fut la sienne,celle de réinscrire dans la parole, dans l’ordre symbolique des enfants quien avaient été exclus, sans entendre ce qui s’était joué dans les tréfonds desa propre histoire et dans ceux, plus tumultueux encore de la leur.

Cette énumération incomplète de ce qui, aux yeux de l’une, différen-ciait ces deux praticiennes de l’analyse, me conduit à mieux cerner une desdimensions, peut être la plus essentielle, qui participa de la spécificité de laplace et de la démarche de Madame Aubry dans l’histoire de la psychana-lyse en France, dimension qui permet aussi de mesurer à quel point elle futune pionnière, à quel point aussi, a contrario, l’analytique, l’écoute de l’in-conscient ont pu reculer là où elle les avait fait progresser. À la différencede bien d’autres analystes de sa génération et de celle qui la suivit immé-diatement, Madame Aubry ne fut pas de ceux qui, sur le point de terminerleurs études de médecine ou les ayant fraîchement achevées, se tournèrentvers la psychanalyse en s’efforçant de tenir le médical à distance, fut-ce surun mode volontariste et par crainte de justifier les critiques de Freud en la

3. Jacques Lacan « Conférence à Genève sur le symptôme », Le Bloc-Notes de la psychanalyse, 1985,n° 5, p. 5-23.

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matière. Tout au contraire de cela, Madame Aubry, vous le savez, vint à lapsychanalyse assez tardivement ; elle avait alors près de 45 ans, c’était en1948-49 et c’est Anna Freud, rencontrée à Londres dans un congrès de psy-chiatrie infantile, qui lui avait suggéré de se lancer dans cette aventuredont elle dira une fois, très discrètement, dans sa célèbre lettre au docteurNacht du 15 mai 1953, véritable coup d’envoi de la première scission dumouvement psychanalytique français, que ce ne fut pas une entreprise de« tout repos » en raison, y précise-t-elle, de son âge et de sa situation.Madame Aubry appelait sans détour un chat, un chat, ce n’était pas lamoindre de ses qualités. C’est donc comme médecin, comme médecinamplement confirmé, médecin des hôpitaux, que Madame Aubry vient à lapsychanalyse ; autrement dit à un âge et dans une fonction où l’on com-mence de pouvoir jouir de ce que l’on a semé et où l’on est peu enclin à toutremettre en question. Elle, au contraire encore, va tout remettre en jeu à cemoment-là, qu’il s’agisse de sa vie professionnelle ou de sa vie privée. Ellevient à la psychanalyse mais sans pour autant abandonner la médecine etencore moins ce milieu hospitalier où elle exerce ces fonctions prestigieuseset qu’elle connaît, enfant du sérail, à la perfection. Plus précisément encore,comme elle l’indique mais sans assez y insister, elle vient à la psychanalysepour l’introduire là où l’on ne veut rien savoir d’elle, dans ce milieu hospi-talier, dans le quotidien de la vie hospitalière d’un service de pédiatrie oùjusqu’à elle, les enfants malades étaient malades avant que d’être enfants,avant que d’être des sujets. Autrement dit, il ne s’agit pas pour elle d’ins-taller un ou une analyste dans un petit bureau annexe du service, de fairede cette présence une sorte « d’en cas » mais bien d’introduire la psycha-nalyse, l’écoute de l’inconscient comme l’une des dimensions constitutivesde l’un des plus grands service de pédiatrie des hôpitaux de France. Intro-duire ainsi l’écoute de l’inconscient dans la pratique médicale hospitalière,ce n’était donc pas seulement installer la psychanalyse comme un recoursannexe, c’était faire entendre qu’à côté, en même temps que l’organique,intriqué avec le soma, l’inconscient était non seulement à entendre maisdevait être entendu, dans un service d’enfants malades plus que dans n’im-porte quel autre, si l’on voulait réellement faire face à l’adversaire, la mala-die et son terme toujours menaçant, la mort.

C’est donc moins, et sans doute est-ce là l’une des différences fonda-mentales entre ces deux femmes, Françoise Dolto et Madame Aubry, c’estdonc moins dans l’ordre de la pratique psychanalytique avec un enfant queMadame Aubry aurait apporté quelque chose de nouveau, quelque chosequi fasse héritage – encore que sur ce point, sa discrétion, sa retenue, soninsistance sur son profil de « tâcheron » aient contribués à tenir pour négli-geable ou secondaire un apport que la lecture de ce recueil conduirait àrevaloriser – que dans la transformation radicale du statut théorique de ce

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signifiant « enfant » et partant dans la transformation tout aussi radicale duchamp sémantique de ce syntagme non moins signifiant, « enfant malade »qui gouverne l’institution hospitalière où se joue alors, entre 1963 et 1968, cequ’Anne-Lise Stern appellera par la suite, une « véritable aventure 4 ». Uneaventure dont on peut mesurer le recouvrement aujourd’hui à ne prendreseulement en compte, comme le fait l’auteur de cet article, que cette appel-lation usuelle de pédopsychiatrie, désignation à même de couvrir la dispa-rition des signifiants inconscient et psychanalyse, excusez du peu ! Céder surun mot disait Freud c’est céder aux trois quarts sur la pensée.

J’ai parlé à l’instant de la transformation qu’opérait ainsi MadameAubry de la conception que l’on pouvait avoir de l’enfant ; cela pourraitlaisser croire à une valorisation unilatérale de je ne sais quel praticisme,quel activisme ou même, pour user d’un terme à la mode, quel clinicismequi qualifieraient l’action de Madame Aubry pour la reléguer loin dessphères théoriques. Ce serait alors oublier, mais ne s’ingénie-t-on pas à lefaire ici ou là, oublier que cette aventure, bien loin de n’être que « de ter-rain », bien loin de n’être qu’institutionnelle, fut porteuse d’une réflexionthéorique novatrice à l’extrême puisque elle suscita rien moins que cesfameuses « Notes de Jacques Lacan sur l’enfant », dites encore, préciseAnne-Lise Stern dans l’article cité à l’instant, « Notes à Jenny Aubry ».Réflexions théoriques auxquelles Madame Aubry fera retour dans l’un deses derniers textes, il date de 1983, intitulé « Famille, famille quand tu noustiens » et publié dans Enfance abandonnée. Tout texte a une histoire et pourpeu que celle-ci soit émaillée d’incidents, d’oublis, d’erreurs ou de trans-formations, il y a fort à parier que son enjeu n’est rien moins qu’essentiel.C’est bien semble-t-il le cas de ces « Notes » et qui conduit Anne-Lise Sternà hausser le ton : lesdites « Notes », pour autant que l’on puisse l’établir,sont demeurées longtemps à l’état de notes manuscrites, deux feuillets, quiparaissent pour la première fois sous forme de photocopie en annexe d’unprécédent livre de Jenny Aubry 5. La première note, dite « Texte n° 1 » porteentre parenthèses un sous-titre « Sur le symptôme de l’enfant » qui nefigure pas sur le manuscrit. Dans cette édition, ces deux « Notes » deJacques Lacan sont datées de 1969 6. Elles sont, en 1986, republiées dans larevue Ornicar, n° 37, accompagnées d’un bref préambule, d’un exergue

4. Anne-Lise Stern, « La France hospitalière Drancy Avenir », Essaim, n° 1, 1998, p. 139-149.5. Jenny Aubry, Enfance abandonnée, Préface de Ginette Raimbault, Paris, Métailié, 1983.6. Une lettre manuscrite de Jenny Aubry datée du 18 août 1983 adressée à Jacques-Alain Miller pour

le remercier de l’autorisation qu’il lui donnait, dans une lettre datée du 14 juillet 1983, de publierles deux notes, précise qu’elles furent élaborées avec Jacques Lacan à Guitrancourt en octobre1969 dans la perspective du cours qu’elle devait donner à la faculté des sciences humaines d’Aix-en-Provence. Mes remerciements à Élisabeth Roudinesco pour la communication de ces docu-ments.

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plutôt, dû à Jacques-Alain Miller qui précise que « Ces deux notes » furent« remises manuscrites par Jacques Lacan à Mme Jenny Aubry en octobre1969 », qu’elles ont été « publiées pour la première fois par cette der-nière dans son livre paru en 1983 » et cela, précise encore Jacques-AlainMiller, « avec mon autorisation ». L’histoire, que dis-je, les tribulations deces deux notes ne s’arrêtent pas là puisque en 2001 dans le recueil de textesde Lacan réunis par le même Jacques-Alain Miller et intitulé Autres écrits 7,on retrouve lesdites « Notes », mais au singulier cette fois, puisqu’il nes’agit plus là que d’une Note sur l’enfant, collage des deux notes en uneseule et qui plus est dans un ordre inversé au regard des précédentes édi-tions sans qu’il soit le moins du monde rendu compte de cette modifica-tion. Toujours datées d’octobre 1969, ces notes, devenues une « Note », necomportent plus aucune référence à Jenny Aubry et pas plus à l’aventurequi les suscita. Étrange conception de la chose éditoriale et de l’histoire quiéclaire le mécontentement évoqué que manifeste Anne-Lise Stern dans l’ar-ticle cité, daté lui de 1998, avant donc la parution de ces Autres écrits. Anne-Lise Stern dans cet article fait état de son souvenir pour dater la remise parLacan de ces notes à Jenny Aubry de 1966, au sortir, précise-t-elle, de lafameuse table ronde sur « Psychanalyse et médecine » qu’elle avait organi-sée et au cours de laquelle Lacan tint des propos qui heurtèrent les oreillesdu Professeur Royer. À suivre toujours Anne-Lise Stern, Madame Aubryles montre ces feuillets, « les brandit plutôt » tel un trophée aux yeux de sesdeux autres collaboratrices réunies dans sa voiture, Ginette Raimbault etRaymonde Bargues. Ils semblent alors avoir, ces deux feuillets, le statutd’une reconnaissance théorique de l’« aventure » au sens où l’on parled’une reconnaissance diplomatique 8. En 1966 donc, selon la mémoired’Anne-Lise Stern, ou bien en 1969 à en croire les lettres échangées entreJenny Aubry et Jacques-Alain Miller, en une période que l’on peut dire detoute façon avoir été un moment d’intense activité théorique, de montée enpuissance de l’EFP, et données à Jenny Aubry. L’effacement de ce nompropre, c’est l’effacement de tout cela, d’abord de cette pionnière et au-delà, souligne encore Anne-Lise Stern, c’est l’effacement de l’aventure elle-même, aventure suffisamment essentielle pour Lacan puisque il y trouvel’occasion d’en produire une théorisation rigoureuse, une mise en formethéorique d’une clinique qui fait apparaître on ne peut plus clairementcomment l’enfant et son symptôme peuvent réaliser ce concept qu’il aforgé en 1960, l’objet a dans le fantasme, qui vient ainsi aliéner, je cite là les

7. Jacques Lacan, Autres écrits, Paris, Le Seuil, 2001, p. 373-374.8. À l’appui de cette évocation et de sa datation, Anne-Lise fait valoir que Jenny Aubry prit sa

retraite de médecin des hôpitaux en 1968 pour être remplacée par quelqu’un dont le premiersouci fut de procéder à l’éradication de toute trace de l’« aventure ».

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termes de Lacan, tout accès possible de la mère à sa vérité, le symptôme del’enfant se substituant à cette vérité pour alimenter tant la culpabilité quele refus, le rejet, l’objet fétiche.

Si je me suis arrêté sur cet épisode pour en faire le pivot de mon brefpropos de ce matin, c’est parce que les oublis, erreurs et autres transfor-mations qui affectent ce texte occultent gravement la dimension que l’onpeut dire historique et politique du travail et du parcours de MadameAubry, lequel commence bien en deçà de l’« aventure » des « enfantsmalades ». Ce parcours débute au sortir d’une guerre à tout jamais mar-quée par ces termes devenus signifiants, ceux de camps, de déportation etd’extermination qui en appellent d’autres, ceux de dépotoirs et de dépôts,ce dernier désignant en l’occurrence ce lieu, hôtel particulier de la biennommée fondation Parent de Rosan, où sont effectivement déposés, telsdes colis abandonnés, ces enfants en détresse avec lesquels, bien plus sansdoute qu’avec Anna Freud, Madame Aubry va rencontrer l’importanceessentielle de la parole, du rapport affectif, de la présence effective et per-manente d’un substitut maternel, toutes choses qui seront les premièresétapes de ce chemin qui la verra développer son action au près de cesenfants en même temps qu’elle deviendra analyste. Ces « Notes à JennyAubry » constituent donc une avancée théorique de Lacan sur ce point durapport duel de l’enfant à la mère, une avancée théorique fondée sur laprise en compte, sur la découverte que fait Madame Aubry de la détresse,de l’extrême abandon qui précipite l’enfant vers la psychose ou l’autisme,sur la découverte qu’elle fait des fondements de cette détresse, à savoir, etde manière primordiale, la carence de soins maternels, processus qu’elledistinguera avec une extrême rigueur de la séparation, dont elle dit qu’elleest de l’ordre du traumatisme quand la carence constitue une atteinte chro-nique ; carence de paroles, d’attention et d’affection, carence de soins « entant que ces soins, pour utiliser les mots de Lacan, portent la marque d’unintérêt particularisé, le fut-il par la voie de ses propres manques ». Décou-verte par Madame Aubry, en un temps où comme bien d’autres analysteselle n’avait sans doute lu que quelques lignes de Freud, découverte de cettedétresse la plus extrême que Freud nomme l’Hilflosigkeit dans lequel ilcerne le traumatisme premier, et dont Lacan dira, c’est Catherine Millot quile rappelle dans son beau livre Abîmes ordinaires 9, que s’y trouve agit « cetteposition d’être sans recours plus primitive que tout ». Pour le dire en unmot, il n’est évidemment pas anodin que Madame Aubry effectue cettedécouverte et cette rencontre en un temps où les rares rescapés de l’horreurnazie ne peuvent même pas communiquer la détresse qu’ils ont connue, laleur et celle de ceux qui ne sont jamais revenus, parce qu’elle est alors

9. Catherine Millot, Abîmes ordinaires, Paris, Gallimard, 2001.

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encore indicible, si tant est qu’elle le soit devenue. On comprendra sansdoute alors les raisons de la colère d’une lorsqu’elle est confrontée auxmanipulations et autres dénaturations de l’origine de ces « Notes à JennyAubry ».

Il m’a semblé, après avoir lu et relu les textes les plus récemmentpubliés de Madame Aubry, mais les autres aussi bien, que c’était à évoquercet épisode, pour tenter de le clarifier au mieux, que l’on pouvait prendrela mesure réelle de son apport, de son travail sans le réduire au seul ver-sant social quand bien même la prise en compte de ce versant, celui d’uneréalité matérielle que la réalité psychique n’épuise pas, spécifie l’action deMadame Aubry, largement débitrice en cela de ces auteurs anglais qu’ellefréquenta et su respecter, John Bowlby notamment.

C’est, me semble-t-il, dans cette perspective, celle d’une prise encompte d’une réalité sociale et économique qui ne réduise pas l’inconscientet ses formations au fourre-tout du psychisme, de la « dimension psy »comme il est dit aujourd’hui, qu’il faut inscrire, pour en comprendre toutela portée, cet autre aspect décisif de son action, la création de ces disposi-tifs complexes que seront les placements familiaux spécialisés ou théra-peutiques. On lira à ce sujet ce texte capital, Expérience d’un placementfamilial curatif, dans le livre paru ces derniers jours, pour se rendre comptede la complexité de ce travail qui implique non seulement l’étude attentivedes conditions propices à un placement respectant la compatibilité possibleentre l’enfant et la famille qui va l’accueillir, mais aussi l’accompagnementthérapeutique de l’enfant et son indispensable annexe, l’accompagnementtout aussi délicat, voire plus, de l’assistante maternelle qu’il ne s’agit pasd’instruire ou de transformer en thérapeute, encore moins en cette mèreidéale que dessinent à l’horizon les fantasmes de rivalité – là encore lanotion de différence est capitale et difficile à maintenir vive – mais de gui-der en respectant sa personnalité et en l’aidant à résoudre les inévitablescontradictions qu’implique l’adjonction d’un élément étranger, les effetssur les propres enfants de l’assistante maternelle notamment. La mise enplace de ce type d’institution, la fondation de ce placement qu’elle imaginagéré par une association indépendante, de manière à distinguer le plan thé-rapeutique du registre administratif, fut l’une de ses fiertés : c’est sansdoute à cette occasion, puisque j’eus l’honneur de pouvoir y inscrire unepratique encore peu expérimentée, que je découvris cette tranquille fer-meté qui constituait le cadre ou le registre le plus adéquat pour tenter defaire entendre des considérations inaudibles pour quiconque, fut-il psy-chiatre, qui n’avait pas effectué un parcours analytique à même de faireobstacle à ce pire ennemi que constituent en la matière les « bons senti-ments ». C’est même à l’occasion de l’une de ces déclarations scandaleusespour ces bien-pensants, déclaration d’autant plus scandaleuse que tran-

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quillement assénée, que Madame Aubry effectua son dernier acte institu-tionnel, celui qui consista à démissionner du bureau de l’association quigérait ce placement qu’elle avait créé après qu’elle ait été quasiment insul-tée pour avoir déclaré et soutenu sans broncher, avec superbe, tranquille-ment, j’y insiste, qu’il fallait savoir en certaines occasions aider une mère àabandonner son enfant. C’était en 1984, l’hiver de la pensée avait déjà lar-gement gagné les contrées intellectuelles les plus lointaines, Lacan étaitmort, Foucault venait de disparaître et le familialisme, dicté aussi bien parles bonnes consciences que par des considérations économiques, ne faisaitqu’amorcer un retour massif, ce dont quiconque travaille aujourd’hui dansce domaine peut faire l’amère expérience 10.

Je ne saurais terminer cette trop brève évocation de Madame Aubrysans une note d’humour, une note de son humour à elle, un humour bienparticulier dans lequel entrait une sorte de fausse candeur, d’amusementpresque enfantin au constat des manifestations toujours surprenantes etdérangeantes de l’inconscient. Elle contait ainsi, déjà âgée, en la savourant,l’histoire d’un patient à elle qui parvint, non sans peine, à évoquer au coursd’une séance le fait que, régulièrement, avant l’heure de ses séances, ilallait voir des prostituées qu’il précisait être « vieilles ». Vieilles s’exclama-t-elle ! Oui répondit le patient avec un empressement inhabituel, arguantque l’âge justifiait d’un prix moins élevé ! Alors, racontant cette anecdote,la grande, la tranquille Madame Aubry faisait attendre, jubilante, la chutede l’histoire : vous pensez bien que je ne l’ai pas raté, j’ai augmenté le prixde ses séances ! Et de rire de ce rire qui était celui d’un étonnement toujoursrenouvelé, un étonnement juvénile et tranquille, celui qu’accompagnait lajoie de faire entendre l’inconscient.

10. Cf. à ce sujet certaines réactions au récent livre de Maurice Berger, L’échec de la protection de l’en-fance, Paris, Dunod, 2003 qui dénonce les méfaits de cette politique qui prône à tout prix le main-tien du lien familial s’agissant d’enfants soumis à cette maltraitance qui n’est pas seulementphysique et/ou sexuelle.

Jenny Aubry : une psychanalyste tranquille • 123

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