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55 I PARROCI Le 23 octobre 1306, à Aoste, le prévôt de la cathédrale Henri de Quart donna en fief à Gontier, prieur de Saint-Bénin, trois journées d’eau de son ru, à prendre chaque année le premier juin, le premier juillet et le premier août, pour la somme de dix lires d’intrage, cinq sous de servis annuel et trois sous de plaît; six ans après, le 9 août 1312, il lui inféoda quatre autres jour- nées d’eau par an, à prendre le 17 mai, le 17 juin, le 17 juillet et le 17 août, dès l’aurore jusqu’à l’aurore du lendemain « depuis le lieu où le ru commence vers Pompillar jusqu’aux biens-fonds dudit prieur soit de son prieuré, par le ru de Bagnères, pour la quantité d’eau suffisante à l’arrosage » moyennant dix sous de servis par an, six sous de plaît, 15 lires d’intrage et l’engagement de couvrir tous les frais relatifs à la construction du ruisseau de dérivation jusqu’aux terrains du prieuré et de contribuer aux frais d’entretien et de réparation du canal principal. 1 Ces inféodations concernaient le « ru Prévôt », remarquable réalisation de l’ingénierie hydraulique médiévale : l’une des initiatives de canalisation qu’avaient entreprises à partir de la fin du XIII ème siècle les seigneurs de Quart, dont les domaines couvraient un secteur significatif de la vallée de la Doire Baltée, les vallées jumelles du Buthier et l’Entremont valaisan. En moins de deux siècles, sur leur initiative et sur l’autorisation de leurs succes- seurs, les comtes et ducs de Savoie, quatre canaux d’arrosage s’étagèrent progressivement sur les coteaux du bas Valpelline : le ru Baudin, construit en 1287 par Jacques seigneur de Quart ; le ru Prévôt, creusé autour de 1300, auquel se rapportent les inféodations citées ; le ru Champapon et le ru Pompillar, réalisé au début du XV ème siècle par Jean de Macinod, curé de Roisan, et par les curés du Bourg d’Aoste, de Saint-Christophe et de Quart, sur concession du comte Amédée VIII du 8 décembre 1409. 2 Depuis lors ils arrosent l’aride adret de Porossan, de Saint-Christophe et de Quart. Cet imposant système de rus s’insérait, au Moyen Age, dans un cadre seigneurial – celui du mandement de Quart et d’Oyace – caractérisé par un bon équilibre des ressources économiques et dans un cadre gestionnel marqué par une remarquable cohérence dans les choix stratégiques. L’éta- gement en hauteur, depuis les bords de la Doire jusqu’aux alpages des vallées du Buthier, offrait une grande variété de microclimats, permettant une diversification poussée des productions de l’agriculture et de l’élevage et limitant à l’extrême les importations de denrées. Chasse et pêche inté- graient les ressources alimentaires, à l’aide aussi d’équipements artificiels 1 M. COSTA, Le più antiche carte del priorato aostano di Saint-Bénin, 1239-1370 (Bi- bliothèque de l’Archivum Augustanum XXIII), Aoste 1988, pp. 28-30 et 45, 46. 2 J.-M. HENRY, Histoire popu- laire religieuse et civile de la Vallée d’Aoste, Aoste 1929, pp. 135, 136 ; [P.-E. Duc], An- nuaire du diocèse d’Aoste 1898, p. 52. D’après l’abbé Henry, le ru Champapon serait « plus ancien » que le ru Pré- vôt ; contre cette hypothèse, cf. ci-dessous la note 6. Les rus de la seigneurie de Quart Joseph-Gabriel Rivolin Les travaux au Ru Baudin

Joseph-Gabriel Rivolin - Comune di Saint-Christophe ... · nées d’eau par an, à prendre le 17 mai, ... arrosent l’aride adret de Porossan, ... en avons la preuve dans le différend

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55i parroCi

Le 23 octobre 1306, à Aoste, le prévôt de la cathédrale Henri de Quart donna en fief à Gontier, prieur de Saint-Bénin, trois journées d’eau de son ru, à prendre chaque année le premier juin, le premier juillet et le premier août, pour la somme de dix lires d’intrage, cinq sous de servis annuel et trois sous de plaît; six ans après, le 9 août 1312, il lui inféoda quatre autres jour-nées d’eau par an, à prendre le 17 mai, le 17 juin, le 17 juillet et le 17 août, dès l’aurore jusqu’à l’aurore du lendemain « depuis le lieu où le ru commence vers Pompillar jusqu’aux biens-fonds dudit prieur soit de son prieuré, par le ru de Bagnères, pour la quantité d’eau suffisante à l’arrosage » moyennant dix sous de servis par an, six sous de plaît, 15 lires d’intrage et l’engagement de couvrir tous les frais relatifs à la construction du ruisseau de dérivation jusqu’aux terrains du prieuré et de contribuer aux frais d’entretien et de réparation du canal principal.1

Ces inféodations concernaient le « ru Prévôt », remarquable réalisation de l’ingénierie hydraulique médiévale : l’une des initiatives de canalisation qu’avaient entreprises à partir de la fin du XIIIème siècle les seigneurs de Quart, dont les domaines couvraient un secteur significatif de la vallée de la Doire Baltée, les vallées jumelles du Buthier et l’Entremont valaisan. En moins de deux siècles, sur leur initiative et sur l’autorisation de leurs succes-seurs, les comtes et ducs de Savoie, quatre canaux d’arrosage s’étagèrent progressivement sur les coteaux du bas Valpelline : le ru Baudin, construit en 1287 par Jacques seigneur de Quart ; le ru Prévôt, creusé autour de 1300, auquel se rapportent les inféodations citées ; le ru Champapon et le ru Pompillar, réalisé au début du XV ème siècle par Jean de Macinod, curé de Roisan, et par les curés du Bourg d’Aoste, de Saint-Christophe et de Quart, sur concession du comte Amédée VIII du 8 décembre 1409.2 Depuis lors ils arrosent l’aride adret de Porossan, de Saint-Christophe et de Quart.

Cet imposant système de rus s’insérait, au Moyen Age, dans un cadre seigneurial – celui du mandement de Quart et d’Oyace – caractérisé par un bon équilibre des ressources économiques et dans un cadre gestionnel marqué par une remarquable cohérence dans les choix stratégiques. L’éta-gement en hauteur, depuis les bords de la Doire jusqu’aux alpages des vallées du Buthier, offrait une grande variété de microclimats, permettant une diversification poussée des productions de l’agriculture et de l’élevage et limitant à l’extrême les importations de denrées. Chasse et pêche inté-graient les ressources alimentaires, à l’aide aussi d’équipements artificiels

1 M. COsTa, Le più antiche carte del priorato aostano di Saint-Bénin, 1239-1370 (Bi-bliothèque de l’Archivum Augustanum XXIII), Aoste 1988, pp. 28-30 et 45, 46.2 J.-M. Henry, Histoire popu-laire religieuse et civile de la Vallée d’Aoste, Aoste 1929, pp. 135, 136 ; [P.-E. Duc], An-nuaire du diocèse d’Aoste 1898, p. 52. D’après l’abbé Henry, le ru Champapon serait « plus ancien » que le ru Pré-vôt ; contre cette hypothèse, cf. ci-dessous la note 6.

Les rus de la seigneurie de QuartJoseph-Gabriel Rivolin

Les travaux au Ru Baudin

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comme les « chaudanes » d’Oyace, de Rhins et des îles de Quart.

Les échanges commerciaux étaient concentrés en principe à Villefran-che, bourg de fondation qui jouait le rôle de petite capitale, non loin du château de Quart, la résidence seigneuriale dont dépendaient les châteaux secondaires contrôlant les autres seigneuries de la famille : Brissogne, Oyace, Bourg-Saint-Pierre et, plus tard, Rhins et Sarre.3

De cet organisme seigneurial, les rus constituaient en quelque sorte l’appareil circulatoire, apte à rémédier à la sécheresse ambiante. Les « côtes » de Porossan, de Saint-Christophe et de Quart représentent bien, en effet, le climat valdôtain, que caractérisent le grand nombre de journées ensoleillées et la faible humidité relative de l’air.

La localisation de la Vallée d’Aoste est conditionnée par la protection particulière que les Alpes offrent : les perturbations déchargent leurs effets sur le relief en l’humidifiant et en le refroidissant, tout en s’affaiblissant dans les étroites vallées, qui se caractérisent moyennement par un réchauf-fement plus important et par la ventilation conséquente, qui vient de l’im-portante différence thermique au gré des altitudes. La forme rectangulaire de la région et la distribution du relief, dont les sommets les plus élevés se situent le long du périmètre, font que les précipitations se concentrent en altitude, alors que la « plaine » n’en reçoit qu’une partie minimale, le point le plus sec se situant à Saint-Marcel. Le rôle du vent est important aussi, pour deux raisons principales : en premier lieu il est le vecteur des précipi-tations ; ensuite, il est important à cause de son humidité relative intrinsè-que: lorsque le vent est sec il sèche rapidement le milieu environnant.

L’orientation de l’axe principal de la Région en direction Est-Ouest donne lieu à deux versants profondément différents quant à l’ensoleille-ment: l’adret jouit d’une exposition extrêmement favorable, étant orienté perpendiculairement au Sud; mais il souffre d’une sécheresse excessive. C’est pourquoi nos ancêtres y ont localisé de préférence un réseau de rus particulièrement développé.4

La réalisation de réseaux d’irrigation s’étendant le plus souvent sur des dizaines de kilomètres, entre le XIIème et le XVème siècle, représenta donc un moment nécessaire et essentiel dans le processus de développement et d’équilibrage des activités agricoles et pastorales, dont les effets ont duré jusqu’à ce jour.

Si aujourd’hui la construction d’un canal peut paraître peu de chose, pour bien saisir l’effort que la réalisation des rus a requis il faut songer qu’à l’époque où ils furent conçus les seules possibilités d’obtenir du travail «transportable» étaient liées à la force des hommes et des animaux. Les rares ouvrages utilisés pour les canalisations étaient des éléments en bois ou en métal, réalisés à l’aide de machines mues, à leur tour, par l’énergie hydraulique et transportés sur les lieux à dos d’homme ou de mulet.

3 J.-G. rivOlin (dir. de), Quart : spazio e tempo, Quart 1998, pp. 117-119.4 b. Janin, Le Val d’Aoste : tra-dition et renouveau, 4e éd., Quart 1991, pp. 53 ss.

57LeS ruS de La SeiGneurie de Quart

Les ustensiles fondamentaux pour le défrichage, l’excavation et la taille de la pierre ( pelles et pioches, serpes et faux, marteaux et maillets, ciseaux et haches ) étaient seuls à la disposition de la force et de l’intelligence des hommes, qui, eux, devaient constamment s’adapter aux tracés établis, quelle que fût la condition du terrain. Ce qui étonne de prime abord, et qui mérité une réflexion, c’est l’adresse avec laquelle on a tracé les parcours en fonc-tion d’une épargne globale: d’eau et d’énergie. L’épargne énergétique se voit tant à la longueur et à la coordination des tracés, qu’au choix des lieux les moins abrupts possible.5

5 J. barOCCO, l. Giai, J.-G. ri-vOlin, Autour des rus : notes à servir pour l’étude de l’ancien réseau d’irrigation de la Vallée d’Aoste, dans « Archivum Augustanum » I (nouvelle sé-rie), pp. 195-216.

Temps de corvées au Ru Baudin

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De telles entreprises demandaient évidemment l’investissement de capitaux importants et l’emploi d’un savoir-faire technique raffiné, tant pour réaliser des œuvres d’ingénierie parfois remarquables, que pour calculer les effets du dénivellement sur la maîtrise des eaux. L’aqueduc de Porossan, le long du Ru Prévôt, est l’un des exemples les plus remarquables du savoir-faire des constructeurs de canaux. D’où la nécessité de disposer de moyens considérables et de vaincre d’éventuelles résistances de la part de quelques manants trop individualistes entraînait l’adhésion d’acteurs riches et puis-sants: ce qui, par ailleurs, ne résolvait pas toujours tous les problèmes. Nous en avons la preuve dans le différend qui opposa, en 1337, les citoyens et bourgeois d’Aoste aux frères Jacques, Henri et Emeric ( futur évêque d’Aoste ), seigneurs de Quart, à cause notamment d’un canal que ceux-ci avaient dérivé du torrent Buthier pour amener l’eau dans leurs terres de Saint-Christophe et de Quart. Le ru en question n’est pas désigné avec précision, mais il est probable qu’il s’agissait du ru Champapon, qui sillonne les coteaux en amont du ru Prévôt.6 Le comte Aimon de Savoie intervint, sur demande de ses sujets aostois, pour composer la controverse, qui concer-nait plusieurs autres domaines aussi : le péage sur le poisson importé à travers le Grand Saint-Bernard ; la liberté de fréquenter les marchés et foires d’Aoste ; les droits de pêche et de pâturage ; la reconstruction du pont de Paravère, détruit par les trois frères. Pour ce qui est de l’eau soustraite au Buthier pour la réalisation du ru, les sires de Quart furent condamnés à rembourser les dommages qu’ils avaient causés.7

La réalisation de rus et la dérivation de « pauses » d’eau entraînait souvent de tels différends, s’agissant d’entreprises qui concernaient le plus souvent plusieurs communautés villageoises ayant parfois des intérêts diver-gents. C’est pourquoi, en plus de leur rôle économique, les rus ont joué un rôle social, dans la prise de conscience des interdépendances entre commu-nautés différentes et dans la nécessité de composer les intérêts réciproques. Le fait que ces canaux embrassent le plus souvent les territoires de plusieurs Communes, impose une gestion du territoire moins étriquée et la création d’un système de gestion complexe, qui implique le choix de règles partagées et finalisées à la conservation et à la meilleure administration des ressources hydriques disponibles.

Au niveau du rapport de l’homme avec ses semblables, le système « ru » requiert l’organisation d’un groupe structuré, qui oblige à donner la priorité aux intérêts généraux par rapport aux intérêts particuliers. Il définit tant les domaines de séparation, que ceux de coopération entre les territoires respec-tifs des différentes communautés co-intéressées. Il fait que la logique du groupe prime sur la logique individuelle, ce qui implique un rapport de soli-darité et oblige à créer, d’une part l’interaction de l’espace privé et de l’es-pace commun, et d’autre part des structures de division du pouvoir, en défi-nissant des tâches de service unanimement reconnues.

6 Contrairement à l’affirmation de l’abbé Henry (cf. ci-dessus la note 2), nous pensons que la construction du ru Champa-pon se situe chronologique-ment après celle du ru Prévôt, pour des raisons de logique d’exploitation et d’aménage-ment du territoire : la chronolo-gie des trois autres rus amène, en effet, à penser que le sys-tème d’arrosage fut réalisé à partir de la plaine, en s’élevant progressivement en altitude.7 Livre Rouge de la cité d’Aos-te, éd. de M. A. Letey Ventila-tici, Turin 1956, pp. 39-50.

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Au niveau du rapport de l’homme avec l’environnement naturel, le système « ru » normalise les techniques d’appropriation et de maîtrise du territoire, en réglant l’équilibre entre la consommation et la conservation de la ressource « eau », la seconde étant la condition nécessaire pour assurer la pérennité de la première.8

L’existence du ru implique donc tout un univers de rapports et d’inter-dépendances qui s’est créé et maintenu au cours des siècles, et qui demande que les collectivités locales bénéficiaires n’en méconnaissent point la signi-fication : à ce point de vue, la population de Saint-Christophe a reçu, à l’instar de plusieurs autres communautés valdôtaines, un legs important, dont elle est capable d’assumer pleinement la responsabilité.

8 J. barOCCO, l. Giai, J.-G. ri-vOlin, article cité.

Grands travaux au Ru Baudin