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L’ÉPREUVE DE L’ÉTRANGER CULTURE ET TRADUCTION DANS L’ALLEMAGNE ROMANTIQUE par Antoine Berman LES ESSAIS Gallimard

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  • LPREUVE DE LTRANGER

    CULTURE ET TRADUCTION DANS LALLEMAGNE

    ROMANTIQUE

    par Antoine Berman

    LES ESSAIS

    Gallimard

  • L preuve de l tranger

    Culture et traduction dans l Allemagne romantique

    H E R D E R G O E T H E S C H L E G E L N O V A L I S H U M B O L D T

    S C H L E I E R M A C H E R H L D E R L I N

    par Antoine Berman

    Ouvrage publi avec le concours du Centre National des Lettres

    G A L L I M A R D

  • L'art de traduire est pouss plus loin en atlmdmtijs^ ddns aucun dialecte europen. Voss a transport dans sa langue les potes grecs et latins avec une tonnante exactitude, et William Schlegel, les potes anglais, italiens et espagnols avec une varit de coloris dont il ny avait point dexemple avant lui...

    Madame de Stal De lAllemagne

    Chaque traducteur doit immanquablement rencontrer lun des deux cueils suivants : il sen tiendra avec trop dexactitude ou bien loriginal, aux dpens du got et de la langue de son peuple, ou bien loriginalit de son peuple, aux dpens de luvre traduire...

    Wilhelm von Humboldt Lettre Schlegel, 23 juillet 1796

  • LA TRADUCTION AU MANIFESTE

    Le domaine de la traduction est depuis toujours le sige d une curieuse contradiction. D un ct, on considre quil sagit d une pratique purement intuitive - mi-technique, mi- littraire , nexigeant dans le fond aucune thorie, aucune rflexion spcifiques. Dun autre ct, il existe - au moins depuis Cicron, Horace et saint Jrme - une abondante masse d crits sur la traduction, de nature religieuse, philosophique, littraire, mthodologique ou depuis peu scientifique. Or, bien que de nombreux traducteurs aient crit sur leiir mtier, il tait jusqu prsent indniable que la grande masse de ces textes manait de non-traducteurs. La dfinition des problmes de la traduction tait prise en charge par des thologiens, des philosophes, des linguistes ou des critiques. Il en est rsult au moins trois consquences. Dune part, la traduction est demeure ne cnvit sutrraine, cahe, parce quelle ne snonait pas elle-mme. Dautre part, elle est reste largement

  • Notre sicle a vu cette situation peu peu changer, et un vaste corpus de textes de traducteurs se constituer. Plus encore : la rflexion sur la traduction est devenue une ncessit interne de la traduction elle-mme, comme elle lavait partiellement t dans lAllemagne classique et romantique. Cette rflexion ne prsente pas forcment le visage d une thorie . comme on peut le voir avec le livre de Valry Larbaud Sous Vinvocation de saint Jrme. Mais dans tous les cas, elle indique la volont de la traduction de devenir une pratique autonome, pouvant se dfinir et se situer elle-mme, et par consquent se communiquer, se partager et senseigner.

    12 La traduction au manifeste

    Histoire de la traduction.La constitution dune histoire de la traduction est la premire

    tche d une thorie moderne de la traduction. toute modernit appartient, non un regard passiste, mais un mouvement de rtrospection qui est une saisie de soi. Ainsi le pote-critique- traducteur Pound mditait-il simultanment sur lhistoire de la posie, de la critique et de la traduction. Ainsi les grandes re-traductions de notre sicle (Dante, la Bible, Shakespeare, les Grecs, etc.) sont-elles ncessairement accompagnes d une rflexion sur les traductions antrieures '. Cette rflexion doit tre tendue et approfondie. Nous ne pouvons pas nous satisfaire des priodisations incertaines que George Steiner a chafaudes dans Aprs Babel propos de lhistoire occidentale de la traduction. Il est impossible de sparer cette histoire de celle des langues, des cultures et des littratures - voire de celle des religions et des nations. Encore ne sagit-il pas de tout mlanger, mais de montrer comment, chaque poque, ou dans chaque espace historique donn, la pratique de la traduction sarticule

    1. Cf. Pourquoi retraduire Shakespeare ? de Pierre Leyris, avant-propos aux uvres de Shakespeare, Club du Livre.

  • 13 celle de la littrature, des langues, des divers changes interculturels et interlinguistiques. Prenons un exemple : Lonard Forster a montr qu la fin du Moyen Age et la Renaissance, les potes europens taient souvent plurilingues Ils crivaient en plusieurs langues, et pour un public qui tait lui-mme polyglotte. Non moins frquemment, ils s'auto-traduisaient. Tel est le cas mouvant du pote hollandais Hooft qui, la mort de la femme quil aimait, composa toute une srie d pitaphes, d abord en hollandais, puis en latin, puis en franais, puis de nouveau en latin, puis en italien, puis un peu plus tard - de nouveau en hollandais. Comme sil avait eu besoin de passer par toute une srie de langues et d autotraductions pour arriver la juste expression de sa douleur dans sa langue maternelle. Il parat clair, lire L. Forster, que les potes de cette poque voluaient quil sagisse des sphres cultives ou des sphres populaires - dans un milieu infiniment plus polylingue que le ntre (qui lest aussi, mais diffremment). Il y avait les langues doctes, les langues reines , comme dit Cervantes, le latin, le grec et lhbreu; il y avait les diffrentes langues nationales lettres, le franais, langlais, lespagnol, litalien, et la masse des langues rgionales, des dialectes, etc. Lhomme qui se promenait dans les rues de Paris ou dAnvers devait entendre plus de langues quon nen entend aujourdhui New York : sa langue ntait quune langue parmi des langues, ce qui relativisait le sens de la langue maternelle. Dans un tel milieu, lcriture tendait tre au moins partiellement polylingue, et la rgle mdivale assignant certains genres potiques certaines langues - par exemple, chez les troubadours du nord de lItalie, du xme au xve sicle, la posie lyrique au provenal et la posie pique ou de rcit au franais se prolongea en partie. Ainsi Milton crivit-il ses

    1. The Poet's Tongues. Multilingualism in Literature, Cambridge University Press, 1970.

    La traduction au manifeste

  • uniques pomes damour en italien car, comme lexplique dans un de ses pomes la dame italienne laquelle ils taient adresss, quest a lingua di eut si vanta Amore . Il va sans dire que cette dame connaissait aussi langlais : mais ce ntait pas la langue de lamour. Pour des hommes comme Hooft et Milton, le sens de la traduction devait tre different du ntre, comme ltait celui de la littrature. Pour nous, les auto-traductions sont des exceptions, tout comme le fait quun crivain pensons Conrad ou Beckett choisisse une autre langue que la sienne propre. Nous estimons mme que le plurilinguisme ou la diglossie rendent difficile la traduction. Bref, cest tout le rapport la langue maternelle, aux langues trangres, la littrature, lexpression et la traduction qui sest autrement structur.

    Faire lhistoire de la traduction, cest redcouvrir patiemment ce rseau culturel infiniment complexe et droutant dans lequel, chaque poque, ou dans des espaces differents, elle se trouve prise. Et faire du savoir historique ainsi obtenu une ouverture de notre prsent.

    14 La traduction au manifeste

    Une condition ancillaire.Car en dernier ressort, il sagit de savoir ce que doit signifier

    aujourdhui la traduction dans notre champ culturel. Problme qui se double d un autre, d une intensit presque douloureuse. Je fais rfrence ici quelque chose qui ne peut pas ne pas tre voqu : la condition occulte, refoule, rprouve et ancillaire de la traduction, qui rpercute sur la condition des traducteurs, tel point quil nest gure possible, de nos jours, de faire de cette pratique un mtier autonome.

    La condition de la traduction nest pas seulement ancillaire : elle est, aux yeux du public comme aux yeux des traducteurs eux-mmes, suspecte. Aprs tant de russites, tant de chefs-

  • duvre, tant de prtendues impossibilits vaincues, comment ladage italien traduttore tradittore peut-il encore fonctionner comme un jugement dernier sur la traduction? Et cependant, il est vrai que, dans ce domaine, il est sans cesse question de fidlit et de trahison. Traduire, crivait Franz Rosenzweig, cest servir deux matres. Telle est la mtaphore ancillaire. Il sagit de servir luvre, lauteur, la langue trangre (premier matre), et de servir le public et la langue propre (second matre). Ici apparat ce quon peut appeler le drame du traducteur.

    Choisit-il pour matre exclusif lauteur, luvre et la langue trangre, ambitionne-t-il de les imposer dans leur pure tranget son propre espace culturel - il risque dapparatre comme un tranger, un tratre aux yeux des siens. Et il nest pas sr que cette tentative radicale Schleiermacher disait : amener le lecteur lauteur ne se renverse pas et ne produise pas un texte ctoyant linintelligible. Si, par contre, la tentative russit, et est mme par chance reconnue, il nest pas sr que lautre culture ne se sente pas vole , prive d une uvre quelle jugeait irrductiblement sienne. On touche l au domaine hyper-dlicat des rapports entre le traducteur et ses auteurs.

    Le traducteur se contente-t-il par contre d adapter conventionnellement luvre trangre - Schleiermacher disait : amener lauteur au lecteur , il aura certes satisfait la partie la moins exigeante du public, mais il aura irrmdiablement trahi luvre trangre et, bien sr, lessence mme du traduire.

    Cette situation impossible nest cependant pas une ralit en soi : elle est fonde sur un certain nombre de prsupposs idologiques. Le public lettr du xvie sicle voqu par Forster se rjouissait de lire une uvre dans ses diverses variantes linguistiques; il ignorait la problmatique de la (fidlit et de la trahison, car il ne sacralisait pas sa langue maternelle. Peut- tre cette sacralisation est-elle la source de ladage italien et de tous les problmes de la traduction. Notre public lettr,

    La traduction au manifeste 15

  • 16lui, exige que la traduction soit enferme dans une dimension o elle est toujours suspecte. De l ce nest certes pas la seule raison leffacement du traducteur qui cherche se faire tout petit , humble mdiateur d uvres trangres, toujours tratre alors mme quil se veut la fidlit incarne.

    Il est temps de mditer ce statut refoul de la traduction et lensemble des rsistances dont il tmoigne. Ce que lon pourrait formuler ainsi :j toute culture rsTst la tradcffn/

    (^"mSne si elle a~Besoin essentiellement de celle-cijLa vise meme de E C l^ u ^ o i r ^ l l ^ ' niveau de lcnt un certain rapport lAutre, fconder le Propre par la mdiation de ltranger - heurte de front la structure ethnocentrique de toute culture, ou cette espce de narcissisme qui fait que toute socit voudrait tre un Tout pur et non mlang. Dans la traduction, il y a quelque chose de la violence du mtissage. Herder la bien senti, en comparant une langue qui na pas encore traduit une jeune fille vierge. Peu importe quau niveau de la ralit, une culture et une langue vierges soient aussi fictives quune race pure. Il sagit ici de souhaits inconscients. Toute culture voudrait tre suffisante en elle-mme pour, partir de cette suffisance imaginaire, la fois rayonner sur les autres et sapproprier leur patrimoine. La culture romaine antique, la culture franaise classique et la culture nord-amricaine moderne en sont des exemples frappants.

    Or, la traduction occupe ici une place ambigu. Dune part, elle se plie cette injonction appropriatrice et rductrice, elle se constitue comme lun de ses agents. Ce qui donne des traductions ethnocentriques, ou ce que lon peut appeler la mauvaise traduction. Mais d autre part, la vise thique du traduire soppose par nature cette injonction : lessence de la traduction est d tre ouverture, dialogue, mtissage, dcentre- ment. Elle est mise en rapport, ou elle nest rien.

    Cette contradiction entre la vise rductrice de la culture et la vise thique du traduire se retrouve tous les niveaux.

    La traduction au manifeste

  • 17celui des thories et des mthodes de traduction (par exemple dans la sempiternelle opposition des tenants de la lettre et des tenants du sens ) comme celui de la pratique traduisante et de ltre psychique du traducteur. Ici, la traduction, pour accder son tre propre, exige une thique et une analytique.

    La traduction au manifeste

    thique de la traduction.Lthique de la traduction consiste sur le plan thorique

    dgager, affirmer et dfendre la pure vise de la traduction en tant que telle. Elle consiste dfinir ce quest la fidlit . La traduction ne peut tre dfinie uniquement en termes de communication, de transmission de messages ou de rewording largi. Elle nest pas non plus une activit purement littraire/ esthtique, mme si elle est intimement lie la pratique littraire dun espace culturel donn. Traduire, cest bien sr crire, et transmettre. Mais cette criture et cette transmission ne prennent leur vrai sens qu partir de la vise thique qui les rgit. En ce sens, la traduction est plus proche de la science que de lart - si lon pose du moins lirresponsabilit thique de lart.

    Dfinir plus prcisment cette vise thique, et par l sortir la traduction de son ghetto idologique, voil lune des tches d une thorie de la traduction.

    Mais cette thique positive suppose son tour deux choses. Premirement, une thique ngative, cest--dire une thorie des valeurs idologiques et littraires qui tendent dtourner la traduction de sa pure vise. La thorie de la traduction non ethnocentrique est aussi une thorie de la traduction ethnocentrique, cest--dire de la mauvaise traduction. J appelle mauvaise traduction la traduction qui, gnralement sous couvert de transmissibilit, opre une ngation systmatique de ltranget de luvre trangre.

  • 18 La traduction au manifeste

    Analytique de la traduction.Cette thique ngative devrait tre complte par une ana

    lytique de la traduction et du traduire. La rsistance culturelle produit une systmatique de la dformation qui opre au niveau linguistique et littraire, et qui conditionne le traducteur, quil le veuille ou non, quil le sache ou non. La dialectique rversible de la fidlit et de la trahison est prsente chez ce dernier jusque dans lambigut de sa position d crivant : le pur traducteur est celui qui a besoin d crire partir d une oeuvre, dune langue et d un auteur trangers. Dtour notable. Sur le plan psychique, le traducteur est ambivalent. Il veut forcer des deux cts : forcer sa langue se lester d tranget, forcer lautre langue se d-porter dans sa langue maternelle '. Il se

    1. On peut comparer cette position celle des crivains non franais crivant en franais. Il sagit des littratures des pays francophones, au premier chef, mais aussi d'oeuvres crites dans notre langue par des crivains nappartenant pas du tout des zones francophones, comme Beckett. Nous regrouperons ces productions sous la catgorie du franais tranger . Elles ont t crites en franais par des trangers , et portent la marque de cette tranget dans leur langue et dans leur thmatique. Parfois semblable au franais des Franais de France, leur langue en est spare par un abme plus ou moins sensible, comme celui qui spare notre franais des passages en franais de Guerre et Paix et de La Montagne magique. Ce franais tranger entretient un rapport'troit avec le franais de la traduction. Dans un cas, on a des trangers crivant en franais et donc imprimant le sceau de leur tranget notre langue; dans lautre, on a des uvres trangres rcrites en franais, venant habiter notre langue et donc la marquer, elles aussi, de leur tranget. Beckett est lillustration la plus frappante de cette proximit des deux franais, puisquil a crit certaines de ses uvres en franais, et traduit lui-mme certaines autres de langlais. Dans bon nombre de cas, ces uvres appartiennent des espaces bi- ou plurilingues, dans lesquels notre langue occupe une situation particulire : langue minoritaire domine, ou dominante, et dans tous les cas confronte dautres langues, avec des rapports souvent antagonistes. Cette situation est trs diffrente de celle qui rgne en France, puisque notre pays, malgr l'existence de langues rgionales, a tendance se vivre comme monolingue. Elle engendre des uvres marques dun double signe : en tant quuvres trangres, employant un franais priphrique , elles tendent tre de type vernaculaire, accueillant lexpressivit populaire. En tant quuvres crites en franais, elles tendent pour manifester une appartenance et une opposition aux langues dominantes voisines employer un franais plus pur que celui de France. Ces deux tendances peuvent

  • 19veut crivain, mais nest que r-crivain. Il est auteur - et jamais LAuteur. Son uvre de traducteur est une uvre, mais nest pas Luvre. Ce rseau d ambivalences tend dformer la pure vise traductrice et se greffer sur le systme idologique dformant voqu plus haut. A le renforcer.

    Pour que la pure vise de la traduction soit autre chose quun vu pieux ou un impratif catgorique , devrait donc sajouter lthique de la traduction une analytique. Le traducteur doit se mettre en analyse , reprer les systmes de dformation qui menacent sa pratique et oprent de faon inconsciente au niveau de ses choix linguistiques et littraires. Systmes qui relvent simultanment des registres de la langue, de lidologie, de la littrature et du psychisme du traducteur. On peut presque parler de psychanalyse de la traduction comme Bachelard parlait d une psychanalyse de lesprit scientifique : mme ascse, mme opration scrutatrice sur soi. Cette analytique peut se vrifier, seffectuer par des analyses globales et restreintes. Par exemple, propos d un roman, on peut tudier le systme de traduction employ. Dans le cas d une traduction ethnocentrique, ce systme tend dtruire le systme de loriginal. Tout traducteur peut observer sur lui-mme la ralit redoutable de ce systme inconscient. Par sa nature, ce travail analytique, comme tout travail d analyse, devrait tre pluriel. On sacheminerait par l vers une pratique ouverte, et non plus solitaire, du traduire. Et vers linstitution d une critique des traductions parallle et complmentaire la critique des textes. Plus encore : cette analytique de la pratique traduisante

    i ,se retrouver dans la mme uvre, et c'est le cas d'un Edouard Glissant ou dune Simone Schwartz-Bart. Dans tous les cas, le texte franais tranger parat autre que le texte franais de France. Ces deux tendances antagonistes l'apparentent l'criture du traducteur qui, confront un texte tranger autre , est simultanment tent de dfendre sa langue (surffancisation) et de l'ouvrir llment tranger. Le paralllisme structurel est donc frappant, et il nest pas tonnant que le but du traducteur, enrichir sa langue, soit aussi celui de bon nombre de ces crivains. Le pote mauricien Edouard Maunick dclare: Je voudrais insminer le franais (Ecrire, mais dans quelle langue?, Le Monde, 11-3-1983).

    La traduction au manifeste

  • 20devrait sajouter une analyse textuelle effectue dans lhorizon de la traduction : tout texte traduire prsente une systmacit propre que le mouvement de la traduction rencontre, affronte et rvle. En ce sens, Pound pouvait dire que la traduction tait une forme sut generis de critique, dans la mesure o elle rend manifestes les structures caches d un texte. Ce-systme- de-luvre est la fois ce qui offre le plus de rsistance la traduction et ce qui la permet et lui donne sens.

    La traduction au manifeste

    L autre versant du texte.Il y aurait lieu aussi d analyser dans ce cadre le systme des

    gains et des pertes qui se produit dans toute traduction, mme acheve. Ce que lon appelle son caractre approximatif . En affirmant, au moins implicitement, que la traduction potentialise loriginal, Novalis a contribu nous faire sentir que gains et pertes, ici, ne se situent pas sur le mme plan. Ce qui veut dire : dans une traduction, il ny a pas seulement un certain pourcentage de gains et de pertes. ct de ce plan, indniable, il en existe un autre o quelque chose de loriginal apparat qui napparaissait pas dans la langue de dpart. La traduction fait pivoter luvre, rvle delle un autre versant. Quel est cet autre versant? Voil ce qui reste mieux percevoir. En ce sens, lanalytique de la traduction devrait nous apprendre quelque chose sur luvre, sur le rapport de celle-ci sa langue et au langage en gnral. Quelque chose que ni la simple lecture, ni la critique ne peuvent dceler. En re-produisant le systme-de-luvre dans sa langue, la traduction fait basculer celle-ci, et cest l, indubitablement, un gain, une potentialisation . Goethe a eu la mme intuition en parlant ce propos de rgnration . Luvre traduite est parfois rgnre . Et pas seulement sur le plan culturel ou social : dans sa partance propre. A cela correspondrait par ailleurs que, dans la langue

  • 21darrive, la traduction veille des possibilits encore latentes et quelle seule, de manire diffrente de la littrature, a pouvoir d veiller. Holderlin pote ouvre des possibilits de la langue allemande qui sont homologues, mais non identiques, celles quil ouvre en tant que traducteur.

    La traduction au manifeste

    Vise mtaphysique et pulsion du traduire.Je voudrais prsent examiner brivement comment la pure

    vise thique de la traduction sarticule avec une autre vise - la vise mtaphysique de la traduction et, corrlativement, avec ce que lon peut appeler la pulsion du traduire. J entends par l ce dsir de traduire qui constitue le traducteur comme traducteur, et que lon peut dsigner du terme freudien de pulsion puisquil a, comme le soulignait Valry Larbaud, quelque chose de sexuel au sens large du terme.

    Quest-ce que la vise mtaphysique de la traduction? Dans un texte devenu presque canonique, Walter Benjamin a voqu la tche du traducteur. Celle-ci consisterait chercher, par-del le foisonnement des langues empiriques, le pur langage que toute langue porte en elle comme son cho messianique. Une telle vise - qui na rien voir avec la vise thique - est rigoureusement mtaphysique, dans la mesure o, platoniquement, elle cherche un au-del vrai des langues naturelles. Ce sont les Romantiques allemands, d ailleurs voqus par Benjamin dans son essai, qui ont le plus purement incarn cette vise, et notamment Novalis. Cest la traduction contre Babel, contre le rgne des diffrences, contre lempiricit. Or, curieusement, cest l ce que cherche galement, pour ainsi dire ltat sauvage, la pure pulsion du traduire, telle quelle se manifeste par exemple chez A.W. Schlegel ou Armand Robin. Le dsir de tout traduire, d tre poly -, omnitraducteur, sallie chez eux un rapport problmatique - voire antagoniste -

  • leur langue maternelle. Pour A.W. Schlegel, lallemand est une langue gauche, raide, certes capable de travailler , mais pas de jouer . La polytraduction a justement chez lui pour vise de faire jouer la langue maternelle . En un point, cette vise se confond avec la vise thique, telle quelle sexprime chez un Humboldt, pour qui la traduction doit largir lallemand. Mais en ralit, la pulsion traductrice se fixe un but qui laisse loin derrire lui tout projet humaniste. La polytraduction devient un but en soi, dont lessence est plutt de dnaturaliser radicalement la langue maternelle. La pulsion traductrice part toujours du refus de ce que Schleiermacher appelle das beimiches Wohlbefinden der Sprache lintime bien-tre de la langue. La pulsion traduisante pose toujours une autre langue comme ontologiquement suprieure la langue propre. De fait, lune des expriences premires de tout traducteur nest-elle pas que sa langue est comme dmunie, pauvre face la richesse langagire de luvre trangre? La diffrence des langues - autres langues et langue propre - est ici hirarchise. Ainsi langlais ou lespagnol seront-ils par exemple plus souples , plus concrets , plus riches que le franais! Cette hirarchisation na rien voir avec un constat objectif : cest d elle que part le traducteur, cest elle quil retrouve dans sa pratique, cest elle quil ne cesse de raffirmer. Le cas d Armand Robin vrifie clairement cette haine de la langue maternelle qui est le moteur de la pulsion traductrice. Armand Robin avait pour ainsi dire deux langues maternelles, le fissel - un dialecte breton - et le franais. Son activit polytraductrice se fonde clairement sur la haine de sa seconde langue maternelle, langue qui, pour lui, est fortement charge de faute :

    J aimais d autant plus les langues trangres pour moi pures, tellement lcart : dans ma langue franaise (ma seconde langue) il y avait eu tou tesles trahisons.

    On savait y dire oui l infamie!

    22 La traduction au manifeste

  • Il est vident quici, la vise mtaphysique, dpasser la finitude des langues empiriques et celle de sa propre langue dans un lan messianique vers la parole vraie - Robin dit : tre la Parole et non des paroles se lie la pure pulsion traductrice qui veut transformer la langue maternelle en la confrontant des langues non maternelles et, comme telles, toujours suprieures : plus flexibles , plus joueuses ou plus pures .

    On pourrait dire que la vise mtaphysique de la traduction est la mauvaise sublimation de la pulsion traduisante, alors que la vise thique est son dpassement. En effet, la pulsion traductrice est le fondement psychique de la vise thique - ce sans quoi elle ne serait quun impratif impuissant. La mimsis traduisante est forcment pulsionnelle. Mais en mme temps, elle dpasse la pulsion, car elle ne veut prcisment plus cette secrte destruction/transformation de la langue maternelle que souhaitent celle-ci et la vise mtaphysique. Dans le dpassement que reprsente la vise thique se manifeste un autre dsir : celui d tablir un rapport dialogque entre langue trangre et langue propre.

    Histoire de la traduction thique de la traduction Analytique de la traduction

    tels sont donc les trois axes qui peuvent dfinir une rflexion moderne sur la traduction et les traducteurs.

    La traduction au manifeste 23

    Traduction et transtextualit. quoi sajouterait un quatrime axe, touchant au domaine

    de la thorie de la littrature et de la transtextualit. Une uvre vritablement littraire se dploie toujours dans un

  • horizon de traduction. Don Quichotte en est lexemple le plus frappant. Cervantes, dans son roman, nous explique que le manuscrit des aventures de son hros a t traduit de larabe. Loriginal aurait soi-disant t crit par un Maure, Cid Hamet Bengeli. Ce nest pas tout : Don Quichotte et le cur dissertent doctement plusieurs reprises sur la traduction, et la plupart des romans qui drglent lesprit du hros sont aussi des traductions. Il y a une ironie fabuleuse dans le fait que le plus grand roman espagnol soit prsent par son auteur comme une traduction de larabe soit de la langue qui avait t dominante dans la Pninsule pendant des sicles. Cela, certes, pourrait nous apprendre quelque chose sur la conscience culturelle espagnole. Mais aussi sur le lien de la littrature avec la traduction. Au fil des sicles, ce lien se vrifie, des potes des xve et xvie sicles Hlderlin, Nerval, Baudelaire, Mallarm, George, Rilke, Benjamin, Pound, Joyce ou Beckett.

    Il y a l pour la thorie de la traduction un champ de recherches fcond, condition quil dpasse le cadre trop troit de la transtextualit et soit reli aux travaux sur les langues et les cultures en gnral. Un champ pluridisciplinaire dans lequel les traducteurs pourront fructueusement travailler avec les crivains, les thoriciens de la littrature, les psychanalystes et les linguistes.

    24 La traduction au manifeste

    fans, mai 1981.

  • INTRODUCTION

    Le prsent essai est consacr un examen des thories que les Romantiques allemands - de Novalis, Friedrich Schlegel, A. W. Schlegel Schleiermacher - ont consacres la traduction. Ces thories seront brivement compares avec celles, contemporaines, de Herder, de Goethe, d Humboldt et de Holderlin. Il est bien connu que les Romantiques allemands, du moins ceux qui se sont regroups autour de la revue Athenum, ont produit une srie de grandes traductions qui se sont avres tre un bien durable du patrimoine allemand : A. W. Schlegel (avec Ludwig Tieck) a traduit Shakespeare, Cervantes, Calderon, Ptrarque, ainsi que de nombreuses autres uvres espagnoles, italiennes et portugaises. Schleiermacher, quant lui, a traduit Platon. Il y a l une entreprise de traduction systmatique et parfaitement slective. Les traductions de Goethe, de Humboldt et de Holderlin prsentent galement un haut degr de slectivit, mais leurs orientations sont sensiblement diffrentes.

    Toutes ces traductions, faites lore du xixe sicle, renvoient historiquement un vnement qui a t dcisif pour la culture, la langue et lidentit allemandes : la traduction, au xvic sicle, de la Bible par Luther. Cette traduction, en effet, a marqu le dbut d une tradition dans laquelle lacte de traduire est dsormais et jusqu aujourdhui considr comme une partie

  • 26 Introductionintgrante de lexistence culturelle et, plus encore, comme un moment constitutif de la germanit, de la Deutschbeit. Le fait na pas manqu d tre soulign par maints grands penseurs, potes et traducteurs allemands, du xviiT sicle au xxc sicle :

    Leibniz :Je ne puis croire qu il soit possible de traduire les Saintes critures

    dans d autres langues de faon aussi dlicate que nous ne les avons enallemand

    Goethe :Tout fait indpendam m ent de nos propres productions, nous avons

    dj atteint grce [...] la pleine appropriation de ce qui nous est tranger un degr de culture (B'tldung) trs lev. Les autres nations apprendront bientt lallemand, parce q u elles se rendront compte q u ainsi elles pour-

    ront spargner dans une certaine mesure lapprentissage de presque toutes les autres langues. De quelles langues, en effet, ne possdons-nous pas les meilleures uvres dans les plus minentes traductions1 2 3?

    Les Allemands contribuent depuis longtemps une mdiation et une reconnaissance mutuelles. Celui qui comprend la langue allemande se trouve sur le march o toutes les nations prsentent leurs marchandises 2.

    La force d une langue n est pas de repousser ltranger, mais de le dvorer 2.

    A. W. Schlegel :Seule une m ultiple rceptivit pour la posie nationale trangre, qui

    doit si possible m rir et crotre jusqu luniversalit, rend possibles des progrs dans la fidle reproduction des pomes. J e crois que nous sommes sur le point d inventer le vritable art de la traduction potique; cette gloire tait rserve aux Allemands \

    1. In Sdun, Problme und Theorien des Uberselzens, Max Huber, Munich, 1967, p. 50.

    2. In Strich, Goethe und die Weltltteratur, Francke Verlag, Berne, 1957, p. 18 et 47.

    3. Athenum, II, Rowohlt, Munich, 1969, p. 107.

  • Introduction 27Novalis :

    En dehors des Romains, nous sommes la seule nation qui ait vcu de faon aussi irrpressible l impulsion de la traduction, et qui lui soit aussi infiniment redevable de culture (Bildung). Cette impulsion est uneindication du caractre trs lev, trs original du peuple allemand. La germanit est un cosmopolitisme mlang au plus vigoureux des individualismes. C 'est seulement pour nous que les traductions sont devenues des largissements '.

    Schleiermacher :Une ncessit interne, dans laquelle sexprime assez clairement un destin

    propre de notre peuple, nous a pousss la traduction en m asse1 2 3.

    Humboldt :Q uand slargit le sens de la langue, slargit galement celui de la

    nation 3.

    Acte gnrateur d identit, la traduction a t en Allemagne, de Luther jusqu nos jours, lobjet de rflexions dont on trouverait sans doute difficilement lquivalent ailleurs. La pratique traductrice saccompagne ici dune rflexion, parfois purement empirique ou mthodologique, parfois culturelle et sociale, parfois franchement spculative, sur l sens de lacte de traduire, sur ses implications linguistiques, littraires, mtaphysiques, religieuses et historiques, sur le rapport entre les langues, entre le mme et lautre, le propre et ltranger. La Bible luthrienne est en elle-mme lauto-affirmation de la langue allemande face au latin de Rome , comme Luther la soulign dans son pitre sur l art de traduire et sur lintercession des Saints. Toutefois, au XVIIIe sicle, aprs la riche floraison des traductions du Baroque, et jusqu Herder et Voss, linfluence du classicisme

    1. Briefe und Dokumente, p. 367.2. Cit in Storig, Das Problem des Ubersetzens, Wissentschaftliche Buchgesellschaft,

    Darmstadt, 1969, p. 693. Ibid., p. 82.

  • 28 Introductionfranais amne lapparition d un courant de traductions purement formelles et conformes au bon got tel que le dfinit le sicle des Lumires. Ainsi de Wieland, dont les traductions de Shakespeare, nous dit Gundolf, partent du public au lieu de partir des potes 1 . Cette tendance que les Allemands de lpoque ont eux-mmes qualifie de francisante est victorieusement combattue avec la pntration en Allemagne de la littrature anglaise et lamorce dun retour aux sources (posie populaire, posie du Moyen Age, philosophie de Jacob Boehme, etc.), ainsi quavec une ouverture de plus en plus multiple , pour reprendre le terme dA. W. Schlegel, sur les diverses littratures mondiales. Cest galement lpoque o il est question, avec Lessing, puis avec Herder et Goethe, de la fondation d une littrature propre (quoique pas forcment nationale et encore moins, comme avec le Romantisme tardif, nationaliste) qui dfinirait clairement ses rapports avec le classicisme franais, les encyclopdistes, le sicle dOr espagnol, la posie de la Renaissance italienne, le thtre lisabthain, le roman anglais du xvme sicle et enfin, et essentiellement, lAntiquit grco-latine, dans le cadre de la vieille querelle, ravive par Winckelmann, des Anciens et des Modernes. cet gard, il sagit alors de savoir si ce sont les Grecs ou les Romains qui doivent avoir la prsance. Cette question, trs importante pour les Romantiques de lAthendum, restera lordre du jour jusqu Nietzsche.

    Dans cette auto-dfinition globale, cette situation lintrieur de lespace de jeu de la littrature europenne, la traduction joue un rle dcisif, en grande partie parce quelle est transmission de formes. La reprise des contes et des posies populaires, des chants et des popes mdivales, de Herder Grimm, a le mme sens : il sagit d une sorte dintra-traduction par laquelle la littrature allemande sannexe un vaste trsor de

    1. Sdun, op. cit., p. 32.

  • Introduction 29formes, bien plus quun stock de thmes et de contenus. La philologie, la grammaire compare, la critique et lhermneutique des textes, qui se constituent en Allemagne au tournant du XVIIIe sicle, jouent dans cette entreprise un rle fonctionnellement analogue : A.W. Schlegel est la fois critique, traducteur, thoricien de la littrature, philologue et comparatiste. Humboldt est la fois traducteur et thoricien du langage. Schleiermacher est hermneuticien , traducteur et thologien. D o un nud, dont nous verrons le sens, entre la critique, lhermneutique et la traduction.

    Cest dans ce champ culturel, celui que les Allemands commencent appeler la Bldung (culture et formation), que vont se dployer les entreprises des Romantiques, de Goethe, de Humboldt et de Hlderlin. Les traductions des Romantiques, qui revtent la forme consciente dun programme, correspondent simultanment un besoin concret de lpoque (enrichir le rpertoire des formes potiques et thtrales) et une vision qui leur est propre, marque par lIdalisme tel quil sest dfini avec Kant, Fichte et Schelling. Friedrich Schlegel, Novalis et Schleiermacher prennent eux-mmes une part active dans ce processus spculatif. Pour Goethe, moins thoricien, la traduction sintgre dans le cadre de la Weltli- teratur, de la littrature mondiale, dont le mdium le plus pur pourrait bien tre, ainsi que le suggre le texte cit plus haut, la langue allemande. La traduction est lun des instruments de la constitution de luniversalit. Vision qui est celle du classicisme allemand, dont il est le grand reprsentant avec Schiller et Humboldt. Pour les Romantiques de XAthenum, la traduction pratique en grand est un moment essentiel, avec la critique, de la constitution de la posie universelle progressive , cest--dire de laffirmation de la posie comme absolu. Comme pratique programmatique, elle a trouv ses excuteurs en A. W . Schlegel et L. Tieck, et ses thoriciens en F. Schlegel et Novalis. Certes, on ne trouve pas chez ces derniers

  • 30 Introductionune exposition systmatique de la thorie de la traduction, pas plus d ailleurs quune exposition systmatique de la thorie de la critique, du fragment, de la littrature ou de lart en gnral. Il nen existe pas moins, dans la masse des textes romantiques, une rflexion sur la traduction qui est troitement lie leurs rflexions - plus abouties sur la littrature et la critique. Il sagira donc pour nous de reconstituer cette rflexion en la situant dans le labyrinthe de leurs thories, labyrinthe qui, dans sa structure, savrera avoir quelque chose faire avec la traduction et la traduisibilit. Quand Novalis crit A. W. Schlegel : En fin de compte, toute posie est traduction 1 , il place dans une insondable proximit dessence le concept de Dichtung (suprme chez lui) et celui dUbersetzung. Quand F. Schlegel crit son frre : La force de pntrer dans la singularit la plus intime dun grand esprit, tu las souvent fustige chez moi avec mauvaise humeur, en lappelant talent de traducteur 2 , il place dans la mme proximit d essence - quoique de manire psychologique - critique, comprhension et traduction. On pourrait penser quil y a l un cho des paroles de Hamann dans Esthetica in nuce : .

    ,, Parler, cest traduire d une langue anglique en une langue humaine,cest--dire transposer des penses en mots - des choses en noms des imagesen signes3. '

    Mais il est vident que Novalis et F. Schlegel, dans leur rflexion sur le lien de la traduction et de la posie, ont une vision plus spcifique que celle qui affirme que toute pense et tout discours sont des traductions . Tout en partageant ce point de vue traditionnel, ils discernent un lien plus essentiel entre la posie et la traduction. Nous aurons montrer que la

    1. Ed. Wasmuth, Briefe und Dokumente, p. 368.2. Lettre du 11-2-1792, in Sdun, op. cit., p. 117,3. Nous citons ici lexcellente traduction de J.-F. Courtine publie dans le n" 13 de la revue PoStsie, d. Belin, 1980, Paris, p. 17.

  • Introduction 31traduction signifie pour eux un double structurel de la critique, dans le sens trs particulier que revt pour YAthenum cette notion, et que la traduisibilit est le mode mme de ralisation du savoir, de lEncyclopdie. Dans les deux cas, traduire est lopration romantisante , est lessence de la vie de lesprit, que Novalis a pu appeler la versabilit infinie 1 . Dans le cadre d une telle thorie, purement spculative, quen est-il des langues, de la pratique concrte des traductions? On aura une ide de ce qui se produit quand la traduction devient mise en uvre de la traduisibilit de tout en tout, en lisant cette remarque de Rudolf Pannwitz, selon laquelle la traduction dA. W Schlegel aurait davantage italianis que germanis Shakespeare :

    La traduction de Shakespeare par A. W . Schlegel est surestime. Schlegel tait trop mou et baignait beaucoup trop dans les vers romans et goethens pour atteindre la majestueuse barbarie des vers shakespeariens; ses vers sont plus des vers italiens que des vers anglais 2.

    Cette affirmation de Pannwitz, videmment polmique, renvoie en premier lieu au fait historique que les Romantiques ont annex la littrature allemande les formes artistiques romanes 3 . On ne saurait oublier que romantisme vient de roman , et que les membres de Y Athenum jouaient pertinemment sur le double sens de roman , soccupant la fois des formes romanes et des formes romanesques . Mais elle renvoie aussi, et plus profondment, au rapport pour ainsi dire versatile que les Romantiques entretiennent avec les langues en gnral, comme sil leur tait possible de toutes les habiter. Comme Armel Guerne la fort bien not, Novalis

    1. Pour lanalyse de cette expression, voir notre Chapitre 5.2. Die Krisis der europischen Kultur, Nuremberg, 1947, p. 192.3. Benjamin, Werke, I, 1, Suhrkamp, Francfort, 1974, Der Begriff der Kunstkritik

    in der deutschen Romantik, p. 76.

  • 32 Introductionentretient un curieux rapport avec le latin et le franais (et les expressions d origine romane qui existent en allemand) :

    La langue de Novalis [...] est curieusement francise ou latinise jusque dans son vocabulaire

    Dans une certaine mesure, on peut dire que la traduction romantique cherche jouer avec les langues et leurs littratures, les faire verser les unes dans les autres tous les niveaux (particulirement celui des mtriques, ce qui motive la remarque de Pannwitz : A. W. Schlegel a parfois recouru des rimes italiennes dans sa traduction de Shakespeare), tout comme lEncyclopdie vise verser les diverses catgories des sciences les unes dans les autres :

    Une science ne se laisse vraiment reprsenter que par une autre science \

    Encyclopdistique. Il y a une Doctrine de la Science philosophique, critique, m athm atique, potique, chimique, historique

    Mais se porter dlibrment tantt dans telle sphre, tantt dans telle autre, comme dans un autre monde, et cela non pas simplement dans lentendement ou l imagination, mais de toute son m e; renoncer librem ent tantt celle-ci, tantt cette autre partie de son tre, en se lim itant totalem ent telle partie; chercher et trouver son unit et sa propre totalit tantt dans telle, tantt dans telle individualit en oubliant dessein tout le reste : il n y a pour le faire qu un esprit qui soit, en quelque sorte, 1 2 3

    1. Hic et nunc, dans Le Romantisme allemand, Cahiers du Sud, 1949, p. 357. Gueme dveloppe ailleurs ce point de vue : Que de fois Novalis, dans ses Fragments, ne rve-t-il pas dune langue plus euphonique que la sienne! [...] Telle est la raison [...] qui permet de saisir pourquoi il y a chez Novalis un tel penchant franciser son allemand jusque dans le vocabulaire, et sy comporter spirituellement en latin [...] Il est incontestable que luvre de Novalis avait quant elle, intrieurement, sa raison dtre en franais [...] une sorte de besoin initial, dont la satisfaction lui donne, ou lui rend quelque chose, en dpit de tout ce que lui fait perdre au passage [...] la re-pense et [...] la traduction (in La Dlirante, n" 4-5, Paris, 1972, p. 185-186). Ce qui explique, sans pour autant justifier son trs grand arbitraire, la traduction francisante que Gueme a donne de Novalis.

    2. Novalis, Fragmente I, n 1694, p. 448-449.3. Ibid., n 38, p. 18.

  • une quantit d esprits et qui contienne en soi-mme tout un systme de personnalits

    Encyclopdie et posie universelle progressive jouent le mme jeu. Et ce jeu nest pas futile, nest pas seulement lexpression psychologique dun talent de traducteur : cest le reflet, ou plutt le symbole, du jeu de lEsprit avec lui-mme. Le langage, pour Novalis, joue un tel jeu, comme lnonce son fameux Monologue :

    Lerreur risible et tonnante, cest que les gens simaginent et croient parler en fonction des choses. Mais le propre du langage, savoir q u il n est tout unim ent occup que de lui-mme, tous lignorent. Cest pourquoi le langage est un si merveilleux et si fcond mystre : que quelquun parle tout simplem ent pour parler, cest justement alors q u il exprime les plus originales et les plus magnifiques vrits [...] Si seulement on pouvait faire comprendre aux gens qu il en va du langage comme des formules mathmatiques : elles constituent un m onde pour soi, pour elles seules : elles jouent entre elles exclusivement, ce qui justement fait qu elles sont si expressives, que justement en elles se reflte le jeu trange des rapports entre les choses. Membres de la nature, cest par leur libert q u elles sont, et cest seulement par leurs libres mouvements que sexprime lme du monde, en en faisant ensemble une mesure dlicate et le plan architectural des choses. De mme en va-t-il galement du langage 2.

    Introduction 33

    Comme on voit, la conqute des mtriques trangres, la francisation de la langue de Novalis, cela relve dun certain 1 2

    1. F. Schlegel, in : L Absolu littraire (indiqu plus loin par AL) de Ph. Lacoue- Labarthe et J.-L. Nancy, Le Seuil, Paris, 1978, p. 114. Cf. ce texte de F. Schlegel cit par Beda Allemann dans Ironie und Dichtung, Neske, Pfllingen, 1969, p. 58 : Le bon critique et caractriseur doit observer de faon fidle, consciencieuse et multiple comme le physicien, mesurer prcisment comme le mathmaticien, tablir de soigneuses rubriques comme le botaniste, dissquer comme lanatomiste, diviser comme le chimiste, ressentir comme le musicien, imiter comme un acteur, embrasser pratiquement comme l'amant, tout saisir du regard comme un philosophe, tudier cycliquement comme un sculpteur, tre svre comme un juge, religieux comme un antiquaire, comprendre le moment comme un politicien, etc. Bref, se verser dans tout, tre vers dans tout, et tout verser dans tout. Tel est le talent de traducteur romantique.

    2. Novalis, Fragmente II, Wasmuth, p. 203-204.

  • 34 Introductionjeu avec le langage et les langues. Mais dans un tel jeu, quen est-il de intraduisibilit, cest--dire de ce qui, dans la diffrence des langues, savre tre lirrductible, un niveau qui na pas besoin dtre celui de la linguistique, et que chaque traducteur rencontre comme lhorizon mme de l impossibilit de sa pratique - impossibilit quil doit cependant affronter et habiter? Nous aurons voir quel statut (ou non-statut) lui donnent les Romantiques - un statut troitement li la notion de criticabilit et celle d incriticabilit. Nous aurons voir que la traduisibilit et lintraduisibilit sont comme dtermines a priori par la nature mme des oeuvres. Paradoxe pouvant se formuler ainsi : ce qui ne sest pas dj traduit soi- mme nest pas traduisible, ou ne mrite pas d tre traduit.

    Il est frappant de constater que nulle part, la thorie spculative de la traduction ne rencontre vraiment le problme du langage et des langues, comme cest le cas chez Goethe, Hum- boldt et Hlderlin. Intgre la thorie de la littrature et de luvre comme mdium de labsolu potique, la traduction perd ici sa dimension culturelle et linguistique concrte, sauf quand il sagit, chez A. W. Schlegel, de rflexions presque techniques sur lintroduction des mtriques en allemand. Encore le langage, dans cette optique, apparat-il, non comme une dimension, mais comme linstrument docile ou rtif d un certain jeu potique :

    Je suis persuad, crit A. W . Schlegel, que la langue ne peut rien sans la volont, le zle et la sensibilit (Sinn) de ceux qui lem ploient [...] N otre langue est raide; nous sommes d autant plus souples; elle est dure et rude; nous faisons tout pour choisir des tons doux et plaisants; nous nous entendons mme, si ncessaire, faire des jeux de mots, chose pour laquelle la langue allemande est extrmement maladroite, parce qu elle veut toujours travailler, jamais jouer. O sont donc les qualits merveilleuses, tellement clbres, qui feraient de notre langue en soi la seule tre appele traduire toutes les autres? Une certaine richesse de vocabulaire, qui n est pas telle qu elle ne laisse souvent sentir sa pauvret dans la traduction; la capacit de composer, et ici et l de driver; un

  • Introduction 35ordre des mots un peu plus libre que dans quelques autres langues modernes, et, enfin, une certaine flexibilit mtrique. En ce qui concerne cette flexibilit, elle est toute naturelle, puisque notre posie, depuis lpoque des Provenaux, a gnralement suivi des modles trangers. Que le succs de l introduction de la m trique antique [...] doive tre davantage attribu au zle et la sensibilit (Sinn) de certains potes q u la structure de la langue elle-mme, je lai dm ontr ailleurs '.

    Tout se passe comme sil sagissait de faire jouer une langue un jeu celui de la flexibilit pour lequel elle nest jamais naturellement prpare. Dans le mme texte, A. W. Schlegel compare cette opration celles des Romains, qui ont civilis eux aussi leur langue par un immense effort de traduction.

    Par rapport aux tentatives pratiques et thoriques de 1 Athe- num, les rflexions de Schleiermacher et de Humboldt reprsentent le moment o la traduction entre dans lhorizon de lhermneutique et de la science du langage. Il est caractristique de constater que ces deux penseurs se heurtent immdiatement au problme du langage et du rapport de lhomme au langage - comme ce que celui-ci ne peut jamais dominer partir dune position de sujet absolu. Novalis, le plus souvent, avait pens le langage comme linstrument du sujet pensant :

    Le langage aussi est un produit de limpulsion la formation (Bil- dungstrieb). T out comme celle-ci se forme toujours identiquem ent dans les circonstances les plus diffrentes, le langage, par la culture, un dveloppem ent et une vivification croissants, devient expression profonde de lide de lorganisation, du systme de la philosophie. Tout le langage est un postulat. Il est d origine positive, libre 1 2.

    Postulat et positif renvoient ici au fait que le langage est pos, institu par lesprit comme son mode d expression. Dans une telle conception, il ne peut jamais tre pens comme

    1. Atkenum, Band II, p. 108.2. Fragmente H, n 1922, p. 53.

  • 36 Introductioncette dimension immatrisable de ltre humain, qui le confronte la multiplicit la fois empirique et transcendantale des langues : ltre-Babel opaque du langage naturel. Humboldt et Schleiermacher, eux, sapprochent de cette ralit du langage, sans pourtant la reconnatre comme telle. Mais leur dmarche, surtout, nest plus spculative comme celle de YAtbenum. Elle inaugure, chez Humboldt partir du Classicisme de Weimar, chez Schleiermacher partir du Romantisme dIna, une nouvelle phase de la rflexion sur la traduction, qui sera reprise en Allemagne par des esprits comme Rosenzweig et Schade- waldt, quand le moment sera venu aprs toute une priode de positivisme philologique triomphant - de poser le problme de la re-traduction des grands textes littraires et religieux du pass. Rudolf Pannwitz prend lentire mesure de ce tournant du temps quand il dclare :

    Nos versions, mme les meilleures, partent d un faux principe, elles veulent germaniser le sanscrit, le grec, langlais, au lieu de sanscritiser, d hellniser, d angliciser lallemand [...] Lerreur fondamentale du traducteur est de conserver ltat contingent de sa propre langue au lieu de la soumettre la motion violente de la langue trangre [...] O n nimagine pas quel point la chose est possible; jusqu quel degr une langue peut se transformer; de langue langue, il ny a gure plus de distance que de dialecte dialecte, mais cela non point quand on les prend trop la lgre, bien p lut t quand on les prend assez au srieux '.

    Et cest alors que les traductions de Hlderlin, justement parce quelles tendent se soumettre la motion violente de la langue trangre , passent au premier plan, et avec elles le rapport des langues comme accouplement et diffrenciation, comme affrontement et mtissage. Ou plus prcisment : le rapport de la langue maternelle avec les autres langues, tel quil se joue dans la traduction, et tel quil dtermine le rapport de la langue maternelle elle-mme. Evolution qui est la ntre, 1

    1. Pannwitz, op. cit., p. 193-

  • Introduction 37ou qui devrait ltre, et qui se prcise peu peu avec ce que la linguistique, la critique moderne et la psychanalyse, entre autres, nous apprennent sur le langage et les langues en gnral.

    La thorie romantique de la traduction, potique et spculative, constitue bien des gards le sol dune certaine conscience littraire et traductrice moderne. La vise de notre tude est ici double : il sagit d une part de rvler le rle encore mconnu de cette thorie dans lconomie de la pense romantique. Mais d autre part, il sagit d en discuter les postulats, et de contribuer ainsi une critique de notre modernit. Thorie spculative de la traduction et thorie intransitive ou monologique de la littrature sont lies '. On peut en trouver des exemples frappants au xxe sicle avec Blanchot, Steiner ou Serres. Cette volution ouverte par 1 Athenum en est aujourdhui sa phase rptitive et pigonale : il sagit prsent de sen librer pour prparer un nouveau champ de la littrature, de la critique et de la traduction.

    La thorie spculative de la traduction et la thorie intransitive de la posie sont profondment des choses du pass , quels que soient les oripeaux modernes dont elles se parent. Elles barrent le chemin de la dimension historique, culturelle et langagire de la traduction et de la posie. Et cest cette dimension qui commence, de nos jours, se rvler.

    En ce qui nous concerne, notre travail critique sur les thories de la traduction lpoque classique et romantique en Allemagne est issu dune double exprience.

    En premier lieu, d une longue familiarit, presque symbiotique, avec le Romantisme allemand 1 2. Comme bien dautres, avec Breton, Bguin, Benjamin, Blanchot, Gueme, Jaccottet,

    1. Pour une discussion du monologique et de l intransitif , on se reportera Todorov, Thories du symbole, Le Seuil, Paris, 1977, et Mikhal Bakhtine, Esthtique et thorie du roman, Gallimard, Paris, 1978.

    2. Antoine Berman, Lettres Fouad El Etr sur le Romantisme allemand, in : La Dlirante, n 3, Paris, 1968.

  • 38 Introductionetc., nous avons cherch dans celui-ci Yorigine fascinante de notre conscience littraire. Quoi de plus fascinant, cest--dire de plus charg d imaginaire, que le Romantisme allemand? Dautant plus fascinant quil se pare du double prestige du thorique et du fantastique, et que nous croyons y trouver lunion (elle-mme imaginaire) du potique et du philosophique. Le Romantisme est lun de nos mythes.

    Une trajectoire littraire et intellectuelle dautant plus affame d auto-affirmation et dabsoluit quelle se coupait progressivement de tout sol historique et langagier a cru y trouver sa propre image - de plus en plus exsangue et prive de vie. Tout nest pas monologue et auto-rflexion dans lhistoire de la posie et de la littrature modernes '. Mais il est certain quil sagit d une tendance dominante. On peut parfaitement se reconnatre en elle. On peut aussi, et cest notre position, la refuser au nom de lexprience d une autre dimension littraire. Celle que nous retrouvons dans la posie et le thtre europens antrieurs au xvne sicle, dans la tradition romanesque, et qui na videmment jamais disparu. Cette dimension, le Romantisme allemand la certes connue, puisquil en a fait le champ privilgi de ses traductions et de ses critiques littraires. Mais en mme temps, il en est rest spar (on le verra avec A. W. Schlegel) par un infranchissable abme.

    Et cest cette dimension qui sest ouverte nous quand, aprs avoir traduit des Romantiques allemands, nous avons t amen traduire des uvres romanesques latino-amricaines modernes. Comme les auteurs du xvie sicle europen, Roa Bastos, Guimaraes Rosa, J.-M. Arguedas - pour ne citer que les plus grands - crivent partir d une tradition orale et populaire 1 2. Do le problme quils posent la traduction :

    1. Comme tout ne lest pas dans le Romantisme. Nous ne parlons ici que du Romantisme d'Ina, sans cesse mystifi.

    2. Voir A. Berman, L'Amrique latine dans sa littrature , Cultures, Unesco, 1979, et La traduction des oeuvres latino-amricaines , Lendemains, Berlin, 1982.

  • Introduction 39comment restituer des textes enracins dans la culture orale dans une langue comme la ntre, qui a suivi une trajectoire historique, culturelle et littraire inverse? On pourrait ne voir l quun problme technique, sectoriel, et cest tout. Mais en vrit, il y a l un dfi, qui met en jeu le sens et le pouvoir de la traduction. Le travail accomplir sur le franais moderne pour le rendre capable d accueillir authentiquement, cest- -dire sans ethnocentrisme, ce domaine littraire montre bien quil sagit, dans et par la traduction, de participer ce mouvement de dcentrement et de changement dont notre littrature (notre culture) a besoin si elle veut retrouver une figure et une exprience delle-mme quelle a en partie perdues (pas totalement, bien sr!) depuis le Classicisme. Mme si le Romantisme franais a eu lambition de les retrouver. La traduction, si elle veut tre capable de participer un tel mouvement, doit rflchir sur elle-mme et sur ses pouvoirs. Cette rflexion est invitablement une auto-affirmation. Et celle-ci, rptons- le, est historiquement et culturellement situe : elle est au service d un certain tournant de la littrature. Les problmes poss par la traduction latino-amricaine ne sont nullement sectoriels; on les retrouve sans peine dans d autres domaines de traduction. Aucune thorie du traduire ne serait ncessaire si quelque chose ne devait pas changer dans la pratique de la traduction. LAllemagne des Romantiques, de Goethe, de Humboldt, de Hlderlin et de Schleiermacher a connu sa faon une problmatique analogue. Voil pourquoi nous avons t amens tenter d crire - fut-ce partiellement un chapitre de lhistoire de la traduction europenne et un chapitre de lhistoire de la culture allemande. Chapitre particulirement lourd de sens, puisque nous y reconnaissons des choix qui sont les ntres, mme si notre champ culturel sest transform '. Ce travail historique est lui-mme au service dun certain combat 1

    1. Voir notre Conclusion.

  • 40 Introductionculturel o doivent saffirmer la fois la spcificit de la traduction et le refus dune certaine tradition littraire moderne. La traduction mriterait son sculaire statut ancillaire si elle ne devenait pas enfin un acte de dcentrement crateur conscient de lui-mme.

    Il nous reste signaler les tudes auxquelles cet essai est le plus redevable. Il nexiste notre connaissance aucune tude d ensemble sur les traductions et les thories de la traduction des Romantiques. Tout au plus trouve-t-on quelques monographies consacres des traductions de L. Tieck et d A. W . Schlegel. Certaines thses universitaires allemandes tudient parfois le rapport de tel ou tel Romantique une littrature trangre, mais sans jamais aborder de front la question de la nature, de la finalit et du sens des traductions quil a pu en donner '. Les rares ouvrages consacrs en Allemagne la thorie romantique du langage constatent bien limportance qua pour elle la traduction, mais nen offrent aucune analyse dpassant le niveau d une paraphrase. Il en va pratiquement de mme pour Goethe. Les traductions de Hl- derlin, par contre, ont t soigneusement tudies (tout au moins celles du grec), notamment par F. Beissner et W. Schadewaldt. .

    Le seul auteur avoir pleinement mesur limportance du sujet et lavoir situ dans le cadre d ensemble de la rflexion romantique reste Walter Benjamin dans Der Begriff der Kunst- kritik in der deutschen Romantik, louvrage peut-tre le plus pntrant jamais crit sur 1 'Athenum :

    A ct de la traduction de Shakespeare, luvre romantique durabledes Romantiques consiste avoir annex la littrature allemande les 1

    1. Ce qui montre combien le thme de la traduction reste culturellement et idologiquement occult. Cf. cependant A. Huyssen, Die frhromantische Konzeption von Ubersetzung und Aneignung. Studien zur frhromantischen Utopie einer deutschen Weltliteratur, Atlantis Verlag, Zrich/Freiburg, 1969.

  • Introduction 41formes artistiques romanes. Leur effort tait dirig, en pleine conscience, vers lappropriation, le dveloppement et la purification de ces formes. Mais leur rapport avec celles-ci tait tout fait diffrent de celui des gnrations prcdentes. Les Romantiques ne concevaient pas, comme lAufklrung, la forme comme une rgle esthtique de lart, et le fait de sy soumettre comme la prcondition ncessaire pour que loeuvre exerce un effet distrayant ou sublime. La forme, pour eux, n tait pas une rgle, et ne dpendait pas non plus de rgles. Cette conception, sans laquelle les traductions de litalien, de lespagnol et du portugais d A. W . Schlegel, rellement importantes, seraient impensables a t philosophiquement dveloppe par son frre '.

    Ailleurs, dans La Tche du traducteur, W. Benjamin voque galement les Romantiques :

    [...] ils ont possd, avant d autres, un discernement quant cette vie des oeuvres dont la traduction est un tmoignage trs minent. Certes, ils ne lui ont gure reconnu ce rle, et toute leur attention sest porte bien plutt sur la critique, laquelle reprsente aussi, mais un moindre degr, un lment dans la survie des oeuvres. Cependant, bien q u ils naient gure pu tudier la traduction sur un mode thorique, leur oeuvre im portante de traducteurs n allait pas sans un sentiment de lessence et de la dignit de cette forme 1 2.

    Mme si Benjamin sous-estime la valeur des rares textes que les Romantiques ont consacrs la traduction, il nen reste pas moins quil a trs exactement circonscrit la place quelle occupe chez eux. En outre, sa propre vision de la traduction peut tre considre comme une radicalisation des intuitions de Novalis et de F. Schlegel.

    Nous avons galement utilis les travaux de P. Szondi, de B. Alemann, de M. Thalmann, de Lacoue-Labarthe et J.-L. Nancy sur la pense romantique. En ce qui concerne Novalis et F. Schlegel, nous avons repris partiellement les

    1. W. Benjamin, op. cit., p. 76.2. Walter Benjamin, Mythe et violence, trad. M. de Gandillac, Denol, Paris, 1971,

    p. 268-269.

  • 42 Introductionrflexions dun texte personnel antrieur, les Lettres Fouad El Etr sur le Romantisme allemand.

    Parmi les ouvrages consacrs la problmatique de la traduction et de la littrature, nous reconnaissons une particulire affinit avec ceux de Mikhal Bakhtine. After Babel, de George Steiner, est, par son ampleur et labondance de ses informations, un ouvrage de base fondamental sur la traduction, mme si lon ne partage pas ses conclusions thoriques. Enfin, le recueil de textes publi par H. J . Strig, Das Problem des Ubersetzens, donne une excellente vue d ensemble sur les thories de la traduction en Allemagne de Luther jusqu nos jours

    Dans le cadre avant tout thorique de notre travail, nous avons d renoncer, de rares exceptions prs, une analyse concrte des traductions des Romantiques et de leurs contemporains. Cette analyse aurait exig, pour tre pertinente, plus d espace que celui dont nous disposions ici. 1

    1. Depuis que ces lignes ont t crites a eu lieu en 1982 Marbach (Allemagne fdrale) une remarquable exposition intitule Die Weltliteratur - Die Lut! am bersetzen im Jahrhundert Goethes, La littrature mondiale - le plaisir de traduire au sicle de Goethe , organise par la Deutsche Schillergesellschaft. Le catalogue de cette exposition (700 pages) rassemble, outre une iconographie abondante, la quasi-totalit des documents disponibles sur la pratique de la traduction dans la priode que nous tudions ici. Cest un ouvrage de base dsormais indispensable pour tout travail sur la traduction dans lAllemagne romantique et classique.

  • 1Luther

    ou La traduction comme fondation

    Cest pourquoi le chef-d'uvre de la prose allemande est a juste titre le chef-duvre de son plus grand prdicateur: la Bible fu t jusqu' prsent le meilleur livre allemand.

    F. Nietzsche, Par-del le Bien et le Mal, Aubier-Montaigne, Paris, 1951, p. 192.

    Dans ses Notes et rflexions pour une meilleure comprhension du Divan occidental-oriental, Goethe observe :

    Comme l'A llem and fait sans cesse de nouveaux progrs sur lOrient par des traductions, nous nous trouvons amens prsenter ici quelques remarques qui ne sont pas nouvelles, mais q u on ne saurait assez rpter.

    Il y a trois sortes de traductions. La premire nous fait connatre ltranger dans notre sens nous; pour cela rien de mieux que la simple traduction en prose. En effet, comme la prose supprim e toutes les particularits de chaque posie nationale et rabaisse un mme niveau commun mme lenthousiasme potique, elle rend au dbut les plus grands services en ce qu'elle nous surprend au m ilieu de notre vie dom estique nationale, de notre existence prive commune en nous m ontrant les mrites minents de ltranger et nous apporte une vritable dification en nous levant au- dessus de nous-mmes sans que nous sachions com m ent cela se fait. La traduction de la Bible de Luther produira toujours cet effet '. 1

    1. Le Divan occidental-oriental, Aubier-Montaigne, Paris, 1963, p. 430.

  • cette observation fait exactement cho un texte de Posie et vrit :

    44 Luther ou La traduction comme fondation

    Le fait que cet hom m e remarquable [Luther] nous ait transmis comme d un seul jet une uvre conue dans les styles les plus divers et son ton potique, historique, im ptueux et didactique, a plus favoris la religion que s'il avait voulu reproduire dans le dtail les particularits de loriginal. En vain sest-on efforc de rendre accessibles dans leur forme potique le livre de Job, les Psaumes et autres chants. Pour la masse sur laquelle on doit agir, une traduction simple reste ce q u il y a de mieux. Ces traductions critiques qui rivalisent avec loriginal ne servent en vrit qu occuper les rudits entre eux '.

    Ce jugement de Goethe, partag en gros par toute la tradition allemande, concerne avant tout la signification historique de la traduction luthrienne. En renonant faire une traduction critique attache aux particularits de loriginal , Luther a su crer une uvre accessible au peuple allemand, susceptible de fournir une base solide au nouveau sentiment religieux, celui de la Rforme. Cest videmment de cela quil sagissait avec la Bible. Dans quelle mesure cette apprciation correspond- elle la ralit du travail de Luther?

    De 1521 1534, celui-ci travaille avec une quipe drudits sa traduction, en recourant simultanment la version latine et la version grecque, ainsi que parfois loriginal hbreu. Il existait cette poque d autres traductions allemandes de la Bible - la premire tant parue en 1475 - , mais elles fourmillaient de latinismes. Luther, lui, vise d emble la germanisation, la Verdeutschung, des textes sacrs. Cette vise est trs explicitement nonce dans un texte polmique, L Art de traduire et lintercession des Saints, dans lequel il dfend sa traduction et ses principes contre ceux qui prtendent que 1

    1. Dichtung und Wahrheit, Art. Ged. Ausgabe, Bd 10, p. 540.

  • le texte [de la Bible] a t modifi en beaucoup d endroits ou mme altr,

    ce qui aurait provoquchez beaucoup de simples chrtiens, et mme parmi les rudits qui ne connaissent pas les langues hbraque et grecque, indignation et horreur '.

    propos d un point de dtail, ladjonction dun seulement dans un texte de saint Paul, qui ne se trouve ni dans la version latine ni dans le texte grec, Luther dclare :

    J ai voulu parler allem and, et non pas latin ni grec, puisque javais entrepris de parler allem and dans la traduction. Mais lusage de notre langue allemande im plique que, lorsquon parle de deux choses dont on affirme lune en niant lautre, on emploie le m ot solum, seulement, ct du m ot pas ou aucun [...] Et ainsi de suite, de manire constante, dans lusage quotidien 1 2.

    Cette discussion renvoie un propos plus gnral : il sagit d offrir la communaut des croyants un texte en bon allemand. Mais que signifie, lpoque de Luther, le bon allemand? A coup sr pas un allemand qui obirait des* rgles et des canons prdtermins. Il ne peut sagir que de lallemand des dialectes, des Mundarten. Un peu plus loin, dans le mme texte, Luther est trs clair l-dessus :

    Car ce ne sont pas les lettres de la langue latine qu il faut scruter pour savoir comment on doit parler allemand, comme le font ces nes; mais il faut interroger la mre dans sa maison, les enfants dans les rues, lhom m e du commun sur le march, et considrer leur bouche pour savoir comment ils parlent, afin de traduire d aprs cela; alors ils comprennent et remarquent que lon parle allemand avec eux 2.

    Luther ou La traduction comme fondation 45

    1. Luther, uvres, t. VI, Labor et Fides, Genve, 1964, p. 190.2. Ibid., p. 195.

  • Traduire, donc, lcoute du parler populaire, du parler de tous les jours, pour que la Bible puisse tre entendue. Le bon allemand est celui du peuple. Mais le peuple parle une infinit d allemands. Il sagit donc de traduire dans un allemand qui slve d une certaine manire au-dessus de la multiplicit des Mundarten sans pour autant les renier ou les craser. Do la double tentative de Luther : traduire dans un allemand qui a priori ne peut tre que local, le sien, le Hochdeutsch, mais lever, dans le processus mme de la traduction, cet allemand local un allemand commun, une lengua franca. Pour que cet allemand ne devienne pas son tour une langue coupe du peuple, il doit conserver en lui quelque chose des Mundarten et des modes gnraux dexpression des parlers populaires. On aura donc la fois lemploi constant et dlibr dune langue trs orale, charge dimages, de locutions, de tournures, et un subtil travail d puration, de ddialectalisation de cette langue. Ainsi Luther par exemple traduit-il la parole du Christ
  • patrimoine. Ds le dbut, elle devient la pierre angulaire de la Rforme en Allemagne, comme Goethe la bien observ. Mais elle est plus que cela encore : en transformant le Hoch- deutsch en lengua franca, elle en fait pour des sicles le mdium de lallemand crit. Dans la traduction luthrienne se joue une premire et dcisive auto-affirmation de lallemand littraire. Grand rformateur , Luther est dsormais considr comme un crivain, comme un crateur de langue, et cest ainsi que Herder et Klopstock le clbrent.

    Voyons de plus prs de quoi il sagit dans la Verdeutschung parce que cela est susceptible dclairer les problmatiques de la traduction qui vont culminer la fin du xvme sicle avec les thories goethennes, romantiques, et surtout avec les traductions du grec de Hlderlin. Ce que Luther carte avec violence, cest le latin en tant que mdium officiel de lglise romaine et, plus gnralement, de lcrit. Nous sommes ici confronts un phnomne propre au xvf sicle ( la Rforme et la Renaissance), et que Bakhtine a excellemment dcrit dans son ouvrage sur Rabelais :

    Une orientation mutuelle, une interaction, un clairage rciproque des langues seffectuaient. Les langues fixaient directement et intensment leurs visages mutuels : chacune se reconnaissait elle-mme, ses possibilits comme ses limites, la lumire de Vautre. Cette dlimitation des langues se faisait sentir par rapport chaque chose, chaque notion, chaque point de vue '.

    La dlimitation dont parle Bakhtine concerne videmment, dans le cas qui nous occupe, laffrontement de lallemand et du latin. Mais elle concerne en mme temps

    le territoire intrieur des langues populaires nationales. Car la langue nationale unique n existe pas encore. Au cours du processus de passage de toute lidologie aux langues nationales, et de cration d un nouveau systme de langue littraire unique, samorait une orientation mutuelle 1

    Luther ou La traduction comme fondation 47

    1. M. Bakhtine, Luvre de Franois Rabelais, Gallimard, Paris, 1970, p. 461.

  • 48 Luther ou La traduction comme fondationintensive des dialectes lintrieur des langues nationales [...] Toutefois, les choses ne se lim itaient pas lorientation rciproque des dialectes. La langue nationale, devenant la langue des ides et de la littrature, devait fatalement entrer en contact substantiel avec d autres langues nationales

    Ici, Bakhtine souligne tout fait logiquementl immense importance des traductions dans ce processus [...] On connat la place exceptionnelle qu elles occupent dans la vie littraire et linguistique du xvie sicle [...] De plus, il fallait traduire en une langue qui n tait pas encore toute prte, mais en voie de formation. Ce faisant, la langue se formait 1 2.

    Cest bien ce qui se produit avec la Bible de Luther. De fait, lespace de jeu dcrit par Bakhtine est europen, mme si son livre sattache la littrature franaise. Mais aucune traduction franaise de lpoque - le rle relativement secondaire attribu aux traductions par Du Bellay dans sa Dfense et Illustration de la langue franaise le montre bien - ne saurait assumer la fonction fondatrice de la Bible luthrienne. Car il nexiste en France aucune uvre qui, elle seule, puisse jouer le rle dune fondation du franais littraire et national. Nous navons pas de Divine Comdie, Si la Bible de Luther joue ce rle, cest parce quelle se veut une Verdeutschung des critures lie historiquement un vaste mouvement de reformulation de la foi, de renouvellement du rapport aux textes sacrs, de rinterprtation radicale des Testaments, ainsi qu une affirmation religieuse nationale face l imprialisme de Rome. Inversement, ce mouvement nacquiert toute sa force que par lexistence effective dune Bible germanise et accessible tous. Il y a l une conjoncture historique et culturelle dcisive, / qui instaure en Allemagne une vritable csure : il y a dsormais un avant- et un aprs-Luther, non seulement religieusement et

    1. Ibid., p. 464.2. Ibid., p. 466.

  • politiquement, mais littrairement '. La redcouverte du pass littraire pr-luthrien partir de Herder et des Romantiques ne remettra pas en cause, et Goethe dans le texte cit plus haut sen rend parfaitement compte, cette csure : pour lire les Nibelungen ou Matre Eckart, il faut aux Allemands des intra- traductions, ce dont nont pas besoin les Italiens pour lire Dante, pourtant contemporain de Matre Eckart.

    Que la fondation et la formation de lallemand littraire commun aient eu lieu par le biais d une traduction, voil qui permet de comprendre pourquoi va exister en Allemagne une tradition de la traduction pour laquelle celle-ci est cration, transmission et largissement de la langue, fondation d un Sprachraum, d un espace linguistique propre. Et ce nest certainement pas un hasard si les Romantiques lieront leurs thories de la littrature, de la critique et de la traduction une thorie (de la Bible, une mthode univrselle de biblifica- tion 1 2 .

    Dans son essai Die Schrift und Luther, Franz Rosenzweig, qui a travaill avec Martin Buber une nouvelle Verdeutschung de la Bible, conforme aux besoins de la foi au XXe sicle, a remarquablement dgag la signification de la traduction de Luther pour la culture, la langue et la littrature allemandes. Nous nous permettrons de citer un assez long passage de son texte :

    Luther ou La traduction comme fondation 49

    1. La cration de lallemand crit a eu lieu en troite association avec la traduction de la Bible par Luther (Hermann Broch, Cration littraire et connaissance, Gallimard, Paris, 1955, p. 301).

    2. Novalis F. Schlegel, le 7 novembre 1798: Lun des exemples les plus frappants de notre synorganisation et synvolution intrieures se trouve dans ta lettre. Tu me parles de ton projet de Bible, et dans mes tudes de la science en gnral [...] je suis arriv aussi lide de la Bible - de la Bible comme l'idal de tout livre. Dveloppe, la thorie de la Bible donne la thorie de l'criture ou de la formation des mots en gnral - qui est en mme temps la doctrine de la construction symbolique et indirecte de lesprit crateur [...] Toute mon activit [...] ne doit tre rien dautre quune critique du projet de Bible - un essai dune mthode universelle de biblifi- cation (d. Wasmuth, Briefe und Dokumente, p. 404).

  • 50Les tangues peuvent pendant des sicles tre accompagnes de lcrit,

    sans q u il surgisse ce q u on dsigne avec la trs curieuse expression de langue crite [...] Il vient un jour, dans la vie des peuples, un moment o lcriture, de servante de la langue, devient sa matresse. Et ce m om ent arrive quand un contenu qui embrasse toute la vie du peuple se trouve coul dans lcrit, quand, donc, il y a pour la premire fois un livre que chacun doit avoir lu . A partir de ce m om ent, la langue ne peut plus aller de lavant de faon naturelle [...] Et cest un fait que le tem po de dveloppement de la langue est dsormais plus alourdi qu'avant. Nous comprenons aujourdhui encore, en gros, lallem and de Luther, si nous lorthographions de faon moderne. Par contre, il nous serait trs difficile de lire la littrature qui lui est contemporaine, dans la mesure o elle na pas t influence par lu.i [...]

    [...] Cette dom ination d un livre sur la langue ne signifie videmment pas que le dveloppement de celle-ci soit arrt. Il est nanmoins normm ent ralenti[...]

    [...] La problm atique du Livre classique et fondateur d une langue crite est encore accrue par le fait q u il sagit d une traduction. Car, pour les traductions, vaut la loi d une unicit qui est lie ici avec cette unicit de linstant classique de lhistoire du langage. Chaque grande oeuvre d une langue, d une certaine faon, ne peut tre traduite qu une fois dans une autre langue. Il existe dans l histoire de la traduction un m ouvement tout fait typique. Au dbut, on na, ple-mle, que des traductions interlinaires sans prtention qui ne veulent tre q u une aide pour la lecture de loriginal, et de libres laborations, de libres reformulations, dsirant transmettre au lecteur le sens de loriginal ou ce qu elles considrent comme tel [...] Puis un beau jour arrive le miracle des noces des deux esprits de la langue. Cela n arrive point sans prparation. Cest seulement quand le peuple destinataire, par leffet de sa propre nostalgie et par son expression propre, vient la rencontre [...] de luvre trangre, quand, donc, la rception de celle-ci ne se produit pas par curiosit, par intrt, par im pubion culturelle ou mme par plaisir esthtique, mais dans le cadre d un am ple m ouvement historique, que le tem ps d un tel h'tros gamos, de telles noces sacres est venu. Ainsi du Shakespeare de Schlegel, dans les annes o Schiller veut crer un thtre propre pour les Allemands ; ainsi de lHomre de Voss, quand Goethe se rapproche des formes antiques [...] Ainsi le livre tranger devient-il un livre propre [...] Cet immense pas dans lunification de la Babel des peuples nest pas d au traducteur individuel; cest un fruit m ri par la vie du peuple sous l gide de la constellation d un m om ent historique tout fait unique. M oment qui ne

    Luther ou La traduction comme fondation

  • peut se rpter. Le m om ent de lhistoire d un peuple ne revient pas, parce q u il na pas besoin de se rpter; dans les limites qui seules entrent ici en ligne de compte, celles de lhorizon d un prsent national dtermin, il est immortel. Aussi longtemps que le lien de ce prsent avec le pass n est pas bris de manire catastrophique [...] reste homrique pour le peuple allem and ce que Voss a fait d Homre, et biblique ce que Luther a fait de la Bible. Aucune nouvelle tentative de traduction ne peut atteindre cette signification nationale [...] La nouvelle traduction d Homre peut certes tre bien meilleure que celle de Voss, mais elle ne constitue pas, elle ne peut constituer un vnement historico-mondial ; elle peut seulement chercher obtenir les lauriers que lui dcerne lesprit de son propre peuple, non ceux que lui dcerne lesprit du monde, qui ne sont dcerns et ne peuvent ltre q u une fois, parce que le tournoi du monde ne peut avoir lieu q u une fois, la diffrence de ces jeux d entranement des peuples et des hommes qui se droulent tous les ans ou tous les jours

    Cet important texte soulve de nombreuses questions. Rosenzweig lie lunicit historique d une traduction - dans ce cas, celle de Luther - la notion vaguement hglienne esprit du monde. Si lon prend le cas de Luther, il nest sans doute pas besoin de recourir cette notion spculative : lhistoricit de sa traduction est videmment lie des facteurs religieux, nationaux et linguistiques prcis. Mais le texte de Rosenzweig a le mrite immense de soulever le problme de Yhistoricit gnrale de la traduction. En effet, lhistoricit d une uvre est chose, sinon vidente, du moins indiscute. Luvre dHomre est historique, en ce sens que lhistoire grecque (et pas seulement lhistoire de la littrature grecque) est impensable sans elle. Il en va de mme pour celle dun Dante. Encore sagit-il ici de lhistoricit qui concerne certains espaces culturels et linguistiques nationaux. Mais ces uvres sont galement historiques au niveau de lespace occidental dans son ensemble, et mme au-del : elles constituent ce quon appelle la littrature universelle. Universelles, ces oeuvres nauraient certes pu ltre 1

    Luther ou La traduction comme fondation 51

    1. In Strig, op. cil., p. 199-203.

  • sans la mdiation de la traduction. Mais observons deux choses. Premirement, cest parce quelles taient dj potentiellement universelles quelles ont t universellement traduites. Cela veut dire : elles portaient dj en elles, au niveau de leur forme et de leur contenu, leur propre traduisibilit. Luvre d un Kafka, au xxe sicle, a une valeur universelle, et elle a t traduite presque partout. Mais - deuximement , cela ne veut pas dire que les traductions de ces uvres soient elles-mmes historiques. Linfluence de Kafka en France, par exemple, na pas dpendu dune traduction qui se soit fait remarquer par elle- mme, cest--dire comme une uvre propre. On peut en dire autant de la traduction d un Joyce ou d un Dostoevski. Dans ces conditions, il convient dappeler traduction historique celle qui fa it poque en tant que traduction, celle o la traduction apparat comme telle et accde ainsi, trangement, au rang dune uvre, et non plus celui d humble mdiation dun texte lui- mme historique. Ou encore : la traduction d un texte essentiel, gros dhistoire, nest pas forcment elle-mme historique. Il faut donc distinguer entre Y historicit gnrale de la traduction, son rle d inapparente mdiation qui contribue bien videmment au mouvement de lhistoire, et ces traductions, relativement rares, qui, par leur opration mme, savrent elles- mmes grosses dhistoire. Ce sont effectivement, comme le dit Rosenzweig, des traductions uniques, ce qui nempche pas quil puisse y avoir d autres traductions (elles-mmes uniques ou non) de leurs originaux. Cest bien ce type de traduction quappartiennent en Allemagne la Bible de Luther, lHomre de Voss, le Sophocle et le Pindare de Hlderlin, le Shakespeare d A. W. Schlegel et le Don Quichotte de Tieck. Mais on ne peut dire seulement que ces traductions venaient leur heure (pour Hlderlin, ce ntait pas le cas), puisque les traductions simplement mdiatrices, elles aussi, ne peuvent venir qu leur heure en vertu de cette slectivit propre aux cultures qui rend impossible toute omnitraduction. De plus, dans le cas

    52 Luther ou La traduction comme fondation

  • des traductions allemandes cites, il est intressant de noter quil sagissait de retraductions : de toutes ces uvres, il existait dj de nombreuses traductions, dun niveau souvent excellent. Certes, cest partir d un sol historique prcis que les nouvelles traductions surgissent : la reformulation du rapport la Bible et la foi rvle (Luther), lapprofondissement du rapport aux Grecs (Voss, Holderlin), louverture aux littratures anglaises et ibriques (A. W. Schlegel et Tieck). Elles ne pouvaient exister que sur un tel sol. Lapprofondissement du rapport dj existant aux uvres trangres exigeait de nouvelles traductions. Mais il sagit l d une vision quelque peu dterministe, car on peut aussi considrer ces traductions comme cette nouveaut imprvisible et incalculable qui est lessence du vritable vnement historique. Il semble que de telles traductions ne puissent surgir que comme des retraductions : dpassant lhorizon de la simple communication interculturelle opre par les traductions mdiatrices, elles manifestent le pur pouvoir historique de la traduction comme telle, qui ne se confond pas avec le pouvoir historique des traductions en gnral. A un moment donn, cest comme si le rapport historique avec une autre culture, une autre uvre, passait brusquement par le seul biais de la traduction. Il nen va pas obligatoirement ainsi, et par exemple (nous y reviendrons) le profond rapport que la culture franaise classique entretient avec lAntiquit prsuppose certes une grande masse de traductions - celles qui ont t faites aux xvi' et xvne sicles - , mais nullement une traduction en particulier. Mme pas le Plutarque d Amyot. Le propre de la culture allemande, cest peut-tre davoir expriment plusieurs reprises ce pouvoir unique de la traduction. Et cest ce qui sest produit pour la premire fois avec Luther.

    A cet gard, il peut longtemps paratre secondaire de savoir quelles sont, notamment par rapport au texte hbreu, les limites de sa Verdeutschung. Celles-ci, d ailleurs, ne sont devenues videntes quau xxE sicle, avec lensemble des rinterprtations,

    Luther ou La traduction comme fondation 53

  • 54des relectures et des retraductions des vangiles et de lAncien Testament. Comme le souligne Rosenzweig mais cela tait dj indiqu par lexemple de traduction cit plus h au t-, Luther, tout en recourant certes au texte hbraque, travaille en fin de compte partir de la version latine :

    T out en tudiant le sens du texte hbreu, il na cependant pas pens en hbreu, mais en latin

    Luther ou La traduction comme fondation

    Et cela est invitable, puisque cest le latin, et non lhbreu, qui constitue lhorizon linguistique, religieux et culturel de la pense luthrienne. Toutefois, la Verdeutschung, en oprant la dlimitation de lallemand et du latin, ne procde pas une simple germanisation au sens o, par exemple, nous parlerions aujourdhui dprciativement de la francisation dun texte tranger. Cela est d autant plus impossible que, dans le cas dune traduction religieuse comme celle de la Bible, et d un mouvement de retour aux sources comme le protestantisme, loriginal hbreu ne peut pas purement et simplement tre laiss de ct. Le recours lhbreu a plutt ici la fonction de renforcer lefficacit du mouvement de rforme . Mme sil est loin de dterminer toute lentreprise luthrienne, il nuance la Verdeutschung et lui donne une originalit supplmentaire. Luther sait bien quouvrir la communaut des croyants la parole biblique, cest la fois leur donner cette parole dans le langage de la femme la maison , des enfants dans les rues et de l homme du commun au march , et leur transmettre le parler propre de la Bible, cest--dire le parler hbreu, qui exige que soient parfois bousculs les cadres de lallemand :

    Pourtant [...] je ne m e suis pas dtach trop librement des lettres, mais jai pris grand-peine avec les aides de veiller dans lexamen d un passage, 1

    1. In Strig, op. ct., p. 215.

  • 55 rester aussi prs que possible de ces lettres sans m en loigner trop librement. Ainsi, lorsque Christ d it dans Jean VI (6 : 27) : Dieu le Pre a scell celui-ci, aurait t un meilleur allemand que de dire : Dieu le Pre a marqu celui-ci, ou bien : Dieu le Pre a dsign celui-ci. Mais jai prfr porter atteinte la langue allemande plu t t que de m loigner du mot. Ah! Traduire n est pas un art pour tout un chacun comme le pensent les saints insenss; il faut, pour cela, un cur vraiment pieux, fidle, zl, pm dent, chrtien, savant, expriment, exerc. Cest pourquoi je tiens q u aucun faux chrtien ni aucun esprit sectaire ne peuvent traduire fidlement '.

    Ailleurs, Luther crit propos de sa traduction des Psaumes :Encore une fois, nous avons de temps en temps traduit directement

    les mots, bien q u il aurait t possible de les rendre diffremment et plus clairement [...] Cest pourquoi nous devons [...] garder de tels mots, les acclimater, et laisser la langue hbraque de lespace, l o elle fait mieux que ne peut le faire notre allemand -. ,

    Luther ou La traduction comme fondation

    Dans le mme texte, il aborde le problme du sens et de la lettre dune manire plus gnrale, et dclare avoir

    parfois gard rigidem ent les mots, parfois conserv seulement le sens \

    Il y a l une allusion directe saint Jrme, le traducteur de la Vulgate, pour lequel il ne sagissait dans la traduction des critures que d une restitution du sens. Rgle que Cicron et les potes latins, dit-il dans sa Lettre Pammachius, avaient dj amplement institue : 1 2 3

    1. Luther, op. rit., p. 198.2. In Strig, op. rit., p. 196-197. Mose Mendelssohn crit en 1783 propos de

    sa traduction des Psaumes : Je me suis si peu complu linnovation que je men suis mme tenu, en ce qui concerne le langage, plus au D'Luther qu des traducteurs ultrieurs. L o celui-ci a traduit exactement, il me semble avoir aussi germanis avec bonheur; et je nai mme pas craint les tournures hbraques quil a parfois introduites dans le langage; mme si elles ne sont peut-tre pas de lauthentique allemand (in : Die Lust..., p. 127).

    3. In Rosenzweig, op. rit., p. 196.

  • 56N on seulement javoue, mais je reconnais bien clairement q u en tra

    duisant les Saintes critures du grec [...] je n ai pas traduit m ot m ot, mais sens sens

    Luther ou La traduction comme fondation

    Saint Jrme et sa traduction restent lhorizon de la Bible luthrienne, mais celle-ci entend nanmoins laisser la langue hbraque de la place . La Verdeutschung parat donc osciller entre plusieurs modes de traduction. Il faut employer ici le terme de mode, puisquil ne sagit avec Luther ni d un ensemble de rgles empiriques, comme dans La m