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1 Remarques sur l’assiette tensive du rythme/2001 REMARQUES SUR L’ASSIETTE TENSIVE DU RYTHME 1. CONDITIONS DUNE CONNAISSANCE DE LAFFECT Nous aimerions prévenir les malentendus possibles à propos du titre que nous avons retenu. En premier lieu, la tensivité fait signe à l’affectivité, au «phénomène d’expression» dans la terminologie de Cassirer ; les sciences dites humaines ont voulu copier, selon le vœu de certains, se fondre dans les sciences de la nature en prônant l’objectivation de leurs mé- thodes. Tout n’est pas blâmable, loin s’en faut, dans cette démarche, et les maîtres de la sé- miotique, dont je me réclame personnellement, Saussure, Hjelmslev et Greimas, ont tenu à ce que les méthodes et les procédures soient transmissibles et contrôlables, mais l’objectivation de la méthode est une chose et celle de l’objet une autre. Pour faire court, les sciences de la nature ayant éradiqué la subjectivité et l’affectivité, les sciences dites humaines devaient sinon bannir l’affectivité, du moins la tenir pour insignifiante : «Croyances. Toute la question est de décider si les émotions doivent être finalement conservées dans le système de la connais sance ou bien éliminées comme n’ayant avec lui qu’une relation fortuite et historique (…) 1 De notre point de vue, l’affectivité doit non seulement être «conservée», mais centralisée dans la mesure où les affects sont, selon une justesse à déterminer, les raisons de nos raisons en discours. En second lieu, la tensivité n’est ici rien d’autre que l’«intersection» de l’intensité et de l’extensité, c’est-à-dire respectivement du sensible et de l’intelligible, ou plus explici- tement encore, des états d’âme et des états de choses. La tensivité est une adresse, celle de 1 P. Valéry, Cahiers, tome 2, Paris, Gallimard, coll. La Pléiade, 1974, p. 842.

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  • 1 Remarques sur lassiette tensive du rythme/2001

    REMARQUES SUR LASSIETTE TENSIVE DU RYTHME

    1. CONDITIONS DUNE CONNAISSANCE DE LAFFECTNous aimerions prvenir les malentendus possibles propos du titre que nous avons

    retenu. En premier lieu, la tensivit fait signe laffectivit, au phnomne dexpressiondans la terminologie de Cassirer ; les sciences dites humaines ont voulu copier, selon le vude certains, se fondre dans les sciences de la nature en prnant lobjectivation de leurs m-thodes. Tout nest pas blmable, loin sen faut, dans cette dmarche, et les matres de la s-miotique, dont je me rclame personnellement, Saussure, Hjelmslev et Greimas, ont tenu ceque les mthodes et les procdures soient transmissibles et contrlables, mais lobjectivationde la mthode est une chose et celle de lobjet une autre. Pour faire court, les sciences de lanature ayant radiqu la subjectivit et laffectivit, les sciences dites humaines devaient sinonbannir laffectivit, du moins la tenir pour insignifiante : Croyances. Toute la question est dedcider si les motions doivent tre finalement conserves dans le systme de la connaissanceou bien limines comme nayant avec lui quune relation fortuite et historique ()1. Denotre point de vue, laffectivit doit non seulement tre conserve, mais centralise dans lamesure o les affects sont, selon une justesse dterminer, les raisons de nos raisons endiscours.

    En second lieu, la tensivit nest ici rien dautre que lintersection de lintensit etde lextensit, cest--dire respectivement du sensible et de lintelligible, ou plus explici-tement encore, des tats dme et des tats de choses. La tensivit est une adresse, celle de

    1 P. Valry, Cahiers, tome 2, Paris, Gallimard, coll. La Pliade, 1974, p. 842.

  • 2 Remarques sur lassiette tensive du rythme/2001

    lespace tensif pour autant quil conjugue lintensit et lextensit et procure, ce titre, desprofondeurs et des directions qui les parcourent.

    Enfin, laffectivit nest pas lobstacle que lon dit pour lanalyse, mais sa conditionmme : Sans le fait quun sens expressif se manifeste dans certains vcus perceptifs, lexis-tence resterait muette pour nous2. Les smes, grandeurs diffrentielles, conviennent lanalyse du lexique qui sattache la caractristique, mais ils conviennent mal lanalyse desdiscours. La solution imagine par Greimas consiste, au nom du principe de pertinence, ou de

    redondance, privilgier certains couples de smes vocation anthropologique, [nature vsculture] et [vie vs mort], mais cette prpondrance reste de fait et non de droit. Quelque para-doxale que lentreprise apparaisse, la rsolution analytique des affects et des motions ponc-tuant les vcus des sujets demande des units discrtes : ce sont pour nous les valences3, dontle rassemblement constitue le point de vue valenciel. Sans entrer ici dans toutes les explici-tations ncessaires, les valences, parce que leur inventaire, dans ltat actuel de la recherche,est restreint, prtendent la direction du discours. dire vrai, la pertinence des valences estmdiate : elles prtendent la direction du discours non par leur contenu mme, mais en vertude leur petit nombre ; ce mme petit nombre autorise leur interdfinition rigoureuse, et celle-ci, son tour, rpond de leur grammaticalit, cest--dire de leur autorit, ce qui ne peut sedire des smes pour ainsi dire en surnombre. Sous ces prcautions, les valences sontcomparables des particules lmentaires de signification : tantt les valences prcisent lin-tensit de laffect prouv, ce sont alors des valences dites intensives ; quest-ce que dire : jesuis triste, sinon mesurer dabord soi-mme sa propre tristesse ? tantt les valences fixent ledegr de conjugaison, de compatibilit, dharmonie ou dinharmonie que nous croyons devoir

    2 E. Cassirer, La philosophie des formes symboliques, tome 3, Paris, Les Editions de Minuit, 1988, p. 90.3 Il semble, sous bnfice de vrification, que lon doive cette acception Cassirer : ainsi, dans le second

    volume de La philosophie des formes symboliques, on peut lire : Il y a des diffrences de valences propresau mythe, de mme quil y a des diffrences de valeur pour la logique et lthique. (Paris, Les Editions deMinuit, 1986, p. 105) ; de mme, dans le tome 3 : Cette transformation a lieu lorsque des significations oudes valences diffrentes sont attribues aux diffrents moments du devenir fuyant. (op. cit., p. 178.)

  • 3 Remarques sur lassiette tensive du rythme/2001

    dcider entre les choses ; ce sont alors des valences dites extensives, diriges par les inces-santes et indispensables oprations de tri et de mlange qui nous requirent.

    Dans le dessein de fixer les ides, mentionnons que nous admettons, sous bnficedinventaire, quatre classes de valences directrices couples deux deux : le tempo et la toni-cit pour lintensit ; la temporalit et la spatialit pour lextensit. Du point de vue termino-logique, lintensit et lextensit sont des dimensions, le tempo et la tonicit dune part, latemporalit et la spatialit dautre part des sous-dimensions. Nous aimerions ajouter deux re-marques : (i) dans ltat actuel de cette recherche, la dualit des sous-dimensions demeure unehypothse particulirement commode, mais rien ninterdit de penser que le nombre des di-mensions soit suprieur deux et celui des sous-dimensions suprieur quatre ; (ii) le et quiconjoint les sous-dimensions deux deux est, de notre point de vue, fallacieux ; ce et a le sensde la prposition par quand elle introduit lagent dans une tournure passive ; cette transpo-sition, lgitime dans la mesure o elle substitue un sens prcis un sens vague, permet desubstituer le concept de produit celui de somme : lintensit ne serait pas la somme dutempo et de la tonicit, mais leur produit ! de mme que lextensit ne serait pas la somme dela temporalit et de la spatialit, mais galement leur produit. La relation slve de lacomposition linterdpendance. Ce disant, nous ne faisons que prendre la lettre lune desmaximes bien reues dans le discours des sciences dites humaines : le tout est suprieur lasomme des parties. Mais sil nen est pas la somme, il faut bien quil en soit le produit !

    2. PRESEANCE DE LA COMPLEXITELa substitution du concept de produit celui de somme nest quun chapitre de

    lhistoire dune notion toujours poliment mentionne, mais rarement prise au srieux : lacomplexit. Ainsi, bien que le carr smiotique admette comme possibilit de droit le terme

    complexe [s1 + s2], aucun parcours ny conduit ou nen loigne ; la raison de cette boiteriemanifeste du carr smiotique tient au fait que le terme complexe est pens comme un artefactsmiotique : ses ingrdients sont somms sparment et leur rapprochement nintervient, sil

  • 4 Remarques sur lassiette tensive du rythme/2001

    intervient, quaprs. Cassirer avec le principe de concrescence4, Hjelmslev en concevant lastructure comme une entit autonome de dpendances internes proposent une autre appro-che de la complexit ; selon leur approche, la complexit prcde lopposition quelle auto-rise, sans que celle-ci puise celle-l.

    Aussi notre point de dpart nest-il ni lopposition [a vs b], ni la somme [a + b], maislinteraction [ab], ce que nous avons appel le produit ; les grandeurs [a] et [b] sont pour nousmoins des smes que des vecteurs, des grandeurs mobiles situes sur un continuum orient,lesquelles, aprs potentialisation, cest--dire aprs mmorisation interne, sont susceptibles de

    diffrer delles-mmes et de gnrer les couples et les intervalles [a1/a2] et [b1/b2], ce qui, parprsance de la complexit sur lopposition, nous procure le rseau naf des possibles, puis-que ce dernier est laboutissant naturel de la co-localisation, de lintersection et de linterd-pendance, soit :

    ba

    b1 b2a1 a1 b1 a1b2a2 a2 b1 a2b2

    Ce modle, dcalqu de la linguistique basique, permet de produire des morphologieslmentaires interdfinies et den postuler lexistence si lexpression des variables nest pasimmdiatement analytique, ce qui est le cas dans lhypothse du schmatisme tensif. En effet,il ne saute pas aux yeux que lintensit conjugue dans le secret de nos affects le tempo et latonicit, que lextensit associe la temporalit et la spatialit ; en un mot, la bifurcation desdimensions en deux sous-dimensions corrles lune lautre reste dmontrer et appri-voiser. Mais le saut est moins aussi grand que celui qui est demand au sujet pour passer de laconsistance de leau pour le toucher sa formule chimique : H20.

    4 E. Cassirer, La philosophie des formes symboliques, tome 2, Paris, Les Editions de Minuit, 1988, p. 69

    & p. 88.

  • 5 Remarques sur lassiette tensive du rythme/2001

    Plus srieusement : ce diffrentiel, qui porte et emporte le produit au-del de lasomme, est lune des clefs plausibles du sens en discours. Ce qui caractrise laffect, lloignedu lexme pour le rapprocher de lexclamation, sinon de linterjection5, cest sa dmesure, sonirrcusable manque de proportion (Pascal), avant quune rsolution ne lamortisse, cest--dire ne le temporalise. Lobjection selon laquelle lexclamation et linterjection seraient horsdu systme de la langue ne parat gure recevable, puisque ces formes appartiennent de pleindroit au discours, parfois le concentrent, et ds lors il faudrait admettre quil y ait dans lediscours des grandeurs qui lui sont tout trangres. Nous prfrons suivre Cassirer quand ilrapproche lexclamation et linterjection de ltonnement, dont on saccorde dire, au moinsdans notre propre pistm, quil est au principe du discours, notamment philosophique, pourautant que ce dernier consente se donner, dit-on, la question : mais do vient quil y aitquelque chose dire ?

    3. RECONNAISSANCE DES SINGULARITES DE LESPACE TENSIFDu point de vue figural, la contigut nest pas un fait, mais une demande et la rponse

    cette demande une convention. Ainsi que le dmontre R. Steiner, une relation entre deuxgrandeurs suppose leur appartenance un mme espace : Si lon fait abstraction de touterelation impose par leur nature interne, il ne reste plus que ceci : il existe un rapport des

    qualits particulires entre elles tel que je puis passer de lune lautre. () Qui se demandequel intermdiaire peut tre trouv dun objet un autre si lobjet lui-mme reste indiffrent,

    rpondra ncessairement : cest lespace. () Que A et B ne forment pas chacun un mondepour soi, cest ce que dit lobservation dans lespace. Tel est le sens du cte cte6. Cettedemande est satisfaite par lhypothse du schmatisme tensif pour autant quelle dclaredemble que lintensit et lextensit, du seul fait de hanter le mme espace, ont rapport lune

    5 Dans le second volume de La philosophie des formes symboliques, Cassirer fait tat des interjections

    primaires de la conscience [lesquelles] n'ont encore aucune fonction de signification ou de prsentation : (...),op. cit., p. 104. Le terme allemand de Empfindungslaut, son de la sensibilit, est immdiatement plus par-lant que celui dinterjection.

    6 R. Steiner, Le concept gthen despace, in Gthe, Trait des couleurs, Paris, Triades, 2000, pp. 47-48.

  • 6 Remarques sur lassiette tensive du rythme/2001

    avec lautre. Mais en vertu du mme postulat, cette connexion demeure une hypothse confirmer.

    ces pralables poss, il convient dajouter encore ceci : lintersection des dimen-sions entre elles est sous le signe de lingalit, cest--dire quelle requiert linterventiondune rection. Les dimensions et les sous-dimensions ne sont rien dautre, aprs mutation dupoint de vue, que des catgories dans lacception hjelmslevienne du terme. Et la configu-ration dominante propos des catgories est celle du partage entre fonctif rgi et fonctif r-gissant7 : cest celle que nous reconduisons ici en assignant lintensit comme rgissante etlextensit comme rgie. Cette disposition est pour une part obscure pour autant quelleintervient comme en amont de laffect, pour une part tautologique. En effet, le sujet selonlintensit et le sujet selon lextensit sont amens coexister, cohabiter en raison de leurdivergence : le sujet sensible, par catalyse sensible , est un patient, sefforant de poten-tialiser le bouleversement que les valences extrmes de tempo et de tonicit dchanent en lui ;ce qui passive inexorablement le sujet sensible, cest lampleur des destins, sinon des coupsqui le frappent : (i) selon la sous-dimension du tempo, cest un sujet selon le survenir,cest--dire un sujet dpass, manant son corps dfendant un temps ngatif quil a, sespropres yeux, lobligation de rduire ; (ii) selon la sous-dimension de la tonicit, cest un sujetselon le paroxysme, un sujet selon la stupeur, priv des espaces familiers et de ses latitudesdanticipation qui le rassurent8. Paradoxalement, lintensit est dominante, parce que lesvalences extrmes quelle dtermine rduisent nant et sur-le-champ les comptences di-verses que le sujet croit dtenir et les contrles sur son entour dont il croit disposer. Sur-humains ou inhumains, le survenir et le paroxysme changent, mais sans len avertir, le sujet

    7 Catgorie et rection sont donc en fonction lune de lautre ; la catgorie se reconnat en tant que tellepar la rection, et la rection son tour est en vertu de la catgorie., in Essais linguistiques, Paris, Les Editionsde Minuit, 1971, p. 153.

    8 Dans bien des cas, les dfinitions des dictionnaires font allusion aux valences . Ainsi le Micro-Robertpropose comme dfinition de sexclamer : Profrer des paroles ou des cris (exclamations) en exprimant spon-tanment une motion, un sentiment. Il est difficile daller contre, mais que vient faire ici ladverbe sponta-nment, sinon prendre acte de la syncope dune certaine temporalit, celle de lattente, non pas dune attente

  • 7 Remarques sur lassiette tensive du rythme/2001

    du faire en sujet du subir. Commutatives, nos motions rglent, en vertu des valencesimprieuses quelles sous-tendent, notre identit actantielle. Cette dfection soudaine et totaledu sujet tablit la prvalence fonctionnelle de lintensit sur lextensit. Le diagramme suivantsouligne la dpendance de la contenance modale du sujet lgard des valences vcues :

    4. CONSTITUTION DES UNITESLa constitution des units est une problmatique inpuisable dans la mesure o celles-

    ci interviennent la fois comme terme ab quo et terme ad quem dune dmarche exigeante.Cette constitution diffre selon quon lenvisage dans le plan du contenu et dans le plan delexpression. Dans le Cours de linguistique gnrale, Saussure insiste sur deux caract-ristiques. En premier lieu, une unit est admise si elle est conforme ce que Hjelmslev ap-pellera la fonction smiotique : Lentit linguistique nexiste que par lassociation du si-gnifiant et du signifi ; ds quon ne retient quun de ces lments, elle svanouit ; ()9

    Nous ne traiterons pas ici cette question, parce quelle excde notre propos. Nous nousbornerons dire que, sous un certain point de vue, lintensit intervient au titre de plan ducontenu et lextensit au titre de plan de lexpression. Saussure retient en second lieu :Lentit linguistique nest compltement dtermine que lorsquelle est dlimite, spare de

    situe, calcule, pourvue dun objet annonc, mais de cette attente gnrale et ininterrompue qui faisait dire Bachelard que lhomme tait une puissance dattente et de guet.

    9 F. de Saussure, Cours de linguistique gnrale, Paris, Payot, 1962, p. 144.

    subir agir

    paroxysme

    intensit

    extensit

  • 8 Remarques sur lassiette tensive du rythme/2001

    tout ce qui lentoure sur la chane phonique10. Sans mconnatre cette exigence devenueconsensuelle, Hjelmslev introduit, en dfinissant les objets comme des points dintersectionde faisceaux de rapports, une approche distincte : lobjet simpose par sa complexit et cest ce titre quil devient justiciable dune analyse, cest--dire dune division et duninventaire raisonn. Il nest pas interdit de penser, si lon carte la complication introduite parles syncrtismes, que, au bout du compte, la dlimitation de lunit soit subordonne sacomplexit. Mais par-dessus tout, il nous semble que la problmatique de la dlimitation int-resse plutt le plan de lexpression en raison de la linarit de ce dernier, et la problmatiquede la complexit plutt celui du contenu en raison de sa verticalit.

    Sous ces prcautions, le rabattement des deux sous-dimensions de lintensit sur lesdeux sous-dimensions de lextensit aboutit au rseau suivant de catgories :

    extensit rgie

    intensitrgissante

    temporalit

    spatialit

    tempo vnement ubiquit

    tonicit rythme profondeur

    Le profit de cette dmarche se laisse ainsi formuler : la question du rythme cessedtre une question en soi ; la spcificit du rythme est seconde : elle est de composition etnon de substance ; la spcificit du rythme svanouit si lon considre les composantes enintersection, conformment ladage affirmant que les parties dun tout sont plus gnrales

    10 Ibid., p. 145.

  • 9 Remarques sur lassiette tensive du rythme/2001

    que ce tout lui-mme. Retrouvant sa famille, le rythme devient lun des destins possiblesdun groupe de transformation, ou de dformation.

    Du point de vue pistmologique, la dfinition tensive du rythme :

    rythme tonicit temporalitprsente trois proprits remarquables : (i) elle est complexe, et cette complexit nest pas decirconstance, cest--dire fortuite, mais de ncessit ; (ii) les prdicats locaux dune catgoriene sont rien dautre, aprs correction des ingalits dchelle ou dtendue, que les principescardinaux de la thorie retenue : de deux choses lune : ou bien les prdicats locaux sont ten-dus au discours, ou bien les principes sont rduits au syntagme ; la profondeur de lespaceainsi amnag rpond de ce va-et-vient entre un l imposant et un l-bas samenuisant ; (iii)dans le plan de lexpression, les dfinitions, savantes ou non, se proposent de mettre en com-munication, mais au cas par cas, le mta-langage, pour autant quil sassujettit linterd-finition, et le langage-objet. Dans le cas qui nous occupe, la dfinition sert de mdiation entrelhypothse globale du schmatisme tensif et la compacit dun concept local, ici le rythme :

    schmatismetensif

    dpendance delextensit lgard

    de lintensit

    dfinitionmdiatrice

    tonicit rgissante+

    temporalit rgie

    conceptsynthtique

    rythme

    Ce faisant, un passage est mnag, la manire dun gant que lon retourne, entre lesdonnes de grande envergure propres lespace tensif, qui font lobjet dune dclarationpralable, et les catgories dgages par lanalyse des discours ; les analysants des dimensions

  • 10 Remarques sur lassiette tensive du rythme/2001

    deviennent les dfinissants des concepts : littralement, les concepts familiers dont nous usonsdeviennent les prte-noms des dimensions et des sous-dimensions structurant lespace tensif :

    prvalenceintensive

    dfinition schmatique

    catgorie

    tempo temporalit vnementprvalencedu tempo

    tempo spatialit ubiquit

    tonicit temporalit rythmeprvalence de

    la tonicittonicit spatialit profondeur

    La consquence manifeste de la mise en rseau se laisse ainsi noncer : le sort durythme est li aux trois autres configurations avec lesquelles il est en contact. Aussi, aprsavoir envisag le rythme, nous nous attacherons caractriser sommairement les catgoriesdont il se dmarque.

    5. LEGALITE TENSIVE DU RYTHMEPour un lecteur de Hjelmslev, les fort nombreuses descriptions du rythme restent in-

    certaines en raison de la confusion entretenue entre le schma dune part, la norme etlusage dautre part. Toutefois nous adoptons ici une version restrictive de la notion deschma : nous renonons au contenu algbrique et nous conservons lexigence dab-straction : le schma est reconnu comme une forme pure, dfinie indpendamment de sa

  • 11 Remarques sur lassiette tensive du rythme/2001

    ralisation sociale et de sa manifestation matrielle11 ; Comme la montr P. Sauvanet12,lentreprise est dsespre qui se propose datteindre le schma du rythme partir dunusage bientt rig en origine, cest--dire en mythe du rythme : que lon invoque la marche,la respiration, le corps au travail ou le corps en transe, les rythmes biologiques ou cosmo-logiques, dans chaque cas, il est ais dopposer tel usage tel autre ; force est alors din-voquer une polyrythmie, cest--dire la dformabilit dune configuration par laquelle il etfallu commencer.

    On laura pressenti : le schma dune catgorie est constitu : (i) par la slectiondune sous-dimension intensive et dune sous-dimension extensive ; (ii) par la dpendance dela seconde lgard de la premire. Ce point rappel, nous sommes en mesure de formuler entoute clart notre hypothse : ces deux donnes permettent, elles seules, de fonder lescaractristiques gnralement attribues au rythme. La sous-dimension de la tonicit admetpour fonctifs lmentaires la tension :

    [tonique vs atone]Ds lors, on ne stonne plus de voir, par exemple, le Micro-Robert aborder le rythme commeune rpartition des valeurs (temps forts et temps faibles) dans le temps. Dans Rflexions etpropositions sur le vers franais, Claudel adopte certes un point de vue transcendant int-roceptif, qui en appelle la fois au cur et aux poumons, mais il pose comme directricelingalit accentuelle :

    3. L'expression sonore se dploie dans le temps et par consquent est soumise aucontrle d'un instrument de mesure, d'un compteur. Cet instrument est le mtronome intrieur

    que nous portons dans notre poitrine, le coup de notre pompe vie, le cur qui dit ind-

    finiment :

    Un. Un. Un. Un. Un. Un.Pan (rien). Pan (rien). Pan (rien).

    L'ambe fondamental, un temps faible et un temps fort.

    11 L. Hjelmslev, Essais linguistiques, op. cit., p. 80.

  • 12 Remarques sur lassiette tensive du rythme/2001

    Et d'autre part la matire sonore nous est fournie par l'air vital qu'absorbent nos

    poumons et que restitue notre appareil parler qui le faonne en une mission de mots intel-

    ligibles13.Le traitement de la tonicit est contrastif et se donne comme diffrence lmentaire :

    [tonique vs atone]. Cette structure opposait dj chez les Grecs le pos au lev . CitantM. Emmanuel, G. Brelet dans Le temps musical crit : Le pos correspond la partie in-tense de la mesure (thsis), le lev la partie faible (arsis)14. Mais cette tension lmentaireattend la modalisation temporelle qui va changer sa carrure en libert relative pour lnon-ciateur, le tempo rubato des musiciens, en imprvu apprci de lnonciataire : Le pos nestpas en effet une sche percussion, mais la prvalence dune certaine zone temporelle o se

    trouve dgage en sa puret la forme essentielle du rythme15.La relation du rythme la temporalit est plus dlicate dmler. Cette relation a fait

    lobjet dinterprtations contradictoires, les uns affirmant la complmentarit du rythme et dutemps, les autres la rejetant16. Quoi quil en soit, la temporalit dans notre univers de discours, la suite de Saint Augustin notamment, est tenue pour obscure, selon quelques-uns pour indi-cible. Nous nen croyons rien personnellement, et si nous pouvons concder quil est malaisde dire le temps, nous affirmons que les sujets nont aucune peine se servir du temps.Particulirement tenace, le prjug philosophique rside dans le projet de tenir un discourssur le temps indpendamment de lexprience, de la pratique du temps, dont chacun dtient,fort heureusement, la prrogative.

    12 P. Sauvanet, Le rythme et la raison, tome 1 Rythmologiques, Paris, Kim, 2000, pp. 17-65.13 P. Claudel, Rflexions et propositions sur le vers franais, in uvres en prose, Paris, Gallimard, coll.

    La Pliade, 1973, p. 5.14 G. Brelet, Le temps musical, tome 1, Paris, P.U.F., 1949, p. 282.15 Ibid.16 Cest notamment lopinion de Valry dans les Cahiers :Rythme voil peut-tre par des opinions comme celles-ci : une longue vaut 2 brves. Oui selon le temps

    non selon le rythme.Car le rythme exclut le temps, se substitue lui dont il est organisation.Le rythme est au temps ce qu'un cristal est un milieu amorphe.C'est un temps tout actes, et les silences y sont des actes.

    in Cahiers, tome 1, Paris, Gallimard, coll. La Pliade, 1973, p. 1296.

  • 13 Remarques sur lassiette tensive du rythme/2001

    Plurielle, la sous-dimension de la temporalit subsume, sous bnfice dinventairetrois temporalits, sans doute trois styles temporels distincts : le temps volitif des direc-tions, le temps dmarcatif des positions et le temps phorique des tendues17, chacun de cestemps mettant la disposition des sujets un jeu de valences opratoires, cest--dire com-mutatives :

    paradigme

    valences

    temps directifdes volitions vise vs saisie

    temps dmarcatifdes positions antriorit vs postriorit

    temps phoriquedes tendues longueur vs brivet

    Afin de prvenir les malentendus, nous ferons valoir que le temps directif des volitionsoppose la vise projective, protensive dans la terminologie de Husserl et de Merleau-Ponty, la saisie rtrospective, ou encore rtensive ; eu gard aux modes dexistence tels quils sontabords dans Tension et signification18, la vise intresse lactualisation, et la saisie, la poten-tialisation. Le temps dmarcatif des positions privilgie lavant et laprs ; en principe, cetemps est un temps facile manier quand il est implicatif, cest--dire lorsque lavant en-gendre laprs, ainsi que les historiens se plaisent le croire ; par contre, que la relation sur-

    17 Cf. Cl. Zilberberg, De lhumanit de lobjet ( propos de W. Benjamin, in Visio, volume 4, numro 3,

    automne 1999-hiver 2000, pp. 93-94.18 J. Fontanille & Cl. Zilberberg, Tension et signification, Lige, P. Mardaga, 1998, p. 99 & p. 137.

  • 14 Remarques sur lassiette tensive du rythme/2001

    vienne et savre concessive, et le maniement en devient dlicat si lon admet avec Bachelardque laprs invente lavant. Mais, nos yeux, le temps le plus remarquable est le temps pho-rique des tendues : il fait signe une proprit, certains gards miraculeuse : llasticit dutemps. la morne uniformit du temps newtonien, le temps smiotique oppose sa dispo-nibilit, tantt complice, tantt sournoise. Si le sujet a prise sur le temps, il le doit au tempsphorique des tendues, pour autant que le sujet peut, selon son vu, lallonger ou labrger.

    Il est maintenant comprhensible que la relation du rythme la temporalit change designification selon le terme du paradigme du temps qui se trouve slectionn. Eu gard, autemps volitif des directions, il semble difficile de ne pas tomber daccord avec O. Paz crivantdans Larc et la lyre : La succession de coups et de pauses rvle une certaine intention-nalit, quelque chose comme une direction. Le rythme provoque une expectative, une sorte desuspens. S'il s'interrompt, nous ressentons un choc. Quelque chose s'est bris. S'il se poursuit,

    nous esprons quelque chose que nous ne parvenons pas nommer. Le rythme engendre en

    nous une disposition d'me qui ne pourra s'apaiser que lorsque ce "quelque chose" sur-viendra. Il nous situe dans l'attente. Nous sentons que le rythme est une marche vers quelquechose, ()19

    La relation du rythme au temps dmarcatif des positions concerne en premire ap-proximation lavant et laprs. Ainsi que la montr P. Fraisse, pour ce qui constitue le grouperythmique, laccent apparat comme plac plutt en tte, parfois la fin du groupe20. Maisla distinction des positions selon leur ordre ne vaut que pour le plan de lexpression. Pour le

    plan du contenu, lavant et laprs rclament un engagement actantiel selon [demande vsrponse] qui assigne la demande comme antrieure la rponse. Mais il nous faut aller plusloin : la demande et la rponse sont les fonctifs dune fonction tensive de premier rang :lattente ; la demande qui nobtient pas satisfaction sur-le-champ change le prsent enattente ; lattente nest rien dautre que la demande dune rponse qui tarde. On comprend ds

    19 O. Paz, L'arc et la lyre, Paris, Gallimard, 1965, p. 70.20 P. Fraisse, Psychologie du rythme, Paris, P.U.F., 1974 , p. 81.

  • 15 Remarques sur lassiette tensive du rythme/2001

    lors que Valry ait rig lattente en clef heuristique du rythme : Une note en attend uneautre ou ne l'attend pas.(...) C'est cette construction qui est le rythme.(...) Saisir le rythme oule non-rythme est entirement indpendant du dnombrement.(...) mais ma mmoire possdela quantit qu'il faut sans numrer. Car il n'est pas question d'units pour elle21.

    Ici se fait jour un paradoxe prcieux, peut-tre indispensable : la demande expectedabord la non-rponse, ce que Hlderlin appelle dans les Remarques sur dipe, propos ducalcul de luvre, la csure :

    Le transport tragique est la vrit proprement vide ; il est le moins pourvu deliaison.

    Par l, dans la conscution rythmique des reprsentations, o sexpose le transport,ce que lon nomme dans la mesure des syllabes la csure, la pure parole, la suspensionantirythmique, devient ncessaire pour rencontrer comme arrachement le changement et

    lchange des reprsentations un tel sommet qualors ce ne soit plus le changement des

    reprsentations, mais la reprsentation en elle-mme qui apparaisse22.

    Le temps dmarcatif des positions achemine vers le temps phorique des tendues ar-

    ticul selon [long vs bref]. Ce temps dispose de deux oprateurs remarquables : labrgementet lallongement. Lallongement est dj luvre dans le temps dmarcatif, puisque lacsure, en principe sans paisseur, se trouve augmente, dilate, exalte par le retard, dansla mesure o ce dernier a pour objet interne la suspension qui sensibilise le sujet. Le temps

    phorique des tendues, articul selon [long vs bref] prend galement en charge la tonicit,puisque la tonalisation, cest--dire couramment laccentuation, allonge les dures et quelatonisation les abrge ; par tous releve ou admise quand il est question du rythme, lin-

    galit figurale [fort vs faible] est schmatise par lingalit figurative [long vs bref] 23.

    21 P. Valry, Cahiers, tome 1, Paris, Gallimard-La Pliade, 1973, pp. 1283-1284.22 F. Hlderlin, Remarques sur dipe, in uvres, Paris, Gallimard-La Pliade, 1989, p. 952.23 Rien nest plus courant que de voir dans le cinma un art de limage en mouvement, mais cette vi-

    dence ne vaut que pour le plan de lexpression ; quant au plan du contenu, il semble au premier chef viser uneconomie ou une rhtorique proprement temporelle. Cest du moins ce que laissent entendre certains passagesdes entretiens de Hitchcock avec Fr. Truffaut :

  • 16 Remarques sur lassiette tensive du rythme/2001

    Le tableau suivant ramasse les grandeurs pertinentes dployant les lments de lastructure de base :

    tonicit temporalit

    tonique vs atonetemps directif

    la vise

    temps dmarcatif

    antposition dela non-rponse

    temps phorique

    long vs bref

    Nous pouvons revenir la relation entre le schma et lusage. En principe, le schmasaisit les catgories relativement distantes, cest--dire les voies qui relient le moi au non-moi ; lusage rapproche ces catgories en changeant leur adverbialit en centralit ; lusagetablit la dignit des complments circonstanciels de manire et de temps comme objetsdiscursifs, puisque ce qui fait de telle grandeur figurative un objet de discours, cest la frappeaccentuelle que cette grandeur a reue et quil communique au sujet dans le procs delattente :

    schma tonicit temporalit

    usage accentuation attente

    F.T Je crois aussi que votre style et les ncessits du suspense vous amnent constamment jouer

    avec la dure, la contracter quelquefois, mais plus souvent encore, la dilater, et cest pourquoi le travaildadaptation dun livre est beaucoup plus diffrent pour vous quil ne lest pour la plupart des cinastes.

    A.H. Oui, mais contracter ou dilater le temps, nest-ce pas le premier travail du metteur en scne. Nepensez-vous pas que le temps au cinma ne devrait jamais avoir de rapport avec le temps rel ? (), inHitchcock-Truffaut, Edition dfinitive, Paris, Ramsay, 1983, p. 57.

  • 17 Remarques sur lassiette tensive du rythme/2001

    En dmarquant une formule de G. Brelet : Le temps est rythmique et le rythme esttemporel., 24 nous admettrons que le rythme, en raison de sa teneur schmatique, est au pointdajustement des deux propositions suivantes : la tonicit est temporalisante dans lexacte me-sure o la temporalit est tonalisante.

    6. AUTRES LEGALITESNous lavons mentionn : si une grandeur appartient un rseau, la validit de lana-

    lyse de cette grandeur est lie celle des autres grandeurs saisies par le rseau, cest--dire iciaux trois autres grandeurs que nous avons identifies : la profondeur, lvnement et lubi-quit. Ce que nous ferons plus brivement.

    6.1 la profondeurComme le rythme, la profondeur a pour constante la tonicit, mais cette dernire ne

    rgit plus la temporalit comme dans le cas du rythme, mais la spatialit. La formule tensivede la profondeur est :

    profondeur tonicit spatialitLa spatialit nest pas moins dlicate que la temporalit, et lespace, loin dtre

    homogne, apparat, si la mtaphore est tolre, comme une mosaque despaces25. Dans leslimites de ce travail, nous nous contenterons de la tripartition suivante : lespace gomtrique,lespace perceptif et lespace mythique. partir de lobservation suivante de Cassirer : linverse de lhomognit qui rgne dans lespace conceptuel de la gomtrie, chaque lieu et

    chaque direction est affect dans lespace intuitif du mythe dun accent particulier, quirenvoie lui-mme laccentuation fondamentale propre au mythe, la distinction du sacr et

    du profane26., nous admettrons que lespace gomtrique est inaccentu, que laccent danslespace mythique est fixe, tandis quil change de place dans lespace perceptif. En raison de

    24 G. Brelet, Le temps musical, op. cit. , p. 260.25 Voir notamment L. Binswanger, Le problme de lespace en psychopathologie, Toulouse, Presses Uni-

    versitaires du Mirail, 1998.26 Ibid., p. 111.

  • 18 Remarques sur lassiette tensive du rythme/2001

    cette relation positive laccent, on peut admettre que lespace mythique et lespace perceptifprsentent la mme stratification :

    paradigme

    valences

    espace directifdes volitions ouvert vs ferm

    espace dmarcatifdes positions extriorit vs intriorit

    espace phoriquedes tendues repos vs mouvement

    Lespace volitif des directions a pour structure de base la tension [ouvert vs ferm] ;cette hypothse est ncessaire pour tablir le paradigme des directions lmentaires : [entrervs sortir] ; les aboutissants de ces deux oprations conduisent lespace dmarcatif articulselon [intrieur vs extrieur] ; sans lapparition, dans louvert, dun repli, dune poche, duneocclusion, bref dune singularit, lespace en stendant linfini svanouirait nos yeux ;enfin la dpendance gnrale de lextensit lgard de lintensit dtermine cet espacecomme phorique : en repos si la tonicit est nulle, en mouvement si elle est forte. La pro-fondeur, indpendamment des significations spciales quelle revt dans lespace perceptif,est le schme qui procure la tonicit figurale les formants figuratifs qui lui sont indis-pensables27 . partir du rseau suivant :

    27 Nous transposons, nos risques, lavis de Bachelard : Alors que la matire se prsente lintuition

    nave dans son aspect localis, comme dessine, comme enferme dans un volume bien limit, lnergie reste

  • 19 Remarques sur lassiette tensive du rythme/2001

    dimensions tonicit spatialit

    valences tonique atone ouvert ferm

    titre personnel, nous devons la comprhension de linformation de la profondeur partir de la tonicit G. Deleuze. Dans le cinquime chapitre de Diffrence et rptition, lephilosophe affirme dabord lorientation dcadente du devenir de lintensit, pour nous selonnotre convention : de la tonicit ; mais cette dperdition est affirme comme double : Lin-tensit est diffrence, mais cette diffrence tend se nier, sannuler dans ltendue et sous

    la qualit28. Ainsi les moins intensifs deviennent des plus extensifs selon le modle de lacorrlation inverse et, selon cette perspective, la profondeur ne serait que la limite de cet pui-sement irrmdiable. Du point de vue thorique, la profondeur mesure la distance entre les

    termes extrmes dun paradigme, cest--dire entre les sur-contraires [s1] et [s4]. Ce couplesuppose la distinction tout lmentaire entre les sous contraires [s2] et [s3] et les sur-contraires[s1] et [s4], distinction qui fait signe une smiotique des intervalles que nous avons abordeailleurs. Mais ces intervalles, du fait de leur appartenance lespace tensif, mesurent, si lachose peut tre pense, des affects ; la profondeur trahit lintensit, cest--dire quelle lamanifeste en la dpensant autant quelle lexprime en la manifestant, toujours selonG.Deleuze : Dans ltre, la profondeur et lintensit sont le Mme mais le mme qui se dit

    sans figures ; on ne lui donne une configuration quindirectement, en le rattachant au nombre., In Le nouvelesprit scientifique, Paris, P.U.F., 1958, p. 67.

    28 G. Deleuze, Diffrence et rptition, Paris, P.U.F., 1989, p. 288. Pour le smioticien naf, la rflexionde Deleuze ne va pas de soi, car elle concerne la smiosis, qui est gnralement reue comme stable. Mais si lelangage, mme pour Hjelmslev, est sous le signe de l, si comme lcrit Deleuze : La diffrencesexplique, mais prcisment elle tend sannuler dans le systme o elle sexplique. (ibid. , p. 293), alors lamise en uvre du langage travers le discours est plutt un travail consumant des forces, ici des valences, quunusage, plutt une dynamique procdant par pertes et profits valuer.

  • 20 Remarques sur lassiette tensive du rythme/2001

    de la diffrence. La profondeur est lintensit de ltre, ou inversement29. Pour dsigner ladynamique interne de la profondeur, nous ferons appel au terme de rayonnement, que nousempruntons Merleau-Ponty30. Soit :

    schma tonicit spatialit

    usage accentuation rayonnement

    6.2 lvnementNous avons pos plus haut que lvnement avait pour dfinition tensive :

    vnement tempo temporalitLa smiotique greimassienne a longtemps privilgi la narrativit, puisque les struc-

    tures dterminantes taient les structures narratives dites profondes et de surface. Le discoursnest pas oubli, mais il nest demand aux structures discursives que dhabiller les struc-tures narratives. Cette emprise de la narrativit sur la smiotique tout entire dtermine la d-finition restrictive de lobjet : les apports de Propp, Greimas et Freud mettent en avant lemanque, mais le paradigme permettant daccueillir cette rponse mme fait, nous semble-t-il,encore dfaut. Le mme reproche peut tre adress la phnomnologie. Le manque puise-t-il la dfinition smiotique de lobjet ? La rponse est tributaire des prsupposs, desaxiomes, dclars ou non, de la thorie.

    La narrativit, en vertu de linflexion que Greimas lui a donne, insiste sur le devenirdu sujet : le schma narratif est, selon Greimas, le dpositaire du sens de la vie, formulequi opre, sans le souponner, le syncrtisme de tel contenu et de son extension. Ce rappelpermet dbaucher, sous lautorit du tempo, le paradigme du devenir. La diffrenciation du

    29 Ibid., p. 298.

  • 21 Remarques sur lassiette tensive du rythme/2001

    tempo selon [vif vs lent] entrane irrsistiblement pour le sujet une commutation de ce quenous aimerions appeler sa contenance : la vitesse la plus leve pour le sujet, savoir celle delinstantanit, a pour corrlat un sujet selon le survenir, un sujet sidr, tandis que la lenteurinforme et entretient un sujet selon le parvenir, un sujet patient :

    Du point de vue pistmologique stricto sensu, les alternances systmiques (ouou) auraient pour raison dernire les singularits de notre machine vivre : pourquoisommes-nous conduit poser entre le survenir et le parvenir une relation dalternance ? parceque les valences de tempo respectivement abrgent et allongent la dure et que nous sommesainsi faits que nous ne pouvons pas simultanment habiter deux temporalits contrastant tous gards, cest--dire par leurs valences, lune avec lautre. Limpossibilit existentielle duet et rpond de la ncessit admise du ou ou.

    De sorte que le face--face du sujet et de lobjet devient le thtre dun renversement :le survenir, aussi longtemps quil nest pas rsolu, met en prsence un sujet passiv,dcontenanc, et un objet activ : lvnement, puisque ce dernier est, selon le Micro-Robert,ce qui arrive et qui a de limportance pour lhomme. Il nest pas question dans ltat actuelde la recherche, dexpliquer, mais tout au plus de comprendre en posant les prmisses sui-vantes : (i) laffect est la mesure de la grandeur noologique de lvnement, de son impor-

    30 () toute chair, et mme celle du monde, rayonne hors delle-mme. in Lil et lesprit, Paris, Folio-

    essais, 1989, p. 81.

    tempo

    lenteurvitesse

    parvenirsurvenir

  • 22 Remarques sur lassiette tensive du rythme/2001

    tance pour lhomme ; (ii) nous avons admis ailleurs31 que lextrme vitesse concentre et quelextrme lenteur tend, de sorte que, lors de la dtonation trochaque de lvnement, toute latonicit, dont le sujet est capable, se trouverait concentre et comme sature, au lieu de setrouver distribue et dilue ; cest du moins ce que laisse entendre le fragment suivant desCahiers de Valry :

    Tout vnement brusque touche le tout.

    Le brusque est un mode de propagation.

    La pntration de linattendu plus rapide que celle de lattendu, mais la rponse delattendu plus rapide que de l inattendu ()32.

    Ainsi que nous lavons laiss entendre, pour le sujet, le paradigme de ladvenu dis-tingue entre les faits qui se produisent selon lattente et ceux qui se produisent contre touteattente, mais cette distinction recouvre une double ingalit : les faits qui se produisent selonlattente sont nombreux et relativement insignifiants puisque leur ralisation a t prcdepar leur actualisation, puisque dune certaine faon ils sont dj l, tandis que ceux qui seproduisent contre toute attente sont rares et gros de sens, donnant penser que le nombre et lagravit variaient en raison inverse lun de lautre. Ce que le mythe laisse entendre si lonadmet lavis de Cassirer : Ce qui fait problme, cest moins le contenu de la mythologie quelintensit avec laquelle il est vcu, et la foi quon lui accorde au mme titre que nimportequel objet existant effectivement33.

    Le tempo prcipit de lvnement aboutit une syncope de la temporalit : le tempsest momentanment hors de ses gonds aussi longtemps que la sommation de lclat estprouve par le sujet. Tout clat tant promis la dcadence si un contre-programme crdiblede rtention nest pas mis en place, bientt le temps phorique reprend ses droits, mais ce

    31 Cl. Zilberberg, Signification du rythme et rythme de la signification, in Degrs, n 87, automne 1996, a-

    a26.32 P. Valry, Cahiers, op. cit., p. 1288. Cet aperu de Valry se comprend mieux si lon se souvient que le

    discursif et laffectif sont en symbiose lun avec lautre : Tout fait mental nest que demande et rponse. (ibid.,p. 981)).

    33 E. Cassirer, La philosophie des formes symboliques, tome 2 , op. cit., p. 20.

  • 23 Remarques sur lassiette tensive du rythme/2001

    temps qui fait retour est un temps qui est sous le signe de la saisie, car la superlativit delclat le transpose aussitt comme mmorable : seul lintense est mmorable.

    schma tempo temporalit

    usage soudainet prennisation

    6.3 lubiquitPour le Littr, lubiquit est dfinie comme ltat de ce qui est prsent partout. Le

    Littr nous fournit encore deux indications prcieuses : (i) ubiquiste se dit dun homme quise trouve bien partout. Se dit, par exagration, dun homme qui voyage trs frquemment ettrs rapidement, de sorte quil parat tre dans plusieurs endroits la fois. Lubiquiste feraitdonc chec au principe de localit dfendu par Baudelaire dans le pome Les Hiboux ;(ii) tait ubiquitaire le Luthrien qui admet que le corps de Jsus-Christ est prsent dansleucharistie en vertu de sa divinit prsente partout. Lubiquitaire, en prsence du dilemmetensif : concentration ou diffusion de la valeur ? opterait pour la diffusion. Pour sa part, leMicro-Robert donne de lubiquit la dfinition suivante : prsence en plusieurs lieux lafois. Lubiquit serait donc une modalit diffusante attribue lobjet par lobservateur :atteint de la bougeotte, lubiquiste donne limpression dtre prsent partout ; pour lubi-quitaire, si lhumanit commune est contrainte par le principe de localit, la surhumanit estalors dans la ncessit de transcender cette contrainte. Dans le cas de lubiquiste, la vri-diction est mise contribution ; dans celui de lubiquitaire, cest la fiducie qui est sollicite.Plutt passistes, nos deux dictionnaires ne font aucune allusion lacclration de la viequi frappe les diverses isotopies de lexistence les unes aprs les autres.

    Lubiquit croissante des objets met la smiotique lpreuve. En effet, la gnra-lisation dcrte du manque se heurte une objection mainte fois formule : le conte popu-

  • 24 Remarques sur lassiette tensive du rythme/2001

    laire convient un monde domin par la raret des ressources. Dans un tel univers, le biendrob inaugure un manque et une dtresse et lon comprend que celui qui rcupre le bien etrestaure le droit soit, dans cet univers, honor et quil pouse la fille du roi La rvolutionindustrielle et la production dite de masse nont pas mis fin, loin sen faut, la pauvret ; elleslont mme accrue ici et l dans des proportions inadmissibles, mais elles ont indiscuta-blement modifi le contenu des reprsentations : la grandeur dcisive nest plus le manque,mais labondance de loffre, et elle est telle que chaque objet est, si lobsolescence, autrevisage possible du tempo, ne la pas frapp, en passe de devenir surnumraire. Et ce nest sansdoute pas le fait du hasard si la smiotique, avec notamment les travaux de J.M.Floch, a tamene accorder une place croissante au marketing. Lunivers du conte populaire et celui dumarketing sont symtriques et inverses lun de lautre : si, dans lunivers du conte popu-laire, le dsir du sujet est dtermin par la ncessit, dans lunivers du marketing il convientde manipuler le sujet de faon telle quil en vienne dsirer un objet dont il nprouvait pas, ily a quelques instants encore, le besoin. Ceci est trop connu pour quon stende.

    Lhypothse du schmatisme tensif claire en partie ces fonctionnements. Si, du pointde vue figural, le marketing a affaire des objets qui se copient les uns les autres et dessujets blass, du point de vue figural les choses se prsentent sous un jour bien diffrent : lesujet manipulateur doit venir bout, ou tout au moins contourner deux contre-programmesminemment dissuasifs : lefficience smiotique du nombre, cest--dire du surnombre, etcelle du tempo, puisque la distance et lattente, mutuellement convertibles, sont virtualises.Le sujet manipulateur se heurte lambivalence de limmdiatet : sa ressource, savoir offriren tous lieux et mettre dmocratiquement la porte de tous, selon le jargon en vigueur, lemme produit, peut devenir mortifre pour la valeur de lobjet de valeur, si les sujets enviennent souponner que la valeur reue par chacun est, cest--dire ici nest que le quotientde la valeur mythique attribue au produit par le nombre en principe croissant de sesdtenteurs

  • 25 Remarques sur lassiette tensive du rythme/2001

    Cette ambivalence est difficilement vitable. Lubiquit a t envisage par deux pen-seurs denvergure, Valry et W. Benjamin , le second se rfrant explicitement au premier,puisque W.Benjamin place en exergue du beau texte quil consacre la disparition delaura un long paragraphe quil emprunte au texte de Valry datant de 1928 et intitul : Laconqute de lubiquit.34 Or les attitudes de lun et de lautre sont bien diffrentes : dans len-semble, Valry est personnellement favorable la mutation technique et le ton adopt est pi-dictique dans la terminologie dAristote ; dans le jargon de la publicit, Valry est ache-teur ; propos de la musique, ncrit-il pas : Nagure, nous ne pouvions jouir de la musique notre heure mme, et selon notre humeur. () Que de concidences fallait-il ! Cen est fait

    prsent dune servitude si contraire au plaisir, et par l si contraire la plus exquise

    intelligence des uvres. ()35La comparaison entre les deux analyses pche sur un point : Valry a en vue dabord

    la musique et W.Benjamin les arts plastiques et si dans les deux cas on peut parler de re-production, cest--dire de simulacre, il est clair que le simulacre musical et le simulacre pic-tural diffrent sensiblement lun de lautre. Dans les limites de ce travail, nous nouscontenterons dindiquer que le dclin de laura est d, selon W.Benjamin, la satisfactionde limpratif moderne de limmdiatet : () rendre spatialement les choses plus pro-ches de soi, est, pour les masses contemporaines, un dsir exactement aussi passionn queleur tendance surmonter lunicit de tout donn par la rception de sa reproduction36.

    Limmdiatet et sa condition, la multiplication, sont au principe de la jouissance notreheure mme, tandis que pour W.Benjamin le rapport luvre exige lunicit et la dure,lunicit propre aux valeurs dabsolu et la dure, laquelle suppose la dngation de la vitesseau profit de la lenteur. La formule tensive de lubiquit stablit ainsi :

    34 P. Valry, La conqute de lubiquit, in uvres, tome 2, Paris, Gallimard/La Pliade, 1960, pp. 1284-

    1287.35 Ibid., p. 1286.36 W. Benjamin, Luvre dart lpoque de sa reproductibilit technique, in Sur lart et la photographie,

    Paris, Carr, 1997, p. 27.

  • 26 Remarques sur lassiette tensive du rythme/2001

    schma tempo spatialit

    usage soudainet immdiatet

    7. POUR FINIRCes catgories interdfinies forment en principe un systme non pas doppositions ex-

    clusives, mais de prvalences circonstancielles :

    schma tonicit temporalit

    rythmeusage accentuation attente

    schma tonicit spatialit

    profondeurusage accentuation rayonnement

    schma tempo temporalitvnement

    usage soudainet prennisation

    schma tempo spatialitubiquit

    usage soudainet immdiatet

  • 27 Remarques sur lassiette tensive du rythme/2001

    La centralit de lnonciation rend au fortuit, limprvu, aux circonstances, la placeque les thories algbrisantes ou hypothtico-dductives leur refusent. Pour ce qui regardele procs prenant en charge ce systme, il est plausible que ce qui se constitue, au moins encertaines circonstances, comme objet soit un complexe ajoutant lune lautre, cest--direexcdant tel usage, deux catgories : (i) dans le cas o la tonicit prvaut, lobjet serait lecomplexe runissant le rythme et la profondeur ; (ii) dans le cas o le tempo prvaut, lobjetserait le complexe associant lvnement et lubiquit, le premier ayant vocation combler unsujet selon la lenteur, le second un sujet selon la clrit ; ainsi le rythme prviendrait lemanque de profondeur, de mme que la profondeur viterait de se voir reprocher labsence derythme ; pour la seconde paire catgorielle, lvnement entend ajouter la prennisation laprsence tous azimuts, de mme que lubiquit finira par potentialiser et privilgier lun deses moments.

    titre dillustration htive, lunivers convulsif des mdias, avec ses configurationsrcurrentes : lobsession du direct, du live, linvocation incessamment lance notre re-porter sur place, conjoint manifestement au titre de la saisie : lvnement, au titre de la vi-se : lubiquit ; au terme de cette conjonction, le monde ne serait, est-il affirm, quun grandvillage en proie des dtonations sans lendemain. Lunivers ainsi mdiatis, cest--dire mo-dalis par la double prvalence de lvnement et de lubiquit, est symtrique et inverse decelui qui tait dirig autrefois ? par la double prvalence de la profondeur et du rythmepropres aux mythes de fondation, cest--dire historiquement parlant aux grandes religionsconnues. Du point de vue figural, le tempo est plutt temporalisant, la tonicit plutt spa-tialisante. Nous ne ferions pas tat de cette double inflexion si nous nen avions trouvlannonce chez Cassirer : () car le mythe en tant que tel, le muthos, implique, selon sasignification essentielle, une perspective beaucoup moins spatiale que temporelle : il dsigne

    un certain aspect temporel qui est impos la totalit du monde37.

    37 E. Cassirer, La philosophie des formes symboliques, tome 2, op. cit. , p. 132.

  • 28 Remarques sur lassiette tensive du rythme/2001

    Cette hypothse admise, nous accdons un paradigme de lobjet distinguant dune partles objets simples, dautre part des objets enrichis et exaltants, en un mot superlatifs. Cettesupriorit axiologique est acquise au point de vue figuratif ; ne suffit-il pas de demander :quest-ce qui est croire : le croyable ou lincroyable ? quest-ce qui est pardonner : le par-donnable ou limpardonnable ? pour savoir et de faon certaine que la croyance lincroyablesurpasse infiniment la croyance au croyable, de mme que le pardon de limpardonnable dis-qualifie le pardon du pardonnable. Si bien que telle grandeur sinstallerait dans le champ dudiscursif titre dobjet en raison dabord, peut-tre seulement, de la dmesure quelle chiffre,tantt selon le tempo, tantt selon la tonicit. Dun certain point de vue, cest lobjet qui, envertu de sa disproportion, saisit le sujet.

    Pour la plupart de ceux que lnigme du rythme a fascins, le rythme est associ deuxaffects certains : de moi moi, une euphorie et selon Claudel une justesse ; de moi autrui,lchange immdiat. Personne ne peut, lheure actuelle, prtendre rsoudre compltement unaffect, mais il semble raisonnable dadmettre que le tempo et la tonicit sont comme lescordes de notre tre, si bien que le toucher de ces cordes est affectant, au prorata des valencesmues.

    [mai 2001]