l Inconscient de l Islam

Inconscient_Islam_PDFWeb - 6.1.2015 - 16:27 - page 1

Presentation de l’editeur

Quand un grand specialiste de l’islamdenonce les derives du monde

arabo-musulman actuel

« Si le bel islam preche le droit a l’indifferenceet a la non-agression mutuelle, il faut croireque l’Homme, lui, est versatile, colerique etimpetueux », constate Malek Chebel. A tra-vers cinq etudes percutantes, il nous montre

a quel point la faute et la transgression sont omnipresentes dansle monde musulman contemporain. Cet Inconscient de l’islamremonte aux racines de la religion et se nourrit de l’histoiredes califes, pour mettre en evidence et eclairer la folie actuelled’une partie de la communaute.Guerre sainte detournee, exacerbation de la figure du kami-kaze, violence symbolique de la relationmere-fils, censure deslivres, immolation au nom d’une purification sacree : cetteimmersion dans le monde complexe des interdits et de leurtransgression interroge les liens entre religion, politique etliberte dans la doctrine musulmane.

Anthropologue des religions et psychanalyste, Malek Chebel estconnu pour sa nouvelle traduction du Coran et pour etre le herautd’un islam des Lumieres, une pensee en mouvement.


L’Inconscientde l’islam

Inconscient_Islam_14259 - 6.1.2015 - 15:58 - page 3


MALEK CHEBEL

L’Inconscientde l’islam

Reflexions sur l’interdit,la faute et la transgression

CNRS EDITIONS15, rue Malebranche – 75005 Paris


’ CNRS EDITIONS, Paris, 2015

ISBN : 978-2-271-08589-4


Introduction

Si la terre d’islam est aussi bien terre de paix (dar as-salam) que terre de guerre (dar al-harb), elle estavant tout une terre de folie, avec son double visagepulsionnel et spirituel. Une folie a portee d’hommequi masque un dereglement inconscient que celivre se propose d’explorer. En effet, j’ai souventete alerte dans mes travaux lies a l’islam par desdetails qui, mis bout a bout, demontrent que lafaute et la transgression sont des donnees crucialespour une vraie comprehension de l’islam.L’exemple le plus flagrant est celui-ci : la guerresainte. Menees par les differents califes et sultans,tant abbassides (750-1258) que mameloukes(1250-1517), puis ottomans, a partir du XVIe siecle,jusqu’a la chute du califat en 1923, ces guerresqui devaient islamiser le monde paıen n’etaientpas toutes denuees d’arriere-pensees : il s’agissaitavant tout de peupler le harem du souverain dejeunes femmes venues d’ailleurs afin de regenererle sang de la race. Exit l’idee de l’expansion de


l’islam, l’heure etait a l’assouvissement d’un desirde puissance et d’un desir sexuel. Il n’est pas ques-tion ici de nommer cela « perversion », « crise dumoi », « conduite phobique » ou « schizophrenie »,mais c’est un fait, seule la premiere generation decalifes, celle d’Umar, d’Uthman et d’Ali ne semblepas avoir eu recours a ce moyen inattendu pourenrichir ses harems. En revanche, la plethore desouverains qui lui succedent et plus particuliere-ment les souverains abbassides, les gouverneurs deprovince, les corps expeditionnaires au Maghreb etleurs emules dans les Balkans, autant que les cor-saires d’Alger, tous ces faiseurs de guerre ont eurecours a des procedes peu avouables. Partant dela, je me suis pose cette question : y a-t-il vraimenteu une « guerre sainte », jusqu’a quelle epoquea-t-elle dure et a quelle loi ou a quels referentstheologiques se rattachait-elle ? Car au terme dupremier siecle de l’Hegire, les buts affiches de laguerre au benefice de Dieu, a savoir l’islamisationdes tribus paıennes (jihad fi sabil Allah), sont dejadetournes par les satrapes locaux, les despotes et leschefs de razzias. Les objectifs de la conversion al’islam, pour vertueux qu’aient pu etre naguere sespredicats, se sont progressivement vides de leursens religieux. Aussi le projet spirituel initial s’est-il transforme en un simple festin celeste, avec sesrecompenses ici-bas, ses objectifs de nombre etd’amelioration du pedigree de la classe au pouvoir.

8 L’Inconscient de l’islam


A cet egard, le mythe de l’esclave blanche, soumise,lascive et instruite constitue bien un « objet culte »que chaque potentat avait a cœur de posseder. Ilprend corps dans Les Mille et Une Nuits (IXe-Xe siecle), avant de revenir de maniere, certesconfuse, mais recurrente, chez de nombreux obser-vateurs qui le signalent sans le decoder complete-ment. L’esclave blanche est l’un des segments decomprehension qui nous a jusque-la manque pourapprehender a sa juste valeur l’ardeur de nombreuxguerriers musulmans a vouloir combattre et sou-mettre l’infidele byzantin. Car de quelle veritablenature est la guerre sainte a laquelle s’accrochentles djihadistes d’aujourd’hui, adeptes du «mariagetemporaire » (zawaj al-mut’a), qui sevissent sur tousles fronts ? On s’interessera ici a l’inacceptable raptde jeunes filles a peine nubiles ou encore a la pre-dation honteuse visant a prelever une dıme ennature sur certaines familles pour les besoinssexuels des chefs. Comment comprendre en effetle comportement d’un grand nombre de zaımsmilitaires qui, sitot sortis de leur guerre d’indepen-dance dans le desert irakien, dans les montagnes duYemen ou dans les djebels d’Algerie, s’octroientdes femmes, proies faciles, qu’elles soient jeunesou moins jeunes et dont le seul tort est d’etre desi-rables ? Cette structure mentale ne releve pas del’islam,mais de la negation de l’islam, d’un islam derazzia, en partie criminogene, qu’il faut pointer et

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denoncer, car il porte atteinte au pacte vertueux descroyants. La femme comme objectif de guerre n’estpas propre a l’islam. Ce phenomene a traverse lesepoques et les civilisations, et subsiste encore sous laforme de viol (un rapt tout court) ou d’humiliationdu vaincu par le vainqueur. Apres tout, la guerrede Troie – qui releve evidemment de la legende –n’a-t-elle pas ete declenchee a la suite d’un raptd’Helene par le jeune Troyen Paris aux depens deMenelas, roi de Sparte et epoux malheureux ?

Cette structure mentale envoie deux signauxcontradictoires. D’un cote, elle legitime la guerreprofane (la recherche de concubines et d’esclaves,propre de certaines guerres ordinaires, et dont lesannales anthropologiques sont fournies). Del’autre, elle delegitime la lutte contre l’atheisme,en principe desinteressee. Pourtant, l’islam estclair depuis le debut, la notion de salam (paix)– attribut divin, Allah etant decrit comme « dispen-sateur de salut » (Coran, LIX, 23 1) – apparaıt dix-huit fois dans le texte sacre et a force de loi. C’est cequi rend la figure du kamikaze, que j’analyse dansune deuxieme partie, au prisme du nihilismeromantique des terroristes exaltes, si derangeante– car tuer ou mourir au nom d’Allah, c’est encoreune fois nier l’islam.


1. Toutes les citations du Coran – sauf cas signales – proviennentde ma traduction du Coran, parue chez Fayard, en 2009.


Dans un troisieme temps, j’aborde la question du«ma(n)ternel », un concept que j’ai forge pourexpliquer la violence symbolique qui s’exerce ausein du couple primordial, la mere et l’enfant,caracteristique, selon moi, du dereglement dumoi masculin, et donc d’une partie du schemaparental actuel. A maints egards, l’homme arabedemeure le lieu de projection des desirs de la mere,un lieu reve et paradisiaque. Otage ou complice desa toute-puissance infantile, l’homme tire dansl’enfance des avantages de securite qui ne sontpas de son age. Le manternel se resume ainsi aune double tension : d’un cote, l’insecurite de lamere, et de l’autre, la securite excessive, parfoisetouffante, de l’enfant – garcon – cherchant incons-ciemment a contenir l’oppressionmaternelle qui enresulte. Il me semble en effet que la personnaliteinfantile du jeune garcon, ne dans un universmusulman, est determinee en creux par l’insecuriteressentie par la mere. Au seuil de sa vie conjugale, lajeune mere subit la pression d’une belle familleexigeante qui lui impose son ideologie nataliste etmasculinophile. Cette angoisse maternelle est a labase du processus du manternel, ou «manternali-sation », soit la fusion inconsciente entre un senti-ment d’identification, d’une part, et une attitudeevoquant la « mante religieuse » – qui mythi-quement avale son amant apres l’avoir vide delui-meme, epuise –, d’autre part. Ce syndrome

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d’introjection symbolique du nouveau-ne masculinpar la mere consolide la position de celle-ci au seinde la constellation familiale ou elle est nouvelle-ment recue. L’idee est de verifier l’impact du reelsur l’inconscient, et inversement.

Pour poursuivre cette exploration de l’inconscientde l’islam, antre de sa folie, je me suis ensuiteattaque a un sujet epineux, l’interdit religieuxpose a l’endroit des livres qui critiquent le dogme.Si l’on se refere a une certaine comprehension dela loi religieuse, aucune place n’est en effet laissee ala nuance, ni au principe d’incertitude. Aussi lescritiques sinceres ne sont-elles pas plus prises enconsideration que les philippiques hargneuses etsans fondement. Je me suis pose la question dudiscernement en matiere de tolerance religieuse.Faut-il donc que tous les degres de l’interdit soientresumes en un seul, radical qui plus est, a savoirla decapitation ?

Enfin, dans un dernier chapitre, il sera questionde purete, de sacrifice et d’immolation. Ces notionsse superposent parfois, mais ne relevent ni desmemes champs explicatifs, ni de la meme doxa.La semantique requiert ici une interpretation rigou-reuse, qui gagne a etre enrichie par une doubleapproche anthropologique et psychologique. Carsi l’immolation est souvent synonyme de sacrifice,en vue d’une renaissance, d’un renouvellement,



est-elle pour autant le symbole de la purete et del’orthodoxie ?

La methode, l’objet et la structure des cinq cha-pitres de ce livre meritent quelques mots d’expli-cation. Tout d’abord, le titre. L’Inconscient del’islam ne peut etre confondu avec un autre« inconscient » possible, celui des musulmans, quiest different dans le contenu et exige une metho-dologie distincte. A titre comparatif, on peut direque la thematique que nous abordons ici est fon-cierement culturelle, des lors qu’elle releve d’itemsqui remontent aux racines de l’islam, dans l’Arabieancienne, tandis que l’objet de la seconde etude, sielle devait se faire, ne peut etre que psychologiqueet ferait appel a des questionnements adequatscomme l’economie du desir, la frustration, lanevrose collective ou la sublimation (champ lexicalqui releve davantage de la psychologie clinique quede la sociologie des mentalites). La plupart desconcepts que j’utilise ici proviennent de disciplinestraitant soit de la psyche humaine, soit du compor-tement collectif, soit des croyances normales. Ainsis’explique et se justifie l’apport decisif de l’anthro-pologie, de la sociologie, de la psychanalyse, de lascience des religions et de l’ethique.

Aucun modele obvie dans le monde musulman– les rites, la phobie du sang, le sacrifice, leharem, l’interdit, la reparation, l’immolation, le

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lien a la mere, etc. – ne peut exister sans son senscache, qu’il soit islamique ou pre-islamique, deuxniveaux souvent dissonants. On peut affirmeren preambule de ce traite que si l’islam a poursens premier la paix, le non-islam traduit enrevanche la furie et la guerre qui, telle une nocepaıenne de l’ame arabe, accorde une large place al’atavisme bedouin. Si de fait le bel islam preche ledroit a l’indifference et a la non-agressionmutuelle,« vous avez votre religion et j’ai la mienne » (Coran,CIX, 6), il faut croire que l’homme, lui, est versa-tile, colerique et impetueux. Le sujet resout laroutine en inventant une autre temporalite, cellede la confrontation. Le Coran le dit dans unelangue concise, « l’homme est cree d’impatience »(Coran, XXI, 37), un element contingent dont ilfaut tenir compte a chaque etape de la demons-tration. Ces cinq etudes transversales devraientcontribuer a la connaissance de l’inconscientarabo-berbere et musulman, en decryptant sescodes d’acces, son langage et ses contenus symbo-liques. L’inconscient dont il est question depasse leseul cadre de la theorie freudienne. Certes, ilenglobe les objets sexuels qui organisent la psychearabe, qu’elle soit latente ou active, introjectee ouprojetee, mais il doit aussi etre compris au sens deSchopenhauer (1788-1860) dans Le Monde commevolonte et comme representation. « Coherence de l’in-coherence » a dit un philosophe arabe, car dans le



choix des cinq etudes qui suivent, j’ai voulu mon-trer l’eclatement d’une combinatoire complexe quise tisse au travers de dualites faussement etabliescomme la guerre et la paix, la virilite et le virilisme,le permis livresque et l’autodafe, le rite et sa trans-cendance, le sacre et l’ordinaire. Les questions quesuscite cette etude sont aussi importantes que lesreponses.

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Chapitre 1

La guerre pour les femmes

Pour comprendre la genese de la guerre sainte(jihad) concue comme un faux-nez, il me fautrevenir a l’organisation elementaire du harem,avec son code endogene, sa violence symboliqueet son mimetisme.

La nature des desirs qui hantent le harem et lesdifferents mecanismes qui se developpent autourde cette institution sont des sujets recurrents danstoute une serie d’ouvrages de theologie et de juris-prudence arabes, mais pour l’heure aucune regleformelle et transversale n’a ete etablie ou deduiteconcretement. Au harem, appartement exclusifreserve aux femmes – haram ‘alayk en Turquie eten Arabie, endourun en Iran, zenanah en Inde –,s’oppose le serail – salam ‘alayk en turc, birun enpersan –, la ou la rencontre intervient. On appelle


manzara (terme arabe), le belvedere qui permet auxfemmes de regarder sans etre vues, bien protegees(de qui ?) par des moucharabiehs. Le mot haremn’est entre dans le dictionnaire francais que tardi-vement, soit vers le milieu du XIXe siecle. Si bienque l’on disait indistinctement le serail, commedans le titre de l’opera de Mozart, L’enlevementau serail (1782), le Grand serail ou le Vieux serail,en incluant le harem. Les grands personnages del’Etat ottoman etaient meme improprementappeles les « Serails », alors meme que ce termedepasse evidemment le cadre strict du palaisottoman.

Les deux espaces, harem et serail, sont donc biendistincts, et entre les deux, on trouve plusieurscoursives, des panneaux de separation, et des mou-charabiehs, comme au splendide et original HawaMahal, « Palais des vents » de Jaipur, au Rajasthan.Chez les plus riches, le harem est meme isole dureste de l’habitat par un jardin ou une fontaine. Il seretrouve dans un pavillon distinct, au bout d’uneallee ombragee, derriere un lac ou dans unimmense bosquet, tandis que les favorites, elles,disposent de leur propre hotel particulier. Leharem peut etre defini de plusieurs manieres :

– la dimension historique : le harem definit ungroupe social restreint, historiquement date etentierement centre sur l’appartement des femmes.



Cette institution arabe, turque et persane continue,sans l’epuiser, l’idee du gynecee que les Grecs ontdeveloppee par le passe.

– la dimension romantique : la regle de vie au seindu harem est a l’avantage de l’homme qui en est lemaıtre des lors que toutes les femmes lui sont assu-jetties. Ce qui induit une litterature portant sur lapuissance de l’homme en tant que recipiendaire del’amour des concubines tenues a un respect royalpar le biais de leur privation. Beaucoup de califes,de souverains et autres despotes eclaires ont fini parepouser les femmes qu’ils ont elevees a leur couche.Des sultans mamelouks commeNasir (XIIIe siecle),Barsbay (1422-1438) ou Kouchkadam (XVe siecle)ont par exemple epouse des esclaves. D’autres sontnes de concubines affranchies, favorites du sultan.Il semble qu’un ecrivain aussi prestigieux que Jahiz,auteur d’epıtres flamboyantes sur l’esclavage, soitne d’une femme serve. La tres fameuse Roxelane(v. 1500-1558) fut elle-meme esclave avant dedevenir l’epouse toute puissante de Soliman LeMagnifique.

– la regle de l’equilibre : le harem oppose au serail,la partie publique du palais, une forme de joie devivre liee a l’ironie, au derisoire ou a l’infinimentpetit. Lieu uterin par excellence, precieux, il estaussi le lieu le plus secret, au cœur des negociationsles plus ardues du palais. En 1909, par exemple, le

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sultan ottoman Abdulhamid II negocia le nombrede ses serviteurs et surtout le nombre des concu-bines qui devaient le suivre dans son exil.

– la regle du desir : la puissance du harem tient asa vocation, celle du desir et de la consommationsexuelle, supposee debridee de ses occupants. Sil’homme y nourrit une fausse idee de sa puissancesensuelle, la femme y experimente tous les deri-vatifs possibles, dont les « sex-toys » et le saphisme.De ce point de vue, le harem fonctionne dans l’in-conscient arabe comme une scene primitive ideale,faite de gratifications heureuses qui n’engagentque fantasmatiquement. Car pour le reel, il estdes obligations qu’aucun homme ne peut remplira sa petite echelle, des lors que l’islam offre desreponses collectives. Lorsque dans son Dictionnairedes idees recues, reste inacheve, Flaubert notait quele Coran etait « le livre de Mahomet ou il n’etaitquestion que de femmes », il touche a une ideeessentielle, bien que fausse dans sa formulation.Certes, le Coran evoque regulierement la femme,mais uniquement pour l’enfermer entre la faute et latransgression. Ainsi, tombee de Charybde en Scylla,la femme ne peut depasser ce double ecueil qu’enfaisant preuve de maıtrise et en respectant scrupu-leusement la norme.

– la dimension politique : tout groupement humainacquiert du pouvoir et l’exerce directement ou indi-




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