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Séminaire Mésologiques – 27/02/2015 JeanBaptiste Bing 1 La chasse aux nuages, une nouvelle pratique paysagère ? Introduction La chasse aux nuages consiste à observer les nuages, et à photographier ceux qui paraissent remarquables. Cette pratique semble s’être développée dans les années 2000 au point de donner naissance à des sociétés locales qui échangent leurs prises notamment via Internet. Elle peut s’accomplir aussi bien au cours du quotidien (c’est ainsi que, lors d’un banal arrêt sur l’autoroute, j’ai pu photographier un très beau nuage en bonnet coiffant le Mont Blanc 1 ) qu’exiger de longs voyages dans le seul but de faire une belle photo d’un nuage rare ou exceptionnel (ainsi, la Gloire du Matin, gigantesque rouleau qui peut mesurer jusqu’à 500 km et qui n’apparaît que le long des côtes du Golfe de Carpentaria, Australie). Elle est suffisamment populaire pour avoir justifié l’écriture – et la traduction – d’un petit guide pour apprenti chasseur (PretorPinney, 2007). L’hypothèse défendue ici est que, malgré son nom, la chasse aux nuages a plus à voir avec le paysage qu’avec l’art cynégétique. Nous le vérifierons en tentant une approche géographique du nuage et de sa chasse, et en nous interrogeant sur ce que le nuage peut nous apprendre au sujet de paysages plus classiques 2 . Le nuage peut faire l’objet de plusieurs types d’approches en géographie ; il convient donc d’abord de définir ce que pourrait être le potentiel géographique du nuage. Selon Staszak (1995), la climatologie actuelle – première approche – s’inscrit dans une lignée ouverte par Hippocrate, qui cherchait à étudier les nuages en relation avec d’autres phénomènes à la surface de la terre et leur répartition sur icelle ; en revanche, la manière (purement verticale) qu’avait Aristote de comprendre les météores n’était pas géographique. Corbin (2005) aborde quant à lui – deuxième approche, culturelle – le rapport des populations au temps qu’il fait, qui varie tant dans le temps que dans l’espace : le même nuage prend une signification toute différente selon que l’on vive au XVIII ème s. ou au XXI ème , selon que l’on soit un paysan attendant la pluie ou un vendeur de crème solaire 3 . Enfin, une troisième approche possible – la nôtre – est celle de la mésologie (Berque, 2009) qui considère le nuage comme une prise écouménale, participant à ce titre à la trajection. Fragments d’histoire des nuages Un rapide aperçu historique permettra, d’une part, de contextualiser l’émergence de la chasse aux nuages et, d’autre part, de mettre en avant l’atout épistémologique majeur de la mésologie : intégrer sans les confondre les dimensions physique et culturelle, scientifique et vécue, le temps long du climat et l’immédiat du temps qu’il fait. 1 À ce sujet, cf. ce court texte à paraître dans la rubrique « Lieuxdits » de la JARRGA : http://rga.revues.org/723. 2 Lors des questionsréponses qui suivirent l’intervention, une question fut posée : « Vous parlez beaucoup de "paysage au sens propre du terme", mais qu’entendezvous parlà ? » Réponse : le paysage est l’appréhension par nos cinq sens (notamment la vue) de la part de pays qui nous entoure ; il est aussi sa représentation artistique. En termes mésologiques, il est l’expression sensible du milieu. 3 Une participante fit remarquer qu’en Mauritanie, l’expression « il fait beau » se rapporte à un temps couvert, qui a pour conséquence une fraîcheur suffisante pour sortir.

La chasse aux nuages, une nouvelle pratique paysagère ?

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Texte de l'intervention de Jean-Baptiste Bing au séminaire Mésologiques –

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    La chasse aux nuages, une nouvelle pratique paysagre ? Introduction La chasse aux nuages consiste observer les nuages, et photographier ceux qui paraissent remarquables. Cette pratique semble stre dveloppe dans les annes 2000 au point de donner naissance des socits locales qui changent leurs prises notamment via Internet. Elle peut saccomplir aussi bien au cours du quotidien (cest ainsi que, lors dun banal arrt sur lautoroute, jai pu photographier un trs beau nuage en bonnet coiffant le Mont-Blanc1) quexiger de longs voyages dans le seul but de faire une belle photo dun nuage rare ou exceptionnel (ainsi, la Gloire du Matin, gigantesque rouleau qui peut mesurer jusqu 500 km et qui napparat que le long des ctes du Golfe de Carpentaria, Australie). Elle est suffisamment populaire pour avoir justifi lcriture et la traduction dun petit guide pour apprenti-chasseur (Pretor-Pinney, 2007). Lhypothse dfendue ici est que, malgr son nom, la chasse aux nuages a plus voir avec le paysage quavec lart cyngtique. Nous le vrifierons en tentant une approche gographique du nuage et de sa chasse, et en nous interrogeant sur ce que le nuage peut nous apprendre au sujet de paysages plus classiques2. Le nuage peut faire lobjet de plusieurs types dapproches en gographie ; il convient donc dabord de dfinir ce que pourrait tre le potentiel gographique du nuage. Selon Staszak (1995), la climatologie actuelle premire approche sinscrit dans une ligne ouverte par Hippocrate, qui cherchait tudier les nuages en relation avec dautres phnomnes la surface de la terre et leur rpartition sur icelle ; en revanche, la manire (purement verticale) quavait Aristote de comprendre les mtores ntait pas gographique. Corbin (2005) aborde quant lui deuxime approche, culturelle le rapport des populations au temps quil fait, qui varie tant dans le temps que dans lespace : le mme nuage prend une signification toute diffrente selon que lon vive au XVIIIme s. ou au XXIme, selon que lon soit un paysan attendant la pluie ou un vendeur de crme solaire3. Enfin, une troisime approche possible la ntre est celle de la msologie (Berque, 2009) qui considre le nuage comme une prise coumnale, participant ce titre la trajection. Fragments dhistoire des nuages Un rapide aperu historique permettra, dune part, de contextualiser lmergence de la chasse aux nuages et, dautre part, de mettre en avant latout pistmologique majeur de la msologie : intgrer sans les confondre les dimensions physique et culturelle, scientifique et vcue, le temps long du climat et limmdiat du temps quil fait. 1 ce sujet, cf. ce court texte paratre dans la rubrique Lieux-dits de la JAR-RGA : http://rga.revues.org/723. 2 Lors des questions-rponses qui suivirent lintervention, une question fut pose : Vous parlez beaucoup de "paysage au sens propre du terme", mais quentendez-vous par-l ? Rponse : le paysage est lapprhension par nos cinq sens (notamment la vue) de la part de pays qui nous entoure ; il est aussi sa reprsentation artistique. En termes msologiques, il est lexpression sensible du milieu. 3 Une participante fit remarquer quen Mauritanie, lexpression il fait beau se rapporte un temps couvert, qui a pour consquence une fracheur suffisante pour sortir.

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    Porteur de mystres Depuis les temps anciens, le nuage est avant tout un rceptacle du mystre, son expression physique et son meilleur symbole, ouvrant ventuellement sur le divin : Xnophane le fait intervenir dans sa physique ; Hrodote en fait, leusis, un signe favorable aux Grecs contre les Perses ; les nues entourent Mose sur le Sina et Jsus sur le mont Thabor ; Mahomet les traverse lors de son voyage nocturne et plusieurs versets du Coran les brandissent comme menace ou bndiction (Stti, 2002). Cette tradition sest poursuivie, tant en pays chrtien quen pays dislam, travers la mystique apophatique pour qui Dieu ne peut se dvoiler quen se voilant (renvoyant ainsi, par-del les vicissitudes de lhistoire, aux histoires dIshtar et dIsis) ; en tmoigne notamment ce texte magnifique dun anonyme anglais du XIVme s., Le nuage de linconnaissance, pour qui lhomme spirituel suit un chemin qui lui fait abandonner ce bas-monde dans un nuage de loubli pour gagner le nuage de linconnaissance o tout est aboli y compris les dogmes et la thologie pour se contenter de la prsence ineffable et incommensurable de Dieu (Durel, 2009). Elle se perptue encore, travers des textes comme ceux dA. Meddeb ou S. Stti (2002), et travers les ponts tablis par certains (J.Y. Leloup) entre cet apophatisme mal connu en Occident et les traditions chinoises, indiennes ou japonaises4. Lapprhension scientifique des nuages Comme le soulignait Jerphagnon (2011), mythe et raison se compltent plus quils ne sopposent ; mythes et lgendes sinscrivent donc dans des tentatives de saisir rationnellement les nuages. Dans toutes les civilisations, agriculteurs, pcheurs, etc., ont ainsi, de manire trs concrte et pratique, accumul des savoirs et savoir-faire considrables en raison de limpact que les nuages et le temps pouvaient avoir sur leurs activits. Les innombrables dictons mtorologiques en tmoignent encore chez nous. De mme, en Indonsie, on ma plusieurs fois rpt quen saison des pluies, des nuages blancs (awan putih) donnent une pluie relativement fine5 mais durable, tandis que des nuages noirs (awan hitam) entranent des orages trs violents mais plus courts. La revue Figures traite ainsi en profondeur du cas du brouillard au Bnin6. En Europe, aprs les solides thories mdicales et physiques tablies par les Grecs de lAntiquit (Staszak, 1995), la systmatisation des connaissances au sujet des nuages et leur mise en forme scientifique a dmarr au XVIIIme s. Assez curieusement des savoirs vernaculaires, qui reliaient un certain type de nuage un certain type de temps prsent ou venir, ont t dabord carts et considrs comme du folklore pas srieux voire un tissu de grotesques superstitions avant dtre rhabilits et de devenir un principe de base de la mtorologie scientifique Parmi ceux ayant marqu cette histoire, se trouve J.B. Lamarck (1744-1829) : il tablit durant plusieurs annes, pour la toute jeune Rpublique franaise, des Annuaires 4 Le Tao-te-king ne commence-t-il pas par affirmer : Le Tao qui se peut nommer nest pas le Tao ? 5 Jai bien dit : relativement . Cette hujan kecil ( petite pluie ) suffit en effet pour tremper jusquau caleon en moins dun quart dheure 6 Et une participante au sminaire nous a signal que, dans une rgion aride dAmrique du Sud (Chili, Prou, Bolivie ? Jai oubli), des populations autochtones dressaient des piges brouillard , destins recueillir sous forme liquide une partie de leau avant son vaporation. Une tude globale des savoirs et savoir-faire lis aux eaux du ciel serait passionnante.

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    mtorologiques7 et, le premier, il proposa une classification des nuages en fonction de leur aspect ; trs potique mais peu pratique, celle-ci connut le mme destin que le calendrier rvolutionnaire de Fabre dglantine... Quelques annes plus tard L. Howard (1772-1864), un quaker londonien prparateur en pharmacie, proposa une deuxime classification, assez proche de celle de Lamarck mais dont les dnominations sinspiraient de la classification linnenne des espces : en latin, avec un double nom de genre et despce. quelques dtails prs, elle fut reconnue par les congrs scientifiques internationaux et fut notamment adopte par lAtlas international des nuages (1896) et reprise par lOrganisation mtorologique mondiale (tablie en 1956). Howard souligna la mutabilit extrmement rapide des nuages, qui peuvent vite passer dune espce une autre voire dun genre un autre (cas classique de nos ts : de petits cumulus mediocritis voluent en congestus qui, sagrgeant et gagnant en hauteur, deviennent un redoutable cumulonimbus dorage ; avec laide du relief, ces transformations sont spectaculaires aux alentours des volcans Merapi et Merbabu Java). Aujourdhui, la mtorologie a fait de trs grands progrs techniques, grce notamment la croissance des moyens de calculs informatiques : que lon compare la fiabilit des prvisions mtos il y a vingt-cinq ans avec aujourdhui le cas est frappant. Un objet pistmologique mal identifi Cela dit, et en dpit des dits progrs, il reste un foss entre la dimension vcue des nuages et les savoirs scientifiques leur sujet do limportance de lapproche msologique. Considrons ainsi le cas du brouillard. Scientifiquement, cest un nuage un stratus prcisment qui na pour seule particularit que de se trouver trs basse altitude voire au niveau du sol. Mais du point de vue de la perception et de limaginaire, il na rien voir avec un nuage. Ainsi, alors que le nuage est chez Bachelard un lment dynamique mlange deau et dair il en traite dailleurs dans son volume sur lair (1998) , chez ses continuateurs de lUniversit de Dijon (Figures, 2002) le brouillard est un mlange pesant dair, deau et de terre. Plusieurs explications peuvent tre avances ce sujet (Pretor-Pinney, 2007). Laltitude entre certainement en compte car, sauf exception (montagne), un nuage se trouve au-dessus de nous. De mme, Pretor-Pinney souligne que la plupart des nuages y compris les plus menaants ont des formes bien marques (quoique mal dfinies8) et dynamiques, alors que le stratus et le brouillard sont bien plus amorphes, informes voire uniformes. La mme question peut se poser pour des phnomnes voisins, lis aux nuages par diverses proprits (causalit, forme, etc.) mais physiquement et imaginairement diffrents : la pluie, la fume, les courants dun fleuve, etc. Cest notamment sur ce principe danalogie des formes quest base lune des histoires rassembles dans le roman Thorie des nuages (Audeguy, 2005 cf. ci-dessous). Pour ma part, lors de mes balades quasi-quotidiennes entre lUniversit et 7 Certains ont t numriss et sont disponibles sur le site Gallica. Cf. Bibliographie. 8 Avant le sminaire, L. Boi mavait demand question de physicien et/ou de mathmaticien, je suppose, si je songe lnigme de la forme de lUnivers et aux formes fractales quelle est la forme dun nuage ? Jai rpondu en bottant en touche, et en soulignant que chaque type de nuage avait sa forme particulire. (Il a t gentil et na pas relanc en me demandant, par exemple, la forme dun cumulus humilis ou dun cirrostratus fibratus. Car on peut certes procder par mtaphore, comparaison, analogie, voquer tantt du coton en boule, tantt du coton en filament, tantt un gros champignon, etc. mais pour ce qui est de rpondre en physicien et/ou en mathmaticien cette question jen suis incapable, et je ne sais mme pas si les membres de ces estimables corporations le peuvent.)

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    la gare Cornavin je ne peux mempcher de glandouiller quelques minutes, observer sparment ou embrasser dun coup dil9 les circonvolutions du Rhne et les nuages qui dominent ou charpent Alpes, Salve et Jura. Les nuages ont donc fait lobjet, depuis trs longtemps et dans le monde entier, dune apprhension rationnelle qui dbouche aujourdhui sur les sciences (climatologie, mtorologie) et les techniques (informatique, satellites) de pointe. Cela nenlve nulle validit certains savoirs vernaculaires trs bien adapts au lieu qui les a vus natre, ni nulle avenir aux dimensions spirituelle et imaginaire des nuages. Mais cela justifie pleinement une approche msologique de la chasse aux nuages, notamment via le paysage. Les nuages dans le paysage Avant dtre considrs comme un objet de reprsentation en soi, les nuages furent un lment associ dautres dans des compositions picturales. Ils sont ainsi un lment du paysage, quil soit peint ou de plein air. Hritages picturaux On sintressera ici deux traditions picturales : celle ne dans lEurope de la Renaissance (o le paysage comme peinture prcde le paysage comme site) et celle ne dans la Chine antique (o le shan shui concret prcda sa reprsentation picturale) (Berque, 2003). En Europe, le nuage fut parfois un simple lment de dcor ; mais plus souvent, il est signe ou symbole en tout cas, il nest pas neutre De la Renaissance au romantisme, il couvre ainsi toute la palette des valeurs, depuis la menace et limmensit jusqu la familiarit et la bndiction10. Un cas intressant est celui de Piero Della Francesca, qui a peint par exemple dans Le baptme du Christ, Saint Jrme pnitent, non de simples cumulus comme nombre de ses collgues, mais de superbes lenticularis, beaucoup plus rares. Pretor-Pinney (2007) suppose que Piero Della Francesca dut en voir dans sa jeunesse, quil passa aux pieds des Apennins dans une rgion sans doute favorable ce genre de formation. Mais cela ne rpond pas la question de la cause de choix11 Dans le monde sinis, le nuage est plus que cela : il constitue un lment essentiel la dynamique du shan shui (Cheng, 1979). Il incarne plusieurs modalits du yin, qui seule permet lmergence du yang ; laiss en blanc (ou en gris trs ple) il exprime ainsi le vide ncessaire lmergence du plein (peint en dgrads de noir et de gris) ; tymologiquement, il reprsente leau (shui) face aux monts (shan). L encore, cette tradition reste vivante : on la retrouve aussi bien chez Shitao (XVIIme s., voir par exemple Le mont Jinting en automne) que chez He Yifu. Le cas He Yifu (1952-2008) mrite dailleurs quon sy arrte un instant : ses deux livres Voyage dun peintre chinois dans les Alpes et Voyage dun peintre chinois en Bretagne tmoignent en effet quun paysage est moins chinois ou europen selon que lon situe en Chine ou en Europe, 9 Embrasser cest envelopper avec les bras et un coup dil ncessite un autre organe ? Certes, et alors ? On abordera la question lors dune sance sur la corporalit. 10 H. Damisch (Thorie du nuage. Pour une histoire la peinture, Seuil, 1972) et C. Reichler ont notamment crit ce sujet. Mais javoue navoir pas encore trouv le temps de my pencher srieusement 11 Une participante au sminaire lana lide que cela ressemblait une pile dhosties . Comme disent les chroniqueurs judiciaires, il convient ce stade de ncarter aucune hypothse

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    que selon quon porte sur lui un regard sinis ou europanis. Cest ainsi que je me suis retrouv face des paysages chinois sur les bords du lac Kerinci (Sumatra), sur les pentes de la cluse du Rhne (Ain) ou dans les gorges du Tavignanu (Corse) ; chaque fois, le jeu des nuages sur les pentes des monts et/ou la surface de leau fut un lment essentiel de cette composition (la prsence de la neige, dans les deux derniers cas, a accentu cette impression grce leffet de noir et blanc). Inversement, ces spectacles ont pu me pousser mintresser aux nuages. Enfin, et puisque jen suis aux considrations personnelles, je me demande en ayant sous les yeux les splendides calligraphies arabes dH. Massoudy et lesprit le texte de Stti (2002) si les calligraphes arabes, persans et turcs nont pas puis une partie de leur inspiration dans les nuages ; et tant qu baguenauder en des domaines o je ne suis quun amateur je minterroge sur loutil constitu par ce passage par lart et les nuages : ne pourrait-il tre, avec lapophatisme, un point dancrage une prise philosophique (voire, un autre niveau, une prise mystique) comme il y a des prises coumnales un dialogue faits de regards croiss12 ? Une iconographie lie de nouvelles pratiques Mais revenons nos moutons13. Outre ces hritages lointains, les chasseurs de nuage ont bnfici dun contexte qui a mis leur disposition des pratiques sociales et des moyens techniques qui nexistaient pas auparavant. Premier point : la dmocratisation, depuis le XVIIIme s., grce aux aristocrates anglais, J.J. Rousseau et leurs successeurs jusqu R. Frison-Roche, C. Aubry et aux amnageurs de GR de la randonne en montagne (de Baecque, 2014). Elle a en effet permis dobtenir de nouveaux points de vue sur les nuages : non de les subir passivement en les regardant de loin, mais dy pntrer, de les sentir, de les toucher, de les goter on retrouve l les cinq sens ncessaires une appropriation paysagre complte et, mme, de les dominer, comme le Promeneur au-dessus des nuages de C. Friedrich. Linvention du vide, BD de Nicolas Debon, illustre bien cela : non seulement car elle retrace quelques pisodes de la conqute des cimes alpines, mais surtout car le dessin de N. Debon rend de manire fort impressionniste limpression daltitude, de vide, dlvation, de saillance de la montagne ; et la prsence de nuages dans le dessin ny est pas pour rien. Typique de cela, ce passage de Lle Madame, o J.F. Deniau pose le dialogue suivant, La Wartburg : Avec le temps quil fait, et toute la valle dans les nuages, je pense quon peut se passer de la vue. Ah, dit le guide de son ton le plus officiel, ici, monsieur, cest quand on est au-dessus des nuages que la vue est belle. Dans le mme ordre dide, les progrs et la dmocratisation de laviation ont permis voire impos ceux que cela nintresse pas et/ou ont horreur de prendre lavion de traverser les nuages. Porco Rosso de H. Miyazaki ou Vol de nuit dA. de Saint-Exupry sont, ce titre, deux uvres marquantes. La randonne en montagne et laviation ont permis dapprocher de prs les nuages dy aller ; la photographie et le film ont, eux, permis de les immortaliser et de les montrer. Ce nest sans doute pas pour rien si les chasseurs de nuages se sont structurs en socits depuis 12 Je renvoie ici luvre de D. Shayegan, notamment La conscience mtisse (A. Michel, 2012). 13 Animal qui, comme chacun sait, voque fortement un cumulus.

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    lapparition du web et de la photographie numrique. Dsormais, avec un appareil-photo dans (presque) chaque tlphone14, chacun peut prendre en photo des nuages et les envoyer sur-le-champ15. Sans aller jusque l, un photographe de talent comme Wang Wusheng perptue lart antique du shan shui avec cette technique minemment moderne de la photographie ; les nuages occupent une place de choix dans ses uvres. Enfin, les documentaires offrent souvent de trs belles squences, pendant lesquelles le spectateur peut admirer en acclr le dfil des jours et des nuits en plan large ; je gage que ce type de passage sans les nuages et le temps qui change serait vite monotone Les chasseurs de nuages ont donc, dune part, hrit tant de la peinture de paysage europenne que du shan shui du monde sinis et, dautre part, bnfici dun contexte socio-technique favorable ; mais ils ne les ont pas reus passivement. Ils se sont appropris les premiers grce au second, et ont apport une nouveaut : le fait de traiter les nuages non comme un lment du paysage, mais comme un paysage en tant que tel. Les nuages comme paysage Le paysage, cest lendroit o le ciel et la terre se touchent , crit Corajoud (2010), en insistant sur le rle jou par le sol comme interface terre/atmosphre. Je dtournerai un peu son propos, en considrant que latmosphre elle-mme est une gigantesque interface entre la Terre (plante) et le ciel (espace intersidral ou, plus modestement, intersastral) ; les mtores y voluant tiendraient donc une altitude suprieure certes du paysage. Quant Berque (2003), il dtermine quatre critres pour confrer la sensibilit paysagre une expression propre au sein dune culture : un terme pour le dsigner, des reprsentations iconographiques, une littrature qui le clbre, des jardins dagrments qui le reprsentent. Vers une inversion iconographique ? Picturalement, le nuage a pu devenir chez certains artistes (qui, a priori, ne sont pas des chasseurs de nuages) llment central duvres explicitement paysagres. Cest le cas, par exemple des Nuages flottant du romantique C. D. Friedrich (1820), ou de Whirlpool du land-artiste D. Oppenheim (ralis El Mirage Dry Lake, Californie, en 1973). Inversion car ce qui tait secondaire (le nuage) devient le principal, devant lequel ce qui tait le principal recule, voire sefface : dans Nuages flottant, ceux-ci occupent le centre du tableau, alors que le relief est relgu en priphrie ; sur les photos de nuages en bonnet, le sommet de la montagne est carrment cach, alors quhabituellement il est le point de focalisation des observateurs. Chez les chasseurs de nuages, cest bien sr le cas : mes photos de cumulonimbus au-dessus de Bourges ou de pileus depuis lIvoloina (Madagascar) font les btiments du centre-ville ou la vgtation de la brousse servent encadrer le nuage, lui donner un crin de lignes de fuite et de perspective, bref mettre en valeur le nuage et non le lieu. Cest dailleurs l une premire limite lassimilation du nuage un paysage au sens propre : celui-ci (cf. intro) suppose un lieu. 14 Jinsiste sur le presque : quitte passer pour un vieux schnoque, je rfracte. Je ne veux de tlphone que pour tlphoner. Cela dit, il faut bien admettre que, un beau jour de septembre 2014, jtais bien content que mon Papa ait son smartphone porte de main car javais btement laiss mon appareil-photo chez moi ; or, depuis le Salve, on voyait un trs joli lenticulaire se dtacher des Alpes. 15 Dailleurs, lissue du sminaire, certains assistants mont donn voir de trs jolies photos de nuage.

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    En termes chinois, il sagirait moins dailleurs dune inversion que de la mise en forme dun mouvement rciproque et complmentaire : du yin et du vide margent certes le yang et le plein, mais ceux-ci sont ncessaires ceux-l On aurait dailleurs, en insistant sur la montagne (plein) qui engendre le nuage (vide), un point daccord avec la climatologie, laquelle fait du relief la matrice des nuages dit orographiques (nuages en bonnet, lenticulaires, etc.). En allant plus loin, et en tenant compte de la scientifisation des connaissances, on pourrait imaginer un shan shui o le vide matriciel serait incarn par leau non sous forme de vapeur ou de nuage, mais sous son aspect molculaire, chimique. On aurait ainsi une porte ouverte la rflexion sur la mdiance et le paysage mergeant li linfiniment petit que la recherche en physique nous fait dcouvrir jour aprs jour, et sur lequel les prises coumnales manquent16. Une littrature en essor De mme, en littrature, le nuage peut tre soit un lment de luvre, soit son thme principal. Dans la premire catgorie, entrent par exemple des rcits qui lacisent ou dsacralisent le thme du nuage comme porte ouverte sur le mystre (cf. ci-dessus) : il fournit ainsi le support dun monde effrayant dans le rcent Jack le chasseur de gants (B. Singer, 2013), un motif rcurrent de narration chez H. Miyazaki et un dclencheur dhumour dans lhilarante srie BD Le gnie des alpages de Fmurrr. En posie, de mme, on le trouve comme matire variations diverses ou figures de style varies : lire Ltranger de C. Baudelaire et couter Lorage de G. Brassens17. Comme pour les contes, la tradition peut venir de loin, sauter de lieu en lieu et connatre des rinventions : il semble probable que G. Ansorge, pour crire son conte Le jeu des nuages et de la pluie (1993), nait pas ignor le trait rotique chinois Jeux des nuages et de la pluie (Beurdeley, 1969). ct, a merg plus rcemment toute une littrature prenant le nuage en tant que tel comme sujet principal ainsi le roman La thorie des nuages de S. Audeguy. Quant lexpression chasseur(s) de nuages , elle dsigne la fois une chanson de J.L. Aubert (au singulier) et un groupe (au pluriel18). La chasse aux nuages pourrait dailleurs tre le terme (critre 1) li cette pratique paysagre. Vers des nbulo-jardins ? Ce troisime chantier est moins avanc que les deux prcdents, sans doute cause de la plus grande difficult jardiner un nuage Cependant, des indices tendraient montrer que ce nest pas impossible. De mme quOppenheim a sculpt un nuage (cf. ci-dessus), lors de lexposition nationale suisse de 2002 Yverdon-les-Bains les architectes L. Diller et F. Scofidio ont bti sur le lac de Neuchtel le nuage Blur , un pavillon fait de brouillard artificiel. Ils ntaient pas les premiers : ds 1970, le sculpteur japonais Fujiko Nakaya avait utilis des jets deau pour envelopper dun brouillard artificiel un dme godsique. Certes, ces deux exemples 16 Jai trs rapidement abord le sujet lors du colloque Retour des territoires, renouveau de la msologie, qui sest tenu les 26 et 27/03/2015 lUniversit de Corse. 17 En se basant sur Lorage, mais aussi sur Le vent, Le parapluie et dautres, il y aurait chez Brassens matire faire une belle tude mto-potique. 18 Et le titre de la traduction franaise dun roman dA. Shearer (d. Les grandes personnes, 2013). Je ne lai pas encore lu Je nai pas non plus vu le film Les jeux des nuages et de la pluie (B. de Lajarte, 2013), dont le ralisateur ne cache dailleurs pas ses liens la Chine et au taosme (cf. dossier de presse).

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    concernent larchitecture et non directement le jardin ; mais ces deux arts ont fort voir. Dailleurs, de mon ct, cette ide de jardin nuageux me rappelle les pulvrisations deau destines arroser les serres du parc Andr-Citron. Par ailleurs, une autre piste concerne les jardins japonisants, de plus en plus nombreux en Europe. Certains, symboliques et trs purs, reprsentent leau par des cailloux. Ne peut-on imaginer semblable transposition aux nuages (cf. ci-dessus) ? Ouverture : les nuages, cas extrme paysager et prise coumnale Alors, les nuages : paysages ou non ? En dpit dun certain degr paysager au sens de Berque, il me semble que les nuages ne constituent pas un paysage au sens strict du terme, pour trois raisons au moins. Une incommensurabilit temporelle dabord : un nuage nexiste que durant quelques minutes, au mieux quelques heures, et il ne cesse de se transformer sous nos yeux (S. Stti, 2002, demande dailleurs : Le nuage est-il de lespace ou bien du temps ? ) ; or, mme si un paysage nest pas ternel, quil volue et se transforme, il sapprhende dans des dures bien plus vastes (anne ou dcennie, par exemple). Une incommensurabilit matrielle ensuite : l encore, mme si leau est bel et bien matrielle voire solide (glace), le nuage manque de solidit. Contrairement au paysage et ce qui se passe dans des contes, et bien quon puisse le traverser en randonnant ou en volant, on ne peut sy tenir debout. Une incommensurabilit dimensionnelle enfin : sauf exceptions, et en dpit de la a translation verticale applique laphorisme de Corajoud les nuages restent au-dessus de nous, alors que le paysage est au moins en partie notre hauteur. Il semble donc bien que, si le nuage peut faire lobjet de pratiques paysagres (chez les chasseurs de nuages ou les artistes paysagistes notamment), il se trouve en fait la limite entre assemblage pauvre (Corajoud, 2010) et paysage. Cela dit, les trois restrictions apportes ci-dessus tmoignent dune diffrence de degr non de nature. Et surtout, le nuage fournit aux gographes, msologues, artistes ou philosophes intresss par le paysage un cas extrme heuristiquement fcond, par exemple pour tester les limites du concept. Comme prise coumnale, le nuage offre enfin une ouverture vers dautres enjeux, dautres problmatiques msologiques. Contre D. Parocchia (1997) pour qui les domaines de lastronomie et de la mtorologie sont trop loigns pour avoir du commun, je crois quune verticalit commune unit nuages et toiles19 : le vocabulaire en tmoigne, qui parle de nbuleuse (dOrion) ou de nuage (de Magellan) au sujet dobjets astronomiques. Or, et cette fois avec Parocchia, je pense que gographie et mtorologie ont beaucoup se dire en tant que sciences-carrefour : la fois objets de pratiques vernaculaires et de sciences de pointe, prsentes dans la vie quotidienne comme dans les plus vastes enjeux stratgiques militaires ou conomiques, elles doivent se saisir denjeux la fois globaux et locaux, physiques et humains. Par ailleurs, elles seraient susceptibles de fournir toutes les mtaphores ncessaires lapprhension des enjeux de nos socits contemporaines. Ralisant ce programme, B. Debarbieux (2007) propose que la pense smancipe du modle exclusif du cristal pour sintresser des modles alternatifs comme le nuage (Bergson) ou la flamme (Serres). Ainsi, lanalyse des flux urbains et suburbains, [] mriterait certainement de sinspirer [] des modles de configuration spatiale que sont le nuage ou la fume pour dsigner une entit aux contours variables selon le temps, entit qui pourrait tre 19 ce sujet, cf. http://www.jetdencre.ch/choragraphies-2-ciel-nocturne-belle-lumiere-glauque-balade-dun-insomniaque-7896.

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    qualifie de ville, condition de diffrencier cette dernire, la "ville-nuage", de lacception prcdente, plus morphologique, la "ville-cristal". De fait, on constate que, par exemple, le problme des pollutions lies la mtropolisation du monde concerne tant les nuages les traines de condensation laisses par les avions forment certes des nuages artificiels, mais constituent surtout des traces visibles de la pollution atmosphrique due aux activits de transport (Pretor-Pinney, 2007) que les toiles les nuisances engendres par la pollution lumineuse, depuis longtemps objet de proccupation pour les astronomes professionnels ou amateurs, ont reu il y a peu une reconnaissance officielle, puisque contre elles viennent dtre cres des rserves de ciel toil. Bibliographie Rfrences

    - Bachelard G., 1998, Lair et les songes. Essai sur limagination du mouvement, Paris, J. Corti, 350 p. - De Baecque A., 2014, La traverse des Alpes. Essai dhistoire marche, Paris, Gallimard, 423 p. - Berque A. (dir.), 2003, Cinq propositions pour une thorie du paysage, Seyssel, Champ Vallon, 122 p. - Berque A., 2009, coumne. Introduction ltude des milieux humains, Paris, Belin, 447 p. - Bing J.B., 2014, Bonnet sur le Mont-Blanc : les nuages font-ils paysage ? , RGA-JAR [en ligne] rubrique annexe Lieux dits ( paratre). Cf. http://rga.revues.org/723 - Cheng F., 1979, Vide et plein. Le langage pictural chinois, Paris, Seuil, 154 p. - Corajoud M., 2010, Le paysage, cest lendroit o le ciel et la terre se touchent, Arles, Actes Sud, 272 p. - Corbin A., 2001, Lhomme dans le paysage, Paris, Textuel, 190 p. - Corbin A., 2005, Le ciel et la mer, Paris, Bayard, 121 p. - Debarbieux B., 2007 Le syndrome de Moctezuma ou Rflexions dur lactualit et la pertinence du couple ville-campagne dans lanalyse territoriale . URL : http://www.nfp54.ch/files/nxt_projects_86/17_04_2007_05_00_44-texte_ceat_bdebarbieux.pdf - Figures, 2002, Brouillard, Brumes et nues , n 26-28, Dijon, Ed. universitaires de Dijon, 308 p. - Jerphagnon L., 2011, De lamour, de la mort, de Dieu et autres bagatelles. Entretiens avec

    Christiane Ranc, Paris, A. Michel, 263 p. - Parrochia D., 1997, Mtores. Essai sur le ciel et la cit, Seyssel, Champ Vallon, 252 p. - Pretor-Pinney G., 2007, Le guide du chasseur de nuages, Paris, Seuil. - Staszak, 1995 J.F., La gographie davant la gographie. Le climat chez Aristote et

    Hippocrate, Paris, LHarmattan, 252 p. Tmoignages

    - Ansorge G., 1993, Le jeu des nuages et de la pluie. Contes, Yvonand, B. Campiche, 158 p. - Audeguy S., 2005, La thorie des nuages, Paris, Gallimard, 321 p. - Beurdeley M. (et al.), 1969, Jeux des nuages et de la pluie, Fribourg, Office du livre, 223 p. - Deniau J.F., 2001, Lle Madame, Paris, Hachette, 273 p. - Durel B. (prs.), 2009, Le nuage de linconnaissance. Une mystique pour notre temps, Paris, A. Michel, 364 p.

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    - De Lajarte B., 2013, Les jeux des nuages et de la pluie. Dossier de presse URL : http://www.qualiafilms.fr/filmographie/ewExternalFiles/Nuages%20dossier%20de%20presse.pdf - Lamarck J.B., Annuaire mtorologique pour lAn VIII de la Rpublique franaise. URL : http://www.lamarck.cnrs.fr/ice/ice_book_detail-fr-text-koyre_lamarck-ouvrages_lamarck-30-1.html (20/05/2014) - Stti S., 2002, Le vin mystique et autres lieux spirituels de lislam, Paris, A. Michel, 308 p.