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LA CULTURE I. Où commence la culture ? 1 Vous n’en mangerez pas et vous n’y toucherez pas. la Bible, 15 2 La prohibition de l’inceste, une règle universelle. C. Lévi-Strauss, 15 3 Passage entre l’ordre de la nature et l’ordre de la culture. C. Lévi-Strauss, 16 4 Les exigences de la culture. S. Freud, 17 5 La culture : héritage ou transmission ? M. Leiris, 18 II. Quels sont les effets de la culture sur l’individu ? 6 Cultiver la terre, cultiver l’esprit. H. Arendt, 21 7 L’emprise de la culture sur l’individu. M. Leiris, 21 8 L’amour est un fait culturel. J. Lacan, 22 9 Sentiments, émotions : des inventions culturelles. M. Merleau-Ponty, 23 10 L’homme est fait homme par l’éducation. E. Kant, 24 11 Rôle de la famille dans la transmission de la culture. J. Lacan, 24 12 Que faut-il donc apprendre aux enfants ? J.-J. Rousseau, 25 13 Culture et désir d’agression. S. Freud, 26 III. Quels sont les obstacles au progrès de la culture ? 14 L’homme et ses semblables entre attirance et répulsion. E. Kant, 28 15 Rejet de la culture de l’autre : culture et barbarie. C. Lévi-Strauss, 29 16 La culture lutte sans cesse contre le penchant à l’agression. S. Freud, 29 17 Les loisirs : du temps pour la consommation et non pour la culture. H. Arendt, 31 18 La consommation détruit la culture. A. Finkielkraut, 32 19 Le rôle des « intercesseurs ». G. Deleuze, 33 La culture 12 LA CULTURE

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LA CULTURE

I. Où commence la culture ?1 Vous n’en mangerez pas et vous n’y toucherez pas. la Bible, 15

2 La prohibition de l’inceste, une règle universelle. C. Lévi-Strauss, 15

3 Passage entre l’ordre de la nature et l’ordre de la culture. C. Lévi-Strauss, 16

4 Les exigences de la culture. S. Freud, 17

5 La culture : héritage ou transmission ? M. Leiris, 18

II. Quels sont les effets de la culture sur l’individu ?6 Cultiver la terre, cultiver l’esprit. H. Arendt, 21

7 L’emprise de la culture sur l’individu. M. Leiris, 21

8 L’amour est un fait culturel. J. Lacan, 22

9 Sentiments, émotions : des inventions culturelles. M. Merleau-Ponty, 23

10 L’homme est fait homme par l’éducation. E. Kant, 24

11 Rôle de la famille dans la transmission de la culture. J. Lacan, 24

12 Que faut-il donc apprendre aux enfants ? J.-J. Rousseau, 25

13 Culture et désir d’agression. S. Freud, 26

III. Quels sont les obstacles au progrès de la culture ?14 L’homme et ses semblables entre attirance et répulsion. E. Kant, 28

15 Rejet de la culture de l’autre : culture et barbarie. C. Lévi-Strauss, 29

16 La culture lutte sans cesse contre le penchant à l’agression. S. Freud, 29

17 Les loisirs : du temps pour la consommation et non pour la culture. H. Arendt, 31

18 La consommation détruit la culture. A. Finkielkraut, 32

19 Le rôle des « intercesseurs ». G. Deleuze, 33

La culture

12 � LA CULTURE

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La culture

L’être humain est un être de culture, c’est-à-dire qu’il se distingue des autresespèces animales en ce qu’il construit sa propre nature. Ainsi sa nature n’estpas « naturelle » mais « artificielle », au sens où elle est façonnée, fabriquée,et transmise, de génération en génération. L’homme ne se contente donc pasde suivre « sa » nature, il l’invente, au sein d’une communauté et il se défi-nit ainsi à partir de son appartenance à une société, à un groupe, à unefamille, qui l’ont précédé. L’homme est donc un animal culturel, car il a unehistoire et il n’est pas déterminé par ses instincts.Où commence alors la culture ? Comment peut-on se représenter l’entréedans ce monde de la culture qui est le monde humain ? Comment est signi-fié cet arrachement à la nature qui symbolise la civilisation ?

Le premier pas, qui nous conduit de la nature à la culture, c’est celui qui nousamène à nous soumettre à un interdit, à une règle, à un usage, que nousn’avons pas choisis, mais qui nous sont imposés dès lors que nous nous détachons de la nature. Cet interdit fondateur a pu être représenté dans lareligion (judaïque et chrétienne) comme une parole de Dieu à ses créatures ( Texte 1), un ordre à ne jamais transgresser. Les recherches anthropologiquesau XXe siècle, c’est-à-dire les travaux sur les mœurs des différents peuples dits« primitifs », ont permis de formuler là encore cet interdit fondateur grâce àune découverte inédite. Ainsi l’anthropologue Claude Lévi-Strauss a montréqu’il y avait un interdit universel, propre à toutes les cultures, quelles quesoient leur histoire, leur appartenance géographique, leur langue, et cet inter-dit est ce qu’on appelle « la prohibition de l’inceste » ( Texte 2). C’est direque ce qui signe notre entrée dans le monde de la culture, c’est un interditqui porte sur la sexualité ( Texte 3).

Ainsi, la culture se manifeste comme un ensemble de règles que les sociétésédictent et à l’aide desquelles elles se définissent. Ces règles sont visibles àtravers les modes de vie qu’elles induisent. La recherche de la beauté, de lapropreté et de l’ordre sont des exigences culturelles qui montrent notre capa-cité à nous détacher de la nature ( Texte 4). La culture ne comprend doncpas seulement ce qui nous permet de nous enrichir intellectuellement – d’êtrecultivé –, mais elle comprend tout ce qui se transmet (sous forme d’interdits,de règles, de pratiques) d’une génération à l’autre, dans un groupe donné,constituant ainsi ce qu’on appelle une tradition ( Texte 5). La culture est lapreuve que nous ne pouvons nous définir en tant qu’être humain à partir del’hérédité naturelle et que le signe de notre humanité est l’invention d’unmonde à notre image.

Où commence la culture ?Règles et interdits, les fondements de la culture

14 � LA CULTURE

I

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« Dieu a dit : vous n’en mangerez pas et vous n’y toucherez pas. »

Tous deux étaient nus, l’homme et sa femme, sans se fairemutuellement honte.

Or le serpent était la plus astucieuse de toutes les bêtes des champsque le Seigneur Dieu avait faites. Il dit à la femme : « Vraiment ! Dieuvous a dit : Vous ne mangerez pas de tout arbre du jardin… » Lafemme répondit au serpent : « Nous pouvons manger du fruit desarbres du jardin, mais du fruit de l’arbre qui est au milieu du jardin,Dieu a dit : Vous n’en mangerez pas et vous n’y toucherez pas afin dene pas mourir. » Le serpent dit à la femme : « Non, vous ne mourrezpas, mais Dieu sait que le jour où vous en mangerez, vos yeux s’ou-vriront et vous serez comme des dieux possédant la connaissance dece qui est bon et mauvais. »

La femme vit que l’arbre était bon à manger, séduisant à regarder,précieux pour agir avec clairvoyance. Elle en prit un fruit dont ellemangea, elle en donna aussi à son mari qui était avec elle et en man-gea. Leurs yeux à tous deux s’ouvrirent et ils surent qu’ils étaient nus.

La Bible, La Genèse 2, 3, Édition du Cerf et Société Biblique de France, 1988,

trad. Œcuménique.

Question Sous quelle forme l’Ancien Testament présente-t-il la première règle de l’his-toire de la culture ?

« La prohibition de l’inceste est toujours présente dans n’importe quel groupe social. »

Partout où la règle se manifeste, nous savons avec certitude être àl’étage de la culture. Symétriquement, il est aisé de reconnaître

dans l’universel le critérium1 de la nature. Car ce qui est constantchez tous les hommes échappe nécessairement au domaine des cou-tumes, des techniques et des institutions par lesquelles leurs groupesse différencient et s’opposent. […] Posons donc que tout ce qui estuniversel, chez l’homme, relève de l’ordre de la nature et se caracté-rise par la spontanéité, que tout ce qui est astreint à une normeappartient à la culture et présente les attributs du relatif et du parti-culier. Nous nous trouvons alors confrontés avec un fait, ou plutôtun ensemble de faits, qui n’est pas loin, à la lumière des définitionsprécédentes, d’apparaître comme un scandale : nous voulons dire cetensemble complexe de croyances, de coutumes, de stipulations et

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I. Où commence la culture ?

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le critérium de la nature

l’appartenance à la culture

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tous deux étaient nus

vous n’y toucherez pas

leurs yeux s’ouvrirent

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16 � LA CULTURE

La culture

d’institutions que l’on désigne sommairement sous le nom de prohi-bition de l’inceste2. Car la prohibition de l’inceste présente sans lamoindre équivoque, et indissolublement réunis, les deux caractèresoù nous avons reconnu les attributs contradictoires de deux ordresexclusifs : elle constitue une règle, mais une règle qui, seule entretoutes les règles sociales, possède en même temps un caractère d’uni-versalité. Que la prohibition de l’inceste constitue une règle n’aguère besoin d’être démontré ; il suffira de rappeler que l’interdictiondu mariage entre proches parents peut avoir un champ d’applicationvariable selon la façon dont chaque groupe définit ce qu’il entendpar proche parent ; mais cette interdiction, sanctionnée par despénalités sans doute variables, et pouvant aller de l’exécution immé-diate des coupables à la réprobation diffuse, parfois seulement à lamoquerie, est toujours présente dans n’importe quel groupe social.

Claude LÉVI-STRAUSS, Les Structures élémentaires de la parenté, p. 8-10, PUF, 1949, © Claude Lévi-Strauss.

1. Critérium ou critère : caractère, signe qui permet de distinguer une chose.2. Prohibition de l’inceste : interdit portant sur la sexualité entre membresd’une même famille.

Questions 1. Relevez dans le texte les termes utilisés par l’auteur pour opposer ce quirelève de la nature et ce qui relève de la culture.2. Pourquoi la prohibition de l’inceste est-elle une règle à part parmi lesautres règles culturelles ?

« C’est sur le terrain de la vie sexuelle que le passage entre la nature et la culture doit s’opérer. »

La vie sexuelle […] exprime au plus haut point la nature animalede l’homme, et elle atteste au sein même de l’humanité, la sur-

vivance la plus caractéristique des instincts ; en second lieu, ses finssont, doublement, à nouveau transcendantes1 : elles visent à satis-faire, soit des désirs individuels dont on sait suffisamment qu’ils sontparmi les moins respectueux des conventions sociales, soit des ten-dances spécifiques qui dépassent également, bien que dans un autresens, les fins propres de la société. Notons, cependant, que si la régle-mentation des rapports entre les sexes constitue un débordement dela culture sur la nature, d’une autre façon la vie sexuelle est, au seinde la nature, une amorce de la vie sociale : car, parmi tous les ins-tincts, l’instinct sexuel est le seul qui, pour se définir, ait besoin de la

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les fins de la viesexuelle

la réglementationdes rapports entre les sexes

la prohibition de l’inceste

une règle universelle

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I. Où commence la culture ?

stimulation d’autrui. Nous devrons revenir sur ce dernier point ; ilne fournit pas un passage, lui-même naturel, entre la nature et la cul-ture, ce qui serait inconcevable, mais il explique une des raisons pourlesquelles c’est sur le terrain de la vie sexuelle, de préférence à toutautre, que le passage entre les deux ordres peut et doit nécessaire-ment s’opérer. Règle qui étreint ce qui, dans la société, lui est le plusétranger ; mais, en même temps, règle sociale qui retient, dans lanature, ce qui est susceptible de la dépasser ; la prohibition de l’in-ceste est, à la fois, au seuil de la culture, dans la culture, et, en unsens, […] la culture elle-même.

Claude LÉVI-STRAUSS, Les Structures élémentaires de la parenté, p. 13-14, PUF, 1949, © Claude Lévi-Strauss.

1. Transcendantes : qui dépassent, qui vont au-delà (ici au-delà des instincts).

Question Quel rapport peut-on établir entre la vie sexuelle et la vie en société ?

« Beauté, propreté et ordre occupent une position particulière parmi les exigences de la culture. »

Nous reconnaissons donc le niveau de culture d’un pays quandnous trouvons qu’en lui est entretenu et traité de façon appro-

priée tout ce qui sert à l’utilisation de la terre par l’homme et à laprotection de celui-ci contre les forces de la nature, donc brièvementrésumé : ce qui lui est utile. […] Mais il nous faut poser encore d’au-tres exigences à la culture […] nous saluons aussi comme culturel ceque font les hommes quand nous voyons leur sollicitude se tournervers des choses qui ne sont pas du tout utiles et sembleraient plutôtinutiles […]. Nous remarquons bientôt que l’inutile, dont nousattendons qu’il soit estimé par la culture, c’est la beauté ; nous exi-geons que l’homme de la culture vénère la beauté là où il la rencon-tre dans la nature et qu’il l’instaure dans des objets, pour autant quele permet le travail de ses mains. Il s’en faut de beaucoup que nosrevendications envers la culture soient par là épuisées. Nous récla-mons encore de voir les signes de la propreté et de l’ordre. […] Touteespèce de saleté nous semble incompatible avec la culture ; de mêmenous étendons au corps humain l’exigence de propreté, nous som-mes étonnés d’apprendre quelle mauvaise odeur la personne du Roi-Soleil répandait habituellement […]. Bien plus, nous ne sommes pas

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le passage entre les deux ordres

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La culture

surpris si quelqu’un va jusqu’à ériger l’usage du savon en étalon de laculture. Il en est de même de l’ordre qui, tout comme la propreté, serapporte totalement à l’œuvre de l’homme. […] Le bienfait de l’or-dre est tout à fait indéniable, il permet à l’homme une meilleure uti-lisation de l’espace et du temps tout en ménageant ses forces psychi-ques. […]

Beauté, propreté et ordre occupent manifestement une positionparticulière parmi les exigences de la culture.

Sigmund FREUD, Le Malaise dans la culture, trad. P. Cotet, R. Lainé, J. Stute-Cadiot, © PUF, « Quadrige », 2002.

Questions 1. Comment l’homme cultivé traite-t-il la nature ?2. En quel sens notre rapport à notre propre corps est-il de l’ordre de laculture ?

« La culture comprend tout ce qui est socialement hérité ou transmis. »

Alors que la race est strictement affaire d’hérédité, la culture estessentiellement affaire de tradition, au sens large du terme :

qu’une science, ou un système religieux, soit formellement enseignéaux jeunes par leurs éducateurs, qu’un usage se transmette d’unegénération à une autre génération, que certaines manières de réagirsoient empruntées sciemment1 ou non par les cadets à leurs aînés,qu’une technique – ou une mode – pratiquée dans un pays passe àun autre pays, qu’une opinion se répande grâce à une propagande oubien en quelque sorte par elle-même au hasard des conversations,que l’emploi d’un quelconque engin ou produit soit adopté sponta-nément ou lancé par des moyens publicitaires, qu’une légende ou unbon mot circule de bouche en bouche, autant de phénomènes quiapparaissent indépendants de l’hérédité biologique et ont ceci decommun qu’ils consistent en la transmission – par la voie du lan-gage, de l’image ou simplement de l’exemple – de traits dont l’en-semble, caractéristique de la façon de vivre d’un certain milieu,d’une certaine société ou d’un certain groupe de sociétés pour uneépoque d’une durée plus ou moins longue, n’est pas autre chose quela « culture » du milieu social en question. […]

Loin d’être limitée à ce qu’on entend dans la conversation cou-rante quand on dit d’une personne qu’elle est – ou qu’elle n’estguère – cultivée (c’est-à-dire pourvue d’une somme plus ou moinsriche de connaissances dans les principales branches des arts, des

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la tradition

la transmission

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I. Où commence la culture ?

lettres et des sciences tels qu’ils se sont constitués en Occident), loinde s’identifier à cette « culture » de prestige qui n’est que l’efflores-cence2 d’un vaste ensemble par lequel elle est conditionnée et dontelle n’est que l’expression fragmentaire, la culture doit être conçuecomme comprenant, en vérité, tout cet ensemble plus ou moinscohérent d’idées, de mécanismes, d’institutions et d’objets quiorientent – explicitement ou implicitement – la conduite des mem-bres d’un groupe donné.

Michel LEIRIS, Le Racisme devant la science, p. 213, © Unesco/Denoël, 1960, reproduit avec la permission de l’Unesco.

1. Sciemment : consciemment.2. Efflorescence : floraison.

Questions 1. Pourquoi peut-on opposer race et culture ?2. Qu’est-ce qui relève de l’héritage culturel ?

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la culture

« Les peintures de visage confèrent d’abord à l’individu sa dignité d’être humain ; elles opèrent le passage de la nature à la culture. »(Claude LÉVI-STRAUSS, Tristes Tropiques, Plon, 1984). Indiens Kaxinawa d’Amazonie, Acre, Brésil.

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II. Quels sont les effets de la culture sur l’individu ?

« Le mot culture renvoie primitivement au commerce de l’homme avec la nature. »

La culture, mot et concept, est d’origine romaine. Le mot « culture » dérive de colere – cultiver, demeurer, prendre soin,

entretenir, préserver – et renvoie primitivement au commerce del’homme avec la nature, au sens de culture et d’entretien de lanature en vue de la rendre propre à l’habitation humaine. En tantque tel, il indique une attitude de prendre souci, et se tient encontraste marqué avec tous les efforts pour soumettre la nature à ladomination de l’homme. C’est pourquoi il ne s’applique pas seule-ment à l’agriculture mais peut aussi désigner le « culte » des dieux,le soin donné à ce qui leur appartient en propre. Il semble que lepremier à utiliser le mot pour les choses de l’esprit et de l’intelli-gence soit Cicéron. Il parle de excolere animum, de cultiver l’esprit,et de cultura animi1 au sens où nous parlons aujourd’hui encored’un esprit cultivé, avec cette différence que nous avons oublié lecontenu complètement métaphorique2 de cet usage.

Hannah ARENDT, La Crise de la culture, p. 271, trad. Patrick Lévy et alii, © Gallimard, « Folio Essais », 1992.

1. Cultura animi : (latin) culture de l’âme.2. Métaphorique : imagé.

Question Quels sont les différents sens du mot « culture » ?

« La culture intervient à tous les niveaux de l’existence individuelle. »

Si forte est, d’une manière générale, l’emprise de la culture surl’individu que même la satisfaction de ses besoins les plus élé-

mentaires – ceux qu’on peut qualifier de biologiques parce que leshommes les partagent avec les autres mammifères : nutrition, parexemple, protection et reproduction – n’échappe jamais aux règlesimposées par l’usage, sauf circonstances exceptionnelles : un Occi-dental, s’il s’agit d’un individu normal, ne mangera pas de chien àmoins d’être menacé de mourir de faim et, en revanche, beaucoupde peuples n’auraient que du dégoût pour certains mets dont nousnous régalons ; un homme quel qu’il soit s’habillera selon son rang(ou bien selon le rang qu’il voudrait faire passer pour le sien) et lacoutume – ou mode – en l’occurrence primera souvent les considé-

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le commerce de l’homme avec la nature

agriculture et cultedes dieux

un esprit cultivé

la satisfaction desbesoins élémentaires

les règles imposéespar l’usage

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22 � LA CULTURE

La culture

rations pratiques ; dans nulle société, enfin, le commerce sexuel n’estlibre et il existe partout des règles – variables d’une culture à uneautre culture – pour proscrire certaines unions que les membres dela société envisagée regardent comme incestueuses et, de ce fait,comme constituant des crimes. […]

La culture intervient donc à tous les niveaux de l’existence indivi-duelle et se manifeste aussi bien dans la façon dont l’homme satisfaitses besoins physiques que dans sa vie intellectuelle et dans ses impé-ratifs moraux.

Michel LEIRIS, Le Racisme devant la science, p. 218, © Unesco/Denoël, 1960, reproduit avec la permission de l’Unesco.

Question Comment la culture transforme-t-elle nos besoins ?

« Il ne serait pas question d’amour s’il n’y avait pas la culture. »

Pour traiter de l’amour comme pour traiter de la sublimation1, ilfaut se souvenir de ce que les moralistes2 d’avant Freud […] ont

déjà pleinement articulé et dont il convient que nous ne considé-rions pas l’acquis comme dépassé, que l’amour est la sublimation dudésir.

Il en résulte que nous ne pouvons pas du tout nous servir del’amour comme premier ni comme dernier terme, tout primordialqu’il se présente dans notre théorisation. L’amour est un fait cultu-rel. Ce n’est pas seulement combien de gens n’auraient jamais aimé s’ilsn’avaient entendu parler de l’amour, comme l’a fort bien articulé LaRochefoucauld, c’est qu’il ne serait pas question d’amour s’il n’yavait pas la culture.

Jacques LACAN, Le Séminaire, livre X, L’angoisse, p. 209, texte établi par J. A. Miller, © Seuil, 2004.

1. Sublimation : processus qui permet à la pulsion sexuelle de viser un but nonsexuel, valorisé par la société (par exemple, la création artistique).2. Moralistes : écrivains qui traitent des mœurs (au XVIIe siècle, La Bruyère, LaRochefoucauld…).

Questions 1. Aimer quelqu’un, n’est-ce que le désirer ?2. Le rapport de l’homme et de la femme relève-t-il de la nature ?

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la sublimation dudésir

l’amour, un faitculturel

besoins physiques etimpératifs moraux

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« Les sentiments et les conduites passionnelles sont inventés comme les mots. »

L’usage que l’homme fera de son corps est transcendant1 à l’égardde ce corps comme être simplement biologique. Il n’est pas plus

naturel ou pas moins conventionnel de crier dans la colère ou d’em-brasser dans l’amour que d’appeler une table une table. Les senti-ments et les conduites passionnelles sont inventés comme les mots.Même ceux qui, comme la paternité, paraissent inscrits dans le corpshumain sont en réalité des institutions. Il est impossible de superpo-ser chez l’homme une première couche de comportements que l’onappellerait « naturels » et un monde culturel ou spirituel fabriqué.Tout est fabriqué ou tout est naturel chez l’homme, comme on vou-dra dire, en ce sens qu’il n’est pas un mot, pas une conduite qui nedoive quelque chose à l’être simplement biologique – et qui en mêmetemps ne se dérobe à la simplicité de la vie animale, ne détourne deleur sens les conduites vitales, par une sorte d’échappement et par ungénie de l’équivoque qui pourraient servir à définir l’homme.

Maurice MERLEAU-PONTY, Phénoménologie de la perception, p. 220, © Gallimard, « Tel », 1985.

1. Est transcendant : dépasse, excéde.

Questions 1. Pourquoi peut-on dire « tout est fabriqué ou tout est naturel chezl’homme » ?2. Comment peut-on caractériser le rapport de l’homme à son corps ?

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l’usage du corps

comportementsnaturels /comportementsculturels

« Un baiser qui réinvente l’amour. »

Gustav KLIMT (1862-1918), Le Baiser, 1908.

Osterreichische Galerie, Vienne.

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24 � LA CULTURE

La culture

« L’homme n’est que ce que l’éducation fait de lui. »

L’homme ne peut devenir homme que par l’éducation. Il n’estque ce que l’éducation fait de lui. Il faut bien remarquer que

l’homme n’est éduqué que par des hommes et par des hommes quiont également été éduqués. C’est pourquoi le manque de disciplineet d’instruction que l’on remarque chez quelques hommes fait deceux-ci de mauvais éducateurs pour leurs élèves. Si seulement un êtrede nature supérieure se chargeait de notre éducation, on verrait alorsce que l’on peut faire de l’homme. Mais comme l’éducation d’unepart ne fait qu’apprendre certaines choses aux hommes et d’autrepart ne fait que développer chez eux certaines qualités, il est impos-sible de savoir jusqu’où vont les dispositions naturelles de l’homme.Si du moins avec l’appui des grands de ce monde et en réunissant lesforces de beaucoup d’hommes on faisait une expérience, cela nousdonnerait beaucoup de lumières pour savoir jusqu’où il est possibleque l’homme s’avance.

Emmanuel KANT, Réflexions sur l’éducation, p. 73-75, trad. A. Philonenko, © Vrin, 1987.

Questions 1. Par qui l’éducation doit-elle être prise en charge ?2. Quelle expérience Kant propose-t-il de faire à propos de l’éducation ?

« La famille joue un rôle primordial dans la transmission de la culture. »

Entre tous les groupes humains, la famille joue un rôle primor-dial dans la transmission de la culture. Si les traditions spirituel-

les, la garde des rites et des coutumes, la conservation des techniqueset du patrimoine lui sont disputées par d’autres groupes sociaux, lafamille prévaut dans la première éducation, la répression des ins-tincts, l’acquisition de la langue justement nommée maternelle. Parlà, elle préside aux processus fondamentaux du développement psy-chique, à cette organisation des émotions selon des types condition-nés par l’ambiance, […] ; plus largement, elle transmet des structu-res de comportement et de représentation dont le jeu déborde leslimites de la conscience.

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la premièreéducation

être éduqué

les dispositionsnaturelles de l’homme

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II. Quels sont les effets de la culture sur l’individu ?

Elle établit ainsi entre les générations une continuité psychiquedont la causalité1 est d’ordre mental.

Jacques LACAN, « Les complexes familiaux dans la formation de l’individu », in Autres Écrits, p. 24-25, © Seuil, « Champ freudien », 2001.

1. Causalité : principe de production d’un effet à partir d’une cause. La causa-lité mentale ou psychique s’oppose à la causalité biologique.

Question En quel sens la famille initie-t-elle l’enfant à la culture ?

« Qu’ils apprennent ce qu’ils doivent faire étant hommes, et non ce qu’ils doivent oublier. »

Si la culture des sciences est nuisible aux qualités guerrières, ellel’est encore plus aux qualités morales. C’est dès nos premières

années qu’une éducation insensée orne notre esprit et corromptnotre jugement. Je vois de toutes parts des établissements immenses,où l’on élève à grands frais la jeunesse pour lui apprendre toutes cho-ses, excepté ses devoirs. Vos enfants ignoreront leur propre langue,mais ils en parleront d’autres qui ne sont en usage nulle part ; ils sau-ront composer des vers qu’à peine ils pourront comprendre ; sanssavoir démêler l’erreur de la vérité, ils possèderont l’art de les rendreméconnaissables aux autres par des arguments spécieux1 ; mais cesmots de magnanimité, d’équité, de tempérance, d’humanité, de cou-rage, ils ne sauront ce que c’est ; ce doux nom de patrie ne frapperajamais leur oreille ; […]. Je sais qu’il faut occuper les enfants, et quel’oisiveté est pour eux le danger le plus à craindre. Que faut-il doncqu’ils apprennent ? Voilà certes une belle question ! Qu’ils appren-nent ce qu’ils doivent faire étant hommes, et non ce qu’ils doiventoublier.

Jean-Jacques ROUSSEAU, Discours sur les sciences et les arts, p. 67-68, Gallimard, « Folio », 1987.

1. Spécieux : qui a une apparence de vérité et de justice.

Questions 1. Pourquoi la culture des sciences est-elle, selon Rousseau, nuisible auxqualités morales ?2. Que faut-il que les enfants apprennent selon vous ?

Biographie J.-J. Rousseau � 279

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Biographie J. Lacan � 283

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une continuitépsychique entre générations

la culture des sciences

les qualités morales

l’apprentissage de l’humanité

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26 � LA CULTURE

La culture

« La culture maîtrise le dangereux désir d’agression de l’individu. »

De quels moyens la culture se sert-elle pour inhiber, rendre inof-fensive, peut-être mettre hors circuit, l’agression qui s’oppose

à elle ? Nous avons déjà appris à connaître quelques-unes de cesméthodes, mais pas encore celle qui apparemment est la plus impor-tante. Nous pouvons l’étudier sur l’histoire du développement del’individu. Que se passe-t-il chez lui pour rendre inoffensif son plai-sir-désir d’agression ? Quelque chose de très remarquable, que nousn’aurions pas deviné et qui cependant est à portée de la main.L’agression est introjectée1, intériorisée, mais à vrai dire renvoyéed’où elle est venue, donc retournée sur le moi propre. Là, elle estprise en charge par une partie du moi qui s’oppose au reste du moicomme surmoi2, et qui, comme conscience morale, exerce alorscontre le moi cette même sévère propension3 à l’agression que le moiaurait volontiers satisfaite sur d’autres individus, étrangers. La ten-sion entre le surmoi sévère et le moi qui lui est soumis, nous l’appe-lons conscience de culpabilité ; elle se manifeste comme besoin depunition. La culture maîtrise donc le dangereux plaisir-désir d’agres-sion de l’individu en affaiblissant ce dernier, en le désarmant et en lefaisant surveiller par une instance située à l’intérieur de lui-même,comme par une garnison occupant une ville conquise.

Sigmund FREUD, Le Malaise dans la culture, chap. VII, p. 67, trad. P. Cotet, R. Lainé, J. Stute-Cadiot, © PUF, « Quadrige », 2002.

1. Introjectée : projetée à l’intérieur du psychisme.2. Surmoi : instance psychique qui juge le moi.3. Propension : penchant.

Questions 1. Comment le désir d’agression de l’individu est-il domestiqué par la cul-ture ?2. Quelle est la fonction de la conscience morale selon Freud ?

Biographie S. Freud � 281

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l’inhibition del’agression

le surmoi

la culpabilité

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La culture

La culture est donc ce qui permet à l’homme de progresser et de se confor-mer à des idéaux qu’il choisit. Mais ce cheminement de la nature à la culture n’est pas sans obstacles. L’individu oppose une résistance auxcontraintes que la culture veut lui imposer. De plus, l’évolution des socié-tés modernes, sous l’emprise du progrès technique et économique, semblemettre en péril les modalités de la culture qui ne répondent pas aux critè-res de l’efficacité et de l’utilité.Dans quelle mesure la culture est-elle alors menacée ? Bien que les hommess’efforcent de se supporter les uns les autres, la violence ressurgit sans cesse.Comment apprivoiser cette agressivité inhérente au psychisme ?Par ailleurs, la concurrence et la marchandisation, induites par les impéra-tifs de la logique économique du monde occidental moderne, ne font-ellespas barrage à l’émergence de préoccupations artistiques, intellectuelles,éthiques ?

Kant montre que « l’insociable sociabilité » de l’homme est utilisée par leprocessus culturel lui-même en poussant les hommes à surmonter leurparesse pour l’emporter sur leurs pairs ( Texte 14). L’insociabilité se tournealors en direction de l’étranger, de celui qui a des mœurs différentes desmiennes ( Texte 15).

Pour que la culture puisse véritablement « progresser », il faut qu’elle com-prenne une dimension morale, sans laquelle la notion de progrès devientpurement utilitariste. ( Texte 3, Bac La culture, p. 87). Faire de l’amour duprochain un devoir est le moyen que la religion chrétienne a trouvé pourdétourner les pulsions agressives spontanément présentes chez chacun ( Texte 16).

D’autres obstacles propres à notre époque se manifestent. Dans le mondecontemporain, la culture semble s’effacer peu à peu pour céder la place auloisir ( Texte 17). L’individu postmoderne confond liberté et pulsion consom-matrice ( Texte 18). La transmission de la culture ne peut avoir lieu que sila création se perpétue. Ceux que Deleuze appelle « les intercesseurs », cesont ces individus, ces créateurs, qui nous font penser et nous permettent decréer quelque chose à notre tour ( Texte 19).

Quels sont les obstacles au progrès de la culture ?Violence, concurrence, marchandisation

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III

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« L’homme a un penchant à s’associer, mais il manifeste aussi une grande propension à se détacher (s’isoler). »

Le moyen dont la nature se sert pour mener à bien le développementde toutes ces dispositions est leur antagonisme1 au sein de la Société,

pour autant que celui-ci est cependant en fin de compte la cause d’uneordonnance régulière de cette Société. – J’entends ici par antagonismel’insociable sociabilité des hommes, c’est-à-dire leur inclination àentrer en société, inclination qui est cependant doublée d’une répul-sion générale à le faire, menaçant constamment de désagréger cettesociété. L’homme a un penchant à s’associer, car dans un tel état, il sesent plus qu’homme par le développement de ses dispositions natu-relles. Mais il manifeste aussi une grande propension à se détacher(s’isoler), car il trouve en même temps en lui le caractère d’insocia-bilité qui le pousse à vouloir tout diriger dans son sens ; et de ce fait,il s’attend à rencontrer des résistances de tous côtés, de même qu’ilse sait par lui-même enclin à résister aux autres. C’est cette résistancequi éveille toutes les forces de l’homme, le porte à surmonter soninclination à la paresse, et, sous l’impulsion de l’ambition, de l’ins-tinct de domination ou de cupidité, à se frayer une place parmi sescompagnons qu’il supporte de mauvais gré, mais dont il ne peut sepasser. L’homme a alors parcouru les premiers pas, qui de la grossiè-reté le mènent à la culture dont le fondement véritable est la valeursociale de l’homme ; c’est alors que se développent peu à peu tous lestalents, que se forme le goût, et que même, cette évolution vers laclarté se poursuivant, commence à se fonder une forme de penséequi peut avec le temps transformer la grossière disposition naturelleau discernement moral2 en principes pratiques déterminés3.

Emmanuel KANT, « Idée d’une histoire universelle au point de vue cosmopolitique », p. 31-32,

in La Philosophie de l’histoire (opuscules), trad. S. Piobetta, © Aubier, 1986.

1. Antagonisme : opposition.2. Discernement moral : faculté de distinguer le bien du mal.3. Principes pratiques déterminés : principes moraux issus de la raison.

Questions 1. Qu’est-ce que Kant appelle « l’insociable sociabilité » des hommes ?2. Comment l’homme surmonte-t-il son inclination à la paresse ?

Biographie E. Kant � 280Repères Cause (/Fin) � 286

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La culture

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l’antagonisme des dispositions

l’insociable sociabilité

de la grossièreté à la culture

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« On préfère rejeter hors de la culture ce qui ne se conforme pas à la norme sous laquelle on vit. »

L’attitude la plus ancienne, et qui repose sans doute sur des fon-dements psychologiques solides puisqu’elle tend à réapparaître

chez chacun de nous quand nous sommes placés dans une situationinattendue, consiste à répudier purement et simplement les formesculturelles : morales, religieuses, sociales, esthétiques, qui sont lesplus éloignées de celles auxquelles nous nous identifions. « Habitu-des de sauvages », « cela n’est pas de chez nous », « on ne devrait paspermettre cela », etc., autant de réactions grossières qui traduisent cemême frisson, cette même répulsion, en présence de manières devivre, de croire ou de penser qui nous sont étrangères. Ainsi l’Anti-quité confondait-elle tout ce qui ne participait pas de la culture grec-que (puis gréco-romaine) sous le même nom de barbare ; la civilisa-tion occidentale a ensuite utilisé le terme de sauvage dans le mêmesens. Or derrière ces épithètes se dissimule un même jugement : il estprobable que le mot barbare se réfère étymologiquement à la confu-sion et à l’inarticulation du chant des oiseaux, opposées à la valeursignifiante du langage humain ; et sauvage, qui veut dire « de laforêt », évoque aussi un genre de vie animale, par opposition à la cul-ture humaine. Dans les deux cas, on refuse d’admettre le fait mêmede la diversité culturelle ; on préfère rejeter hors de la culture, dansla nature, tout ce qui ne se conforme pas à la norme sous laquelle onvit.

Claude LÉVI-STRAUSS, Race et Histoire, p. 19-20, Gallimard, « Folio Essais », 1987, © Denoël.

Question Pourquoi est-il difficile d’admettre le fait même de la diversité culturelle ?

« L’existence de ce penchant à l’agression est le facteur qui perturbe notre rapport au prochain. »

La part de réalité effective cachée derrière tout cela et volontiersdéniée, c’est que l’homme n’est pas un être doux, en besoin

d’amour, qui serait tout au plus en mesure de se défendre quand ilest attaqué, mais qu’au contraire il compte aussi à juste titre parmises aptitudes pulsionnelles1 une très forte part de penchant à l’agres-sion. En conséquence de quoi le prochain n’est pas seulement pour

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Biographie C. Lévi-Strauss � 284

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III. Quels sont les obstacles au progrès de la culture ?

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la réapparitiond’une attitudeancienne

la traduction d’unerépulsion

barbare et sauvage

hors de la culture,dans la nature

le penchant à l’agression

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lui un aide2 et un objet sexuel possibles, mais une tentation, celle desatisfaire sur lui son agression, d’exploiter sans dédommagement saforce de travail, de l’utiliser sexuellement sans son consentement, des’approprier ce qu’il possède, de l’humilier, de lui causer des dou-leurs, de le martyriser et de le tuer. Homo homini lupus3 ; qui donc,d’après toutes les expériences de la vie et de l’histoire, a le courage decontester cette maxime ? […]

L’existence de ce penchant à l’agression que nous pouvons ressen-tir en nous-mêmes, et présupposons à bon droit chez l’autre, est lefacteur qui perturbe notre rapport au prochain et oblige la culture àla dépense qui est la sienne. Par suite de cette hostilité primaire deshommes les uns envers les autres, la société de culture est constam-ment menacée de désagrégation4. […] Il faut que la culture mettetout en œuvre pour assigner des limites aux pulsions d’agression deshommes, pour tenir en soumission leurs manifestations par des for-mations réactionnelles psychiques5. De là donc la mise en œuvre deméthodes qui doivent inciter les hommes à des identifications6 et àdes relations d’amour inhibées quant au but7, de là la restriction dela vie sexuelle et de là aussi ce commandement de l’idéal : aimer leprochain comme soi-même, qui se justifie effectivement par le faitque rien d’autre ne va autant à contre-courant de la nature humaineoriginelle.

Sigmund FREUD, Le Malaise dans la culture, p. 54-55, trad. P. Cotet, R. Lainé, J. Stute-Cadiot, © PUF, « Quadrige », 2002.

1. Aptitudes pulsionnelles ou « pulsions ».2. Un aide : un auxiliaire.3. « L’homme est un loup pour l’homme », Freud cite ici une phrase du philo-sophe anglais Thomas Hobbes (XVIIe siècle) empruntée à l’auteur latin Plaute.4. Désagrégation : séparation de parties associées.5. Formations réactionnelles psychiques : processus de défense contre certainsdésirs inconscients.6. Identifications : processus permettant aux hommes de se rendre semblablesles uns aux autres.7. Relations d’amour inhibées quant au but : relations affectives n’aboutissantpas à la satisfaction de la pulsion sexuelle (exemple : l’amitié).

Questions 1. Aimons-nous naturellement notre prochain ?2. Comment la culture parvient-elle à limiter les pulsions d’agression deshommes ?

Biographie S. Freud � 281Repères Possible (/Nécessaire/Contingent) � 286

30 � LA CULTURE

La culture

la culture menacéede désagrégation

le commandementde l’idéal : aimer le prochaincomme soi-même

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« La société de masse ne veut pas la culture mais les loisirs. »

La société de masse […] ne veut pas la culture mais les loisirs(entertainment), et les articles offerts par l’industrie des loisirs,

sont bel et bien consommés par la société, même s’ils ne sont peut-être pas aussi nécessaires à sa vie que le pain et la viande. Ils servent,comme on dit, à passer le temps, et le temps vide qui est ainsi passén’est pas, à proprement parler, le temps de l’oisiveté – c’est-à-dire letemps où nous sommes libres de tout souci et activité nécessaires depar le processus vital, et, par là, libres pour le monde et sa culture ;c’est bien plutôt le temps de reste, encore biologiquement déterminédans la nature, qui reste après que le travail et le sommeil ont reçuleur dû. Le temps vide que les loisirs sont supposés remplir est unhiatus1 dans le cycle biologiquement conditionné du travail – dansle « métabolisme2 de l’homme avec la nature », comme dit Marx.

Avec les conditions de vie modernes, ce hiatus s’accroît constam-ment ; il y a de plus en plus de temps libéré à remplir avec les loisirs,mais ce gigantesque accroissement de temps vide ne change pas lanature du temps. Les loisirs, tout comme le travail et le sommeil,font irrévocablement partie du processus biologique de la vie. Et lavie biologique est toujours, au travail ou au repos, engagée dans laconsommation ou dans la réception passive de la distraction, unmétabolisme qui se nourrit des choses en les dévorant. Les commo-dités qu’offre l’industrie des loisirs ne sont pas des « choses », desobjets culturels, dont l’excellence se mesure à leur capacité de soute-nir le processus vital et de devenir des appartenances permanentesdu monde, et on ne doit pas les juger d’après ces critères ; ce ne sontpas davantage des valeurs qui existent pour être utilisées et échan-gées ; ce sont des biens de consommation, destinés à être usés jusqu’àépuisement, juste comme n’importe quel autre bien de consomma-tion.

Hannah ARENDT, La Crise de la culture, p. 262-264, trad. Patrick Lévy et alii © Gallimard, « Folio Essais », 1992.

1. Hiatus : une lacune.2. Métabolisme : échange énergétique.

Questions 1. Le temps de l’oisiveté est-il identique au temps des loisirs ?2. Pourquoi Hannah Arendt oppose-t-elle les loisirs et la culture ?

Biographie H. Arendt � 283Repères Nécessaire (/Contingent/Possible) � 286

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III. Quels sont les obstacles au progrès de la culture ?

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la consommation des loisirs

le processusbiologique de la vie

les objets culturels /les biens deconsommation

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« La logique de la consommation détruit la culture. »

Certes, les individus ne sont pas privés de connaissances : onpeut dire, à l’inverse, qu’en Occident et pour la première fois

dans l’histoire, le patrimoine spirituel de l’humanité est intégrale-ment et immédiatement disponible. L’entreprise artisanale des Ency-clopédistes1 ayant été relayée par les livres de poche, les vidéocasset-tes et les banques de données, il n’existe plus d’obstacle matériel à ladiffusion des Lumières2. Or, au moment où la technique, par télévi-sion et par ordinateurs interposés, semble pouvoir faire entrer tousles savoirs dans tous les foyers, la logique de la consommationdétruit la culture. Le mot demeure mais vidé de toute idée de forma-tion, d’ouverture au monde, de soin de l’âme. C’est désormais leprincipe de plaisir3 – forme postmoderne4 de l’intérêt particulier –qui régit la vie spirituelle. Il ne s’agit plus de constituer les hommesen sujets autonomes, il s’agit de satisfaire leurs envies immédiates, deles divertir au moindre coût. Conglomérat5 désinvolte de besoinspassagers et aléatoires, l’individu postmoderne a oublié que la libertéétait autre chose que le pouvoir de changer de chaîne, et la cultureelle-même davantage qu’une pulsion inassouvie.

Alain FINKIELKRAUT, La Défaite de la pensée, p. 165-166, © Gallimard, « Folio Essais », 1995.

1. Encyclopédistes : auteurs de l’Encyclopédie, dictionnaire des sciences et desarts, au XVIIIe siècle en France (Diderot, D’Alembert, Rousseau…).2. Lumières (XVIIIe siècle) : savoir issu de la raison par opposition à l’obscuran-tisme religieux.3. Principe de plaisir (concept inventé par Freud) : principe selon lequel le psy-chisme évite le déplaisir et recherche le plaisir.4. Forme postmoderne : forme contemporaine.5. Conglomérat : agrégation de différentes substances.

Questions 1. Relevez d’un côté les concepts définissant la culture, de l’autre lesconcepts définissant la consommation.2. Quel sens l’auteur donne-t-il finalement au mot « culture » ?

Biographie A. Finkielkraut � 285

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La culture

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un patrimoinespirituelimmédiatementdisponible

la logique de laconsommation

la liberté de l’individupostmoderne

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III. Quels sont les obstacles au progrès de la culture ?

« J’ai besoin de mes intercesseurs pour m’exprimer. »

Ce qui est essentiel, c’est les intercesseurs1. La création, c’est lesintercesseurs. Sans eux, il n’y a pas d’œuvre. Ça peut être des

gens – pour un philosophe, des artistes ou des savants, pour unsavant, des philosophes ou des artistes – mais aussi des choses, desplantes, des animaux même, comme dans Castaneda2. Fictifs ouréels, animés ou inanimés, il faut fabriquer des intercesseurs. C’estune série. Si on ne forme pas une série, même complètement imagi-naire, on est perdu. J’ai besoin de mes intercesseurs pour m’expri-mer, et eux ne s’exprimeraient jamais sans moi : on travaille toujoursà plusieurs, même quand ça ne se voit pas.

Gilles DELEUZE, Pourparlers, p. 171, © Éditions de Minuit, 1990.

1. Intercesseurs : les intermédiaires, les défenseurs.2. Carlos Castaneda : ethnologue américain qui voulait consacrer sa thèse auxplantes hallucinogènes du Mexique et rencontra un sorcier avec qui il entrepren-dra un voyage initiatique (Voir, Les enseignements d’un sorcier yaqui).

Question À quelles conditions, selon Deleuze, la création peut-elle avoir lieu ?

Biographie G. Deleuze � 284

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les intercesseurs / la création

une série

« La création divine, transmission de la vie ; la création de l’artiste, transmission de la culture. »MICHEL-ANGE (1475-1564), Création d’Adam, 1511. Fresque du plafond de la Chapelle Sixtine, Vatican, Rome.