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La femme de l'île, Bénédicte Demain

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Extrait de "La femme de l'île", Bénédicte Demain

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Tous droits de reproduction, de traduction et d'adaptation réservés pour tous pays.

© Prem'Edit 77, 2012

Peinture de couverture : © Benoît Meylender, artiste-peintre

ISBN : 979-10-91321-07-5

Bénédicte Demain

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La femme de l'île

MERCI à ma famille qui, dès le début de l'aventure, était persuadée et m'a encouragée

MERCI aux copines des Guiblets qui, par leur enthousiasme, m'ont poussée à oser

MERCI aux membres du comité qui m'ont plébiscité

MERCI à PREMEDIT77 pour sa belle et généreuse idée

Un MERCI tout particulier au lecteur qui ouvre mes pages parce qu'il aime toujours rêver

A tous ceux qui ont fait d'un espoir une réalité, j'exprime ma gratitude la plus émotionnée

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Elle était là debout face à la mer, les cheveux livrés aux brises marines, les yeux figés sur l’horizon et son corps, d’une pâleur diaphane, semblait tendu comme les cordes d’un violon. Elle était arrivée dans une petite barque à moteur qui l’avait déposée. Cela n’avait pas été facile, il avait fallu négocier, expliquer qu’elle savait ce qu’elle faisait. Le marin avait fini par accepter de la débarquer sur cette île sauvage, à l’abord délicat entourée de rochers dangereux, demandant une certaine dextérité pour manœuvrer et arriver à bon port. Mais de port, il n’y en avait pas… Juste une minuscule baie qui exigeait de l’expérience pour accepter d’être traversée !

Elle était là, résolue à affronter seule le reste de son existence, sans avoir à prendre ces traitements avilissants et délivrée du regard compatissant de ses proches.

Cela avait commencé un an plus tôt, quand au hasard d’un examen de santé banal, on lui avait dit qu’il y avait quelque chose de pas très net et qu’on allait devoir vérifier. Et ce jour était arrivé, jour qui ne s’effacerait plus jamais de sa mémoire. Elle était assise là dans le bureau du médecin qui avait pris un ton cérémonieux pour lui asséner le coup de massue. Elle se souvenait, dans un brouillard sonore de quelques mots qui résonnaient toujours en elle : « peu de temps », « difficile à soigner », « traitements lourds », « avec une petite chance » et le vide s’était fait en elle. Le froid l’avait d’abord envahie, il lui semblait qu’il venait de son ventre. Il était remonté jusqu’à sa tête et avait parcouru chaque cellule de son être pour finir par redescendre dans ses pieds. Elle claquait

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des dents et puis en un clin d’œil elle avait eu cette sensation horrible de se liquéfier, de disparaître, de devenir invisible. Elle n’avait plus eu faim, ni soif, plus sommeil non plus, et abritait une angoisse permanente qui lui tenaillait les entrailles et la tordait de douleur.

Il avait fallu expliquer à son entourage des choses qu’elle ne comprenait pas elle-même. Elle s’interrogeait jusqu’au vertige et ne trouvait pas les causes qui auraient pu justifier cela. Sa vie changeait, elle vivait sur un fil tel un funambule incapable d’avancer et en déséquilibre perpétuel.

Elle avait choisi de consacrer sa vie entière au bonheur et à la tranquillité des siens, laissant au fil du temps sa propre existence entre parenthèses, sans regrets et elle avait aimé les savoir heureux et poursuivant leurs rêves, cela lui convenait. Elle n’avait pas de prétentions et ne voulait qu’une vie tranquille et harmonieuse. Et puis l’harmonie s’était rompue, sans prévenir, sans signe annonciateur, un tsunami qui l’avait laissée dévastée et meurtrissait son corps en permanence. Alors elle s’était dit que le chemin choisi n’était peut-être pas le bon et qu’elle aurait dû être plus vigilante. Dans le fond de sa mémoire, elle avait retrouvé des bribes d’une vie en projet dans un passé lointain et cela revenait de plus en plus souvent. C’était même devenu une échappatoire aux jours qui avançaient inexorablement vers l’ennui de son quotidien qui lui semblait n’être plus qu’accumulation de contraintes et de contrariétés. Mais comment en était arrivée là ? Comment pouvait-on, à ce point, se laisser envahir pour finir par ne plus avoir qu’un grand vide et ne ressentir qu’une profonde solitude même quand elle était entourée ? Une sorte de nostalgie psalmodiait en elle sa triste mélopée. Elle voyait les regards inquiets de ses proches et leur acharnement à lui faire plaisir. Ils s’inquiétaient pour elle et elle les sentait

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désemparés comme face à un gouffre dans lequel ils avaient peur de tomber.

Ils ne pouvaient pas comprendre cet étrange état que l’on ressent quand le froid de la mort souffle et qu’on est comme le minuscule détail sombre d’un tableau impressionniste entouré de couleurs qui chavirent à vous donner la nausée. Elle se tenait en permanence au seuil de la raison, se sentait broyée, écrasée et ne pensait qu’à fuir pour pouvoir respirer.

Quand dans ses moments de lucidité, elle pouvait réfléchir à ce qu’elle aurait voulu faire, elle se disait qu’elle aurait sûrement aimé travailler à l’organisation de voyages. Aller aux confins du monde pour y découvrir des pays, des cultures, des hommes différents et proches de la nature. Alors tout doucement, s’était immiscée en elle, l’idée de partir pour éviter à ses proches la souffrance inutile de vouloir aider quelqu’un qu’on ne comprend plus et pour lequel on ne peut rien. Elle était consciente que cet état venait du fond de sa tête comme si celle-ci avait décidé son indépendance soudaine sans prêter aucune attention au corps qu’elle dirigeait ! Elle ne trouvait pas le moyen de reprendre le contrôle et pendant de longues périodes n’en avait même plus l’envie. La seule chose qui l’aidait vraiment était les ruptures du quotidien et les découvertes d’autres lieux, d’autres gens. Cela lui permettait de vibrer un instant et de se sentir encore capable d’émotions.

Et puis elle se disait qu’elle était un poids pour sa famille, elle se sentait à la dérive d’un monde trop agressif et sans surprise.

Elle ne voulait plus de regards, plus de questions, plus faire souffrir et avait décidé de vivre seule, loin

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de tout. Une île lui apparut comme la bonne solution et après avoir étudié les cartes, elle en avait repéré une pour laquelle Google ne faisait mention que d’un territoire difficilement accessible et qui avait abrité un monastère désaffecté depuis la guerre.

Alors, un mercredi, elle avait fait son bagage emportant le minimum nécessaire, quelques photos et toutes ses économies. Elle avait laissé un mot sur la table de la cuisine pour expliquer qu’elle ne pouvait plus vivre comme ça et qu’elle s’excusait du mal qu’elle leur faisait. Elle se demandait quelle aurait été leur réaction si elle les avait attendus pour le leur dire. L’auraient-ils retenue ? L’auraient-ils soutenue ? Elle n’en était même plus sûre! Peut-être était-elle devenue une simple habitude dans leurs vies, mais elle était convaincue qu’ils seraient moins malheureux, moins désemparés et probablement soulagés une fois le choc passé.

Bref, elle avait fini par arriver et s’était dirigée de l’autre côté de l’île comme le lui avait expliqué le marin. Le bâtiment, il ne l’avait jamais vu de près, mais il savait qu’il était juché sur un promontoire, face à l’océan. Il ne comprenait pas pourquoi elle voulait s’y installer alors, elle avait prétexté faire des recherches sur la vie du lieu avant sa désaffection.

Après tout, elle n’allait pas lui raconter sa vie et de toute manière il ne l’aurait pas comprise !

Elle avait atteint le monastère sans encombre et constaté que la porte principale n’était pas fermée. Elle était entrée et avait ressenti la plénitude du lieu qui l’avait soudain rendue sereine. Elle se sentait légère d’avoir

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accompli son projet et découvrait chaque pièce avec le sentiment d’être enfin en dehors du temps.

Il était tôt dans la matinée et le soleil pointait à peine lorsqu’elle entreprit de choisir la chambre qui lui servirait de refuge. Elle avait le temps et débuta sa visite minutieuse en ouvrant fenêtres et volets et en observant l’aménagement de chaque pièce. Elle découvrait les cellules dépouillées des moines disparus et il restait dans certaines un lit de bois ou encore un bureau, une armoire défraîchie et dans d’autres encore, des chaises.

À l’angle du bâtiment se trouvait une belle pièce lumineuse d’où elle pouvait voir par la fenêtre les deux côtés de l’île d’un seul regard. La vue était magnifique, elle voyait l’océan frapper les rochers dans d’immenses gerbes irisées et recevait en pleine figure les embruns chargés de sel qu’elle goûtait en se léchant les lèvres. Elle décida de s’y installer et rassembla le mobilier qu’elle trouva un peu partout.

Elle fabriqua un balai avec des fougères qu’elle avait récupérées sur la lande et balaya les toiles d’araignées du plafond, fit tomber la poussière des murs. Le sol lui demanda plusieurs passages avant de laisser apparaître les longues lattes de chêne du parquet.

Elle avait repéré des armoires et décida d’en faire l’inspection dans l’espoir d’y trouver des couvertures. Au fur et à mesure de sa progression, elle découvrait ça et là des objets hétéroclites, des cierges dont certains énormes pourraient durer longtemps et quelques vieux tissus qui pourraient peut-être lui servir.

Dans une pièce adjacente trônait fièrement

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une imposante cuisinière en céramique claire qui devait fonctionner au bois. Quelques casseroles en cuivre vert de gris pendaient encore au bout de leurs crochets. Dans l’étagère adjacente, elle devina des verres, des assiettes, quelques couverts, l’ensemble recouvert d’une épaisse couche de poussière qui ne laissait deviner que les formes des objets. Elle était impressionnée par la hauteur du plafond et la lumière y pénétrait au travers de larges croisées situées en dessous de la charpente. Le fond de la cuisine débouchait sur une pièce aux belles proportions dans laquelle se trouvaient des tables et des chaises méthodiquement alignées qui évoquaient la salle à manger. Elle compta instinctivement les chaises et en trouva quarante-cinq. Quarante-cinq moines avaient donc vécu ensemble dans ce lieu et cela l’attrista de le voir vide.

En sortant, elle se dirigea vers un couloir qui s’ouvrait à sa gauche et pénétra dans une salle parcourue d’étagères où elle aperçut des coffres. Dans l’un d’entre eux, se trouvaient des couvertures, sentant le renfermé, mais épaisses et en relativement bon état. Elle termina son installation et s’en trouva comblée. C’était beaucoup mieux que ce qu’elle avait imaginé au départ !

Le temps passait lentement et elle décida de faire le tour de l’île pour profiter de cette belle lumière qui inondait le hall par lequel elle ressortit. Elle grimpa la pente douce de la colline et observa les alentours en humant l’air iodé qui lui piquait les narines. Elle regardait autour d’elle, mais ne voyait que des rochers formant un rempart circulaire entre la lande et la mer.

Cette partie de l’île n’était que terre rougeâtre sur laquelle poussaient généreusement buissons et plantes sauvages dans un fatras naturel qui lui faisait parvenir

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des senteurs épicées. Lui revinrent en mémoire les difficultés de l’accostage du matin et elle prenait maintenant toute la mesure de la complexité de l’accès. Sur la droite du monastère se trouvait un bâtiment en ruine et elle opta pour en faire le point de départ de sa visite.

Au fur et à mesure de sa progression, elle comprit qu’elle avait en face d’elle ce qu’il restait de la chapelle du monastère. Elle avait été détruite au cours de ce qui lui parut être un bombardement laissant, dans le dallage de pierre du chœur, un cratère digne d’un volcan. Ce lieu portait encore la marque de son digne passé, avec des bribes de peintures murales représentant des moines, des effets de lumière divine et elle s’arrêta un instant sur les restes de ce qui lui sembla être une représentation d’une scène quotidienne de jardinage. Elle sourit en repensant à l’état de la terre qu’elle avait vue plus haut et se dit qu’il fallait vraiment avoir la foi pour vouloir rendre cette terre sauvage cultivable.

Non loin de l’autel en piteux état, elle remarqua des fragments de statues qui jonchaient le sol. Certains morceaux faisaient apparaître de délicates ciselures et des dentelles de pierres ou de bois. Elle songea aux sculpteurs qui leur avaient donné vie, à leur probable désarroi devant un tel spectacle…

Il y avait encore quelques Prie-Dieu et le jubé, qui trônait intact au milieu du bâtiment, dominé par un vitrail richement coloré laissant passer une lumière chaleureuse. Il représentait Jésus ressuscitant Lazare devant ses sœurs Marthe et Marie agenouillées.

Elle passa sous le porche d’entrée de la chapelle et emprunta un petit sentier qui partait en contrebas

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en direction de la mer. Du plus haut point du chemin, elle vit des terrasses entourées de pierres empilées pour former des murets protégeant chaque espace. Elle pénétra dans l’un d’eux et remarqua que la terre y était plus sombre que celle de la lande. En la foulant elle perçut une odeur boisée, lui rappelant les forêts qu’elle arpentait quand elle vivait encore sur le continent. Elle eut un pincement au cœur en se remémorant les grands arbres si beaux dans leurs parures d’automne, les longues allées bordées de ronces qui donnaient de si goûteuses mûres et les cèpes et girolles que l’on trouvait à profusion. En y regardant de plus près, elle crut reconnaître de la lavande poussant entre des herbes folles. Elle en cueillit un brin et se frotta les mains pour en exhaler le parfum. C’était bien de la lavande, elle en bourra ses poches et y plongea ses mains.

Dans la deuxième terrasse, elle trouva du thym, du romarin et d’autres plantes destinées à la cuisine.

Elle continuait sa progression de terrasse en terrasse et constatait que sur chacune d’entre elles, entre les ronces et les mauvaises herbes poussaient des plantes différentes qu’elle ne pouvait identifier.

Parvenue à l’extrémité de la dernière terrasse, elle vit sur le muret une plaque de bois sur laquelle il y avait une inscription. En la nettoyant avec une mousse humide et savonneuse, elle vit apparaître : « Jardins de simples ».

Les terrasses étaient donc destinées à des plantations de simples dont s’occupaient les moines. Il devait sûrement y avoir un jardin potager quelque part dans l’île, mais levant les yeux à sa recherche, elle s’aperçut qu’elle ne voyait plus le monastère. Il ne subsistait qu’une partie du vitrail lui indiquant la direction.

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Quelle heure pouvait-il être ? Elle n’avait pas vu le jour baisser. Elle reprit son chemin vers le monastère pensant qu’il serait plus sage de l’avoir rejoint avant que la nuit ne s’installe.

Alors qu’elle venait de passer devant la chapelle et parvenait au sommet du promontoire, elle vit sur sa gauche, à quelques mètres du monastère, une dalle de pierre traversée d’une rigole qui partait vers la mer. Elle avança dans sa direction et constata qu’elle se jetait dans une ouverture s’enfonçant dans le sol. Elle préféra attendre le lendemain pour en savoir plus et rentra d’un pas rapide.

En traversant l’entrée, elle aperçut les victuailles et bouteilles d’eau qu’elle avait apportées et songea qu’elle avait peut-être faim. Elle n’en était pas sûre, mais depuis le matin elle n’avait avalé qu’un bol de thé. Elle se dit qu’un autre thé lui ferait du bien et que quelques gâteaux feraient l’affaire.

Demain, elle s’occuperait d’étudier en détail ce qu’elle avait amené, sur les conseils du marin, pour s’organiser un tant soit peu.

Le marin lui avait proposé de passer deux fois par semaine, si le temps le permettait, pour l’approvisionner. Ils avaient convenu que le mercredi et le samedi matin seraient bien et elle lui avait laissé une coquette somme pour assurer son ravitaillement. Elle n’aurait pas besoin de grand-chose ! Juste de quoi s’alimenter, elle avait déjà de quoi tenir une semaine et en faisant un peu attention, elle pourrait même stocker dans le cas où il ne pourrait pas venir.

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Il avait proposé le mercredi et le samedi ! Elle saisit dans son sac à dos un bloc-notes et traça un calendrier partant de son jour d’arrivée, le matin même, un dimanche. Elle se dit qu’en cochant une case chaque matin, elle devrait arriver à se repérer et pour ne pas oublier, elle posa le bloc sur une chaise à côté de son lit de fortune. Elle regarda sa montre et constata qu’il était 21 heures.

Il fallait qu’elle trouve un récipient pour y mettre de l’eau pour son thé et la faire chauffer. Elle partit en direction de la cuisine et y trouva une cruche de terre qui devait faire l’affaire. Elle fouilla autour de la cuisinière cherchant à en comprendre le fonctionnement. Cela n’avait rien à voir avec celle qu’elle avait chez elle, mais ouvrant ça et là les trappes et les tiroirs elle comprit où se mettait le bois et conclut que ce n’était pas bien compliqué. Forte de sa découverte, elle chercha du petit-bois et en découvrit dans un renfoncement à l’arrière de la cuisinière. Il y avait là non seulement du petit-bois, mais également des morceaux de tailles variables. Elle songea que l’un des moines devait avoir en charge l'approvisionnement en bois de la cuisinière. Il devait venir du continent, car dans son périple sur la lande, elle n’avait pu apercevoir qu’un bosquet situé approximativement au centre de l’île.

Elle retira les toiles d’araignées, dépoussiéra et s’attela à la mise en route de la cuisinière. Elle n’était pas mauvaise en feu de cheminée et cela ne devait pas poser de problèmes particuliers. Après avoir préparé le foyer, elle entreprit de nettoyer le pot, y versa l’eau et le posa sur le cercle de fonte destiné à recevoir les casseroles. Elle alluma le feu et attendit impatiemment les premiers signes révélateurs. Ils arrivèrent immédiatement, car le bois était sec et cassant, et lui

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délivra un concert de craquements, de sifflements et le parfum d’une fumée délicieuse qui envahissait ses narines. Cela lui procurait, depuis toujours, cette sérénité et le sentiment d’être en sécurité.

L’eau fut rapidement bouillante, elle y plongea le sachet qui exhala son parfum fort de thé fumé. Elle se dit que le paradis c’était cela : un beau feu et un bon thé dans un lieu reposant.

Elle s’était assise pour profiter totalement de la plénitude de l’instant. Il y avait quelque chose de magique. Elle se sentait entourée d’ombres amicales qui apparaissaient sur les murs à mesure que la nuit prenait possession du lieu et n’en ressentait aucune crainte. Elle laissait son esprit vagabonder et imaginait que les moines étaient à ses côtés silencieux et recueillis, et qu’ils allaient lui dévoiler le mystère de leur sérénité.

Elle était là, rêvassant depuis longtemps, quand elle s’aperçut que la faible clarté nocturne ne suffisait plus pour envisager une activité. Elle avait bien vu des cierges, mais n’arrivait plus à les situer. Elle se dit qu’il était temps de rejoindre sa chambre et le manque de lumière ne la perturba pas. Elle avait repéré les lieux et avait l’habitude de déambuler dans le noir chez elle quand elle n’arrivait pas à dormir. Elle aimait penser que les étoiles la regardaient et que l’une d’elles était chargée de lui éviter les embûches.

Elle parvint dans la chambre et s’installa sous les couvertures. Elle se dit qu’elle aurait dû les apporter à la cuisine pour qu’elles s’imbibent de la fumée, car l’odeur qu’elles dégageaient lui piquait le nez et la gorge. Elle

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s’endormit en se disant qu’il faudrait qu’elle les étende au soleil le lendemain.

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Le soleil lui lançait de grands clins d’œil au matin et elle regarda sa montre. Quelle ne fut pas sa surprise de constater qu’il était 10 heures ! Elle qui ne dormait plus que trois ou quatre heures par nuit ! Elle n’avait pas non plus fait de cauchemars et ne s’était pas réveillée au milieu de la nuit trempée de cette transpiration glaciale qui l’envahissait régulièrement.

Elle se sentait engourdie et son corps était raide. Encore ces douleurs, pensa-t-elle. Elle but une gorgée d’eau d’une bouteille qu’elle avait pris soin de laisser à portée de main et s’étira de longues minutes. Elle se leva et constata qu’elle avait dormi tout habillée. Elle s’en moquait, après tout cela ne la dérangeait pas et elle était seule. Elle cocha la case réservée au lundi et décida que sa journée serait consacrée à la suite de sa visite en commençant par la dalle et la rigole dont

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elle n’avait toujours pas compris l’utilité.

Mais d’abord faire l’état des provisions et les ranger dans l’étagère de la cuisine. Elle la vida de son contenu empilant sur un établi ce qu’elle trouvait et fit mentalement une liste de la vaisselle. Au fur et à mesure, elle découvrait des carreaux de faïence ornés de motifs représentant des plantes sous la vaisselle qu’elle retirait. Elle nettoyait tant bien que mal et à la fin l’étagère n’était qu’une longue liste de plantes culinaires aux noms latins imprononçables dont elle reconnaissait certaines pour les avoir utilisées. Elle y empila soigneusement les boîtes de conserve à ouverture facile, les bouteilles d’eau, les pains de mie sous vide, les confitures et tout ce qu’elle avait apporté. Elle ne put s’empêcher de sourire en remarquant que, comme d’habitude l’emballage était plus prometteur que les produits.

Elle devait maintenant comprendre à quoi

était destinée la rigole. Elle s’arrêta sur la dalle et s’aperçut que le conduit se vidait dans une sorte de bouche protégée par un petit monticule de pierres de même facture que les murets. La veille, il faisait trop sombre et elle n’y avait pas prêté attention. Elle la longea jusqu’à l’ouverture et se pencha pour regarder au travers. Mais il faisait très sombre et un air froid et humide lui parvint. Elle se demandait quelle pouvait bien être la profondeur du trou et décida d’y jeter un caillou. Elle se souvenait qu’il existait une formule mathématique. En comptant les secondes jusqu’au choc et en multipliant par quelque chose on pouvait évaluer la profondeur d’un lieu. Si son mari avait été là, il aurait immédiatement trouvé la formule, mais elle, le quelque chose ne lui revenait pas et elle décida de jeter le caillou malgré tout. Elle fut surprise en enttendant le son grave d’un choc sur l’eau lui revenir. Il y

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avait donc de l’eau à l’intérieur et à bien y regarder la construction pouvait être une citerne ! Elle fit le tour du monticule et trouva une ouverture surmontée d’une barre métallique à laquelle pendait encore une corde solide digne des cordages d’amarrage de bateaux. Elle était en bon état, mais aucun seau ne pendait à son extrémité. Il lui fallait trouver un seau ! Elle repartit fébrile vers le monastère dans l’espoir de trouver un ustensile lui permettant de tirer de l’eau. L’eau de mer étant tout autour, cela devait être de l’eau douce, et la dalle et la rigole, un système de récupération ! Il est vrai qu’elle n’avait vu aucun robinet, aucune tuyauterie ni même de puits dans le monastère.

Par contre, elle se souvenait très clairement de seaux empilés dans un coin de la cuisine et s’y précipita. Elle souleva le premier et constata que le fond avait disparu, le second était complètement rouillé, mais le troisième était parfait. De petite taille, il était recouvert à l’intérieur d’un émail clair, début de siècle, parsemé de petites fleurs champêtres. Décidément, ces moines étaient dans les plantes à chaque moment de leurs activités !

Elle courut jusqu’à la corde qu’elle amarra solidement au seau et jeta celui-ci au fond du trou. La corde filait fièrement vers le fond et s’arrêta d’un coup sec. Elle secoua la corde pour basculer le seau qu’elle entendit se remplir. D’un coup, elle ressentit le poids du seau et elle le tira précautionneusement vers elle. Ses années de danse lui assuraient toujours une belle souplesse qui lui permit de se contorsionner au-dessus du vide pour l’attraper. Elle vit surgir le seau rempli d’une eau limpide et sans odeur qu’elle déposa soigneusement sur une pierre plate qui semblait avoir été installée là à cet effet. Elle regardait l’eau se demandant s’il

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était sérieux de la boire, mais elle avait l’air tout à fait normale et pas d’odeur d’eau de javel dans celle-là ! Elle plongea ses mains à l’intérieur et formant une petite coupe entre ses paumes, but quelques gorgées. Elle était fraîche, sans goût particulier, et se dit qu’elle verrait rapidement si elle n’était pas potable ! Elle s’aspergea ensuite la figure, le cou et se frotta les yeux pour finir. Elle rejeta le reste dans la citerne, elle reviendrait en tirer plus tard. Pour l’instant, elle partait découvrir le reste de son île. Après tout, étant la seule habitante, elle en était la gardienne désormais.

Elle se dirigea d’un pas déterminé vers les terrasses de la veille qu’elle laissa à sa droite pour continuer par le sentier. Il était sinueux, encadré par endroits de buissons épineux portant de petits fruits noirs. Plus loin d’autres buissons encore, mais envahis de fleurs blanches ou jaunes qui répandaient dans l’air des accents amers qui lui rappelèrent l’odeur acre du colza des champs entourant sa maison. Sa maison où était-ce maintenant ? Les siens y étaient sûrement et elle espérait qu’ils vivaient mieux depuis son départ. Il lui faudrait donner des nouvelles dans quelque temps… Au détour du chemin, elle déboucha face à la mer. Elle était calme et posée et ses reflets émeraude faisaient penser à une mine de pierres précieuses qu’on aurait eues là sous les pieds, à portée de main. De larges pierres plates surplombaient cette étendue offrant des sièges aux visiteurs leur permettant de s’arrêter un instant pour contempler la vue. Elle profita de l’invitation et s’installa sur la plus haute d’entre elles, posant ses pieds sur celle située en dessous, un peu en retrait de l’aplomb, car elle craignait les attaques du vertige qui la paralysait certaines fois. Elle se souvenait du Château de Fénelon qu’elle avait visité avec son mari lors d’un voyage en Dordogne et dont elle n’avait ni apprécié le paysage, ni l’architecture, en proie à cet

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état de spirale cotonneuse permanent. Elle ne comprendrait jamais qu’on puisse avoir le pied marin et être victime de vertige ! Car elle avait le pied marin et aimait la mer et particulièrement celle qu’elle avait à l’instant sous les yeux. Elle montait et descendait lentement telle une respiration, déposant délicatement son souffle iodé sur les rochers, comme pour les animer.

En face d’elle, de l’autre côté de la mer, elle

pouvait apercevoir le continent à bonne distance. Elle voyait le village où elle avait rencontré le pêcheur, point de départ pour cette autre vie. Il la dépassait d’une tête et son visage sombre, buriné par la mer, émergeait sur de larges épaules. Il n’était pas désagréable, un peu bourru peut-être, mais elle reconnaissait qu’elle avait dû lui faire l’effet d’une sauvage quand elle l’avait abordé. Au départ, il n’avait pas compris et avait dit que les touristes ce n’était pas son affaire ! Qu’elle n’avait qu’à aller en ville et se trouver une agence de voyages si elle voulait visiter des îles ! Et puis lui était venue en tête cette idée d’étude du monastère. Il lui avait dit que c’était une perte de temps et qu’il n’y avait rien à voir là-dedans et avait rajouté de laisser les morts tranquilles. De quels morts pouvait-il bien parler ? Mais elle avait insisté, lui avait dit que pour elle aussi c’était une question de mort et il en avait conclu qu’elle allait peut-être perdre son boulot… Alors, après avoir hésité, il avait accepté.

Il lui avait conseillé de prendre de quoi se nourrir et assez de papier, de crayons et de vêtements pour tenir un siège. Même s’il était d’accord pour venir la ravitailler, le temps du coin était tellement changeant qu’il ne pouvait être certain de venir régulièrement. Elle avait compris et était là.

Elle focalisa de nouveau son attention sur le

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village, car bien qu’éloigné, elle percevait les formes, les couleurs et même les habitants qui allaient et venaient. Elle observa une grande et haute maison bourgeoise, à la façade d’un blanc laiteux, située à la sortie du bourg. En alignement venaient d’autres maisons plus sobres, de pierres crème ou grises, aux volets colorés. Elle se souvenait les avoir vues en se rendant au port. Il était minuscule et juste en dessous de la ligne formée par les habitations. Il y avait là une dizaine de bateaux de pêche et quelques barques tanguant doucement sur la mer. Elle pouvait voir des étals, probablement un marché et au bout de la jetée se trouvait un bistrot dans lequel elle avait bu son thé la veille.

C’était un curieux endroit où elle avait croisé des marins attablés devant un déjeuner copieux pendant qu’un vieil homme buvait un café, et qu’une femme sans âge faisait des mots croisés, saluant toutes les personnes qui entraient par leur prénom.

Quelques promeneurs déambulaient le long du quai quand elle aperçut un homme vêtu d’une longue robe de bure qui se trouvait assis sur un empilement de ce qui lui parut être des casiers. Il paraissait voûté et semblait la fixer. Au bout d’un long moment d’observation réciproque, il leva le bras dans sa direction et elle pensa qu’il la saluait. Elle se leva d’un bond et répondit à ce salut en agitant les bras et se reprit aussitôt. Elle devait avoir l’air ridicule et il n’était pas du tout certain qu’il l’ait saluée.

Une fois levée, elle se dit qu’il était temps pour elle de continuer sa balade et reprit le sentier qui serpentait vers l’intérieur de l’île. Le village, peu à peu, s’éloignait derrière elle et finit par disparaître totalement dans le dernier virage débouchant sur une plate forme de terre

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battue. Elle fut saisie et un instant paralysée par la vue qui se présentait devant elle. De petites croix de bois se détachaient portant chacune, dans un alignement géométrique, une plaquette et sur chaque plaquette un prénom, une date de naissance et pour toutes la même date de décès : 16 août 1944.

Elle ressentit une grande empathie pour ces hommes et se remémora les paroles du pêcheur qui lui conseillait de laisser les morts tranquilles. Mais de quoi étaient-ils morts ? Et elle se souvint du cratère de la chapelle, de la désaffection du monastère après un bombardement et comprit le pourquoi de cette même date. Elle s’arrêta devant chacune d’elle, déchiffrant les prénoms et essayant d’imaginer le visage et celui qui était là. Certains étaient morts très jeunes.

À la fin de son périple, elle s’aperçut qu’il n’y avait que 42 tombes. Trois moines avaient donc survécu. Qu’étaient-ils devenus ? Ils avaient probablement rejoint d’autres monastères et cela datait de plus de cinquante ans auparavant ! La curiosité la piquait au vif et elle tentait d’imaginer ce qu’ils avaient bien pu faire. Comment vivaient-ils ? Étaient-ils revenus ? Toutes ces questions se bousculaient dans sa tête quand elle fut prise de crampes violentes qui lui coupèrent le souffle et la laissèrent clouée sur place. Cela recommençait. Elle se cala sur le sol et tenta de dénouer ses pieds qui se tordaient dans tous les sens. Son dos lui faisait mal comme si elle avait marché des kilomètres avec un sac trop lourd pour elle. Elle s’allongea sur le sol, respira lentement et la terre lui transmit la chaleur qu’elle avait emmagasinée une grande partie de la journée. Elle se détendit doucement et finit par s’endormir. Elle fut assaillie de rêves où elle regardait les moines vaquant à leurs occupations, passant à quelques mètres d’elle sans la voir. Quand elle rouvrit les yeux, le jour avait baissé, mais elle se sentait mieux et voulait continuer son

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voyage. Elle devait avoir parcouru la moitié de l’île et eut envie de repasser par son accostage.

Elle déboucha enfin au-dessus de son point d’arrivée et s’engagea sur une partie du chemin qui se prolongeait par un escalier construit de longues ardoises grises, rendant aisée la descente qui se serait avérée abrupte et compliquée.

Sur son trajet, elle croisa sur sa droite un cabanon de bois vers lequel elle se dirigea. Il était fermé par une porte de grange munie d’un lourd loquet qu’elle souleva pour y pénétrer. Elle fut surprise de constater qu’il y avait là 3 embarcations en parfait état de conservation, posées sur des cales. Elles ressemblaient à s’y méprendre à des gabares périgourdines à large fond plat et possédaient toutes un mât central. À l’avant et à l’arrière se trouvaient des coffres. Au centre, un plus petit servait d’assise et complétait les deux sièges avant et arrière du bateau. Elle compta que six personnes pouvaient embarquer sans difficulté. Même vivant reclus, les moines avaient besoin de se rendre à terre de temps en temps, ne serait-ce que pour rapporter du bois pour la cuisinière pensa-t-elle en souriant mentalement. Elle décida d’inspecter les coffres. Ceux des extrémités étaient vides, elle n’y trouva que quelques feuilles séchées. Elle ouvrit alors les malles centrales pour découvrir dans chacune d’entre elles, une voile taillée dans un tissu épais soigneusement pliée, mais affichant par endroits une teinte jaunie par le temps.

Elle pensa que les moines devaient être des navigateurs chevronnés pour traverser le bras de mer les séparant du continent.

En refermant le hangar, elle constata qu’il y

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avait une quatrième rangée de cales qui aurait dû supporter une barque qui n’était plus là. Elle s’engagea à nouveau dans l’escalier qui la déposa à l’endroit exact de son arrivée. Elle n’avait pas prêté attention aux marches la veille et était directement partie dans la direction indiquée par le marin. Elle continua sa progression et le monastère apparut. À sa vue, elle fut envahie par la même sensation de tranquillité qu’elle avait eue la première fois. Le soleil avait baissé et il semblait suspendu à un fil imaginaire tendu entre deux cheminées. Son cercle rougeoyant posé sur des nuages laiteux lui évoqua un dessert et elle sentit soudain la faim se réveiller en elle.

Elle se précipita à l’intérieur du monastère pour rejoindre la cuisine. D’abord aller puiser de l’eau et mettre du bois dans la cuisinière ! Ensuite préparer son festin du soir ! Après avoir rapporté son seau d’eau et préparé le feu, elle se souvint des cierges et partit à leur recherche pour anticiper l’arrivée de la nuit. Parcourant l’étroit couloir qui desservait les cellules, elle découvrit à la toute dernière extrémité une porte basse qu’elle poussa. Elle descendit les quelques marches et constata qu’il y avait des étagères sur lesquelles étaient rangés des cierges neufs. Les cierges qu’elle avait vus à son arrivée avaient déjà servi et étaient dans une autre aile du monastère. Elle songea qu’il lui faudrait visiter cette aile. Jusqu’à présent, elle n’avait exploré que la moitié du bâtiment desservi par ce couloir, partant à droite de l’entrée principale pour rejoindre la cuisine, la salle à manger et les chambres. Elle s’était aventurée dans le couloir de gauche et avait trouvé les coffres de couvertures, mais n’avait pas été plus loin. Elle se souvenait maintenant avoir vu les cierges dans cette buanderie.

De retour dans la cuisine avec deux des

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grands cierges, elle les installa sur la table et entreprit de composer son dîner. Elle opta pour une boîte de sardines dont le titre précisait « à l’huile d’olive vierge extra » et qui ferait un sandwich tout à fait convenable entre deux tranches de pain de mie ! Elle avait quelques soupes en sachets aux noms asiatiques, apportées sans trop y croire, mais le problème de l’eau étant réglé, elle pouvait les déguster ! Elle compléterait son dîner par une tartine de crème de marrons et peut-être un peu de thé vert, histoire de rester sur le même continent que celui de la soupe. Cela l’amusait.

Elle démarra le feu et commença ses préparatifs, prenant tout son temps, que d’ailleurs elle ne comptait plus. À la fin, la lumière avait de nouveau laissé les ombres envahir les murs et elle alluma les cierges. Elle alla chercher un cahier dans sa chambre avec l’idée de retracer ses deux premières journées. Sur la première page, elle entreprit de dessiner la carte de l’île. Elle y repéra le monastère et la chapelle, les terrasses, la partie qui faisait face au village qu’elle nomma l’observatoire, le cimetière, le hangar des gabares et le lieu d’accostage qu’elle qualifia de port. Sur la deuxième page, elle entama le récit de son voyage qui semblait hors du temps bien qu’à deux pas du continent où elle savait que la vie ordinaire suivait son cours.

Au fur et à mesure, son écriture était soumise aux vacillements des flammes sur la page. Quand elle levait un instant les yeux pour prolonger le fil de ses idées, elle voyait sur les murs les ombres s’allonger ou se raccourcir dans une danse éthérée.

Elle reprenait son récit comme guidée par une main invisible qui l’aurait gentiment ramenée à son

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ouvrage. Elle se perdait parfois dans ses pensées, mais ne savait pas si elles étaient vraiment siennes et cela la déroutait. Relisant son texte, elle s’aperçut qu’elle avait noté « Lavandula Officinalis » à la place de lavande et cela l'étonna. Un effet de la maladie pensa-t-elle, je perds la tête, je parle latin alors que je ne l’ai jamais appris ! Je ferais mieux d’aller me coucher et terminer demain !

Elle se leva, laissant sur la table le cahier, et se dirigea vers sa chambre. En s’installant sous les couvertures, elle songea qu’elle serait curieuse d’attaquer la découverte de l’aile gauche du monastère et décida qu’elle le ferait le lendemain.

La nuit l’enveloppa et l’invita au calme sans le moindre cauchemar, sans transpiration glaciale, et sans réveil subit dans une angoisse étouffante.

____________3

Sur le matin, elle sentit le soleil jouer sur son front et ouvrit les yeux sur un ciel azur qui inondait la fenêtre. Elle n’avait pas de raideurs ni d’engourdissements ce matin-là et elle se sentait joyeuse. Elle aurait aimé que son mari soit là, qu’ils aillent prendre un petit-déjeuner gargantuesque au port et qu’ils passent la journée à flâner sans souci et sans but. Elle avait choisi, mais à cet instant, elle était partagée entre ce lieu si enchanteur et une envie furieuse de rentrer. Elle chassa de sa tête l’embouteillage qui était en train de se former et se donna quelques jours pour y repenser. Peut-être devait-

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elle lui écrire ? Mais peut-être qu’il ne voulait plus entendre parler d’elle ? Plus tard pensa-t-elle, j’y réfléchirai plus tard.

Elle sauta de son lit, cocha le mardi et se dirigea vers la cuisine. Il restait de l’eau de la veille et elle avait faim et soif ! Elle croisa son image qui se reflétait sur l’un des carreaux. Elle n’avait pas changé ! Ses cheveux coupés courts encadraient son visage détendu et ses yeux restaient légèrement plissés sur les côtés, signe que l’âge avançait ! Après son petit-déjeuner, elle entreprit de se laver la tête et de se changer. Elle se sentait prête pour découvrir la suite et regarda le cahier posé sur la table. Elle le relut et décida qu’après tout, même si elle avait eu la sensation que tout n’était pas de sa main, le récit était en tout point conforme à ce qu’elle avait vu.

La matinée était bien avancée et elle eut envie de faire le tour de l’île avant de commencer la visite de l’aile gauche. En un clin d’œil, elle fut dehors et partit en direction de son port d’arrivée. Elle l’avait nommée « port » pompeusement sur sa carte, mais c’était symbolique ! On arrive et on repart d’un port, qu’il soit d’attache ou non se disait-elle en marchant d’un pas assuré. Elle descendit le rejoindre et s’y arrêta un instant. Machinalement, elle ramassa des petits galets et essaya de les faire ricocher sur l’eau. Évidemment cela ne donnait rien, comme d’habitude ! Elle se dit qu’elle essayerait bien de jeter une bouteille à la mer, après tout, quelqu’un la recevrait peut-être ? Et pour dire quoi au juste ? Elle n’en avait aucune idée et préféra grimper les marches d’ardoises et rejoindre le point le plus haut de l’île pour tenter d’apercevoir le village.

Il devait être aux alentours de midi et elle

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était curieuse de voir ce qu’il s’y déroulait. Elle passa non loin de l’entrée du cimetière qu’elle salua d’un hochement de tête déférent et déboucha sur les pierres sièges. Levant les yeux au loin, elle ne vit pas le village. Une longue traînée de brume formait un voile dense que le soleil ne perçait pas. Aucun souffle de vent ne venait la pousser vers le large ce qui laissait présager que la vue ne serait pas dégagée rapidement. Elle reprit sa route se disant que le destin la rappelait à son ouvrage et qu’il lui fallait retourner au monastère pour y débuter sa visite. Elle reviendrait dans la soirée et verrait si le temps était plus clément. Elle pensa au marin qui devait venir le lendemain matin et eu un instant d’inquiétude. S’il ne venait pas ? Elle se reprit, cela n’avait pas d’importance, elle voulait être seule, donc peu lui importait!

Elle décida de traverser les terrasses pour prendre un peu de lavande dont elle aimait le parfum et rentra au monastère. Elle se fit un sandwich, prit une bouteille d’eau et se dirigea vers l’aile dont elle avait bien l’intention de faire la connaissance. Elle reconnut la première pièce, celle où elle avait repéré des étagères chargées d’objets divers et des coffres. Elle détailla le contenu de chacune et s’aperçut qu’il y avait là des brosses à profusion, des savons noirs et de longues battes.

Dans les coffres elle trouva des draps en toile de coton épais, des couvertures et des traversins qui avaient été soigneusement rangés. Les moines survivants avaient dû mettre de l’ordre avant de partir pour le continent. Elle vit aussi de grandes lessiveuses posées sur des trépieds de fonte et conclut qu’elle était bien dans la buanderie, idée qui lui avait traversé l’esprit quand elle l’avait vu la première fois. Au fond de la pièce, il y avait des portes de placard en enfilade qu’elle ouvrit les unes après les autres pour se trouver face à

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face avec des robes de bures identiques à celle que portait le moine du port. Elle en dégagea une du placard. Elle était composée de deux parties, une longue robe de lin écru surmontée d’un plastron de bure sable. En haut à droite du plastron était brodée une petite plante à tige verte présentant des baies rouges. Elle rangea la robe pour en extraire une autre et la même fleur apparut, ainsi de suite pour toutes les robes suspendues.

Qu’est-ce que cela pouvait signifier, le signe d’un ordre religieux peut-être ? Elle demanderait au marin, il était au village depuis sa naissance et ses parents avant lui, il connaîtrait donc sûrement la signification de cet emblème. Elle referma soigneusement l’armoire et se dirigea vers la salle suivante.

En ouvrant la porte de la deuxième pièce, elle tomba nez à nez avec ce qu’elle prit tout d’abord pour un enchevêtrement de tuyaux de cuivre. Ils passaient de cuve en cuve, remontaient ensuite pour se déverser dans un long tube de verre qui se terminait par un robinet. Elle constata qu’il y avait cinq systèmes identiques posés sur des cales de bois. Elle fit le tour de l’un d’entre eux et vit des restes de cendres et des briques réfractaires sous la cuve principale. L’idée était donc de chauffer cette grande cuve se dit-elle, mais pour quoi faire ?

Avoir de l’eau chaude probablement. C’était curieux, pourquoi faire cela ici plutôt que dans la buanderie ?

Dans un recoin de la pièce se trouvait un coffre imposant qui semblait peser très lourd. Il était fermé par une serrure complexe. Pas de clé dans l’orifice et la curiosité s’insinua en elle. Que pouvait contenir ce coffre de si important pour qu’il soit ainsi barricadé ? Elle voulait en savoir plus et partit à la recherche de la clé. Elle fouillait

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minutieusement la pièce désespérant de ne rien y trouver quand une étincelle jaillit dans sa tête. Où range-t-on une clé d’ordinaire ? Dans une poche, sur un meuble, mais les anciens les cachaient plutôt dans des pots en terre se rappela-t-elle. Elle finit par découvrir, accroché derrière la porte, un pot qui abritait la clé. Elle s’en saisit et la regarda stupéfaite. Elle n’avait rien d’une clé, elle était fabriquée en fer forgé certes, mais ressemblait plus certainement à une épingle à chapeau comme en portaient les élégantes du début du siècle. Elle était surmontée d’une petite boule qui reliait deux tiges arrondies et se terminait par un triangle plein d’une petite plaque métallique. Chose curieuse, la petite boule avait dû être peinte en rouge, car il en restait encore quelques traces. Elle se saisit de la clé et tenta de la faire pénétrer dans l’orifice. Elle essaya la boule qui n’allait pas plus loin que le premier tiers et qui refusait obstinément de tourner. Elle décida d’introduire le triangle qui y pénétra, mais ne tourna pas non plus ! Elle finit par y enfoncer les deux branches arrondies en les pressant un peu pour qu’elles passent l’ouverture. Le triangle bascula alors vers l’intérieur et se positionna parfaitement. Il ne lui restait plus que la petite boule entre le pouce et l’index qu’elle réussit à faire pivoter.

Elle entendit un léger déclic et le couvercle du coffre céda. Elle était excitée de voir ce qu’il pouvait contenir et le souleva vivement. Une multitude d’éclats luisants apparurent et elle plongea sa main au hasard pour en saisir un. Elle constata qu’il s’agissait de petites fioles de verres de couleurs et d’opacités différentes. À l’intérieur du couvercle, il y avait des casiers fermés par un crochet et elle trouva des bouchons de liège qui s’emboîtaient parfaitement dans les fioles. C’était un ensemble de petites bouteilles qui lui évoquèrent les miniatures des flacons originaux de parfum

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qu’elle collectionnait dans son enfance. Elle ne put s’empêcher de sentir une fiole pensant qu’elle avait peut-être contenu un extrait de parfum délicat et éclata de rire, se trouvant ridicule d’imaginer les moines en parfumeurs mondains.

Elle resta un long moment devant ce trésor qui dormait là et dont elle n’avait aucune idée de la destination.

Après avoir tout rangé, elle referma cérémonieusement le coffre et se dit qu’il était temps de continuer sa visite. En ressortant elle vit une porte face à elle et remarqua la présence de trois portes sur la gauche du couloir et d’une seule à droite. Elle opta pour la troisième porte qui lui résista un instant et finit par s’ouvrir, laissant entrevoir un large choix d’outils de jardinage. Elle trouva des pelles, des râteaux, des binettes et des griffes, deux brouettes dont une plate et des arrosoirs. Il y avait des seaux dans lesquels étaient figés des bulbes desséchés attendant en vain que l’on vienne les mettre en terre. Sur une étagère se trouvait des sacs en papier contenant des graines noires ou blanches, longues ou fines, plates ou arrondies dont les noms devenus illisibles avaient été écrits sur une étiquette plongée à l’intérieur.

Elle découvrait l’activité des moines un peu mieux et avançant vers le fond de la pièce elle fut face à une large porte qu’elle ouvrit pour se retrouver à proximité de la dalle qui récupérait l’eau. Avançant de quelques mètres, elle vit les terrasses en contrebas et aperçut les restes d’une allée qui partait de la porte, passait par la citerne et les contournait. Tout avait été organisé et devait avoir un charme certain au temps des moines.

Le jour avait baissé, il allait trop vite ! Elle

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devait retourner voir depuis l’observatoire si la brume avait disparu. Elle referma la porte pour emprunter le nouveau trajet qui s’offrait à elle.

Elle accéléra le pas ayant peur de ne plus voir le village. La vue était-elle dégagée ? Une fois parvenue à l’observatoire, elle constata que la brume du matin avait entièrement disparu et que le village était bien là, tout comme la veille. Elle vit les fenêtres des maisons s’allumer peu à peu. Les lampadaires qui éclairaient les rues donnaient au ciel une couleur marine. Elle regarda le port, le moine était toujours assis sur les casiers… Il était immobile, une femme vêtue d’une longue robe sombre se tenait debout à ses côtés. Elle paraissait petite, sortie d’un bois noueux et le protégeait de ses bras. C’était le spectacle insolite de deux personnages tout droit sortis du sol, immobiles et enlacés comme deux statues pétrifiées. Aucun mouvement, aucun signe, on aurait pu ne pas les voir. Mais elle les voyait, tendus vers la mer, avec l’impression étrange qu’ils la regardaient. D’ailleurs, elle se sentait gênée malgré la distance qui les séparait et n’osait plus bouger. Qui étaient-ils et qu’attendaient-ils ? Le marin saurait-il ? Il faudrait qu’elle le questionne…

Mue par cette étrange sensation, elle recula sur la pointe des pieds ayant peur de les déranger et s’éloigna discrètement en direction du monastère qu’elle finit par rejoindre en courant.

Elle entra essoufflée et se laissa tomber sur le premier banc venu. Reprenant son souffle, elle repensa à ce couple qu’elle venait d’apercevoir. Il était beau et inquiétant avec un personnage clair et un sombre, un yin et un yang, une image hors du temps.

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Son regard perdu dans ses réflexions s’arrêta soudain sur la porte. Elle constata qu’elle était recouverte d’une peinture rouge sombre qui lui rappela immédiatement celui de la petite plante qui ornait les robes. La porte, restée entrouverte, laissait filer une lumière rasante qui mit en relief les stèles encastrées dans le sol. Elle s’approcha et vit qu’elles représentaient les tombes de trois moines dont les noms et dates étaient partiellement effacés. Les lettres succédaient aux chiffres, sans espace ni ponctuation, mais elle réussit à déchiffrer Gaultier, Guillaume et Théobald. Ils avaient été enterrés les pieds tournés vers l’orient et au dessus de la porte, à la verticale des stèles, il y avait trois statues de bois sculptés. Elle détailla le bois qui portait des nervures faisant ressortir l’expression des visages. Ils étaient concentrés, inclinés sur leur ouvrage, la tête couverte d’une capuche et les épaules drapées. Le premier tenait entre ses mains un document qu’il lisait à un auditoire invisible. Le second prenait des notes sur un parchemin et le troisième comptait les billes d’un boulier posé devant lui. Elle s’interrogea sur la signification de ses trois personnages et s’il y avait un rapport avec les trois moines enterrés à ses pieds.

Elle se détourna ensuite vers la droite pour détailler le hall. L’entrée du couloir était placée entre deux piliers formés de colonnes de pierre coiffées d’un arc-boutant. Elles reposaient sur des soubassements gravés de figures géométriques. Elle vit la voûte du couloir avec ses lattes de bois chevronnées comme dans les parquets au point de Hongrie. Le couloir de gauche était totalement identique et affichait une parfaite symétrie. Le jour baissait et elle vit les ombres qui rentraient à leur tour. Elles glissaient le long des murs s’engageant à droite ou à gauche et elle les observa jusqu’à la nuit tombée.

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Elle se secoua comme au sortir d’un rêve et partit vers la cuisine. Elle commençait à connaître les habitudes du lieu et se prépara une collation. Elle avait dans l’idée de dessiner un plan du monastère afin d’y repérer les lieux et de compléter son récit de la veille.

Elle dessina et écrivit jusqu’à ce que la flamme du cierge pousse son dernier soupir, signalant l’heure venue du repos. Elle rejoignit sa chambre et s’endormit, établissant mentalement la liste des questions qu’elle voulait poser au marin.

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