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LA GRANDE MAISON
Une maison norme et grouillante comme il s'en trouve tant dans les villes algriennes. La
faim animale, la panique, la gn-rosit, la gentillesse, le bonheur d'un cadeau reu (surtout
si c'est quelque chose manger) tissent le drame quotidien de ces existences qui, dans ce
cadre sordide et tumultueux, demeurent insaisissables aux trangers.
Omar, le petit hros de ce roman, n'est pas un observateur impersonnel et froid on s'en
doute. Dans la souffrance, la vio-lence - et, par l-dessous, l'amour il se hausse la
compr-hension de l'vnement et de la condition des siens. Nous sommes en 1939, anne
dcisive pour le monde moderne.
Lorsque parut, en 1952, la premire dition de La Grande Maison, Maurice Nadeau crivit
dans Le Mercure de France que Mohammed Dib est, de tous les romanciers nord-africains
celui qui risque de nous toucher le plus . Le succs croissant de cette uvre tant en
France, o elle a obtenu le Grand Prix Fnon de Littrature, qu' l'tranger, o elle a t
traduite en une vingtaine de langues, confirme ce jugement. La Grande Maison, tout comme
L'Incendie, Le Mtier tisser ou Un t africain, rpond bien cette dfinition que donne
Mohammed Dib de l'art du romancier, notre poque : Une uvre ne peut avoir de valeur
que dans la mesure o elle est enracine, o elle puise sa sve dans le pays auquel on
appartient, o elle nous introduit dans un monde qui est le ntre avec ses complexits et ses
dchirements.
Mohammed Dib
LA GRANDE MAISON
ROMAN
ditions du Seuil
VERSION DFINITIVE
ISBN 2-02-028312-3
(ISBN 2-02-000807-6, dition broche)
(ISBN 2-02-000479-8, 1" publication poche)
ditions du Seuil, 1952 et 1996
Le Code de la proprit intellectuelle interdit les copies ou reproductions destines une
utilisation collective. Toute reprsentation ou reproduction intgrale ou partielle faite par
quelque procd que ce soit, sans le consentement de l'auteur ou de ses ayants cause, est
illicite et constitue une contrefaon sanctionne par les articles L 335-2 et suivants du Code
de la proprit intellectuelle.
-Un peu de ce que tu manges !
Omar se planta devant Rachid Berri.
Il n'tait pas le seul ; un faisceau de mains tendues s'tait form et chacune qumandait sa
part. Rachid dtacha un petit bout de pain qu'il dposa dans la paume la plus proche.
-Et moi ! Et moi !
Les voix s'levrent en une prire ; Rachid protesta. Toutes ces mains tentrent de lui
arracher son croton.
-Moi ! Moi !
-Moi, tu ne m'en as pas donn !
-C'est Halim qui a tout pris.
-Non, ce n'est pas moi !
Harcel de tous cts, le gosse s'enfuit toutes jam-bes, la meute hurlante sur ses talons.
Estimant qu'il n'y avait rien en tirer, Omar abandonna la poursuite.
Il s'en fut ailleurs. D'autres enfants grignotaient tran-quillement leur quignon. Il louvoya
longtemps entre les groupes. Puis, d'un trait, il fondit dans la cohue, arracha son pain un
courtaud. Il courut ensuite se perdre au centre de l'cole, o il fut aspir par le tourbillon des
jeux et des cris. La victime ne sut que brailler sur place.
Il y avait des lves qu'il ranonnait, quotidienne-ment. Il exigeait d'eux sa part, et s'ils ne
s'excutaient pas sur-le-champ ils ramassaient souvent des voles. Dociles, ceux-l
partageaient leur goter et lui tendaient les deux moitis pour qu'il en prlevt une son
choix.
L'un d'eux se cachait-il pendant toute une rcration, il ne s'obstinait gure dans son forfait. Il
venait guetter Omar soit la sortie de l'cole, soit une autre rcra-tion. Du plus loin qu'il
l'apercevait, il commenait pleurer. Il recevait sa correction et finissait par remettre un
goter entier Omar.
Mais les plus russ dvoraient leur pain en classe.
-Je n'ai rien apport aujourd'hui, disaient-ils.
L'enfant retournait ses poches. Omar faisait main basse sur tout ce qu'il trouvait en sa
possession.
-Alors, tu l'as donn un autre pour le cacher ?
-Non, je le jure.
-Ne mens pas !
-Je le jure.
-Ne viens pas me demander de te dfendre, hein !
-Je te jure que je t'apporterai demain un gros morceau.
D'un geste, l'enfant montrait les dimensions du pain qu'il promettait. Omar lui jetait la calotte
par terre, la pitinait, pendant que le coupable poussait des plaintes de chien molest.
Il protgeait ainsi ceux que les grands lves tyrannisaient ; la part qu'il prenait n'tait que
son salaire. Ses dix ans le plaaient entre les gaillards du cours suprieur, dont la
moustache noircissait, et les morveux du cours prparatoire. Les grands, pour se venger,
s'attaquaient lui, mais n'obtenaient rien, Omar n'ap-portait jamais de pain. Lui et ses
adversaires sortaient de ces combats le nez et les dents en sang, leurs sor-dides habits
effilochs un peu plus. C'tait tout.
A Dar-Sbitar, Omar se procurait du pain d'une autre faon. Yamina, une petite femme aux
jolis traits, reve-nait chaque matin du march avec un plein couffin. Elle priait souvent Omar
de lui faire de petites commissions. Il lui achetait du charbon, remplissait son seau d'eau la
fontaine publique, lui portait le pain au four... Yamina le rcompensait son retour en lui
donnant une tranche de pain avec un fruit ou un piment grill - de temps en temps, un
morceau de viande ou une sardine frite. Quel-quefois, aprs djeuner ou dner, elle
l'appelait. Quand l'enfant soulevait le rideau - l'heure du repas, chaque famille baissait le
sien -, elle lui disait d'entrer, appor-tait un plat o elle gardait quelque chose de bon, cassait
la miche ronde et blanche et plaait le tout devant lui.
- Maintenant mange, mon garon.
Elle le laissait et vaquait dans la pice. Yamina ne lui offrait que des reliefs, mais propres ;
les plus diffi-ciles n'auraient rien trouv y redire. La veuve ne le traitait pas comme un chien
; et cela lui plaisait. Ne pas tre humili. Omar ne savait pas o se mettre devant tant
d'gards. Il fallait que chaque fois Yamina le pres-st pour l'encourager toucher aux
aliments.
Un petit, un mioche de rien du tout, aux grands yeux noirs comme de l'anthracite, au visage
ple et inquiet, se tenait l'cart. Omar l'observait : debout contre un pilier du prau, les
mains derrire le dos, il ne jouait pas, celui-l. Omar fit le tour de la cour, surgit de der-rire
un platane, et laissa tomber ses pieds ce qui lui restait d'un croton. Il fit mine de ne point
s'en aper-cevoir et continua de courir. Arriv bonne distance, il s'arrta, et l'pia. Il le vit de
loin fixer le bout de pain, puis s'en saisir d'un geste furtif et mordre dedans.
L'enfant s'tait ramass sur lui-mme. Son torse exigu tait emmaillot dans une veste de
coutil d't kaki ; ses jambes frles sortaient des tuyaux d'une trop longue culotte. Une joie
anglique clairait ses traits : il se retourna face au pilier. Omar ne comprenait pas ce qui lui
arrivait, sa gorge se contractait. Il courut dans la grande cour de l'cole, et sanglota.
-C'est le djeuner ?
Ani pluchait des cardons indignes, courts et pi-neux.
-Oui, le djeuner.
-A quelle heure allons-nous manger ? Il est onze heures et demie.
-Nous mangerons quand a sera prt.
-Maudits soient les pre et mre de ces cardons.
Omar s'apprta ressortir.
-Va. Les hommes ne sont pas faits pour la maison.
Sa mre pensait Si Salah, le propritaire, qui avait horreur des enfants de ses locataires. Il
leur interdisait de s'amuser dans la cour ; s'il les y surprenait, il les bousculait et houspillait
leurs parents. Ceux-ci n'avaient jamais le courage de lui rpondre ; quand ils le voyaient, ils
se figeaient dans une attitude humilie ou se rfugiaient dans leurs chambres. En face du
pro-pritaire ils se sentaient envahis par le respect o les jetait une crainte sans bornes. En
l'absence de Si Salah, sa femme, vieille figure chafouine, les assaillait de ses cris d'orfraie.
Omar dans la maison cette heure-ci, c'tait la calamit.
Il resta.
- Tu n'as pas honte, fille !
Ani tenta de le saisir par un bras. Peine perdue. Il se droba. Soudain elle lana le couteau
de cuisine avec lequel elle tailladait les cardons. L'enfant hurla ; il le retira de son pied sans
s'arrter et se prcipita dehors, le couteau la main, suivi par les imprcations d'Ani.
Les yeux immenses de Veste-de-kaki exprimaient une interrogation avide de bte apeure.
Omar y lisait l'attente, l'espoir frmissant, l'inquitude. Mais, peu peu, un sourire l'illumina.
Deux rides dures naquirent sous les ailettes de son nez et lui tirrent le visage.
Omar vint droit vers lui. Il mit quelque chose dans sa petite patte troite. L'enfant plongea
ses regards dans les siens sans rien dire.
- Ferme les yeux et ouvre la bouche, ordonna Omar.
Confiant, Veste-de-kaki ferma les yeux et ouvrit la bouche. Omar retira sa main prestement
du fond d'une poche et lui dposa un bonbon sur la langue. Et il disparut.
Omar ni personne n'osait toucher, sans encourir de grands chtiments de la main des
matres, les quelques fils de ngociants, de propritaires, de fonctionnaires qui frquentaient
l'cole. On risquait beaucoup les attaquer : ceux-l avaient leurs courtisans parmi les
lves et les instituteurs.
L'un d'eux, Driss Bel Khodja, un garon bte et fier, n'exhibait chaque rcration pas
seulement du pain, ce qui tait dj beaucoup, mais encore des gteaux et des confiseries.
Il s'adossait un mur, ses hommes liges Autour de lui, et bfrait posment. De temps en
temps, quelqu'un se baissait pour ramasser des miettes qui tombaient. On n'avait jamais vu
Driss faire le geste de donner : Omar ne comprenait pas pourquoi tous l'entouraient ainsi.
tait-ce l'obscur respect que leur inspirait un tre qui mangeait chaque jour sa faim ?
taient-ils fascins par la puissance sacre, incarne en cet enfant mou et sot ?
Driss avait un camarade qui se chargeait de son sac de cuir, broderies d'argent et d'or, la
sortie de quatre heures. D'autres, quand approchait l'heure d'entrer en classe, allaient le
chercher et lui tenaient compagnie en chemin. Ils ne se sparaient de lui que lorsque la
cloche sonnait. C'tait qui se mettrait ses cts, qui pose-rait une main sur son paule.
Il avait coutume d'acheter des torracos, du calentica, des piroulis, il possdait mme de
l'argent ! Aux petits marchands qui s'installaient dans la rue noire d'coliers, un peu avant
une heure, il prenait cinq ou six cornets de torracos, distribuait un grain chacun de ses
compagnons. Si ceux-ci se plaignaient, ou se moquaient, il geignait plus fort qu'eux :
- Et moi, que va-t-il me rester ? Vous voulez que je vous donne tout ?
Chaque matin invariablement, il racontait, aprs s'tre empiffr, ce qu'il avait mang la veille.
Et, la rcration de l'aprs-midi, son repas du jour. Il n'tait question que de quartiers de
mouton rtis au four, de poulets, de couscous au beurre et au sucre, de gteaux aux
amandes et au miel dont on n'avait jamais entendu les noms : cela pouvait-il tre vrai ? Il
n'exagrait peut- tre pas, cet imbcile !... Les enfants, devant toutes les victuailles qui
hantaient ses discours, bahis, demeu-raient l'air perdu. Et lui, rcitait toujours l'incroyable
litanie des mets qu'il avait dgusts.
Tous les yeux levs vers lui le scrutaient bizarrement. Quelqu'un, haletant, hasardait :
-Tu as mang tout seul un morceau de viande grand comme a ?
-J'ai mang un morceau de viande grand comme a.
-Et des pruneaux ?
-Et des pruneaux.
-Et de l'omelette aux pommes de terre ?
-Et de l'omelette aux pommes de terre.
-Et des petits pois la viande ?
-Et des petits pois la viande.
-Et des bananes ?
-Et des bananes.
Celui qui avait pos ces questions se taisait.
Omar errait, explorant la cour ; o tait Veste-de- kaki ? Il rencontrait plusieurs de ses
camarades, qui il se heurtait brutalement ; ceux-ci l'accrochaient au passage, le hlaient.
Mais pas de trace de l'enfant.
Il jura brusquement qu'il ne le reverrait plus. D'ordi-naire il l'apercevait contre le mme pilier
du prau. Veste-de-kaki paraissait rang, il se tenait tout le temps loin des autres garons.
La cloche qui annoncerait la fin de la rcration n'allait pas tarder carillonner. Dans la cour,
la surex-citation atteignait dj le paroxysme. Les jeux se fai-saient plus violents, les cris
vrillaient l'atmosphre. C'taient bien l les signes avant-coureurs des dernires minutes :
Omar en tait averti par son instinct d'colier.
L'vnement prit dans sa pense un sens tragique. H cherchait toujours Veste-de-kaki.
Il parut tout coup ne tenir la vie que par de vagues attaches. Tout se fit trange autour de
lui ; Veste-de- kaki n'tait nulle part. Qu'allait-il devenir sans Veste- de-kaki ?
La cloche retentit. Omar se mit en rang avec ses camarades.
Il imaginait Veste-de-kaki - chez ses parents sans doute ? - qui l'attendait, il l'imaginait assis
devant une meda, il l'imaginait jouant dans la cour d'une grande maison...
Le matre cingla l'air de sa fine baguette d'olivier et les lves pntrrent en file par deux
dans la classe.
Omar dirigea ses regards devant lui, sa bouche trem-bla. Son angoisse se prolongeait, il
s'imagina que Veste- de-kaki tait mort.
Mais l'instant o il refermait la porte, la silhouette grle de l'enfant traversait au trot la cour
de l'cole.
A peine s'embotrent-ils dans leurs pupitres que le matre, d'une voix claironnante, annona
:
-Morale !
Leon de morale. Omar en profiterait pour mastiquer le pain qui tait dans sa poche et qu'il
n'avait pas pu donner Veste-de-kaki.
Le matre fit quelques pas entre les tables ; le bruis-sement sourd des semelles sur le
parquet, les coups de pied donns aux bancs, les appels, les rires, les chu-chotements
s'vanouirent. L'accalmie envahit la salle de classe comme par enchantement : s'abstenant
de res-pirer, les lves se mtamorphosaient en merveilleux santons. Mais en dpit de leur
immobilit et de leur application, il flottait une joie lgre, arienne, dan-sante comme une
lumire.
M. Hassan, satisfait, marcha jusqu' son bureau, o il feuilleta un gros cahier. Il proclama :
-La Patrie.
L'indiffrence accueillit cette nouvelle. On ne com-prit pas. Le mot, camp en l'air, s'y
balanait.
-Qui d'entre vous sait ce que veut dire : Patrie ?
Quelques remous troublrent le calme de la classe.
La baguette claqua sur un des pupitres, ramenant l'ordre. Les lves cherchrent autour
d'eux, leurs regards se promenrent entre les tables, sur les murs, travers les fentres, au
plafond, sur la figure du matre ; il apparut avec vidence qu'elle n'tait pas l. Patrie n'tait
pas dans la classe. Les lves se dvisagrent. Certains se plaaient hors du dbat et
patientaient benotement.
Brahim Bali pointa le doigt en l'air. Tiens, celui-l ! Il savait donc ? Bien sr. Il redoublait, il
tait au cou-rant.
- La France est notre mre Patrie, nonna Brahim.
Son ton nasillard tait celui que prenait tout lve pendant la lecture. Entendant cela, tous
firent claquer leurs doigts, tous voulaient parler maintenant. Sans per-mission, ils rptrent
l'envi la mme phrase.
Les lvres serres, Omar ptrissait une petite boule de pain dans sa bouche. La France,
capitale Paris. Il savait a. Les Franais qu'on aperoit en ville viennent de ce pays. Pour y
aller ou en revenir, il faut traverser la mer, prendre le bateau... La mer : la mer
Mditerra-ne. Jamais vu la mer, ni un bateau. Mais il sait : une trs grande tendue d'eau
sale et une sorte de planche flottante. La France, un dessin en plusieurs couleurs.
Comment ce pays si lointain est-il sa mre ? Sa mre est la maison, c'est Ani ; il n'en a
pas deux. Ani n'est pas la France. Rien de commun. Omar venait de surprendre un
mensonge. Patrie ou pas patrie, la France n'tait pas sa mre. On apprenait des mensonges
pour viter la fameuse baguette d'olivier. C'tait a, les tu-des. Les rdactions : dcrivez
une veille au coin du feu... Pour les mettre en train, M. Hassan leur faisait des lectures o il
tait question d'enfants qui se pen-chent studieusement sur leurs livres. La lampe projette sa
clart sur la table. Papa, enfonc dans un fauteuil, lit son journal et maman fait de la
broderie. Alors Omar tait oblig de mentir. Il compltait : le feu qui flambe dans la
chemine, le tic-tac de la pendule, la douce atmosphre du foyer pendant qu'il pleut, vente et
fait nuit dehors. Ah ! comme on se sent bien chez soi au coin du feu ! Ainsi : la maison de
campagne o vous passez vos vacances. Le lierre grimpe sur la faade ; le ruisseau
gazouille dans le pr voisin. L'air est pur, quel bonheur de respirer pleins poumons ! Ainsi :
le labou-reur. Joyeux, il pousse sa charrue en chantant, accom-pagn par les trilles de
l'alouette. Ainsi : la cuisine. Les ranges de casseroles sont si bien astiques et si
relui-santes qu'on peut s'y mirer. Ainsi : Nol. L'arbre de Nol qu'on plante chez soi, les fils
d'or et d'argent, les boules multicolores, les jouets qu'on dcouvre dans ses chaussures.
Ainsi, les gteaux de l'Ad-el-Sghir, le mouton qu'on gorge l'Ad-el-Kbir... Ainsi la vie !
Les lves entre eux disaient : celui qui sait le mieux mentir, le mieux arranger son
mensonge, est le meilleur de la classe.
Omar pensait au got du pain dans sa bouche : le matre, prs de lui, rimposait l'ordre. Une
perptuelle lutte soulevait la force anime et liquide de l'enfance contre la force statique et
rectiligne de la discipline. M. Hassan ouvrit la leon.
-La patrie est la terre des pres. Le pays o l'on est fix depuis plusieurs gnrations.
Il s'tendit l-dessus, dveloppa, expliqua. Les enfants, dont les vellits d'agitation avaient
t forte-ment endigues, enregistraient.
-La patrie n'est pas seulement le sol sur lequel on vit, mais aussi l'ensemble de ses habitants
et tout ce qui s'y trouve.
Impossible de penser tout le temps au pain. Omar laisserait sa part de demain Veste-de-
kaki. Veste-de- kaki tait-il compris dans la patrie ? Puisque le matre disait... Ce serait
quand mme drle que Veste-de- kaki... Et sa mre, et Aoucha, et Mriem, et les habi-tants
de Dar-Sbitar ? Comptaient-ils tous dans la patrie ? Hamid Saraj aussi ?
-Quand de l'extrieur viennent des trangers qui prtendent devenir les matres, la patrie est
en danger. Ces trangers sont des ennemis contre lesquels toute la population doit dfendre
la patrie menace. Il est alors question de guerre. Les habitants doivent dfendre la patrie au
prix de leur existence.
Quel tait son pays ? Omar et aim que le matre le dt, pour savoir. O taient ces
mchants qui se dcla-raient les matres ? Quels taient les ennemis de son pays, de sa
patrie ? Omar n'osait pas ouvrir la bouche pour poser ces questions cause du got du pain.
-Ceux qui aiment particulirement leur patrie et agissent pour son bien, dans son intrt,
s'appellent des patriotes.
La voix du matre prenait des accents solennels qui faisaient rsonner la salle.
Il allait et venait.
M. Hassan tait-il patriote ? Hamid Saraj tait-il patriote aussi ? Comment se pouvait-il qu'ils
le fussent tous les deux ? Le matre tait pour ainsi dire un nota-ble ; Hamid Saraj, un
homme que la police recherchait souvent. Des deux, qui le patriote alors ? La question
restait en suspens.
Omar, surpris, entendit le matre parler en arabe. Lui qui le leur dfendait ! Par exemple !
C'tait la premire fois ! Bien qu'il n'ignort pas que le matre tait musul-man - il s'appelait
M. Hassan -, ni o il habitait, Omar n'en revenait pas. Il n'aurait mme pas su dire s'il lui tait
possible de s'exprimer en arabe.
D'une voix basse, o perait une violence qui intriguait :
- a n'est pas vrai, fit-il, si on vous dit que la France est votre patrie.
Parbleu ! Omar savait bien que c'tait encore un mensonge.
M. Hassan se ressaisit. Mais pendant quelques minutes il parut agit. Il semblait tre sur le
point de dire quelque chose encore. Mais quoi ? Une force plus grande que lui l'en
empchait-elle ?
Ainsi, il n'apprit pas aux enfants quelle tait leur patrie.
A onze heures, aux portes mmes de l'cole, une bagarre s'engagea coups de pierres.
Elle se poursuivit encore sur la route qui longeait les remparts de la ville.
Violentes, parfois sanglantes, ces rencontres duraient des journes entires. Les deux
camps, composs de gamins de quartiers diffrents, comptaient bon nombre de tireurs hors
ligne. Ceux du groupe d'Omar l'empor-taient par leur habilet, leur prestesse, leur tmrit.
Ils taient les plus redouts, bien que peu nombreux. Quand on disait : les enfants de Rhiba,
on voquait de vrais dmons que personne ne prtendait mettre la raison. Que de fois ils
avaient poursuivi leurs adver-saires au centre mme de la ville et jusqu'au Grand Bassin en
semant la terreur parmi les paisibles citadins !
Par ces journes d'hiver, comme une bande de cha-cals, ils envahissaient des chantiers o
ils arrachaient des planches qu'ils brlaient. Ils alimentaient de grands feux qu'ils
entretenaient dans les terrains vagues et se rassemblaient autour, grands et petits, mettant
des cris bizarres pour rompre le silence.
Pour ses jeux, Omar ne connaissait d'autres lieux que la rue. Personne, et sa mre moins
que quiconque, ne l'empchait, quand il se rveillait, de courir vers la rue. Ils avaient
dmnag des dizaines de fois, mais dans chaque quartier il existait un passage au milieu
des derbs, des lotissements en construction, que tous les enfants de l'endroit lisaient
comme lieu de leurs bats. Omar passait l son temps libre, autant dire toute la journe ;
dcidant souvent qu'il n'avait rien d'intres-sant faire l'cole, il rejoignait les autres
gamins. On aurait tonn sa mre si on se ft avis de lui dire qu'il n'tait pas bien indiqu
de laisser un enfant traner de la sorte, n'importe o, qu'il risquait de se dvoyer, d'acqurir
des gots de vagabondage et de paresse. Qui sait ? Puisqu'il n'tait pas simplement livr
ses seules fantaisies mais aussi l'influence de garons plus gs que lui, des garnements
bruyants, cyniques, chapar-deurs qui infestaient ces quartiers. Leur ge, leurs poings leur
permettaient de le dominer. Ces drles, que rien n'intimidait, erraient dans la ville en qute
de mauvais coups tenter, de plaisanteries brutales. Ils ne perdaient jamais l'occasion de
donner libre cours l'insolence dont se doublait leur obscure angoisse.
Ils se montraient encore plus rudes et plus irrespec-tueux la vue des habitants honntes et
bien mis. Ceux-ci les considraient d'un il malveillant, les traitaient de propres--rien,
capables de tout... Mais les enfants n'en avaient cure !
Comme des forcens, ils s'opposaient tout de suite entre eux, ds qu'ils se retrouvaient, et
se livraient bataille. Cela se terminait la plupart du temps dans le sang. Il y en avait toujours
qui finissaient par recevoir un caillou en plein visage ou sur le crne. Lorsque dans un camp
le sang jaillissait, ceux du camp d'en face prenaient leurs jambes leur cou avec de grands
cris de joie sauvage, de longs : Hou ! Hou ! de mpris, qu'ils accompagnaient d'agiles
cabrioles. Les autres s'appro-chaient avec gne des victimes, leurs bras retombant
gauchement le long du corps. Ils gardaient longtemps les cailloux dans les mains ; leurs
poches en taient bourres. Ils dvisageaient les blesss et, sans mot dire, s'loignaient. Ils
se dbarrassaient de leurs pierres et du mme coup de la mauvaise conscience qui les avait
submergs un instant. Ils s'en allaient en proie une vive allgresse, tandis que les blesss
fondaient bruyamment en larmes. Les plus courageux serraient les dents et se taisaient ; ils
ne quittaient les lieux du combat qu'arms de toutes leurs pierres.
Depuis qu'il avait eu la tempe ouverte, Omar prenait peur de ces bagarres.
Les tout-petits se trouvaient enrls d'office pour rcuprer sur le champ de bataille, o ils
taient pousss de force, tous les cailloux que les adversaires se lan-aient. Les grands qui
faisaient la guerre taient souples et adroits. Face l'ennemi, ils voyaient venir les
pro-jectiles et les esquivaient temps. Mais les ramasseurs, continuellement baisss,
n'avaient aucune protection. Si quelque pierre les atteignait, les ans ne s'en sou-ciaient
pas plus que si elle avait frapp un mur.
De ces enfants anonymes et inquiets comme Omar, on en croisait partout dans les rues,
gambadant nu- pieds. Leurs lvres taient noires. Ils avaient des membres d'araigne, des
yeux allums par la fivre. Beaucoup mendiaient farouchement devant les portes et sur les
places. Les maisons de Tlemcen en taient pleines craquer, pleines aussi de leurs
rumeurs.
Jeudi. Omar n'avait pas classe. Ani ne savait comment se dfaire de lui. Elle dposa au
milieu de la pice un brasero bourr de poussire de charbon qui brlait difficilement. On
pensait : c'en est fini du froid ; puis l'hiver faisait un brusque retour sur la ville et inci-sait l'air
avec des millions d'artes tranchantes. A Tlemcen, quand en fvrier la temprature tombe, il
neige srement.
Omar appliquait sur le carreau ses pieds, qui taient de glace.
Les jambes nues jusquaux genoux, vtus d'une mince tunique retrousse par-dessus des
pantalons de toile, les paules serres dans un fichu en haillons, Ani grondait, prise d'une
agitation fbrile.
- Omar, resteras-tu tranquille ! fit-elle.
L'enfant couvait le brasero. Il en remua le fond. Quelques braises vivotaient dans la cendre.
Il se rtis-sait les mains, qui blanchissaient peu peu, normes comme des fruits blets, et
les appliquait sur ses pieds. Le dallage rouge vif faisait mal voir. Omar se recro-quevilla
devant le fourneau...
Le brasero dfaillait dans la chambre sombre et humide. Omar ne rchauffait que ses mains
; ses pieds le dmangeaient irrsistiblement. Le froid, un froid immobile, lui griffait la peau.
Il cala son menton sur ses genoux. Accroupi en chien de fusil, il amassait de la chaleur. Ses
fesses poses sur une courte peau de mouton pele taient endolories. Il finit par somnoler,
serr contre lui-mme, avec la pen-se lancinante qu'il n'y avait rien manger. Il ne restait
que de vieux crotons que la tante leur avait apports. La matine, gristre, s'coulait minute
aprs minute.
Soudain, un frmissement lui parcourut le dos : il se rveilla, les jambes engourdies et
pleines de fourmille-ments. Le froid pinait intolrablement. Le fourneau avait disparu : Ani
l'avait emport.
A l'autre extrmit de la pice, assise en tailleur, le brasero pos sur une de ses cuisses, elle
marmonnait toute seule.
Elle le vit ouvrir les yeux :
-Voil tout ce que nous a laiss ton pre, ce propre- -rien : la misre ! explosa-t-elle. Il a
cach son visage sous la terre et tous les malheurs sont retombs sur moi. Mon lot a t le
malheur. Toute ma vie ! Il est tran-quille, dans sa tombe. Il n'a jamais pens mettre un sou
de ct. Et vous vous tes fixs sur moi comme des sangsues. J'ai t stupide. J'aurais d
vous lcher dans la rue et fuir sur une montagne dserte.
Mon Dieu, qui pouvait l'arrter prsent ? Son regard noir, tourment, luisait.
-Mon destin de malheur, murmura-t-elle.
Omar se taisait.
Elle en voulait srement quelqu'un. Mais qui ? Elle commena par se rpandre en
diatribes contre des fantmes. L'enfant, devant cette colre qui montait, ne comprenait plus.
Y avait-il quelqu'un d'autre dans la chambre ? Grand-mre, mais...
Grand-mre Mama tait couche derrire Omar. Ils l'avaient recueillie la veille ; son fils l'avait
garde trois mois ; c'tait maintenant au tour d'Ani de la prendre pendant trois mois aussi.
Grand-mre Mama tait para-lytique. Elle conservait nanmoins sa lucidit ; son regard bleu,
net, brillait de son ancien clat : presque enjou. Pourtant, malgr le rayonnement de bont
qui en manait, ses yeux se figeaient en une expression froide et dure certains moments.
Son visage, un joli petit visage de vieille, rose, propre, tait encadr d'une gaze blanche. On
devait aider Grand-mre pour tout, pour manger, se retourner, faire ses besoins...
Omar frissonnait insensiblement. Dposant le bra-sero par terre, Ani pivota sur place et
regarda Grand- mre :
-Pourquoi ne te garde-t-il pas, ton fils ? Quand tu servais de domestique sa femme
pendant des annes, tu tais intressante ! Quand tes pieds ne t'ont plus por-te, il t'a jete
comme une ordure ? Maintenant tu n'es plus bonne rien ? C'est a ?
Ani se dressait sur ses genoux pour lui souffler sa rancune au visage. Grand-mre essaya
de l'apaiser :
-Ani, ma fille. Ma petite mre ! Maudis le Malin, c'est lui qui te met ces ides en tte.
-Puisses-tu touffer sur ta couche ! Pourquoi n'as-tu pas refus de te laisser amener ici ?
-Que pouvais-je faire, ma petite ?
-C'est sa femme qui t'a envoye chez moi. Lui, il lui lcherait les pieds. Elle travaille pour le
nourrir et il passe son temps rouler dans les cafs. Fils de chien qu'il est ! Tais-toi, je ne
veux pas t'entendre. Je ne veux pas entendre le son de ta voix ! Tais-toi ! Tais-toi ! Dieu vous
a jets sur moi comme une vermine qui me dvore.
Les yeux de Grand-mre suppliaient. Omar eut envie de courir vers la rue, de sortir. Il voulait
crier ; mais le visage de sa mre s'interposa entre lui et la porte. Il s'aplatit contre terre et ne
remua plus. Il tait prt hurler ; s'il se faisait entendre des voisins, peut-tre accourraient-ils
et le dlivreraient-ils de l'impitoyable treinte de sa mre. Mais elle ne le toucha pas ; il resta
couch sur le sol jusqu'au moment o, d'une voix perante, elle lui commanda :
-Lve-toi ; viens.
Il se redressa et s'approcha avec une lenteur calcule. D'un signe de tte, elle lui enjoignit
de soulever Grand- mre.
Il redressa son aeule avec Ani. Omar se demandait ce qui allait se passer. Il suivait sa
mre avec anxit quand il s'aperut qu'elle entranait Grand-mre dehors. Grand-mre,
affole, ne s'arrtait pas d'im-plorer :
-Ani, Ani, ma fille !
Ani les tirait tous les deux. Ils s'en allrent, empor-tant la vieille femme tout au long de la
galerie, jusqu' la cuisine, o Ani, lchant prise, la laissa s'effondrer mollement sur le
carrelage.
Omar tremblait. Les plaintes de Grand-mre taient empreintes d'une angoisse sans nom, et
si effrayantes qu'il ressentit le besoin de hurler son tour.
La cuisine de l'tage tait une grande pice aux murs noirs, pave de larges dalles
encombres de toutes sortes d'objets ; dmunie de porte, elle tait envahie par un petit jour
peureux. Le froid ici touchait la mort.
Ani semblait avoir dcouvert ce qu'elle dsirait. Retirant une chaise poudreuse du milieu du
bric--brac, elle la posa derrire Grand-mre qu'elle fit asseoir dessus ; en s'loignant, elle
dit son fils :
-Viens, toi.
Ils abandonnrent la vieille dont le visage plissait. Son regard vacillait. Mourir, mourir ,
disait-il.
Omar hurla.
-Tu es fou, de crier comme a ?
Ani se jeta sur lui.
-Tu sais ce qu'il va t'arriver, fit-elle dans un chu-chotement.
Omar inclina la tte ; brusquement il dit :
-Je m'en fous !
Et il se sauva ; elle le suivit grandes enjambes. Il traversa la cour d'un seul lan et
regagna le vestibule pour fuir dans la rue. Arrive la porte, sa mre, qui n'avait pas son
voile, ne put aller plus loin. Elle l'acca-bla de maldictions.
-La ferme, putain ! rpliqua-t-il.
Il prit le large. Des passants venaient dans la ruelle : Ani se retira. Quand ils furent devant la
maison, elle les pria travers la porte de lui ramener son fils. Mais Omar, dj loin, filait
toute allure. En rentrant, Ani referma la porte, retirant ainsi au gamin la possibilit de revenir
sans qu'elle en ft avertie.
Il tranailla dehors, le temps qu'elle pt oublier sa colre. Il retourna ensuite Dar-Sbitar. Il
se coulait vers la chambre, quand Ami l'aperut. Aussitt, elle bondit ses trousses. Omar
se sauva. Il se mit blasphmer.
- Maudite ! Maudits, tes pre et mre !
Il galopa de nouveau vers la rue. Un vent glacial balayait l'troite venelle. Il chercha un
endroit o s'abriter. Il renonait revenir Dar-Sbitar maintenant ; mais il tait furieux d'avoir
t mis la porte de cette manire.
Une entre d'immeuble : il s'y faufila. Il se tapit entre le battant, qui tait pouss, et une
poubelle. Son pied le tourmentait ; la blessure de l'autre jour, rouverte, lui faisait mal. Le vent
s'brouait sans arrt dans cette mai-son. Qu'allait-il faire prsent ?
Le froid lui lchait la figure. En de pareils moments, il souhaitait retrouver son pre, son pre
qui tait mort. Mais ce qu'il dcouvrait tait intolrable : son pre ne reviendrait jamais
auprs de lui, personne ne pouvait le ramener.
Il n'allait pas passer toute la nuit dans la rue ! Se voir administrer une correction, ds qu'il
apparatrait la maison, ne l'effrayait pas. Que lui importait ! on pouvait tout lui faire : il ne s'y
opposerait pas. Il tait comme mort, rien ne lui arriverait qui l'intresst. Il ne souffrait pas ; il
ne souffrait plus ; son cur tait de pierre. Il avait dcid d'aller s'offrir aux coups sans tenter
de se soustraire aucun, et de voir quelles seraient les limites de sa rsistance. Il portait en
lui un dfi ; qui, le premier, se fatiguerait, lui d'endurer ou les autres de le faire souffrir ? Or, il
tait persuad qu'il ne lcherait pas, qu'il tiendrait jusqu'au bout.
C'est cela : il devait rentrer, rien d'autre faire. Pourquoi fuir ?
Mais, pourquoi ne pas se tuer ? Ne pas se jeter du haut d'une terrasse ? Il chercha autour de
lui : personne dans le corridor. Il se roula en boule pour se faire plus petit dans son coin.
C'tait a, c'tait a : mourir. Qui se soucierait de lui, aprs ? Un petit accident et puis on est
tranquille. Sa mre ne le retrouverait plus. C'tait le meilleur tour qu'il pouvait imaginer de lui
jouer.
Un claquement de pas rsonna ses cts ; il sursauta. Dj la nuit.
Comment tre chez soi, dans une chambre ? Et son cur qui cognait, norme... Blotti prs
de cette pou-belle, allait-on le prendre pour un mendiant ? Mais non ! Dans cette maison de
Franais, si on venait s'apercevoir de sa prsence, on ne le prendrait pas pour autre chose
qu'un petit voleur. On ameuterait contre lui les locataires, le quartier mme, et tout
Tlemcen...
Il se glissa l'extrieur. Personne ne l'avait remar-qu. A prsent, il faut rentrer. Ce n'est
qu'un jeu que tout cela. Sa mre n'a aucune raison de lui administrer une racle. A aucun
moment, elle n'a eu l'ide de le faire souffrir.
A mesure qu'il se dirigeait vers Dar-Sbitar, Omar entendait de stridents hurlements. Il
reconnaissait cette voix. Il hta le pas. Il n'avait rien mang depuis le matin, et ses jambes
trs faibles ne le portaient plus.
Ces cris, c'tait sa mre, poste l'entre de Dar-Sbitar, qui les lanait.
-Omar ! Omar ! s'poumonait-elle.
Des gens passaient, silencieux et indiffrents. Attar-des, fantomales dans leurs voiles
blancs, des femmes se pressaient. Il parvint devant la maison. Ani le vit. Saisi de panique, il
s'arrta.
-Entre, fit-elle.
Omar demeura immobile. Il se cramponna au mur, car il se sentait sans forces. Les
criailleries de sa mre s'accenturent.
-Gorha ! Quilla !
L'image de Grand-mre tale sur le carreau de la cuisine, incapable de bouger, avec des
lueurs d'pou-vante dans les yeux, lui revint l'esprit. tait-elle encore vivante ? Sa mre
l'avait-elle frappe ? Il eut l'impression que tout s'croulait autour de lui. De nou-veau, il
voulut cesser de vivre. Il pleura doucement. Les pieds nus de sa mre et le bas de sa robe
traversrent vivement la rue. Elle tait devant lui sans son hak, mais il faisait nuit noire.
Ani l'entrana par le bras ; ils retraversrent la ruelle et s'enfoncrent dans la maison. Ils
n'avaient pas encore parcouru le vestibule qu'Omar s'croula.
Sa mre le souleva. L'enfant interrogea son regard tendu qui le fixait. Elle le transporta
jusqu' la chambre et le dposa sur sa peau de mouton. Elle l'tendit, la tte pose sur un
bras. Omar ne bougea pas.
La figure de sa mre s'loigna. Sur sa litire, l'enfant ne soufflait mot. Il lui semblait qu'il tait
couch ici depuis des sicles. Lorsque le tintamarre et les bruits de voix qui lui remplissaient
la tte s'teignirent, il se sentit abandonn, solitaire, rejet de la vie. Il entendit encore
quelques voix toutes proches. Quel frisson le long de son corps ! Quelque chose lui disait
qu'il allait sombrer ou disparatre. Il entrouvrit les yeux.
Sa mre tait en train de faire ses prires ; debout, raide, elle se tint ainsi longtemps ;
soudain, pli en deux, son corps se brisa. Elle se prosterna, face contre terre.
Omar avait mal aux yeux ; il ne pouvait plus rien voir, n'ayant mme pas la force de tenir ses
paupires carquilles.
Et ses jambes frmissaient sans fin. Il commenait avoir si mal d'tre tendu. Quand
viendrait le repos ?
Mars vint. Le deuxime dimanche
de ce mois fut un jour mmorable
pour Dar-Sbitar...
Rveill comme par un coup d'ailes, Omar bondit sur ses pieds. Dar-Sbitar bourdonnait. La
rumeur rem-plissait les moindres recoins de l'norme maison, gagnait les renfoncements les
plus sombres, cependant que des coups violents, impatients, taient assens la porte
extrieure.
Omar et ses deux surs sortirent de la chambre. Sans bien voir o elle plaait ses pas, tout
ensommeille, Ani accourut vers la rampe de fer qui courait le long de la galerie. Des
mches flottaient en broussaille au- dessus de sa tte, son foulard ne pouvait les retenir.
-Qu'est-ce qui se passe ?
Elle arrangea sa coiffure.
-Mais que se passe-t-il donc ?
C'tait un tumulte incomprhensible : les locataires s'lanaient htivement des pices, les
uns la suite des autres, et se rassemblaient dans la cour. Des chu-chotements, de
brusques clats de voix, des vagisse-ments de nourrissons, des frlements de pieds nus se
rpandaient dans les galeries, la cour, les chambres : c'en tait fait du calme et de l'paisse
tideur du matin. Les premires lueurs de l'aube pointaient. La nuit se dissipait, comme en
cachette.
Des coups de heurtoir, puis des coups de bottes,branlrent sans arrt la grande porte
cloute qui demeurait close. Personne, l'intrieur, ne chercha s'en approcher. On
s'interrogeait :
-Qu'est-ce qu'il y a ? Qu'est-ce qui arrive, bonnes gens !
Omar sauta dans l'escalier et disparut si prestement que sa mre n'eut pas le temps
d'esquisser un mouve-ment.
-Omar ! Omar ! Reviens... La fivre noire t'em-porte !
L'enfant s'infiltra dans le groupe de femmes qui s'tait form dans la cour et stationnait
l'entre du vestibule.
-Chut ! Chut ! ordonna-t-on.
-Ani, tais-toi, s'cria Zina. Bouh ! laisse-nous en-tendre ce qui se passe. Qu'est-ce que cette
catastrophe ?
Sans se rendre aux injonctions qui lui parvenaient de toutes parts, Ani s'obstinait vituprer
:
-Omar ! Quilla ! Reviens, si tu ne veux pas que je te coupe en morceaux.
Ses menaces restrent sans effet, comme d'habitude.
Il se fit bientt une animation anxieuse, frmissante. Les femmes se consultaient sur ce qu'il
fallait faire. Allait-on ouvrir ou non ? L'inquitude s'emparait de chacun. A petits pas, la vieille
Acha vint dans la cour en s'appuyant aux murs. Levant les yeux au ciel :
-Mon Dieu, si tu veux bien accepter ma prire, pro tge-nous, implora-t-elle mi-voix.
Elle s'agenouilla. Ses lvres remuaient impercepti-blement.
Les hommes avancrent de quelques pas. Ils n'all-rent pas plus loin que le seuil de chaque
chambre. Quelques-uns s'occupaient resserrer le cordon de leur culotte bouffante. Une
femme dcida :
-Par Dieu, j'ouvrirai et on saura bien qui c'est !
C'tait Sennya qui jurait ainsi : celle-l, elle n'avait peur de rien, elle faisait toujours ce qu'elle
disait.
-a ne peut tre que la police. Tu n'entends pas le bruit qu'ils font ? Il n'y a qu'eux pour
s'annoncer de la sorte.
L'homme qui jeta ces paroles haute voix se tut.
Tout le monde pensa comme lui.
a ne pouvait tre que la police.
Sennya entrouvrit tout de mme la porte et passa sa tte dans l'entrebillement : c'taient
bien des policiers - une dizaine -, masss dans la ruelle ! Sennya eut un mouvement de
recul. Mais elle se matrisa et leur demanda ce qu'ils venaient chercher ici. Cette Sennya,
elle avait du courage !
-Nous n'avons ni voleurs, ni criminels, chez nous ! dit-elle. Que voulez-vous ?
-Ce que nous voulons ! rpliqua un agent. Laisse le passage.
La troupe de policiers s'engouffra dans le vestibule. Parmi eux, trottait un petit gros en
costume marron clair. Il faisait attention ne pas le tacher.
Effares, les femmes se dispersrent et disparurent en un clin d'il dans les premires
pices qui s'taient prsentes elles. La peur leur faisait perdre la tte comme une vole
de moineaux.
Omar se trouva seul dans la cour. Son sang buta contre ses tempes. Des agents de police !
Son cur voulait jaillir de sa poitrine. Clou sur place, il aurait dsir pouvoir crier : Maman
! Son front tait moite. Brusquement il hurla :
-Les agents de police ! Les agents de police ! Les voil ! Les voil !
Il pensa : Ma, je t'en supplie, je ne te referai plus de peine ; protge-moi, protge-moi,
seulement.
Il souhaita ardemment la prsence d'Ani prs de lui pour qu'elle le recouvrt de sa toute-
puissance de mre, pour qu'elle levt autour de lui une muraille impossi-ble franchir. Les
agents lui faisaient si peur ; ces agents, il les dtestait. Sa mre, o tait-elle ? O tait ce
ciel tutlaire ? Il continua crier :
-Les policiers ! Les policiers !
Retrouvant d'un coup l'usage de ses jambes, il courut se terrer chez Lalla Zohra.
Les agents de l'ordre occupaient la cour ; ils s'adres-srent la maison :
-N'ayez pas peur. Ne craignez pas pour vous. Nous ne sommes pas venus vous faire du
mal. Nous n'accom-plissons que notre travail. Dans quelle chambre habite Hamid Saraj ?
L'agent qui avait parl Sennya au dbut discourait cette fois en arabe.
Aucune rponse. Dar-Sbitar semblait avoir t abandonne en une seconde par ses
occupants ; on la sentait pourtant attentive.
-Alors, vous ne savez pas ?
L'air s'paississait mesure que se prolongeait le silence. Les policiers sentaient que Dar-
Sbitar tait devenue brusquement ennemie. Dar-Sbitar s'enfermait dans sa crainte et dans
son dfi. Dar-Sbitar, dont ils avaient troubl le sommeil et la paix, montrait les dents.
Les policiers frappaient le dallage sonore de leur talon. L'cho largissait le vide qui
s'tendait entre les gens de la maison et les hommes de l'Autorit.
Tout coup une porte claqua avec fracas au rez-de- chausse, et la courte stature de
Fatima apparut. Les argousins, en une charge lourde, arrivrent sur elle.
-Ne vous donnez pas de mal, leur dit-elle. Mon frre n'est pas ici.
Deux agents dj l'entouraient, mais cela ne parais-sait pas l'affecter ; les autres policiers
s'taient introduits en un clin d'il dans sa chambre.
Alors, une une, les femmes revinrent dans la cour. La vieille Acha, sans aucune
apprhension, dclara :
-Qu'a-t-il fait, ce garon? Nous le connaissons depuis qu'il courait dans la rue. Nous n'avons
jamais rien eu lui reprocher. Il ne ferait pas de mal une mouche. Avec quoi ferait-il du mal
?
Comprenaient-ils, ou ne comprenaient-ils pas ? Les hommes de la force publique ne
bronchaient pas ; leurs yeux vides ne se fixaient sur rien.
Un moi de ruche excite agitait la demeure, les femmes s'entretenaient toutes la fois ; le
brouhaha s'enflait.
Les policiers fouillaient la pice : ils avaient emmen Fatima l'intrieur de la chambre. En
mme temps, des sanglots partirent du recoin sombre o Omar tait blotti. Alors l'enfant se
souvint qu'il s'tait rfugi chez Lalla Zohra. Il ne savait pourquoi, par exemple. Mais il tait
content. Une brave femme, Lalla Zohra ; il l'aimait bien. Son visage portait une expression de
dou-ceur jamais vue chez d'autres ; elle ne cessait pas de sourire.
Les pleurs continuaient. Menoune, malade, tait cou-che l, depuis que son mari l'avait
renvoye chez sa mre. La vieille femme la veillait.
-Rendons grces au Ciel pour ses bienfaits, pro-nona Lalla Zohra.
Ses regards taient tourns vers la cour.
Menoune rptait dans ses sanglots :
-De ma vie, ma petite mre. De ma vie.
Ces paroles ritres sur un ton d'absolue certitude avaient fait tressaillir le cur d'Omar :
quelque chose de dfinitif, semblait-il, venait de se dcider. Omar en eut vaguement le
pressentiment.
Il considra la forme tendue. Lalla Zohra assise ses cts, les jambes croises,
embrassait de temps autre la malade, trs branle. Dans ses deux mains, elle lui
enfermait les siennes.
-Tu seras gurie, ma chrie. Dans un mois. Tu retourneras auprs de tes petits... Si tu es
bien sage. Le docteur l'a dit-
La vieille femme parlait comme un enfant.
Omar fit effort sur lui pour demeurer tranquille. La voix de Menoune s'leva, pleine de
tristesse.
- Je sais trs bien que je vais mourir, ma petite mre. Je ne te reverrai plus ; je ne reverrai
plus mes enfants, de ma vie.
Elle baissa la voix. Elle redit De ma vie, mes enfants . Et elle se calma.
Aprs quelques instants d'accalmie, elle se mit chantonner voix basse :
Quand la nuit se brise
Je porte ma tideur
Sur les monts acrs
Et me dvts la vue du matin
Comme celle qui s'est leve
Pour honorer la premire eau :
trange est mon pays o tant De souffles se librent, Les oliviers s'agitent Alentour et moi je
chante :
- Terre brle et noire,
Mre fraternelle,
Ton enfant ne restera pas seule
Avec le temps qui griffe le cur ;
Entends ma voix
Qui file dans les arbres
Et fait mugir les bufs.
Brusquement, Menoune recommena pleurer. Sa mre voulut parler, mais ne put que
secouer la tte. Elle regarda Omar, puis autour d'elle comme pour implorer aide et rconfort.
La voix de Menoune modulait cet instant une antienne funbre qui n'tait destine qu'
elle-mme.
- Vous ne reverrez plus, dit-elle, plus votre mre, mes enfants.
Le doux visage de Lalla Zohra parut fatigu ; l'enfant ressentit cette peine comme une
parcelle d'une immense douleur.
Le premier moment de frayeur pass, les femmes, qui avaient retenu leurs maris dans les
chambres, s'en-hardissaient, narguant la marchausse.
Fatima parut, l'agent qui lui serrait le bras l'ayant repousse dehors. Elle se prit pousser
des lamenta-tions interminables et s'envoya de grandes tapes sur les cuisses. Sa plainte
monta, vrillante, et Dar-Sbitar tout entire vibra, pntre de part en part par la maldiction
qu'elle profra. Le cur et la raison des locataires cdrent sous la puissance de cette note
stridente. De toute la maison, monta alors une rumeur inquitante. Cette lamentation de
haine et de fureur annonait le malheur qui venait grandes enjambes d'entrer dans Dar-
Sbitar.
Les agents remuaient les papiers que Hamid avait runis chez sa sur. Ils les ramassaient
et, pour cela, mettaient la pice sens dessus dessous.
Fatima s'arrta de crier ; elle se plaignit doucement :
-Bouh, bouh, que va devenir mon frre ? Que vont- ils lui faire ? Bouh, bouh, pour mon
frre...
Son dsespoir difficile dborder, monotone, infiniment lourd, cheminait comme un charroi
fatigu.
Dans sa chambre, Menoune dlirait faiblement. Depuis quelques jours, elle mlait tout. Elle
perdait cons-cience et ignorait ce qui se passait. Elle rptait encore :
-Je ne vous reverrai plus, mes petits.
Son chant revint sur ses lvres, trs doux, dchirant :
Ce matin d't est arriv
Plus bas que le silence,
Je me sens comme enceinte,
Mre fraternelle,
Les femmes dans leurs huttes
Attendent mon cri.
Sans se rendre certainement compte de ce qu'elle disait, elle reprit plusieurs fois :
Mre fraternelle,
Les femmes dans leurs huttes
Attendent mon cri.
Omar, indcis, ne comprenait quelle aide il pouvait apporter. Les policiers remplissaient la
grande demeure de leurs mouvements. Quand partiraient-ils ? Il couta encore le chant qui
s'leva de l'obscurit de la chambre.
Pourquoi, me dit-on, pourquoi
Vas-tu visiter d'autres seuils
Comme une pouse rpudie ?
Pourquoi erres-tu avec ton cri,
Femme, quand les souffles
De l'aube commencent
A circuler sur les collines ?
Tout en haut de l'habitation, un autre cri de femme explosa ; c'tait Attyka, une pauvre
possde, qui lan-ait ces clameurs. Il se forma un son aigu qui rsonna sans relche,
perant le cur endolori des gens de la maison. Et l'air se mit trembler.
- Nous ne sommes venus que pour perquisitionner, hennit le petit gros. Voil tout !
Omar ne demandait plus un morceau de pain tremp dans l'eau de la fontaine : quand les
plus grands mal-heurs fondent sur nous, ils nous suffisent pour tromper notre faim. Il ne
pensait plus sa faim ; elle stait estompe, devenue lointaine, et ne veillait en lui que
comme un vague haut-le-cur qu'il ne parvenait pas refouler.
La tte lui tournait ; il mastiquait sa salive et l'ava-lait. Cela lui donnait une bizarre sensation
de nause. Il ne rencontrait qu'un vide l'intrieur de lui-mme : au-dessus de ce vide, se
balanait le souvenir de ce qu'il avait mang la veille. Mais comment, avec un dgot
semblable, pourrait-il encore tolrer un peu de nourriture ? Cette cendre des longues heures
o il n'avait eu aucun aliment, il n'arriverait jamais la cra-cher, la cracher entirement.
Moi qui parle, Algrie,
Peut-tre ne suis-je
Que la plus banale de tes femmes
Mais ma voix ne s'arrtera pas
De hler plaines et montagnes ;
Je descends de l'Aurs,
Ouvrez vos portes
pouses fraternelles,
Donnez-moi de l'eau frache,
Du miel et du pain d'orge.
Le chant peine flotta-t-il une fois de plus dans la pice que les policiers firent irruption. Ils
s'immobili-srent ; ils ne distingurent d'abord rien dans la pnom-bre. Leur hsitation fut de
courte dure, et, sans plus tarder, ils renversrent tout.
S'approchant de Lalla Zohra et de sa fille, atterre, ils tranrent la malade, qui fut
dcouverte jusqu' mi- jambes. Ils furetrent l'endroit o elle tait couche.
Les sanglots de Menoune retentirent et se transfor-mrent en un appel ardent qui traversa la
chambre bou-leverse. Ce cri de chagrin, par lequel elle et dsir expulser le mal qui lui
rongeait la poitrine, jaillit plus puissant que le tapage et le tohu-bohu mens par les gens de
la police. Et brusquement il redevint un chant.
Je suis venue vous voir,
Vous apporter le bonheur,
A vous et vos enfants ;
Que vos petits nouveau-ns
Grandissent,
Que votre bl pousse,
Que votre pain lve aussi
Et que rien ne vous fasse dfaut,
Le bonheur soit avec vous.
Les policiers interloqus interrompirent leur fouille ; ils abandonnrent la chambre et s'en
furent de nouveau dans la cour.
Ils avaient interdit Fatima d'entrer chez elle. Elle s'accroupit dans la cour avec ses gosses
autour d'elle et attendit. Ils fouillrent encore dans les livres d'Hamid, s'emparrent de
quelques volumes, de vieux journaux et de papiers. Ils en emportrent une partie et
parpillrent le reste dans la pice et la cour. Enfin ils s'en allrent ; Fatima put rentrer dans
sa chambre.
La police oprait dans le quartier pour mille raisons : des jeunes gens et des hommes mrs
furent emmens ainsi, qu'on ne revit plus.
A Dar-Sbitar s'levaient encore les protestations vhmentes du vieux Ben Sari ; mais les
forces de l'ordre taient parties.
-... Je ne veux pas me soumettre la Justice, clamait-il. Ce qu'ils appellent la justice n'est
que leur jus-tice. Elle est faite uniquement pour les protger, pour garantir leur pouvoir sur
nous, pour nous rduire et nous mater. Aux yeux d'une telle justice, je suis toujours
coupable. Elle m'a condamn avant mme que je sois n. Elle nous condamne sans avoir
besoin de notre culpabilit. Cette justice est faite contre nous, parce qu'elle n'est pas celle de
tous les hommes. Je ne veux pas me soumettre elle... Ae, cette colre, on ne l'oubliera
pas ! Ni la prison o des ennemis enferment nos hommes. Des larmes, des larmes, et la
colre, crient contre votre justice... elles en auront bientt raison, elles sauront bientt en
triompher. Je le proclame pour tous : qu'on en finisse ! Ces larmes psent lourd et c'est notre
droit de crier, de crier pour tous les sourds... s'il en reste dans ce pays... s'il y en a qui n'ont
pas encore compris. Vous avez compris, vous. Allons, qu'avez- vous rpondre ?...
Ani versa le contenu bouillant de la marmite, une soupe de ptes haches et de lgumes,
dans un large plat en mail. Rien de plus, pas de pain ; le pain man-quait.
-C'est tout ? s'cria Omar. Une tarechta sans pain ?
En arrt devant la meda et le plat qui fleurait le
piment rouge, Omar, face sa mre, Aoucha et Mriem, se dressait, les jambes cartes,
dans l'embra-sure de la porte :
-Et c'est tout ? rpta-t-il.
Cette fois c'tait avec colre et dpit.
-Il n'y a plus de pain, dit Ani. Le pain que nous a apport Lalla est fini depuis hier.
-Comment allons-nous manger la soupe, Ma ?
-Avec des cuillers.
Les cuillers plongrent dans le plat : aussitt Omar s'accroupit auprs des autres.
Ils lapaient en silence, avec une rgularit quasi mcanique, la soupe qui leur bouillantait la
bouche. Ils l'aspiraient et ils avalaient : une sensation de bonne chaleur leur descendait
l'intrieur du corps. C'tait bon, la soupe de l'hiver.
-Fille, doucement.
Aoucha sursauta.
-Euh, moi ?
Elle s'touffa, le visage en feu sous l'effet de la gn-reuse bouillie ; mais elle ne s'arrta pas
pour autant de lamper avec sa cuiller.
-Regarde Mriem, souffla-t-elle.
-Tu ne veux pas tout manger, Mriem ? menaa alors Ani.
-Ne te gne pas, si tu veux tout manger, ajouta Aoucha.
Mriem, la plus jeune, redressa la tte : tous la fix-rent dans le blanc des yeux. Elle baissa
la tte.
Le piment de Cayenne avec lequel Ani piait la soupe leur cuisait la langue ; ils buvaient.
Ils rebuvaient et rebuvaient encore, et le ventre leur ballonnait. C'tait pour cette raison
qu'Ani faisait de telles tarechta.
-C'est pour a ! recommandait leur mre.
Bientt le peu de soupe qu'elle avait servi fut ab-sorb ; les cuillers ne raclaient plus que le
fond du plat.
Leur faim se rveillait prsent, excite par la nour-riture brlante qu'ils avaient ingurgite.
Les enfants s'arrachrent le plat qu'ils rcurrent avec acharnement. Ils recueillirent encore
quelques gouttes de bouillie. Force leur tait d'avoir recours l'eau pour se remplir
l'estomac. Penchs sur le grand seau qui tait pos ct d'Ani, ils achevrent de se
rassasier.
Ani leur avait demand :
-Mouchez-vous, les gosses, avant.
Tout de suite, ils s'cartrent de la meda et ramp-rent, chacun vers un coin. L'un suivant
l'autre, ils s'allongrent sur le sol ; le silence se rpandit dans la pice.
Assise sur une peau de mouton, Ani tendait ses jambes devant elle.
Plusieurs minutes s'coulrent ainsi ; se dtachant d'une contemplation sans objet, elle pria
Aoucha d'enlever vite cette meda.
-Toujours moi. Je me souhaite la mort. Peut-tre aprs serai-je tranquille !
A son tour, elle ordonna Mriem de l'aider dbarrasser.
Empoignant toutes deux la meda, les filles s'loi-gnrent vers la cuisine, la petite reculons,
Aoucha la poussant devant elle.
A cette heure-l les locataires se renfermaient chez eux : Dar-Sbitar se reposait. C'tait
l'heure de la sieste. En ces premiers jours de mars, on se serait presque cru en t. Dans la
chambre chacun se verrouillait sur une pense personnelle. Il faut que nous ayons le ventre
bien creux, songeait Ani.
Ils s'taient tous couchs sans s'tre regards. Figures de chien ! Figures de mauvais
augure ! pensaient- ils. Figures, figures de lune ! Sans s'tre regards.
Les autres jours, o ils savaient qu'il n'y avait rien manger, sans demander d'explication, ils
s'allon-geaient sur une couverture, une peau de mouton, par terre, ou mme le dallage, et
observaient un silence obstin. Le moment du repas, ils feignaient de l'ignorer. Parfois
Mriem pleurait un peu.
Le reste de la journe, ils taient moins sombres. Seulement quand se rapprochait l'heure de
manger, leur unique proccupation rapparaissait : alors Mriem et Omar interrompaient
leurs jeux, arboraient des mines farouches.
Jadis Ani parvenait les calmer avec un stratagme : ils taient encore des bambins.
A condition qu'elle et un peu de charbon, le soir, elle faisait chauffer la marmite et la laissait
bouillir.
Aux enfants qui attendaient patiemment, elle disait de temps en temps :
-Un peu de calme.
Ils poussaient de profonds soupirs rsigns ; le temps passait.
-Petits, a sera prt dans un instant.
Un assoupissement invincible les terrassait, fondant du plomb sur leurs paupires. Ils
s'endormaient, som-braient dans le sommeil, leur patience ne durant jamais longtemps.
Dans la marmite, il n'y avait que de l'eau qui chauffait.
Zoulikha, qui habitait en bas, s'y prenait elle aussi de la mme faon avec ses enfants,
quatre moutards tenant peine en quilibre sur leurs pattes molles. Le pain faisait aussi
frquemment dfaut chez elle que chez Ani.
-Que voulez-vous de moi ? criait-elle. Pauvre de moi ! Vous tes ma honte. O irai-je vous
chercher ce pain ?
Elle prenait alors une poigne de haricots secs qu'elle semait toute vole dans la chambre.
Se jetant sur le sol, les marmots les cherchaient et ds qu'ils dcou-vraient un des grains
blancs parpills, ils se mettaient le grignoter. Les petits se calmaient et la mre avait la
paix pour un moment.
-Alors ? vous avez djeun ?... s'enquit la voisine qui se posta sur la marche de l'entre.
-Ae ! Ne disons pas, Zina ma chre, que nous avons djeun. Disons seulement que nous
avons tromp la faim, rpliqua Ani. Nous souhaiterions, bien sr ; nous souhaiterions...
Ani parut s'abmer dans une grande rflexion. tait-ce aprs les paroles de la femme ?
-Nous passons notre temps tromper la faim, reprit- elle.
Silencieusement, elle rit.
-La faim djoue, n'est-ce pas ? Ce que nous faisons tous les jours, commenta la femme.
Elle voulait sans doute dire qu'elle en avait l'habitude aussi.
-Nous souhaiterions quelque chose de plus copieux cette heure, poursuivit Ani, qui ne prit
pas garde ce que disait Zina. J'en conviens... Nous n'arrivons mme pas avoir des fves
ou des petits pois. Ils ne cotent presque rien en ce moment.
-Qui ne voudrait pas en avoir ? reconnut l'autre.
La femme reprit :
-Mon fils Hamadi travaille. Mais a n'est pas plus facile, la vrit.
-a, petite sur, dit Ani, c'est moi qui suis le travailleur de la famille. Ae ! qu'est-ce que je
n'ai pas vu ! Qu'est-ce que je n'ai pas vu !
Cette voisine se montrait toujours crmonieuse et polie ; avec Ani, elle tait encline plus
de dfrence encore.
-Et moi, dit-elle. Je n'ai rien vu ?...
Zina se prit d'abord parler sur un ton de confidence. Mais elle s'interrompit. Elle hsitait.
Non point qu'elle et fini de parler : elle regardait Ani et ses gosses et voyait qu'ils avaient
leur content de misre.
-Ils sont trois hommes, mes fils. Les femmes, trois aussi : moi et mes deux filles. Et il n'y a
qu'un seul qui apporte manger. Mme avec la force qu'il a, mon deuxime ne peut pas
faire vivre cinq autres personnes. Mais ceux qui ne travaillent pas tiennent tout de mme
manger !
Elle n'tait pas enchante, Zina, de les avoir acca-bls. Ces paroles superflues, elle et
souhait ne les avoir pas prononces. Elle et voulu que quelqu'un l'arrtt, elle ne le
pouvait pas d'elle-mme.
-Pardonne-moi... protesta Ani.
Elle essaya de paratre aussi polie que la femme.
-Moi, si j'tais toi, je ne parlerais pas comme a.
Les enfants couchs sur le sol ne desserraient pas les dents, n'esquissaient pas un seul
geste. Ils coutaient discrtement. Aoucha se souleva un peu, considra les deux femmes,
et reprit sa position.
-Comme on voudra, rtorqua la voisine. En fin de compte, a revient au mme.
-C'est que moi, s'excusa Ani, je ne dissimule pas ma pense. Je dis ce que j'ai dans le
cur. Je crois devoir te dire que tu es un peu injuste.
-J'ai pour toi l'admiration la plus grande, approuva la voisine. Travailleuse telle que je te
connais, tu dois tre l'orgueil de ta famille, et sa providence. L'orgueil de ceux qui vivent avec
toi... Qui vivent de ton travail... J'ai de l'admiration !...
-Oui, c'est moi qui travaille pour tous ici. Tu les vois de tes yeux ? L'ane pissait sur elle
quand leur pre me les a laisss.
Elle se retourna, les montra d'un geste de la main : Omar eut l'impression que c'tait la
merveille du monde qu'elle dcouvrait la vue de la voisine. Ani, l'auteur et le matre de
cette uvre, se redressa, ses regards brillaient d'un rel sentiment d'orgueil. Elle sourit
modestement.
-Je dis que je travaille pour eux, ajouta Ani. C'est sr. Je me fatigue, je me tracasse, je me
casse la tte- Mais c'est leur bien. Le bien qui leur est d. Il arrive jusqu' eux, leur bouche
mme. Personne ne pourra le leur ter.
Les crotes de pain rassis que leur donnait tante Hasna, taient-elles dues aussi ? Omar
retourna la ques-tion en tous sens et ne sut que rpondre. Il fallait le croire : sinon, comment
expliquer que Lalla, d'elle- mme, en allant tous les jeudis au cimetire, poussait jusqu'ici
pour leur apporter ces vieux crotons cassants ?
Dfrente, Zina coutait.
-C'est pour a que je disais que tu es un peu injuste. Toi et tes enfants, vous mangez ce qui
vous est d.
-J'en conviens, acquiesa la bonne femme. Mais que de fois on oublie ces choses.
-a veut dire qu'on perd espoir.
Les enfants se sentaient vaguement fiers de leur mre.
-C'est moi qui travaille, rappela encore Ani. Et c'est mon sang que j'use ce travail. Mais
c'est d.
-Je ne mets pas en doute. Ne l'ai-je pas toujours dit ? Tu es une femme courageuse.
Travailleuse. Tu ptris toi-mme ton pain, roule ton couscous, et lave ton linge. Et tu sues
pour faire vivre tes enfants.
Un temps ; Zina reprit :
-Mais je ne crois pas que nous, mme en nous tuant la tche...
Ani se leva. Elle ramassa sa peau de mouton et se plaa auprs de la voisine, coude
coude.
-Nous n'y parviendrons jamais. Nous ne sommes pas assez forts ce jeu-l, conclut la
femme.
-C'est... Comment tu as dit ? interrogea Ani.
-Le sou est trop haut accroch, pour nous, pauvres. Quand nous peinerons nous rompre
les os, nous n'y arriverons pas. Et si nous ne travaillons pas... Pour man-ger, attends demain
: voil ce qu'on te dit, toujours demain. Et demain n'arrive jamais.
-Juste, dit Ani.
Elle fit des efforts visibles pour rflchir. Elle ne par-venait pas encore remuer ses ides.
-C'est ce qu'il faut savoir ! s'exclama-t-elle.
-Mon dfunt mari le disait, expliqua la voisine. Il essayait de le faire comprendre aux autres.
Rsultat : il a t jet en prison. Tant et tant de fois.
-Parce qu'il disait a ?
-Pas plus.
-On ne met pas un homme en prison parce qu'il prononce une parole juste !
-Pourquoi, dis-moi, ce matin, ces envoys du mal-heur ont fait leur apparition chez nous ?
N'est-ce pas pour emmener Hamid Saraj ?
-Comme un flau du ciel, jura Ani. Maudits soient-ils tous, et maudit celui qui les a envoys !
-Hamid est un coupeur de routes ?
Ani ne trouvait rien dire.
-Il n'y a plus de dshonneur aller en prison main-tenant, expliqua Zina. Si on y jette cet
homme, ce sera une fiert pour ceux qui iront aprs lui.
-Zina, ma petite sur !
-La vrit, par Dieu !
-Celui qui m'a effraye, moi, c'est le petit gros.
-C'tait le commissaire. Tu as remarqu ? Il avait des yeux dont les btes n'auraient pas
voulu.
L'incrdulit toila les traits d'Ani, qui eut l'air d'une petite fille cet instant.
-Nous voyons ce que nos hommes endurent ! mit- elle tout bas.
-Mon mari tait comme Hamid. Hamid a d dire des choses ! convint la voisine.
Certainement beaucoup de choses.
Ce fut au tour de Zina de paratre fire. Cependant elle demeura songeuse. Ani aurait voulu
en profiter pour revenir son premier sujet de conversation. Elle n'oubliait pas, elle non plus,
sa fiert.
Mais les deux femmes se mirent penser ensemble Hamid. Qu'allait-il advenir de lui
prsent que les autorits taient venues le chercher ?
Les premiers temps, personne ne s'tait aperu de la prsence de cet homme, jeune encore,
nouvellement install dans la maison. Son arrive avait t discrte. Personne ne l'entendait
parler. Il ne manifestait son existence que d'une manire trs rserve. Cela fut considr
comme un degr pouss de bonne ducation. C'tait tout de mme chose rare. Il gardait le
silence, et vraiment personne ne prtait attention lui. Mais quand on apprit qu'il venait de
Turquie, tous les regards convergrent vers lui, chacun s'tonnant de ne l'avoir pas
remarqu auparavant.
Hamid Saraj portait bien ses trente ans et, en dpit de la simplicit que lui confrait son air
naf et dbon-naire, il n'tait pas ncessaire d'tre fin observateur pour deviner en lui un
homme qui avait beaucoup vu et, comme on dit, beaucoup vcu. Son maintien tait paisible
et ferme, exempt toutefois de sans-gne. Il par-lait d'une voix basse, agrable, un peu
tranante. Petit de taille, il tait nanmoins trapu.
On se serait attendu de sa part des rflexes rapides, une parole prompte et facile. Mais il
tait surprenant de voir sa dmarche lente, ses gestes lourds et puis-sants, d'entendre sa
voix discrte. Sa vie, pour ceux qui l'approchaient, paraissait pleine de secrets. Tout jeune
encore, g de cinq ans, il avait t emmen en Turquie, lors de la grande migration qui fit
fuir tant de gens de chez nous pendant la guerre de 14, quand l'enrlement devint
obligatoire. En Turquie, quinze ans, Hamid disparut et Dieu seul sait o il alla se fourrer.
Absent pendant plusieurs annes, il ne donna de nouvelles ni ses parents, ni son unique
sur, reste en Algrie. Et sa famille rentra de Turquie sans tre informe sur son sort.
Un beau jour, il rapparut. La police surveilla ses alles et venues.
Le plus tonnant, c'tait l'expression de ses yeux verts, trs clairs, qui semblaient voir plus
avant dans les gens et les choses. Et quand il parlait, sa voix nette fixait les paroles que son
curieux regard semblait lire dans le lointain... Des rides sillonnaient dj son large visage. Il
perdait ses cheveux et cela lui faisait un front incroyablement haut.
Il tait rare de ne pas dcouvrir dans les poches de son large paletot, vieux et gris, des livres
brochs dont la couverture et les pages se dtachaient, mais qu'il ne laissait jamais perdre.
C'est lui qui avait prt Omar ce livre qui s'intitulait Les Montagnes et les Hommes ; l'enfant
l'avait dchiffr patiemment, page aprs page, sans se dcourager ; il lui avait fallu quatre
mois pour en venir bout.
Au dbut les voisines questionnaient :
- O a-t-il appris lire ?
Et elles pouffaient de rire. Fatima, sa sur, rpliquait :
-Il a appris tout seul. Si vous ne voulez pas me croire, venez voir !
Elles s'approchaient du seuil de la chambre : les plus curieuses glissaient leur tte par
l'chancrure du rideau qui masquait la porte, puis se retiraient vivement, confuses. C'est la
nuit que Hamid lisait, la lueur d'une petite ampoule. La nuit tait un moment de rpit.
L'atmosphre de surexcitation de Dar-Sbitar flchissait ds huit heures du soir. On attendait
ce moment pour respirer.
En ce temps-l, les femmes allaient souvent pier Hamid. Il tait toujours en train de lire.
Elles s'en retournaient en courant, avec des mouvements de vola-tiles effarouchs, dans un
grand froissement de robes.
-Oui, c'est vrai !
-Nous l'avons vu de nos propres yeux.
Elles riaient. Point de scepticisme cette fois. Elles riaient tout simplement parce qu'elles
trouvaient bizarre qu'un homme lt des livres. Pourquoi lui seul, parmi tous les hommes
qu'elles connaissaient ? Ces pais bouquins aux pages incalculables, couvertes de signes
en rangs serrs, noirs, petits, comment pouvait-on y comprendre quelque chose ?
-Il est drle, ton frre, dit une des femmes Fatima. Il n'est pas comme nos hommes. Et
pourquoi ? Il veut peut-tre devenir un savant...
Elles s'esclaffaient de plus belle.
Mais elles tmoignrent Hamid plus de respect encore, un respect nouveau, qu'elles ne
comprenaient pas elles-mmes, qui s'ajoutait celui qu'elles devaient de naissance tout
homme. Elles regardrent dsormais Hamid comme celui qui serait en possession d'une
force inconnue. La considration dont il jouissait leurs yeux grandit dans une proportion
presque inimaginable.
Leurs maris le salurent avec plus de respect aussi. Tant il est vrai que chez nous la science
bnficie d'une grande vnration, si grande que parfois elle se laisse facilement abuser par
de faux savants, comme par de mauvais prophtes.
Hamid, lui, ne remarquait rien de tout cela. Comme il n'avait pas davantage remarqu, les
premiers jours, la curiosit des femmes.
Jusque-l les habitants de Dar-Sbitar ne lui prtaient qu'une attention vague et amuse, qui -
il faut le recon-natre l'avantage de ces simples gens - ne fut jamais irrvrencieuse. De
mmoire de locataire, leur curio-sit, et certes ils n'en manquaient point, n'avait t
malveillante.
Mais si une question les proccupait, lorsqu'ils en venaient parler de Hamid, c'tait de
savoir pourquoi il lisait tant. A cette question, ils ne purent jamais don-ner une rponse
satisfaisante.
-Bien sr ! Il tait comme Hamid Saraj, poursuivit Zina.
Elle ne permit pas Ani de placer un mot. Elle parlait sans interruption ; et son insu, elle
venait de faire un bel accroc la dignit d'Ani.
-Tout comme Hamid, rpta encore la femme. Ren-trer, sortir, ne s'apercevoir de rien, c'est
tout ce qu'il savait faire. Il ne connaissait pas de repos.
Son visage s'assombrit. Peu peu une colre sourde s'y alluma mais elle rsistait mal sa
fatigue.
-Comme lui, notre homme ne mangeait pas, ne dor-mait pas. Il ne vivait que pour ses
runions ; il ne vivait pas, tant il pensait a. Nous restions des jours et des semaines sans
le voir la maison. Nous ne pouvions rien lui dire. Il ne parlait pas beaucoup, il parlait de
moins en moins. Nous n'avions pas le courage de lui dire qu'il n'y avait pas de pain. Il
souffrait. Des fois, il se mettait parler. C'tait comme de l'eau dans un lit de pierres sches.
Il parlait, parlait. Nous ne compre-nions pas toujours. Qu'est-ce que nous sommes ? Une
pauvre femme, sans plus ? Nous n'avons pas t instruites et prpare connatre. De ses
rendez-vous mys-trieux, il revenait chang. Il portait une ide qui le tourmentait. Des jours,
nous dcouvrions une expres-sion de triomphe dans ses yeux. C'tait effrayant. Il avait ses
moments ; il ne se retenait plus. Nous les avons eus, grondait-il. Ils ont t obligs de
cder. Quelle victoire ? disions-nous. Il n'expliquait pas ; il n'ajoutait plus un mot. Il se
plongeait dans ses rflexions. Nous avions cru au dbut qu'il buvait ou frquentait. Qu'est-ce
que nous nous imaginions ? Mais non ! Nous aurions prfr a, la vrit ! ces
discus-sions dans les fonds des boutiques, les cafs, les maisons des quartiers loigns.
Puis nous emes peur pour lui. La police commenait enquter sur son compte. Mais nous
n'osions pas ouvrir la bouche. Et que lui dire, Ani ma sur ? Il voyait bien que nous
dprissions de faim ? Il comprenait beaucoup de cho-ses. Beaucoup trop. C'est lui qui
montrait aux autres le chemin. Les gens venaient solliciter ses conseils. Mais pour ce qui
tait de lui, il tait plong dans le noir. Il disait : Ces runions, ces alles et venues, ces
longues absences, c'est pour une vie meilleure. Si c'tait pour a, pouvions-nous
l'empcher de faire ce qu'il disait ? Surtout que c'tait pour changer la vie des pauvres gens
et les rendre heureux. Eh ! a le rendait furieux quand nous lui disions qu'il se jetait
beaucoup trop dans ces affaires. Mais lui, il voulait retourner le monde, s'il en avait eu la
force... ou se crever... ou nous ne savions quoi encore... Pauvre femme, nous ne
comprenions rien ces choses-l. Nous laissions faire et nous nous tai-sions. Quand les
enfants commenaient pleurer parce qu'ils jenaient depuis la veille, petite sur, nous
pen-sions devenir folle. Ceux que tu vois grands aujourd'hui n'taient que de la mouture
d'orge. Et o donner de la tte ? On avait tout vendu, on ne possdait plus rien...
Puis il est parti. Quand il est mort, il ne nous avait pas laiss de quoi dner la premire nuit.
Zina finit par s'exprimer avec un accent de gravit dans la voix qui, par-del les rumeurs
d'une peine ina-paise, fit natre une trange srnit dans la pice.
-Ce n'est certainement pas parce qu'il n'tait pas fort, ni capable, que mon mari n'avait pas
de travail. Mais il avait des ides qui lui couraient dans la tte.
-Bien sr, que c'est pour a.
Ani l'avait coute en silence tout ce temps-l.
-Il tait capable et fort, je ne doute pas, dclara- t-elle.
-Il avait ses ides. Mais il n'y avait rien dire contre lui. Il voulait marcher selon ses ides,
mais il a toujours march honnte et digne. Il n'y avait rien lui repro-cher.
-Donc ce n'tait pas de sa faute, dit Ani, qui se tut de nouveau.
-Oui, reprit Zina. Justement, qui a dit que c'tait de sa faute ?
Et de qui tait-ce la faute ?
-Tu le demandes ? dit la veuve.
-Oui, de qui est-ce la faute ?
Les deux femmes ne purent faire disparatre ni luder la question qu'elles venaient de se
poser malgr elles.
Ani replia son bras sous sa tte et, n'y tenant plus, s'tendit sur le pas mme de la chambre,
l'endroit o elle causait avec la voisine. Elle regarda le plafond, perplexe.
La femme se leva pour partir. Ani haussa lgrement les paules et dclara la veuve :
-Va savoir de qui c'est la faute !
La voisine lui tourna le dos et s'en alla en hochant la tte.
Depuis que les forces de police avaient perquisitionn, aucun autre incident nouveau ne
troubla l'existence de la grande maison. Hamid Saraj tait convoqu frquemment au
commissariat, c'tait dsormais un fait coutumier.
Lentement le printemps arriva. Il libra les premires feuilles, frles et frmissantes, de la
vigne dont la ramure emmle coiffait la cour.
A Dar-Sbitar mme, une pre douceur se glissa, invisible, entre les vieux murs gris, et vint se
rfugier au cur des locataires. Certes, cette joie, les gens de Dar-Sbitar ne l'identi-firent
pas tout de suite. Mais c'tait cela, le printemps. D'abord peu de chose. Puis a lve comme
une quantit merveilleuse de pain.
Et la blancheur touffante d'aot remplaa la flambe du printemps.
Omar connut alors les grandes vacances : trois mois sans approcher l'cole.
Dar-Sbitar tenait du bourg. Ses dimensions, qui taient trs tendues, faisaient qu'on ne
pouvait jamais se prononcer avec exactitude sur le nombre de loca-taires qu'elle abritait.
Quand la ville fut ventre, on avait amnag des voies modernes et les difices neufs
repoussrent en arrire ces btisses d'antan disposes en dsordre et si troitement serres
qu'elles composaient un seul cur : l'ancienne ville. Dar-Sbitar, entre des ruelles qui
serpentaient pareilles des lianes, n'en paraissait tre qu'un fragment.
Grande et vieille, elle tait destine des locataires qu'un souci majeur d'conomie dominait
; aprs une faade disproportionne, donnant sur la ruelle, c'tait la galerie d'entre, large et
sombre : elle s'enfonait plus bas que la chausse, et, faisant un coude qui pr-servait les
femmes de la vue des passants, dbouchait ensuite dans une cour l'antique dont le centre
tait occup par un bassin. A l'intrieur, on distinguait des ornements de grande taille sur les
murs : des cra-miques bleues fond blanc. Une colonnade de pierre grise supportait, sur
un ct de la cour, les larges galeries du premier tage.
Ani et ses enfants logeaient, comme tout le monde ici, les uns sur les autres. Dar-Sbitar
tait pleine comme une ruche. La famille avait dmnag de maison en maison, plusieurs
fois ; c'tait toujours dans une demeure comme celle-l qu'ils chouaient, et dans une seule
pice.
Les jeudis matin, tante Hasna venait les voir ; elle entrait en mme temps que Mansouria, la
petite cou-sine. Tous appelaient celle-ci la petite cousine. Elle arri-vait comme a, chez les
uns comme chez les autres : on la faisait asseoir. Elle mangeait ce qu'il y avait.
Quant Grand-mre, ses trois mois chez Ani taient passs depuis longtemps dj. Grand-
mre, partir de ce moment, fut abandonne Ani pour de bon. Ses filles et son fils avaient
refus de la reprendre. Lorsque tait venu le moment de l'emmener, ils avaient dclar qu'il
tait imprudent de dmnager continuellement la pauvre vieille. Elle n'avait plus de force, et
n'en avait pas pour longtemps vivre. Il tait plus simple qu'on l'entretnt chez Ani, du
moment qu'elle y tait, si on voulait avoir piti d'elle. Ils lui apporteraient manger,
s'occuperaient d'elle, la nettoieraient.
- Elle ne manquera de rien, tu verras, disaient-ils Ani. Tout comme si elle tait chez nous.
Elle ne te gnera pas et tu n'auras rien dpenser pour elle.
C'est ce qu'ils disaient. Mais compter du jour o Grand-mre se trouva dfinitivement
ancre chez Ani, elle s'ajouta aux trois bouches que celle-ci avait nourrir.
Quelquefois l'une ou l'autre de ses filles venait. Elles pleuraient les trois quarts du temps, se
lamentaient sur cette triste vie ; la fin, elles s'en allaient sans avoir rien fait. Ani les cinglait
de paroles qui leur dchiraient le cur. Elle leur faisait honte, devant toutes les femmes.
Ses deux surs ne savaient comment la retenir ; elles frmissaient et tentaient de la calmer.
-Bouh ! Bouh ! Tais-toi, ya Ani. Les voisines entendent tout.
-Je le dis justement pour qu'elles entendent.
Et elle criait plus fort.
Cela n'arrangeait gure les choses : et sans doute Ani le comprenait-elle, mais de se
disputer ainsi la soulageait un peu. Elle ne les vit plus revenir, au bout de quelque temps.
Quant au frre, c'tait plus simple : il ne mit jamais les pieds chez elle.
Omar continuait d'aller l'cole franco-arabe, manquant assez rgulirement les classes et
recevant pour cette raison, sur les paumes, les jarrets, le dos, la baguette du matre ; elle
cinglait comme pas une.
L'aube, ce jour-l, le surprit moiti endormi : la clart frache et neuve s'infiltrait dans la
grande mai-son ; cours, pices, escaliers, galeries formaient un sys-tme trange et
compliqu, plein de rumeurs peine la lumire surgissait-elle. A l'tage d'en haut, une porte
fut pousse avec bruit et le calme se reforma. Une minute, deux minutes... Le silence dura
jusqu' l'ins-tant o brusquement on secoua le portail d'entre qui tenait par le bas un
cadre de bois mal scell au mur. La porte grina ; finalement, elle cda. Renvoye toute
vole, elle claqua en branlant les profondeurs de la maison.
Moulay Ali sortait le premier. Il tait serre-freins sur les trains de marchandises de la ligne
Tlemcen-Oujda. Aprs qu'il eut donn le signal, d'autres pas isols mar-telrent le dallage de
la cour ; des voix furent touffes. A partir de ce moment, la porte extrieure s'ouvrit et se
referma sans arrt. Ils furent plusieurs quitter la vaste demeure. Yamina bent Snouci allait
Socq-el- Ghezel vendre ses deux livres de laine, files la veille. Sa fille, Amaria, et Saliha
bent Nedjar partirent aussi de la maison. Elles travaillaient dans des manufactures de tapis ;
cinq ou six gars montrent la filature de la Ppinire.
Le sommeil de Dar-Sbitar fut fendu coups de hache et le jour s'installa pauvrement dans la
chair des gens. Les femmes auraient voulu rester couches, avec leurs jambes dans quel
tat !
De toutes parts fusrent des appels, des cris d'en-fants ; les conversations commenaient,
les bruits d'eau, les premires imprcations.
Omar et aim que le sommeil se prolonget. Il vou-lait dormir. Et il croyait qu'il dormait. Les
coins les plus obscurs de la chambre, o la nuit se pelotonnait toujours, tressaillaient
doucement ; dans une vieille odeur de fume lourde et cre les corps abandonnaient le
sommeil en geignant. Il tait trop tard pour dormir sans crainte. Le jour se tenait en faction
devant chaque porte.
Dans la chambre, Omar fut surpris d'entendre la voix de sa mre ; celle-ci s'entretenait tout
bas avec une voisine, sans doute.
Elle parlait sans arrt. Ce murmure monotone sem-blait ne point devoir finir. Son ton tait
grave. Les paroles qu'Ani prononait paraissaient venir d'un lieu trs loign, d'un autre
temps. Les mots n'avaient pas grande importance. Il n'y avait que cette espce de plainte
entte, qu'on et pu prendre pour une prire, qui devenait obsdante et ne cessait de
poursuivre Omar et de le torturer dans la somnolence o il se laissait aller.
Ani se tut et un silence sans fissure s'amoncela dans la chambre. Omar ne se rendormirait
plus. Il restait les yeux grands ouverts dans le noir.
De la cour, un soleil allgre vint bousculer la pnom-bre. Une odeur de caf flottait dans l'air
frais du matin. La femme tait l, assise au fond de la pice ! tait-ce une illusion ? Omar la
croyait partie. Avait-il rv ? Ani parlait sans une pause. Encore tourdi par le som-meil,
l'enfant se redressa. H vit les deux formes vagues plonges dans la demi-nuit qui rgnait
dans la chambre, pendant que le grand jour clatait au-dehors.
Ani resserrait le foulard qui recouvrait sa tte. Le henn allumait ses cheveux qui eussent d
tre gris. Devant elle, brillait un plateau de cuivre jaune, avec quelques tasses de faence.
Du ct d'Omar, des cou-vertures rejetes, une grande pice de coton gris, des peaux de
mouton taient en dsordre : elles portaient encore les empreintes des corps qui y avaient
dormi.
Aprs une seconde d'interruption provoque par le mouvement de l'enfant, elles se remirent
converser toutes les deux ensemble. Omar comprit qu'il tait question du mariage de sa
cousine. Zina s'inclina vers Ani et lui dit quelque chose qui la troubla. Les deux femmes
s'taient tues. Omar n'y comprenait rien. Elles eurent un lger dplacement de tte de son
ct.
Tout coup, Ani s'cria :
-Je ne serai tranquille que lorsque je saurai.
-Je te dirai tout.
Elles parlaient de sa cousine, Omar en tait de plus en plus certain.
-On pense, continua la femme, que personne n'a rien vu. On l'a vue. Mourad a voulu la tuer
et il l'a blesse. Chienne ! Chienne !
Zina se retourna pour cracher : tfou !
-Tu en es sre ? demanda Ani. J'ai entendu dire a. Mais je n'ai rien voulu croire. Quand
une femme ouvre les yeux, c'est pour regarder un seul homme. Son mari.
Une jeune fille, il faut lever un bon mur entre elle et le monde.
Ani avait l'air sincrement chagrine. Avec tout ce qu'on lui disait ! Elle ne devait pas
paratre afflige devant la voisine, pensait-elle. Omar regardait les deux femmes, assises. Il
continuait les surveiller sans vri-table intention. Il devinait qu'une maladie accablait sa
cousine, en son corps ou en son me, et qu'elle devait cote que cote chercher la
rmission de ses maux.
Il se leva et s'en fut vers le seuil. Sa mre le happa au passage :
-O vas-tu ? s'enquit-elle.
-Aux cabinets.
Ani se remit chuchoter passionnment avec l'autre femme, qui tait la veuve dont la
chambre tait contigu la leur.
Omar descendit dans la cour.
Les cabinets se trouvaient dans la cuisine commune. Devant la porte, aussitt une femme se
posta, attendant qu'Omar sortt. Jamais tranquille. Un seul trou pour tout le monde ! C'tait
incroyable. Omar se mit mditer, chassant de sa pense la femme qui montait la garde, le
visage contract. En sortant, il se cogna elle :
-Toi, lui lana-t-elle, il faut t'attendre des demi- journes.
-Va chier dans la rue, si tu n'aimes pas attendre.
-Omar ! Omar ! gronda Aoucha qui arrivait dans la cuisine.
-Tte de juif ! murmura la femme.
Elle s'engouffra dans les ca