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La Grèce et la maladie des frontières européennes Ce texte a été publié dans l’édition du quotidien Le Monde du 4/09/2016 sous le titre « La Grèce peut mieux traiter les migrants ». Ce titre a été choisi sans mon accord par la rédaction du Monde et reflète très mal le contenu du texte ci-‐dessous. Il en va de même du chapeau de l’article qui caricaturait de manière outrancière mon propos sur les différentes logiques coexistant aujourd’hui sur les frontières des pays européens.
Depuis plusieurs mois, l’Europe fait face à un afflux de population sans précédent qui s’accompagne d’un lot de souffrances et provoque un nombre accru de victimes aux portes de l’UE. Au cœur de cette odyssée, la frontière gréco-‐turque constitue l’obstacle le plus mortifère. Outre la dangerosité du voyage, les sommes à payer aux passeurs et les mauvais traitements subis en chemin, les conditions d’accueil sont une nouvelle épreuve lorsque ces migrants arrivent sur le sol grec où les autorités avouent être débordées.
Dans les îles de mer Egée, qui sont désormais les premiers lieux d’arrivée (200 000 des 300 000 migrants ayant traversé la Méditerranée en 2015 d’après le HCR), la situation est aujourd’hui à l’urgence. Dans un grand dénuement, les arrivants ne peuvent compter que sur la solidarité des habitants. Les seuls dispositifs officiels relèvent de véritables bricolages. Sur l’île de Cos, un hôtel désaffecté leur a été temporairement ouvert, tandis que sur l’île de Lesbos, les familles devaient parcourir jusqu’à 70 km à pieds entre leur lieu d’accostage et le principal port, jusqu’à l’octroi de bus par le HCR aux autorités locales. Dans le petit port de Leros ce samedi, près de 700 migrants dormaient encore dans la cour de la capitainerie alors qu’un millier avait été évacué vers Athènes le 22 août.
Plus grave encore, le traitement auquel les migrants sont parfois soumis par les autorités rappelle que le pays a été ces dernières années un lieu où la violence semblait être un élément de gestion des migrations, au point d’avoir contraint certains Etats à suspendre les renvois Dublin vers la Grèce. Les réfugiés qui ont fui la guerre ou la misère se heurtent parfois à des policiers casqués et armés de matraques, voire d’extincteurs comme le 12 août dernier devant le stade de Cos où ils venaient enregistrer leur arrivée.
Pourtant, au cours de son histoire récente, la Grèce a reçu de nombreux migrants au point qu’elle aurait pu construire une pragmatique de l’accueil bien différente : dans les dernières décennies, un manque de main d’œuvre chronique l’avait même rendue attractive pour une migration de travail, en majorité venue de l’Albanie voisine. Mais les effets de la crise ont plombé l’économie, et les migrants en sont les victimes collatérales, expliquant la faiblesse des moyens mais aussi de volonté politique, malgré le changement de ton notable du gouvernement SYRIZA à ce sujet.
D’autres éléments plus structurels entrent aussi en compte sur cette frontière qui voit se superposer différentes logiques. Ici, comme ailleurs en Europe, et malgré la crise humanitaire actuelle, l’usage de la rhétorique nationale n’est jamais loin quand il s’agit de frontière, surtout que les zones du franchissement, au contact de la Turquie et de la République de Macédoine, sont des points de tension géopolitique où le comportement du voisin est toujours considéré avec suspicion. Mi-‐août, une vidéo de pêcheurs turcs accusant les gardes côte grecs de couler un bateau de migrants dans leurs eaux territoriales rappelait les contentieux d’une frontière militarisée dont les gardiens n’ont jamais été des enfants de chœur.
Mais cette frontière est à présent aussi celle de l’UE, de l’espace Schengen, de la convention de Dublin ou encore du fichier Eurodac. S’y impose depuis plus d’une décennie la nouvelle figure de l’administrateur FRONTEX, soucieux d’appliquer les bonnes pratiques du contrôle migratoire. C’est en conformité avec cette réglementation que le ferry qui transporte aujourd’hui ces migrants vers le continent sert de centre d’enregistrement et c’est à ce titre que la Grèce s’est vu verser dans l’urgence 30 millions d’euros entre le 15 et le 20 août et semble engagée à la création prochaine d’un « hotspot » d’accueil des migrants au Pirée.
Ces deux dimensions – militaire et gestionnaire – se sont jusqu’à maintenant conjuguées pour verrouiller la frontière, comme en témoignait bien la construction d’un mur entre la Grèce et la Turquie en 2012. La réalité née des déchirements géopolitiques du Proche-‐Orient et des conflits menés au nom de la guerre contre le terrorisme révèle aujourd’hui un nouveau visage pour cette frontière qui semble appelé à prendre le pas sur les précédents : celui d’un lieu de passage pour des individus mobiles, reflets humains d’un monde interdépendant et connecté. Ces migrants, au delà de la tragédie particulière qu’ils vivent, signent un rapport nouveau à l’espace et aux frontières dont témoignent les photos qu’ils postent eux-‐mêmes sur internet, leur utilisation des nouvelles technologies pour déterminer les itinéraires et faire circuler les informations bien au delà de frontières qui leur barrent la route.
Jusqu’à présent, la réponse apportée par les autorités à leur sort s’est inscrite dans la perspective de la fermeture, du contrôle voire du refoulement. Elle a été l’une des causes des nombreux décès et du trafic que les politiques n’ont pourtant cessé de condamner. Elle est devenue intenable face à cette nouvelle réalité. Comme l’exprimaient François Gemenne et Michel Agier fin-‐juin dans les pages de l’Obs, rien ne prouve qu’une ouverture raisonnée des frontières créerait l’appel d’air tant redouté, et la situation actuelle dément bien aujourd’hui l’efficacité d’un emmurement de l’espace européen.
Les gouvernements de l’Europe par leurs errements à traiter ces nouveaux flux migratoires, soulignent ce hiatus entre la réalité d’une implacable mobilité des hommes et une rhétorique diffuse qui continue de se nourrir des représentations rétrogrades de la frontière, au risque d’opposer toujours plus nationaux et migrants sur le sol européen.
Pierre Sintès Le 1er septembre 2015