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Spécia l LA GUERRE RACIALE •1 Avec Martin Luther King l' Amérique blanche perd son dernier espoir d'une -solution cr acceptable du problème noir. Est-elle préte, comme au Viét-nam, à une révision déchirante? De Washington, An - drezil Kopkind fait le point Il y a six semaines, personne n'aurait pensé qu'un événe- ment comme l'assassinat de Martin Luther King provo- querait, pour la première fois dans l'histoire des Etats-Unis, un soulève: . ment des Noirs à l'échelle du conti- 'nent: Les. émeute de, l'été dernier - s'étaient étalées sur "plus ' ,de deux ' - mois. Il s'agis'sait. d'explosions locales qui n'ont pris leur importance natio- ' n'ale que 'parce . qu'elles se répercu- tèrent, -aii - fil des semaines, de ville en, ville. 'Cette fois, les soulèvements ' - -ont n pris d'emblée une dimension na- - tionale, a leur simultanéité est .parti- culièrerient ,menaçante pour un pays qui a longtemps fait reposer sa sécu- rité ; sur le cloisonnement' des. struc- tures fédéralesqui isolent les groupes Sociaux les uns' des autres. C'est une menace rMrolutionnaire . 4dans la mé- sure où- les événeMents de la semaine -dernière traduisent une nouvelle unité de réaction -- Sinon encore de direc- tion — des mouvements noirs. Un coup pour lei Blancs Ce qu'il y a de curieux; c'est que 'Martin Luther King était à la fois le produit' et le sYrnbole d'uné étape dépassée -de l'histoire américaine. 3,..e vieuk « Mouvement pour let droits civiques » est mOrt et _enterré. Il a connu ses derniers grands moments à Selma en ,Alabania,. air début de J965 s'est 'effrité pendant la mar- che de lames ‘- Meredith à travers le Mississippi, en juin 1966 ; 11 tué à Newark, à Detroit et dans cent -soixante-deux autres villes au cours de l'été dernier. Martin Luther King n'avait pas encore réussi à retrouver un rôle dirigeant dans le nouveau mouvement qui était né des cendres de l'ancien. Les habitants des ghettos noirs le considéraient avec respect ou avec mépris, selon leur tempérament, mais ne le suivaient plus toujours. L'explosion de révolte nui a suivi son assassinat paraît, en fait, hors', de proportion avec le rôle et l'impor- tance qu'avait pu reprendre le Dr King. Depuis°1965, il -était devenu le leader moral de la communauté blanche, bien plus que le leader poli- tique des Noirs. Et sa disparition, en un certain sens, est un coup plus grave pour les Blancs que pour les Noirs. Si le Président - et les hommes politiques ont pu exploiter , sa mort comme il l'ont fait, c'est que le Dr King symbolisait, pour les Blancs, une issue acceptable au cauchemar de la guerre raciale Quels que soient les :isentiments et les convictions des individus qui les animent, toutes les institutions améri- caines —. organisations, et sociales, presse, télévision — ont leur composante raciste -». Comme l'a souligné dans son récent 'rapport la « commission consultative sur les déSordres civils », créée par le prési- dent Johnson pour enquêter sur les émeutes de l'été \ .demier (1), Miné, (1) Voir page 22 l'article d'Albert Sigusse rique tout entière est imprégnée de « racisme blanc », et ce racisme altère toutes les relations entre les commu- nautés, dans toutes les organisations. Etre blanc, aux Etats-Unis, et faire partie de la classe moyenne, c'est appartenir, qu'on le veuille ou non, à un système raciste. Pour la plupart des libéraux blancs (qui ne se consi- dèrent jamais comme racistes) le br 'King offrait l'espoir que le ra- cisme Pourrait.être vaincu par la per- suasion morale, les réformes législa- - tives et le vote de crédits spéciaux. En réalité, la philosophie du Dr King était beaucOup plus « radicale », mais les Blancs n'enregistraient qu'une" partie de son message et continuaient à penser que les Noirs pourraient être intégrés à la société _américaine sans qu'il soit nécessaire de 'procéder à une redistribution complète du pouvoir et de l'argent. Les larmes de Humphrey. - C'est pourquoi les torrents de larmes versés sur la mort du Dr King par les journalistes et - les. hommes politiques , — si sincères soient-ils reflètent encore leur intérêt à main- tenir la stabilité de la société' raciste dans laquelle ils vivent. Et l'expression unanime de des regrets constitue même l'élément le plus sordide de ce drame. Le spectacle du vice-président Humphrey prononçant une apologie attristée du Dr King à la télévision était, a cet égard, typique. Humplirey . a commencé - sa carrière comme champion des « droits civi- ques » mais il n'a cessé de 'freiner puissamment le développement du :mouvement noir depuis qu'il a en- trevu pour la première fois, en 1964, la possibilité d'exercer un jour de hautes fonctions nationales. Hum- phrey a contribué à empêcher la re- connaissance par la Convention- démocrate (qui devait le noiruner Can- didat à la vice-présidence) ' du « Mis- sissippi Freedom Democratie Party,, essentiellement composé de Noirs.' Quand la « COMmission des émeutes » a publié son rapport, le mois dernier, Hinaiphrey a rejeté' sa conclusion la plus importante, à savoir que « la nation 'évolue vers une coupure entre deux sociétés, l'une blanche, l'autre Les mines affligées du président . Johnson qui n'avait tenu aucun compte, jusqu'ici, des conclusions de là « Commission des émeutes » --- et celles de - bien d'autres hommes politiques blancs frisaient tragique-. ment le grètesque.- Hugh Addonizio, maire de Newark — déchirée, l'été dernier, par des émeutes sanglantes — arbora un brassard de deuil et or- donna, 'en Phonnetir du Dr king, la fermeture -de toutes les écoles, de tous les bars - et - le tous les magasins de spiritueux de la Ville. La fermeture des écoles pOuvait ..avoir une signifi- cation .morale ; mais lés sdeux autres Mesures ne faisaient que refléter la veille conviction que c'est l'ébriété, non l'oppression, qui. engendre la révolution. A l'époque de la conquête de l'Ouest, .1a- consigne était déjà" , re Pas de tord-boyaux pour les In- » La presse blanche et les chaînes de 'télévision ont saisi l'occasion du meurtre - de Martin -Luther King pour lancer une grande « campagne de pacification ». Les Américains ont été saturés d'appels au calme mais il y a eu bien peu d'appels a une réformé radicale. Les Blancs n'étant guère *enclins à « se soulever », ces appels ne s'adressaient manifestement . qu'aux Noirs. Chaque commentateur glorifiait la, carrière du Dr King et son prix Nobel, transformant même ses échecs --- toujours - honorables -- en éclatants succès, pour mieux éta- blir la supériorité de ses méthodes sur celles des « -.extrémistes ». Des e dirigeants » noirs furent: amenés d'urgence dans les studios de télévi- sion pour des interviews ou des dé- bats„ et les ; membres conservateurs de la « haute société. » noire firent invités à la Maison-Blanche. Mais - - noire — séparées et inégales ». n'a pas réclamé la mise en pratique des recoirunandations de la commis- sion. Aujourd'hui,. Humphrey est l'homme dont les démocrates ségréga- tionnistes du Sud et les syndicalistes les plus 'réactionnaires veulent pré- senter la candidature à la Convention démocrate, pour la succession de Johnson. La consigne des pionniers Page 20 10 'avril. 1968

La guerre raciale

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Article du 10 avril 1968 du Nouvel Observateur : 1) Avec Martin Luther King, l'Amérique blanche perd son dernier espoir d'une solution acceptable du problème noir. Est-elle préte, comme au Viétnam,à une révision déchirante? De Washington, Andrezil Kopkind fait le point2) La Commission d'enquête sur les incidents raciaux de l'été 67 a remis son rapport au président Johnson. En voici des extraits révélateurs.3) Faut-il que ceux d'entre nous qui vivent soient robustes » écrit le leader du "Pouvoir noir", Stokely Carmichael, en décrivant les conditions de vie dans les ghettos

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LAGUERRERACIALE

•1 Avec Martin Luther Kingl' Amérique blanche perd son dernier espoir

d'une -solution cr acceptable du problème noir.Est-elle préte, comme au Viét-nam,

à une révision déchirante?De Washington,

An-drezil Kopkind fait le point

• Il y a six semaines, personnen'aurait pensé qu'un événe-ment comme l'assassinat deMartin Luther King provo-

querait, pour la première fois dansl'histoire des Etats-Unis, un soulève:

. ment des Noirs à l'échelle du conti-'nent: Les . émeute de, l'été dernier- s'étaient étalées sur "plus ',de deux

'- mois. Il s'agis'sait. d'explosions localesqui n'ont pris leur importance natio-

' n'ale que 'parce . qu'elles se répercu-tèrent, -aii- fil des semaines, de ville•en, ville. 'Cette fois, les soulèvements '

--ont n pris d'emblée une dimension na-- tionale, a leur simultanéité est .parti-culièrerient ,menaçante pour un paysqui a longtemps fait reposer sa sécu-rité ; sur le cloisonnement' des. struc-tures fédéralesqui isolent les groupes

• Sociaux les uns' des autres. C'est unemenace rMrolutionnaire .4dans la mé-sure où- les événeMents de la semaine-dernière traduisent une nouvelle unitéde réaction -- Sinon encore de direc-tion — des mouvements noirs.

Un coup pour lei Blancs

Ce qu'il y a de curieux; c'est que'Martin Luther King était à la fois leproduit' et le sYrnbole d'uné étapedépassée -de l'histoire américaine. 3,..evieuk « Mouvement pour let droitsciviques » est mOrt et _enterré. Il aconnu ses derniers grands moments àSelma en ,Alabania,. air début deJ965 s'est 'effrité pendant la mar-che de lames ‘-Meredith à travers le

Mississippi, en juin 1966 ; 11 tuéà Newark, à Detroit et dans cent

-soixante-deux autres villes au coursde l'été dernier. Martin Luther Kingn'avait pas encore réussi à retrouverun rôle dirigeant dans le nouveaumouvement qui était né des cendresde l'ancien. Les habitants des ghettosnoirs le considéraient avec respect ouavec mépris, selon leur tempérament,mais ne le suivaient plus toujours.

L'explosion de révolte nui a suivison assassinat paraît, en fait, hors', deproportion avec le rôle et l'impor-tance qu'avait pu reprendre leDr King. Depuis°1965, il -était devenule leader moral de la communautéblanche, bien plus que le leader poli-tique des Noirs. Et sa disparition, enun certain sens, est un coup plusgrave pour les Blancs que pour lesNoirs. Si le Président - et les hommespolitiques ont pu exploiter , sa mortcomme il l'ont fait, c'est que leDr King symbolisait, pour les Blancs,une issue acceptable au cauchemar dela guerre raciale

Quels que soient les :isentimentset les convictions des individus qui lesaniment, toutes les institutions améri-caines —. organisations, etsociales, presse, télévision — ont leur

composante raciste -». Comme l'asouligné dans son récent 'rapport la« commission consultative sur lesdéSordres civils », créée par le prési-dent Johnson pour enquêter sur lesémeutes de l'été\ .demier (1), Miné,

(1) Voir page 22 l'article d'AlbertSigusse

rique tout entière est imprégnée de« racisme blanc », et ce racisme altèretoutes les relations entre les commu-nautés, dans toutes les organisations.

Etre blanc, aux Etats-Unis, et fairepartie de la classe moyenne, c'estappartenir, qu'on le veuille ou non, àun système raciste. Pour la plupartdes libéraux blancs (qui ne se consi-dèrent jamais comme racistes) lebr 'King offrait l'espoir que le ra-cisme Pourrait.être vaincu par la per-suasion morale, les réformes législa- -

tives et le vote de crédits spéciaux.En réalité, la philosophie du Dr Kingétait beaucOup plus « radicale »,mais les Blancs n'enregistraient qu'une"partie de son message et continuaientà penser que les Noirs pourraient êtreintégrés à la société _américaine sansqu'il soit nécessaire de 'procéder à uneredistribution complète du pouvoir etde l'argent.

Les larmes de Humphrey.-C'est pourquoi les torrents de

larmes versés sur la mort du Dr Kingpar les journalistes et - les. hommespolitiques , — si sincères soient-ilsreflètent encore leur intérêt à main-tenir la stabilité de la société' racistedans laquelle ils vivent. Et l'expressionunanime de des regrets constituemême l'élément le plus sordide de cedrame. Le spectacle du vice-présidentHumphrey prononçant une apologieattristée du Dr King à la télévisionétait, a cet égard, typique.

Humplirey . a commencé -sa carrièrecomme champion des « droits civi-ques » mais il n'a cessé de 'freinerpuissamment le développement du:mouvement noir depuis qu'il a en-trevu pour la première fois, en 1964,la possibilité d'exercer un jour dehautes fonctions nationales. Hum-phrey a contribué à empêcher la re-connaissance par la Convention-démocrate (qui devait le noiruner Can-didat à la vice-présidence) 'du « Mis-sissippi Freedom Democratie Party,,essentiellement composé de Noirs.'Quand la « COMmission des émeutes »a publié son rapport, le mois dernier,Hinaiphrey a rejeté' sa conclusion laplus importante, à savoir que « lanation 'évolue vers une coupure entredeux sociétés, l'une blanche, l'autre

Les mines affligées du président. Johnson qui n'avait tenu aucun

compte, jusqu'ici, des conclusions delà « Commission des émeutes » ---et celles de - bien d'autres hommespolitiques blancs frisaient tragique-.ment le grètesque.- Hugh Addonizio,maire de Newark — déchirée, l'étédernier, par des émeutes sanglantes —arbora un brassard de deuil et or-donna, 'en Phonnetir du Dr king, lafermeture -de toutes les écoles, de tousles bars - et -le tous les magasins despiritueux de la Ville. La fermeturedes écoles pOuvait ..avoir une signifi-cation .morale ; mais lés sdeux autresMesures ne faisaient que refléter laveille conviction que c'est l'ébriété,non l'oppression, qui. engendre larévolution. A l'époque de la conquêtede l'Ouest, .1a- consigne était déjà",re Pas de tord-boyaux pour les In-

»La presse blanche et les chaînes

de 'télévision ont saisi l'occasion dumeurtre -de Martin -Luther King pourlancer une grande « campagne depacification ». Les Américains ontété saturés d'appels au calme maisil y a eu bien peu d'appels a uneréformé radicale. Les Blancs n'étantguère *enclins à « se soulever », cesappels ne s'adressaient manifestement .

qu'aux Noirs. Chaque commentateurglorifiait la, carrière du Dr King etson prix Nobel, transformant mêmeses échecs --- toujours - honorables --en éclatants succès, pour mieux éta-blir la supériorité de ses méthodessur celles des « -.extrémistes ». Dese dirigeants » noirs furent: amenésd'urgence dans les studios de télévi-sion pour des interviews ou des dé-bats„ et les ; membres conservateursde la « haute société. » noire firentinvités à la Maison-Blanche. Mais -

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noire — séparées et inégales ».n'a pas réclamé la mise en pratiquedes recoirunandations de la commis-sion. Aujourd'hui,. Humphrey estl'homme dont les démocrates ségréga-tionnistes du Sud et les syndicalistesles plus 'réactionnaires veulent pré-senter la candidature à la Conventiondémocrate, pour la succession deJohnson.

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1\4:OU-ESTANTA SELMAEN 1965Une étap'edépassée

Le successeur de Martin Luther King• « Personne ne peut remplacer le pasteur King. Mais je ferai de mon mieux pâtir

poursuivre.son• oeuvre a déelaré vendredi le pasteur Ralph Abernathy, en assumantles responsabilités du poste de t directeur par intérim de la Confédération des, leaderschrétiens du Sud (S.C.L.C.).

• L'homme qui succède à Martin Luther King à la tête du mou' vement qu'il avaitcréé est un de ses premiers compagnons de lutte. C'est lui qui avait organisé en1955 la première manifestation non violente dirigée par le pasteur King, celle parlaquelle il s'était fait connaltre, le boycottage des autobus de Montgomery.' Devenu parla ,suite son bras droit et' sonconseiller le plus' écouté, et le vice-président itinérantdu S.C.L.C., le pasteur Abernathy a accompagné Martin Luther King dix-sept fois en'prison. Âgé aujourd'hui de 41 ans, ce natif de Linden, dans' l'Alabama, n'a rienperdu de sa combativité.

Dès vendredi, il a précisé que le programme de manifestations prévues par lepasteur King pour cet été,serait respecté, en particulier la • marche des pauvres »sur Washington, prévue pour le 22 avril, - aura lieu, même si elle doit être retardée dequelques jours.

« Le pasteur King est mort pour les pauvres/ Nous devons donc continuer de tra-vailler pour eux. » Mais il a précisé que comme son prédécesSeur, il s'opposeraitau recours à la violence. • Ne trahissons pas son rêve. »

RALPH ABERNATHYAussi combatif

on ne vit nulle part aucun dirigeantnoir plus militant que le Dr King —si bien que 98 % des Noirs améri-cains, qui refusent d'entrer dans lessubtilités de la « non-violence »,

•n'étaient nulle part représentés.Les journaux ont complaisam-

ment rapporté que Stokely Carmi-chael avait appelé les Noirs à « pren-dre des fusils » ; mais ils ont omisle contexte : Carmichael avait d'abordinvité- les Noirs à « rester calmes »,puis il leur avait cônseillé de se tenirprêts à riposter à d'éventuelles atta-ques armées de la police, des mili-•taires ou même des groupes de civils •

blancs qui ont commencé à s'organiseret à s'armer, dans beaucoup de gran-des villes et de banlieues, au lende-main des émeutes de l'été dernier.

Les vrais « violents >>

Ce que personne n'a songé à dire,c'est que les campagnes « non vio-lentes » du Dr King ont contribuéautant que n'importe quel autre fac-teur à élever le e niveau d'espérance'»des Noirs, et que ces espérances, tou-jours déçues, ne pouvaient que débou-cher sur la violence. Les Blancs ontétabli une distinction justifiée entréle style du Dr King et celui des nou-veaux militants, mais ils n'ont passu voir l'imbrication profonde desdeux attitudes. -

MARTIN LHTHER KINGMort pour les pauvres

explosions de Violence de 1966 ; ill'a repris (le projet n'est toujours pas .

adopté) après les émeutes de l'été der-nier.• Maintenant, il va retourner de-vant le Congrès pour proposer denouvelles lois contre la ségrégationafin d'apaiser, au moins provisoire-ment, la fureur des Noirs: 'Mais ilest probable que le Congrès se mon-

. trera surtout prêt à voter de nouvelleslois sur la e répression des émeutes »— toujours plus aisément adoptées etplus strictement appliquées que leslois sur l'intégration.

Des valeurs sordides

Personne, jusqu'ici, n'est disposé àfaire autre chose que des discours —et il y en aura beaucoup — pourimposer les mesures qui permettraientd'extirper le racisme de la sociétéaméricaine. Les difficultés, dit-on au-jourd'hui, sont d'ordre financier : laguerre rend impossible une véritablereconstruction économique et sociale.Même si la guerre se terminait, pour-tant, on ne dépenserait pas les cen-taines de milliards qui seraient néces-saires pour s'attaquer sérieusementau problème. Car la crise raciale nesera pas résolue par le vote de mai-gres crédits supplémentaires ni parune réorganisation mineure du pou-voir. Il faudra pour cela que l'Améri-que prenne une conscience clairedes mythes dont elle s'est nciurrie etdes erreurs qu'elle a commises — lepluralisme factice, le sentiment de lasupériorité blanche, l'oppression del'élite, le règne de' la bureaucratiedes grandes corporations et des « ma-chines » politiques, les valeurs sor-dides, enfin, de la culture publici-taire.

Les émissions de télévision qui cou-vraient d'éloges le Dr King et quirapportaient la gravité croissante desréactions étaient périodiquement inter-rompues par les habituelles annoncespublicitaires, expliquant aux Améri-cains comment, dans ce pays, onpouvait obtenir bonheur et réussite' :« Achetez telle graine pour avoir unbeau gazon, achetez cette gigantesquevoiture pour prouver que vos affairessont prospères, achetez cette marquede déodorant pour ne pas indisposervos voisins, achetez ceci et cela pourdevenir vraiment un bon Américainmoyen. »

Bien entendu tous les participantset tous les- présentateurs étaient blancs,

à l'exception d'un ou deux Noirs(dans les' scènes d'ensemble) soigneu-sement choisis, maquillés, affublés deperruques pour qu'ils e rapprochentle plus possible .,du type aryen idéal.Tour pouvoir 'être admis dans leMonde des. Blancs, les Noirs doiventd'abord se déguiser en Blancs. Les« dirigeants »- noirs à qui l'on a donné(je dis bien « donné ») la parole cesjours derniers, refrénaient leur accentnoir, prenaient des attitudes de Blanc,parlaient comme des Blancs et, géné-ralement, adoptaient la pensée desBlancs. Ils y étaient obligés, sinonils n'auraient pas l'aide (crédits fédé-ratur, subsides des grandes fondations,statut politique et social) qui leur estindispensable pour survivre en l'ab-sence d'un véritable collège électoralnoir.

« J'ai vu l'autre versant >>

Lorsque ici, les Blancs parlent de« maladie » sociale, ils se réfèrent àla psychopathologie des assassins, ou,au mieux, aux positions des ségréga-tionnistes forcenés. Mais c'est beaucoupplus grave que cela. La « ma-ladie », on la trouve jusque dans lesprogrammes de télévision qui préten-

• dent la combattre, aussi bien dans lesémissions proprement dites que dansla publicité, on la trouve dans la poli-tique de guerre, dans le racisme etdans la position antidémocratique dugouvernement.

Martin Luther King a dénoncé enpartie cette maladie et on lui en sauratoujours gré. Mais il ne l'a pas guérie,il n'a même pas prescrit de véritableremède. Il est eXaspérant de voir lesoppresseurs dérober sa mémoire auxopprimés, car King était une grandefigure de l'histoire américaine, maisil l'était plus poétiquement que poli-tiquement. En un sens, il a plus suiviles mouvements de masse qu'il ne lesa suscités. Mais il a su formuler lethème essentiel qui se trouvé à lablse des revendications des annéessoixante : il faut prendre soi-mêmeles décisions affectant votre propreexistence. Dans une époque d'anar-chie, d'isolement, d'écrasement bu-reaucratique, de guerre totale, lesAméricains avaient besoin de se prou-ver qu'ils pouvaient avoir une certaineefficacité. Les « marcheurs » de Mont-,gomery, les manifestants pacifiquesde Greensboro ont prouvé à leurscompatriotes que quelques hommespouvaient influer sur le cours desévénements. Les révoltés de Newark,de Detroit et de Washington, de•Berkeley, de Boston et des marchesdu Pentagone l'ont également prouvé.Le Dr King a su traduire tous cesélans mais il devait se heurter à cetteinévitable limite de l'engagement etde l'action et qui est que tous leshommes sont mortels,

« Je ne sais pas ce qui và se pas-ser maintenant, disait-il, juste avantsa mort aux éboueurs de Memphis,de durs moments nous attendent en-core. Mais le Seigneur m'a - conduitjusqu'au sommet de la montagne etj'ai vu l'autre versant. Je ne seraipeut-être pas avec vous; Mais notrepeuple connaîtra la Terre Promise.Je ne crains aucun homme, mes yeuxont vu la splendeur de la venue duSeigneur. »

ANDFiEW KOPKIND

La violence n'est pas une caracté-ristique exclusive de la société amé-ricaine quoi qu'en pensent les intellec-tuels européens. Elle y imprègne tout,,comme partout. Mais ce qui la faitparaître pire qu'ailleurs, c'est l'inca-pacité de la plupart des Américainsà prendre conscience de leur propreviolence. « J'appelle tous les Améri-cains à rejeter la violence », a dit leprésident Johnson après le meurtre duDr King. De toute évidence, il pen-sait aux actes de violence des Noirsaméricains des grandes villes ; rienn'indique qu'il ait songé une secondeà lui-même, à ses forces armées, àses partisans qui mènent tous, contreles Vietnamiens, une campagne de vio-lence comme le monde en a rare-ment connu. Ni qu'il ait songé à lapolice des villes américaines, qui se« soulève » périodiquement contreceux qu'elle juge « moralement sub-versifs ».

Johnson se préoccupe une fois deplus, aujourd'hui, de la condition desNoirs d'Amérique, comme il l'a faitpériodiquement- - chaque fois que la« violence » des Noirs l'y a contraint.Son stupéfiant discours au Congrès,en 1955, au cours duquel il a entonnéà la tribune lé « We shall overcome »,a immédiatement suivi les violencesde Selma. Son projet dé loi sur l'in-terdiction de la discrimination dansle logement a été déposé après les

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2 _ La Commission d'enquétesur les incidents raciaux de l'été 67

a remis son rapport au président Johnson.En voici des extraits

révélateurs

• A la suite des émeutes racia-les de l'été 1967, le présidentJohnson avait nommé uneCommission nationale, pré-

sidée par le gouverneur de l'Illinois,Otto Kerner, vice-présidée par JohnLindsay, maire de New York, etcomprenant des sénateurs, des repré-sentants, des porte-parole de lapolice, de l'industrie, des Milieuxd'affaires et des syndicats, ainsi queRoy Wilkins, de la National Associa-tion for the Advancement of ColouredPeople (N.A.A.C.P.). Cette commis-sion a remis son rapport il y a unmois : 300 000 mots, des chiffres,graphiques, des bilans, des pourcen-tages, un profil de l'émeutier noir, unerecherche des causes et des recom-mandations où la langue américaineretrouve l'usage du subjonctif.

Le rapport commence par le récitdes événements. En 1967, l'été améri-cain flambe en rafales.

• Le 11 juin, à Tampa, en Floride,à la suite d'un cambriolage, un _poli-cier blanc tue un Noir de dix-neufans. Deux heures plus tard, sous lapluie tropicale, 50 Noirs sont attrou-pés devant le poste de police, unepierre casse une vitre, 1a bagarrecommence ; une heure après, les voi-tures de police ne peuvent plus cir-culer, les poteaux électriques tombent,les fils qui claquent font de longueslueurs livides dans la nuit, la policeouvre le feu sur quiconque est noir etarmé, sur quiconque fuit. L'émeute vadurer deux jours.

Une queue de poisson

• Le 12 juin, c'est à Cincinnati, oùla discrimination raciale sévit dansl'emploi serni-qualifié (2 % desconducteurs de camions seulementsont noirs) et où les lois sur le vaga-bondage sont l'occasion de brimadespolicières. Des jeunes Noirs s'assem-blent, arrêtent des camions, font des-cendre les conducteurs blancs. UnNoir de la N.A.A.C.P. propose samédiation ; tandis qu'il négocie, unsergent de la police intervient et traitel'affaire comme s'il s'agissait d'unedispute entre Noirs. Il cogne. A19 heures les incendies s'allument,à-19 heures 30 l'émeute est complète,rapide, la confusion totale.

• Le 17 juin, à Atlanta, en Georgie,la police arrête un jeune Noir pour undélit mineur. Deux cents Noirs s'at-troupent, puis trois cents. On éVbqueles délits anciens, l'absence de piscine,-l'espace vert inaccessible par absencede route, les égouts du ghetto quis'engorgent à chaque orage important,la faible représentativité des Noirsau conseil municipal. C'est à Atlanta

que le Ku Klux Klan compte le plusgrand nombre d'adhérents, c'est làque le S.N.C.C. (présidé par StokelyCarmichael) a installé son quartiergénéral. Carmichael apparaît, Carmi-chael parle :' si les voitures de policene se retirent pas, ce sera l'émeute.On arrête Carmichael, il sera relâché,le lendemain Sous caution. La policeintervient, se sent agressée quand lesenfants noirs lancent des pétards, tireen l'air, tire au hasard. C'est plus quel'émeute, c'est la répression.

• A Newark, ça commence dans lanuit du 20 juin ; le ghetto est aucentre de la ville, 12 % des Noirs sontsans emploi, 40 % des enfants viventdans des foyers désunis. Tension,délits, pillage. Le 12 juillet, pensantqu'il vient de lui faire une queue depoissent, une voiture de police arrêteun chauffeur noir. Attroupement. Unedélégation des Droits civils demandeà parler à l'homme arrêté deux heuresplus tôt : il n'est déjà plus présen-table, il faut appeler un médecin pourréparer les brutalités policières. Lafoule est énorme, cocktails Molotov,les pierres volent, une voiture estarrêtée, retournée, flambe. La Gardenationale arrive et tire. La police tiredéjà. Ils se tirent les uns sur lesautres. La peur monte.

Le signal de l'hystérie

apparition, moment historique de' ladeuxième guerre civile - américaine.Sur 43 morts, 33 sont noirs ; la policetue 22 personnes à elle seule, la Gardenationale 7 et les émeutiers 3 seu-lement.

Sur tous ces événements, le rapportKerner tente de faire la lumière. Cequ'on voit au travers est inquiétant.L'Amérique, c'est Romé, entraînéepar une armée forte, dominée par lanotion de droit. Qui a raison et quia tort-? Au lieu de traiter l'émeutecomme l'expression d'un désarroi, onla traite comme une agression. On luirefuSe valeur de langage. On statis-tique, on pronostique. Nulle part iln'est question de dignité humaine ;aux endroits-les plus lucides du rap-port, on parle du statut économiquedu Noir ; aux endroits les plus coura-

geux, on reconnaît que, statistique-ment, les brutalités policières viennenten tête des griefs reconnus, bien' avantle sous-emploi. Partout où la force aété la seule réponse à l'émeute, c'estla guerre.

Une guerre à la mesure de l'Amé-rique médiévale, celle des rivalitésvantardes, des gratte-ciel-cathédrales,où les communautés sont aisémentfascinables. A Newark, le 15 juillet,un- samedi, Spina„le directeur de lapolice, est informé que des tirailleurstiennent les toits dans le quartier noir.Quand il arrive sur les lieux, gardesnationaux et policiers sont allongéssur le sol, cachés derrière des voi-tures. Pourtant tout semble calme,c'est le milieu du jour. Mais on aentendu tirer, tout le quartier estcerné. Spina avance, à pied, bien au

A New Jersey, ça démarre les _617 et 18 juillet. A Plainfield, ça a gdémarré le 14. A New Brunswick, où Ala police se retire et où la mairesseparle à la foule, reçoit des déléga-tions, accepte que les griefs des Noirss'expriment, tout rentre dans le calmesans morts.

• A Détroit, pas de flambée iso-lable, mais Une émeute dure, longue :là, c'est déjà la guerre civile. Il y aeu des précédents, en 1943, en 1966.La criminalité est élevée, les mœursde la police y contribuent : à toutNoir arrêté qui demande à avertir safamille, on répond que le téléphoneest en dérangement ; une jeune lemmeest arrêtée, on la force à se déshabil-ler, un policier la photographie nue(avec un polaroïd), un autre entreprendde la caresser ; ce sont des fragmentsde négatifs retrouvés dans une cor-beille à papiers qui permettent deporter l'affaire devant le maire deDetroit. Dans la rue, les pompiersse retirent dès que la police ne lesprotège plus, et les Noirs envoientdes cocktails Molotov dès que lapolice apparaît. La Garde nationaletire au hasard, des passants sont tués.Des pompiers armés tirent d'où par-tent les coups de feu et blessent desGardes nationaux. Les tanks font leur

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OTTO KERNERFaire la lumière

UN ENFANT NOIRAUX PRISES

.„ AVEC LA POLICEQui fait la guerreà qui?

milieu de la rue ; il laisse les policierset les gardes derrière lui, cachés, ledoigt sur la détente, il marche. Rien.Il ne ralentit ni ne se presse. Tou-jours rien. Il arrive à l'autre bout dela rue, il entend un coup de feu. Poli-ciers et gardes sursautent, ils tireraientsi le directeur de la police n'était paslà, seul, dans la rue déserte, quicontinue à marcher. Au détour d'unpâté de maisons, un jeune garde natio-nal arrive en courant : c'est lui quivient de, tirer sur une silhouette quilui semblait suspecte, là-haut, à unefenêtre...

— Tu viens de donner le signal del'hystérie collective, lui dit -Spina.Tous les autres vont penser qu'il y ades Noirs sur les toits, qui leur tirentdessus !

Quelques heures plus tard, Spina

s'est retiré, la Garde nationale envahitle ghetto, tire au hasard, et c'est lagrande contagion de la peur. C'est àNewark qu'une fillette de trois ans,qui regardait la rue derrière le carreaude sa fenêtre, reçoit une balle dansl'oeil ; un vieillard de soixante-treizeans est tué par erreur par des policiersqui poursuivent un pillard. C'est àNewark également, le dimanche16 juillet 1967, à 11 heures du soir,quand tout est calme, que sa mèreautorise Michael Pugh, -11 'ans, à sor-tir la poubelle sur le trottoir. Unprojecteur s'allume, la nuit s'ouvre, lesgardes tirent, Michael est tué instan-tanément:

Demain, les Vétérans noirs vontrentrer du Viêt-nam. Aujourd'hui, lesrecommandations de la commissionKerner sont longues à mettre enoeuvre : on ne transforme pas les bou-ches d'incendie en piscines, on nerefait pas le plan des villes, on necrée pas des emplois et des qualifica-tions professionnelles d'un été surl'autre, même avec le secours del'audio-visuel. La société américainesécrète ses propres formes de révolteles gestes du pillage et ceux du super-marché sont les mêmes : dans un cason paie à la sortie, dans l'autre, pas.II' ne'suffit pas de savoir que l'émeutea visé les biens matériels des Blancsplus que leur personne ; à force defalsifier les raisons, on s'est privé, là-bas, du moyen de connaître. La délin-quance est un langage qu'il faut ap-prendre à lire. Autrement, c'est laviolence.

En quatre-vingts secondes

Ecoutez l'histoire du policier Glea-son. A Plainfield, dans le New Jersey,où l'on connaît depuis quelques joursla petite émeute, les pierres lancées,les Noirs brutalisés dans les postesde police, le dimanche 16 juillet, vers18 heures, le lieutenant Gleason voits'approcher deux jeunes Blancs pour-suivis par un Noir de vingt-deux ans,Bobby Williams Apercevant Gleason,Williams bat en retraite vers le ghetto,Gleason le poinsuit à pied, seul. Onprétendra par la suite que Williamsavait un marteau à la main. C'estGleason qui tire, et c'est Williams quitombe en se tenant- le ventre. Lesjeunes Noirs du ghetto prennent alorsGleason en chasse. Il leur échappepresque, puis il est rattrapé. Il tombe,quatre-vingts secondes plus tard, il estmort sous les coups. Un policier noirayant agi de la même façon aurait étélapidé de même, pensent les membresde la commission Kerner.

La statistique établit le poids degravité total de l'été 1967: en plusdés dollars, qui sont dans le rapport,83 morts, dont plus de 80 % àNewark et Detroit. Sur ces quatre-vingt-trois cadavres, huit seulementsont fournis par les forces de l'ordre.Qui fait la guerre à qui ?

Déjà l'armée s'entraîne et fait desplans d'action sur les quartiers noirsdes villes ; il n'est pas impossible quela loi martiale soit proclamée avantles chaleurs de juillet. Cette année,l'été américain va commencer tôt. La -deuxième guerre civile est en marche.

ALBERT SIGUSSE

• Il est temps de fairecomprendre aux foules blan-ches déchaînées, aux agita-teurs nocturnes que le temps

où ils pouvaient frapper impunémentest révolu. Les Noirs devraient etdoivent rendre les coups. Rienn'arrête plus vite le bras d'un ennemilevé sur vous pour vous tuer que cessimples mots, nets et précis : « D'ac-cord, imbécile, vas-y ! Risque donc ceque je risque : ta vie ! »

L'un des drames de la lutte contrele racisme, c'est qu'il n'y a pas eu,jusqu'ici, d'organisation nationalepour témoigner de cette nouvellemobilisation de la jeunesse noire desghettos - urbains et de la « ceinturenoire » du Sud. Il n'y avait qu'unmouvement des « droits civiques » quiparlait un langage adapté à la bour-geoisie blanche. Aucun de ses soi-disant leaders ne pouvait entrer dansune communauté en pleine révolte :on ne l'écoutait pas. En un sens, cesleaders ont leur part de responsabilité— qu'ils partagent avec la masseintermédiaire — dans ce qui s'estpassé à Watts, Harlem, Chicago, Cle-veland et ailleurs. Là, chaque foisque des Noirs, voyaient le pasteurMartin Luther King se faire giflersous leurs yeux, leur colère montait.Quand ils voyaient des petites fillespérir sous les bombes « dans uneéglise » et des militants des droitsciviques tomber dans des traquenardset se faire assassiner, leur colère mon-tait encore, et quand il ne se passaitrien, ils se sentaient devenir fous.Nous n'avions rien de tangible à leuroffrir, si ce n'est d'aller nous fairebattre encore et toujours. Nous avons

fait beaucoup pour faire naître en euxun sentiment de frustration.

Soixante-dix pour cent de la popu-lation américaine réside actuellementdans les zones urbaines — qui sont-toutes en état de crise. On estimequ'en 1980, il y aura cinquante-troismillions de citadins de plus qu'aujour-d'hui. En l'an 2000, quatre-vingt-quinze pour cent des Américains 'vi-vront en zone urbaine. Parmi eux, desmillions de Noirs.

Une concentration

Les problèmes de la ville et duracisme institutionnel sont profondé-ment mêlés. Nulle part les gens nedépendent autant du progrès du pou-voir établi que dans le ghetto. Enmême temps, le potentiel de pouvoirpolitique des Noirs n'est nulle partailleurs aussi grand. Les démogra-phes annoncent que d'ici dix à vingtans les Noirs américains seront en ma-jorité dans plus d'une douzaine degrandes villes. Ils le sont déjà à Wash-ington, D.C., et Newark, New Jersey ;à Detroit, Baltimore, Cleveland etSaint Louis, ils représentent un tiers— ou même un peu plus — de lapopulation ; dans des villes commeOakland, Chicago, Philadelphie etCincinnati, ils en constituent large-ment le quart.

Les conditions de logement du Noirsont . incroyables : ce sont générale-ment d'infects abris, dangereux poursa santé physique et mentale, et mêmepour sa . vie. On a calculé que vingtmillions de Noirs dépensent chaqueannée quinze milliards de dollars enloyers, paiements d'intérêts et d'ail-

3 - cc Faut-il que ceuxd'entre nous qui vivent soient robustes »

écrit le leader du - cc Pouvoir noir »Stokely Carmichael, en décrivant

les conditions de vie dans les ghettos

• L'Amérique blanche a déclaré hier soir la guerre àl'Amérique noire. Ce qu'il nous faut maintenant, ce sontdes fusils, et endore des fusils. »

Ces mots, Stokely Carmichael, le leader extrémistenoir, les a prononcés vendredi -dernier, au cours d'uneconférence de presse hâtivement organisée au siège duS. N. C. C. (Comité de coordination des étudiants nonviolents) à Washington. Dès la nuit de jeudi à vendrai ;

il avait parcouru les quartiers noirs de la ville en -lançantdes appels aux armes.

Depuis plusieurs années, Stokely Carmichael était endésaccord avec Martin Luther King sur la politique àsuivre pour faire des Noirs américains des citoyens à partentière. Il estime le stade de la non-violence dépassé ets'efforce de promouvoir le « Black Power », le PouvoirNoir. Après la mort de Martin Luther King, il se retrouveaujourd'hui le plus influent des leaders de la communauténoire.

Il expose son programme d'action, mais surtout il criesa colère, dans un livre, Black Power qui paraît pro-chainement aux Editions Payot et dont nous 'vous présen-tons les extraits les plus significatifs.

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STOIŒLY CARMIGIIAELIl existe un degré au-delà duquel le ghetto ne peut plus se refroidir

treS dépenses immobilières. Etantdonné que la population noire estgénéralement consignée dans les ghet-tos et que son taux d'augmentationest de 150 % plus élevé que celuide la population blanche, la pénuriede logements s'aggrave sans cesse.Les Noirs sont donc automatiquementobligés de payer la forte somme pour .

se loger, si misérablement que ce soit.

Le scandale des écoles

A Washington, les établissementsscolaires étaient censés appliquer l'in-tégration dès 1954, mais par suite desmouvements de population (les Blancsémigrant vers la banlieue et les Noirsse concentrant au coeur de la ville,dans le ghetto), les enfants noirs fré-quentent en fait des écoles ségréguées.Aujourd'hui, environ 85 % des élèvesdes e public schools » de Washingtonsont noirs.

L'intégration n'est guère plus signi-ficative dans les autres grandes villes.A Chicago, 87 % des écoliers fré-quentent des établissements pratique-ment entièrement noirs. En avril1967, le révérend Henry Nichols,vice-président de la Commission sco-laire de Philadelphie, déclara à la .

télévision qu'il existait deux systèmesscolaires séparés dans la ville : l'unpour le ghetto, l'autre pour le restede la ville. Il n'y a jamais eu dedémenti public de la part d'aucun

milieu autorisé ». A Los Angeles,quarante-trois écoles élémentairescomptent dans leurs effectifs au moins85 % de . Noirs. A New York, dansle quartier de Manhattan, 7 . des

élèves des écoles élémentaires et 72 %des collégiens sont noirs.

Ce dont nous avons vraimentbesoin, à l'heure actuelle, ce n'estpas de l'intégration, mais plutôt d'uneéducation de qualité.

Ainsi, dans le quartier central deHarlem, par exemple, on comptevingt écoles élémentaires, quatreécoles secondaires et aucune écolesupérieure. 31 469 élèves en tout —pratiquement tous noirs — fréquen-tent ces établissements. Pour l'ensem-ble de la ville de New York, il n'y aque 50,3 % de professeurs diplôméspour les écoles noires et portoricaines,contre 78,2 % pour les écolesblanches.

Chômage et maladie

A Harlem-Centre, en 1960, 21,6 %des élèves des écoles élémentairesétaient au niveau contre 30 % qui nel'étaient pas. En secondaire, 11,7 %des élèves étaient au-dessus duniveau contre 80 % en dessous. A lafin du cycle primaire, les élèves noirsde Harlem avaient une bonne annéede retard sur le niveau moyen desélèves de New York et par rapportaux normes nationales, et, à la fin dupremier cycle de l'enseignement se-condaire, leur retard était passé deun à deux ans. Ceci se retrouve danstoutes les disciplines. En arithmétique,par exemple, les élèves de Harlemont une année et demi de retard à la

-fin du premier cycle- secondaire etdeux années de retard- à la fin dudeuxième cycle.

Il n'est pas difficile de comprendrepourquoi 41 % des élèves venus deHarlem-Centre pour entrer au col-lège (et dont 52 % sont des gar-çons) doivent renoncer avant l'obten-tion de leur diplôme. Si l'on ajouteles conditions scolaires aux conditionsdes logements surpeuplés et malsainsdans lesquels les enfants doiventvivre et travailler, les résultats sontparfaitement compréhensibles. Etvoilà comment les, jeunes — mêmeceux qui ont obtenu leur diplôme,puisque ce* titre, quand il leur vientd'une école noire, n'est pas au niveau !— se retrouvent en quête d'un emploi,avec le handicap psychologique sup-plémentaire que leur confère lamisère.

Le rapport Haryou est clair là-dessus : « Rien d'étonnant à ce quele chômage au sein de la jeunessenoire du centre de Harlem ait crééune situation explosive, étant donnéqu'en 1960, il y avait, dans la classeouvrière, deux fois plus de jeunesNoirs en chômage que de jeunesBlancs. En ce qui concerne les filles,la différence était encore plusgrande : chez les Noires, le taux dechômage était deux fois et demieplus important que chez les jeunesBlanches. La situation a indubitable-ment empiré depuis 1960... Dans cesconditions, l'existence - d'une jeunessenoire victime du chômage et des pri-vations qu'il entraîne, représente unevéritable charge de dynamite sur leplan social. »

Cette lutte pour l'emploi a eu desconséquences dramatiques, car elleperpétue l'éclatement de la structurefamiliale chez les Noirs. Quand ils ne

trouvent pas de travail, beaucoupd'hommes quittent leurs foyers, afinque leurs femmes et leurs enfantspuissent bénéficier de l'assistancepublique ou des allocations fami-liales.

Nous n'avons -pas parlé du pro-blème de l'hygiène et des soins médi-caux qui se posent dans le ghetto.Whitney Young en a fait un rapportcomplet dans « To Be EquaI >;comme on peut s'en douter, les faitssont sinistres. En 1960 le taux demortalité infantile dépassait de 66 %celui de la mortalité infantile de l'en-semble de la population, et il y avaitquatre fois plus de femmes noiresque de femmes blanches qui mou-raient en couches. Les non-Blancsavaient six années d'espérance de viede moins que les Blancs. En outre,les Blancs sont 30 % de plus que lesNoirs à bénéficier d'une assurancemaladie. Pour l'ensemble de la nation,il n'y a que 2 % de médecins noirs,ce qui fait que dans les régions ségré-guées, comme le Mississippi parexemple, on compte un médecin pour18 500 habitants ! Faut-il que ceuxd'entre nous qui survivent soient ro-bustes !

Pour peu qu'une allumette

Telles sont les conditions qui fontdu ghetto une charge de dynamite !Et quand d'aventure cette dynamiteexplose — sous la pression du déses-poir, des privations, de l'amertume —le reste du pays s'indigne - et parle demaintenir l'ordre et le respect deslois !

Par son racisme institutionnel sub-,til, ce pays a lui7même créé cesconditions sociales ; il ne fait que lesperpétuer quand il rejette le blâmesur ceux qui essaient de les changeravec les moyens dont ils disposent.Car il faut bien comprendre qu'il n'ya eu . jusqu'ici aucun programmesérieux visant à changer les conditionsde privations et d'oppression dughetto !

La voilà l'allumette qui continuerad'allumer la dynamite du ghetto : lasottise des responsables, l'anachro-nisme des institutions, l'incapacité deregarder les choses en face et surtoutla crainte d'innover. Les administra-tions auront beau mettre sur pied desdispositifs- de fortune pour éviter lesémeutes, elles ne feront que 'gagnerdu temps L'Amérique blanche peutbien continuer à dépenser des mil-lions de dollars pour essayer de trans-planter, pour l'été, les adolescentsnoirs hors des rues dans lesquelles ilstraînent et 'de les mettre dans dejolies fermes vertes. Elle peut biencontinuer à fournir des piscines pré-fabriquées et à construire en toutehâte des terrains de jeux ! Il existe undegré au-delà duquel le ghetto ne peutplus se refroidir. Il est grotesque decroire que ces mesures temporairesréussiront à contenir pour longtempsla colère d'un peuple opprimé. Et lejour où la dynamite sautera, les pieuxdiscours et les appels à la patience neseront plus de mise. Inutile d'accuser« des agitateurs extérieurs », « l'in-fluence communiste » ou les partisansdu « Black Power ». Cette dynamite,c'est le racisme blanc qui l'a placéelà et ce sont l'indifférence, la répu-gnance des racistes à se montrer justesqui l'ont mise à feu.

STOKELY CARMICHAEL

(Extrait de e Black Power », à pa-raître aux Editions Fayot.)

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