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0 forum 239 La mondialisation et ses ennemis “Pourquoi les pays pauvres sont-ils si pauvres, et les pays riches si riches?” L’idée simpliste de l’ex- ploitation des premiers par les seconds est rejetée par Daniel Cohen (professeur de sciences écono- miques à l’Ecole normale supérieure et à l’Uni- versité de Paris-I Panthéon-Sorbonne) Il propose d’abord une analyse historique - Acte 1 - Le premier acte de la mondialisation se joue au XVIe siècle lors de la découverte de l’Amérique Une civilisation détruit une autre Comment expliquer que Francisco Pizarro, à la tête de 168 hommes a pu faire face à l’Empereur inca Ata- hualpa, à la tête de 80 000 soldats A côté de l’équipement plus moderne et efficace, Pizarro est mieux informé qu’Atahualpa sur les conquêtes précédentes de Cortès En capturant et en assassinant Atahualpa, Pizarro désintégre la chaîne de commandement Il détient l’informa- tion capitale des récits de Cortès, grâce à l’écri- ture Puis l’avantage direct du cheval dans la bataille est évident S’y ajoute un détail beau- coup plus important: l’avantage de la résistance aux maladies infectieuses A la veille de la bataille contre Pizarro, une épidémie de variole décima les Incas A l’époque les Incas ne sont pas immu- nisés contre la maladie Et l’auteur conclue: Aujourd’hui, les pays pauvres ne sont pas immu- nisés contre les effets pervers de l’urbanisation et de la société industrielle - Acte 2 - Le 2e acte commence au XIXe siècle Les mar- chands anglais dominent le monde Grâce aux télécommunications et au transport, il y a baisse des coûts de communication Les liaisons tran- satlantiques régulières, l’invention du réfrigéra- teur – qui a permis d’exporter de la viande congelée – , l’ouverture du canal de Suez, l’in- tégration des marchés financiers permettent de réduire le décallage des prix qui existe encore à l’époque sur les différents marchés L’avantage est pour le consommateur J M Keynes écrit déjà (Les Conséquences écono- miques de la paix, Gallimard, 2002) que avant la Première Guerre mondiale, l’habitant de Londres commande au téléphone tous les biens qu’il veut acheter Tout cela illustre l’enthousiasme pour ce “monde à dimensions nouvelles” Mais l’argument – utilisé encore de nos jours – de la propagation de la richesse grâce à l’explosiont du commerce international ne se vérifie pas, au contraire Si on relie deux villes par une ligne de chemin de fer, la plus grande des deux prospère (problème “centre-périphérie”) Deux axes de mondialisation vont dorénavant se dessiner: l’axe Nord-Nord avec la fabuleuse mobilité des personnes – qui entraîne dans son sillage celle du capital – et l’axe Nord-Sud avec la L'auteur est professeur de sciences économiques à l’EPF et président de la CNPSES (Conférence Nationale des Professeurs de Sciences Economiques et Sociales). Jean-Louis Reuter Rezensionen

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La mondialisation et ses ennemis

“Pourquoi les pays pauvres sont-ils si pauvres, et les pays riches si riches?” L’idée simpliste de l’ex-ploitation des premiers par les seconds est rejetée par Daniel Cohen (professeur de sciences écono-miques à l’Ecole normale supérieure et à l’Uni-versité de Paris-I Panthéon-Sorbonne) . Il propose d’abord une analyse historique .

- Acte 1 -Le premier acte de la mondialisation se joue au XVIe siècle lors de la découverte de l’Amérique . Une civilisation détruit une autre . Comment

expliquer que Francisco Pizarro, à la tête de 168 hommes a pu faire face à l’Empereur inca Ata-hualpa, à la tête de 80 000 soldats .

A côté de l’équipement plus moderne et efficace, Pizarro est mieux informé qu’Atahualpa sur les conquêtes précédentes de Cortès . En capturant et en assassinant Atahualpa, Pizarro désintégre la chaîne de commandement . Il détient l’informa-tion capitale des récits de Cortès, grâce à l’écri-ture . Puis l’avantage direct du cheval dans la bataille est évident . S’y ajoute un détail beau-coup plus important: l’avantage de la résistance aux maladies infectieuses . A la veille de la bataille contre Pizarro, une épidémie de variole décima les Incas . A l’époque les Incas ne sont pas immu-nisés contre la maladie . Et l’auteur conclue: Aujourd’hui, les pays pauvres ne sont pas immu-nisés contre les effets pervers de l’urbanisation et de la société industrielle .

- Acte 2 -

Le 2e acte commence au XIXe siècle . Les mar-chands anglais dominent le monde . Grâce aux télécommunications et au transport, il y a baisse des coûts de communication . Les liaisons tran-satlantiques régulières, l’invention du réfrigéra-teur – qui a permis d’exporter de la viande congelée – , l’ouverture du canal de Suez, l’in-tégration des marchés financiers permettent de réduire le décallage des prix qui existe encore à l’époque sur les différents marchés . L’avantage est pour le consommateur .

J . M . Keynes écrit déjà (Les Conséquences écono-miques de la paix, Gallimard, 2002) que avant la Première Guerre mondiale, l’habitant de Londres commande au téléphone tous les biens qu’il veut acheter . Tout cela illustre l’enthousiasme pour ce “monde à dimensions nouvelles” .

Mais l’argument – utilisé encore de nos jours – de la propagation de la richesse grâce à l’explosiont du commerce international ne se vérifie pas, au contraire . Si on relie deux villes par une ligne de chemin de fer, la plus grande des deux prospère (problème “centre-périphérie”) .

Deux axes de mondialisation vont dorénavant se dessiner: l’axe Nord-Nord avec la fabuleuse mobilité des personnes – qui entraîne dans son sillage celle du capital – et l’axe Nord-Sud avec la

L'auteur est professeur de sciences économiques à l’EPF et président de la CNPSES (Conférence Nationale des Professeurs de Sciences Economiques et Sociales).

Jean-Louis Reuter

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September 2004 ��

mobilisation des marchandises qui va accélérer la divergence des destins .

Il n’y a pas de parallèlisme avec la mondialisation d’aujourd’hui: elle est “immobile” en ce qui con-cerne la main-d’oeuvre; puis le capital investi en-dehors de son pays d’origine a des ordres de gran-deur pour le moins surprenant (exemple: à l’épo-que à peu près la moitié de l’épargne est investie à l’étranger, impensable aujourd’hui) . Est-ce que la mondialisation d’aujourd’hui serait de moin-dre ampleur que celle de hier?

A cela s’ajoute un autre facteur: l’ouvrier lon-donien fait trois à cinq métiers à la fois . Le syndicalisme lui permet de se faire payer pour cet effort . A l’encontre, l’ouvrier indien refuse de faire même un deuxième métier . On n’a pas besoin d’analyser la productivité pour savoir que l’Angleterre a une longueur d’avance . Est-ce que le progrès dans le monde du syndicalisme aurait procuré des conditions de travail plus défavora-bles à l’ouvrier du monde industrialisé? Est-ce que c’est la tolérance à de plus fortes cadences qui a compté davantage?

Les résultats présentés par Arrighi Emmanuel (L’échange inégal, Maspero, 1969) sont cho-quants: le coût de la main-d’oeuvre est beaucoup plus bas au Sud qu’au Nord – rien de surprenant – , mais il n’y a aucune preuve que le profit du capital est supérieur dans les pays pauvres . Mais à qui profite donc l’exploitation du tiers-monde? Si le prix de la marchandise des pays du Sud est moins élevé, c’est l’ouvrier du Nord – d’après l’auteur – qui en profite parce qu’il l’achète . Est-ce la classe ouvrière des pays riches qui exploiterait celle des pays pauvres?

- Acte 3 -

Entre 1950 et 2000, le commerce mondiale a plus que doublé . Mais le chiffre en pourcentage du PIB ne retrouve son niveau de 1913 qu’en 1973 . C’est le commerce entre régions limitrophes qui progresse le plus aujourd’hui: le commerce entre l’Allemagne et les Etats-Unis est moins impor-tant que entre l’Allemagne et la Belgique et le Luxembourg (!); les Etats-Unis qui représentent un quart de l’économie mondial n’achètent pas ou ne vendent pas trois quart de leurs biens à l’étranger, mais seulement 12 % (!) . Si on para-phrase Robert Solow, on dira que l’on voit “la mondialisation partout sauf dans les statisti-ques” . La mondialisation est-elle imaginaire?

Aujourd’hui on parle de plus en plus de délo-calisation . Prenant un exemple: Pour assurer la permanence nocturne, les médecins américains font appel aux Philippines . Grâce au décallage

horaire, ils peuvent proposer un service 24 heu-res sur 24 . Les centres téléphoniques philippines peuvent donner des renseignements et donner des ordonnances médicales . De nouvaeu nous retrouvons le problème “centre-périphérie”: la seule division internationale du travail ne peut être responsable de la prospérité d’un pays . Pour se développer, un pays doit devenir à son tour un “centre” . Les tensions Nord-Sud ne sont pas encore résolues, au contraire . S’y ajoutent les tensions Sud-Sud: La Chine émergente se pré-pare-t-elle à déloger des pays comme le Mexique de la place difficilement acquise par ce dernier?

Le Mexique – dès son indépendance – a élevée des barrières tarifaires pour se protéger contre la concurrence internationale; il n’a pas réussi à faire décoller son économie . Il lui manque ce qu’on peut appeler une “croissance indigène” . Par contre, les pays qui ont opté pour une ouverture de leur économie ont connu une croissance tou-jours supérieure à celle des pays dits “fermés” (étude de Jeffrey Sachs et Andrew Warner) . Mais un pays peut-il compter sur le seul commerce international pour rattraper les pays développés? Seul pays d’Asie qui a rattrapé les Etats-Unis, le Japon a délibérément ouvert son économie . Parallèlement le pays du soleil levant a protégé son agriculture, a favorisé l’éducation pour tous, a réformé ses institutions et a favorisé l’inter-vention de l’Etat là où l’initiative privée est défaillante . Alors ne peut-on pas affirmer comme l’a fait Rudiger Dornbusch: “Le commerce des marchandises n’est peut-être que la moindre des choses dont bénéficie une société ouverte”? Est-ce que le commerce n’influence-t-il pas indi-rectement les pays ouverts à rendre efficaces leurs institutions?

La mondialisation actuelle est donc le 3e acte d’une histoire qui a commencé il y a un demi-millénaire . La thèse developpée dans le livre de Daniel Cohen est que “la mondialisation fait voir aux peuples un monde qui bouleverse leurs attentes; le drame est qu’elle se révèle totalement incapable de les réaliser” . Il ne s’agit pas ici de la enième contribution critique sur la mondiali-sation . En effet l’auteur essaie de démontrer que la “mondialisation ne tient pas ses promesses” .

Tout a commencé à Porto Alegre

“Ceci n’est pas une histoire sainte…” écrit Ber-nard CASSEN (journaliste, directeur général du Monde diplomatique, président-fondateur d’AT-TAC) pour tracer le chemin qu’ parcouru l’ini-tiative originellement conçue comme des événe-ments destinés à contrer Davos (Forum Econo-

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mique Mondial) se transformant ensuite en mou-vement social de dimension planétaire . Le but poursuivi de ce Forum Social Mondial (FSM) est clair et précis: faire advenir “un autre monde pos-sible” .

Tout a commencé un mercredi 16 février 2000 dns les bureaux du Monde diplomatique où Ber-nard CASSEN, Chico WHITAKER (à l’époque secrétaire de la commission Justice et Paix de la Conférence nationale des évêques brésiliens) et Oded GRAJEW (président de l’Institut Ethos des entreprises et de la responsabilité sociale) ont décidé d’organiser un forum social à Porto Alegre pour “couler Davos” . Klus SCHWAB – le fond-teur du Forum de Davos lui-même – déclara que le FSM a commis “un détournement négatif” de la renommée du Forum Economique Mondial .

Les préparatifs

Une telle organisation ne manque pas d’audace . Comment réussir une rencontre à ce niveau dans un monde – l’Amérique du Sud en l’occurrence – qui n’est pas destiné dès le départ à contester la mondialisation néolibérale? N’est-ce pas aux pays anglo-saxons de porter le drapeau tout haut contre un phénomène défendu par ces mêmes pays anglo-saxons? La réponse de Cassen est

“non” . Parallèlement au sommet des Nations Unis à Copenhague en 2000, se tient le Congrès alternatif à Genève réunissant ONG, syndicats de 60 nations . La venue de personnalités impor-tantes du Brésil (dont Miguel Rossetto, vice-gou-verneur de l’Etat de Rio Grande del Sul, futur ministre du gouvernement de Lula), qui ont fait le chemin de 10 000 km pour assister à la réu-nion, est un élément capital: dès cet instant le FSM à Porto Alegre se trouve dans l’agenda de tous les participants . Ne reste plus que la mobili-sation de l’opinion publique: le Monde diploma-tique et ATTAC mobilisent .

Premier forum et pari de mondialiser le FSM

Résultats du premier FSM à Porto Alegre: 4 700 délégués (on attendait 2 500 à 3 000), 20 000 participants dès l’ouverture le 25 janvier 2001 à l’Université catholique de la ville, aucun incident , tout paraît parfaitement organisé et décision prise d’organiser le 2e Forum en 2002 . “Reste à mondialiser géographiquement un Forum social qui se veut mondial … .” . Là aussi pari tenu dès 2002 avec l’organisation d’un certain nombre de forums sociaux et thématiques un peu par-tout dans le monde (à Banako, Afrique, à Bue-nos Aires, Amérique du Sud, à Florence, Europe etc .) .

Mais pourquoi faut-il internationaliser ce mou-vement? Quelles sont les raisons pour lesquelles il faut porter “la bonne nouvelle” d’un “autre monde […] possible” aux quatre coins du monde? L’auteur décrit ce “nécessaire détour” en présen-tant au départ les institutions de Bretton Woods (Banque mondiale et FMI) . Puis il montre que, peu importe le parti politique au pouvoir – cen-tre, droite, gauche ou coalition – , on pratique une politique de liberté de circulation des capi-taux qu’on trouve aussi ancré dans les différents traités de l’UE; on crée une Banque Centrale indé-pendante de tout sauf des marchés financiers; on impose les politiques bruxelloises aux élus natio-naux en les présentant comme “seules politiques possibles”; plus loin les gouvernements qui négo-cient avec la Banque mondiale ou le FMI présen-tent à leur population les mesures comme d’ori-gine extra-territoriale, venant de très haut .

Le FSM devient en quelque sorte historiquement indispensble . Pour pouvoir proposer des alterna-tives, il est indispensable qu’une telle organisa-tion soit politiquement neutre . Ainsi on trouve parmi ses adhérants et amis des membres de par-tis politiques et de syndicats de différentes ten-dances, des hommes d’églises, journalistes, étu-diants etc . Cela s’accompagne d’une diversifica-tion géographique, linguistique et culturelle .

Bernard Cassen: Tout a com-mencé à Porto Alegre. Mille et Une Nuits, Paris, 2003, ISBN 2-842-05791-0.

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“Un tout petit monde”

Enfin l’auteur nous fait découvrir le fonction-nement et les structures du mouvement désor-mais mondial . A l’encontre des forums écono-miques et financiers ou des rencontres politi-ques, le FSM ne fait pas de communiqué unique à la fin d’une séance . Bien sûr nous trouvons de multiples déclarations et propositions de chaque groupe de travail qui s’est réuni lors des forums . Les langues utilisées sont non seulement l’anglais mais aussi et surtout l’espagnol et le français et la langue du pays qui accueille le forum . Il n’y a pas de leader du mouvement social mondial .

Toutefois on retrouve à la tribune et dans les assemblées qui préparent les rencontres toujours les mêmes visages . Faut-il pour les altermondia-listes un secrétariat qui guide, une association qui coordonne? Est-on en présence d’une Cin-quième Internationale? Bernard Cassen donne

son point de vue personnel en décrivant la génèse des Appels des mouvements sociaux présentés en annexe du livre . En clair, il n’y a pas l’unani-mité entre les mouvements sociaux (syndicats, ONG, partis politiques…) sur la question .

Conclusion

L’auteur retrace l’historique des mouvements sociaux . “Au risque de livrer quelques “secrets de famille” il raconte de l’intérieur comment se sont préparés les Forums sociaux européens de Flo-rence (2002) et de Paris / Saint-Denis (2003) .

Il fait des propositions pour que cette extraordi-naire “force qui va” qu’est l’altermondialisation ne soit captée par aucune force partisane, et pour qu’elle débouche sur la concrétisation d’un pro-jet émancipateur, en rupture avec le capitalisme globalisé” .

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