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LA NOUVELLE
NOUVELLE
Revue Française
HOMMAGE
A
FRANCIS PONGE
Heureux de témoigner ma vive sym-
pathie à Francis Ponge, le poète qui,évitant toutes spéculations aléatoires, a lasagesse de partir du plus bas (rien n'estplus bas que la terre), gardant ainsi pourlui la chance de s'élever.
Quittant les routes et les sentiers, noussuivrons sa trace.
GEORGES BRAQUE
LETTRE AU SUJET DU "PARTI PRIS"
27 janvier ig43.
Cher Ponge,
Avant de vous répondre, j'ai pris le temps de relireattentivement Le Parti pris des Choses ainsi que vosnotesl et de lire le Bois de Pins. Je vous dis tout de
suite que je ne l'ai pas fait sans émotion puisque, vousavez raison, je rencontre chez vous, cristallisée sur un
point précis et avec une constance que je ne peux pas
revendiquer, la préoccupation qui m'est essentielle. Mais
vous lui avez donné une expression qui n'appartient
qu'à vous.
Je voudrais vous en parler un peu longuement ici,
faute de pouvoir le faire ailleurs et publiquement.
Je pense que le Parti -pris est une œuvre absurde à
l'état pur je veux dire celle qui naît, conclusion
autant qu'illustration, à l'extrémité d'une philosophie
de la non-signification du monde. Elle décrit parce qu'elle
échoue. Mais ce qui me paraît inappréciable chez vous,
c'est que, sur le plan que vous avez choisi (ou qui vousa choisi), celui de l'expression, c'est votre maîtrisemême qui rend convaincant votre aveu d'échec. Je
veux dire ceci les romantiques ne me persuadent pas
et surtout ils ne m'émeuvent pas lorsqu'ils me
t. Sur Le Mythe de Sisyphe (F. P.).
LETTRE AU SUJET DU « PARTI PRIS »
parlent de sentiments ou de situations ineffables, indi-
cibles, infinis. Ces préfixes privatifs sont seulementles signes de leur pauvreté personnelle. Ils m'affirment
que tel sentiment est indicible, ils ne me le font pas sentir.C'est en cela qu'ils sont généralement de foutus artistes,
l'artiste n'étant pas celui qui dit, mais celui qui fait dire.
Au contraire, quand un écrivain fait la preuve d'une
admirable maîtrise de l'expression, c'est alors que son
aveu d'échec devient enseignant. Ce n'est pas l'im-
puissance à parler ou le balbutiement qui me con-
vaincront du mutisme auquel nous sommes condamnés,
ce sont les réussites relatives du langage dont vous
parlez. Quand on a fini le Parti pris, on a justementconsenti au relatif, mais par des moyens supérieurs.
Cela est bien dans la dialectique de l'absurde. Comme
Kafka fait consentir au fantastique avec du naturel,
Melville' au symbole avec du quotidien, vous faites
accepter le mutisme par une science prestigieuse dulangage. C'est cette modestie tragique que j'admire
dans le Parti pris. Elle fait que vous résumez enquatre-vingt-quatre pages non pas plusieurs années de
réflexions, ce qui ne serait rien, mais une réflexion de
plusieurs années. Elle fait aussi que vous résumez
paradoxalement en tableaux fragmentaires cet esprit
d'insistance dont vous parlez avec grandeur. Vous avez
tiré un beau parti de cette image du flot et de la parole
qu'il profère inlassablement sur les grèves. C'est juste-
ment cette parole « parfois par temps à peine un peu
plus fort clamée » qui soutient votre œuvre et luidonne sa vraie perspective.
Mais, en somme, vous auriez pu, pour les décrire,
choisir par exemple le cœur humain ou les passions
politiques, qui sont choses aussi réelles que le granit.Votre originalité, au contraire, est d'avoir élu plus parti-
i. Avez-vous lu Moby Dick, admirable roman de l'échec ? (A. C.).
LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
culièrement l'objet, le « monde qui se voit ». Car lessens autres que la vue n'ont qu'une place restreintedans votre travail de description (vous vous en expli-quez d'ailleurs, page 39). J'entends bien que vous nevous êtes pas détourné des hommes. Les textes surHachette et sur le Restaurant sont des réussites,
peut-être relatives, mais sûrement étonnantes. Mais cequi personnellement me frappe le plus dans votre livre,c'est la nature sans hommes, le matériau, la chose
comme vous dites. C'est la première fois, je crois, qu'unlivre me fait sentir que l'inanimé est une source incom-parable d'émotions pour la sensibilité et l'intelligence
(nouvelle coïncidence j'ai écrit des pages assezlyriques malheureusement sur les pierres. Ellesdevaient paraître à Alger). En lisant votre livre, jepuis dire déjà si ce sont là les choses, que les choses
sont passionnantes Mais vous ne seriez alors qu'unpoète (et vous vous y refusez). Ce qui m'intéresse aussibien, c'est que vous me démontrez que l'illustration,l'imagerie dernière du monde absurde, c'est l'objet.Le sens du monde est comme l'eau (« elle m'échappe,
échappe à toute définition »), le végétal est l'espritd'insistance qui répète son échec (« malgré tous leursefforts pour s'exprimer, ils ne parviennent jamaisqu'à répéter un million de fois la même expression,la même feuille »), la servitude humaine a la figuredu cristal (« une volonté de formation et une impos-sibilité de se former autrement que d'une manière »).Ainsi l'homme, chez vous, cherche par le parti pris
sa parenté avec le monde. Et en réalité, quoique vousvous dirigiez vers le relativisme humain (et huma-niste) dont vous parlez dans vos notes, il y a dans vostextes poétiques un message plus catégorique et moinsconciliant. J'y découvre les signes de ce qui, aujourd'hui,me préoccupe et me presse qu'une des fins de la réflexionabsurde est l'indifférence et le renoncement total
LETTRE AU SUJET DU « PARTI PRIS »
celui de la pierre. Je pourrais en plaisanter et vousdire que Sisyphe devient alors rocher lui-même et qu'ilfaut trouver quelqu'un d'autre pour le pousser, d'où
tête des dieux. Mais je le prends au sérieux. Car s'il
y a dans vos pages une curieuse nostalgie de ce qu'on
appelle stupidement les formes inférieures de la vie,c'est dans la mesure même où Schopenhauer attribue
la paix qui tombe des arbres au contraste qui existe
entre notre vouloir vivre tumultueux et celui plus ralenti,
plus endormi, qui circule dans le végétal. En fait, il y a
dans votre pensée, comme dans toute pensée absurde,
la nostalgie de l'immobilité (vous en parlez, page 68).Il est significatif à cet égard que votre livre se termine
par le texte sur le galet, où j'ai lu, avec un grand senti-
ment, cette phrase qui (avec son contexte) figure à
mon sens la dernière tentation de l'esprit absurde
« Dans un décor qui a renoncé à s'émouvoir et songe
seulement à tomber en ruines, la vie s'inquiète et s'agite
de ne savoir que ressusciter. » Oui, c'est là un point
d'aboutissement attirant, au moins pour moi. Mais
je reconnais que c'est une extrémité de la pensée où,
si l'on est sincère et « engagé », on ne s'aventure pas sansla crainte et le tremblement dont parle Kierkegaard.
C'est pour tout cela, mon cher Ponge, que je me suis
permis, au début de cette lettre, de parler d'émotion.
J'ai souvent entendu parler ou lu des hommes qui fai-saient état de leur pensée. Mais je n'ai que très rarement
eu l'impression que, pour eux, cette pensée était vivante
je veux dire qu'ils en souffraient et qu'ils l'aimaient
à la fois. Je vous dois cette impression aujourd'hui etje vous en remercie très amicalement. Cela me met en
particulier tout à fait à l'aise pour répondre à quelques-unes de vos observations sur le Mythe.
Je ne pose pas, en effet, le problème qui nous inté-resse sur le plan de l'expression. Je l'ai posé seulement
sur le plan qui m'est le plus intime, celui des idées et
LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
des passions, ou, si vous voulez, de la connaissance (qui
se fait par l'idée autant que par la passion). Mais notezque le problème de l'expression n'est si vital pour vous
que parce que vous l'identifiez à celui de la connais-sance (page 22 du Bois de Pins « Mais mon desseinest autre c'est la connaissance du Bois de Pins »).
Pour vous, dans une certaine mesure, trouver le mot
juste, c'est pénétrer un peu plus au cœur des choses.Et si votre recherche est absurde, c'est dans la mesure
où vous ne pouvez trouver que des mots justes et non
le mot juste comme la recherche absurde parvientà se saisir de vérités et jamais de la vérité. Il y a ainsi,
dans tout être qui s'exprime, la nostalgie de l'unitéprofonde de l'univers, la nostalgie de la parole qui résu-
merait tout (quelque chose comme « Aum », la syllabesacrée des Hindous), du verbe enfin qui illumine. Jecrois ainsi qu'en réalité le problème du langage estd'abord un problème métaphysique, et que c'est comme
tel qu'il est voué à l'échec. Il exige lui aussi un choixtotal, un « tout ou rien ». Vous avez choisi le vertige du
relatif, selon la logique absurde. Mais la nostalgie du
maître mot, de la parole absolue, transparaît dans tout
ce que vous faites. Ceci n'est pas du tout pour vous
mettre dans le même vilain sac que moi, car vous me
semblez en même temps heureusement très différent.Vous touchez juste dans vos observations il est vrai
que je reste l'homme « énervé » et que je ne puis me
laver du souci métaphysique. Je me garderai d'aller là-
contre, puisque je ne prétends pas à penser nouvelle-
ment, mais à penser honnêtement. C'est pour cela
que j'ai multiplié les précautions pour montrer le carac-
tère provisoire de la position définie dans le Mythe.
C'est que je me méfie de moi-même et je veux me
ménager la possibilité d'être tout à fait personnel,
c'est-à-dire de penser en marge de ce nihilisme modernedont le Mythe est très exactement un essai de défini-
LETTRE AU SUJET DU « PARTI PRIS »
tion passionnée. Quoiqu'il n'y paraisse pas, cette étudea un aspect historique et, pour bien la juger, il fautaussi se placer sur ce plan. Je l'ai dit dans ma prièred'insérer « il s'agit de savoir si l'on peut définir un bonnihilisme ». Il me semble que vous du moins avezdémontré qu'on le pouvait. Si j'en juge par vos notes,la définition serait celle-ci « Le bon nihilisme est
celui qui conduit au relatif et à l'humain. » C'est làque je vous rejoins, malgré mon goût de l'ontologie,car, sur le point précis de notre destin historique, j'aiassez le goût de l'homme et de son bonheur pour évi-ter toutes les contradictions. En matière politique du
moins, la notion du relatif ne m'est pas étrangère,
croyez-le. Je regrette d'avoir laissé en Algérie le seulécrit politique que j'aie commis et qui (coïncidencesupplémentaire) faisait état de ce que j'appelais « larévolution pessimiste » ou « la révolution sans méta-physique ». Vous auriez été surpris de voir que j'airencontré, vous ignorant, exactement les mêmes for-mules que vous. Cette communauté de vues me paraîtun signe. Si je n'avais pas une peur bleue des magni-fiques généralisations à la Nietzsche, je vous dirais« Le sentiment de l'absurde, c'est le monde qui est entrain de mourir. La volonté de l'absurde, c'est le monde
nouveau. » Mettons que cette formule contienne trentepour cent de vérité, et ce serait assez pour exalter beau-coup d'esprits. Mais aurons-nous la force qu'il faut ?
Ceci me ramène, avant de terminer cette interminable
lettre, à ce dont je vous ai déjà parlé. Je crois que, dansla méditation où le temps nous plonge, la seule choseque nous puissions faire, c'est de prendre conscience.
Nous avons pour cela besoin les uns des autres. A cet
égard, je crois que votre expérience, cette chasse insis-tante de l'expression, qui aboutit à un humanisme
intolérant (au bon sens) et à un relativisme passionné,est irremplaçable, et que vous devriez lui donner une
LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
forme. Je n'invoquerai pas le bénéfice qu'en retireraitvotre œuvre. Vous savez aussi bien que moi qu'elle estdestinée à un certain nombre de malentendus, et je sup-
pose, sans le savoir, que vous avez entendu jusqu'àsatiété et (j'espère) jusqu'à l'indifférence des accusationsde préciosité ou de virtuosité. C'est que le lecteurlit vite et toujours d'un œil (je le sais bien il a fallu queje réapprenne à lire à vingt-cinq ans). Et je vousreconnais le droit de lui refuser des explications. Mais
vous ne pouvez pas ignorer que votre méditation sur leproblème de l'expression répond aux questions que seposent beaucoup d'esprits contemporains. Et je nepeux pas vous cacher, après avoir lu Le Bois de Pins1(qui ne figure pourtant que les travaux pratiques dela théorie à édifier), que je suis encore plus fermedans ma curiosité. Dites-moi ce que vous en pensez.
Pour ma part, je rêve d'une Philosophie du Minéral,ou de Prolégomènes à une métaphysique de l'Arbre,ou à un Essai sur les attributs de la Chose. Plaisanterie
à part, je pense quelquefois à une immense révisiondes valeurs, totale et clairvoyante et je sais bien que
je n'aurai ni le talent, ni la force de mener cela à bien.
Mais cela du moins peut être l'œuvre de plusieursesprits et c'est une tâche qui doit vous séduire. Vouspouvez évidemment alléguer que Sisyphe est pares-seux. Mais quoi ce sont les paresseux qui remuent le
monde. Les autres n'ont pas le temps.
Je vous serre les mains.
ALBERT CAMUS
i. Dommage que les circonstances soient ce qu'elles sont je vousl'aurais demandé pour une collection que je dirige à Alger (A. C.).
PRÉSENTATION
DE
FRANCIS PONGE
Francis Ponge a une œuvre très brève, bien qu'elle
s'étende sur vingt-cinq années, mais significative. C'est
le poète des objets.Dans son appartement de la rue Lhomond, entouré de
toiles de Picasso, Dubuffet, Seurat, Braque, à côté d'un
petit poêle, une vieille maison, un art nouveau, parce
que Ponge compose une œuvre nouvelle, quelque chosequi n'a jamais été fait la description des choses, ce quilui donne une place tout à fait à part dans la littérature.
Je m'arrête, pris de scrupule. Est-ce qu'au XVIIIe siècle
l'abbé Delille n'a pas triomphé dans un genre pareil ?
Non, ce n'était pas tout à fait cela que faisait le poète
des « jardins » il aimait les grands poèmes didactiques
et sonores. Tout autre est l'art sobre de Francis Ponge
et qui serait mieux rapproché de celui du peintreChardin.
Comme l'indique le titre de son principal ouvrage, Le
Parti pris des Choses, Ponge prend parti pour les choses.
Il s'étonne que l'on n'ait jamais pensé à faire le portrait
de ce petit poêle, par exemple, qui est devant lui.
Pourquoi n'aurait-il pas son intérêt au même titre qu'une
personne ? Il représente un complexe de qualités qui a
en lui-même sa valeur et sa dignité. Le poète est celui
qui s'étonne de ce dont personne ne songe à s'étonner,
du spectacle qui l'entoure et qui, à cause de sa familia-
rité, passe inaperçu. Ainsi Ponge voit avec des yeux neufs
I,A NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
la bougie, la cigarette, l'orange, l'huître, le papillon,la mousse, l'eau, la crevette, le galet, le feu, etc.
Voici l'huître
L'huître, de la grosseur d'un galet moyen, est d'une
apparence Plus rugueuse, d'une couleur moins unie,brillamment blanchâtre. C'est un monde opiniâtrementclos. Pourtant on peut l'ouvrir: il faut alors la tenir aucreux d'un torchon, se servir d'un couteau ébréché et peufranc, s'y reprendre à Plusieurs fois. Les doigts curieux s'y
coupent, s'y cassent les ongles c'est un travail grossier.Les coups qu'on lui porte marquent son enveloppe de rondsblancs, d'une sorte de halos.
A l'intérieur l'on trouve tout un monde, à boire et à
manger: sous un firmament (à proprement parler)
de nacre, les cieux d'en dessus s'affaissent sur les cieux
d'en dessous, pour ne plus former qu'une mare, un sachet
visqueux et verdâtre, qui flue et reflue à l'odeur et à la vue,frangé d'une dentelle noirâtre sur les bords.
Parfois très rare, une formule perle à leur gosier denacre d'où l'on trouve aussitôt à s'orner.
L'observation aiguë de Ponge est sous-tendue parune émotion il est sensible aux « muettes instances »,
aux « supplications » des choses, et pas seulement des
végétaux et des animaux. Il dit à propos des végétaux
« La variété infinie des sentiments que fait naître ledésir dans l'immobilité a donné lieu à l'infinie diversité
de leurs formes. » C'est un sentiment virgilien.
Remarquons que Ponge, dans sa tentative, est loin de
dépouiller l'homme. D'abord il ne considère pas seule-
ment les choses dans la mesure où elles sont inhumainesanti-humaines. Il décrit les anciens éléments, l'eau, lefeu, mais il donne également une place au papillon, au
mollusque, à l'escargot, c'est-à-dire à des êtres animés
qui disent quelque chose à l'homme. Il va plus loin et
parle d'objets qui servent à l'homme (l'orange, la
PRÉSENTATION DE FRANCIS PONGE
viande) ou qui sont fabriqués par lui le pain, la bougie,la cigarette. Il ne déshumanise pas la nature, comme faitl'art contemporain qui essaie de la revoir dans son
aspect préhistorique. L'apparence familière et visuelle
des choses n'est pas un motif d'éloignement pour lui etpuis il voit les objets séparés les uns des autres, comme
les voit l'homme qui se sert d'eux il ne les voit pas dansleur magma originel. Francis Ponge est un naturalistec'est un humaniste en même temps.
Comment cela peut-il se faire ? C'est que Ponge décritl'homme par les objets qui l'intéresseront plus tard, aucours des générations suivantes, qui formeront donc une
part nouvelle de l'acquis humain. Autrement dit, ildécrit l'homme futur. « L'homme est l'avenir de
l'homme », écrit-il. C'est une formule humaniste les
choses ne font qu'ajouter à l'homme. « J'ajoute àl'homme les nouvelles qualités que je nomme. »
Finalement, le plus étrange dans la tentative poé-tique de Ponge, c'est qu'elle ne veut pas être celle d'unpoète. Ponge ne veut pas décrire par le moyen de la
paraphrase il donne directement la parole à l'objet
encore ne veut-il pas que l'objet parle de manière troplyrique, en prosopopée l'expression doit être déter-minée par le sujet. Donc la description doit l'emporter
sur toute autre forme, elle doit être implacablementprécise et détaillée. Ponge veut aboutir, comme lesphénoménologues, à une formule claire et imperson-nelle « Si je définis le papillon un pétale superfétatoire,quoi de plus vrai ? »
JEAN GRENIER
REMARQUES SUR LE SOLEIL
Pour diverses raisons, tant objectives que subjectives,
il me faut parler ici d'un livre de Francis Ponge parud'abord, partiellement, dans cette revue, puis enédition de luxe illustrée par Hérold, en 1954, livred'ailleurs scandaleusement négligé, comme on pouvaits'y attendre, par la critique. A vrai dire, une seule de
ces raisons suffirait bien, raison fort simple (et pourquoine dirait-on pas aussi des choses simples et même
éclatantes de simplicité), à savoir que ce livre me paraîtadmirable, et qu'il est sans doute le plus important qu'aitpublié Ponge depuis le célèbre Parti pris des Choses.(Non que je songe du tout à négliger les autres, mais un
choix est fatal, et celui-ci, pour mon propos, le meilleur.)L'ennui est qu'un auteur souhaite peut-être des
critiques à sa mesure, à son image, et qu'il s'agirait parconséquent pour moi non pas de m'exclamer, mais,
comme Ponge s'y efforce dans chacun de ses textes et
tout particulièrement dans celui-ci, d'atteindre à cette
indifférence qui seule, selon lui, permet qu'un texte
« fonctionne », assurant ainsi la jouissance, l'équilibre,la santé de notre esprit.
Je dois dire d'abord, pour être tout à fait honnête,
qu'à un cerveau aussi lent que le mien il eût fallu laisser,pour qu'il se mît en marche et s'organisât, un peu plus
REMARQUES SUR «LE SOLEIL»»
de quelques jours les circonstances étant ce qu'ellessont, je dois bien m'en arranger et faire non pas ce que
j'aurais dû, mais le peu que je puis. C'est-à-dire rassem-bler quelques notes, cela même, plus ou moins, et toutes
proportions gardées, qui est à l'origine du Soleilexplosions, exclamations, acclamations ou remarques
naïves, en renonçant à leur imposer une discipline
comme à les porter à leur point de perfection. Et pour
essayer de me justifier, ne serait-ce qu'à mes propres
yeux, je dirai que l'essentiel n'était pas pour moi de
faire ici oeuvre de savant critique, non pas même de
rendre hommage à Francis Ponge (ce qui serait encore
trop solennel et trop froid), mais, très exactement, delaisser autant que possible briller ce Soleil que l'obscu-
rité régnante semble avoir à peu près totalement
offusqué.
Même cela, je dois le dire, et l'on s'en doute, n'est
pas si facile bien des essais ont précédé ces notes, elles-
mêmes encore à l'état de brouillon. Chaque fois que je
me retrouve, en effet, devant cette œuvre, je me sensembarrassé, enthousiaste, confus, ébloui comme Ali-
Baba quand il eut ouvert la porte de la caverne oùl'attendait quelque chose comme un soleil écroulé.
Peut-être même, après tout, trouverai-je la raisonde mon enthousiasme justement dans cet embarras
devant les textes les plus parfaits du Parti pris, ceuxqui ont valu à Francis Ponge sa gloire secrète, j'éprouvaicertes (non pas du premier coup d'ailleurs, mais à lalongue) une satisfaction intense, sans défaut, de l'ordre
de celle que peut donner, par son agencement à la fois
impeccable et naturel, une fable de la Fontaine (dontPonge aime à célébrer le mérite) mais, de plus, il ne
s'agissait pas du tout de recommencer La Fontaine,
LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
au contraire nos yeux redécouvraient avec délices le
monde, le monde dans sa vigoureuse nouveauté, « don-
nant à jouir à l'esprit ». Cependant, cette satisfaction,
le dirai-je et comprendra-t-on bien ma réserve, me
gênait presque comme peut nous gêner quelque chosede trop parfaitement clos comme s'il devait y avoir
à sa source un mensonge (involontaire) enfin, comme
si nous désirions l'erreur à l'égal de quelque ouverture,
pour respirer vraiment. (Mais peut-être était-ce chezmoi un défaut de l'âge, une faiblesse, une crainte.)
Quoi qu'il en soit, j'imagine que cette satisfaction,
Ponge eût pu continuer à la susciter en nous longtemps
encore, simplement en modulant la perfection qui en
était la cause et que quelques-uns de ses lecteurs
l'auront regrettée. Pour ma part, au contraire, après
avoir suivi avec attention les textes qui succédèrent
au Parti pris et dont je ne puis conter ici l'histoire,La Rage de l'Expression, La Seine, les Sapâtes, L'Arai-gnée, qui marquaient de nouveaux pas en avant, parfoisavec bonheur, parfois avec piétinements, régressions
ou divagations, je fus saisi par ce Soleil comme par
l'œuvre où Ponge témérairement bousculait sa perfectionet sa mesure, culbutait sa réussite antérieure, sortait,réussissait brillamment à sortir des définitions où l'on
avait pu l'enfermer. En sortait, provisoirement,
vainqueur.
M'étant accordé une pause dans cet ingrat travail et
ayant ouvert la radio au moment d'une émission litté-
raire qui se distingue surtout par son sérieux, j'entendsune voix pénétrée « Que la poésie et le silence soient
d'une nature identique, cela est bien évident or la
poésie de X. tend tout entière à nous prouver cetteconsubstantialité » sur quoi, effectivement, il y a un
REMARQUES SUR (( I,E SOIEII,»
silence puis une voix plus grave encore, montant descaves sans doute de l'édifice, s'exclame « 0 langage. »sur quoi, pris de peur, j'interromps. Salutaire avertisse-ment C'est en effet à ce genre de ton que je ne suismoi-même que trop porté, sans doute par sincère amourde la poésie, alors que nous savons bien, pourtant, quenotre émotion et notre joie sont d'un tout autre ordre,
n'ont rien à voir avec cette emphase caverneuse. Nel'oublions pas trop, et plus particulièrement à proposde Ponge, dont la grandeur, en ce poème du Soleil, esttoujours charnue, musclée, virile, ne craignant ni le rireni la fureur (ce pourquoi je me suis permis, ailleurs, derappeler Claudel).
Il n'est pas question pour moi d'opposer un nouveauPonge à un ancien Ponge. La méthode qui trouve sonapplication dans le Soleil et qui consiste, brièvementexposée, à tirer, de l'examen très attentif et naïf à la
fois d'un objet, non seulement une leçon morale, maisun style adéquat à cet objet, n'est, je pense, que leprolongement et le développement naturel du Parti
pris. (On peut seulement marquer en passant qu'ellesuppose chez l'auteur une audace, une opiniâtreté etune science toujours accrues, disons même une sorte
de fureur logique.) Mais la méthode est la méthode,
c'est un sujet qu'il faut débattre entre spécialistes et
sur quoi j'ai décidé, prudemment d'ailleurs, de ne pasinsister. Ce que j'aime, c'est ce courage qui permet àPonge de s'enfoncer dans des difficultés de plus en plus
grandes, de choisir des objets de plus en plus complexes,de moins en moins saisissables, de sacrifier résolument
le charme, toutes les sortes de charme même les pluspures, à sa recherche de l'exactitude, au risque de piéti-ner sur place, et parfois d'assommer son lecteur le plus
LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
patient créant ainsi une nouvelle forme de texte, non
plus immobilisée dans la perfection impossible de l'achè-vement, mais organisée par le mouvement même dela recherche avec tous ses repentirs et toutes ses ratures(de sorte qu'il dut y avoir certains jours, sur le plancherdu bureau de Ponge, autant de feuilles déchirées que,
chez Giacometti, de plâtras.). Ce qui me ravit, enfin,c'est qu'il en soit venu ainsi à ce Soleil, et qu'auteur
et lecteur aient été pareillement récompensés.
On peut trouver dans La Mounine, ou Notes après
coup sur un ciel de Provence (dans La Rage), les premierssignes écrits de l'émotion qui alimentera le Soleil et sans
doute (quoique Ponge en ait), l'aidera puissamment encette réussite
« Un pas nouveau.
» Comme un buvard, une serpillière imprégnés d'eau
sont plus foncés (pourquoi ? est-ce que la scienceoptique donne la réponse ?) que secs (secs, ils sont10 plus cassants 20 plus pâles), ainsi le ciel bleu est-ilun buvard imprégné de la nuit interstellaire. »
I,e point de départ du livre est peut-être indiqué làdécouverte, ou redécouverte émue d'une loi profonde.
Et, dès les premières pages du Soleil, où Francis Ponge
expose sa méthode (laquelle étant inhérente à l'objetmême du poème, il se trouve que cette introduction
est déjà le poème, et non pas du tout un hors-d'œuvre),la Nuit sera donc présente par derrière, en transparence,vertigineuse; et, avec la Nuit, le vrai sens de tout le
livre qui jouera dès lors, avec une précision et une
ampleur croissantes (non sans foisonner d'ailleurs demille autres feux), sur la grande contradiction de l'ombreet dujour.
REMARQUES SUR « I,E SOtEtt, »
Mais j'ai pris mes précautions d'emblée pour rienau monde je ne suivrai ce texte page à page je ne désirepas qu'il tombe en cendres. Et sa richesse est telle.
Un petit poème en forme de fleur (mais « sa splendeurefface sa tige ») se dresse au centre du livre et s'achèvesur cette remarque « la racine de ce qui nous éblouitest dans nos coeurs. »
Peut-être puis-je trouver là une excuse pour avoitlaissé parler le mien.
Dans les profondeurs, la contradiction règne Pongevoit dans le Soleil celui qui nous enferme, nous jugeet ne nous crée que pour nous faire mourir après l'avoirassez admiré et imploré celui que le monde acclame,tyran nécessaire, absolu, inévitable, qui nous alimenteet nous tue. Plus la lumière est éclatante, plus l'ombreest noire et la joie aussitôt châtiée. Que faire ? Franchir
la révolte comme le Soleil, exploser de dégoût puisapplaudir, envers et contre tout de ce monde où Il
nous enferme, faire un lieu habitable en le « refaisant »
dans les mots célébrer, puis dépasser aussi la louange.Car le mystère est encore au delà; le Soleil lui-même
nous l'apprend qu'est-Il en effet, et qu'est le monde,considéré sous son aspect cosmique ? « C'est uneartillerie qui, brusquement charmée, a tourné à l'hor-logerie. Une artillerie dont les boulets sont devenus
rouages, sphères d'une suspension à la Cardan. » Et
plus loin « Mais comment le comportement marcassinou oursin, comment la colère tourne-t-elle brusquement
2
i
LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
à l'harmonie, et l'artillerie à l'horlogerie ? Commentl'excès même et l'extrémité du désir et de la violence
font-ils brusquement place à l'harmonieux fonctionne-
ment et au silence, ou plutôt au murmure, au ronronne-
ment du plein jeu ? Voilà le mystère dont nous ne
retiendrons que la leçon. »
Double mystère, en fait, et c'est bien là le plus mysté-rieux de l'affaire car si le moindre objet, et à plus forte
raison le Soleil, qui est la condition de tous les objets,est un abîme et néanmoins tient debout, en harmonie
dans l'extrême de la contradiction, il en va de même
du langage. Il a pu arriver que Francis Ponge, opposéà des objets qui le touchaient moins que le Soleil,
s'enfonçât davantage dans l'épaisseur du langage que
dans celle du monde, et donnât ainsi l'impression den'être qu'une sorte de technicien ici, les deux travaux,
les deux plongées sont parfaitement parallèles, si je
puis dire, de sorte qu'en fin de compte s'opère l'union
triomphante, dans une image dont nul ne s'étonnera,
je pense, qu'elle fasse du Soleil une « monstrueuse
amie », et de l'écrivain son mâle, éphémère et jubilantsouverain.
Dans ce livre, Francis Ponge n'a-t-il pas peint, avec
une ardeur méticuleuse et acharnée, ses propres armes ?
L,e Soleil placé en abîme.
Une dernière fois, je reviens en arrière. Dès les pre-
mières pages, l'auteur expose la méthode, dénommée