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17 INTRODUCTION Vus de la capitale, les départements ressemblent à de petits morceaux de territoire jetés dans le désordre. Chaque écolier savait pourtant que dans l’ordre administratif, la norme alpha- bétique l’emporte sur la raison géographique. L’embarras est de même nature pour la numérotation des routes, mais peu d’au- tomobilistes savent aujourd’hui en déchiffrer l’alphabet. Au- delà des quelques radiales au départ de Paris, l’organisation d’ensemble se brouille vite. Quel ordre secret fait ainsi que la D 6, la D 947 et la N 124 se rejoignent à Dax ? Il faut chercher les racines de cet apparent embrouillamini dans la tension entre les vicissitudes de l’évolution technique ou institutionnelle et les tentatives répétées de mises en cohé- rence du réseau. Car les numéros actuels renvoient autant à l’histoire des mobilités qu’à la construction nationale du terri- toire. Dans ce sens, ils constituent bien une entrée dans ce que Pierre Nora avait qualifié de lieux de mémoire, dans la forme particulière d’un réseau. Au-delà même de la simple accumu- lation historique, la numérotation du réseau routier est aussi l’enjeu d’une combinatoire de géographie administrative où les logiques ordinales des chiffres et le classement hiérarchique des territoires se rencontrent et se confrontent. Son insuffisante lisi- bilité porte les marques d’importantes ruptures dans le projet routier national, éloignées d’une image mythique de maîtrise et de continuité qu’on prête facilement aux ingénieurs des ponts et chaussées. Par son histoire, la bureaucratie tour à tour roya- le, impériale et républicaine offre incontestablement une clé de lecture de ce magnifique monument national qu’est le réseau routier. Rappeler cette chronologie permettra de rétablir partiel- lement la cohérence d’un code qui échappe trop souvent à l’usager. Pour autant, le texte présenté n’est pas un travail d’his- torien en quête d’explications des circonstances ou des moda- lités de réalisation de la numérotation routière. Il invite avant tout à réfléchir en géographe à la possibilité d’organiser le terri- La numérotation des routes françaises. Le sens de la nomenclature dans une perspective géographique Antoine Beyer Flux n°55 Janvier - Mars 2004 pp. 17-29

La numérotation des routes françaises. Le sens de la ...olegk.free.fr/flux/Flux55/pdffl55/03Beyer17-29.pdf · route 3deParisàHambourg,ainsiquedesroutesnumérotées 20et21,respectivementversCologneetCoblence.Cesmodi-ficationsconduisentàdécalerencascadelesnumérotations

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INTRODUCTION

Vus de la capitale, les départements ressemblent à de petitsmorceaux de territoire jetés dans le désordre. Chaque écoliersavait pourtant que dans l’ordre administratif, la norme alpha-bétique l’emporte sur la raison géographique. L’embarras est demême nature pour la numérotation des routes, mais peu d’au-tomobilistes savent aujourd’hui en déchiffrer l’alphabet. Au-delà des quelques radiales au départ de Paris, l’organisationd’ensemble se brouille vite. Quel ordre secret fait ainsi que laD 6, la D 947 et la N 124 se rejoignent à Dax ?

Il faut chercher les racines de cet apparent embrouillaminidans la tension entre les vicissitudes de l’évolution techniqueou institutionnelle et les tentatives répétées de mises en cohé-rence du réseau. Car les numéros actuels renvoient autant àl’histoire des mobilités qu’à la construction nationale du terri-toire. Dans ce sens, ils constituent bien une entrée dans ce que

Pierre Nora avait qualifié de lieux de mémoire, dans la formeparticulière d’un réseau. Au-delà même de la simple accumu-lation historique, la numérotation du réseau routier est aussil’enjeu d’une combinatoire de géographie administrative où leslogiques ordinales des chiffres et le classement hiérarchique desterritoires se rencontrent et se confrontent. Son insuffisante lisi-bilité porte les marques d’importantes ruptures dans le projetroutier national, éloignées d’une image mythique de maîtrise etde continuité qu’on prête facilement aux ingénieurs des pontset chaussées. Par son histoire, la bureaucratie tour à tour roya-le, impériale et républicaine offre incontestablement une clé delecture de ce magnifique monument national qu’est le réseauroutier. Rappeler cette chronologie permettra de rétablir partiel-lement la cohérence d’un code qui échappe trop souvent àl’usager. Pour autant, le texte présenté n’est pas un travail d’his-torien en quête d’explications des circonstances ou des moda-lités de réalisation de la numérotation routière. Il invite avanttout à réfléchir en géographe à la possibilité d’organiser le terri-

La numérotation des routes françaises.Le sens de la nomenclature dansune perspective géographique

Antoine Beyer

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toire par des numéros, de s’y repérer et d’y construire collecti-vement des représentations, bref à chercher à déchiffrer le fonc-tionnement d’un système spatial.

LES BASES MILITARO-ADMINISTRATIVESDE LA NUMÉROTATION

Si des désignations existent de longue date pour les routes fran-çaises, il faut néanmoins attendre la mise en place d’une poli-tique routière systématique pour voir apparaître le souci d’uneterminologie détaillée, dépassant les seuls critères physiques delargeur de voie.

Les premières classesLes premières terminologies adoptées sous l’Ancien Régimes’appliquent avant tout à définir des groupes cohérents deroutes. À travers les efforts de ces classifications, il s’agit d’as-seoir une hiérarchie claire, privilégiant le tracé d’une voie ausein d’un faisceau d’itinéraires. L’effort porte alors davantage surla recherche et la codification de classes routières dans ses prin-cipes généraux, que sur la désignation des itinéraires indivi-duels. D’ailleurs toute classification poussée n’avait guère desens, dans la mesure où de nombreux axes ne sont pas encorearrêtés.

Avec l’extension du réseau, l’absence d’une codificationchiffrée dans une perspective nationale s’explique moins par ledéfaut d’un schéma global que par la délégation des travauxroutiers aux différentes Généralités. La division de l’entretien dela voirie conduit à l’éclatement spatial de sa désignation. Ainsi,le plan d’ensemble et les caractéristiques de construction sontgénéraux (les classes) alors que la désignation est régionaliséedans la numérotation. Les premières refontes administratives dela Révolution maintiendront cette logique en substituant ledépartement aux éphémères assemblées provinciales de 1787alors en charge des routes. La nomenclature qui se diffuseadopte le chiffre romain comme indicateur de la classe, suivid’un chiffre arabe désignant le rang de la route au sein dudépartement (par ex. III, 6).

Le sens des chiffresLe décret de 1811 marque une date importante dans la codifi-cation du système routier français. Une numérotation systéma-tique y est pour la première fois appliquée à l’échelle nationa-le, distinguant parmi les routes impériales numérotées de 1 à229 une division en trois classes, selon leur importance et l’at-

tribution de leur entretien. Le principe du classement des routesavait été émis par l’instruction du 11 mars 1803 et réalisé sousl’impulsion de Chaptal, Ministre de l’Intérieur de 1804 à 1807.L’innovation de l’Empire est l’introduction d’une échelle supé-rieure, non dans la conception ou l’usage des routes qui dépas-sait bien évidemment le cadre local, mais dans celle de la ges-tion de l’infrastructure, en confiant le niveau supérieur à l’Étatcentral. La numérotation impériale est donc une conséquencedirecte d’un changement de prérogative dans l’entretien et nonune révolution de la conception du schéma routier lui-même.L’ordre arithmétique est aussi l’ordre de priorité de l’État napo-léonien.

Dans le cadre de la France des cent trente départements,les routes impériales de première classe mènent de Paris auxgrandes villes et places fortes frontalières, terrestres mais sur-tout maritimes (ce qui mérite d’être souligné pour un empirecontinental), depuis Calais (route impériale n° 1) jusqu’àCherbourg (n° 14), destination qui referme à l’ouest un premiercadran. Dans la perspective de l’empire militaire, il s’agit bienpour l’administration centrale de relier dans les meilleursdélais les points clés du territoire et d’affecter à ces infrastruc-tures l’effort prioritaire du gouvernement. Les routes de secon-de classe retrouvent les grands axes commerciaux de l’espacefrançais qui n’ont pas de vocation stratégique affirmée. Ellesconstituent une deuxième auréole autour de Paris qui se décli-ne dans le sens des aiguilles d’une montre, vers Le Havre(n° 15) et jusqu’à Lorient à partir de Rennes (n° 27). Enfin, lesliaisons interurbaines de second rang sont assurées par lesroutes de troisième classe (des numéros 27 à 229) qui formentun troisième cercle, auxquelles viennent s’ajouter les 1 165routes départementales proprement dites à plus faibles portées.La gestion et l’entretien de l’ensemble de ce troisième groupesont confiés aux départements et leur financement assuré parl’imposition locale des centimes additionnels (décret du 16-12-1811).

La numérotation résulte autant de logiques militaires quede contraintes budgétaires. Les axes ainsi définis tracent leslignes les plus directes entre le siège du pouvoir central et lesdivers théâtres d’opération ou les centres d’administration. Enfiligrane se lit le projet d’action gouvernemental unificateur àpartir du centre. L’ordonnance de 1813 impose enfin la miseen place de bornes. Elles portent des indications utiles auxvoyageurs tout en indiquant les limites des départements et descantons traversés, de telle sorte qu’elles ancrent la route dans

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une perspective d’administration globale, à l’intersection entrele maillage territorial et le réseau. En 1814, on procèdera hâti-vement au remplacement des aigles par des fleurs de lys sur lesbornes routières (1), alors qu’il faut attendre 1824 pour que lamise en place d’une nouvelle numérotation supprime laroute 3 de Paris à Hambourg, ainsi que des routes numérotées20 et 21, respectivement vers Cologne et Coblence. Ces modi-fications conduisent à décaler en cascade les numérotations.Les routes de 3ème ordre, dont le nombre est ramené à 200,vont pour certaines gagner jusqu’à une vingtaine de places.S’instaure alors une nomenclature restée inchangée durantprès d’un siècle et demi, si ce n’est par les épithètes qui quali-

fient successivement les routes de royales, impériales ou denationales au gré d’un XIXème siècle politiquement instable.L’annexion à la France de la Savoie et de Nice en 1860 ne per-turbe guère l’ordonnancement d’ensemble, car il suffit de pro-longer les artères majeures existantes jusqu’à la nouvelle fron-tière ou de compléter le réseau avec des numéros rajoutés enfin de liste : N 202 de Nice à Thonon, N 204 de Nice à Turinpar le col de Tende ou la route des Alpes, N 212 de Sallanchesà Albertville. De même en 1918, la réintégration des provincesperdues n’entraîne aucune modification puisqu’une circulairede 1871 avait maintenu la numérotation malgré la perte des1 167km du réseau des routes nationales d’Alsace-Lorraine.

Figure 1 : Les routes impériales de première et seconde classe (1811)

Source : Reverdy G., Histoire des grandes liaisons françaises, p. 47.

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CLASSEMENTS ET RECLASSEMENTS

Au XXe siècle, la hiérarchie routière va connaître d’importantsbouleversements avec l’effort d’adaptation du réseau à la voitu-re , l’incorporation puis le déclassement d’un grand nombre deroutes nationales et la construction des autoroutes.

1930 : l’extension du réseau des routes nationalesLa croissance soutenue du trafic automobile se heurte vite à desconditions de trafic particulièrement médiocres sur bien desroutes rurales, mal entretenues et parfois même encore nonrevêtues. L’indigence départementale suscite la grogne desclubs automobiles jusqu’à ce que l’effort de modernisation soitfinalement pris en charge par la collectivité nationale. La loi deFinances du 16 avril 1930 conduit au doublement en trois ansdu réseau des routes nationales par incorporation de 40 000 kmde voies départementales. L’important effort financier consentiva assurer une mise à niveau des itinéraires secondaires que jus-tifie un souci d’irrigation économique et le principe républicaind’égalité dans la distribution et l’accès de l’infrastructure, là où

d’autres pays, moins bien dotés, ont fait le choix plus précocedes autostrades, comme l’Italie (dès 1923), l’Allemagne ou lesÉtats-Unis.

La promotion de tronçons de faible portée conduit à enflerune nomenclature portée alors à plus de 800 chiffres. Cetteincorporation assure un tour de cadran supplémentaire quidébute avec les numéros 300 en Normandie orientale, 350dans le nord, 400 dans l’est, 700 en Aquitaine et jusqu’à laN 852 en Corse méridionale qui ferme la marche. Le nouveaudispositif finit par compter plus de 1 300 identifications. Lesembranchements secondaires ou les aménagements postérieursse voient accoler en indice les lettres a, b ou c au numéro de lanationale sur laquelle ils aboutissent. Simultanément, le systè-me départemental est très fortement simplifié ne conservant quel’entretien d’itinéraires de troisième ou de quatrième ordre quiseront eux aussi rebaptisés (les actuelles D 1, D 2…).

La numérotation de 1930 privilégie résolument une logiqued’itinéraires entre grandes villes, qui n’est pas toujours facile àsuivre sur la carte, car leurs tracés peuvent emprunter sur uncourt tronçon d’autres routes de numéro inférieur, d’où de pos-sibles effets de discontinuité (voir figure 4). Par ailleurs la profu-sion du nombre de nationales conduit à brouiller la hiérarchiedes axes prioritaires, tant pour l’usage que pour l’investisse-ment. Très vite, la croissance continue des trafics va imposer lerétablissement d’un ordre plus explicite. À partir de 1950 sontdéfinies les routes dites de Grands Itinéraires et GrandsItinéraires internationaux, puis les routes à Grande Circulation(GC) rendues prioritaires par une signalisation adéquate, enfinles Routes express dotées d’aménagements spécifiques commeles déviations d’agglomération.

1972-1978 : le déclassement et les principes deconversion

À la fin des années 1960, l’adoption tardive du principe auto-routier conduit l’État central à vouloir rattraper son retard pard’importants investissements. La loi du 29 décembre 1971opère alors un mouvement inverse de celui de 1930 en rétro-cédant aux départements plus de 50 000 km de nationalessecondaires et, bien sûr avec elles, les charges d’entretien. Lereclassement ne maintient dans la catégorie des nationales queles routes majeures par leur fréquentation ou celles qui assurentla cohérence réticulaire du système routier. La remise à jour dela nouvelle Banque de Données Routières nécessitera six ans detravail au SETRA, de 1972 à 1978. La circulaire du 27 février

Figure 2 : Système de classification des routesnationales selon la logique de distribution

géographique des numéros (2)

Source : élaboration personnelle.

Nb. Toutes les séries débutent du nord et se superposent en suivant le sens desaiguilles d’une montre. Dans ce système, la Corse ferme la marche avec lesn° 200 et 850, sauf pour les ajouts niçois et savoyard (n° 201 à 212). Les routes1 à 25 sont les grandes radiales au départ de Paris, les autres ont leur origine etleur destination en province.

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1978 supprime le principe d’itinéraires au profit de repérage detronçons continus, garants d’une meilleure lisibilité (3). Toutesles indexations de type bis, a, b, c sont abandonnées (4). Il nes’agit donc nullement d’un simple retour à la situation d’avant1930.

Le déclassement d’un grand nombre de tronçons secon-daires et l’allongement des nationales restantes libèrent unnombre important de numéros qui seront ré-attribués sans gran-de logique, la priorité étant accordée à l’attribution des valeursles plus faibles (certains numéros peuvent même rester sansaffectation). Parallèlement, les départementales anciennes quiportent depuis 1930 des chiffres de petite valeur n’ont pas étémodifiées. Quant aux routes versées à la gestion départementa-le, leur déclassement a pu intervenir sur tout ou partie de leurextension, contribuant à brouiller un peu plus l’anciennelogique géographique (figure 4). Leur renumérotation s’est opé-rée de diverses manières, assurant une continuité plus ou moinsnette entre les deux périodes. Sans être à l’abri d’exceptions,trois règles peuvent être dégagées :- La conservation du numéro, avec simple changement de

la lettre qui le précède pour signifier le changement detutelle : la N 178 devient la D 178. Ainsi la D 626 relie-t-elle aujourd’hui les Landes, le Gers, la Haute-Garonne àl’Aude en reprenant le tracé de l’ancienne N 626 qui met-tait en relation Limoux et Mimizan-Plage. Les départementsbretons ont ainsi largement troqué leur N 700 en D 700.- Dans de très nombreux cas, la centaine est remplacée parle « 9 » qui, vierge de toute utilisation antérieure, permetd’éviter les confusions: la N 820 devient ainsi la D 920.Cette opération explique le nombre important des départe-mentales à dénomination identique, mais toujours dans desdépartements différents, (les N 544 et N 444 ont pu toutesles deux donner des D 944). Les Alpes-Maritimes ont puopter pour une D 2205 ou une D 2566 en substitution del’ancienne N 566.- Dans de rares cas, l’ancienne route perd avec sa départe-mentalisation toute référence aux centaines, la N 655 deve-nant par exemple la D 55.

Si aujourd’hui la loi du 2 mars1982 relative aux droits etlibertés des communes et des départements donne aux conseils

Figure 3 : Les Grands Itinéraires et Grands Itinéraires internationaux

Source : R. Coquand (1959)

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municipaux et généraux le pouvoir d’identifier leur « réseau »,il semblerait qu’aucun département ne se soit jusqu’à présentlancé dans un travail de renumérotation.

La quadrature autoroutièreLe statut autoroutier est défini en 1955, mais il faudra attendrequelques années pour que le pays se lance dans la constructioneffective du réseau. Sa classification sera marquée par troisétapes réglementaires qui lui assureront une progressive auto-nomie en termes de nomenclature.

- L’arrêté du 9 mars 1963 définit une première nomencla-ture globale. Le choix de numérotation retenu semble tra-duire l’absence d’une conception autonome du système.Les nouvelles infrastructures portent le numéro de routenationale principale qu’elles doublent (5), ce qui suggèrebien qu’elles sont conçues pour soulager le trafic de cesartères. Une lettre précède alors le chiffre, lui attribuant sonrang (A, B ou C). Les deux dernières correspondentd’ailleurs à de simples embranchements dits « de dégage-ment », destinés à faciliter la sortie des agglomérations. Ilsdiffèrent des autoroutes interurbaines « de jonction » detype A. C’est ainsi qu’est nommée l’A 6 de Paris (Cité uni-versitaire) à Lyon, alors que les branches B 6 et C 6 mènentrespectivement à l’aéroport d’Orly et à Longjumeau. Leprincipe de hiérarchie arborescente centré sur la capitalereflète donc peu la conception réticulaire du dispositif àvenir. Dans les régions les mieux équipées une logiquezonale se dessine progressivement, qui fait correspondrepour les dizaines le 1 à la région parisienne, le 2 au nord,le 3 à l’est. Il existe plusieurs exceptions à cet arrêté : cer-

taines autoroutes en B sont devenues plus que de simplestronçons de dégagement (cf. la B 71, actuelle A 72,deClermont-Ferrand à Saint-Étienne, la B 41 d’Annemasse àSaint Gervais devenue A 40). D’autres lettres ont pu êtrecollées comme la F 6 (liaison A 6-Melun-Sénart, devenueN 104) ou H 6 (future A 6b).- La circulaire du 10 février 1982 maintient une numérota-tion simple (de 1 à 20) pour les radiales autour de Paris. Saufl’A 7, qui court de Lyon à Marseille, doublant en partie laN 7. Cette dernière est accompagnée au sud de Nemours etjusqu’à Nevers par l’A 77 qui s’y substitue en partie. Faitexception depuis son appellation de 1996, l’A 19 d’Orléansà Sens (encore A 160 dans le SDRN de 1990) et renforce leprincipe de régionalisation rendue par le chiffre desdizaines, sauf l’Ile-de-France à qui sont réservés les numé-ros de 100 à 199. La lettre A est généralisée pour signalerson caractère autoroutier, la notion de bretelle dont l’usageest limité aux échangeurs se traduit par un nombre à troischiffres (sauf les A 6a-A 6b et A 5a-A 5b, qui seront suppri-més en 1996) : « les deux premiers correspondant au numé-ro de l’autoroute principale, le troisième étant un numérod’ordre ».- Ces dispositifs sont enfin harmonisés suite à la publicationdu schéma directeur routier national de 1992 qui donnelieu à la circulaire du 11 juin 1996. Des modifications sontapportées pour systématiser une présentation qui est désor-mais cartographiée (cf. Fig. 5) (6).

Deux exceptions remarquables sont à relever : l’A 86, roca-de de première couronne en région parisienne devrait se situer

Figure 4 : Le démantèlement de l’ancienne N 138 de Bordeaux à Rouen par Niort, Saumur et Alençon.

Source : élaboration personnelle de l’auteur.

Beyer - La numérotation des routes françaises

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dans l’ouest (région 8). Pour se conformer à la règle de régiona-lisation, il suffirait donc de la renommer A 186. D’ailleurs neremplace-t-elle pas partiellement l’ancienne N 186 ? La trans-versale autoroutière entre Bordeaux et Lyon présente une autreentorse à la règle, car bien qu’inscrite pour sa plus grande partiedans la région 7 elle arbore à l’ouest de Clermont-Ferrand lenom d’A 89. Son appellation s’explique par son tracé qui doublela N 89 et lui emprunte de ce fait un chiffre qui prive là encorela région 8 d’un de ses numéros. Il aurait donc été plus logiquede la baptiser en A 76 ou A 67, car reliant Clermont-Ferrand(région 7) à Bordeaux (région 6), les deux codes étant libres.

Il est au demeurant remar-quable que cette numérotationne tienne aucun compte dudécoupage des concessionsautoroutières. Pour des raisonsd’équilibres financiers, lessociétés s’appuient sur des itiné-raires majeurs entre pôles detrafics et non sur une logiqueadministrative, plus strictementcartographique du partage duterritoire. Il s’agit là aussi d’unerupture historique puisque lanumérotation du réseau ne sesuperpose plus ni aux logiquesadministratives (des Régions), niaux impératifs de l’exploitation(des concessionnaires). Peut-être l’État cherche-t-il à imposerune prérogative de souveraineté(ou de propriétaire).

QUELQUES PRINCIPESSPATIAUX DE LANUMÉROTATIONRÉTICULAIRE

Contrairement aux noms quiindividualisent, le numéro s’ins-crit d’abord dans une série qu’ilappelle et à laquelle il renvoie.Cette logique conduit alors àquestionner le dispositif de clas-sement selon les possibilités

offertes par la combinaison des registres d’ordre numéral etd’ordre spatial. Cela amène naturellement le géographe à réflé-chir aux règles éventuelles qui lient le territoire réticulaire et lechiffre, aussi bien dans la construction du système que dans saperception.

Logiques de territoires, logiques de réseauxPour les autoroutes déjà, nous avions noté l’importance de lalogique aréale en régions qui peut être subtilement redoublée,quoique cette approche ne soit pas systématique. Très locale-ment et lorsque le numéro est libre, on peut se risquer à noter

Figure 5 : La régionalisation de la nomenclature autoroutière

Source : Équipement magazine, n° 104, mai 1999.

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des effets de rappel entre numérotation autoroutière et nomen-clature départementale, l’A 64 dessert les Pyrénées-Atlantiqueset l’A 39 traverse le Jura. On retrouve ce même principe mimé-tique dans d’autres cas : ainsi, la Loire-Atlantique (44)recherche-t-elle pour les nouvelles nationales la traversant deschiffres rappelant l’ordre départemental, comme la N 144. Unenomenclature en voie de départementalisation se structure ainsiautour de la métropole nantaise avec la réalisation d’un croise-ment sur la voie de contournement devenue A 844 (liaison auto-routière A 11-N 165) reliant la D 844 au sud et… l’A 811 (entrel’A 11 et la N 249). Une succession qui peut aussi se lire dansune perspective de continuité de la rocade nantaise, tout en indi-quant par la lettre le gestionnaire et initiateur du tronçon concer-né. Pourtant la N 144 mène toujours… de Riom à Bourges.

Une autre possibilité fait dériver une nouvelle appellation desa position dans le réseau. Le barreau autoroutier reliant l’A 1 àl’A 4 devient par exemple l’A 104, en retenant l’origine et ladestination, appellation qui n’est au demeurant pas sans risquede confusion avec la N 104 (la 104 !) qui la prolonge au sud.C’est donc ici aussi le chiffre 104 qui semble assurer la conti-nuité de l’ittinéraire de la rocade, au statut autoroutier, de routenationale et départementale depuis le financement par leConseil général du Val d’Oise de la D 104 entre la RN 184 etRoissy. Puisque la construction de la plupart des nouvellesnationales accompagne les extensions autoroutières cettelogique contribue à lier l’appellation du nouveau tronçon avecl’axe qui justifie sa construction. Ainsi, l’A 20 va-t-elle engen-drer des raccordements se terminant par 20, en puisant dans lescentaines en fonction des numéros libres, N 320 par exemple.Le choix hiérarchique n’est pas sans incidence. Ainsi, le petitbarreau d’autoroute qui aujourd’hui s’interrompt à Poligny neprend son sens qu’en préfigurant l’amorce d’un prolongementfilant vers la Suisse. On avait envisagé un temps le nom d’A 37.Mais de peur de soulever une contestation virulente des mou-vements environnementalistes, elle fut baptisée A 391 pour nese présenter que comme un appendice de l’A 39, perdant nomi-nalement son statut de bouture d’une éventuelle A 37 versLausanne. Le numéro est porteur ici d’un programme d’aména-gement.

Dans le cas de transformation d’une infrastructure, on peutnoter la substitution partielle ou totale de son ancienne appel-lation. Ainsi dans le Massif Central, l’A 75 remplace la N 9 àmesure de sa construction, alors que l’A 9 est attribuée au tron-çon Orange-Le Perthus (La Languedocienne) qui double même

la RN 9 sur une partie de son tracé, de Béziers à la frontièreespagnole, mais il est vrai que la N 9 ne prenait pas son origineà Paris, mais à Moulins.

Les prémices de la classification des routes européennes ontété fixés par l’accord du 16 septembre 1950 pour les grandesvoies de trafic international. Le réseau continental est ainsi pré-cédé d’un E, puis d’une numérotation à deux ou trois chiffresreprésentée sur les panneaux existants par un signal de formerectangulaire à fond vert en inscription blanche. Le systèmeeuropéen s’inspire du modèle américain dont il reprend le prin-cipe de large quadrillage orthogonal du territoire continental.En sont exclues (ou s’en sont exclues) les îles britanniques, alorsqu’on y trouve les îles danoises (E 20 et E 47), la Sicile (E 90 etE 45) ou la Crête (E 75).

La grille de référence propose une géométrie approximativequi épouse les tronçons de voies correspondant au mieux auprojet normatif de départ :- les itinéraires orientés est-ouest reçoivent des numérospairs, croissant du nord au sud, dont les axes traversant leterritoire de bout en bout se terminent par 0. L’E 6 relie lenord des pays scandinaves jusqu’à l’E 94 (Athènes-Corinthe). L’E 90 passe par Palerme, Brindisi, Salonique,Ankara et jusqu‘à la frontière irakienne !- les itinéraires orientés nord-sud reçoivent, quant à eux, desnuméros impairs croissant vers l’est. Les axes majeurs por-tent des chiffres se terminant par 5. L’E 5 va du Havre audétroit de Gibraltar et jusqu’à l’E 95 de Saint-Pétersbourg àSimféropol dans la presqu’île de Crimée.

Plus rares, les repères à trois chiffres reçoivent un numérod’ordre en fonction de leur position. Un court tronçon de l’A 7entre Orange et Salon-de-Provence (curieusement assimilé àune relation E-W), porte la mention E 714, car placé au sud del’E 70 avec un ordre 14. De l’ouest à l’est, la France est ainsijalonnée de l’E 3 (Avranches, Rennes, Nantes, La Rochelle) etjusqu’à l’E 25 (Sarrebruck, Strasbourg, Bâle) et du nord au sudde l’E 40 (Calais, Dunkerque, Bruges) à l’E 80 (San-Sebastian,Pau, Narbonne, Aix, Nice).

Pour assurer le dessin de la « grille européenne », des codesdifférents peuvent être amenés à orner une même portion deroute dans une logique de continuité d’itinéraire. Le principed’exclusion strict n’est donc pas suivi. De Bordeaux à la fron-tière espagnole par exemple, la RN 10 est à la fois E 5 et E 70,c’est à dire empruntée simultanément par des itinéraires est-

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ouest et nord-sud ! Dans le cas français, la substitution pure etsimple du système en vigueur semble exclue : les grandes direc-tions retenues correspondent peu à la hiérarchie des usages etde plus, le classement des infrastructures n’est que partiel.

Le sens de la valeurComme pour les frontières d’État et les limites administratives,les articles de loi et les circulaires ministérielles ne présentent lanomenclature que sous forme énumérative de textes et detableaux. Hormis la circulaire du 11 juin 1996, ils n’y associentjamais d’expressions cartographiques, même si les listes procè-

dent implicitement de la dis-position spatiale. On peutd’abord penser que la listeprésente les avantages de lasuccession indexée et lexica-lisée, permettant une dési-gnation précise, là où la cartepose des problèmes de lisibi-lité par la simultanéité de l’in-formation et la multiplicitédes référents. Mais ce choixde la seule liste pourrait aussitraduire plus prosaïquementles contraintes anciennes desservices de l’ImprimerieNationale dans la réalisationdes cartes. Enfin, il faut sur-tout rappeler que la désigna-tion littérale de la route estune nécessité de gestion : ellelui donne ainsi une orienta-tion qui n’est pas réversible.La nationale 112 va deMontpellier à Albi et non l’in-verse. La définition d’un sensroutier permet le bornageunivoque et partant, le repé-rage clair (pour des travauxou l’intervention de la gen-darmerie par exemple : unelocalisation au kilomètre 42sur la N 34 ne doit pas per-mettre l’ambiguïté). Il fautcompter à partir de la porte

de Vincennes et non depuis Vitry-le-François.

Tout système de nomenclature est mixte et peut s’organiser,on l’a vu, selon un double principe de logique géographique etlexico-numéral, combinant chiffres et lettres. À partir du casfrançais et sans prétention d’exhaustivité, nous avons essayé dedifférencier diverses logiques qui peuvent se superposer ou secombiner.

Au-delà d’une répartition en classes (N, D, A), celle desnationales, des départementales et des autoroutes, on note aussi

Figure 6 : La numérotation européenneSource : extrait du Grand Atlas routier de l’Europe, Éditions Atlas.

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plusieurs systèmes lexico-numéraux dont on peut dire qu’ilsexpriment tous potentiellement une hiérarchie :- la logique de succession arithmétique (1, 2, 3, 4...) pour ladésignation des routes nationales ;- la logique d’arborescence dans son expression numérique(4, 41, 411…) ou alphabétique (34a, 34b, 34c, etc.) ;- la logique réticulaire, fondée sur une logique de maillageet pour lequel tout nouvel arc exprime dans sa dénomina-tion les arcs qu’il met en relation (entre l’A1 et l’A4,l’A104) ;- la logique de désinence, par déclinaison du suffixe ou duradical. Par exemple, les nationales déclassées peuventconserver des traces de leur ancienne appellation. À l’in-verse, le radical des codes en 900 rappelle leur déclasse-ment.

De même, plusieurs lectures géographiques coexistent dansla nomenclature du réseau routier français :- le principe de centralité définit un ordre giratoire à partird’un centre, comme c’est le cas pour les premières natio-nales et autoroutes autour de Paris ;- le principe de la grille, la numérotation européenne estcalée sur les points cardinaux nord/sud, est/ouest, selon unschéma commun en Amérique du Nord ;- le principe aréal délimite une classe de numéros à l’inté-rieur d’une zone géographique spécifique, principe illustrépar l’organisation régionale de la nomenclature autoroutiè-re ;- le principe de contiguïté consiste à attribuer une désigna-tion en fonction de la proximité spatiale de la voie précé-dente, voire de la substitution (A89 et N89).

L’exemple français montre que les différents systèmes peu-vent se conjuguer. Le principe de numérotation des nationalesclassées en 1930 combine ainsi une approche de contiguïté, lesnuméros se suivent de proche en proche, avec le principe decentralité, car l’ordre se déploie dans une rotation autour de lacapitale.

LA CONQUÊTE DE REPÈRES PUBLICS

Vers un usage public des numérosTout au long du XIXe siècle, les routes demeurent dans lesreprésentations communes, des itinéraires caractérisés par leurorigine et leur destination. Elles sont ainsi dénommées en fonc-tion d’elles comme par exemple, la grand’ route de Lyon ou de

Bourges. En l’absence de panneaux routiers, les bornes princi-pales font office de repères privilégiés puisque les noms et lesdistances y sont consignés. Cette pratique est étendue par la cir-culaire du 21 juin 1853 qui impose le bornage kilométrique desroutes impériales devant porter l’indication de la distance auxprochaines villes. Elles viennent enrichir les quelques plaquesde fontes apposées dès 1848 aux premières maisons de chaqueagglomération traversée, qui déjà précisaient avec les distancesaux principales villes voisines le numéro de la route. Numéroset bornes hectométriques qui complètent le dispositif n’ontalors d’utilité que pour les services de voirie dans la localisationdes travaux d’entretien.

Avec le vélo et la voiture, les pratiques touristiques de laroute vont accélérer les besoins de repères. En abordant des iti-néraires qui ne leur sont pas familiers, les nouveaux usagers exi-gent des autorités publiques, en même temps que l’améliora-tion de l’état de la voirie, de rendre visibles des repères sur laroute à un moment où les cartes routières commencent àconnaître une très large diffusion. Faisant suite aux réalisationset aux propositions du Touring Club et d’autres associationscyclistes et automobilistes, André Michelin va chercher à facili-ter l’usage de la route aux nouveaux moyens de locomotion (7).L’automobile doit gagner en confort, par le pneumatique maisaussi par la carte, deux enjeux dont il saura pleinement tirerparti pour son entreprise. Il lui faut peser sur l’administrationpour transformer la physionomie de la route, adapter la lisibili-té aux exigences de la vitesse ou informer le conducteur del’état de la chaussée (8).

Son action militante finit par avoir gain de cause, puisqu’en1913, une circulaire ministérielle impose de pivoter d’un quartde tour les bornes, afin qu’elles présentent de face ses indica-tions aux flux. Peintes en blanc, les bornes voient leur sommetprendre les couleurs du code cartographique : rouge pour lesnationales et jaune pour les départementales. Les chiffres gravésdans la pierre sont rehaussés : le kilométrage en rouge et lenuméro en noir, suivant une pratique introduite par le TouringClub vélocipédique dès 1891. Il s’agit bien, selon l’expressiond’A Thiriot, de « retrouver sur la route les indications portées surla carte ».

Sur un modèle anglais, le fabriquant de pneumatiques com-plètera la lisibilité des itinéraires par le don de ses fameux pan-neaux ornant l’entrée des agglomérations qui arborent aussi fiè-rement le numéro de la route (Fig. 6). 300 000 plaques sont dis-

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tribuées, autant de supports publicitaires pour le Bibendum. Lafameuse borne d’angle Michelin en lave émaillée, après unessai grandeur nature dans le Puy de Dôme, ne sera généraliséequ’après 1927. Ainsi, au lendemain de la Première Guerremondiale et jusqu’en 1946 (date de la prise en main et de l’uni-formisation des panneaux par l’administration avec l’entrée envigueur de l’instruction générale de la signalisation routière),vont fleurir le long des routes des pancartes sponsorisées par lesindustriels et les usagers de l’automobile (Dunlop, Citroën,Peugeot ou l’Automobile Club de France).

Le baptême des numérosContrairement aux voies romaines qui ont engendré de nom-breux toponymes, le réseau routier français moderne installédans un pays déjà très humanisé n’a guère suscité d’effets com-parables. Privée d’identité forte, la voie de communication estrestée un itinéraire (cf. la grande route de Paris à Lyon parNevers), ou une destination, la route des Flandres, là où lesRomains n’hésitaient pas à donner à la voie le nom de son com-manditaire (Via Aurelia, Via Appia, etc). Il est vrai qu’en princi-pe, la nomenclature arithmétique constitue un support peu pro-pice à l’imaginaire collectif. Hormis pour les grands axes,l’identité de la nomenclature chiffrée est restée le plus souventlocale et souvent fragmentaire. Mais justement cette difficultéde repérage et sa tardive diffusion dans le grand public auraientpu d’autant plus susciter un système littéraire concurrent deschiffres. On ne saurait que trop regretter que la Révolution quia su inventer une poétique républicaine du calendrier n’aitappliqué le génie créatif de Chénier au réseau routier. Si l’on faitexception de la RN 7 immortalisée par Charles Trenet, ou de laN 204, la « route des Alpes » qui fut ouverte au tourisme auto-

mobile au début du siècle non sans arrière-pensées straté-giques, les routes nationales n’ont acquis qu’exceptionnelle-ment une personnalité. Comment ne pas évoquer ici la célèbreRoute Napoléon N 85 de Golfe-Juan à Grenoble qui futempruntée par l’Empereur de retour de l’île d’Elbe et va prendreson nom avec un projet touristique qui vit le jour en 1931 (9).Depuis sur le même modèle, d’innombrables routes touris-tiques ont été lancées sur les thèmes artistiques et gastrono-miques les plus divers (route du tabac, routes des vins, routeromane etc.).

Ce n’est véritablement qu’avec l’autoroute que les grandsaxes adoptent des noms, dénotant une certaine familiarité. Lesloisirs de masse ont ici encore joué un rôle catalyseur à desdénominations qui servent de support à la promotion touris-tique. Sont ainsi convoquées mer et montagne à travers leurscaractéristiques météorologiques : l’autoroute du Soleil (A 6),l’autoroute Blanche (A 40), ou d’entités géographiques :l’Océane (l’A 11) ou l’Autoroute des deux Mers (A 62). La valo-risation de l’image des vacances s’allie à l’esprit régional pourla Languedocienne (A 9), l’Aquitaine (A 10) ou la Provençale(A 8) que l’on va retrouver avec la Comtoise (A 36) oul’Autoroute de Normandie (A 13) dont l’unité historique est icipréservée. Il est remarquable qu’aux destinations touristiquesmoins prisées sont associées aussi des appellations géogra-phiques connotées défavorablement dans l’imaginaire collectif :Autoroute de l’est et du nord. Les régions traversées, aujour-d’hui conscientes de l’enjeu, n’auraient-elles pas intérêt à lesrebaptiser ? Sans doute le terme d’autoroute des Flandres pour-rait autant être accordée à l’A 25 (Dunkerque-Lille) qu’à l’A 1.L’A 4 pourrait devenir « l’Européenne », menant de Paris versLuxembourg et Strasbourg. Il est curieux que l’A 31(Luxembourg, Metz, Nancy, Langres Dijon) ne soit pas encoredevenue la Lotharingienne, clin d’œil septentrional àl’Occitane (A 20) et l’A 35 (Strasbourg-Bâle) la Rhénane, ouencore l’A 64, la Pyrénéenne. L’A 89, quant à elle, a déjà trou-vé son qualificatif populaire « d’autoroute des présidents », carsoutenue dans sa réalisation par Valéry Giscard d’Estaing etJacques Chirac. Fait image ici la volonté d’hommes politiquesinfluents et la réalité de l’ancrage dans un Massif Central de per-sonnalités de la Ve République dont les fiefs (Corrèze etAuvergne) sont par elle reliés et désenclavés.

Mais avant les loisirs, ce sont d’abord les événements histo-riques, souvent tragiques, qui ont introduit des noms dans lepaysage routier, pour être finalement réinvestis par le tourisme.

Figure 7 : Panneau indicateur à l’entrée d’Autun audébut du siècleSource : Thiriot A.

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La Voie Sacrée entre Bar-le-Duc et Verdun en constitue le pre-mier exemple, puisque longtemps elle n’a porté officiellementque ce nom avancé par Maurice Barrès, réminiscence latine dusacrifice à consentir contre l’envahisseur germain. Une singula-rité acceptée par déférence aux événements tragiques qui ontprésidé à sa construction. Ce n’est qu’en 1978, que l’appella-tion de N 35 lui est finalement attribuée (10). La particularité decette route survit aussi par une signalisation spécifique où lesbornes ont longtemps été ornées de casques de bronze qui,régulièrement volés, sont désormais remplacés par des élé-ments de plastique. Une génération plus tard, en s’inspirant dece modèle héroïque, la « Route de la Liberté » mènera desplages de Normandie aux frontières de l’est.

La tendance promotionnelle semble désormais clairementassurer le passage d’une appellation bureaucratique et fonc-tionnelle sous forme de chiffres, à une appellation littéraire etévocatrice, véritable support publicitaire. Sans doute est-il plusdifficile d’individualiser un numéro dans une série, lui attribuerune singularité et une unité qui est justement le propre d’unlieu, mais aussi du nouveau marketing des territoires. Il fautdonc bien là encore, souligner le rôle structurant pour les terri-toires et leurs représentations des pratiques de loisir, qui par unnom ancrent enfin le réseau dans un lieu. Toutefois de nom-breuses appellations établies dans une perspective touristiquerisquent de n’avoir qu’une acception restreinte, renvoyantmoins à la route qu’à une de ses fonctions.

CONCLUSION

Les modifications de nomenclature reflètent l’adaptation de laroute à l’usage d’un réseau bousculé et réinterprété par la vites-se automobile et l’usage touristique des territoires. Le jeu decette tension entre la perpétuation des principes et l’affirmationde nouvelles géométries et d’usages émergents des territoires

dessine un système signifiant contraint de combiner plusieurscodes sémantiques qui articulent significations techniques etpratiques symboliques. Sur le plan géographique, il consacredes réformes centralisatrices qui imposent Paris comme le pointcardinal du réseau, donc du pays. Dans cette perspective, latimide adjonction du classement d’axes européens et la récen-te régionalisation des numéros des autoroutes est loin d’êtreanodin, car elle marque l’émergence d’autres échelles de réfé-rence territoriales, qu’elles soient régionales ou supranatio-nales.

L’enjeu de la numérotation dépasse cependant ce premierconstat pour s’inscrire dans un questionnement original, celuide la construction de repères spatiaux dans un système réticu-laire en constante évolution, d’abord comme repère fonctionnelavec un souci de localisation rapide et cohérente, aussi biennécessaire à l’entretien de l’infrastructure qu’à l’information del’usager. Comme principe politique d’ordre territorial ensuite,où la logique administrative doit répondre aux contraintes desreprésentations géographiques. Comme un marqueur temporeld’historicité du réseau enfin, puisque les chiffres et les nomsportent les marques de ruptures et de réinterprétation des sys-tèmes territoriaux successifs. La logique de la numérotation rou-tière est ainsi amenée à combiner plusieurs niveaux de lisibili-té du territoire dans un souci de cohérence qui semble parfoisdifficile à préserver.

Antoine BeyerLaboratoire Image et Ville CNRS

Université Louis Pasteur - Faculté de géographie3 rue de l’Argonne 67083 Strasbourg cedex

téléphone : 03 90 24 09 69email : [email protected]

NOTES

(1) Alors que les aigles étaient en haut relief, donc saillantssur les bornes, les fleurs de Lys s’y inscriront en creux.L’empressement du changement laisse deviner l’importancesymbolique de la route dans l’effacement du pouvoir déchu.(2) Une exception est cependant faite pour les départements

d’Outre-mer qui disposent d’une numérotation indépendantepropre : N 1, N 2, etc. Cela était d’ailleurs aussi le cas dans lesdépartements d’Algérie. Les territoires d’Outre-mer classent lavoirie en routes nationales (N 1, etc.) et routes territoriales(RT 1, etc).

(3) Ainsi pour assurer une continuité qui s’interrompait dansl’ancien schéma, la N 113 (Marseille-Toulouse) partage avec laN 9 l’itinéraire de Pézenas à Narbonne. Celui-ci bénéficie ainsid’une numérotation double.(4) Certaines logiques de transformation seraient en partie

redevables aux limites d’un système informatique encore peuperformant. La création d’une banque de données numériquetransposant l’ancienne numérotation se heurtait à l’insuffisancedes mémoires-machine qui, interdisant la saisie de tout itemcomptant plus de quatre variables, excluait les dénominations

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du type N 455B par exemple, qui avaient été retenues pour lesembranchements secondaires du système précédent.(5) Le principe a encore été appliqué récemment pour

l’A 29 parallèle à la N 29 qu’elle prolonge au-delà d’Yvetot jus-qu’au Pont de Normandie. Si cette logique avait été appliquéestricto sensu, l’actuelle A 1 aurait dû être en toute logiquel’A 17, et l’A 16 porter le numéro 1. Le sort de l’A 3 est aussiintéressant : alors que la N 3 joue un rôle remarquable de liai-son vers les frontières du nord-est (de Paris à Metz et à Mayencepar Sarrebruck), l’A 3 (comme ses symétriques à ouest, l’A 12 etl’A 14) est demeuré un avorton doublant à l’est la sortie pari-sienne par Bagnolet de l’A 1 qu’elle rejoint quelques kilomètresplus loin. Comme l’A 7, l’A 9 ne double la nationale éponymeque dans sa partie la plus méridionale. Quant à la N 11, sasituation est bien plus méridionale que l’A 11 de l’Ile-de-Franceau Mans).(6) Ainsi, le segment autoroutier entre Roques à l’est de

Toulouse et Pamiers, anciennement A 20, car doublant la N 20,est rebaptisé A 66. De même la clarification de limites interré-gionales conduit-elle à intégrer le tronçon A 203 à la frontièreardennaises à l’A 34.(7) L’épisode du Salon de l’aéronautique d’octobre 1912 est

bien connu. Le capitaine d’industrie clermontois y lance une

pétition pour rendre lisible à l’automobiliste les numéros desroutes sur les bornes kilométriques. Le président Fallières pen-sant qu’on lui adressait le livre d’Or du stand pose son parapheen tête de la pétition, suivi de la mention « Président de laRépublique ». En quelques semaines 200 000 signatures sontcollectées et adressées au ministère des Travaux publics.(8) Les premières cartes Michelin 1910, précisent, l’existen-

ce de travaux en cours, l’état du revêtement (macadam, pavés,etc.) reprenant là aussi les indications portées sur anciennescartes au 1/50 000. Dans son entreprise cartographique, AndréMichelin peut s’appuyer sur sa formation initiale au service descartes du ministère de l’Intérieur et sa familiarité avec les cartesd’État Major qui mentionnent la nomenclature des routes natio-nales. Les éditions plus tardives peuvent même mentionnerl’état physique des routes.(9) Voir « La route Napoléon, souvenir brouillé de l’empe-

reur à travers les Alpes », Le Monde du 13/8/99, p. 10.(10) En dehors de la Voie Sacrée, d’autres routes des envi-

rons ont gardé une dénomination particulière, comme la DSt 31, ou départementale stratégique 31, qui part en directiondes Éparges, position âprement disputée pendant toute laguerre de 1914-1918.

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Avec les plus vifs remerciements de l’auteur à Madame Bouchot à la Direction des Routes du Ministère de l’Équipement.