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  • DOMAINE FRANAIS

    LE POINT DE VUE DES DITEURS

    Parce quelle est fascine par le destin de la miraculeuse petite gymnaste roumaine de quatorze ans apparue aux jo de Montral en 1976 pour mettre mal guerres froides, ordinateurs et records au point daccder au statut de mythe plantaire, la narratrice de ce roman entreprend de raconter ce quelle imagine de lexprience que vcut cette prodigieuse fillette, symbole dune Europe rvolue, venue, par la seule puret de ses gestes, incarner aux yeux dsabuss du monde le rve dune enfance ternelle. Mais quelle version retenir du parcours de cette petite communiste qui ne souriait jamais et qui voltigea, dEst en Ouest, devant ses juges, sportifs, politiques ou mdiatiques, entre adoration des foules et manipulations tatiques ?

    Mimtique de laudace ferique des figures jadis tra ces au ciel de la comptition par une simple enfant, le roman-acrobate de Lola Lafon, plus proche de la lgende dIcare que de la mythologie des dieux du stade, rend lhommage dune fiction inspire celle-l, qui, dun coup de pied la lune, a ravag le chemin rtrci quon rserve aux petites filles, ces petites filles de lt 1976 qui, grce elle, ont rv de slancer dans le vide, les abdos serrs et la peau nue.

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  • LOLA LAFON

    crivain et musicienne, Lola Lafon est lauteur de trois romans parus aux ditions Flammarion : Une fivre impossible ngocier (2003 ; Jai Lu, 2006) ; De a je me console (2007 ; Jai Lu, 2009) et Nous sommes les oiseaux de la tempte qui sannonce (2011).

    Elle a galement sign deux albums chez Harmonia Mundi : Grandir lenvers de rien (2006) et Une vie de voleuse (2011).

    DU MME AUTEUR

    UNE FIVRE IMPOSSIBLE NGOCIER, Flammarion, 2003 ; Jai Lu, 2005.

    DE A JE ME CONSOLE, Flammarion, 2007 ; Jai Lu, 2009.NOUS SOMMES LES OISEAUX DE LA TEMPTE QUI SANNONCE,

    Flammarion, 2011.

    ACTES SUD, 2014ISBN 978-2-330-02920-3

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  • LOLA LAFON

    La petite communiste qui ne souriait jamais

    roman

    ACTES SUD

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  • Les petites filles ont pos leurs fusils. Elles avancent dans la mer et sy plongent, la sueur coulant le long de leur cou, sous leurs aisselles, dans leur dos.

    Monique Wittig,Les Gurillres.

    Je lai appris lpoque et nai jamais oubli ce conseil : ne pas raconter la mme histoire de la mme faon plus de deux personnes, sinon, quand ils faisaient leur rapport la Securitate, vous tiez fichue.

    Anonyme,Roumanie, 1980.

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  • 7Les petites filles ont pos leurs fusils. Elles avancent dans la mer et sy plongent, la sueur coulant le long de leur cou, sous leurs aisselles, dans leur dos.

    Monique Wittig,Les Gurillres.

    Je lai appris lpoque et nai jamais oubli ce conseil : ne pas raconter la mme histoire de la mme faon plus de deux personnes, sinon, quand ils faisaient leur rapport la Securitate, vous tiez fichue.

    Anonyme,Roumanie, 1980.

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  • 8AVANT-PROPOS

    La Petite Communiste qui ne souriait jamais ne pr-tend pas tre une reconstitution historique de la vie de Nadia Comaneci. Si les dates, les lieux et les v-nements ont t respects, pour le reste, jai choisi de remplir les silences de lhistoire et ceux de lhrone et de garder la trace des multiples hypothses et ver-sions dun monde vanoui. Lchange entre la narra-trice du roman et la gymnaste reste une fiction rve, une faon de redonner la voix ce film presque muet qua t le parcours de Nadia C. entre 1969 et 1990.

    L. L.

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  • 9AVANT-PROPOS

    La Petite Communiste qui ne souriait jamais ne pr-tend pas tre une reconstitution historique de la vie de Nadia Comaneci. Si les dates, les lieux et les v-nements ont t respects, pour le reste, jai choisi de remplir les silences de lhistoire et ceux de lhrone et de garder la trace des multiples hypothses et ver-sions dun monde vanoui. Lchange entre la narra-trice du roman et la gymnaste reste une fiction rve, une faon de redonner la voix ce film presque muet qua t le parcours de Nadia C. entre 1969 et 1990.

    L. L.

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    PREMIRE PARTIE

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    PREMIRE PARTIE

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    Quel ge a-t-elle, demande la juge principale, incr-dule, lentraneur. Ce chiffre, quatorze, lui donne un frisson. Ce que la petite a effectu linstant dzingue le droulement des chiffres, des mots et des images. Il ne sagit plus de ce que lon comprend. On ne saurait noter ce qui vient dadvenir. Elle jette la pesanteur par-dessus son paule, son corps frle se fait de la place dans latmosphre pour sy lover.

    Mais pourquoi personne ne les a prvenus quil fal-lait regarder par l, ragent ceux qui ratent le moment o, sur les dix centimtres de largeur de la poutre, Nadia C. se lance en arrire et, les bras en croix, donne un coup de pied la lune, saut laveugle, et ils se tournent les uns vers les autres, est-ce que quelquun a compris, est-ce que vous avez compris ?

    Le panneau lectronique affiche comaneci nadia, romania suivi de 73, son dossard, et l o il devrait y avoir sa note : rien.

    On attend. Blmes, les gymnastes sovitiques vont et viennent dans les traves rserves aux entraneurs et aux comptitrices qui ont termin. Elles savent. Les coquipires de la Roumaine, elles, semblent au dsespoir, Dorina tient ses mains jointes, Mariana murmure une phrase en boucle, une autre est affale,

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    Quel ge a-t-elle, demande la juge principale, incr-dule, lentraneur. Ce chiffre, quatorze, lui donne un frisson. Ce que la petite a effectu linstant dzingue le droulement des chiffres, des mots et des images. Il ne sagit plus de ce que lon comprend. On ne saurait noter ce qui vient dadvenir. Elle jette la pesanteur par-dessus son paule, son corps frle se fait de la place dans latmosphre pour sy lover.

    Mais pourquoi personne ne les a prvenus quil fal-lait regarder par l, ragent ceux qui ratent le moment o, sur les dix centimtres de largeur de la poutre, Nadia C. se lance en arrire et, les bras en croix, donne un coup de pied la lune, saut laveugle, et ils se tournent les uns vers les autres, est-ce que quelquun a compris, est-ce que vous avez compris ?

    Le panneau lectronique affiche comaneci nadia, romania suivi de 73, son dossard, et l o il devrait y avoir sa note : rien.

    On attend. Blmes, les gymnastes sovitiques vont et viennent dans les traves rserves aux entraneurs et aux comptitrices qui ont termin. Elles savent. Les coquipires de la Roumaine, elles, semblent au dsespoir, Dorina tient ses mains jointes, Mariana murmure une phrase en boucle, une autre est affale,

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    les yeux ferms ; Nadia, elle, un peu lcart, sa queue de cheval de travers, ne jette pas un regard au tableau daffichage. Et cest lui quelle voit en pre-mier, Bla, son entraneur, debout, les bras au ciel, la tte renverse en arrire ; elle se tourne enfin et dcouvre sa sanction, ce terrible 1 sur 10 qui sinscrit en nombres lumineux face aux camras du monde entier. Un virgule zro zro. Elle repasse de pos-sibles fautes dans sa tte, larrive du prilleux arrire ventuellement, pas assez stable, quest-ce quelle a pu faire pour mriter a ? Bla la serre dans ses bras, ten fais pas chrie, on va dposer une rclamation. Mais un des juges attire son attention. Parce que le Sudois se lve. Parce quil a les larmes aux yeux et la fixe. Et tous raconteront cet instant tant et tant de fois quelle nest plus sre aujourdhui de lavoir vcu, peut-tre la-t-elle vu la tl, peut-tre cet pisode a-t-il t crit pour un film.

    Le public sest lev et de leurs dix-huit mille corps provient lorage, leurs pieds grondent rythmique-ment au sol et le Sudois dans le vacarme ouvre et ferme la bouche, il prononce des mots inaudibles, des milliers de flashs forment une pluie dclats in-gaux, elle entrevoit le Sudois, que fait-il, il ouvre ses deux mains et le monde entier filme les mains du juge vers elle. Alors, la petite tend ses deux mains vers lui, elle demande confirmation, cest un dix ? Et lui, doucement, hoche la tte en gardant ses doigts ouverts devant son visage, des centaines de cam-ras lui cachent lenfant, les gamines de lquipe rou-maine dansent autour delle, oui, amour, oui, ce un virgule zro zro est un dix.

    Le panneau tourne lentement de gauche droite, du jury vers le public en passant par les gymnastes,

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    affichant ce un quil faut comprendre : dix. Une vir-gule dplace. Ou plutt une virgule qui refuse obs-tinment de se dplacer. Un homme va et vient entre la presse et les juges, son tee-shirt officiel jeux de montral 1976 assombri aux aisselles, il sponge le front. La chef des juges lui fait signe dapprocher, trop de bruit, quelque chose a dtraqu la machine, je vous dis, les sifflets les forcent se pencher lun vers lautre, vous plaisantez ou quoi ? La terre entire filme, cest le premier jour de la comptition ! Il est o, le type de Longines ? Lingnieur concepteur des tableaux de notation tente denjamber les journa-listes agenouills autour de la petite pour parvenir la table des juges qui gesticulent : a ne marche pas votre systme ! Et lui, au reprsentant du CIO qui se bouche une oreille pour lentendre, a marche dans les autres comptitions, a marche, lordinateur est infaillible, vous lavez dtraqu, il pointe du doigt les juges mais tout a chang, ils ne lui prtent plus aucune attention, les juges sont devenus spectateurs, pleurent et ovationnent la gamine qui sest assise prs de son entraneur, son dos troit tourn la machine snile qui bougonne : un virgule zro zro.

    On se runit la pause. OK. La Roumaine a-t-elle (ou quelquun de lquipe) eu accs aux ordinateurs ? Aurait-elle aval des produits qui, peut-tre, trou-bleraient le systme ? Vous avez perdu la tte mon gars, tout a pour vous couvrir, franchement, cest peine croyable ! On se renvoie la faute. Le Comit olympique nous avait assur lors de nos runions prparatoires que dix nexistait pas en gymnastique, protestent les ingnieurs de Longines que la presse appelle narquoisement lquipe un virgule zro zro. 13 h 40, on tient le verdict : la banque de donnes

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    a saut suite lenregistrement des notes inhabituel-lement leves. La gamine a dfait lordinateur.

    On a jusquau lendemain pour adapter le systme lenfant. On pousse des boutons, on excute des programmes. Il faut rajouter un chiffre. Dplacer la virgule. Quelle est la probabilit pour quelle ritre son exploit, pensez-vous que a va se reproduire demain ? Je ne sais pas, rpond le juge anglais. Je ne sais pas, rpond le juge tchcoslovaque. Ils tentent dimaginer des figures qui mriteraient un dix la poutre. Ny parviennent pas. Personne na jamais eu dix aux Jeux olympiques en gymnastique. On les interroge nouveau. Vous tes srs que vous navez pas t emports par lenthousiasme des spectateurs. Non, disent-ils. Ils ont vraiment dcortiqu lenfant, tent de la prendre en faute, il ny a rien. Zro faute. Et mme : certains juges auraient aim aller au-del, lui donner onze sur dix ! Douze, renchrit aussitt la juge canadienne. Ou quon invente de nouveaux chiffres ! Quon abandonne les chiffres.

    Si Comaneci tait en comptition contre une abstraction au lieu de rivales humaines, pourrait-on encore lui donner un dix ? demande-t-on Cathy Rigby, lancienne gymnaste devenue commentatrice des JO sur ABC. Si Nadia faisait ce quelle fait, toute seule, dans une pice vide, je pense quelle mrite-rait toujours dix, rpond Rigby aprs avoir rflchi la possibilit dinventer des abstractions plus abs-traites que la perfection.

    On tente de circonscrire lvnement. Ds le len-demain matin, le Comit olympique exige que Nadia se prte trois contrles antidopages supplmen-taires. On dbat. Assiste-t-on lmergence dune nouvelle gnration de bbs gymnastes ou sera-t-elle

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    un piphnomne ? Cest un sisme gopolitique. Les entraneurs sovitiques se font sermonner : on ne va pas laisser la Roumanie nous humilier, camarades, Ludmila va nous sauver ! Mais laprs-midi, Ludmila termine sa dmonstration au sol dans une pose tra-gique de statue, performance suivie dapplaudisse-ments mesurables, et va sangloter dans les bras de son entraneur sous les yeux de la Roumaine impassible.

    On convoque les lments : nage-t-elle dans un ocan dair et de silence ? On repousse le sport, trop brutal, presque vulgaire en comparaison de ce qui a lieu, on rature, on recommence : elle ne sculpte pas lespace, elle est lespace, elle ne transmet pas lmo-tion, elle est lmotion. Elle apparat un ange , remarquez ce halo tout autour, une vapeur de flashs hystriques, elle slve au-dessus des lois, des rgles et des certitudes, une machine potique sublime qui dtraque tout.

    On commente sa composition : oui, cest vrai, il y avait dj des prmices de Nadia dans la Olga des JO de Munich en 1972, mais l, avec Nadia, on a tous les plats servis au mme moment ! La grce, la prcision, lamplitude des gestes, le risque et la puissance sans quon nen voie rien ! On dit quelle peut refaire son enchanement quinze fois de suite. Et cette ossature Des os en fils de soie. Morpho-logiquement suprieure. Plus lastique.

    On cherche, on agence les mots comme ceci, puis non, dans cet ordre-l, on tente de dessiner ses contours. La petite fe communiste. La petite fe communiste qui ne souriait jamais. On raye le mot adorable car on la utilis trop de fois dj depuis quelques jours et pourtant, cest bien a : douloureu-sement adorable, insupportablement trop mignonne.

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    Et, forcs de la regarder de notre place dadulte, oui, on a envie de se glisser dans son enfance travailleuse, se tenir au plus prs delle, que protge limmacul justaucorps sur lequel on ne distingue aucune trace de transpiration. Une Lolita olympique d peine quarante kilos, colire de quatorze ans la silhouette de jeune garon qui se plie toutes les demandes, crivent-ils. On veut se frotter ses tincelles de jouet magique et turbulent. Sarracher nos organismes encombrs dhormones lentes. La gamine gratte le dsir, on en veut, oh ce dsir de la toucher, lappro-cher, une envie-spirale toujours plus pressante et cest dj termin, lenchanement la poutre a dur quatre-vingt-dix secondes. Elle est pidmique. Les revendeurs coulent cent dollars des billets pour la finale qui en valent seize car tout le monde tient voir ses acrobaties enchanes pendant lesquelles on craint que sa lgret ne lui permette pas de retom-ber sur ses pieds. Et quand elle court vers ses sauts prilleux, ses coudes impriment plus de vitesse encore, la fermet absolue de sa chair compacte dans son maillot blanc, elle est cette mcanique filante gnia-lement chappe son sexe, vade vers une enfance merveilleusement lisse et suprieure.

    On ne voit plus les choses de la mme faon. Nadia est un nouveau dpart. Les autres gymnastes sont erreurs, dformations didal. Elle alourdit les annes qui la sparent de celles quon commence appeler les autres, et qui, linstant o lenfant rentre sur le plateau, tirent nerveusement le tissu sur leurs fesses. Ranger ces chairs, planquer tout ce qui soudaine-ment semble de trop, incongru, ridicule mme. Ces justaucorps, voil quon les trouve trop chancrs, un peu troits, peut-tre, pour contenir les poitrines

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    comprimes des jeunes femmes qui, lorsquelles slancent vers le cheval darons, bougent impercep-tiblement. Tout a, seins, hanches, explique un sp-cialiste lors de la retransmission, a ralentit les tours, a plombe les sauts, cest moins propre, comme ligne. Ludmila est terriblement femme. Sur la photo dun quotidien, ct de la nymphette roumaine, elle parat disproportionne, quant Olga, franchement, cest presque embarrassant. La camra sattarde sur elle, livide aprs le sacre de sa rivale roumaine. Non, elle nest pas fatigue, elle est use : elle a vingt ans, presque une et on entend les rires des autres jour-nalistes prsents dans le studio une vieille femme, on la un peu trop utilise, hein.

    Dautres froncent les sourcils, restons fair-play. Dame, oui, cest pas mal a, une grande dame, cette Ludmila. Et Olga, aprs tout, est une ancienne fe, un jour, Nadia vivra ce quelle vit. Au mme moment, limage se fige sur la Roumaine au minuscule visage, son pouce quelle mordille nerveusement, alors le jour -naliste murmure : Elle a un si petit pouce.

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