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La philosophie mystique en France à la fin du XVIII e siùcle Saint-Martin et son maütre Martinùs Pasqually Adolphe Franck Membre de l’Institut, professeur au Collùge de France 1866

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La philosophie mystique

en France

Ă  la fin du XVIIIe siĂšcle

Saint-Martin et son maĂźtre MartinĂšs Pasqually

Adolphe Franck Membre de l’Institut, professeur au Collùge de France

1866

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CHAPITRE PREMIER

Mysticisme en gĂ©nĂ©ral – De ses rapports avec la philoso-phie et la religion –Martines Pasqually, son origine, sa vie, sa doctrine.

Il y a peu d’écrivains, et surtout peu d’écrivains mys-tiques, qui aient moins de droits que Saint-Martin Ă  ce nom de Philosophe inconnu dont il se plaisait Ă  signer tous ses ouvrages. Si obscures que soient pour nous ses doctrines (et nous pouvons affirmer qu’elles ne l’étaient pas moins pour ses contemporains), il les a vues, de son vivant, devenir un objet de graves mĂ©ditations, et lui sus-citer, en France, en Allemagne, en suisse, des disciples pleins de ferveur. Au moment oĂč Ă©clatait la RĂ©volution française, son nom Ă©tait si cĂ©lĂšbre et si respectĂ©, que l’AssemblĂ©e constituante, en 1791, le prĂ©sentait SieyĂšs, Condorcet, Bernardin de Saint-Pierre et Berquin comme un des hommes parmi lesquels devait ĂȘtre choisi le prĂ©-cepteur du jeune dauphin. On se disputait sa personne dans les plus Ă©lĂ©gants salons ; ceux qui ne pouvaient le lire Ă©taient jaloux de l’entendre, et le charme de sa conversation effaçait pour lui toutes les distances. Il a vĂ©-cu dans la familiaritĂ© de la duchesse de bourbon, de la marĂ©chale de Noailles, de la marquise de Coislin, du duc de Richelieu, du duc de Bouillon, du duc de Lauzun ; il Ă©tait l’hĂŽte et le commensal du prince de Galitzin, de lord Hereford, du cardinal de Bernis ; il a connu le chevalier de Boufflers, le duc d’OrlĂ©ans, devenu plus tard Philippe-ÉgalitĂ©, Bailly, Lalande, Bernardin de Saint-Pierre. Il a soutenu, dans une assemblĂ©e de deux mille personnes, une discussion brillante contre Garat, l’ancien ministre de la convention, nommĂ© professeur d’analyse de l’entendement dans les Ă©coles normales. AprĂšs s’ĂȘtre atti-rĂ©, dans sa jeunesse, les sarcasmes de Voltaire, il n’a pu Ă©viter, sur la fin de sa vie, ceux de Chateaubriand, qu’il a aimĂ© et admirĂ©. Enfin c’est dans ses Ă©crits et principale-ment dans ses Ă©crits politiques, que l’auteur des ConsidĂ©-rations de la RĂ©volution française et des SoirĂ©es de Saint-PĂ©tersbourg a trouvĂ© les fondements de son systĂšme.

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Aussi, les apologistes, les critiques et les biographes ne lui ont pas manquĂ© aprĂšs sa mort. Sans parler de Gence, qui Ă©tait un des siens, qui appartenait Ă  sa famille spirituelle, et qui, ayant vĂ©cu dans son intimitĂ©, a pu nous laisser, dans la Biographie universelle, un rĂ©cit exact de sa vie, madame de StaĂ«l, en Ă©tudiant l’Allemagne, y a rencontrĂ© les traces encore vivantes de son influence. Par le coup mortel qu’il a portĂ©, longtemps avant Royer-Collard, Ă  la domination de l’école de Condillac, et la lutte qu’il a soutenue toute sa vie contre le matĂ©rialisme du XVIIIe siĂšcle, il a imposĂ© Ă  un illustre historien de la philo-sophie, le souvenir de son nom et de ses Ă©crits. Il a forcĂ©, sinon par la justice, du moins par la reconnaissance, le plus implacable ennemi de toute libre-pensĂ©e, le comte Joseph de Maistre, Ă  rendre hommage Ă  son caractĂšre et Ă  son talent. M. Sainte-Beuve lui a donnĂ© une place hono-rable dans sa galerie1. Sans se risquer avec lui dans les voies souterraines qu’il aimait Ă  parcourir, il a fait revivre Ă  nos yeux, dans une fine peinture, la grĂące de l’écrivain, les dĂ©licatesses de l’homme. Un critique religieux, chez qui l’ardeur de la foi sait toujours se concilier avec la bienveillance et la justice, M. Moreau, l’a considĂ©rĂ© sous un autre point de vue. Tout en recueillant sur sa vie des renseignements jusque-lĂ  restĂ©s ignorĂ©s, et sans nĂ©gliger ses opinions purement philosophiques, il s’est proposĂ© pour but de signaler les points sur lesquels son libre chris-tianisme est souvent en dĂ©saccord et mĂȘme opposition avec l’orthodoxie catholique2. Un philosophe, qui est en mĂȘme temps un Ă©lĂ©gant Ă©crivain, M. Caro, dans une thĂšse substantielle3, a voulu nous offrir la synthĂšse de ses idĂ©es tant philosophiques que religieuses, en les compa-rant avec les idĂ©es analogues des mystiques antĂ©rieurs ou contemporains. Enfin, d’autres, par des extraits choisis avec art ou qui rĂ©pondaient Ă  leurs propres sentiments, se sont bornĂ©s Ă  mettre sous nos yeux les Ă©lĂ©ments les plus prĂ©cieux de sa doctrine et comme la fleur de ses pensĂ©es.

Quoiqu’il n’y ait pas plus de soixante ans que Saint-Martin est mort, et que, selon toute vraisemblance, il sub-siste encore parmi nous, dans l’ombre de quelque loge, 1 Causeries du lundi, t. X, p. 190-225. 2 RĂ©flexions sur les idĂ©es de Louis-Claude de Saint-Martin, le ThĂ©oso-phe, par L. Moreau, un vol. grand in-18, Paris, 1850. 3 Essai sur la vie et les doctrines de Saint-Martin, le Philosophe incon-nu, in-8°, Paris, 1852.

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des dĂ©bris vivants de son Ă©cole, les diffĂ©rentes Ă©tudes dont il a Ă©tĂ© l’objet sont toutes, pour un certain cotĂ©, plus ou moins incomplĂštes. Elles ont laissĂ© subsister, dans sa vie et dans son systĂšme, un assez grand nombre de points obscurs, qui rĂ©clamaient depuis longtemps d’autres informations. Par exemple, que savions-nous de MartinĂšs Pasqually, ce mystĂ©rieux personnage venu on ne sait d’oĂč, qu’on rencontre partout et qu’on ne peut saisir nulle part, qui disparaĂźt un jour subitement comme il Ă©tait ve-nu, allant chercher au loin une fin restĂ©e inexpliquĂ©e, comme sa vie, aprĂšs avoir exercĂ© sur l’esprit de Saint-Martin une dĂ©cisive influence ? Quelle fut au juste sa doc-trine ? À quelle source l’avait-il puisĂ©e ? À quel point le Philosophe inconnu y est-il demeurĂ© fidĂšle ? Quels rap-ports celui-ci avait-il conservĂ© avec ceux qui ont Ă©tĂ© nour-ris du mĂȘme pain spirituel ? Par quel motif ou par l’intervention de quelle puissance a-t-il abandonnĂ© son premier maĂźtre pour se plonger, vers la fin de sa carriĂšre, dans les sombres abĂźmes de Jacob Boehme ?

Ces questions et plusieurs autres, qui ne manqueront pas de se prĂ©senter sur notre chemin, trouvent leur solu-tion dans le travail que M. Matter a publiĂ©, il y a trois ans-4. « Une rare bonne fortune, dit-il5 a fait tomber entre nos mains, dans un voyage Ă  l’étranger, les deux petits volu-mes manuscrits du traitĂ© de don MartinĂšs, De la rĂ©intĂ©-gration, dont je ne connais que deux exemplaires, l’un en France, l’autre dans la Suisse française. » M. Matter a aussi mis Ă  profit, avant qu’elle fut publiĂ©e par MM. Schauer et Chuquet, la curieuse correspondance de Saint-Martin avec le baron de Liebisdorf6, et une foule de lettres restĂ©es inĂ©dites de Divonne, de Maubach, de Ma-dame de BƓcklin, tous les trois unis de cƓur et d’intelligence avec l’illustre illuminĂ©, surtout la derniĂšre, objet d’une amitiĂ© passionnĂ©e, et qui a Ă©tĂ© pour lui, dans les voies du mysticisme germanique, ce que BĂ©atrice a Ă©tĂ© pour Dante dans le troisiĂšme acte de la Divine ComĂ©-die. Ajoutons que M. Matter Ă©tait prĂ©parĂ© depuis long-temps Ă  l’Ɠuvre qu’il vient d’accomplir. Historien du

4 Saint-Martin, le Philosophe inconnu, sa vie et ses Ă©crits, son maĂźtre MartinĂšs et leur groupes, d’aprĂšs des documents inĂ©dits, par M. Mat-ter, Paris, chez Didier, 1862 5 PrĂ©face, p. VIII-IX. 6 La correspondance inĂ©dite de L.C. de Saint-Martin, dit le Philosophe inconnu, et Kirchberger, baron de Liebisdorf, ouvrage recueilli et pu-bliĂ© par L. Schauer et Alph. Chuquet, grand in-18. Paris, 1862.

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gnosticisme et de l’école d’Alexandrie, c’est-Ă -dire du mysticisme ancien, profondĂ©ment versĂ© dans la connais-sance des hĂ©rĂ©sies chrĂ©tiennes du moyen Ăąge, il semblait naturellement dĂ©signĂ© pour Ă©crire l’histoire du mysticisme moderne. La mort ne lui a pas permis. Cette Ă©tude sur Saint-Martin n’est guĂšre que la premiĂšre page du livre sur lequel il avait recueilli tant de prĂ©cieux matĂ©riaux. Cette page, quelle que soit la destinĂ©e de celles qu’elle nous annonce, fait le plus grand honneur Ă  la mĂ©moire de M. Matter. Il a produit des ouvrages plus Ă©rudits et plus pro-fonds ; il n’a rien Ă©crit de plus complet, de plus clair, de plus attachant.

Pour se faire une idĂ©e du rĂŽle que joue Saint-Martin dans l’histoire du mysticisme, il faut savoir quel est celui du mysticisme lui-mĂȘme dans l’histoire de la religion et de la philosophie. On peut dire que la religion est au mysti-cisme ce que l’amour rĂ©glĂ© par le mariage est Ă  l’amour libre et passionnĂ©. AssurĂ©ment le mariage a Ă©tĂ© calomniĂ© par la comĂ©die et la satire. Le mariage n’exclut pas l’amour ; il le suppose, au contraire, et ne peut se com-prendre sans lui. Mais il lui impose des rĂšgles et des de-voirs ; il le place sous l’autoritĂ© des lois, et ne lui permet pas de s’écarter des conditions sur lesquelles repose l’ordre social. Telle est prĂ©cisĂ©ment l’action de la religion sur l’amour divin, et, par la suite, sur tous les actes et toutes les pensĂ©es dont se compose le commerce de l’ñme avec l’infini. Elle ne permet pas que, dans les Ă©lans mĂȘmes de la foi la plus exaltĂ©e, on s’éloigne de ses dog-mes, de ses traditions, de sa discipline, ni qu’on les mani-feste autrement que sous les formes qu’elle a consacrĂ©es. Elle est insĂ©parable d’une sociĂ©tĂ© spirituelle qui a, comme la sociĂ©tĂ© civile, son gouvernement, son organisation, sa lĂ©gislation. Le mysticisme n’admet rien de tout cela, quoi-qu’il y ait nĂ©cessairement un fonds mystique dans la reli-gion mĂȘme. Le mysticisme, comme la passion, comme l’amour humain quand il a envahi tout notre ĂȘtre, ne connaĂźt ni rĂšgle, ni frein, ni limite. L’autoritĂ© est pour lui un vain mot ; la tradition et les textes, quand il daigne les accepter, se changent, sous son regard, en symboles et en figures, comme certains corps, touchĂ©s par le feu, se changent en vapeur. Il va tout droit Ă  l’objet aimĂ©, c’est-Ă -dire Dieu. C’est lui seul qu’il cherche, lui seul qu’il aper-çoit dans la nature et dans l’ñme, et il ne s’arrĂȘte qu’aprĂšs avoir tout absorbĂ© et quand il s’est lui-mĂȘme

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abĂźmĂ© en lui. De lĂ  l’affinitĂ© qu’on a toujours remarquĂ©e entre le mysticisme et le panthĂ©isme.

Essentiellement diffĂ©rent de la religion, le mysticisme ne se distingue pas moins de la philosophie. La philoso-phie, c’est la raison dans la pleine possession d’elle-mĂȘme. Elle ne se rend qu’à la lumiĂšre de l’évidence ou Ă  la force irrĂ©sistible des dĂ©monstrations. Il lui faut des principes d’une autoritĂ© naturelle et universelle, des faits rĂ©flĂ©chis par toutes les consciences, des raisonnements Ă  l’abri de toute objection. Je n’affirme pas que ce but soit toujours atteint par la philosophie ; je dis que la philoso-phie le poursuit sans relĂąche, et qu’elle ne saurait y re-noncer sans donner gain de cause Ă  ceux qui prĂ©tendent qu’elle n’existe pas. Le mysticisme ne se propose rien de pareil. Le mysticisme, c’est la passion, et la passion Ă  be-soin de contempler, d’admirer, de croire Ă  la perfection et Ă  la possession de l’objet aimĂ© ; elle ne raisonne pas. Elle observe, et quelquefois avec beaucoup de finesse, mais seulement ce qui la flatte ou la contrarie, ce qui, en l’exaltant par la rĂ©sistance ou par la satisfaction, lui tient lieu d’aliment. Loin de chercher l’universalitĂ© dans les principes et dans les faits, elle ramĂšne tout Ă  une expĂ©-rience non seulement personnelle, mais exceptionnelle. « J’ai dit quelquefois, Ă©crit Saint-Martin7, que Dieu Ă©tait ma passion. J’aurais pu dire, avec plus de justice, que c’est moi qui Ă©tais la sienne, par les soins continus qu’il m’a prodiguĂ©s et par ses opiniĂątres bontĂ©s pour moi, mal-grĂ© toutes mes ingratitudes ; car, s’il m’avait traitĂ© comme je le mĂ©ritais, il ne m’aurait seulement pas regar-dĂ©. » Presque tous les grands mystiques se sont bercĂ©s de cette illusion.

Le mysticisme n’est pas une effervescence passagĂšre qu’on remarque seulement de loin en loin dans les quel-ques natures privilĂ©giĂ©es. Il a ses racines dans les profon-deurs de l’ñme humaine ; on le voit Ă©clore dans toutes les races, sous l’empire des croyances et des civilisations les plus opposĂ©es, pourvu que le mouvement gĂ©nĂ©ral d’oĂč dĂ©pend la durĂ©e des sociĂ©tĂ©s et des peuples lui laisse le temps de paraĂźtre au jour. Il appartient Ă©galement Ă  l’Inde brahmanique et bouddhiste, Ă  la Chine convertie au culte de FĂŽ et Ă  la doctrine de Lao-tseu, Ă  la GrĂšce paĂŻenne, lorsqu’elle mĂȘle aux enseignements de Platon les inspirations de l’Orient, Ă  la JudĂ©e attentive aux mystĂšres 7 Portrait historique, n° 901, dans le t. I des ƒuvres posthumes.

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de la kabbale, et aux nations chrĂ©tiennes de l’Occident. Il sait se faire sa place dans la religion comme dans la phi-losophie, quoiqu’il diffĂšre essentiellement de toutes deux. Les siĂšcles de foi et d’incrĂ©dulitĂ©, de soumission et de li-bre examen, de ferveur catholique et de propagande pro-testante, ne lui sont pas plus Ă©trangers les uns que les autres. Mais c’est aux Ă©poques de dĂ©composition et de rĂ©volution gĂ©nĂ©rale, quand l’ñme ne sait plus oĂč se repo-ser, quand toutes les idĂ©es et toutes les croyances sont mises en question, quand la philosophie, la religion et la sociĂ©tĂ© elle-mĂȘme, Ă©branlĂ©es dans leurs fondements, re-mises au creuset pour ĂȘtre purifiĂ©es, n’offrent plus aucun abri aux cƓurs timides et pacifiques, c’est dans les temps qui prĂ©parent la tourmente rĂ©volutionnaire, dans ceux qui prĂ©cĂ©dent et qui suivent la naissance du christianisme, qu’il se dĂ©ploie avec une vigueur particuliĂšre, avec une variĂ©tĂ© de formes presque infinie, et que son action Ă  le plus d’étendue.

On ne se figure pas tout ce que le XVIIIe siĂšcle a vu s’élever en Europe de sanctuaires mystiques, dont chacun avait son grand prĂȘtre et son culte sĂ©parĂ©. On distinguait l’école de Lyon, fondĂ©e et gouvernĂ©e par Cagliostro ; celle d’Avignon, qui fut plus tard transportĂ©e Ă  Rome ; celle de Zurich, suspendue aux lĂšvres Ă©loquentes de Lavater ; celle de Copenhague ou du Nord, qui ne jurait que par le nom de Swedenborg ; celle de Strasbourg, uniquement nourrie des Ă©crits de Jacob Boehme ; celle de Bordeaux, attentive aux oracles de MartinĂšs Pasqually ; celle des PhilalĂšthes de Paris, qui cherchant sa voie entre MartinĂšs et Swedenborg, empruntait Ă©galement ses aspirations Ă  l’un ou Ă  l’autre. Au sein mĂȘme de la Terreur, Ă©tait venue Ă©clater l’aventure de Dom Gerle et de Catherine ThĂ©ot ; le mysticisme avait tissĂ© sa toile autour de l’échafaud, et, quelques annĂ©es auparavant, le mesmĂ©risme donnait le vertige Ă  toute la France. De tous les chefs de secte que je viens de citer, MartinĂšs Pasqually n’est pas celui qui a jetĂ© le plus d’éclat, mais c’est celui qui a laissĂ© les traces les plus profondes ; c’est lui principalement qui a crĂ©Ă© Saint-Martin.

Le nuage qui enveloppe sa vie n’est pas complĂšte-ment dissipĂ© par le livre de M. Matter, ni mĂȘme par les documents inĂ©dits que M. Matter a eu la libĂ©ralitĂ© de met-tre Ă  ma disposition. Nous savons qu’il Ă©tait le fils d’un israĂ©lite portugais, qui est venu, on ignore Ă  quelle date

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et pour quel motif, s’établir Ă  Grenoble. Je suis assez por-tĂ© Ă  supposer qu’à l’exemple de ses coreligionnaires res-tĂ©s en Portugal aprĂšs les Ă©dits de bannissement rendus contre eux, il professait extĂ©rieurement le catholicisme, tout en restant juif dans son intĂ©rieur. C’est ainsi qu’on s’explique l’isolement dans lequel il Ă©leva son fils, et qui ne lui permit qu’à un Ăąge assez avancĂ©, d’apprendre la langue de sa nouvelle patrie, et encore de l’apprendre d’une maniĂšre assez imparfaite. C’est ainsi qu’on peut Ă©galement se rendre compte de la maniĂšre judaĂŻque, toute kabbalistique, dont il entendait les dogmes du chris-tianisme ; car, j’en demande pardon Ă  M. Matter, il m’est impossible de ne pas reconnaĂźtre les Ă©lĂ©ments essentiels de la kabbale dans la doctrine enseignĂ©e plus tard par MartinĂšs Pasqually ; et la forme mĂȘme sous laquelle il l’a dĂ©veloppĂ© dans son traitĂ© De la rĂ©intĂ©gration, ces dis-cours placĂ©s dans la bouche des principaux personnages de l’Ancien Testament, ne sont qu’une imitation des mi-draschim ou commentaires allĂ©goriques et mystiques de l’Écriture sainte, par les plus anciens docteurs de la syna-gogue. Il faut remarquer d’ailleurs que les principaux kabbalistes Ă©taient d’origine espagnole, et que leurs tradi-tions secrĂštes se prĂȘtaient Ă  merveille au mystĂšre qui de-vait envelopper la vie et la pensĂ©e de ces tristes victimes de l’inquisition, obligĂ©es, pour sauver leurs tĂȘtes, de dis-simuler leur foi.

Je ne puis donc partager l’opinion commune qui fait de MartinĂšs Pasqually un israĂ©lite converti au catholi-cisme ; on n’a jamais citĂ© un seul fait qui dĂ©montre cette prĂ©tendue conversion ; il n’a jamais prononcĂ© ni Ă©crit un seul mot qu’on puisse interprĂ©ter comme une profession de foi catholique. Toute sa vie se passe Ă  l’ombre des lo-ges ou associations secrĂštes fondĂ©es dans l’intĂ©rĂȘt d’un mysticisme libre. Il s’y prĂ©sente, non comme un disciple, mais comme un maĂźtre, qui a sa provision de vĂ©ritĂ©s toute faite, et qui la tient de plus haut. Il y apporte des projets de conciliation, de fusion, et sans doute aussi de domina-tion personnelle. Telle est la cause de ses courtes et mys-tĂ©rieuses apparitions, tantĂŽt Ă  Paris, tantĂŽt Ă  Lyon, tantĂŽt Ă  Bordeaux. À ces tentatives gĂ©nĂ©rales, il joignait, Ă  l’occasion, la propagande individuelle : car il avait son cĂ©-nacle particulier, qui, sans ĂȘtre assez nombreux pour for-mer une secte, Ă©tait initiĂ© directement Ă  sa pensĂ©e. L’abbĂ© FourniĂ©, un de ces Ă©lus, nous raconte de quelle

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maniĂšre il abordait ceux qu’il jugeait dignes de ses soins. Une fois assurĂ© qu’il avait gagnĂ© leur confiance ou frappĂ© leur imagination : « Vous devriez, leur disait-il, venir nous voir ; nous sommes de braves gens. Vous ouvrirez un li-vre, vous regarderez au premier feuillet, au centre et Ă  la fin, lisant seulement quelques mots, et vous saurez tout ce qu’il contient. Vous voyez marcher toutes de sortes de gens dans la rue ; eh bien, ces gens-lĂ  ne savent pas pourquoi ils marchent, mais vous, vous le saurez.»

MartinĂšs Pasqually n’atteignit pas le but qu’il poursui-vait. Au lieu de devenir, comme il l’avait rĂȘvĂ©, l’hiĂ©rophante suprĂȘme de toutes les sociĂ©tĂ©s mystiques de la France et peut-ĂȘtre de l’Europe, il ne vit jamais autour de lui qu’en petit nombre d’adeptes, qu’on a appelĂ©s Ă  tort la secte des MartinĂ©zistes ; car ils n’ont jamais eu en-tre eux une assez grande conformitĂ© de pensĂ©es ni des relations assez suivies pour constituer une loge distincte. DĂ©couragĂ© ou rĂ©signĂ©, et n’aspirant plus qu’à l’obscuritĂ© et au repos, MartinĂšs disparut un jour du milieu de des amis, et l’on apprit qu’il Ă©tait mort Ă  Port-au-Prince, en 1779.

Pour exposer son systĂšme, il faudrait avoir sous les yeux le document prĂ©cieux dont M. Matter a Ă©tĂ© l’heureux possesseur, le TraitĂ© sur la rĂ©intĂ©gration des ĂȘtres dans leurs premiĂšres propriĂ©tĂ©s, vertus et puissances spirituel-les et divines. C’est le vĂ©ritable titre de l’ouvrage de Mar-tinĂšs. J’espĂšre bien que les hĂ©ritiers de M. Matter le publieront quelque jour ; je les en conjure au nom de la philosophie et dans l’intĂ©rĂȘt d’une renommĂ©e qui doit leur ĂȘtre chĂšre ; ce sera un des plus grands services qui au-ront Ă©tĂ© rendus Ă  l’histoire du mysticisme, et particuliĂš-rement du mysticisme au XVIIIe siĂšcle. Mais, en attendant, l’analyse que nous possĂ©dons dĂšs aujourd’hui de ce sin-gulier livre nous permet d’en reconnaĂźtre l’esprit et l’origine. Il dĂ©coule tout entier du principe kabbalistique de l’émanation, conservĂ© par Saint-Martin comme la par-tie la plus prĂ©cieuse de l’enseignement de son premier maĂźtre, celle qui n’était communiquĂ©e qu’aux disciples les plus avancĂ©s et les plus pĂ©nĂ©trants8. Au principe de l’émanation vient se rattacher le dogme de la chute, en-tendu dans un sens qui le distingue du dogme chrĂ©tien et le fait rentrer dans le systĂšme mĂ©taphysique du Zohar.

8 Correspondance avec le baron de Liebisdorf, p. 15 de l’édition de M. Schauer ; M. Matter, Saint-Martin, p. 25.

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Selon la doctrine de MartinĂšs Pasqually, l’homme n’est pas le seul ĂȘtre qui porte en lui les traces et qui subisse les consĂ©quences d’une dĂ©faillance premiĂšre ; tous les ĂȘtres sont tombĂ©s comme lui ; ceux qui peuplent le ciel ou qui entourent le trĂŽne de l’éternitĂ©, comme ceux qui sont exilĂ©s sur cette terre ; tous sentent avec douleur le mal qui les tient Ă©loignĂ©s de leur source divine, en atten-dant impatiemment le jour de la rĂ©intĂ©gration. Rien n’est plus facile Ă  comprendre ; car, avec le principe de l’émanation, la seule naissance des intelligences finies est une dĂ©cadence, puisqu’elle les Ă©loigne de l’intelligence in-finie, de l’existence souveraine et parfaite avec laquelle elles Ă©taient primitivement confondues.

Le traitĂ© de MartinĂšs, comme nous l’apprend M. Mat-ter, s’étant arrĂȘtĂ© prĂ©cisĂ©ment Ă  la venue de JĂ©sus-Christ, nous ne savons pas par lui-mĂȘme de quelle maniĂšre il ex-pliquait la rĂ©habilitation ; mais nous pouvons nous en faire une idĂ©e d’aprĂšs le tĂ©moignage de l’abbĂ© FourniĂ©, incapable de rien ajouter de son propre fonds Ă  la doc-trine qu’il avait reçue. Or voici ce que l’abbĂ© FourniĂ© nous assure avoir entendu de la bouche de Pasqually :

« Chacun de nous, en marchant sur ses traces, peut s’élever au degrĂ© oĂč est parvenu JĂ©sus-Christ. C’est pour avoir fait la volontĂ© de Dieu que JĂ©sus-Christ, revĂȘtu de la nature humaine, est devenu le Fils de Dieu, Dieu lui-mĂȘme. En imitant son exemple ou en conformant notre volontĂ© Ă  la volontĂ© divine, nous entrerons comme lui dans l’union Ă©ternelle de Dieu. Nous nous viderons de l’esprit de Satan pour nous pĂ©nĂ©trer de l’esprit divin ; nous deviendrons un comme Dieu est un, et nous serons consommĂ©s en l’unitĂ© Ă©ternelle de Dieu le PĂšre, de Dieu le fils et de Dieu le Saint-Esprit, consĂ©quemment consom-mĂ©s dans la jouissance des dĂ©lices Ă©ternelles et divi-nes9. »

Tous les mystiques, sous une forme ou sous une au-tre, ont eu la mĂȘme pensĂ©e ; mais ici elle se prĂ©sente comme une suite nĂ©cessaire des deux principes prĂ©cĂ©-dents. Certainement, si toute existence renfermĂ©e dans ce monde est une Ă©manation, et si toute Ă©manation est une dĂ©chĂ©ance ; c’est-Ă -dire un amoindrissement de la substance infinie, il faut chercher notre rĂ©habilitation dans l’anĂ©antissement des limites qui dĂ©terminent notre ĂȘtre,

9 Voyez M. Matter, ouvrage cité, p. 35-37.

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dans la destruction de notre conscience et de notre volon-tĂ© individuelle, dans le retour de notre Ăąme au sein de l’esprit universel. La preuve que MartinĂšs, en comprenant de cette façon la rĂ©paration de la premiĂšre faute, ne cĂ©-dait pas simplement Ă  la pente gĂ©nĂ©rale du mysticisme, mais Ă  une tradition positive, hĂ©rĂ©ditaire dans sa race, c’est que la rĂ©intĂ©gration, selon lui, ne s’arrĂȘte pas Ă  l’homme ; elle s’étendra Ă  toute la nature, et jusqu’au principe mĂȘme du mal, Ă  cette puissance indĂ©finie que nous appelons l’Esprit des tĂ©nĂšbres. « MartinĂšs Pasqually, dit Saint-Martin10, avait la clef active de tout ce que notre cher Boehme expose dans ses thĂ©ories ; mais il ne nous croyait pas en Ă©tat de porter ces hautes vĂ©ritĂ©s. Il avait aussi des points que notre ami Boehme ou n’a pas connus ou n’a pas voulu montrer, tels que la rĂ©sipiscence de l’ĂȘtre pervers, Ă  laquelle le premier homme11 aurait Ă©tĂ© chargĂ© de travailler. » La rĂ©sipiscence de l’esprit pervers est Ă  la fois un dogme persan et une idĂ©e kabbalistique. Mais, si l’on songe que le Zend-Avesta n’a Ă©tĂ© publiĂ© qu’en 1771, Ă  une Ă©poque oĂč MartinĂšs Ă©tait retirĂ© de la scĂšne du monde, et que, d’ailleurs, ce chef d’école est restĂ© toute sa vie complĂštement Ă©tranger au mouvement scientifique de son temps, il faut bien admettre l’intervention de la kabbale.

Avec ces doctrines seules, MartinĂšs n’aurait Ă©tĂ© qu’un mĂ©taphysicien ou un mystique spĂ©culatif ; mais nous sa-vons qu’il Ă©tait quelque chose de plus. À l’Ɠuvre pure-ment spirituelle de la parole, il joignait les actes matĂ©riels de la thĂ©urgie. Reconnaissant entre l’homme et le principe absolu des ĂȘtres une foule d’existences intermĂ©diaires, spirituelles comme notre Ăąme, mais dĂ©chues comme elle, quoique restĂ©es en possession des facultĂ©s supĂ©rieures, il pensait qu’il y avait des moyens de les intĂ©resser Ă  notre rĂ©gĂ©nĂ©ration, Ă©troitement unie Ă  la leur, et de les mettre en communication avec nous, de nous placer sous leur tu-telle, d’en obtenir les secours ou les lumiĂšres indispensa-bles Ă  notre faiblesse. Ainsi s’expliquent les noms de majeur et de mineur appliquĂ©s, le premier aux esprits cĂ©-lestes, le second Ă  l’ñme humaine. Quant aux moyens employĂ©s par MartinĂšs Pasqually pour amener les rela-tions qu’il dĂ©sirait, et auxquelles sans aucun doute, il

10 Corresp. inĂ©dite, p. 272. 11 TrĂšs certainement l’Adam Kadmon ; car telle est la traduction littĂ©-rale de ces deux mots hĂ©breux.

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croyait sincĂšrement, aucun de ses disciples ne s’est cru permis de les dĂ©voiler ; mais une parole de Saint-Martin peut nous tenir lieu de tout autre renseignement. Comme il assistait un jour Ă  ces opĂ©rations, probablement des ac-tes d’évocation prĂ©cĂ©dĂ©s de grands prĂ©paratifs, il lui arri-va de s’écrier : « Comment, maĂźtre, il faut tout cela pour le bon Dieu12 ? » Et le maĂźtre rĂ©pondait : « Il faut bien se contenter de ce que l’on a. » Cela voulait dire, si nous en croyons l’auteur de l’Homme de dĂ©sir, que, ne pouvant atteindre directement, d’un premier Ă©lan de mĂ©ditation et d’amour, jusqu’à la source de toute grĂące et de toute rĂ©-habilitation, jusqu’au RĂ©parateur, jusqu’au Verbe, jusqu’à l’Adam Kadmon, ou, comme Saint-Martin se plait Ă  l’appeler plus souvent, jusqu’à la Cause active et intelli-gente, nous devons nous adresser Ă  des puissances infĂ©-rieures et leur parler la langue qu’elles comprennent. Tout cet appareil extĂ©rieur n’était donc, pour parler comme Saint-Martin, que du remplacement, c’est-Ă -dire une sim-ple prĂ©paration Ă  des voies plus hautes et plus pures, que le mystĂ©rieux Portugais n’ouvrait qu’à demi Ă  de rares adeptes.

Saint-Martin tĂ©moigne aussi de la puissance qu’il dĂ©-ployait dans cette Ɠuvre Ă©trange, ou des effets qu’il pro-duisait sur l’imagination et les sens des assistants. « Je ne vous cacherai point, Ă©crit le Philosophe inconnu Ă  son cor-respondant de Morat, je ne vous cacherai point que, dans l’école oĂč j’ai passĂ©, il y a plus de vingt-cinq ans, les communications de tout genre Ă©taient nombreuses et frĂ©-quentes, que j’en ai eu ma part comme tous les autres, et que, dans cette part, tous les signes indicatifs du RĂ©para-teur Ă©taient compris13. »

Ces communications, il ne faut pas s’y tromper, c’étaient des apparitions, des manifestations sensibles, ce que Saint-Martin appelle ailleurs14, avec plus d’énergie, « du physique ». Les rĂ©cits de l’abbĂ© FourniĂ© ne laissent subsister Ă  ce sujet aucun doute. Il nous apprend, sur la foi de sa propre expĂ©rience, que MartinĂšs avait le don de confirmer (c’est le mot consacrĂ© dans l’école), de confir-mer ses enseignements par des lumiĂšres d’en haut, des 12 Corresp. inĂ©dite, lettre IV, p. 15. À ces paroles, dont l’authenticitĂ© ne peut guĂšre ĂȘtre contestĂ©e, nous ne savons pas pourquoi M. Matter Ă  substituĂ© celles-ci : « Eh quoi, maĂźtre, faut-il tant de choses pour prier Dieu ? » (Saint-Martin, p. 20.) 13 Corresp. inĂ©dite, lettre XIX, p. 62. 14 Ibid., p. 75.

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visions extĂ©rieures, d’abord vagues et rapides comme l’éclair, ensuite de plus en plus distinctes et prolongĂ©es15. Cette puissance, il l’aurait conservĂ©e mĂȘme aprĂšs sa mort, si nous en croyons l’auteur que je viens de citer : « Un jour, dit l’abbĂ© FourniĂ©, que j’étais prosternĂ© dans ma chambre, criant Ă  Dieu de me secourir, j’entendis tout Ă  coup la voix de M. de Pasqually, mon directeur, qui Ă©tait corporellement mort depuis plus de deux ans, et qui par-lait distinctement en dehors de ma chambre, dont la porte Ă©tait fermĂ©e, ainsi que les fenĂȘtres et les volets. Je re-garde du cotĂ© d’oĂč venait cette voix, c’est-Ă -dire du cĂŽtĂ© d’un grand jardin attenant Ă  la maison, et aussitĂŽt je vois de mes yeux M. de Pasqually, qui se met Ă  me parler, et avec lui, mon pĂšre et ma mĂšre, qui Ă©taient aussi tous les deux corporellement morts. Dieu sait quelle terrible nuit je passai ! Je fus, entre autres choses, lĂ©gĂšrement frappĂ© sur mon Ăąme par une main qui la frappa au travers de mon corps, me laissant une immense impression de dou-leur que le langage humain ne peut exprimer, et qui me parut moins tenir au temps qu’à l’éternitĂ©. O mon Dieu ! si c’est votre volontĂ©, faites que je ne sois plus jamais frappĂ© de la sorte ! car ce coup a Ă©tĂ© si terrible, que, quoique vingt-cinq ans se soient Ă©coulĂ©s depuis, je don-nerais de bon cƓur tout l’univers, tous ses plaisirs et toute sa gloire, avec l’assurance d’en jouir pendant une vie de mille milliards d’annĂ©es, pour Ă©viter d’ĂȘtre ainsi frappĂ© de nouveau seulement une seule fois16. »

Il y a, dans cette narration Ă©trange, dont la bonne foi ne peut d’ailleurs ĂȘtre mise en question, des faits qui ap-partiennent plus Ă  la physiologie et Ă  la pathologie qu’à une Ă©tude philosophique du mysticisme ; mais il est im-possible de n’y pas reconnaĂźtre les effets d’une Ăąme for-tement prĂ©venue, les effets de la foi sur l’imagination, la sensibilitĂ© et la perception elle-mĂȘme. Elle nous montre aussi ce que peut la volontĂ©, la conviction, l’autoritĂ© d’un homme supĂ©rieur sur ceux qui vivent habituellement dans son commerce. Elle nous fournit un nouvel argument contre cette critique superficielle et surannĂ©e qui n’admet dans l’histoire du mysticisme que des charlatans et des dupes. 15 Voir dans le livre publiĂ© par l’abbĂ© FourniĂ©, sous ce titre : Ce que nous avons Ă©tĂ©, ce que nous sommes et ce que nous deviendrons (Londres, 1801), et les extraits qu’en donne M. Matter, Saint-Martin, p. 42-53. 16 Matter, ubi supra, p. 43-44.

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L’abbĂ© FourniĂ© ne s’arrĂȘte pas lĂ . AprĂšs les Ă©clairs passagers et les visions qui reprĂ©sentent les crĂ©atures humaines, viennent des apparitions d’un ordre plus Ă©le-vĂ© : d’abord « un Être qui n’est pas du genre des hom-mes » (c’est l’abbĂ© FourniĂ© qui s’exprime ainsi) ; puis le Christ sous sa forme terrestre, crucifiĂ© sur l’arbre de la croix, ou sortant plein de vie du sein de la tombe ; enfin, le Sauveur des hommes dans toute sa gloire, triomphant du monde, de Satan et de ses pompes. On n’aura pas de peine Ă  reconnaĂźtre ici ces communications successives dont parle Saint-Martin, rĂ©parties suivant le rang ou sui-vant les forces de chaque initiĂ©, et dans lesquelles Ă©taient toujours compris les signes indicatifs du RĂ©dempteur. Ce n’est qu’aprĂšs avoir parcouru la sĂ©rie entiĂšre des signes qu’on Ă©tait admis en prĂ©sence de la rĂ©alitĂ© ou du RĂ©para-teur lui-mĂȘme, du Verbe, de la Cause active et intelli-gente. Évidemment, cette initiation suprĂȘme devait ĂȘtre purement intellectuelle. Mais une rumeur Ă©trange circulait dans les loges. On attribuait Ă  MartinĂšs Pasqually le pou-voir surnaturel de procurer Ă  ses disciples la connaissance physique, c’est-Ă -dire la vision du Verbe divin, et l’on ci-tait comme exemple le comte d’Hauterive. Voici, en effet, ce qu’on racontait de ce personnage. Nous laissons la pa-role au correspondant de Saint-Martin, le baron de Liebis-dorf, en priant le lecteur de se souvenir que c’est un Suisse qui a Ă©crit notre langue :

« L’école par laquelle vous avez passĂ© pendant votre jeunesse me rappelle une conversation que j’ai eue, il y a deux ans17, avec une personne qui venait d’Angleterre, et qui avait des relations avec un Français habitant ce pays, nommĂ© M. d’Hauterive. Ce M. d’Hauterive, d’aprĂšs ce qu’on me disait, jouissait de la connaissance physique de la Cause active et intelligente ; qu’il y parvenait Ă  la suite de plusieurs opĂ©rations prĂ©paratoires, et cela pendant les Ă©quinoxes, moyennant une espĂšce de dĂ©sorganisation dans laquelle il voyait son propre corps sans mouvement, comme dĂ©tachĂ© de son Ăąme ; mais que cette dĂ©sorgani-sation Ă©tait dangereuse, Ă  cause des visions, qui ont alors plus de pouvoir sur l’ñme sĂ©parĂ©e de son enveloppe, qui servait de bouclier contre leurs actions. Vous pourriez me dire, par les prĂ©ceptes de votre ancien maĂźtre, si les pro-cĂ©dĂ©s de M. d’Hauterive sont erreur ou vĂ©ritĂ©18. »

17 La lettre de Kirchberger porte la date du 25 juillet 1792. 18 Corresp. inédite, lettre V, p. 19.

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Il est impossible, en lisant ces lignes, de ne pas rap-peler la lĂ©gende qui circulait dans l’antiquitĂ© sur Hermo-time de ClazomĂ©ne. N’est-il pas extraordinaire qu’à vingt-quatre siĂšcles de distance, et sans qu’on puisse accuser personne de plagiat, ni de mauvaise foi, le mĂȘme don merveilleux ait Ă©tĂ© attribuĂ© par la GrĂšce paĂŻenne Ă  un de ses plus anciens et plus obscurs philosophes, et par le mysticisme chrĂ©tien Ă  un gentilhomme français de 1790 ? C’est que le mysticisme, qui est, comme nous l’avons dĂ©jĂ  remarquĂ©, de tous les temps, de toutes les races, de tou-tes les religions, se trouve cependant renfermĂ© comme dans un cercle infranchissable, oĂč il tourne constamment sur lui-mĂȘme sans faire un seul pas en avant. Mais il faut que nous sachions ce que rĂ©pond Saint-Martin Ă  la ques-tion de son ami de Berne. Il connaissait d’Hauterive de-puis de longues annĂ©es, il Ă©tait liĂ© avec lui ; ils s’étaient livrĂ©s ensemble Ă  une suite d’expĂ©riences magnĂ©tiques et thĂ©urgiques. Or Saint-Martin, sans dĂ©mentir complĂšte-ment le fait sur lequel on le prie de s’expliquer, le ramĂšne Ă  des proportions moins fabuleuses.

« Votre question sur M. d’Hauterive, Ă©crit-il19, me force Ă  vous dire qu’il y a quelque chose d’exagĂ©rĂ© dans les rĂ©cits qu’on vous a faits. Il ne se dĂ©pouille pas de son enveloppe corporelle ; tous ceux qui, comme lui, ont joui plus ou moins de faveurs qu’on vous a rapportĂ©es de lui, n’en sont pas sortis non plus. L’ñme ne sort du corps qu’à la mort ; mais, pendant la vie, les facultĂ©s peuvent s’étendre hors de lui et communiquer Ă  leurs correspon-dants extĂ©rieurs sans cesser d’ĂȘtre unies en leur centre, comme nos yeux corporels et tous nos organes corres-pondent Ă  tous les objets qui nous environnent sans ces-ser d’ĂȘtre liĂ©s Ă  leur principe animal, foyer de toutes nos opĂ©rations physiques. Il n’en est pas moins vrai que, si les faits de M. d’Hauterive sont de l’ordre secondaire, ils ne sont que figuratifs relativement au grand Ɠuvre intĂ©-rieur dont nos parlons ; et, s’ils sont de la classe supĂ©-rieure, ils sont le grand Ɠuvre lui-mĂȘme. »

Pour ceux qui ont eu quelque commerce avec Saint-Martin, et qui savent quelle distance il Ă©tablit entre les voies intĂ©rieures et les voies extĂ©rieures, le sens de ces derniĂšres paroles ne peut donner lieu Ă  aucun doute. Les faits de l’ordre secondaire, ce sont les apparitions ou les visions, qui, lorsqu’il s’agit du foyer de la volontĂ© et de la 19 Ibid., lettre X, p. 37.

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conscience divine, ont une valeur purement symbolique. Les faits de la classe supĂ©rieure ou le grand Ɠuvre, c’est l’union spirituelle de l’ñme avec son principe suprĂȘme, c’est l’accomplissement de la fin Ă  laquelle aspire tout mysticisme consĂ©quent.

Nous possĂ©dons maintenant dans ses Ă©lĂ©ments les plus essentiels, la doctrine de MartinĂšs Pasqually. Elle se composait de deux parties trĂšs distinctes : l’une intĂ©-rieure, spĂ©culative, spirituelle, Ă  laquelle se rattachaient d’antiques traditions, si elle n’était tout entiĂšre dans ces traditions mĂȘme ; l’autre extĂ©rieure, pratique, jusqu’à un certain point matĂ©rielle, ou du moins symbolique, qui dĂ©-pendait, comme nous l’apprend Saint-Martin, de tout un systĂšme sur la hiĂ©rarchie des vertus et des puissances ou sur les degrĂ©s du monde spirituel interposĂ©s entre Dieu et l’homme20. Ces deux parties de la doctrine de MartinĂšs,

20 « Si l’énumĂ©ration des puissances et la nĂ©cessitĂ© de les classer est un domaine nouveau pour vous, l’ami B. (BƓhme) vous procurera de grands secours sur ces objets
 L’école par oĂč j’ai passĂ© nous donne aussi, en ce genre, une bonne nomenclature. Il y en a des extraits dans mes ouvrages, et je me contente de rĂ©sumer ici mes idĂ©es sur ces deux nomenclatures. Celle de B. est plus substantielle que la nĂŽ-tre, et elle mĂšne plus directement au but essentiel ; la nĂŽtre est plus brillante et dĂ©taillĂ©e, mais je ne la crois pas aussi profitable, d’autant qu’elle n’est, pour ainsi dire, que la langue du pays qu’il faut conquĂ©-rir, et que ce n’est pas de parler des langues qui doit ĂȘtre l’objet des guerriers, mais bien de soumettre les nations rebelles. Enfin, celle de B. est plus divine, la nĂŽtre est plus spirituelle ; celle de B. peut tout faire pour nous, si nous savons nous identifier avec elle ; la nĂŽtre demande une opĂ©ration pratique et dĂ©cisive qui en rend les fruits plus incertains et peut-ĂȘtre moins durables, c’est-Ă -dire que la nĂŽtre est tournĂ©e vers les opĂ©rations dans lesquelles notre maĂźtre Ă©tait fort, au lieu que celle de B. est entiĂšrement tournĂ©e vers la plĂ©nitude de l’action divine, qui doit tenir en nous la place de l’autre
 » (Corresp. inĂ©dite, lettre VIII, p. 29-30.) Il y a, sans doute, bien des Ă©nigmes dans ce passage ; mais il nous montre clairement, dans MartinĂšs Pasqually, le cĂŽtĂ© thĂ©urgique, l’Ɠuvre des Ă©vocations employĂ©e uni-quement comme moyen d’initiation Ă  un degrĂ© plus Ă©levĂ©, ou, comme Saint-Martin le dit un peu plus loin (page30), comme moyen d’établir, par des preuves sensibles, « le divin caractĂšre de notre ĂȘtre. » Je me fais un devoir d’avertir le lecteur que je me suis cru obligĂ© de faire un lĂ©ger changement dans le texte publiĂ© par M. Schauer. À la place de ces mots qui n’ont aucun sens, « Je prĂ©sume que voici mes idĂ©es
 » j’ai substituĂ© ceux-ci, que me semble exiger Ă  la fois la pensĂ©e de l’auteur et la construction de la phrase : « Je me contente de rĂ©sumer ici
 » Je signalerai, en passant, bien d’autres incorrections dans l’édition de MM. Schauer et Chuquet : Prodage pour Pordage (surtout dans les premiĂšres lettres), origine pour OrigĂ©ne (p. 147) ; et dĂ©s le dĂ©but, le 22 mai 1792 au lieu de 1791. La premiĂšre de ces dates n’est pas admissible, puisque la rĂ©ponse Ă  cette prĂ©tendue lettre du 22 mai 1792 est du 8 fĂ©vrier de la mĂȘme annĂ©e (lettre II, p. 7).

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qu’on rencontre aussi dans l’école d’Alexandrie, dans le gnosticisme et dans la kabbale, n’ont pas eu, et ne pou-vaient pas avoir la mĂȘme destinĂ©e. La derniĂšre, qui n’est pas autre chose que la thĂ©urgie, aprĂšs avoir produit des visionnaires tels que l’abbĂ© FourniĂ©, le comte d’Hauterive, le comte de Divonne, la marquise de Lacroix21, a fini par se perdre dans l’école de Swedenborg, dĂ©trĂŽnĂ©e Ă  son tour par le somnambulisme et le spiritisme. La premiĂšre, sous le nom de thĂ©osophie, c’est-Ă -dire la science qui non-seulement a Dieu pour objet, mais qui Ă©mane de Dieu, a captivĂ© surtout l’esprit de Saint-Martin, et s’est rajeunie entre ses mains au souffle d’une belle Ăąme et Ă  la lumiĂšre d’une noble intelligence.

21 On trouvera sur tous ces personnages, d’abondants et prĂ©cieux dĂ©-tails dans le livre de M. Matter.

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CHAPITRE II

Saint-Martin – Son enfance – Sa premiĂšre Ă©ducation – Sa rencontre avec MartinĂšs Pasqually – Ses succĂšs dans les salons – Ses voyages – Ses rapports avec madame de BƓcklin.

Par sa naissance, son Ă©ducation, sa constitution mĂȘme, autant que par la pente naturelle de son esprit, Saint-martin Ă©tait prĂ©destinĂ© Ă  la tĂąche qu’il a remplie, et se trouvait armĂ© contre les influences qui auraient pu l’en dĂ©tourner. NĂ© Ă  Amboise, le 18 janvier 1743, d’une fa-mille noble mais pauvre et obscure1, il se voyait en quel-que sorte dĂ©sintĂ©ressĂ© dans le terrible conflit qui devait Ă©clater Ă  la fin du siĂšcle et qui existait dĂšs lors dans les esprits, entre deux classes inĂ©gales de la sociĂ©tĂ©. La fai-blesse de son organisation le mettait Ă  l’abri des entraĂź-nements qui sont, pendant un temps, le plus grand obstacle Ă  la vie contemplative. Il Ă©tait, quoique beau de visage et Ă©lĂ©gant dans ses proportions, d’une apparence si dĂ©licate, qu’il a pu dire22 : « On ne m’a donnĂ© de corps qu’un projet. » – « La DivinitĂ©, Ă©crit-t-il un peu plus loin23, ne m’a refusĂ© tant d’astral24 que parce qu’elle voulait ĂȘtre mon mobile, mon Ă©lĂ©ment et mon terme universel. » DouĂ© d’une Ăąme tendre et aimante, mais qui, selon son aveu25, n’était pas Ă©trangĂšre Ă  toute sensualitĂ©, il n’avait besoin que d’une premiĂšre impulsion pour se trouver sur la pente qu’il a suivie toute sa vie. Cette direction dĂ©ci-sive, il l’a reçut de sa belle-mĂšre, car sa mĂšre fut enlevĂ©e peu de temps aprĂšs lui avoir donnĂ© le jour. C’est Ă  cette femme qu’il se reconnaĂźt redevable d’une grande partie des qualitĂ©s qui l’ont fait aimer de Dieu et des hommes. Il se rappelle « avoir senti en sa prĂ©sence, une grande cir-concision intĂ©rieure, qui lui a Ă©tĂ© fort instructive et fort

1 Il Ă©tait, comme il nous l’apprend lui-mĂȘme dans son Portrait histo-rique et philosophique, le quatriĂšme rejeton d’un soldat aux gardes. 22 Portrait historique, n° 5. 23 Ibid., n° 24. 24 C’est le nom mystique par lequel il dĂ©signe les qualitĂ©s de la ma-tiĂšre. 25 Portrait historique, n° 36. « Dans l’ordre de la matiĂšre, j’ai Ă©tĂ© plu-tĂŽt sensuel que sensible, et je crois que, si tous les hommes Ă©taient de bonne foi, ils conviendraient que, dans cet ordre, il en est d’eux comme moi. »

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salutaire. » Il n’y a pas jusqu’à l’humeur sĂ©vĂšre de son pĂšre qui, en le forçant Ă  se contraindre et Ă  refouler en lui-mĂȘme les meilleurs mouvements de son cƓur, ne contribuĂąt Ă  le pousser vers les solitaires contemplations. Elle servait Ă  nourrir en lui ces dispositions mĂ©lancoliques qui Ă©taient comme il nous l’apprend lui-mĂȘme, le fond de sa nature. « J’ai Ă©tĂ© gai, mais la gaietĂ© n’a Ă©tĂ© qu’une nuance secondaire de mon caractĂšre ; ma couleur rĂ©elle a Ă©tĂ© la douleur et la tristesse.26 »

Ainsi prĂ©parĂ©, il entre au collĂšge de Pontlevoi, oĂč les lectures mystiques l’attiraient dĂ©jĂ  plus que les lectures classiques. Nous ne trouvons chez lui, Ă  quelque Ăąge de sa vie qu’on le considĂšre, aucun souvenir des auteurs de l’antiquitĂ© grecque et latine, tandis que nous savons que, dans son enfance, il faisait ses dĂ©lices de L’Art de se connaĂźtre soi-mĂȘme, d’Abadie27. À un ouvrage de ce genre, venait sans doute se joindre l’étude de la Bible, dont il est restĂ© comme un parfum dans tous ses Ă©crits, particuliĂšrement dans ses PensĂ©es dĂ©tachĂ©es. ConformĂ©-ment au prĂ©cepte qu’il donne aux autres, il a dĂ», de bonne heure, « mettre son esprit en pension chez les Écritures saintes. »28

Du collĂšge, il passa Ă  l’école de droit, probablement celle d’OrlĂ©ans qui le laissait en quelque sorte au sein de sa famille. On verra tout Ă  l’heure qu’il n’y est pas devenu un grand jurisconsulte et que le droit coutumier et le droit romain n’ont pas beaucoup occupĂ© ses veilles. En revan-che, il se prit d’une vĂ©ritable passion pour le droit naturel. Le mal n’aurait pas Ă©tĂ© grand si l’attrait qu’il trouvait Ă  cette branche de la jurisprudence l’avait mis en communi-cation avec Grotius ou avec Leibniz ; mais, soit ignorance, soit mauvais goĂ»t, il aima mieux s’adresser Ă  un Ă©crivain de second ordre. « C’est Ă  Burlamaqui, dit-il29, que je dois mon goĂ»t pour les bases naturelles de la raison et de la justice de l’homme. » C’est lui qui lui a donnĂ© la force de combattre Rousseau. Aussi le compte-t-il parmi les trois hommes qui ont exercĂ© le plus d’empire sur sa destinĂ©e et qu’il reconnaĂźt pour ses maĂźtres. Les deux autres sont MartinĂšs Pasqually et Jacob Boehme.

26 Portrait historique, n° 1. 27 Ibid., n° 418. 28 Ibid., n° 319. 29 Ibid., n° 418.

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À la mĂȘme Ă©poque, c’est-Ă -dire Ă  l’ñge de dix-huit ans, il connaissait dĂ©jĂ  presque tous les philosophes du XVIIIe siĂšcle. Mais leurs Ă©crits ne firent aucune brĂšche Ă  ses croyances, parce que la foi Ă©tait dans son cƓur beaucoup plus que dans son esprit. Mais pour lui, il y voyait une preuve de la grĂące particuliĂšre dont il se figurait ĂȘtre l’objet et du rĂŽle providentiel que lui attribuait son naĂŻf orgueil. « Le passage de l’Évangile : voici Ă  quels signes on les reconnaĂźtra ; les poissons ne leur feront pas de mal ; ils toucheront des serpents, s’est vĂ©rifiĂ© sur moi dans l’ordre philosophique. J’ai lu, vu, Ă©coutĂ© les philoso-phes de la matiĂšre et les docteurs qui ravagent le monde par leurs instructions, et il n’y a pas une goutte de leur venin qui ait percĂ© en moi, ni un seul de ces serpents dont la morsure m’ait Ă©tĂ© prĂ©judiciable. Mais tout cela s’est fait naturellement en moi et pour moi ; car, lorsque j’ai fait ces salutaires expĂ©riences, j’étais trop jeune et trop ignorant pour pouvoir compter mes forces pour quel-que chose30. »

Il avait un grand-oncle appelĂ© M. Poucher, qui Ă©tait conseiller d’État. Dans l’espĂ©rance que cette position pourrait passer un jour Ă  lui par droit d’hĂ©ritage, son pĂšre voulut qu’il entrĂąt dans la magistrature et le fit nommer avocat du roi au siĂ©ge du prĂ©sidial de Tours. Saint-Martin se laissa faire avec cette obĂ©issance filiale qu’il garda jus-qu’au dĂ©clin de sa vie. Le succĂšs aurait dĂ» couronner son sacrifice ; mais il n’en fut rien. L’opinion qu’il donna de lui en prenant possession de sa charge fut si malheureuse, qu’il versa des larmes, nous dit-il lui-mĂȘme, plein son chapeau. Il persista encore six mois ; mais, au bout de ce temps, l’épreuve lui paru dĂ©cisive et il obtint de son pĂšre de quitter une profession pour laquelle il n’avait pas plus d’aptitude que de goĂ»t. Il avait beau assister, Ă  ce qu’il nous assure, Ă  toutes les plaidoiries, aux dĂ©libĂ©rations, aux voix et au prononcĂ© du prĂ©sident, il n’a jamais su une seule fois qui est-ce qui gagnait, ou qui est-ce qui perdait le procĂšs.

Que faire aprĂšs cela ? Car on ne lui permettait pas de rester oisif, ou, ce qui Ă©tait la mĂȘme chose pour son pĂšre, de vivre dans la retraite et dans l’étude. Pour un jeune homme de noble extraction, qui venait de quitter la robe, il n’y avait que la carriĂšre des armes. Ce fut celle qu’embrassa Saint-Martin, presque avec joie, bien qu’au 30 Portrait historique., n° 618 ; cf. n° 28.

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fond elle ne s’accommodat pas mieux Ă  son caractĂšre que celle d’oĂč il sortait. « J’abhorre la guerre, j’adore la mort », Ă©crit-il plus tard31, et ces paroles expriment les sentiments de sa plus tendre jeunesse. Mais il se flattait que le service militaire se prĂȘterait beaucoup mieux que la magistrature Ă  ses goĂ»ts contemplatifs. GrĂące Ă  la pro-tection de M. de Choiseul, le jeune avocat du roi dĂ©mis-sionnaire reçut un brevet d’officier au rĂ©giment de Foix, et Saint-martin, sans autre prĂ©paration que ses souvenirs philosophiques de l’école de droit, alla rejoindre son corps qui tenait garnison Ă  Bordeaux.

Ce fut Ă  ce moment solennel de son existence et qui lui revient Ă  chaque instant Ă  la mĂ©moire ; car Bordeaux fut pour lui le chemin de Damas ; c’est Ă  Bordeaux qu’il rencontra son premier prĂ©cepteur spirituel, qu’il fut intro-duit, par quelques camarades de rĂ©giment dĂ©jĂ  initiĂ©s, dans la loge de MartinĂšs. « C’est Ă  MartinĂšs de Pasqually, dit-il 32, que je dois mon entrĂ©e dans les vĂ©ritĂ©s supĂ©rieu-res. C’est Ă  Jacob Boehme que je dois les pas les plus im-portants que j’ai faits dans ces vĂ©ritĂ©s. » À l’exception de ces deux hommes, il n’a vu sur la terre que des gens qui voulaient ĂȘtre maĂźtres, et qui n’étaient pas mĂȘme en Ă©tat d’ĂȘtre disciples. Saint-Martin, Ă  cette Ă©poque, n’avait en-core que vingt-trois ans, mais son esprit fut irrĂ©vocable-ment fixĂ© ; il avait enfin trouvĂ© sa carriĂšre.

Cependant, ce ne fut que cinq ans plus tard, en 1771, qu’il quitta le service pour se vouer tout entier Ă  la cause qu’il avait Ă©pousĂ©e, ou, comme il a coutume de s’exprimer dans le langage qu’il s’est fait, pour s’occuper uniquement de ses objets. En considĂ©rant l’abandon oĂč le laissait ses idĂ©es au milieu du courant qui entraĂźnait son siĂšcle, il se comparait au hĂ©ros de Daniel FoĂ«, il se disait « le Robin-son de la spiritualitĂ©33 ». Mais quand il songeait que les germes de vĂ©ritĂ© dĂ©posĂ©es dans son esprit Ă©taient les semences de la vie Ă©ternelle, le seul aliment qui convĂźnt aux Ăąmes dĂ©vastĂ©es, alors il avait la conviction qu’il Ă©tait revĂȘtu d’un sacerdoce34 et qu’il se devait Ă  l’avancement de ses semblables comme au sien. Cette Ɠuvre de pro-pagande, il rĂ©solut de l’accomplir de deux maniĂšres : par

31 Portrait historique., n° 952. 32 Ibid., n° 118 ; cf. aussi n° 73. 33 Ibid., n° 458. 34 C’est la vĂ©ritable signification du titre de Cohen, donnĂ© par Marti-nĂšs Ă  ses adeptes.

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ses livres et par sa conversation. C’est ce qui nous expli-que comment Saint-Martin, malgrĂ© les ouvertures qui lui furent faites Ă  ce sujet, n’a jamais fondĂ© ni dirigĂ© aucune loge, aucune sociĂ©tĂ© secrĂšte, et comment sa vocation in-tĂ©rieure ne l’empĂȘchaient pas d’ĂȘtre extrĂȘmement rĂ©pan-du dans le monde. Il y cherchait, pour me servir de ses expressions, des terrains Ă  dĂ©fricher, c’est-Ă -dire des Ăąmes Ă  convertir, quelques petits poulets Ă  qui il pĂ»t don-ner la becquĂ©e spirituelle35. Ajoutons que le monde ne lui dĂ©plaisait pas, en dĂ©pit des vices et des erreurs dont il le voyait rempli. « J’abhorre, dit-il36, l’esprit du monde, et cependant j’aime le monde et la sociĂ©tĂ©. »

Au reste, il avait tout ce qu’il faut pour y rĂ©ussir : un esprit dĂ©licat et fin, que le XVIIIe siĂšcle, Ă  travers les nua-ges du mysticisme, avait marquĂ© de son empreinte ; une conversation vive, pĂ©nĂ©trante, pleine de saillies ; des ma-niĂšres naturellement Ă©lĂ©gantes, parce qu’elles rĂ©pon-daient naturellement Ă  la noblesse de son Ăąme et de ses pensĂ©es ; une figure charmante et des yeux d’une telle douceur, qu’une de ses amies lui dit un jour qu’ils Ă©taient doublĂ©s d’ñme. Peut-ĂȘtre aussi, dans ce siĂšcle d’incrĂ©dulitĂ©, s’amusait-on de sa foi et de la naĂŻvetĂ© de ses sentiment ; car il est permis de supposer qu’il faisait un retour sur lui-mĂȘme quand il Ă©crivait ces paroles : « Le monde m’a donnĂ© une connaissance qui ne lui est pas avantageuse. J’ai vu que, comme il n’avait d’esprit que pour ĂȘtre mĂ©chant, il ne concevait pas que l’on pĂ»t ĂȘtre bon sans ĂȘtre une bĂȘte37. » Aussi, ayant commencĂ© par s’établir Ă  Paris, il y trouva l’accueil le plus flatteur. Les salons les plus aristocratiques Ă©taient jaloux de le possĂ©-der. J’ai dĂ©jĂ  nommĂ© la plupart des personnages illustres qui l’admettaient dans leur intimitĂ© ; je n’y reviendrai point ici : je dirai seulement que ce n’est point auprĂšs des hommes qu’il a eu le plus de succĂšs. Il nous fait connaĂźtre lui-mĂȘme la stĂ©rilitĂ© de ses efforts pour convertir Ă  ses doctrines le vieux marĂ©chal de Richelieu ; mais nous connaissons le jugement que Voltaire a portĂ©, quelques jours avant de mourir, sur son premier ouvrage. « votre doyen, Ă©crit-il, le 22 octobre 1777 Ă  d’Alembert (ce doyen, c’est le marĂ©chal), votre doyen m’avait vantĂ© un

35 « Il y a quelques petits poulets qui viennent de temps en temps me demander la becquée » (Corresp. inéd., p. 250) 36 Portrait historique, n° 776. 37 Ibid., n° 242.

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livre intitulĂ© : Des erreurs et de la vĂ©ritĂ©. Je l’ai fait venir pour mon malheur. Je ne crois pas qu’on ait jamais im-primĂ© de plus absurde, de plus obscur, de plus fou et de plus sot. Comment un tel ouvrage a-t-il pu rĂ©ussir auprĂšs de M. le doyen ? » DĂ©jĂ , avant d’avoir reçu le livre, l’auteur de Candide le condamnait par ces mots : « S’il est bon, il doit contenir cinquante volumes in-folio sur la premiĂšre partie et une demi-page sur la seconde. » N’ayant jamais vu Rousseau, avec qui il se trouve toute sorte de ressemblances38, Saint-Martin se flatte qu’il au-rait mieux rĂ©ussi prĂšs de lui39. Mais pourquoi l’auteur de la Profession de foi du vicaire savoyard, l’admirateur pas-sionnĂ© de la nature, se serait-il entendu avec un Ă©crivain qui n’apercevait partout que symboles, mystĂšres, rĂ©vĂ©la-tions secrĂštes, et qui ne voyait dans la nature que les si-gnes d’une antique dĂ©chĂ©ance ? Avec l’homme, cela est possible, si Rousseau avait pu s’entendre avec quelqu’un. Il Ă©tait Ă  craindre que Saint-martin ne recueillĂźt de ces rapports la mĂȘme dĂ©ception qui l’attendait prĂšs de Cha-teaubriand une annĂ©e avant sa mort. PĂ©nĂ©trĂ© d’une vive admiration pour le chantre des Martyrs, il concerta avec un ami commun les moyens de le voir et de l’entendre, et il rapporta de cette rĂ©union le plus doux souvenir40. Mais il n’en fut pas de mĂȘme, hĂ©las ! du cotĂ© de Chateau-briand. Celui-ci, racontant la mĂȘme entrevue41, couvre de ridicule et crible de traits de satire son confiant interlocu-teur.

L’ascendant de Monsieur de Saint-Martin qu’il est d’ailleurs impossible de contester, s’est exercĂ© principa-lement sur les femmes. Ce n’est pas la premiĂšre fois que l’on remarque la prĂ©dilection, et il faut ajouter, pour ĂȘtre complĂštement juste, l’aptitude des femmes pour le mysti-cisme. Tout prĂšs de nous, madame de KrĂŒdener ; au XVIIe

siĂšcle, Madame Guyon, madame de Chantal, Antoinette Bourignon ; au XVIe, sainte ThĂ©rĂšse ; au XIVe, sainte Ca-therine de Sienne, en sont d’illustres exemples. Il n’est pas besoin de chercher longtemps l’explication de ce fait. Le mysticisme, n’est-ce point le degrĂ© le plus Ă©levĂ© de l’amour ? Le mysticisme mĂȘme indisciplinĂ© et rĂ©voltĂ© contre toute loi, n’est-ce point l’excĂšs du renoncement,

38 Portrait historique., n° 60. 39 Ibid., n° 129. 40 Ibid., n° 1095. 41 MĂ©moires d’outre-tombe, t. VI, p.76.

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l’amour divin poussĂ© jusqu’aux Ă©garements de la pas-sion ? Il ne faut donc point s’étonner de voir tant de no-bles dames choisir Saint-Martin, en quelque sorte, pour leur directeur : les marquises de Lusignan, de Coislin, de Chabanais, de Clermont-Tonnerre, la marĂ©chale de Noail-les, la duchesse de bourbon et beaucoup d’autres, soit françaises ou Ă©trangĂšres, qu’il serait trop long de passer en revue. Parmi ces nĂ©ophytes, les unes se contentaient de l’écouter en silence, les autres lui Ă©crivaient, d’autres comme la marĂ©chale de Noailles, venaient le consulter jusqu’au milieu de ses repas, sur les endroits difficiles de ses ouvrages ; enfin la duchesse de Bourbon, afin de jouir de ses entretiens aussi souvent que possible, le logeait dans son palais et le menait avec elle Ă  la campagne.

C’est au milieu de ce cercle, dont il Ă©tait l’idole, que se sont formĂ©es ses opinions sur la femme en gĂ©nĂ©ral, les unes qui respirent l’esprit du monde, et mĂȘme l’esprit sa-tirique du XVIIIe siĂšcle, les autres venues d’une source de respect et de tendresse plus pure que les passions hu-maines. Voici quelques Ă©chantillons des premiĂšres : « Il faut ĂȘtre bien sage pour aimer la femme qu’on Ă©pouse et bien hardi pour Ă©pouser la femme que l’on aime42. » – « La femme a en elle un foyer d’affection qui la travaille et l’embarrasse ; elle n’est Ă  son aise que lorsque ce foyer-lĂ  trouve de l’aliment ; n’importe ensuite ce que de-viendra la mesure et la raison. Les hommes qui ne sont pas plus loin que le noviciat sont aisĂ©ment attirĂ©s par ce foyer, qu’ils ne soupçonnent pas ĂȘtre un gouffre. Ils croient traiter des vĂ©ritĂ©s d’intelligence, tandis qu’ils ne traitent que des affections et des sentiments ; ils ne voient pas qu’elle sacrifie volontiers Ă  cette harmonie de ses sentiments l’harmonie de ses opinions43. » AssurĂ©-ment ces observations se distinguent plus par la finesse que par la bienveillance. Mais Saint-Martin nous apprend que dans son Ăąge mĂ»r, quand il eut acquis sur la nature de la femme des lumiĂšres plus profondes, il l’a aimĂ©e et honorĂ©e mieux que pendant les effervescences de sa jeu-nesse, quoiqu’il sache « que sa matiĂšre est encore plus dĂ©gĂ©nĂ©rĂ©e et plus redoutable que la matiĂšre de l’homme44 . » Cela n’est guĂšre d’accord avec cette pen-

42 PensĂ©es tirĂ©es d’un manuscrit de Saint-martin, ƒuvres posthumes, t. I, p. 215. 43 Portrait historique, partie inĂ©dite. 44 Portrait historique., n° 468.

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sĂ©e : « La femme m’a paru ĂȘtre meilleure que l’homme ; mais l’homme m’a paru plus vrai que la femme. » Mais Saint-Martin ne se pique pas d’ĂȘtre consĂ©quent ; il dit ce qu’il croit et ce qu’il sent, laissant Ă  ses sentiments le soin de se concilier comme ils peuvent avec ses doctrines. C’est sans aucun doute, dans sa maturitĂ© qu’il a Ă©crit ces lignes : « L’homme est l’esprit de la femme et la femme est l’ñme de l’homme45. » – « Si Dieu pouvait avoir une mesure dans son amour, il devrait aimer la femme plus que l’homme. Quant Ă  nous, nous ne pouvons nous dis-penser de la chĂ©rir et de l’estimer plus que nous mĂȘmes ; car la femme la plus corrompue est plus facile Ă  ramener qu’un homme qui n’aurait fait mĂȘme qu’un pas dans le mal. Le fond du cƓur de la femme est peut-ĂȘtre moins vigoureux que le cƓur de l’homme ; mais il est moins susceptible de se corrompre de la grande corruption46. » Nous n’avons pas encore le dernier mot de Saint-Martin sur les femmes. Un peu plus loin, dans ce mĂȘme Ă©crit que nous venons de citer, son ton s’élĂšve jusqu’à l’hymne. « Les femmes, par leur constitution, par leur douceur, dĂ©montrent bien qu’elles Ă©taient destinĂ©es Ă  une Ɠuvre de misĂ©ricorde. Elles ne sont, il est vrai, ni prĂȘtres, ni ministres de la justice, ni guerriers ; mais elles sem-blent n’exister que pour flĂ©chir la clĂ©mence de l’Être su-prĂȘme, dont le prĂȘtre est censĂ© prononcer les arrĂȘts ; que pour adoucir la rigueur des sentences portĂ©es par la jus-tice sur les coupables, et que pour panser les plaies que les guerriers se font dans les combats. L’homme paraĂźt n’ĂȘtre que l’ange exterminateur de la DivinitĂ© ; la femme en est l’ange de la paix. Qu’elle ne se plaigne pas de son sort. Elle est le type de la plus belle facultĂ© divine. Les fa-cultĂ©s divines doivent se diviser ici-bas ; il n’y a que la DivinitĂ© mĂȘme oĂč elles ne forment qu’une unitĂ© parfaite et une harmonie oĂč toutes les voix vivantes et mĂ©lodieu-ses ne se font jamais entendre que pour former l'ensem-ble du plus mĂ©lodieux des concerts47. »

Lorsqu’un homme, fĂźt-il profession de la plus haute spiritualitĂ©, parle ainsi des femmes en gĂ©nĂ©ral, il est diffi-cile de croire qu’il n’ait point d’esprit occupĂ© par quelques souvenirs particuliers, si ce n’est mĂȘme par une pensĂ©e unique, par une image adorĂ©e qu’il s’efforce de dissimuler

45 PensĂ©es tirĂ©es d’un manuscrit, ƒuvres posthumes, t. I, p. 210. 46 Ibid., p. 260-261. 47 Ibid., p. 282.

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sous un nom collectif ! En effet, dans un passage restĂ© inĂ©dit de son Portrait historique, et que M. Matter a eu l’heureuse idĂ©e de reproduire48, Saint-Martin nous ap-prend que, vers 1778, pendant qu’il Ă©tait Ă  Toulouse, son cƓur s’est engagĂ© deux fois au point de concevoir des projets de mariage. Mais s’il Ă©tait nĂ© pour les affections tendres, il ne l’était point pour le mariage ni pour quelque autre Ă©tablissement, quel qui fĂ»t. Il ne se sentait propre qu’à une seule chose et n’a jamais songĂ© Ă  se faire un au-tre revenu que des rentes en Ăąmes. Puis l’homme qui reste libre n’a Ă  rĂ©soudre, dit-il49, que le problĂšme de sa propre personne ; celui qui se marie Ă  un double pro-blĂšme Ă  rĂ©soudre. Ce qui est vrai aussi, c’est que son Ăąme, alors, n’était atteinte qu’à la surface ; autrement, il n’aurait pas Ă©crit50 : « Je sens au fond de mon ĂȘtre une voix qui me dit que je suis d’un pays oĂč il n’y a point de femmes. » Il eut la preuve du contraire dans l’attachement singulier qu’il ressentit, Ă  l’ñge de prĂšs de cinquante ans, pour une personne qui revient frĂ©quem-ment dans ses Ă©crits, et qu’il n’appelle jamais autrement que ma B
, ma chĂ©rissime B


M. Matter Ă©tablit victorieusement, contre l’opinion commune, que cette dĂ©signation ne s’applique pas Ă  la duchesse de Bourbon, princesse excellente, mais d’une mĂ©diocre intelligence, plus superstitieuse encore que reli-gieuse, plus occupĂ©e de pratiques magnĂ©tiques et som-nambuliques que de mysticisme, Ă  laquelle Saint-Martin Ă©tait sincĂšrement dĂ©vouĂ© et dont il possĂ©dait toute la confiance, mais qui n’a jamais pu exercer sur lui aucun ascendant. Un de ses livres a Ă©tĂ© Ă©crit uniquement pour elle, pour l’arracher Ă  la pente qui l’entraĂźnait du cotĂ© de Mesmer et de PuysĂ©gur, pour la dĂ©tourner de ce merveil-leux grossier qui couronne si dignement le matĂ©rialisme du XVIIIe siĂšcle. Voici au reste le portrait qu’il en fait dans sa correspondance avec Kirchberger ; on y trouvera la confirmation de tout ce que nous venons de dire :

« Vous avez raison, monsieur, d’avoir trĂšs bonne opi-nion de l’hĂŽtesse que je viens de quitter. On ne peut pas porter plus loin les vertus de la piĂ©tĂ© et le dĂ©sir de tout ce qui est bien ; c’est vraiment un modĂšle, surtout pour une personne de son rang. MalgrĂ© cela, j’ai cru notre ami

48 Ouvrage cité, ch. VIII, p. 87. 49 Portrait historique, n° 195. 50 Ibid., n° 468.

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Boehme, une nourriture trop forte pour son esprit, surtout Ă  cause du penchant qu’elle a pour tout le merveilleux de l’ordre infĂ©rieur, tel que les somnambules et les prophĂštes du jour. Aussi, je l’ai laissĂ©e dans sa mesure, aprĂšs avoir fait tout ce que j’ai cru de mon devoir pour l’avertir ; car l’Ecce Homo l’a eue un peu en vue, ainsi que quelques au-tres personnes livrĂ©es au mĂȘme traitement51. »

Mais Saint-Martin a rencontrĂ© sur son chemin une autre femme dont le nom commence par la mĂȘme lettre et qui a exercĂ© sur son esprit, comme sur son cƓur, sur ses idĂ©es comme sur ses sentiments, la plus dĂ©cisive in-fluence. C’est madame Charlotte de BƓcklin. Issue d’une noble famille de l’Alsace, elle vivait Ă  Strasbourg, sĂ©parĂ©e de son mari, au moment ou Saint-Martin y arriva, vers l’annĂ©e 1788. Protestante convertie au catholicisme par des considĂ©rations de famille, elle n’avait en rĂ©alitĂ© pas d’autre foi que le christianisme un peu flottant, ou, comme ont dit aujourd’hui, le christianisme libre, qui se confond volontiers avec le mysticisme. C’est elle, avec le concours de son compatriote, Rodolphe Salzmann, qui fĂźt connaĂźtre Ă  Saint-Martin les Ă©crits de Jacob Boehme, et lui aida plus tard Ă  les traduire. Le Philosophe Inconnu incli-nait alors vers Swedenborg, il s’abandonnait Ă  la direction du chevalier de Silferhielm, le neveu et le disciple exaltĂ© du voyant suĂ©dois ; c’est mĂȘme de ce courant d’idĂ©es que sortit, au moins en partie, un de ses ouvrages, celui qui est intitulĂ© Le nouvel homme. On peut donc se figurer ce qu’il dut Ă©prouver de reconnaissance pour celle qui le ti-rait de ce mysticisme subalterne (sic) pour lui ouvrir les portes de la vraie sagesse, pour le conduire aux pieds du maĂźtre suprĂȘme ; car Boehme est pour lui la plus grande lumiĂšre qui ait paru sur terre aprĂšs celui qui est la lumiĂšre mĂȘme ; il ne se croit pas digne, lui, de dĂ©nouer les cor-dons de ses souliers.

Avec une femme belle encore, distinguĂ©e par son es-prit, autant que par sa grĂące extĂ©rieure, faisant l’office d’un messager cĂ©leste qui vient apporter la parole de vie, la reconnaissance, dans une Ăąme comme celle de Saint-Martin, se changea bientĂŽt en un sentiment plus passion-nĂ© et plus tendre. Madame de BƓcklin, Ă  ce que nous as-sure M. Matter, avait alors quarante-huit ans, et de plus elle Ă©tait grand’mĂšre52. Saint-Martin, comme je l’ai dĂ©jĂ 

51 Lettre IX, p. 41 de l’édition Schauer et Chuquet. 52 Saint-Martin, le Philosophe inconnu, p. 164.

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dit, avait le mĂȘme Ăąge. Mais qu’importe ? Il y a des natu-res qui restent toujours jeunes, parce qu’elles voient les choses et les hommes Ă  la lueur d’un idĂ©al invisible. Il y a un amour qui ne craint point les ravages du temps, parce qu’il vient d’une source que le temps ne saurait tarir. Tel Ă©tait celui que Saint-Martin Ă©prouva pour Madame de BƓcklin. Était-ce bien de l’amour qu’elle lui inspira ? Tout ce qu’on peu dire, c’est que l’amitiĂ© ne produit pas les mĂȘmes effets et ne parle pas le mĂȘme langage. AprĂšs trois ans de rĂ©sidence Ă  Strasbourg auprĂšs de son amie, et quand il rĂ©ussit enfin, aprĂšs bien des obstacles, Ă  habi-ter avec elle la mĂȘme maison, il est obligĂ© de la quitter, rappelĂ© qu’il est par la maladie de son pĂšre. Or voici dans quels termes il se plaint de cette cruelle nĂ©cessitĂ© : « Il fallut quitter mon paradis pour aller soigner mon pĂšre. La bagarre de la fuite du roi me fit retourner de LunĂ©ville Ă  Strasbourg, oĂč je passai encore quinze jours avec mon amie ; mais il fallut en venir Ă  la sĂ©paration. Je me re-commandais au magnifique Dieu de ma vie pour ĂȘtre dis-pensĂ© de boire cette coupe ; mais je lus clairement que, quoique ce sacrifice fut horrible, il le fallait faire, et je le fis en versant un torrent de larmes53. » Ce n’est pas une fois, et au moment dĂ©cisif, qu’il arrive Ă  Saint-Martin d’exhaler ainsi sa douleur ; il y revient Ă  plusieurs repri-ses et Ă  diffĂ©rents intervalles.

« J’ai par le monde, Ă©crit-il54, une amie comme il n’y en a point. Je ne connais qu’elle avec qui mon Ăąme puisse s’épancher tout Ă  son aise et s’entretenir des grands ob-jets qui l’occupent, parce que je ne connais qu’elle qui se soit placĂ©e Ă  la mesure oĂč je dĂ©sire que l’on soit pour m’ĂȘtre utile. MalgrĂ© les fruits que je ferais auprĂšs d'elle, nous sommes sĂ©parĂ©s par les circonstances. Mon Dieu qui connaissez les besoins que j’ai d’elle, faites-lui parvenir mes pensĂ©es et faites-moi parvenir les siennes, et abrĂ©-gez, s’il est possible, le temps de notre sĂ©paration. »

Ce ne sont pas seulement des pensĂ©es qu’échangeaient ce couple mystique lorsqu’il se trouvait rĂ©uni. De temps Ă  autre, quelques tendres paroles ve-naient se glisser au travers des plus sublimes entretiens ; mais elles ont un accent particulier, qu’on chercherait vai-nement ailleurs. Saint-Martin nous en donne une idĂ©e dans un passage de ses mĂ©moires, qui se rapporte Ă©vi-

53 Portrait historique, partie inédite citée par M. Matter, p. 163. 54 Ibid., n° 103.

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demment Ă  ses relations avec madame de BƓcklin. « Une personne dont je fais grand cas me disait quelquefois que mes yeux Ă©taient doublĂ©s d’ñme. Je lui disais, moi, que son Ăąme Ă©tait doublĂ©e de bon Dieu, et que c’est lĂ  ce qui faisait mon charme et mon entraĂźnement auprĂšs d’elle55. »

Ce n’est qu’aprĂšs avoir parcouru une grande partie de la France et de l’Europe, que Saint-Martin s’arrĂȘta dans la capitale de l’Alsace. Toulouse, Versailles, Lyon furent suc-cessivement le thĂ©Ăątre de son apostolat ; car, tout en Ă©crivant qu’il ne voulait d’autres prosĂ©lytes que lui-mĂȘme56, il ne pouvait tenir en place ni garder pour lui des pensĂ©es dont son Ăąme Ă©tait obsĂ©dĂ©e. Ce n’était pas en vain que Dieu qui lui avait donnĂ© dispense pour venir ha-biter ce monde, auquel il restait Ă©tranger, et qui n’était pas, disait-il57, du mĂȘme Ăąge que lui. S’il n’avait pas reçu sa puissance de le convertir, il voulait du moins lui faire honte de ses souillures et pleurer sur ses ruines ; « Il Ă©tait le JĂ©rĂ©mie de l’universalitĂ© ». Il visita donc l’Angleterre, l’Italie, la Suisse, s’arrĂȘtant principalement Ă  GĂȘnes, Ă  Rome, Ă  Londres, ne perdant pas de vue le but de ses voyages, rĂ©pandant partout oĂč il le peut, mais sur-tout dans les hautes rĂ©gions de l’aristocratie, la semence spirituelle, entourĂ© de princes et de princesses, ou bien recueillant lui-mĂȘme les doctrines les mieux appropriĂ©es Ă  l’état de son esprit. C’est ainsi qu’à Londres, il se mit en rapport avec le traducteur anglais des Ɠuvres de Jacob Boehme, William Law, et avec le mystique Best, qui leva pour lui, Ă  ce qu’il assure, les voiles de l’avenir. C’est Ă  Londres aussi qu’il connut le prince Alexandre Galitzin, avec lequel il fit une seconde fois le voyage d’Italie, et un grand nombre de seigneurs russes qui voulurent l’emmener avec eux dans leur pays. Mais il avait hĂąte de retourner en France, et en France, il y avait surtout trois villes entre lesquelles il partagea le reste de sa vie : Strasbourg, Amboise et Paris. Il appelle Strasbourg son paradis, Amboise son enfer, et Paris son purgatoire.

55 Portrait historique, n° 760. 56 « Ma secte est la providence ; mes prosĂ©lytes, c’est moi ; mon culte, c’est la justice. » Ibid., n° 488. 57 Ibid., n° 763.

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CHAPITRE III

Suite de la vie de Saint-Martin – Son retour Ă  Amboise – Sa solitude – Son dĂ©sespoir – Sa correspondance avec Kirch- berger – Le gĂ©nĂ©ral Gichtel – SƓur Marguerite du Saint-Sacrement – Conduite de Saint-Martin pendant la rĂ©volu-tion française – Son entrĂ©e aux Ă©coles normales – Sa mort.

Les portes du paradis venaient de se fermer sans re-tour sur le malheureux philosophe ; il ne revit plus ni Strasbourg, ni madame de BƓcklin, et c’est entre son purgatoire et son enfer qu’il est obligĂ© de partager le reste de sa vie. Son enfer, hĂ©las, il est bien forcĂ© de l’avouer, ce n’est pas seulement la petite ville d’Amboise, c’est la maison paternelle. Saint-Martin a Ă©crit sur le res-pect filial une trĂšs belle page58. Il a fait mieux encore : il n’a pas cessĂ© un instant de pratiquer la vertu dont il parle avec tant de grĂące. Mais il n’a pas Ă©tĂ© en son pouvoir d’établir entre lui et son pĂšre cette harmonie de pensĂ©es et de sentiments qui rend facile l’accomplissement de tous les devoirs et donne du charme au sacrifice. Ce n’est pas assez de dire que l’esprit de son pĂšre Ă©tait fermĂ© aux idĂ©es dont il nourrissait le sien ; « tout ce qui tenait Ă  l’esprit lui Ă©tait antipathique59. » Et cependant cette sĂ©-cheresse, si propre Ă  le blesser, ne lui inspire qu’un regret d’une ineffable tendresse. « C’est dans l’effusion de mon cƓur, dit-il60, que j’ai demandĂ© Ă  Dieu de donner la vie spirituelle Ă  celui par qui il a permis que j’aie reçu la vie temporelle, c’est-Ă -dire le moyen d’éviter la mort. Cette rĂ©compense en faveur de cet ĂȘtre que j’honore eĂ»t Ă©tĂ© une des plus douces jouissances qui pĂ»t m’ĂȘtre accordĂ©e, et aurait fait la balance de toutes les Ă©preuves que j’ai subies par lui et Ă  cause de lui. » En quelque lieu qu’il se trouve, Ă  peine a-t-il reçu les ordres du morose vieillard, qu’il accourt prĂšs de lui avec la soumission d’un enfant, et, quoiqu’il n’ait pas mĂȘme la consolation de lui ĂȘtre utile, il consent Ă  ne plus le quitter tant qu’il vivra. Mais il

58 Portrait historique, n° 67. 59 Ibid, n° 282, passage inédit cité par M. Matter. 60 Ibid, n° 314.

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ne dissimule pas les souffrances que cette chaĂźne lui fait endurer. DĂšs les premiers moments, il aurait Ă©tĂ© anĂ©anti sans la force qu’il puisait dans les Ă©crits de Boehme et dans les lettres de madame de BƓcklin. Ces appuis mĂȘ-mes ne lui ont pas toujours suffi. Ils ne l’ont pas empĂȘchĂ© d’éprouver des mouvements de dĂ©sespoir, des secousses du nĂ©ant, comme il les appelle, « qui lui ont fait connaĂźtre l’enfer de glace et de privation ».

Ni les peines de la solitude chez un homme qui savait trouver tant de ressources en lui-mĂȘme, ni les douleurs d’une sĂ©paration qui remontait dĂ©jĂ  Ă  plus d’une annĂ©e61 ne suffisent pour expliquer ces sombres images. Elles tra-hissent une autre plaie que Saint-Martin ne dĂ©couvre pas volontiers, mais qu’on aperçoit cependant sous les voiles et les rĂ©ticences dont il cherche Ă  l’envelopper. DĂ©jĂ , plu-sieurs fois, nous dit-il, il avait cru remarquer qu’il existait sur lui un dĂ©cret de la Providence, qui lui permettait seu-lement d’approcher du but sans pouvoir le toucher ; mais que, dans l’annĂ©e 1792, prĂ©cisĂ©ment celle oĂč il a tant souffert, il a connu, par une rĂ©vĂ©lation expresse, cet acte de la volontĂ© divine, sans lequel il aurait percĂ© plus loin qu’il ne convient Ă  une crĂ©ature humaine, et aurait dĂ©voi-lĂ© Ă  la terre des mystĂšres destinĂ©s Ă  lui rester cachĂ©s en-core longtemps62. N’est-ce pas nous faire entendre que ses yeux se sont ouverts sur la vanitĂ© de ses espĂ©rances ; qu’il ne croit plus Ă  la destinĂ©e qu’il s’était promise ici-bas, et que ses illusions perdues ne sont pas une des moindres causes de son abattement. Cette supposition se change en certitude quand on le voit, depuis ce moment, signaler lui-mĂȘme le silence mĂ©prisant ou l’indiffĂ©rence profonde qui accueillent tous ses ouvrages. Il se sent complĂštement isolĂ© au milieu de ses contemporains, qui non seulement ne peuvent pas, mais ne veulent pas le comprendre. « Quelqu’un disait Ă  Rousseau, qui voulait parler : il ne t’entendront pas. On pourrait souvent me dire la mĂȘme chose, et l’on pourrait ajouter : ils ne te voudront pas entendre ; sans compter qu’il faudrait dire auparavant : il ne te croiront pas63. » Toute la gĂ©nĂ©ration qui l’entoure ne lui paraĂźt composĂ©e que de corps sans Ăąmes, de vĂ©ritables cadavres, que la vie a quittĂ©s sans re- 61 C’est le 1er juillet 1791, que Saint-Martin quitta madame de Boec-klin ; c’est au mois de septembre de l’annĂ©e suivante que se rapporte le passage que je viens de citer. 62 Cf. M. Matter, ouvrage citĂ©, p. 192. 63 Portrait historique, n° 906.

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tour. Aussi quand il songe que c’est pour de tels lecteurs qu’il rĂ©dige ses Ă©crits, il se compare Ă  un homme qui jouerait des valses et des contredanses dans le cimetiĂšre de Montmartre. Quelle que soit la puissance de son ar-chet, il ne fera jamais danser les morts qui reposent dans cette funĂšbre enceinte64.

VoilĂ  certainement plus d’orgueil et d’amertume qu’on en aurait attendu de Saint-Martin. Mais il ne faut pas ou-blier que le mysticisme, tout en niant ou en compromet-tant le principe de la personnalitĂ©, est essentiellement personnel. Au reste, Saint-Martin se remet bien vite de ses dĂ©faillances passagĂšres. Ce monde, comme il nous l’a dĂ©jĂ  dit, lui est Ă©tranger ; il ne lui appartient ni par son Ăąge, ni par sa langue, ni par ses idĂ©es ; pourquoi donc s’affligerait-il de n’en ĂȘtre pas compris ? Toute se mission est de se prĂ©parer par l’exil Ă  d’autres destinĂ©es. Toute sa consolation est dans le commerce de quelques Ăąmes privi-lĂ©giĂ©es, Ă©trangĂšres comme lui Ă  ce siĂšcle aveugle et dĂ©s-hĂ©ritĂ©.

À la lecture des Ɠuvres de Boehme et aux lettres de son amie de Strasbourg, il avait pu joindre rĂ©cemment une nouvelle occupation pour son esprit dĂ©couragĂ© : c’est Ă  la correspondance avec Kirchberger, baron de Liebis-dorf. Ce Kirchberger est celui dont Rousseau eut la visite dans l’üle de Saint-Pierre, et qui l’intĂ©ressa vivement par ses talents et ses principes65. C Ă©tait un personnage trĂšs important de la rĂ©publique de Berne, moitiĂ© magistrat, moitiĂ© militaire (car il Ă©tait colonel fĂ©dĂ©ral), membre du Conseil souverain et de toutes les commissions qui ser-vaient d’organes au gouvernement de son pays. Ces grandeurs ne l’empĂȘchaient pas d’ĂȘtre un des hommes les plus instruits de son temps. Il avait Ă©tudiĂ© dans sa jeu-nesse, et continua de cultiver jusqu’à la fin de sa vie Ă  peu prĂšs toutes les sciences ; mais elles n’avaient pour lui d’autre valeur que de servir d’introduction Ă  la connais-sance du monde surnaturel. Admirateur passionnĂ© des Ɠuvres de Saint-Martin, Ă©pris de tous les genres de mys-ticisme, il appartenait surtout Ă  l’école de Boehme, dont il nous rĂ©vĂšle, en les adoptant avec une merveilleuse crĂ©du-litĂ©, les extravagances et les chimĂšres. On ne peut lire quelques-unes de ses lettres sans se croire transportĂ© Ă  l’époque du gnosticisme et de l’école d’Alexandrie. Telles

64 Ibid., n° 1090. 65 Confessions, part. II, liv. XII.

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sont particuliĂšrement celles oĂč l’enthousiaste Bernois ra-conte Ă  son correspondant de Paris, la biographie de Gich-tel66. Jean Georges Gichtel, plus souvent appelĂ© le GĂ©nĂ©ral Gichtel quoiqu’il n’ait jamais commandĂ© un pelo-ton, ni appartenu mĂȘme comme simple soldat, Ă  aucune armĂ©e, a publiĂ© en 1682, une Ă©dition des Ɠuvres de Boehme. Mais c’était plus qu’un disciple du grand mysti-que d’Allemagne. C’était un maĂźtre ; que dis-je, un pro-phĂšte, un voyant, un ĂȘtre surhumain, que la sagesse Ă©ternelle, la divine Sophie, devenue visible Ă  ses yeux et revĂȘtue pour lui d’un corps cĂ©leste Ă©blouissant de beautĂ©, choisit pour son Ă©poux. Afin qu’on ne s’y trompe pas et qu’on ne prenne pas ce mariage pour une mĂ©taphore, on nous indique le jour oĂč il a Ă©tĂ© cĂ©lĂ©brĂ© : ce fut le jour de NoĂ«l de l’annĂ©e 1673 ; et, pour donner encore plus de prĂ©cision au rĂ©cit, on a soin d’ajouter que « les noces fu-rent consommĂ©es avec des dĂ©lices ineffables », et que la mariĂ©e promit « en paroles distinctes, la fidĂ©litĂ© conju-gale »67. Elle a tenu parole non seulement pendant la vie de son Ă©poux terrestre, mais dans la libertĂ© du veuvage ; car nous apprenons qu’aprĂšs la mort de Gichtel, elle est venue Ă  diffĂ©rentes reprises dans sa demeure, pour met-tre de l’ordre dans ses papiers et complĂ©ter de sa propre main ou corriger ses manuscrits68.

HĂątons-nous de dire que le gĂ©nĂ©ral, puisque tel est le titre sous lequel on se plaĂźt Ă  le dĂ©signer, Ă©tait parfaite-ment digne de cette faveur extraordinaire. Tout entier Ă  l’amour que lui inspirait la Vierge cĂ©leste, il avait mĂ©prisĂ© les dons de la fortune, les millions qu’on lui offrait de tou-tes parts avec les alliances les plus recherchĂ©es, le pou-voir que donne la science de soumettre la nature aux calculs de notre ambition, en un mot, la possession de la pierre philosophale ; car c’est elle Ă©videmment que Kir-chberger veut indiquer par cette pĂ©riphrase : la solution du grand problĂšme physique. Gichtel avait mĂ©prisĂ© tout cela, et plus encore, l’amour d’une femme belle, riche, ornĂ©e de toutes les grĂąces, qui, sĂ©duite par ses vertus, aurait voulu se consacrer Ă  son bonheur. Les puissances mĂȘmes du monde spirituel semblaient approuver cette union. « Un jour qu’il se promenait dans sa chambre, il vit, en plein midi, descendre du ciel un main qui joignait

66 Corresp. inĂ©dite, p. 153-177 de l’édition Schauer et Chuquet. 67 Ibid., p. 159. 68 Ibid., p. 177.

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la sienne dans celle de la veuve (j’ai oubliĂ© de dire que telle Ă©tait la position de cette aimable personne). Il en-tendit, en mĂȘme temps, une voix forte et claire qui di-sait : Il faut que tu l’aies. » – « Quelqu’un d’autre Ă  sa place, continue Kirchberger, aurait pris cette manifesta-tion pour une direction divine ; mais il vit bientĂŽt que ce n’était que l’esprit de la veuve, qui, dans la ferveur de ses priĂšres, avait percĂ© jusqu’au ciel extĂ©rieur et pĂ©nĂ©trĂ© l’esprit astral. » Il se donna alors entiĂšrement Ă  Sophie, qui ne voulait pas un cƓur partagĂ©69. Elle se montra d’une telle jalousie, qu’elle lui dĂ©fendit mĂȘme de prier pour le repos des pauvres cƓurs dont il Ă©tait l’idole. Ces priĂšres, au reste, n’avaient d’autre effet, selon l’énergique expression du narrateur, que de jeter de l’huile dans leurs feux70.

IrrĂ©sistible en amour, le terrible gĂ©nĂ©ral ne l’était pas moins Ă  la guerre, car c’est lui qui a battu les armĂ©es de Louis XIV Ă  Hoschstett, Ă  Oudenarde et Ă  Malplaquet ; c’est lui qui, en 1672, a forcĂ© le grand roi, arrivĂ© sous les portes d'Amsterdam, Ă  rebrousser chemin et Ă  Ă©pargner la ville habitĂ©e par le prophĂšte. Mais ces prodiges militai-res n’ont Ă©tĂ© accomplis que par des armes spirituelles. Les vaillantes troupes commandĂ©es par VendĂŽme et Vil-lars, ont Ă©tĂ© vaincues, non par Malborough et EugĂšne, « mais par un gĂ©nĂ©ral qui ne sortait pas de sa cham-bre71 ».

Je n’ai pas cru inutile de m’arrĂȘter Ă  ces rĂ©cits, parce qu’il nous signalent l’écueil oĂč vient Ă©chouer tĂŽt ou tard le mysticisme, mĂȘme s’il est aussi abstrait que celui de Plo-tin ou de Jacob Boehme. Ils nous montrent comment les idĂ©es deviennent des personnages fabuleux, comment la lĂ©gende se substitue Ă  la mĂ©taphysique.

Croit-on que Saint-Martin, pour l’honneur mĂȘme de sa foi, pour la gloire de son maĂźtre, dont quelques fanati-ques ont Ă  ce point dĂ©figurĂ© les doctrines, va essayer de combattre ces folies ? Non ! il y applaudit, au contraire, et les autorise au nom de son expĂ©rience personnelle. « J’ai lu avec ravissement, Ă©crit-t il Ă  son ami, les nouveaux dĂ©-tails que vous m’envoyez sur le gĂ©nĂ©ral Gichtel. Tout y porte le cachet de la vĂ©ritĂ©. Si nous Ă©tions prĂšs l’un de l’autre, j’aurais aussi une histoire de mariage Ă  vous

69 Corresp. inĂ©dite, p. 159. 70 Ibid. [page non indiquĂ©e par l’auteur]. 71 Ibid., p. 159 et 169.

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conter, oĂč de la mĂȘme marche, a Ă©tĂ© suivie pour moi, quoique sous d’autres formes, et qui a fini par avoir le mĂȘme rĂ©sultat72. » RĂ©pondant aux questions de Kirchber-ger, Saint-Martin, dans une autre lettre, revient sur le su-jet avec plus de dĂ©tails. « Je crois bien, en effet, dit-il73, avoir connu l’épouse du gĂ©nĂ©ral Gichtel, dont vous me parlez dans votre lettre du 29 novembre, mais pas aussi particuliĂšrement que lui. Voici ce qui m’arriva lors du ma-riage dont je vous ai dit un mot dans ma derniĂšre. Je priai avec un peu de suite pour cet objet, et il me dit intellec-tuellement, mais trĂšs clairement : Depuis que le Verbe s’est fait chair, nulle chair ne doit disposer d’elle-mĂȘme sans qu’il en donne la permission. Ces paroles me pĂ©nĂ©-trĂšrent profondĂ©ment et quoiqu’elles ne fussent pas une dĂ©fense formelle, je me refusai Ă  toute nĂ©gociation ultĂ©-rieure. » J’en demande pardon au Philosophe inconnu, ces paroles, si elles sont rĂ©ellement un dĂ©cret du ciel, ont beaucoup plus de gravitĂ© que n’en offrirait une dĂ©fense formelle adressĂ©e Ă  un seul. Elles signifient que, depuis l’avĂšnement du Christ, la virginitĂ© doit ĂȘtre la rĂšgle gĂ©nĂ©-rale de la sociĂ©tĂ© et le mariage une rare exception, une dispense accordĂ©e par des moyens surnaturels. VoilĂ , il faut en convenir, une Ă©trange maniĂšre de rĂ©former le genre humain ! Mais je ne veux point discuter ; je me borne Ă  raconter.

Ce qui rend cette correspondance particuliĂšrement in-tĂ©ressante, c’est le temps auquel elle appartient. Com-prend-on qu’entre les annĂ©es 1792 et 1799, pendant les crises les plus terribles de la RĂ©volution, pendant que la France et toute l’Europe Ă©taient en feu, on ait pu agiter entre Paris et Berne des questions qui ne touchent qu’au monde des esprits ? C’est que, pour les hommes du tem-pĂ©rament de ceux que nous rencontrons ici, les Ă©vĂ©ne-ments extĂ©rieurs n’existent pas ; et, pour Saint-Martin, personnellement, le bouleversement dont il Ă©tait tĂ©moin avait un sens mystique qui ne troublait pas le cours de ses pensĂ©es habituelles. C’est Ă  lui que de Maistre a em-pruntĂ© l’idĂ©e que la RĂ©volution est un fait surnaturel, un miracle effrayant destinĂ© tout Ă  la fois Ă  rĂ©gĂ©nĂ©rer le monde et Ă  l’instruire. « Un des grands objets de la RĂ©vo-lution française a Ă©tĂ©, dit-il74, de montrer aux hommes ce

72 Corresp. inédite, p. 167. 73 Ibid., lettre LXII, p. 170. 74 Portrait historique, n° 594.

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qu’ils deviendraient si Dieu les abandonnait entiĂšrement Ă  la fureur de sa justice, c’est-Ă -dire, Ă  la fureur de leurs tĂ©nĂšbres. Il a voulu leur faire apercevoir la racine infecte sur laquelle repose le rĂšgne de la puissance humaine, il a voulu leur apprendre visiblement qu’il est la source d’une puissance bien plus aimable et plus salutaire pour eux
 Malheur ! malheur ! Ă  ceux qui laisseront passer sans pro-fit la grande leçon qu’on nous donne ! Elle tendait Ă  nous rapprocher de dieu, et les malheureux hommes ne font et ne feront que s’en Ă©loigner davantage. » La RĂ©volution, telle qu’il la comprend, lui paraĂźt tantĂŽt un sermon, « un des sermons les plus expressifs qui aient Ă©tĂ© prĂȘchĂ©s en ce monde75, » tantĂŽt une miniature du jugement dernier et la rĂ©volution du genre humain76.

Mais les consĂ©quence que Saint-Martin fait sortir de cette conviction sont tout autres et beaucoup plus logi-ques que celles de l’auteur des SoirĂ©es de Saint-PĂ©tersbourg. Cet ordre social, qui a mĂ©ritĂ© d’ĂȘtre renversĂ© par la justice divine, il ne sera pas rĂ©tabli et disparaĂźtra bientĂŽt des lieux oĂč il existe encore. Ces castes privilĂ©-giĂ©es, qui viennent d’expier si cruellement leur orgueil passĂ©, elles ne retrouveront pas leurs titres et leur puis-sance. Une Ăšre nouvelle va commencer oĂč l’homme ra-menĂ© Ă  son point de dĂ©part ne reconnaĂźtra plus d’autre puissance que celle de Dieu, oĂč la politique se confondra avec la religion, et oĂč la religion elle-mĂȘme sera renouve-lĂ©e comme la sociĂ©tĂ©. « La providence saura bien faire naĂźtre du cƓur de l’home une religion qui ne sera plus susceptible d’ĂȘtre infectĂ©e par le trafic du prĂȘtre et par l’haleine de l’imposture, comme celle que nous venons de voir s’éclipser avec les ministres qui l’avaient dĂ©shono-rĂ©e77. »

Saint-Martin n’avait donc aucune raison d’ĂȘtre hostile Ă  la RĂ©volution ; et, en effet, il mĂ©rite plutĂŽt d’ĂȘtre comtĂ© au nombre de ses amis. On vient de s’assurer par le der-nier passage que j’ai citĂ©, et qui n’est pas un des plus Ă©nergiques de ce genre, qu’il en partageait toutes les ran-cunes contre l’Église. Il n’est pas plus indulgent pour la noblesse, quoiqu’il en fasse partie et qu’il ait passĂ© pres-que toute sa vie avec ses plus Ă©minents reprĂ©sentants.

75 Corresp. inédite., lettre LV, p. 150. 76 Ibid., lettre LXXII, p. 199. 77 Lettre à un ami sur la révolution française.

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Nous lisons dans ses MĂ©moires78 : « L’objet du flĂ©au que la rĂ©volution fait tomber sur les nobles, est de purger ceux qui peuvent l’ĂȘtre des influences d’orgueil que ce ti-tre leur avait communiquĂ©es, et de les rendre plus nets et plus prĂ©sentables lorsqu’ils paraĂźtront dans les rĂ©gions de la vĂ©ritĂ©. »

Ailleurs79, il s’exprime avec encore plus de duretĂ©, mais il ne juge pas moins sĂ©vĂšrement la multitude et ceux qui gouvernent en son nom. « Dieu a voulu, dit-il80, que je visse tout sur la terre. J’y avais vu longtemps l’abus de la puissance des grands ; il fallait bien que j’y visse ensuite l’abus de la puissance des petits. »

La RĂ©volution, pour lui, ne s’arrĂȘte pas au 18 bru-maire ; et il ne l’aurait pas crue mĂȘme terminĂ©e par l’Empire, s’il avait vĂ©cu assez longtemps pour voir le Consulat remplacĂ© par ce nouveau rĂ©gime. Voici ce qu’il Ă©crit au lendemain de la signature de la paix d’Amiens : « Cette pacification externe et cet ordre apparent, produit par l’effet de la RĂ©volution, ne sont pas le terme oĂč la Providence ait eu exclusivement l’intention de nous conduire, et les agents et les instruments qui ont concou-ru Ă  cette Ɠuvre se tromperont s’ils se croient arrivĂ©s. Je les regarde au contraire, comme des postillons qui ont fait leur poste ; mais qui ne sont que des postillons de pro-vince ; il en faudra d’autres pour nous faire arriver au but du voyage, qui est de nous faire entrer dans la capitale de la vĂ©ritĂ©81. » Que nous entrions jamais dans la capitale de la vĂ©ritĂ© et que nous sachions mĂȘme oĂč elle Ă©tait situĂ©e, cela est extrĂȘmement problĂ©matique ; mais il n’en reste pas moins Ă  Saint-Martin, le mĂ©rite d’avoir compris que la compression des esprits n’en est pas l’apaisement, et qu’une abdication momentanĂ©e imposĂ©e par la lassitude, autorisĂ©e par la gloire, n’est pas encore la conciliation et la paix. Au reste, il tĂ©moigne Ă  plusieurs reprises la plus vive admiration pour la personne du premier Consul. Il le regarde « comme un instrument temporel des plans de la Providence par rapport Ă  notre nation82. »

En s’inclinant devant le principe et en partageant Ă  bien des Ă©gards les passions de la RĂ©volution française,

78 Portrait historique, n° 965. 79 Ibid., n° 536. 80 Ibid., n° 973. 81 Ibid., n° 1024. 82 Portrait historique, n° 1000.

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Saint-Martin se fait une devoir d’en accepter les Ă©preuves et les charges. De quel danger peut-elle d’ailleurs ĂȘtre pour lui ? Ne nous a-il pas dĂ©jĂ  appris que sa destinĂ©e n’a rien de commun avec celle de ce monde, et qu’aucune des tribulations rĂ©servĂ©es Ă  celui-ci ne saurait l’atteindre83 ? « La paix passe pour moi, Ă©crit-il Ă  son ami Kirchberger, et je la trouve partout Ă  cotĂ© de moi84. » Il en a eu, en mainte occasion, des preuves irrĂ©cusables, surtout pendant la journĂ©e du 10 aoĂ»t : car il Ă©tait alors enfermĂ© dans Paris, et il n’a cessĂ© de le traverser tout le jour sans Ă©prouver la lĂ©gĂšre crainte, sans rencontrer le moindre obstacle. Cela le frappe d’autant plus, qu’il n’y est absolument pour rien ; il n’a par lui-mĂȘme aucune force physique qui puisse leur donner ce qu’il appelle le courage des sens. Mais qu’importe le courage des sens quand l’esprit, transportĂ© dans les espaces imaginaires, n’a aucune idĂ©e du pĂ©ril ? Veut-on savoir de quoi s’occupait Saint-Martin dĂ©s le lendemain de cette catas-trophe du 10 aoĂ»t, qui venait de plonger la France et l’Europe dans la stupĂ©faction ? Il s’entretenait, avec son correspondant de Berne, de la lumiĂšre cachĂ©e dans les Ă©lĂ©ments et de la XLVIIe Ă©pĂźtre de Boehme85.

Devenu libre, au commencement de 1793, par la mort de son pĂšre, il rĂ©sidait tantĂŽt Ă  Paris, tantĂŽt Ă  Petit-Bourg, prĂšs de son amie la duchesse de Bourbon, ou la ci-toyenne Bourbon, comme on disait en ce temps-lĂ . Il Ă©tait Ă  Paris, il venait de monter sa garde Ă  la porte du Temple, devant la maison de ce mĂȘme enfant royal dont l’AssemblĂ©e constituante l’avait jugĂ© digne d’ĂȘtre le prĂ©-cepteur, quand parut, le 27 germinal de l’an II, un dĂ©cret dans la Convention qui interdisait au nobles le sĂ©jour de la capitale. Saint-Martin, obĂ©issant sans murmurer, re-tourna dans sa ville natale, oĂč la confiance et le respect de ses concitoyens adoucirent son exil. Lui, de son cĂŽtĂ©, soit par des dons patriotiques, soit par des services per-sonnels, s’efforça en toutes circonstances, de prouver son attachement Ă  la cause de la RĂ©volution. « On doit s’estimer heureux, Ă©crit-il, toutes les fois qu’on se trouve pour quelque chose dans ce grand mouvement, surtout quand il ne s’agit ni de juger les humains, ni de les tuer. »

83 Ibid., n° 763. 84 Corresp. inédite, lettre LX, p. 167. 85 Ibid., lettre VI, p. 24.

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NommĂ© commissaire pour la confection du catalogue des livres nationaux, il trouve dans l’accomplissement de cette tĂąche une jouissance inattendue pour son esprit ; c’est celle que lui a procurĂ©e la dĂ©couverte d’une lĂ©gende de couvent, parfaitement ignorĂ©e hors de l’enceinte oĂč elle prit naissance : La vie de la sƓur Marguerite du Saint-Sacrement. Ici, nous rentrons dans les excĂšs d’imagination dont nous avons dĂ©jĂ  eu un exemple Ă  l’occasion de la vie de Gichtel. Il s’agit d’une pauvre car-mĂ©lite du XVIIe siĂšcle, dont les perfections, les tortures et les souffrances surhumaines seraient une nouvelle confirmation des principes du mysticisme, ou, pour mieux dire, des principes de Boehme et de MartinĂšs. InfĂ©rieure Ă  d’autres pour la science et la puissance, elle s’est Ă©levĂ©e aussi haut que notre nature le permet, « dans l’ordre de la rĂ©gĂ©nĂ©ration et des vertus de l’amour86. » Mais voici ce qui lui arriva. Pendant que la main divine la transportait dans ces sublimes rĂ©gions, l’action spirituelle de l’ennemi la tirait en sens contraire. Il en rĂ©sultait pour elle des souffrances Ă©pouvantables, dont toute son organisation fut Ă©branlĂ©e, mais qui s’attaquaient surtout Ă  la tĂȘte. On appela Ă  son secours les hommes de l’art ; mais que pou-vaient-ils dans leur ignorance sinon la torturer en vain ? Ils Ă©puisĂšrent sur elle tous les remĂšdes de la pharmacie, ils lui appliquĂšrent sur le crĂąne un fer rouge, ils lui firent subir l’opĂ©ration du trĂ©pan. La pauvre fille, quoique par-faitement sĂ»re qu’ils ne changeraient rien Ă  son Ă©tat, supporta son martyre avec une hĂ©roĂŻque rĂ©signation. Cette histoire, dont il ne conteste pas un instant la vĂ©raci-tĂ©, est pour Saint-Martin une magnifique occasion de montrer que la mĂ©decine, quand elle ne pas tient pas compte de l’ordre surnaturel, n’est pas une science plus fondĂ©e que la philosophie, et qu’elle n’aboutit qu’à tuer le corps, comme celle-ci Ă  tuer l’ñme ! « Je ne veux point, dit-il87, scruter ici l’ordre scientifique. Si cette fille eĂ»t joui de ses droits, elle eĂ»t pu renverser ses mĂ©decins, comme JĂ©sus-Christ renverser les archers qui vinrent au jardin des Olives. »

Un homme qui, sous le rĂ©gime de la Terreur, se lais-sait absorber par de telles lectures, n’était certainement pas dangereux pour la rĂ©publique. Cependant, et malgrĂ© la prudence qu’il s’était imposĂ©e avec son ami Liebisdorf,

86 Corresp. inédite, lettre LIII, p. 143. 87 Ibid., p. 144.

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mĂȘme dans les controverses du mysticisme88, Saint-Martin fit ombrage aux autoritĂ©s du moment. Un mandat d’amener fut lancĂ© contre lui, et il Ă©tait sur le point de comparaĂźtre devant le tribunal rĂ©volutionnaire, c’est-Ă -dire de monter sur l’échafaud, quand la chute de Robes-pierre et la rĂ©action thermidorienne vinrent le sauver. Il ne connut le danger que lorsqu’il fut passĂ©, et naturelle-ment, il fut persuadĂ© plus que jamais qu’une puissance surnaturelle veillait sur lui comme une mĂšre sur son en-fant.

Il Ă©tait seul, Ă  quelque distance d’Amboise, dans sa petite maison de campagne de Chaudon, quand il fut nommĂ© par son district Ă©lĂšve des Ă©coles normales, rĂ©-cemment crĂ©Ă©es par la Convention. C’était au mois de frimaire de l’an III, c’est-Ă -dire Ă  la fin de 1794. Saint-Martin venait d’atteindre sa cinquante-deuxiĂšme annĂ©e. C’était un peu tard pour s’asseoir sur les bancs de l’école. De plus, s’il ne nageait pas dans l’abondance Ă  Chaudon, il y trouvait au moins le nĂ©cessaire ; tandis qu’à Paris, au milieu de la saison rigoureuse, il ne pourra Ă©viter la gĂȘne et les privations ; il sera obligĂ©, comme il dit, de se faire esprit pour ne manquer de rien. Enfin, il sera forcĂ© de s’abaisser Ă  des Ă©tudes de dĂ©tail qui rĂ©pugnent Ă  son es-prit et font violence Ă  ses habitudes ; il lui faudra aussi prendre part Ă  la discussion, s’exercer Ă  la parole, lui qui n’en voulait entendre ni profĂ©rer d’autre que la parole in-terne89. Aucune de ces considĂ©rations ne l’arrĂȘte, parce qu’il y en a d’autres d’un ordre supĂ©rieur qui lui font un devoir d’accepter, si humble qu’elle paraisse, la mission que lui ont confiĂ©e ses concitoyens. D’abord, il pense que tout est liĂ© dans notre grande rĂ©volution ; dĂ©s lors, il n’y a plus rien de petit pour lui, et ne fĂ»t-il qu’un grain de sable dans le vaste Ă©difice que Dieu prĂ©pare aux nations, il ne doit pas rĂ©sister quand Dieu l’appelle. Mais le principal motif de son acceptation, c’est l’espĂ©rance qu’avec l’aide de Dieu, il arrĂȘtera une partie des obstacles que l’ennemi de tout bien ne manquera pas de semer dans cette

88 Il Ă©crit dans une lettre du 6 brumaire, an III, Ă  l’occasion du procĂšs de Dom Gerle et de Catherine ThĂ©ot : « Dans ce moment-ci, il est peu prudent de s’étendre sur ces matiĂšres. Les papiers publics auront pu vous instruire des extravagances spirituelles que des fous et des imbĂ©ciles viennent d’exposer aux yeux de notre justice rĂ©volution-naire. » Corresp. inĂ©dite, lettre LIX, p. 167. 89 Ibid., p. 166.

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grande carriĂšre qui va s’ouvrir et d’oĂč peut dĂ©pendre le bonheur des gĂ©nĂ©rations90.

Ainsi, il ne faut pas s’y tromper : ce n’est point par des raisons purement humaines, par des raisons politi-ques, philosophiques ou morales que Saint-Martin se dĂ©-cide Ă  renoncer Ă  son repos et Ă  sa solitude ; c’est aussi par des motifs tirĂ©s de l’ordre surnaturel, c’est pour com-battre face Ă  face l’ennemi de tout bien, celui qu’il appelle ailleurs91 tout simplement l’ennemi. « Je vous avoue, ajoute-t-il, que cette idĂ©e est consolante pour moi, et quand je ne dĂ©tournerais qu’une goutte du poison que cet ennemi cherchera Ă  jeter sur la racine mĂȘme de cet ar-bre, qui doit couvrir de son ombre tout mon pays, je me croirais coupable de reculer et je m’honore mĂȘme alors d’un pareil emploi. » Et comment ferait-il pour ne pas en ĂȘtre fier ? Cet emploi lui paraĂźt ĂȘtre sans exemple dans l’histoire des peuples ; non pas que les peuples soient restĂ©s jusqu’aujourd’hui absolument dĂ©pourvus d’instituteurs, mais parce qu’il n’en ont jamais eu un tel que lui, « vu le caractĂšre extĂ©rieur et intĂ©rieur qui fait tout son ĂȘtre », ou pour parler clairement, parce qu’il est d’une nature plus exquise que celle ce de monde. C’est ainsi que dans le mysticisme, l’extrĂȘme humilitĂ© et l’extrĂȘme prĂ©somption se rencontrent presque toujours l’une Ă  cotĂ© de l’autre. Le mystique s’abaisse devant Dieu, mais il se place sans scrupule au-dessus des hommes.

Les Ă©coles normales ne s’ouvrirent qu’à la fin de jan-vier 1795. Saint-Martin n’est pas content de leur dĂ©but et il prĂ©voit, avec beaucoup de sagacitĂ©, qu’elles ne dureront pas longtemps. MaĂźtres et disciples lui sont Ă©galement suspects. Il ne reconnaĂźt en eux que le spiritus mundi, « et je vois bien, ajoute-t-il, qui est celui qui se cache sous ce manteau92. » Puis, c’est beaucoup si, dans un mois, il peut parler cinq ou six minutes, et cela devant deux milles personnes Ă  qui il faudrait auparavant refaire les oreilles. Cependant, cette institution, qu’il juge avec tant de sĂ©vĂ©ritĂ©, lui procura le plus grand ou, pour parler exactement, l’unique succĂšs qu’il ait eu de sa vie. Je rap-porterai plus loin, avec un peu plus de prĂ©cision qu’on ne

90 Corresp. inĂ©dite, p. 167. 91 Portrait historique, n° 505 : « il est certain que j’ai toujours appris quelque chose de grand Ă  la suite de quelque grand Ă©cart, surtout la bĂȘtise de l’ennemi et l’amour du PĂšre. » 92 Corresp. inĂ©dite, lettre LXIV, p. 174.

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l’a fait jusqu’à prĂ©sent, sa discussion avec Garat. Je me bornerai Ă  dire ici que d’est Ă  lui que revient l’honneur d’avoir, le premier en France, Ă©branlĂ© dans les esprits et humiliĂ© par un Ă©chec public le triste systĂšme de la sensa-tion transformĂ©e. Aussi ne peut-on pas l’accuser d’exagĂ©rer son importance, lorsqu’il Ă©crit Ă  son ami de Berne : « J’ai jetĂ© une pierre dans le front d’un de ces Go-liaths de notre Ă©cole normale, en pleine assemblĂ©e, et les rieurs n’ont pas Ă©tĂ© pour lui, tout professeur qu’il est. C’est un devoir que j’ai rempli pour dĂ©fendre le rĂšgne de la vĂ©ritĂ© ; je n’attends pas d’autre rĂ©compense que celle de ma conscience93. » Il faut cependant remarquer, pour ĂȘtre juste, qu’il n’est pas le seul qui, dans cette occasion, ait Ă©levĂ© la voix contre la doctrine rĂ©gnante. Nous voyons, dans les sĂ©ances des Ă©coles normales recueillies par les stĂ©nographes, que, dans la mĂȘme sĂ©ance oĂč il prit la pa-role, celle du 9 ventĂŽse de l’an III, un de ses condisciples, appelĂ© TeyssĂšdre, dĂ©fendit la mĂ©thode et la doctrine de Descartes, c’est-Ă -dire une des sources les plus fĂ©condes du spiritualisme moderne. Ce mĂȘme TeyssĂšdre attaque la toute-puissance que Garat, Ă  l’exemple de son maĂźtre Condillac, accordait aux signes sur les idĂ©es. C’était la question Ă  laquelle s’attacha principalement Saint-Martin et sur laquelle il revint, en 1796, dans un mĂ©moire adres-sĂ© Ă  l’AcadĂ©mie des sciences morales et politiques. Un au-tre, du nom de Duhamel, Ă©lĂšve des objections pleines de force et de bon sens, contre la fameuse hypothĂšse de l’homme-statue. Mais Saint-Martin eut les honneurs de la journĂ©e.

Son pronostic sur les Ă©coles normales ne tarda pas Ă  se vĂ©rifier : elles ne vĂ©curent pas au delĂ  de trois mois. En les quittant, il songeait un instant Ă  devenir professeur d’histoire Ă  l’école centrale de tours ; mais il s’aperçut bien vite que ces fonctions n’étaient pas faites pour lui. L’histoire et la nature, c’est-Ă -dire l’action et la vie, sont une protestation permanente contre les principes du mys-ticisme, et ce n’est qu’en les rĂ©duisant Ă  une ombre vaine, Ă  une figure, Ă  un symbole, que ces principes ont quelquefois essayĂ© de les dominer. NommĂ© membre de l’assemblĂ©e Ă©lectorale de son dĂ©partement, Saint-Martin, grĂące Ă  l’éclat qu’il venait d’ajouter Ă  sa renommĂ©e, au-rait pu comme un autre se pousser vers la vie publique. Mais il comprit que la politique active lui convenait encore

93 Corresp. inédite, lettre LXVI, p. 181.

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moins que l’enseignement. Il se renferma donc tout entier dans les travaux de la pensĂ©e. Il publia sa Lettre Ă  un ami sur la rĂ©volution française, bientĂŽt suivie de l’Éclair sur l’association humaine94, oĂč il complĂšte sa doctrine sur l’ordre social. Il prend part Ă  deux concours de l’AcadĂ©mie des sciences morales et politiques95, tout en raillant les acadĂ©mies dans son Ă©trange poĂšme du Crocodile96, et en se prĂ©sentant devant elles dans l’attitude d’un juge plutĂŽt que d’un justiciable. Il s’efforce de rĂ©sumer ses idĂ©es et de les revĂȘtir de leur forme dĂ©finitive dans deux derniers ouvrages : De l’esprit des choses97 et le MinistĂšre de l’homme-esprit98. En mĂȘme temps, il traduisait en fran-çais plusieurs Ɠuvres de Boehme99, quoiqu’il soit extrĂȘ-mement douteux qu’il les ait jamais comprises, et il continuait sa correspondance avec Kirchberger, restĂ© pour lui jusqu’à la fin de sa vie l’ami le plus tendre et le plus dĂ©vouĂ©. Il le perdit en 1799, sans l’avoir jamais vu au-trement qu’en peinture ; car les deux amis Ă©changĂšrent leurs portraits, n’ayant pu, comme ils l’auraient voulu, Ă©changer leurs bourses et se soutenir rĂ©ciproquement dans les circonstances difficiles qu’ils eurent Ă  traverser.

Nous ne voyons pas que Saint-Martin ait pleurĂ© sur sa mort, ni sur celle d’aucune personne qui lui fut chĂšre. Il a toujours regardĂ© la mort comme un avancement, et il condamnait cette expression : l’autre vie, parce qu’il n’y en a qu’une, prĂ©cisĂ©ment celle-lĂ . « C’est moins sur les morts que sur les vivants, dit-il100, qu’il faudrait nous af-fliger. Comment le sage s’affligerait-il sur les morts tandis que sa journaliĂšre et continuelle affliction est d’ĂȘtre en vie ou dans ce bas monde ? ». On ne peut pas lui appliquer cette maxime de la Rochefoucault : « On a toujours assez de courage pour supporter les maux d’autrui » ; car il mettait son principe en pratique sur lui-mĂȘme. Il n’a ja-

94 PubliĂ© par M. Schauer, avec le TraitĂ© des nombres, in-8°, Paris, 1861. 95 L’un, comme je l’ai dit, sur les signes, en 1796, l’autre en 1797, sur cette question : « Quelles sont les institutions les plus propres Ă  fon-der la morale d’un peuple ? » 96 In-8°, Paris, an VII (1799). 97 Deux vol. in-8°, Paris, an VIII (1801). 98 In-8°, Paris, an XI. 99 L’Aurore naissante, ou la Racine de la philosophie, in-8°, 1800 ; Les Trois principes de l’essence divine, deux volumes in-8°, 1802 ; De la triple vie de l’homme, in-8°, 1809 ; Quarante questions sur l’ñme, traduction revue et Ă©ditĂ©e par Gilbert, Paris, 1807. 100 Portrait historique, n° 826.

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mais cessĂ© de placer dans sa derniĂšre heure le plus ar-dent de ses dĂ©sirs et la plus douce de ses espĂ©rances101. Chaque pas qu’il fait dans la vieillesse est saluĂ© comme un acheminement, non pas vers la dĂ©livrance, mais vers le couronnement des joies qui l’ont toujours accompagnĂ© dans ce monde102. La seule maladie que l’ñge lui ait ap-portĂ©e, c’est celle qu’il appelle le spleen de l’homme ; mais ce spleen est bien diffĂ©rent de celui des Anglais. Car, dit-il, celui des Anglais les rend noirs et tristes, et le mien me rend intĂ©rieurement et extĂ©rieurement tout couleur de rose103. » Je veux citer encore ces lignes oĂč la mĂȘme idĂ©e est exprimĂ©e sous une forme plus grave et plus poĂ©tique : « Quand je vois les admirations du grand nombre pour les beautĂ©s de la nature et les sites heureux, je rentre bien-tĂŽt dans la classe des vieillards d’IsraĂ«l qui, en voyant le nouveau temple, pleuraient sur la beautĂ© de l’ancien104. » C’est ici que Saint-Martin et Rousseau auraient pu se comprendre, parce que la beautĂ© de la nature n’est pas diminuĂ©e par cette mĂ©lancolique comparaison. La nature est d’autant plus belle qu’elle Ă©lĂšve davantage nos pen-sĂ©es et nos sentiments.

Cette vie donnĂ©e tout entiĂšre Ă  l’esprit et cette jouis-sance anticipĂ©e du ciel ne le rendaient pas indiffĂ©rent aux peines matĂ©rielles de ses semblables. Il y avait des en-trailles humaines chez cet exilĂ© d’un monde supĂ©rieur. En voici une preuve. Il n’était pas riche, comme on sait, et il aimait beaucoup le spectacle. Il l’aimait Ă  un tel point que, lorsqu’il se dirigeait vers le thĂ©Ăątre, l’idĂ©e de la jouis-sance qui l’attendait lui donnait des transports. Mais che-min faisant, il se disait : « Je vais payer le plaisir d’admirer une simple image ou plutĂŽt une ombre de la vertu. Eh bien ! avec la mĂȘme somme, je puis atteindre la rĂ©alitĂ© de cette image ; je peux faire une bonne action au lieu de la voir retracĂ©e dans une reprĂ©sentation fugitive. » Puis, il montait chez quelque malheureux de sa connais-sance et y laissait la valeur de son billet de parterre. Ja-mais il n’a manquĂ© Ă  ce virement d’une nouvelle espĂšce. Aussi ne peut-on s’empĂȘcher de croire que lui, si orgueil-leux Ă  d’autres Ă©gards, il se calomnie lorsqu’il soutient que Rousseau tendait au bien par le cƓur et lui par

101 Portrait historique, n° 1050. 102 Ibid., n° 1092. 103 Ibid., n° 1105. 104 Ibid., n° 1106.

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l’esprit105. L’esprit, chez Saint-Martin, ne se sĂ©pare point du cƓur, et, en mĂȘme temps qu’il lui donne quelque chose de sa finesse, il lui emprunte sa grĂące et son indul-gence.

Cette douce et aimable nature demeura jusqu’au der-nier moment semblable Ă  elle-mĂȘme. Dans l’étĂ© de l’annĂ©e 1803, Saint-Martin sentit sa fin approcher. Il eut, pour me servir de ses expressions106, quelques avertis-sements d’un ennemi physique qui, selon toute appa-rence, devait l’emporter, comme il avait emporter son pĂšre. Il ne se trompait point. Le 23 octobre de la mĂȘme annĂ©e, il mourut Ă  Aulnay, dans la maison de campagne de son ami Lenoir-Laroche. La veille de sa mort, il s’entretenait avec M. de Rossel, sur la vertu des nombres, qui lui avait fourni le sujet d’un de ses ouvrages107, et il rendait grĂące au ciel de lui avoir accordĂ© cette derniĂšre faveur. Quelques instants avant d’expirer, il recommanda Ă  ses amis de vivre dans l’union fraternelle et dans la confiance en Dieu. Il ne se faisait aucune illusion sur l’influence qu’il avait exercĂ©e de son vivant, sur la place qu’il avait tenue parmi ses contemporains, et sur la gloire qu’il allait entourer son nom. Mais il disait : « Ce n’est point Ă  l’audience que les dĂ©fenseurs officieux reçoivent le salaire des causes qu’ils plaident, c’est hors de l’audience et aprĂšs qu’elle est finie. Telle est mon histoire et telle est aussi ma rĂ©signation de n’ĂȘtre pas payĂ© dans ce bas monde108. »

105 Portrait historique, n° 423. 106 Ibid., n° 1132. 107 Des nombres, Ɠuvre posthume, autographiĂ©e en 1843, par les soins de M. LĂ©on Chauvin. Une Ă©dition de ce livre a Ă©tĂ© publiĂ©e par M. Schauer en 1861, Paris, in-8°. 108 Portrait historique, n° 1099.

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CHAPITRE IV

Doctrine philosophique de Saint-Martin – Ses premiers ou-vrages – Sa discussion avec Garat – Sa thĂ©orie sur le lan-gage – Sa polĂ©mique contre les savants du XVIIIe siĂšcle – Sa polĂ©mique contre les prĂȘtres et les thĂ©ologiens.

Ce qu'il y a de plus original dans les Ɠuvres de Saint-Martin c'est lui-mĂȘme, je veux dire l'empreinte qu'il y a laissĂ©e de son caractĂšre, de son tour d'esprit, de ses sen-timents, de sa vie. Cependant, sa doctrine, ses idĂ©es phi-losophiques et religieuses, quoique empruntĂ©es en grande partie aux maĂźtres qu'il s'est donnĂ©s successivement, ne sont pas non plus dĂ©pourvues d'intĂ©rĂȘt et de valeur. Elles nous prĂ©sentent le mysticisme sous une forme particu-liĂšre, Ă  la fois mĂ©taphysique et sentimentale, dogmatique et rĂȘveuse, satirique et inspirĂ©e, traditionnelle et indĂ©-pendante, on pourrait presque dire rĂ©volutionnaire, qui a fait, qui fait encore de Saint-Martin un maĂźtre, un hiĂ©ro-phante, un chef de secte, quand il n'est le plus souvent que l'Ă©cho d'autres voix plus puissantes que la sienne.

Mais pour ĂȘtre en Ă©tat de se faire une idĂ©e exacte de la pensĂ©e qui se dĂ©veloppe Ă  travers tous ses Ă©crits et de l'esprit gĂ©nĂ©ral qui les domine, il faut d'abord considĂ©rer Saint-Martin dans ses rapports avec la philosophie de son temps ; car tout en partageant, comme nous avons pu nous en convaincre par ses lettres et ses confidences, quelques-unes des illusions, quelques-uns des prĂ©jugĂ©s du XVIIIe siĂšcle et jusqu'Ă  ses passions, c'est pourtant l'aversion qu'inspiraient Ă  sa nature dĂ©licate les opinions les plus accrĂ©ditĂ©es Ă  cette Ă©poque, qui l'ont poussĂ©e vers l'extrĂ©mitĂ© opposĂ©e ; ce sont les raisons par lesquelles il s'est efforcĂ© de les combattre qui sont devenues comme les premiĂšres assises de son propre systĂšme.

Il entra en lice par le livre Des erreurs et de la vĂ©ritĂ©, si maltraitĂ© par Voltaire. C'Ă©tait un manifeste, non contre la philosophie du XVIIIe siĂšcle en gĂ©nĂ©ral, mais uniquement contre le matĂ©rialisme et le parti pris de dĂ©raciner dans les Ăąmes toute croyance religieuse. « C'est Ă  Lyon, nous dit l'auteur lui-mĂȘme109, que j'ai Ă©crit le livre Des erreurs 109 Portrait historique, n° 165.

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et de la vĂ©ritĂ©. Je l'ai Ă©crit par dĂ©sƓuvrement et par co-lĂšre contre les philosophes. Je fus indignĂ© de lire dans Boulanger que les religions n'avaient pris naissance que dans la frayeur occasionnĂ©e par les catastrophes de la na-ture. » MalgrĂ© la dĂ©claration de Saint-Martin110 qu'il ne s'est appuyĂ© dans cet Ă©crit que sur les Principes naturels dont il a Ă©tĂ© nourri dans sa jeunesse, il n'est pas difficile d'y reconnaĂźtre la thĂ©orie mystique ou plutĂŽt kabbalistique de l'Ă©manation et du Verbe, sur laquelle reposait l'ensei-gnement de MartinĂšs Pasqually. Le mysticisme et la kab-bale Ă©voquĂ©s du sein des loges contre un adversaire tel que l'auteur de L'AntiquitĂ© dĂ©voilĂ©e, c'est comme un dia-logue entre deux personnages qui ne parleraient pas la mĂȘme langue et seraient hors d'Ă©tat de se comprendre.

Saint-Martin fut mieux inspirĂ© et rencontra un adver-saire plus digne de lui, le jour oĂč il osa, de vive voix, de-vant une assemblĂ©e de deux mille personnes, s'attaquer Ă  Garat Ă  propos de la nature du langage. Ses objections restĂ©es sans rĂ©ponse n'Ă©taient pas seulement, pour me servir d'une image qui lui est chĂšre111, une pierre lancĂ©e dans le front d'un des Goliaths de la science contempo-raine, elles allaient au-delĂ  du professeur d'analyse d'en-tendement humain aux Ă©coles normales, elles atteignaient au cƓur la philosophie de Locke et de Condillac.

DĂ©jĂ , comme on peut s'en assurer par le compte ren-du des sĂ©ances des Ă©coles normales112, Garat avait ren-contrĂ© d'autres contradicteurs. L'un d'eux, dans une lettre anonyme, comme il est d'habitude encore d'en adresser aux professeurs de la facultĂ© des lettres et du CollĂšge de France, fait cette remarque que, dans le systĂšme qui considĂšre les sens comme l'unique origine de nos idĂ©es, il est impossible de comprendre une existence purement spirituelle, une Ăąme distincte du corps. Or, s'il en est ain-si, comment ce mĂȘme systĂšme admettrait-il l'immortalitĂ© de l'Ăąme ? Quelle sanction laisserait-il Ă  la morale ?

Un autre du nom de TeyssÚdre porta la discussion sur un terrain plus délicat et plus purement philosophique. In-terprÚte fidÚle de la doctrine de Condillac, Garat, dans son discours d'ouverture, avait soutenu que les langues n'étaient pas moins nécessaires pour former nos idées

110 Ibid., n° 319. 111 Voir, dans le chapitre prĂ©cĂ©dent, un passage de la Correspondance inĂ©dite et Le Crocodile, p. 147, oĂč la mĂȘme image est reproduite. 112 Tome III, p. 5 et suivantes.

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que pour les exprimer, et que l'homme pense par cela seul qu'il est capable de parler, la parole ayant pour effet de fixer dans notre esprit des sensations, qui sans elle s'échapperaient de toute part et ne tarderaient pas à s'évanouir. TeyssÚdre lui oppose cette observation judi-cieuse que les langues n'ont pas la vertu de créer, mais seulement de décomposer ou d'analyser la pensée et d'en noter tous les éléments aprÚs les avoir séparés les uns des autres, aprÚs avoir fait sortir d'un tout concret plu-sieurs idées abstraites, dont chacune est désignée par un signe particulier. Or, on n'analyse, on ne décompose, on n'enregistre que ce qui existe déjà ; donc la pensée est antérieure à la parole et à toute espÚce de langage artifi-ciel.

Il n'est pas sans intĂ©rĂȘt de savoir comment Garat a tenu tĂȘte Ă  ces deux premiers adversaires. Contre l'auteur de la lettre anonyme il cherche Ă  dĂ©montrer que l'immor-talitĂ© de l'Ăąme ne suppose pas, nĂ©cessairement, que l'Ăąme soit d'une autre nature que le corps ; qu'il y a des philosophes et mĂȘme des PĂšres de l'Église qui ont cru l'Ăąme Ă  la fois matĂ©rielle et immortelle, et que cette croyance se justifie parfaitement par l'idĂ©e que l'expĂ©-rience nous donne de la matiĂšre. Nous voyons, en effet, que les formes seules de la matiĂšre sont changeantes et fugitives, mais que ses Ă©lĂ©ments constitutifs, que les atomes dont elle est composĂ©e demeurent invariables et indestructibles. Du moins nous est-il impossible de nous assurer qu'il en soit autrement. Si l'immense auditoire des Ă©coles normales s'est contentĂ© de ce raisonnement, il faut convenir qu'en l'an III de la RĂ©publique une et indivisible, on n'Ă©tait pas difficile en matiĂšre de foi Ă  la vie future. Garat ne se montre pas moins Ă©tranger aux vrais princi-pes de la morale qu'Ă  ceux de la mĂ©taphysique, lorsqu'il soutient que la morale est une science de pure observa-tion ; qu'on la voit en quelque sorte se manifester d'elle-mĂȘme dans les relations mutuelles qui s'Ă©tablissent entre les hommes ; qu'elle apporte avec elle sa sanction, aussi facile Ă  constater par l'expĂ©rience, aussi Ă©vidente Ă  nos sens que ses lois ; que partout « nous verrons le malheur naĂźtre du mal et le bonheur du bien ». Cela Ă©tait hardi Ă  dire au lendemain des jours de la Terreur.

À l'objection tirĂ©e de l'impuissance du langage pour crĂ©er la pensĂ©e, il se contente de rĂ©pondre par cette pro-position, que l'on croirait tirĂ©e des Ɠuvres de Guillaume

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Ockam ou de Hobbes, encore plus que de celles de Condillac : « Penser, c'est compter, c'est calculer des sen-sations ; et ce calcul se fait, dans tous les genres, avec des signes comme en arithmĂ©tique113. » Comment s'Ă©ton-ner aprĂšs cela que Garat, tout en reconnaissant en lui un homme de gĂ©nie qui a beaucoup fait pour le progrĂšs des sciences, et qui a contribuĂ© Ă  l'avancement de la langue française, refuse Ă  Descartes le nom de philosophe, sous prĂ©texte qu'il n'a rien fait pour l'analyse de l'entende-ment ? « À l'instant, dit-il, oĂč l'on adopte l'hypothĂšse des idĂ©es innĂ©es, on doit renoncer Ă  connaĂźtre l'esprit hu-main. »

Un troisiĂšme antagoniste appelĂ© Duhamel et que Ga-rat n'a pas mieux rĂ©futĂ© que les prĂ©cĂ©dents, attaqua la philosophie de Condillac dans ce qui lui Ă©tait le plus cher, non seulement dans ses conclusions, mais dans sa mĂ©-thode, dans l'hypothĂšse de l'homme-statue. Il Ă©tablit avec beaucoup de force, bien des annĂ©es avant la publication et mĂȘme avant la composition des Nouveaux rapports du physique et du moral, que cette maniĂšre de procĂ©der n'a rien d'analytique, mais qu'elle est prĂ©cisĂ©ment le contraire de l'analyse. Il annonça en quelque sorte les Leçons de philosophie de LaromiguiĂšre en montrant que la sensa-tion, passive, involontaire, fugitive comme elle l'est, ne peut pas ĂȘtre la source d'oĂč sortent une Ă  une les opĂ©ra-tions diverses et les facultĂ©s mĂȘmes de l'intelligence, l'at-tention, la comparaison, le jugement, la mĂ©moire, la rĂ©miniscence114.

La discussion en était là et l'autorité du maßtre était déjà passablement ébranlée, quand Saint-Martin deman-da la parole. Ses objections portent successivement sur trois points :

1° – Tout en prenant pour devise de son discours d'ouverture une parole de Bacon qui proclame Ă  la fois l'harmonie et la distinction du vrai et du bien115, Garat ne s'occupe que d'une seule facultĂ© de l'homme, Ă  savoir, l'intelligence, qu'il fait dĂ©river tout entiĂšre d'un seul fait, la sensation. Mais alors mĂȘme que cette origine pourrait ĂȘtre admise, l'intelligence ne serait toujours que la facultĂ©

113 SĂ©ances des Ă©coles normales
, tome II. 114 Ibid., tome III, p. 48-60. 115 Etenim illuminationis puritas et arbitrii libertas simul inceperunt, simul corruerunt, neque datur in universitate rerum tam intima sym-pathia quam illa veri et boni. ( De augm. Scientiarum. )

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du vrai, et il en faudrait une autre pour nous expliquer l'idée du bien, car évidemment l'idée du bien, le senti-ment du bien, ne sauraient prendre leur source dans la sensation, qui leur est étrangÚre et souvent opposée. Cette seconde puissance de l'ùme, par laquelle nous dis-cernons le bien du mal et qui nous porte à aimer l'un et à haïr l'autre, c'est le sens moral, complÚtement distinct du sens intellectuel, par lequel nous discernons le vrai du faux.

2° – S'il est vrai, comme Garat le prĂ©tend Ă  l'exemple de Condillac et de quelques autres philosophes, que la pa-role soit indispensable non seulement Ă  la communication, mais Ă  la formation de nos pensĂ©es, pourquoi donc ces mĂȘmes philosophes se montrent-ils si scandalisĂ©s de la fameuse phrase de Rousseau : « La parole me paraĂźt nĂ©-cessaire Ă  l'institution de la parole » ? Entre le langage parlĂ© et les signes appelĂ©s naturels il y a un abĂźme. Ceux-ci n'ont pu servir de modĂšle Ă  celui-lĂ . Or, puisque nous voyons que, dans l'ordre intellectuel comme dans l'ordre physique, toute chose a un commencement, toute chose est sortie d'un germe qui n'est pas l'Ɠuvre de l'homme, pourquoi les langues seraient-elles exceptĂ©es de cette loi universelle ? « Pourquoi (ce sont les expressions mĂȘmes de Saint-Martin) le plus beau de nos privilĂšges, celui de la parole vive et active, serait-il le seul qui fĂ»t le fruit de no-tre puissance crĂ©atrice, tandis que pour tous les autres avantages qui lui sont infĂ©rieurs, nous serions subordon-nĂ©s Ă  un germe et condamnĂ©s Ă  attendre la fĂ©conda-tion ? »

3° – À en croire la parole du maĂźtre, « il serait impos-sible de savoir » et « inutile de chercher si la matiĂšre pense ou ne pense pas ». Or, cette proposition est dou-blement contestable. S'il y a au monde une question qui nous intĂ©resse, c'est prĂ©cisĂ©ment celle-ci, c'est de savoir si nous sommes esprit ou matiĂšre, si nous avons une Ăąme ou si toute notre existence se rĂ©duit aux propriĂ©tĂ©s et aux fonctions du corps. Cette question est-elle donc insolu-ble ? Non, car nous voyons clairement qu'il n'y a point d'assimilation possible entre l'homme et les ĂȘtres qui ap-partiennent Ă  la nature physique et animale. L'homme est susceptible de perfectionnement et de culture, il dĂ©ve-loppe ses facultĂ©s parce qu'il est capable de les diriger et de les conduire, c'est-Ă -dire parce qu'il pense. Si les ĂȘtres infĂ©rieurs Ă  lui, les ĂȘtres matĂ©riels quand ils sont aban-

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donnĂ©s Ă  eux-mĂȘmes, restent toujours dans le mĂȘme Ă©tat, c'est qu'ils n'ont pas reçu le don de la pensĂ©e. D'un autre cĂŽtĂ©, s'il est vrai que les langues soient l'instrument nĂ©cessaire de la pensĂ©e, et s'il n'y a que l'homme qui en soit pourvu, il faut en conclure que de tous les ĂȘtres qui vivent sur la surface de la terre, il n'y a que lui qui pense : « car la nature est trop sage pour faire un don Ă  un ĂȘtre et lui refuser le seul instrument avec lequel il puisse le mettre en Ɠuvre116 ». Les signes naturels dont se servent les animaux ne font aucun tort Ă  ce raisonne-ment. Ces signes restant uniformes et invariables, comme les espĂšces mĂȘmes dont ils expriment les sensations et les besoins, nous offrent, au contraire, la preuve irrĂ©cusa-ble que les animaux ne pensent point.

L'existence d'un sens moral, supĂ©rieur, non seule-ment Ă  la sensation, mais Ă  la raison mĂȘme, l'existence de la pensĂ©e comme facultĂ© distincte de la parole et de la parole elle-mĂȘme comme une facultĂ© primitive, originale, que l'homme n'a pas inventĂ©e Ă  plaisir ; enfin l'incompati-bilitĂ© radicale de la matiĂšre et de la pensĂ©e et, par suite, la distinction de l'Ăąme et du corps ; tels sont les trois points essentiels que Saint-Martin s'est proposĂ© de dĂ©fen-dre contre la philosophie de Condillac, publiquement en-seignĂ©e au nom de l'État, Ă  ceux qui allaient recevoir la mission d'instruire la jeunesse.

Il ne paraĂźt pas que Garat se soit dĂ©fendu d'abord avec beaucoup de succĂšs, puisqu'il a pu mĂ©riter le repro-che d'avoir, dans le compte rendu de la sĂ©ance oĂč ces dĂ©-bats eurent lieu, substituĂ© une rĂ©ponse tout Ă  fait nouvelle Ă  celle qui avait Ă©tĂ© le fruit de l'improvisation. C'est ce qui autorisa Saint-Martin, dans une lettre adres-sĂ©e Ă  Garat et publiĂ©e dans les SĂ©ances des Ă©coles nor-males117, Ă  reproduire ses objections avec des considĂ©rations plus Ă©tendues. Peut-ĂȘtre n'Ă©tait-il pas fĂą-chĂ© d'un incident qui lui donnait le droit de prĂ©senter avec ensemble, avec mĂ©thode, autant que la mĂ©thode pouvait entrer dans son esprit, des idĂ©es que leur isolement ren-dait difficiles Ă  saisir, et qui, sous cette premiĂšre forme, ont Ă©tĂ©, dans la rĂ©ponse Ă©crite de Garat, l'objet d'une cri-tique assez fine. Je me bornerai Ă  en citer cette phrase qu'il oppose Ă  la sentence de Rousseau : « Rousseau vou-lait dĂ©couvrir les sources d'un grand fleuve, et il les a

116 SĂ©ances des Ă©coles normales
, tome III, p. 14. 117 SĂ©ances des Ă©coles normales
, tome III, p. 61-159.

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cherchées dans son embouchure, ce qui n'était pas le moyen de les trouver, mais c'était le moyen de croire, comme on l'a cru des sources du Nil, qu'elles n'étaient pas sur la terre, mais dans le ciel118. »

La lettre dont nous venons de parler, un des meilleurs Ă©crits de Saint-Martin, a Ă©tĂ© elle-mĂȘme complĂ©tĂ©e et ex-pliquĂ©e par le mĂ©moire qui devait servir de rĂ©ponse Ă  la question de la troisiĂšme classe de l'Institut : « Quelle est l'influence des signes sur la formation des idĂ©es ? » et qui est devenu un peu plus tard le soixante-dixiĂšme chant du Crocodile119. Ces deux ouvrages rĂ©unis ne laissent rien Ă  dĂ©sirer sur la signification et la portĂ©e des trois proposi-tions dont Saint-Martin voulait se servir comme d'autant de leviers pour renverser la philosophie rĂ©gnante. À vrai dire, ces trois propositions se rĂ©duisent Ă  deux, puisque la troisiĂšme, l'incompatibilitĂ© de la matiĂšre et de la pensĂ©e, est une consĂ©quence nĂ©cessaire des deux autres.

Le sens moral dont il a Ă©tĂ© question plus haut, ce n'est pas, comme on pourrait le croire, une facultĂ© parti-culiĂšre, semblable Ă  celle que reconnaissait, sous le mĂȘme nom, le philosophe Hutchison ; c'est le fond mĂȘme de notre ĂȘtre, Ă  la fois sensible et intelligent, sensible et non sensitif, dit Saint-Martin ; c'est la source profonde d'oĂč jaillissent Ă  la fois nos idĂ©es et nos sentiments, mais d'abord nos sentiments, et le sentiment religieux aussi bien que le sentiment moral, le sentiment du divin autant que celui du bien ; c'est la racine de notre existence spiri-tuelle, dont l'intelligence proprement dite ou l'entende-ment n'est qu'une simple ramification ; c'est, en un mot, l'Ăąme elle-mĂȘme, naturellement douĂ©e d'une puissance affective et intellectuelle, d'une facultĂ© de sentir et de comprendre qui cherche son objet infiniment au-dessus ou au-delĂ  de la nature extĂ©rieure, et qui cependant ne peut entrer en exercice, qui ne se manifeste par des sen-timents et par des idĂ©es dĂ©terminĂ©es qu'Ă  la faveur d'une excitation venue du dehors.

C'est ainsi que Saint-Martin, en repoussant la doctrine que non seulement nos idées, mais nos sentiments et no-tre volonté ne sont que des impressions reçues par nos sens, échappe aux difficultés du systÚme des idées innées

118 Ibid., p. 40. 119 Le Crocodile ou la Guerre du bien et du mal arrivĂ©e sous le rĂšgne de Louis XV, poĂšme Ă©pico-magique en cent deux chants, 1 vol. in-8° mĂȘlĂ© de prose et de vers, an VII de la RĂ©publique.

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et laisse Ă  la sensation le privilĂšge d'exciter, de rĂ©veiller, de provoquer en quelque sorte les facultĂ©s les plus essen-tielles de notre Ăąme. Son opinion se rĂ©sume dans cette phrase oĂč l'on reconnaĂźtra en mĂȘme temps le cachet par-ticulier de son style : « L'esprit de l'homme n'est pas une table rase, comme l'a dit Locke, mais une table rasĂ©e, dont les racines restent encore et n'attendent que la rĂ©ac-tion convenable pour germer120. »

Cette maniĂšre de concevoir l'esprit humain a conduit Saint-Martin Ă  une thĂ©orie du langage qui diffĂšre complĂš-tement de celle de Condillac, sans ressembler pourtant Ă  celle de Bonald, avec laquelle on l'a souvent confondue. De Bonald, plus rapprochĂ© qu'on ne pense, et surtout qu'il ne s'en doute lui-mĂȘme, de l'auteur du TraitĂ© des sensa-tions, ne comprend pas que la pensĂ©e, quand on la distin-gue de la perception et de la reprĂ©sentation des objets purement matĂ©riels, puisse exister Ă  un degrĂ© quelconque sans la parole ; d'oĂč il rĂ©sulte que la parole ne peut avoir Ă©tĂ© inventĂ©e par les hommes ; car elle l'aurait Ă©tĂ© par le moyen de la pensĂ©e, par consĂ©quent il faudrait supposer qu'elle existait dĂ©jĂ  quand l'esprit humain l'a crĂ©Ă©e. Or, la parole n'Ă©tant pas d'institution humaine, il faut bien ad-mettre, selon l'auteur de la LĂ©gislation primitive, qu'elle est une rĂ©vĂ©lation divine et surnaturelle, c'est-Ă -dire que Dieu lui-mĂȘme a enseignĂ© Ă  nos premiers parents la pre-miĂšre langue qui ait Ă©tĂ© parlĂ©e sur la terre et d'oĂč sont sorties toutes les autres121. Ce mĂȘme raisonnement, de Bonald l'applique avec une confiance imperturbable Ă  l'origine de l'Ă©criture. « La dĂ©composition des sons, dit-il122, et l'Ă©criture sont une seule et mĂȘme chose ; donc l'une n'a pu prĂ©cĂ©der l'autre, puisqu'on ne pouvait dĂ©-composer les sons sans les nommer, ni les nommer que par les lettres ou les caractĂšres qui les distinguent. » L'Ă©criture n'est donc pas moins nĂ©cessaire Ă  l'invention de l'Ă©criture, que la parole Ă  l'invention de la parole. Dieu a donc rĂ©vĂ©lĂ© Ă  l'homme d'une maniĂšre surnaturelle le premier alphabet, comme il lui a rĂ©vĂ©lĂ© la premiĂšre lan-gue. On croirait que de Bonald a voulu s'approprier l'ar-gument par lequel certains rabbins se flattaient de dĂ©montrer que Dieu lui-mĂȘme a fabriquĂ© ou crĂ©Ă© du nĂ©ant la premiĂšre paire de tenailles. Des tenailles, di-

120 Le Crocodile, chant LXX, p. 284. 121 Recherches philosophiques, tome I, p. 100 et suivantes. 122 Recherches philosophiques, tome I, chap. III.

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saient ces docteurs, ne peuvent ĂȘtre construites qu'avec cet instrument mĂȘme ; donc, la premiĂšre fois que l'homme s'en est servi, il a dĂ» le tenir d'une grĂące spĂ©-ciale de la toute-puissance divine.

Rien de pareil dans l'opinion de Saint-Martin. Il ne re-garde point la parole, au moins dans la totalitĂ© de ses Ă©lĂ©ments, comme une pure convention qui n'aurait pu s'Ă©tablir entre les hommes que par le concours des plus heureux hasards et d'une longue suite de siĂšcles ; mais il ne croit pas non plus nĂ©cessaire, il le dĂ©clare expressĂ©-ment, de l'expliquer par un miracle ou une rĂ©vĂ©lation extraordinaire. Il la considĂšre comme une propriĂ©tĂ© natu-relle Ă  l'homme ou comme un langage natif, dont nous trouvons en nous le secret sans l'avoir appris, et dont nous sommes forcĂ©s de nous servir par cela seul que nous sommes des ĂȘtres pensants. En effet, chaque espĂšce d'ĂȘtres a reçu de la nature une langue qui lui est propre. Il y a la langue des ĂȘtres sensitifs, c'est-Ă -dire des ani-maux, qui varie suivant leur organisation. Il y a la langue des ĂȘtres matĂ©riels et inanimĂ©s ; car « tout ce qui est ex-terne dans les ĂȘtres, nous pouvons le regarder comme Ă©tant le signe et l'indice de leurs propriĂ©tĂ©s internes123 ». L'ĂȘtre moral et intellectuel, c'est-Ă -dire l'homme en tant qu'il est douĂ© du sens moral, l'homme en tant qu'il a la facultĂ© d'aimer et de penser, ferait-il donc seul exception Ă  cette loi universelle ? Non, lui aussi a Ă©tĂ© pourvu d'un langage qui lui est propre, aussi ancien que son existence, qui rĂ©pond exactement Ă  son essence spirituelle ; et ce langage est la parole.

Mais parce que la parole a paru sur la terre en mĂȘme temps que la nature humaine, il n'en faudrait pas conclure qu'elle a atteint dĂšs le premier jour Ă  la derniĂšre limite de la perfection. Elle a suivi la mĂȘme marche et revĂȘtu suc-cessivement les mĂȘmes caractĂšres que la pensĂ©e. Or, la pensĂ©e est d'abord obscure et confuse, confondue non seulement avec nos affections morales, mais avec nos impressions sensibles. Ces modes de notre existence, si diffĂ©rents les uns des autres, sont d'abord, pour me servir d'une image de Saint-Martin, enveloppĂ©s et scellĂ©s sous le mĂȘme cachet comme l'alliage et l'or sont enfermĂ©s dans le mĂȘme creuset124. Peu Ă  peu nos sentiments se

123 Lettre au citoyen Garat, dans les SĂ©ances des Ă©coles normales, tome III, p. 141. 124 Le Crocodile, p. 288-289.

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dĂ©gagent de nos sensations et nos idĂ©es de nos senti-ments. C'est le travail actif de l'Ăąme sur elle-mĂȘme qui donne ce rĂ©sultat, et le travail de l'Ăąme, manifestĂ© par une suite d'opĂ©rations qui s'appellent l'attention, la com-paraison, le jugement, le raisonnement, la rĂ©flexion, la dĂ©libĂ©ration, a pour instrument la parole. Mais la parole, en mĂȘme temps qu'elle en est l'instrument, est aussi, sous un certain rapport, un produit de ces opĂ©rations, puisqu'elle leur doit un degrĂ© de plus en plus Ă©levĂ© de prĂ©cision et de clartĂ©.

Aussi rien de plus insoutenable, selon Saint-Martin, que la prĂ©tention de Condillac et de presque tous les phi-losophes du XVIIIe siĂšcle de vouloir corriger l'imperfection du langage afin d'amener Ă  la perfection des idĂ©es, et de nous offrir, comme un modĂšle Ă  suivre dans l'exposition de toutes nos connaissances, la langue des calculs. L'im-perfection du langage tient Ă  l'obscuritĂ© de la pensĂ©e, Ă  l'Ă©tat d'enveloppement oĂč se trouvent d'abord toutes nos facultĂ©s et Ă  cette loi de notre nature qui veut que l'ima-gination et le sentiment prĂ©cĂšdent en nous la rĂ©flexion. Quant aux mathĂ©matiques, dont on nous propose Ă  tout propos l'imitation, l'autoritĂ© incontestĂ©e qu'elles exercent sur notre esprit tient moins aux propriĂ©tĂ©s particuliĂšres de leurs signes qu'Ă  la nature des vĂ©ritĂ©s qu'elles enseignent. Les signes qui sont Ă  l'usage de ces sciences sont l'ex-pression des lois mĂȘmes de la nature que l'homme n'a point faites et qui s'imposent Ă  son esprit avec une telle Ă©vidence, qu'elles ne laissent point de place aux objec-tions et au doute. Ces signes, ramenĂ©s Ă  leur point de dĂ©part et rĂ©duits Ă  leurs Ă©lĂ©ments invariables, ce sont les figures de gĂ©omĂ©trie toujours prĂȘtes Ă  ramener l'esprit Ă  la vĂ©ritĂ© s'il Ă©tait tentĂ© de s'en Ă©carter. Il n'en est pas ain-si des autres sciences, surtout des sciences morales et re-ligieuses, dont la parole est le seul moyen d'expression et, Ă  dĂ©faut de la parole, l'Écriture. Est-ce Ă  dire que la certitude leur soit interdite ? Non, elles ont au dedans de nous, dans les principes qui Ă©manent du sens moral, dans les idĂ©es premiĂšres et dans les axiomes de la raison, une base aussi inĂ©branlable que celle des connaissances dites exactes et, Ă  plus forte raison, que celle des sciences physiques. Elles ont aussi leurs preuves particuliĂšres qui, pour n'ĂȘtre point sensibles Ă  l'Ɠil, n'en restent pas moins irrĂ©cusables pour l'esprit ; car, ainsi que Saint-Martin le

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remarque avec beaucoup de sens, « chaque science a son genre de démonstration qui lui est propre125 ».

Tout en admettant la perfectibilitĂ© de la parole, Saint-Martin ne pense pas qu'elle soit indĂ©finie. Il croit au contraire, qu'arrivĂ©es Ă  un certain point les langues ne peuvent plus que dĂ©cliner, se corrompre et se dessĂ©cher. C'est lorsqu'elles substituent les abstractions et les dĂ©fini-tions, les constructions rĂ©guliĂšres et invariables aux im-pressions directes que les choses font sur nous et aux vives images, aux tournures libres et animĂ©es qui en sont l'expression. Comme c'est justement ce qui fait la diffĂ©-rence des langues anciennes et des langues modernes, il n'hĂ©site pas Ă  donner la prĂ©fĂ©rence aux premiĂšres. Il y a un sentiment vrai et profond du gĂ©nie de l'antiquitĂ© dans la maniĂšre dont Saint-Martin nous rend compte de sa prĂ©dilection. « Les langues primitives, dit-il126, Ă©taient plus prĂšs que les nĂŽtres de la vĂ©ritable origine des lan-gues, qui est autre que celle que les docteurs nous ont enseignĂ©e en ne la puisant que dans la nature brute des sauvages. Par cette raison ces langues primitives Ă©taient plus dans le cas de participer Ă  toutes les propriĂ©tĂ©s de leur source, et de pourvoir ensuite Ă  tous les besoins de notre esprit. Elles Ă©taient plutĂŽt des langues d'action et d'affection que des langues de mĂ©ditation ; elles Ă©taient plus parlĂ©es qu'Ă©crites, et par cette vivante activitĂ© elles avaient une force et une supĂ©rioritĂ© qui appartiendra tou-jours Ă  la parole par prĂ©fĂ©rence Ă  l'Ă©criture ; parce que, par ce moyen, elles devaient faire sortir d'elles-mĂȘmes une chaleur et une vie que nos froides spĂ©culations ne sa-vent plus exprimer de nos esprits ni de nos langues, et que nous cherchons Ă  remplacer par le luxe de notre style. »

Mais quelle que soit la supĂ©rioritĂ© des langues an-ciennes sur les langues modernes, cela n'empĂȘche pas les unes comme les autres d'ĂȘtre trĂšs nombreuses et trĂšs di-verses. Or, comment concilier cette diversitĂ© avec l'unitĂ© essentielle de la nature humaine ? Toutes les langues ve-nant se rĂ©soudre finalement dans la parole, et la parole n'Ă©tant pas une invention de l'homme, mais un moyen d'expression que la nature elle-mĂȘme nous enseigne, qui dĂ©rive spontanĂ©ment et nĂ©cessairement de nos facultĂ©s intellectuelles et morales, ne semble-t-il pas que le genre

125 Le Crocodile, chant LXX, p. 339. 126 Ibid., chant LXX, p. 346.

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humain tout entier n'ait dĂ» connaĂźtre d'abord qu'une seule et mĂȘme langue ? Cette unitĂ© de langage, que de Bonald prenait Ă  la lettre et qu'il faisait consister dans un idiome privilĂ©giĂ© de crĂ©ation surnaturelle, Saint-Martin la recon-naĂźt dans les lois gĂ©nĂ©rales qui dominent toutes les lan-gues et qui, par cela mĂȘme, les prĂ©cĂšdent dans l'esprit humain. Il la reconnaĂźt aussi dans ces idĂ©es premiĂšres et ces premiĂšres affections dont chacune, pour me servir des expressions mĂȘmes de Saint-Martin, « choisit et crĂ©e son messager », c'est-Ă -dire dont chacune, sous l'empire d'un instinct infaillible, s'adapte au signe qui lui convient le mieux, soit pour la communiquer au dehors, soit pour la conserver ou pour l'enregistrer en nous. À ces signes ori-ginels ou natifs, qui finissent par faire corps avec la pen-sĂ©e dont ils ne sont pourtant que les archives, viennent peu Ă  peu s'en ajouter d'autres qui rĂ©pondent Ă  des be-soins particuliers et Ă  la diversitĂ© des circonstances au mi-lieu desquelles, sous l'influence desquelles, se dĂ©veloppent nos facultĂ©s. De lĂ  la nĂ©cessitĂ© de distinguer dans les langues deux sortes de signes : les signes fixes et les signes conventionnels ; les premiers, relativement en petit nombre, qu'on trouve, ou du moins qu'on pour-rait, avec de meilleurs principes sur la constitution du langage, retrouver partout ; les seconds, qui dĂ©terminent le caractĂšre propre de la langue de chaque pays, de cha-que nation, de chaque branche des connaissances humai-nes127.

Qu'on ĂŽte Ă  cette thĂ©orie ce que l'esprit de systĂšme et peut-ĂȘtre aussi l'ardeur de la polĂ©mique lui donne de trop absolu, on ne la trouvera pas trop Ă©loignĂ©e de celle qui est accrĂ©ditĂ©e aujourd'hui par les travaux les plus rĂ©-cents de la philologie comparĂ©e. Ces racines communes, cet organisme commun qu'on a dĂ©couverts dans une mul-titude de langues autrefois considĂ©rĂ©es comme radicale-ment distinctes, et maintenant rapportĂ©es Ă  deux familles, la famille indo-europĂ©enne et la famille sĂ©miti-que ; ce sont les signes fixes de Saint-Martin, que nos sa-vants modernes font remonter, comme lui, au berceau du genre humain et jaillir spontanĂ©ment des sources de la vie. Les flexions, les combinaisons, les modifications de toute espĂšce que nous prĂ©sentent ces Ă©lĂ©ments primitifs et qui dĂ©terminent la diversitĂ© des idiomes sortis d'une mĂȘme souche, c'est ce qu'il appelle les signes conven-

127 Le Crocodile, p. 321-358, et la Lettre Ă  Garat, p. 136-146.

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tionnels, sans les regarder cependant comme arbitraires. Elles ne sont, en effet, dans sa pensée, que la partie va-riable, et si l'on peut parler ainsi, la partie fluide des lan-gues, dont les radicaux et les formes générales nous représentent la charpente osseuse. Ce n'est pas un mé-diocre honneur pour Saint-Martin, d'avoir, sans autre se-cours que l'observation philosophique, devancé d'un demi-siÚcle les découvertes les plus accréditées de l'éru-dition contemporaine.

Ces idĂ©es sur la formation de la parole et sur la na-ture de la pensĂ©e, Saint-Martin les tourne comme une arme de guerre, non seulement contre la philosophie, mais contre la science de son temps, pĂ©nĂ©trĂ©e tout en-tiĂšre du mĂȘme esprit et guidĂ©e par les mĂȘmes principes. Ce ne sont plus les mĂ©taphysiciens de l'Ă©cole de Locke et de Condillac, ce sont en gĂ©nĂ©ral les savants du XVIIIe siĂš-cle, qui sont mis en cause et tournĂ©s en ridicule dans le Crocodile. Dans cette composition Ă©trange, formĂ©e de prose et de vers, Ă  la fois allĂ©gorique et satirique, oĂč ne figurent que des ĂȘtres imaginaires avec quelques person-nages rĂ©els cachĂ©s sous des noms supposĂ©s, ce serait une tentative superflue de chercher le sens que l'auteur a donnĂ© Ă  chacune de ses paroles ; mais il est impossible d'y mĂ©connaĂźtre l'intention de bafouer l'AcadĂ©mie des sciences et les sciences elles-mĂȘmes, quand elles se flat-tent dans leur orgueil de comprendre la nature sans avoir besoin de s'Ă©lever au-dessus d'elle. Voici, en effet, com-ment s'exprime un des personnages allĂ©goriques qui ont le privilĂšge d'ĂȘtre les interprĂštes de sa pensĂ©e : « Un tor-rent de prestiges a inondĂ© l'intelligence humaine en gĂ©nĂ©-ral, et celle des Parisiens en particulier, parce que leur ville, qui renferme des savants et des docteurs de tout genre, en possĂšde bien peu qui tournent leur pensĂ©e vers la recherche des vĂ©ritables connaissances, et encore moins qui marchent vers les vĂ©ritables connaissances avec un vĂ©ritable esprit. La plupart d'entre eux ne s'atta-chent qu'Ă  dissĂ©quer l'Ă©corce de la nature, Ă  en mesurer, peser et nombrer toutes les molĂ©cules, et tentent en in-sensĂ©s la conquĂȘte de tout ce qui entre dans la composi-tion de l'univers, comme si cela leur Ă©tait possible Ă  la maniĂšre dont ils s'y prennent. Ces savants, si cĂ©lĂšbres et si bruyants, ne savent seulement pas que l'univers ou le temps est l'image rĂ©duite de l'indivisible et universelle Ă©ternitĂ© ; qu'ils peuvent bien la contempler et l'admirer

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par le spectacle de ses propriétés et de ses merveilles, qui doivent journellement se succéder pour que ce monde soit une représentation de son principe, mais qu'ils ne s'empareront jamais du secret de son existence128. »

Cependant, quoiqu'il n'ait jamais bien compris, comme il prend soin de nous l'apprendre129, que l'homme pĂ»t s'occuper un instant des choses de la matiĂšre, il en veut moins Ă  la physique proprement dite et aux sciences naturelles, qu'Ă  l'abus qu'on a fait de ces connaissances, surtout au XVIIIe siĂšcle, pour se passer de Dieu. Aussi ses railleries sont-elles dirigĂ©es particuliĂšrement contre ces hypothĂšses ambitieuses qui avaient pour but d'expliquer l'origine du monde et la formation des ĂȘtres, tant animĂ©s qu'inanimĂ©s, par la seule puissance des Ă©lĂ©ments, par les seules propriĂ©tĂ©s de la matiĂšre brute130. Buffon n'y est pas plus mĂ©nagĂ© que tous les autres.

Puisque j'ai Ă©tĂ© amenĂ© Ă  citer le Crocodile, je ne puis m'empĂȘcher de faire remarquer que j'y trouve la confir-mation de mes conjectures sur MartinĂšs Pasqually. Marti-nĂšs Pasqually est Ă©videmment le nom vĂ©ritable que nous cache celui d'ÉlĂ©azar, comme madame Jof, nĂ©e en Nor-vĂšge en 1743, c'est-Ă -dire dans l'annĂ©e oĂč Swedenborg eut sa premiĂšre vision, nous reprĂ©sente la doctrine de la Nouvelle JĂ©rusalem. Tout ce que dit ÉlĂ©azar de sa per-sonne et de ses opinions s'applique exactement au pre-mier maĂźtre de Saint-Martin. NĂ© en Espagne de parents israĂ©lites, il s'est rĂ©fugiĂ© en France pour Ă©chapper aux ri-gueurs de l'Inquisition. ÉlevĂ© avec soin dans la foi de ses pĂšres, il n'a jamais changĂ© de religion, tout en considĂ©-rant le christianisme comme un dĂ©veloppement lĂ©gitime de la loi promulguĂ©e sur le mont SinaĂŻ et de la parole des prophĂštes. Mais Ă  la lumiĂšre qui brille dans les Livres saints, il en a ajoutĂ© une autre qui jaillit d'une source plus abondante et plus pure. « Nourri, dit-il131, de l'Ă©tude de l'homme, j'ai cru apercevoir en lui des clartĂ©s vives et lu-mineuses sur ses rapports avec toute la nature et sur tou-tes les merveilles qu'elle renferme, et qui lui seraient ouvertes s'il ne laissait pas Ă©garer la clef qui lui est don-nĂ©e avec la vie. » Au moyen de ce talisman, aujourd'hui perdu pour l'immense majoritĂ© des hommes et qu'une

128 Le Crocodile, chant XV, p. 53. 129 Portrait historique, n° 1085. 130 Voyez surtout les chants XX-XXXVI. 131 Le Crocodile, chant XXIII, p. 87.

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grùce particuliÚre lui a permis de retrouver, il a pu s'assu-rer des prétendues vérités qui font la base du Traité de la réintégration.

Ajoutez qu'ÉlĂ©azar a, comme Martines Pasqually, la prĂ©tention d'ĂȘtre en rapport avec le monde supĂ©rieur dont celui-ci n'est que l'image visible, et avec le principe mĂȘme de tous les ĂȘtres, non seulement par le commerce spĂ©cu-latif de la pensĂ©e, mais par ces communications rĂ©elles, par ces vertus actives qui ont agi si fortement sur l'abbĂ© FourniĂ© et laissĂ© une impression ineffaçable dans l'esprit de Saint-Martin. Du reste, dans son opinion, cette puis-sance extraordinaire n'a rien de surnaturel ; elle est, au contraire, un retour Ă  la nature telle qu'elle Ă©tait avant sa dĂ©chĂ©ance ; elle n'est que le rĂ©veil de nos facultĂ©s en-dormies et la restauration de nos rapports originels avec la cause premiĂšre ; rapports qui n'ont jamais Ă©tĂ© inter-rompus, quoiqu'ils soient restĂ©s cachĂ©s dans le fond le plus reculĂ© de notre ĂȘtre132. Cette maniĂšre de voir s'ac-corde parfaitement avec le fond kabbalistique des ensei-gnements de MartinĂšs.

On n'aura maintenant aucune peine Ă  comprendre comment Saint-Martin, en attaquant dans leurs principes, dans leurs mĂ©thodes, dans leurs hypothĂšses les plus chĂš-res, la philosophie et la science du XVIIIe siĂšcle, Ă©tait ce-pendant avec elle contre la religion, ou du moins, contre les Ă©glises Ă©tablies, et particuliĂšrement contre l'Église ca-tholique. La premiĂšre, la vĂ©ritable rĂ©vĂ©lation, selon lui, c'est celle que nous trouvons en nous-mĂȘmes, dans la voix du sens moral, dans ces idĂ©es et ces affections pre-miĂšres dont les sens sont incapables de nous expliquer l'origine et qui nous transportent au-delĂ  du monde visi-ble, dans ce sentiment indestructible d‘amour et d'admi-ration qui nous Ă©lĂšve jusqu'Ă  la source de notre existence et de notre pensĂ©e. À cĂŽtĂ© de cette rĂ©vĂ©lation il y en a une autre, non moins ancienne, celle que renferme l'Ɠu-vre de la crĂ©ation ou le grand livre de la nature ; car, « la nature entiĂšre, dit Saint-Martin133, peut se considĂ©rer comme Ă©tant dans une rĂ©vĂ©lation continuelle, active et ef-fective ». Mais la voix de la nature est moins claire et s'adresse Ă  nous moins directement que celle du sens moral. Elle n'offre pas une image aussi expressive que nous-mĂȘmes des attributs, ou, pour parler la mĂȘme lan-

132 Ibid., p. 86. 133 Lettre Ă  Garat, p. 119.

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gue que Saint-Martin, des vertus de son divin auteur. Si nous la comprenons, et cela n'est pas toujours facile Ă  cause du bien et du mal qui se mĂȘlent dans son sein, c'est moins par l'effet de sa propre puissance que « par la su-blime dignitĂ© de notre ĂȘtre qui nous appelle Ă  planer sur l'universalitĂ© des choses134 ». VoilĂ  pourquoi il y a danger, avant d'avoir analysĂ© l'homme, de s'appuyer sur la nature pour parler de Dieu. Saint-Martin fait cette rĂ©flexion, qui n'aurait pas Ă©tĂ© dĂ©savouĂ©e par l'auteur de la Critique de la raison pure, que les preuves de l'existence de Dieu qui ont Ă©tĂ© tirĂ©es par les philosophes du spectacle de la na-ture, n'ont pas plus de soliditĂ© que les arguments contrai-res135. En rĂ©alitĂ© il n'y a que la lumiĂšre intĂ©rieure de notre Ăąme, la lumiĂšre du sens moral, qui nous mette en com-munication avec l'ordre divin.

La consĂ©quence qui sort de lĂ  est facile Ă  prĂ©voir. « Le sens moral Ă©tant antĂ©rieur Ă  tous les livres et Ă  tou-tes les traditions, c'est au sens moral jouissant de tous ses droits Ă  ĂȘtre le juge suprĂȘme de ce qui concerne la chose religieuse, puisque c'est lui qu'elle est censĂ©e avoir principalement pour objet ; enfin, il n'y a que lui qui puisse ĂȘtre un tĂ©moin non suspect, non seulement pour attester si cette chose religieuse a une source rĂ©elle ou non, mais pour discerner dans tous les livres et dans tou-tes les traditions qui traitent de cette chose religieuse, ce qu'elle tient de sa base originelle et les scories qu'elle a ramassĂ©e dans son cours136. »

D'oĂč vient donc le respect profond que Saint-Martin tĂ©moigne en toute circonstance et qu'il n'a cessĂ© d'Ă©prou-ver jusqu'Ă  la fin de sa vie pour les Écritures ? Qu'est-ce qui l'a portĂ© Ă  dire que nous ne pouvions avoir quelque confiance dans nos doctrines qu'autant que nous avions mis notre esprit en pension dans les Écritures saintes137 ? Comment en est-il venu Ă  se persuader que s'il nous arri-vait de perdre tout Ă  coup les ouvrages des plus grands Ă©crivains tant anciens que modernes, des Ă©crivains ecclĂ©-siastiques aussi bien que des auteurs profanes, nous pourrions facilement nous consoler de ce malheur en conservant les Livres saints138 ? C'est que les Livres saints

134 Le Crocodile, p. 85. 135 Lettre à Garat, p. 93. 136 Ibid., p. 94. 137 Portrait historique, n° 319. 138 ƒuvres posthumes, tome I, p. 275-277.

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et particuliĂšrement la partie de ces livres qu'anime l'esprit prophĂ©tique, sont pour lui l'expression la plus vraie et la plus pure de l'Ă©tat oĂč se trouve notre Ăąme quand elle cĂšde aux inspirations du sens moral. Ils ne sont pas la rĂ©-vĂ©lation mĂȘme ; car celle-lĂ  est toute intĂ©rieure et des-cend directement de Dieu pour Ă©chauffer le cƓur et Ă©clairer l'esprit de chacun de nous ; mais ils nous en prĂ©-sentent la traduction la plus Ă©loquente et la plus fidĂšle. Ce qui fait leur supĂ©rioritĂ© sur tous les autres livres, ce qui fait qu'on ne se lasse point de les mĂ©diter et de les relire, c'est que « nous les trouvons en nature dans nous-mĂȘmes », et ils ont rĂ©ellement existĂ© dans l'Ăąme humaine sous une forme spirituelle avant d'apparaĂźtre Ă  nos yeux sous une forme matĂ©rielle et visible. C'est donc bien mal les comprendre que de leur attribuer, comme on fait, une origine surnaturelle, puisqu'ils sortent, au contraire, du fond de notre nature139. Toutes les mythologies et les thĂ©ogonies des anciens peuples, leurs traditions religieu-ses et ce qu'on peut appeler leurs Écritures saintes, sont sorties de la mĂȘme source. Saint-Martin pousse encore plus loin la hardiesse : « Tout homme, dit-il140, pourrait et devrait mĂȘme enfanter des traditions spirituelles et des Ă©critures saintes, puisque tout homme pourrait Ă©crire de sa substance, et c'est sans doute cette propriĂ©tĂ© radicale de l'homme mal appliquĂ©e, qui a produit cet amas confus, bizarre et contradictoire de traditions informes dont tous les peuples sont inondĂ©s. » Mais ce qui a donnĂ© et donne-ra toujours aux livres hĂ©breux une supĂ©rioritĂ© incompara-ble sur tous les monuments de cette espĂšce, c'est leur conformitĂ© complĂšte au texte divin que nous portons en nous.

On voit que Saint-Martin ne traite pas avec moins de libertĂ© que Rousseau les choses d'ordre surnaturel ; mais il reste plus consĂ©quent avec lui-mĂȘme, et l'on cherche-rait vainement dans ses Ă©crits une dissonance aussi cho-quante que celle qui existe, dans la Profession de foi du vicaire savoyard, entre le dialogue du raisonneur et de l'inspirĂ©, et le morceau si admirĂ© et si souvent citĂ© sur la majestĂ© des Écritures. Au reste, cette indĂ©pendance sou-tenue ne demandait pas un grand effort Ă  l'Ăąme si pro-fondĂ©ment religieuse de Saint-Martin, puisque ce qu'il

139 De l'esprit des choses, tome II, p. 144-153 ; Lettre Ă  Garat, p. 129. 140 Ibid., tome II, p. 155.

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appelle la nature n'est en réalité qu'un miracle universel et perpétuel qui enveloppe à la fois l'homme et l'univers.

Par rapport aux religions constituĂ©es et aux dogmes consacrĂ©s, les consĂ©quences de ce spiritualisme excessif sont les mĂȘmes que celles du rationalisme critique. Elles substituent la libre pensĂ©e et le sentiment personnel Ă  l'autoritĂ© extĂ©rieure, soit celle des hommes, soit celle des livres. Elles ne laissent rien subsister, ni dans la foi, ni dans les symboles, d'absolument immuable ; elles font de la tradition elle-mĂȘme une puissance vivante et perfecti-ble qui se modifie, se dĂ©veloppe et se transfigure avec le temps, qui prend pour chaque homme et pour chaque gĂ©-nĂ©ration le sens et le caractĂšre que son esprit est capable de lui donner. Saint-Martin va mĂȘme jusqu'Ă  nous annon-cer une Ă©poque assez prochaine oĂč l'empire de la tradi-tion, dans le sens oĂč on l'entend habituellement, aura entiĂšrement cessĂ©. « Je pressens, dit-il par la bouche d'ÉlĂ©azar, je pressens avec joie, que le temps viendra et il n'est pas loin, oĂč les docteurs purement traditionnels per-dront leur crĂ©dit141. » Cette mĂȘme prĂ©diction on la trouve Ă  plusieurs reprises dĂ©veloppĂ©e en son propre nom dans ses derniĂšres pensĂ©es142.

Ces idĂ©es nous expliquent comment, lorsqu'il parle de l'Église catholique et de ses ministres, son langage est souvent aussi violent et aussi injurieux que celui des phi-losophes ses contemporains. Il les poursuit sans relĂąche presque dans tous ses Ă©crits143, et leur reproche, comme on peut le penser, des torts de plusieurs espĂšces ; mais le plus grand de tous, dans son opinion, c'est d'avoir dĂ©-chaĂźnĂ© l'esprit d'incrĂ©dulitĂ© par leur maniĂšre de compren-dre et d'enseigner la religion. « Ce sont les prĂȘtres, dit-il144, qui ont engendrĂ© les philosophes, et les philosophes qui engendrent le nĂ©ant et la mort. » – « Je ne puis, dit-il ailleurs145, penser Ă  cette classe d'hommes sans que mes entrailles ne soient percĂ©es de douleur, tant les suites de leur nĂ©gligence me paraissent effrayantes, soit pour eux, soit pour les peuples qui attendaient d'eux leur soutien et la guĂ©rison de leurs maux. »

141 Le Crocodile, p. 87. 142 ƒuvres posthumes, tome I, p. 403-405. 143 Voyez principalement sa Lettre Ă  Garat, p. 93-100 ; et Le Crocodi-le, p. 57 et 87. La Lettre sur la rĂ©volution française et Le MinistĂšre de l'homme-esprit.144 ƒuvres posthumes, tome I, p. 307. 145 Le Crocodile, p. 57.

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À la fin de sa vie, dans les derniers Ă©crits sortis de sa plume, on le voit incliner vers des sentiments plus indul-gents et plus dignes de la douceur naturelle de son Ăąme. Il se reproche les nĂ©gligences et les imprudences qu'il a commises dans ses premiers jugements146. Il parle avec respect du cĂ©libat ecclĂ©siastique, de la confession auricu-laire, de la plupart des fĂȘtes et des institutions du catholi-cisme147. Mais c'est une Ă©trange illusion d'en conclure qu'il ait songĂ© Ă  rentrer dans cette Église qu'il appelle quelque part148 le SĂ©minaire du christianisme, et sur laquelle, jus-que dans ses moments d'attendrissement et de retour, il continue Ă  s'exprimer avec la plus grande libertĂ©149. Tous ses ouvrages, sans en excepter un seul ; toute sa corres-pondance, les sentiments presque d'idolĂątrie qu'il pro-fesse jusqu'Ă  sa derniĂšre heure pour Jacques Boehm, un des plus fanatiques dĂ©tracteurs de l'Église catholique ; les paroles qu'il a prononcĂ©es Ă  son lit de mort ; enfin toutes ses idĂ©es prises dans leur ensemble et leur dĂ©veloppe-ment successif, protestent contre cette supposition. On en trouvera des preuves surabondantes dans la suite de ce travail.

146 Portrait historique, n° 1116. 147 Ibid., n° 270, 284 et 287. 148 Le MinistĂšre de l'homme-esprit, p. 371 .149 Voyez particuliĂšrement ƒuvres posthumes, tome I, p. 270, n° 113. « Respectons les fonctions des prĂȘtres et tĂąchons de nous approprier les vertus de ce qu'ils font, mais n'attendons pas d'eux de vastes instructions et ne nous reposons pas sur leur science ; enfin n'oublions pas que toute la religion est Ă©crite sur l'homme, et que sans cela elle ne serait pas indestructible. »

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CHAPITRE V

Doctrine politique de Saint-Martin – Son opinion sur l’origine de la sociĂ©tĂ© – Sa polĂ©mique contre J.-J. Rousseau – RĂ©pudiation de la souverainetĂ© du peuple – Lettre sur la rĂ©volution française – Ce qu’elle a de commun avec les ConsidĂ©rations sur la France, de Joseph de Maistre – Sys-tĂšme thĂ©ocratique de Saint-Martin comparĂ© Ă  celui de Jo-seph de Maistre.

En politique comme en religion, Saint-Martin s’associait Ă  quelques-uns des prĂ©jugĂ©s de ses contempo-rains et applaudissait Ă  leur Ɠuvre de destruction, tout en condamnant leurs principes. Quelle Ă©tait, en effet, la phi-losophie politique qui rĂ©gnait en France, presque sans contestation, Ă  la fin du XVIIIe siĂšcle, surtout pendant la pĂ©riode rĂ©volutionnaire ? C’était celle que Rousseau en-seigne dans le Contrat social, aprĂšs en avoir osĂ© les prĂ©-misses dans le Discours sur l’inĂ©galitĂ© des conditions, et qui rĂ©duite Ă  ses Ă©lĂ©ments les plus essentiels, peut se rĂ©-sumer sans peine dans les trois propositions suivantes : 1° l’homme est naturellement bon et crĂ©Ă© pour ĂȘtre heu-reux ; aussi n’a-t-il rien manquĂ© Ă  son innocence et Ă  son bonheur tant qu’il n’a Ă©coutĂ© que la voix de la nature ; 2° c’est la sociĂ©tĂ©, crĂ©ation artificielle de sa volontĂ©, Ɠuvre de pure convention, qui l’a rendu malheureux et qui l’a corrompu, en lui enlevant les avantages de l’état de na-ture, sans lui accorder ceux du contrat d’oĂč elle tire son origine ; 3° l’état de nature Ă©tant pour lui perdu sans re-tour, il faut au moins lui rendre la jouissance des biens de la sociĂ©tĂ© en rĂ©tablissant le pacte primitif, qui n’est pas autre chose que la souverainetĂ© du peuple, ou la volontĂ© gĂ©nĂ©rale substituĂ©e Ă  toutes les volontĂ©s particuliĂšres. Or, aucune de ces propositions ne pouvait se concilier avec les opinions personnelles de Saint-Martin et les articles les plus importants de sa foi tant religieuse que philosophi-que.

Il se gardait bien d’admettre la bontĂ© originelle de l’homme et sa fĂ©licitĂ© sous l’empire des lois actuelles de la nature, lui qui croyait, de toute la force de son Ăąme, au dogme de la chute, dont il s’efforce de montrer les preu-ves tout Ă  la fois dans la tradition et dans la conscience ;

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dans les dĂ©sordres de l’univers et ceux de la sociĂ©tĂ©. L’homme, selon lui, est un esprit tombĂ© de l’ordre divin dans l’ordre naturel et qui tend Ă  remonter Ă  son premier Ă©tat150. Une seule des inquiĂ©tudes de l’ñme humaine Ă©ta-blit plus sĂ»rement cette vĂ©ritĂ©, que le contraire ne peut l’ĂȘtre par les assertions et les balbutiements des philoso-phes151. Comment expliquer autrement que par une aber-ration et un renversement de l’ordre primitif l’inĂ©galitĂ© choquante qui existe chez les hommes et cette iniquitĂ© prolongĂ©e en vertu de laquelle, parmi des ĂȘtre issus de la mĂȘme origine et composĂ©s de la mĂȘme essence, les uns jouissent de tous les droits, tandis que les autres n’en ont aucun152 ? L’univers lui-mĂȘme a gardĂ© les traces de cette immense calamitĂ©, car il n’est plus que notre prison et no-tre tombeau, au lieu d’ĂȘtre pour nous une demeure de gloire153. « La dĂ©solation qui nous accable a pĂ©nĂ©trĂ© jus-qu’à lui, et il lui reste assez de vie et de force pour la res-sentir. L’univers est sur son lit de douleur, parce que depuis la chute, une substance Ă©trangĂšre est entrĂ©e dans ses veines et ne cesse de gĂȘner et de tourmenter le prin-cipe de sa vie. C’est Ă  nous Ă  lui porter des paroles de consolation qui puissent l’engager Ă  supporter ses maux. C’est Ă  nous Ă  lui annoncer la promesse de sa dĂ©livrance et de l’alliance que l’éternelle sagesse vient faire avec lui154. »

L’état de nature, tel que Rousseau l’a imaginĂ©, n’ayant jamais existĂ©, on ne saurait concevoir que la so-ciĂ©tĂ© ait Ă©tĂ© fondĂ©e par la seule volontĂ© de l’homme, ou qu’elle soit une Ɠuvre de convention. Comment en serait-il ainsi ? Une Ɠuvre de convention, un pacte semblable Ă  celui qu’on nous prĂ©sente sous le nom de contrat social loin d’avoir donnĂ© naissance Ă  la sociĂ©tĂ©, la suppose dĂ©jĂ  Ă©tablie depuis longtemps et parvenue Ă  un degrĂ© de culture trĂšs avancĂ©. Il demande un si merveilleux accord dans les volontĂ©s, un dĂ©veloppement si rare dans les idĂ©es et dans les sentiments, qui si un monument de cette espĂšce avait pu ĂȘtre fondĂ©, n’importe Ă  quelle Ă©po-que, il serait impossible, malgrĂ© les ravages du temps,

150 Éclair sur l’association humaine, Éd. Schauer, p. 16. 151 Lettre sur la rĂ©volution française, p. 22. 152 De l’esprit des choses, t. I, p. 47. 153 Le MinistĂšre de l’homme-esprit, p. 97. 154 Ibid., p. 56.

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qu’il n’eĂ»t laissĂ© sur la terre aucune trace de son existen-ce155.

Ce n’est donc pas un acte de la volontĂ© humaine qui a crĂ©Ă© la sociĂ©tĂ©. Serait-ce, comme l’a pensĂ© Helvetius, le sentiment du besoin, la prĂ©voyance du lendemain, le dĂ©sir de placer sous la protection publique les provisions amas-sĂ©es pour notre subsistance ? Cette cause est encore moins acceptable que la prĂ©cĂ©dente ; car on n’a jamais trouvĂ© un peuple ni un gouvernement assez dĂ©gradĂ© pour borner son ambition et ses efforts Ă  la satisfaction des be-soins de la nature animale ; il n’y en a pas qui n’ait Ă©tĂ© plus occupĂ© des soins de son honneur ou de sa gloire que de la conservation de sa vie et de son bien-ĂȘtre matĂ©riel. Au milieu de sa chute, l’homme a gardĂ© le souvenir de sa splendeur perdue, et rien ne peut lui arracher l’espĂ©rance ni lui ĂŽter l’envie de la reconquĂ©rir. Il peut, sous l’empire de l’ignorance et des passions, s’écarter par moments du but qui est placĂ© devant lui ; jamais il ne cesse de le poursuivre. « C’est ainsi, dit Saint-Martin, en appuyant sa pensĂ©e d’une ingĂ©nieuse comparaison, c’est ainsi qu’un homme tombĂ© dans un prĂ©cipice commence Ă  gravir sur quatre pattes comme les animaux, tandis qu’auparavant il marchait droit sur ses deux pieds comme les autres hommes ; et quoiqu’il se traĂźne, quoiqu’il tombe mĂȘme Ă  chaque tentative qu’il fait pour se relever, le but qu’il se propose n’en est pas moins Ă©vident156. »

Il y a pourtant des crĂ©atures humaines et des races entiĂšres tellement abaissĂ©es, que toutes les facultĂ©s de l’ñme semblent chez elles vaincues et enchaĂźnĂ©es par les appĂ©tits du corps ou engourdies par le sommeil d’une Ă©ternelle enfance. Telles sont, par exemple, les peuplades sauvages du nouveau monde. Mais ces rares dĂ©shĂ©ritĂ©es ne connaissent pas le sentiment de la prĂ©voyance. Comme Rousseau lui-mĂȘme l’a remarquĂ©, elles vont re-demander le soir en pleurant leur lit de coton qu’elles ont vendu le matin, ne se doutant pas qu’elles en auront be-soin quand la nuit sera revenue. C’est ce qui fait qu’elles ne songent point Ă  faire des provisions pour le lendemain, qu’elles restent Ă©trangĂšres Ă  la propriĂ©tĂ© individuelle et se passent de la protection qui lui est nĂ©cessaire157. Aussi n’ont-elles jamais pu former que des associations guerriĂš-

155 Éclair sur l’association humaine, Éd. Schauer, p. 6. 156 Ibid., p. 10. 157 Ibid., p. 4 et 7.

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res pour la dĂ©fense de leur vie contre les attaques de leurs voisins. L’idĂ©e mĂȘme d’une association civile et poli-tique, si humble qu’elle puisse ĂȘtre, ne s’est point prĂ©sen-tĂ©e Ă  leur esprit, et quand les EuropĂ©ens les ont rencontrĂ©es, elles ont mieux aimĂ© pĂ©rir que de se plier Ă  leurs lois et d’accepter les dons de leur civilisation.

Ce qui a trompĂ© les publicistes, soit qu’ils appartien-nent Ă  l’école de Rousseau ou Ă  celle d’Helvetius, sur l’origine de la sociĂ©tĂ©, c’est d’avoir mĂ©connu la nature de l’homme et l’altĂ©ration profonde dont elle a Ă©tĂ© atteinte, par consĂ©quent les deux influences contraires qui se dis-putent dans son sein et la dominent tour Ă  tour. Les uns n’y ont aperçu que les appĂ©tits et les instincts de la brute, oubliant entiĂšrement ou n’ayant jamais su que l’homme est aussi une intelligence, un esprit, dont les facultĂ©s et les besoins jouent nĂ©cessairement un rĂŽle dans la forma-tion et le dĂ©veloppement de l’ordre social. Les autres, en reconnaissant ces facultĂ©s supĂ©rieures, ne les compren-nent que corrompues et viciĂ©es, non telles qu’elles sont en elles-mĂȘmes ou qu’elles ont dĂ» ĂȘtre dans l’origine. De lĂ  vient « qu’ils n’ont Ă©crit qu’avec des idĂ©es dans une matiĂšre oĂč ils auraient dĂ» n’écrire qu’avec des sanglots-158 ».

Non, la sociĂ©tĂ© n’est pas nĂ©e de l’instinct de notre conservation physique ou de l’accord rĂ©flĂ©chi des volon-tĂ©s ; elle a ses racines dans les profondeurs de l’ñme hu-maine, elle a ses lois Ă©crites d’avance dans notre essence spirituelle, elle est aussi ancienne que l’homme et ne peut avoir pour auteur que Dieu lui-mĂȘme. C’est une vĂ©ritĂ© dont nous pouvons nous convaincre en quelque sorte par l’expĂ©rience, en observant de quelle maniĂšre s’engendrent et se conservent les sociĂ©tĂ©s particuliĂšres, c’est-Ă -dire les peuples, qui ne sont que des dĂ©bris de la sociĂ©tĂ© universelle. Or, les peuples et les gouvernements se forment d’eux-mĂȘmes avec le concours du temps et Ă  la faveur de circonstances dont l’homme est l’occasion plutĂŽt que la cause, qu’il laisse faire plutĂŽt qu’il ne les fait. Les lois qui se dĂ©veloppent avec eux, leurs lois fondamen-tales et constitutives, ne sont pas non plus l’Ɠuvre de la volontĂ© et de la sagesse humaines ; elles dĂ©rivent des lois supĂ©rieures de l’éternelle justice ; elles sortent de la na-ture mĂȘme des choses, et c’est prĂ©cisĂ©ment ce qui en fait la majestĂ© et la force. La nature des choses, la nature de 158 Éclair sur l’association humaine, introduction.

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l’homme, voilĂ  ce qui Ă©chappe constamment aux publicis-tes et aux philosophes du XVIIIe siĂšcle, parce que, au lieu de l’observer, ils ont voulu la composer159.

On est Ă©tonnĂ© de rencontrer, au milieu des rĂȘves du mysticisme, une conscience aussi exacte des faits, un sentiment aussi juste et aussi profond de l’histoire. Mais il faut considĂ©rer que c’est Ă  l’exaltation mĂȘme de son es-prit que Saint-Martin est en grande partie redevable de ces qualitĂ©s ; car, en l’élevant au-dessus des hypothĂšses et des systĂšmes les plus accrĂ©ditĂ©s de son temps, elle l’a prĂ©servĂ© de l’aveuglement gĂ©nĂ©ral, et lui a permis, grĂące Ă  la finesse naturelle de son jugement, de devancer sur plus d’un point la philosophie de son siĂšcle. Malheureu-sement, ces aperçus, d’ailleurs assez rares dans ses Ă©crits, sont tellement enveloppĂ©s de nuages et enchevĂȘ-trĂ©s de chimĂšres, que ce n’est pas sans effort qu’on rĂ©us-sit Ă  les dĂ©couvrir.

Des trois propositions qui nous reprĂ©sentent la subs-tance du systĂšme de Rousseau, en voilĂ  dĂ©jĂ  deux com-plĂštement Ă©cartĂ©es par Saint-Martin ; il ne lui Ă©tait pas possible de traiter la troisiĂšme avec plus d’indulgence. La souverainetĂ© du peuple est contenue implicitement dans l’hypothĂšse qui fait dĂ©river la sociĂ©tĂ© d’un contrat. Or, puisque le principe a Ă©tĂ© convaincu de faussetĂ©, comment conserver la consĂ©quence ? Puis, s’il est vrai que la Provi-dence, au moyen des lois qui dĂ©coulent de la nature des hommes et des chose, intervient dans la formation des peuples, pourquoi n’exercerait-elle pas la mĂȘme influence sur leur lĂ©gislation et leurs gouvernements ? « La souve-rainetĂ© des peuples, nous dit Saint-Martin160, est leur im-puissance. » C’est-Ă -dire qu’elle consiste Ă  laisser faire la Providence, qui place Ă  leur rang les nations et les indivi-dus, en les appelant, chacun suivant ses facultĂ©s, ses ta-lents et ses forces, Ă  concourir Ă  l’accomplissement de ses desseins. Qu’un homme s’élĂšve au milieu de ses sembla-bles, avec des facultĂ©s supĂ©rieures, avec le gĂ©nie et les vertus qui le rendent digne du commandement et la vo-lontĂ© qui en est insĂ©parable, personne ne l’empĂȘchera d’arriver au rang qui lui appartient ; la rĂ©sistance qu’on voudra lui opposer engendrera de telles souffrances, qu’on sera obligĂ© d’y renoncer161. Il en est de mĂȘme des

159 Lettre Ă  un ami sur la RĂ©volution française, p. 20-21. 160 Éclair sur l’association humaine, p. 20. 161 Lettre sur la rĂ©volution française, p. 30.

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peuples considĂ©rĂ©s dans leur existence collective. « De tout temps, dit Saint-Martin 162, les peuples servent alter-nativement de moyens Ă  l’accomplissement du grand Ɠu-vre de la Providence, selon leurs crimes comme selon leurs vertus. » La Providence, d’aprĂšs lui, rĂšgne dans l’histoire d’une maniĂšre aussi Ă©vidente que dans la na-ture ; les peuples sont ses ministres, et les gouverne-ments sont les ministres des peuples, parce que Dieu leur communique l’esprit dont il a rempli la nature entiĂšre. Que les peuples essayent de rĂ©sister Ă  cette impulsion mystĂ©rieuse, ils la feront triompher indirectement par les calamitĂ©s qu’ils attireront sur leurs tĂȘtes ; car ils dĂ©mon-treront mĂȘme par leurs crimes les lois de la sagesse et de la justice divines. « L’histoire des nations, dit Saint-Martin avec une rare Ă©nergie d’expression, est une sorte de tissu vivant et mobile oĂč se tamise, sans interruption, l’irrĂ©fragable et Ă©ternelle justice163. »

Mais en ruinant la souverainetĂ© du peuple, telle qu’on l’entend gĂ©nĂ©ralement, cette doctrine n’a-t-elle pas pour effet de nous montrer comme impossible l’existence de la libertĂ© ? Quel rĂŽle reste-t-il Ă  l’homme, si c’est Dieu qui fait tout ? Saint-Martin ne se dissimule pas la difficultĂ© ; seulement il croit pouvoir la rĂ©soudre par un moyen qu’il appelle lui-mĂȘme une sainte hardiesse. C’est la distinction qu’il Ă©tablit entre la fatalitĂ© de l’amour et la fatalitĂ© servile imaginĂ©e par les poĂštes et les philosophes. Dieu, dans son amour inĂ©puisable pour ses crĂ©atures, a dĂ©cidĂ© que ses desseins, quoi qu’elles puissent faire, seront accom-plis. Mais comme il serait indigne de lui d’épancher sa grĂące sur des ĂȘtres qui n’auraient avec lui aucune analo-gie, et qui, privĂ©s absolument de libertĂ©, ne pourraient ni le comprendre ni l’aimer, il a laissĂ© Ă  l’homme le pouvoir de rĂ©pondre ou de rĂ©sister Ă  ses avances164. C’est la tra-duction mystique de ce mot cĂ©lĂšbre : Fata volentem du-cunt, nolentem trahunt. Elle consiste, aprĂšs avoir banni le libre arbitre des actions de l’individu et des Ɠuvres de la sociĂ©tĂ©, Ă  lui laisser pour dernier refuge le sentiment.

Saint-Martin oublie que le sentiment nous appartient encore moins que l’action et la volontĂ©, et que si la libertĂ© humaine n’a pas d’autre asile, elle a vĂ©ritablement cessĂ© d’exister.

162 Lettre sur la révolution française, p. 20. 163 Ibid., p. 65-66. 164 Ibid., p. 8-9.

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Saint-Martin fait valoir encore d’autres arguments contre le principe de la souverainetĂ© du peuple. Ce qu’on entend par la souverainetĂ© du peuple, c’est le rĂšgne de la volontĂ© gĂ©nĂ©rale. Mais une volontĂ© gĂ©nĂ©rale peut-elle se former dans une sociĂ©tĂ© corrompue comme la nĂŽtre, divi-sĂ©e par l’intĂ©rĂȘt, par les passions, par les opinions, par mille autres causes ? À la place de la volontĂ© gĂ©nĂ©rale, nous ne rencontrons donc que des volontĂ©s particuliĂšres qui se combattent, et dont la plus forte, non la plus juste, l’emporte sur les autres. Telle est prĂ©cisĂ©ment celle de cette portion de la nation, si nombreuse qu’elle puisse ĂȘtre, Ă  laquelle on donne particuliĂšrement le nom de peu-ple. À vrai dire, le peuple n’a pas de volontĂ©, pas mĂȘme une volontĂ© particuliĂšre ; il n’a que des passions, Ă  l’aide desquelles d’autres qu lui le conduisent Ă  leur grĂ© et le ploient Ă  leur dessein. On n’a jamais Ă©crit contre la souve-rainetĂ© de la multitude rien de plus ironique et de plus dĂ©daigneux que ces lignes : « Qui ne sait que ce qu’on appelle peuple doit se considĂ©rer partout comme l’instrument le plus maniable pour tous ceux qui voudront s’en servir, n’importe dans quel sens ? Il leur est aussi fa-cile de le mouvoir pour faire le mal que pour faire le bien, et l’on peut le comparer Ă  un aiguillon dans la main du pĂątre, qui l’emploie Ă  son grĂ© pour conduire son bĂ©tail oĂč il lui plaĂźt, et qui, avec ce mĂȘme instrument, mĂšne Ă  sa volontĂ© le bƓuf au pĂąturage, au labourage ou Ă  la bou-cherie165. »

D’ailleurs, la souverainetĂ© du peuple ne s’exerce pas et ne s’est jamais exercĂ©e directement ; elle passe Ă  des dĂ©lĂ©guĂ©s, des mandataires, des reprĂ©sentants, qui gou-vernent et font les lois au nom de la nation, et qui tien-nent du suffrage de leurs concitoyens leurs titres et leurs pouvoirs. Or, le rĂ©gime reprĂ©sentatif ne donne pas prise Ă  moins d’objections que le principe dont il est la consĂ©-quence et l’application nĂ©cessaire. D’abord il est difficile de comprendre que la volontĂ© gĂ©nĂ©rale, puisqu’elle n’est pas dans le peuple lui-mĂȘme, puisse exister dans les re-prĂ©sentants du peuple. On ne comprend pas davantage que la souverainetĂ©, si elle existe quelque part chez les hommes, si elle rĂ©side vĂ©ritablement dans la nation tout entiĂšre, puisse ĂȘtre dĂ©lĂ©guĂ©e ou reprĂ©sentĂ©e. Saint-Martin pense, comme Rousseau, que la souverainetĂ© ne peut ĂȘtre reprĂ©sentĂ©e, par la raison qu’elle ne peut ĂȘtre aliĂ©-

165 Éclair sur l’association humaine, Éd. Schauer, p. 28.

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nĂ©e, et que dĂšs l’instant qu’un peuple se donne des re-prĂ©sentants, il cesse d’ĂȘtre libre166. Mais il a soin d’ajouter que la souverainetĂ© n’est pas un attribut de la nature hu-maine ; ni les peuples ni les individus ne peuvent en re-vendiquer les prĂ©rogatives, parce que ni les uns ni les autres, comme il prend soin de le dĂ©montrer par l’histoire, ne sont les organes de la volontĂ© gĂ©nĂ©rale. La volontĂ© gĂ©-nĂ©rale n’est pas seulement supĂ©rieure, elle est antĂ©rieure Ă  toutes les volontĂ©s particuliĂšres, et il n’y en a pas d’autre Ă  laquelle puisse s’appliquer cette dĂ©finition que la volontĂ© divine, « la volontĂ© universelle de l’éternelle sa-gesse qui embrasse tout167 ».

On verra tout Ă  l’heure quelles sont les rĂšgles de gouvernement et de lĂ©gislation que Saint-Martin a fait dĂ©-couler de cette idĂ©e mystique de la souverainetĂ©. Mais auparavant il n’est pas sans intĂ©rĂȘt de remarquer que ce contradicteur de Rousseau Ă©tait en mĂȘme temps le plus passionnĂ© de ses admirateurs, et que cet ennemi mĂ©pri-sant de la dĂ©mocratie, aprĂšs avoir saluĂ© la rĂ©volution française avec des transports d’enthousiasme, a Ă©crit en son honneur non pas une apologie, mais un hymne.

Rousseau, avec lequel d’ailleurs il se trouve de nom-breuses ressemblances168, est pour lui plus qu’un grand Ă©crivain, plus qu’un homme de gĂ©nie ; il le regarde comme un envoyĂ© du ciel, « comme un prophĂšte de l’ordre sensible », qui a rĂ©pandu sur la nature humaine la plus vive clartĂ©. Mieux que personne il en a signalĂ© les difformitĂ©s : mais, n’en connaissant ni l’origine ni le re-mĂšde, faute d’avoir Ă©tĂ© initiĂ© Ă  une science supĂ©rieure, il n’a tirĂ© aucune conclusion utile des vĂ©ritĂ©s qu’il a aper-çues, et mĂȘme il les a compromises par des paradoxes. « Son Ăąme dĂ©licieuse et divine a frĂ©mi d’indignation en envisageant les abominations oĂč il a vu l’homme civil et l’homme politique Ă©taient arrivĂ©s, sans observer le point faux d’oĂč ils Ă©taient partis dĂšs l’origine ; et, trouvant le sauvage moins vicieux, il a employĂ© toute son Ă©loquence pour nous persuader qu’un Ă©tat nĂ©gatif Ă©tait le seul terme auquel nous puissions tendre, et la seule perfection Ă  la-quelle nous puissions arriver169. – Si cet homme rare et

166 Éclair sur l’association humaine, p. 34. 167 Ibid., p. 25. 168 Portrait historique, p. 60. 169 Lettre sur la rĂ©volution française, p. 34.

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douĂ© de si grands dons, dit-il ailleurs170, avait eu le bon-heur de tomber en des mains Ă©clairĂ©es, quel fruit n’aurait-il pas produit ? Ses ouvrages sont d’une philosophie si profonde, qu’on ne peut trop admirer la force de son gĂ©-nie ; il a Ă©tĂ© seul infiniment loin dans une carriĂšre oĂč Vol-taire n’a seulement pas mis le pied. Il a frappĂ© sur de vĂ©ritables bases, sur des cordes parfaitement sonores, et il en a tirĂ© des sons qui ont droit de surprendre les plus instruits. »

Trouvant avec Rousseau que la sociĂ©tĂ©, telle qu’elle existait jusqu’à la fin du XVIIIe siĂšcle, Ă©tait radicalement pervertie, qu’il n’y avait plus rien dans ses institutions, dans les mƓurs, dans son esprit mĂȘme qui ne fĂ»t en op-position avec la raison et avec la justice, avec les lois et les besoins vĂ©ritables de notre nature, mais convaincu en mĂȘme temps que dans un tel Ă©tat de corruption, elle n’avait rien Ă  attendre de la sagesse humaine et qu’il ne fallait rien moins pour la rĂ©gĂ©nĂ©rer, pour la sauver, qu’une intervention extraordinaire de la Providence, il n’est pas Ă©tonnant que Saint-Martin ait accueilli la RĂ©volu-tion avec un mĂ©lange de bonheur et de religieux respect, comme un Ă©vĂ©nement surnaturel, comme une grĂące et un chĂątiment tout ensemble, comme un Ɠuvre d’expiation et de rĂ©demption. C’est pour cela qu’elle lui apparaĂźt, tantĂŽt comme un sermon en action destinĂ© Ă  Ă©difier le genre humain, tantĂŽt comme une miniature du jugement der-nier, tantĂŽt « comme une leçon qu’on nous donne pour nous apprendre Ă  mieux dire notre Pater que nous ne le faisons communĂ©ment171 ». La mĂȘme idĂ©e le poursuit comme une obsession Ă  travers tous ses ouvrages. Mais nulle part il n’y insiste avec autant de force, nulle part il ne la dĂ©veloppe avec autant d’originalitĂ© et d’abondance que dans sa Lettre Ă  un ami sur la rĂ©volution française172. Ce remarquable Ă©crit est d’autant plus digne de nous ar-rĂȘter quelques instants, qu’il a Ă©tĂ© certainement le modĂšle dont s’est inspirĂ©e, en traitant le mĂȘme sujet, l’imagination ardente de l’auteur des ConsidĂ©rations sur la France.

170 ƒuvres posthumes, t. II, p. 327-328. 171 Ibid., t. I, p. 405-406. 172 En voici le titre exact : Lettre Ă  un ami, ou ConsidĂ©rations politi-ques, philosophiques et religieuses sur la rĂ©volution française, Paris, an III (1795), 80 p. in-8°.

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DĂšs le dĂ©but, l’auteur nous expose sa profession de foi. Il croit voir, dit-il, la Providence se manifester Ă  cha-que pas que fait la RĂ©volution, car Ă  chaque pas elle fait Ă©clater Ă  nos yeux de nouveaux prodiges. Rien de ce qui lui appartient ne s’explique par des cause naturelles ; au-cune force humaine ne pouvait produire les faits merveil-leux, fĂ©eriques, dont elle nous donne le spectacle ; aucune pensĂ©e humaine, avant de les avoir vus accom-plis, ne pouvait les concevoir. Aussi est-il permis de dire que la main cachĂ©e qui a dirigĂ© la RĂ©volution serait seule capable d’en Ă©crire l’histoire. Il faut ĂȘtre insensĂ© ou de mauvaise foi pour n’y pas voir, Ă©crite en traits de feu, l’exĂ©cution d’un dĂ©cret de la sagesse Ă©ternelle, et ne pas s’écrier en sa prĂ©sence, comme les magiciens d’Égypte devant les miracles de MoĂŻse : « Ici est le doigt de Dieu ! »

La RĂ©volution n’est pas seulement un Ă©vĂ©nement sur-naturel, dans ce sens qu’elle Ă©chappe Ă  la volontĂ© et Ă  la puissance de l’homme ; elle est aussi un Ă©vĂ©nement uni-versel, et c’est Ă  tort qu’on lui a donnĂ© le nom de RĂ©volu-tion française ; car si elle a commencĂ© par grand État comme la France, c’est pour Ă©craser les ennemis qui ont entourĂ© son berceau et s’étendre ensuite avec l’énergie que donne la lutte et avec le prestige de la victoire, Ă  tous les autres peuples. Elle est la rĂ©volution du genre humain, et elle ne peut ĂȘtre mieux dĂ©finie dans sa cause et dans ses effets que si on l’appelle une image du jugement der-nier. À voir ce monarque, le plus puissant d’Europe, renversĂ© en quelques jours de son trĂŽne et son trĂŽne prĂ©cipitĂ© aprĂšs lui ; Ă  voir ces grands, ces premiers ordres du royaume, s’enfuir avec terreur, poussĂ©s par une main invisible, et tous ces opprimĂ©s reprendre en un instant les droits qu’ils avaient perdus depuis des siĂšcles, ne dirait-on pas que la trompette du jugement dernier s’est fait en-tendre, que les bons et les mĂ©chants vont tout Ă  l’heure recevoir leur rĂ©compense ? C’est la convulsion de tous les pouvoirs humains se dĂ©battant, avant d’expirer, contre une force mystĂ©rieuse qu’ils n’ont point soupçonnĂ©e et qui va rĂ©gner Ă  leur place.

Mais pourquoi cette crise terrible ? Dsans quel but Dieu l’a-t-il infligĂ©e Ă  l’humanitĂ© ? Quels biens doit-elle lui apporter en compensation des maux qu’elle lui fait souf-frir ? Selon Saint-Martin, la Providence, en dĂ©chaĂźnant la RĂ©volution, a eu pour dessein de rĂ©veiller l’homme d’un

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sommeil de mort qui Ă©touffait ses plus nobles facultĂ©s, de le rappeler Ă  lui par l’effroi et la douleur, de le rĂ©gĂ©nĂ©rer par l’intermĂ©diaire de la sociĂ©tĂ©, et de rĂ©gĂ©nĂ©rer la sociĂ©tĂ© elle-mĂȘme par la destruction des abus contenus dans son sein, par l’anĂ©antissement des pouvoirs qui ont Ă©tĂ© les instruments de sa corruption. La RĂ©volution fera l’office d’une opĂ©ration de chirurgie pratiquĂ©e par une main sa-vante pour extirper du corps social les corps Ă©trangers qui lui ont inoculĂ© tous ses vices.

Ces corps Ă©trangers dont l’extraction est devenue nĂ©-cessaire, ces pouvoirs usurpĂ©s qu’il s’agit de faire dispa-raĂźtre, sont au nombre de deux : l’Église et la royautĂ©. Si l’on n’y joint pas la noblesse, comme semblent le deman-der le rĂŽle oppressif qu’elle a jouĂ© dans l’histoire et les privilĂšges iniques dont elle a joui, c’est que longtemps avant 89 elle n’était plus que l’ombre d’elle-mĂȘme. Saint-Martin, sur ce point, tient presque le mĂȘme langage que M. de Tocqueville dans l’Ancien rĂ©gime et la RĂ©volution. « La noblesse, dit-il 173, cette excroissance monstrueuse parmi des individus Ă©gaux par leur nature, ayant dĂ©jĂ  Ă©tĂ© abaissĂ©e en France par quelques monarques et par leurs ministres, n’avait plus Ă  perdre, pour ainsi dire, que de vains noms et des titres imaginaires. » Il n’en Ă©tait pas de mĂȘme de l’Église et de la royautĂ©. RestĂ©es en possession des fruits de leurs usurpations et de leurs droits menson-gers jusqu’à l’heure de leur chute, elles devaient ĂȘtre frappĂ©es sans pitiĂ© par la main vengeresse qui a conduit la RĂ©volution.

Laquelle des deux a Ă©tĂ© la plus coupable ? Saint-Martin, comme si Dieu l’avait mis dans sa confidence, n’hĂ©site pas Ă  dĂ©clarer que c’est l’Église. Il reconnaĂźt en elle la cause premiĂšre des maux qui ont dĂ©solĂ© la sociĂ©tĂ© et une des sources les plus fĂ©condes de ses vices. À la fa-veur de l’autoritĂ© qu’elle s’est arrogĂ©e, elle a corrompu les rois, et par les rois elle a corrompu les peuples. Pourvu qu’on donnĂąt satisfaction Ă  sa cupiditĂ© et Ă  son orgueil, sa consĂ©cration Ă©tait assurĂ©e Ă  tous les abus du despotisme. Telle a Ă©tĂ©, dans tous les temps, sa conduite envers les hommes. À l’égard de Dieu elle a Ă©tĂ© plus criminelle en-core, car son ambition ne tendait Ă  rien moins qu’à se substituer Ă  lui. « Selon toutes les Ă©critures, dit Saint-Martin174, et plus encore selon le livre indĂ©lĂ©bile Ă©crit dans

173 Lettre sur la révolution française, p. 13. 174 Ibid., p. 14.

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le cƓur de l’homme, la Providence voudrait ĂȘtre le seul Dieu des peuples, parce qu’elle sait qu’ils ne peuvent ĂȘtre heureux qu’avec elle : et le clergĂ© a voulu lui-mĂȘme ĂȘtre pour eux cette Providence. Il n’a cherchĂ© qu’à Ă©tablir son propre rĂšgne tout en parlant de ce Dieu, dont souvent il ne savait pas mĂȘme dĂ©fendre l’existence. » Jusque-lĂ  Saint-Martin ne se distingue pas des philosophes qui sont l’objet habituel de ses railleries et de ses dĂ©dains ; mais on retrouvera dans les lignes suivantes le mystique spĂ©-culatif qui, dans son enthousiasme chimĂ©rique, croit hĂąter le rĂšgne de Dieu en supprimant les temples, les autels et le culte extĂ©rieur. « Il lui avait Ă©tĂ© dit (au clergĂ©) qu’il ne resterait pas pierre sur pierre du temple bĂąti par la main des hommes ; et, malgrĂ© cette sentence significative, il a couvert la terre de temples matĂ©riels dont il s’est fait par-tout la principale idole175. » Sans temples ni autels, le mi-nistĂšre sacrĂ©, le prĂȘtre lui-mĂȘme n’est-il pas de trop ? Saint-Martin ne paraĂźt pas Ă©loignĂ© d’accepter cette consĂ©-quence lorsque, dans un langage indigne de sa belle Ăąme, avec des expressions empruntĂ©es aux plus vulgaires pas-sions de la dĂ©magogie, il reproche aux membres du clergĂ© catholique de garder pour eux le droit d’interprĂ©ter les li-vres saints, d’en faire un tarif d’exactions sur la foi et d’ĂȘtre les accapareurs des subsistances de l’ñme. « On ne saurait concevoir, a-t-il soin d’ajouter, qu’il y ait aux yeux de Dieu un plus grand crime, parce que Dieu veut alimen-ter lui-mĂȘme les Ăąmes des hommes avec l’abondance qui lui est propre et qu’elles soient, pour ainsi dire, comme rassasiĂ©es par sa plĂ©nitude. » S’il en est ainsi, l’acte d’accusation que Saint-Martin a dressĂ© contre l’Église pouvait ĂȘtre singuliĂšrement abrĂ©gĂ© : son seul tort c’était d’exister.

La royautĂ©, selon lui, a Ă©tĂ© moins criminelle, puis-qu’elle s’est bornĂ©e le plus souvent Ă  suivre l’impulsion qu’elle recevait de l’Église, et Ă  commettre des excĂšs de pouvoir qu’elle savait d’avance justifiĂ©s au nom du ciel. Cependant elle a mĂ©ritĂ©, elle aussi, un chĂątiment exem-plaire. Tous les monarques de la terre ont dĂ» expier, par la chute du plus grand d’entre eux, un orgueil qui leur est commun ; l’orgueil qui leur a persuadĂ© que toute une na-tion est concentrĂ©e dans un homme, « tandis que c’est Ă 

175 Lettre sur la révolution française, p. 14.

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tous les hommes d’un État Ă  s’oublier, pour se dĂ©vouer et ne se voir que dans la nation176 ».

Les ennemis de l’Église et les ennemis de la monar-chie se figurent que tout sera fini quand ils seront parve-nus Ă  dĂ©truire ces deux puissances. Ils ne se doutent pas, dans leur aveuglement, que leurs coups portent plus loin, et que la Providence se sert d’eux pour abolir sur la terre, par le bras mĂȘme de l’homme, « le rĂšgne de la vaine puissance de l’homme ». Aussi la RĂ©volution est-elle, Ă  proprement parler, une guerre divine, une guerre de reli-gion, et mĂȘme la seule guerre de religion qui ait Ă©clatĂ© dans le monde depuis celle que les HĂ©breux ont soutenue contre le paganisme pendant toute la durĂ©e de leur exis-tence177. En effet, les guerres de l’islamisme ne nous of-frent pas plus qu’une esquisse de guerre religieuse : elles se bornaient Ă  dĂ©truire et ne bĂątissaient point. Les guer-res des croisades et de la Ligue, celles qui naquirent de la rĂ©forme et du schisme d’Angleterre, n’étaient que des guerres d’hypocrisie : elles ne dĂ©truisaient ni ne bĂątis-saient. « Au lieu que la guerre actuelle, toute matĂ©rielle et humaine qu’elle puisse paraĂźtre aux yeux ordinaires, ne se borne point Ă  des dĂ©molitions, et elle ne fait pas un pas qu’elle ne bĂątisse178. »

Mais ici nous touchons Ă  la partie la plus Ă©pineuse de la doctrine politique de Saint-Martin.

Comment la RĂ©volution est-elle une Ɠuvre d’édification et qu’est-ce qu’elle est en train de cons-truire ? Quelle forme de gouvernement, quel systĂšme de lĂ©gislation verrons-nous sortir des ruines qu’elle a faites ? À quels signes reconnaĂźtrons-nous ce rĂšgne de la Provi-dence qui va bientĂŽt succĂ©der Ă  celui des hommes ? Par quels organes sera-t-il accompli ? C’est Ă  cette question, dĂ©jĂ  traitĂ©e en partie dans la Lettre sur la rĂ©volution fran-çaise, que rĂ©pond particuliĂšrement l’Éclair sur l’association humaine179.

Le gouvernement de Dieu, ou celui que les hommes prĂ©tendent occuper Ă  sa place par procuration, s’appelle la thĂ©ocratie, et c’est aussi le nom sous lequel Saint-Martin dĂ©signe le rĂ©gime qu’il prĂ©fĂšre, et dont il prĂ©dit l’évĂ©nement, non seulement pour la France, mais pour le

176 Lettre sur la révolution française, p. 16. 177 Ibid., p. 18-19. 178 Ibid., p. 18-19. 179 Une brochure in-8°, Paris, an V (1797).

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Il va de soi que la thĂ©ocratie de Saint-Martin ne res-semble Ă  aucune de celles qui ont existĂ© ou qui existent encore. Elle ne repose pas, comme celle de l’antiquitĂ© bi-blique, sur un texte sacrĂ©, sur une loi immuable conser-vĂ©e dans un livre ; ni comme celle du Moyen Âge chrĂ©tien, sur l’autoritĂ© d’un souverain pontife, chef infailli-ble de l’Église, et sur l’Église, arbitre suprĂȘme des États. Non, l’auteur de l’Éclair sur l’association humaine n’admet, comme il le dĂ©clare expressĂ©ment, qu’une thĂ©o-cratie naturelle et spirituelle181, c’est-Ă -dire qui n’a Ă©tĂ© ni fondĂ©e ni organisĂ©e de main d’homme, qui n’est renfer-mĂ©e dans aucune constitution rĂ©guliĂšre, ne s’exerce sous aucune forme dĂ©terminĂ©e et n’a pour base que ce fata-lisme mystique dont nous avons parlĂ© prĂ©cĂ©demment. Un tel gouvernement est bien difficile Ă  saisir dans la prati-que et non moins difficile Ă  dĂ©finir en thĂ©orie. Cependant Saint-Martin a essayĂ© de faire l’un et l’autre.

Il nous montre d’abord l’homme tel qu’il Ă©tait avant sa chute, ou du moins tel qu’il aurait Ă©tĂ© sans elle, pĂ©nĂ©-trĂ© tout entier de l’esprit de son crĂ©ateur, avec lequel il serait restĂ© Ă©troitement uni, et par ce mĂȘme esprit, esprit de sagesse et d’amour, animĂ© du plus tendre dĂ©vouement Ă  l’égard de ses semblables. La sociĂ©tĂ©, dans cet Ă©tat primitif, le plus parfait de tous, parce qu’il est le plus rap-prochĂ© de notre origine, aurait formĂ© une rĂ©publique di-vine, un peuple de frĂšres, oĂč la vertu et la piĂ©tĂ© auraient tenu lieu de lois et qui n’auraient pas connu d’autre maĂź-tre que la Providence.

180 Éclair sur l’association humaine, p. 16. 181 Lettre sur la rĂ©volution française, p. 75.

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Par la suite des temps et l’accroissement du nombre des hommes, il aurait pu arriver que cette harmonie ad-mirable fĂ»t lĂ©gĂšrement troublĂ©e et que la vertu toute seule, que les sentiments de la piĂ©tĂ© et de la fraternitĂ© ne fussent plus suffisants pour relier entre eux tous les membres du corps social ; alors la vertu aurait appelĂ© Ă  son secours la justice, c’est-Ă -dire la loi, interprĂšte du droit, du droit Ă©ternel tel qu’il est Ă©crit dans la conscience de l’homme de bien ; et Ă  la rĂ©publique divine, Ă  la fra-ternitĂ© originelle, aurait succĂ©dĂ© la sociĂ©tĂ© civile. Mais dans cette sociĂ©tĂ© civile naturelle, c’est-Ă -dire idĂ©ale, les lois, bien diffĂ©rentes de ce qu’elles sont aujourd’hui, au-raient eu le caractĂšre d’un enseignement plus que d’un commandement ; elles auraient parlĂ© le langage de la persuasion, non celui de la rigueur ; elles auraient indiquĂ© ce qu’il faut faire pour ĂȘtre heureux et vivre en paix avec ses semblables, elles n’auraient pas eu besoin de l’exiger par la contrainte.

Si pourtant ces conseils Ă©taient restĂ©s stĂ©riles pour quelques-uns ; si ces lois si douces et si sages avaient Ă©tĂ© plusieurs fois violĂ©es, on aurait reconnu la nĂ©cessitĂ© d’une rĂ©pression matĂ©rielle pour ceux qui oseraient les enfrein-dre dans l’avenir, et aux lois civiles seraient venues se joindre les lois pĂ©nales. Le pouvoir de punir la violation des lois civiles, c’est-Ă -dire des lois de la justice, n’est pas autre chose, d’ailleurs, que la justice elle-mĂȘme. C’est le droit de lĂ©gitime dĂ©fense Ă©tendu de l’homme physique Ă  l’homme moral, et de l’individu Ă  la sociĂ©tĂ©, ou, pour nous servir des termes que Saint-Martin affectionne, de l’homme animal Ă  l’homme esprit. Mais la naissance des lois pĂ©nales ne peut se concevoir sans une autre institu-tion, celle d’une force publique d’oĂč elles tirent leur effica-citĂ© et Ă  laquelle la sociĂ©tĂ© doit sa conservation ; celle d’un pouvoir rĂ©pressif et coercitif qui doit s’exercer Ă  la fois au dedans et en dehors du corps social ; au dedans contre ses membres rebelles et en dehors contre les atta-ques des sociĂ©tĂ©s Ă©trangĂšres, s’il en existe plusieurs en mĂȘme temps. GrĂące Ă  l’existence de ce pouvoir, la mĂȘme association qui n’avait tout Ă  l’heure qu’un caractĂšre pu-rement civil, devient une sociĂ©tĂ© politique.

À vrai dire, ces trois sociĂ©tĂ©s n’en forment qu’une seule, elles n’ont jamais pu et ne pourront jamais exister sĂ©parĂ©ment ; car elles rĂ©pondent Ă  autant de principes dont l’union indissoluble et le dĂ©veloppement simultanĂ©

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constituent la nature humaine, Ă  savoir : l’amour, la jus-tice et la force, ou, pour employer encore ici les expres-sions de Saint-Martin, les vertus naturelles, les facultĂ©s judiciaires, les forces coercitives et rĂ©pressives182. L’essence, le but, la condition suprĂȘme de cette sociĂ©tĂ© unique, type complet de l’association humaine, c’est que la force y soit au service de la loi, en supposant que la loi soit l’expression de la justice ; c’est que la justice, Ă  son tour, ait sa meilleure et plus solide garantie dans la vertu, c’est-Ă -dire dans la moralitĂ© et dans la piĂ©tĂ© des indivi-dus.

Cette sociĂ©tĂ© n’est-elle qu’un but idĂ©al proposĂ© Ă  l’homme dans l’avenir ? ou a-t-elle dĂ©jĂ  existĂ© dans un temps voisin de sa naissance ? Saint-Martin flotte entre ces deux opinions, sans oser se prononcer. Il paraĂźt sou-tenir la premiĂšre dans sa Lettre sur la RĂ©volution ; il sem-ble pencher vers la seconde dans l’Éclair sur l’association humaine183. Mais, avec l’une ou avec l’autre, il est plei-nement convaincu que la sociĂ©tĂ© sera un jour ce qu’elle doit ĂȘtre, et que ce jour est moins Ă©loignĂ© qu’on ne pense. Ne fallait-il pas nettoyer l’aire avant d’y apporter le bon grain184 ?

Mais dire quel sera l’esprit, quels seront les principes gĂ©nĂ©raux et, en quelque sorte, mĂ©taphysiques, quelles seront les vertus et les mƓurs de la sociĂ©tĂ© nouvelle, ce n’est pas encore nous apprendre sous quelle forme elle sera gouvernĂ©e, qui exercera dans son sein les attribu-tions, nous n’osons pas dire la souverainetĂ©, puisqu’elle est tout entiĂšre dans les mains de Dieu, mais de la puis-sance publique. De si peu d’importance que soit cette question pour un thĂ©osophe, elle en a une cependant pour l’immense majoritĂ© des hommes. Voici comment Saint-Martin a essayĂ© de la rĂ©soudre :

La forme de gouvernement est indiffĂ©rente, ou du moins ne doit ĂȘtre considĂ©rĂ©e que comme un objet se-condaire. « Le gouvernement n’est que la partie extĂ©-rieure du corps social, tandis que l’association, considĂ©rĂ©e dans son objet et dans ses divers caractĂšres, en est la substance. Quelque forme que les peuples emploient pour leur gouvernement, le fond de leur association doit rester le mĂȘme et avoir toujours le mĂȘme point de vue
 Si le

182 Lettre sur la RĂ©volution, p. 25 et 29. 183 Cf. particuliĂšrement p. 23-24. 184 Lettre sur la RĂ©volution, p. 78.

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gouvernement n’est que la forme extĂ©rieure du corps so-cial, et si l’association, considĂ©rĂ©e dans son but moral, en est la substance et le fond, ce serait de la nature mĂȘme de cette association que l’on devrait attendre le patron de sa forme, comme la forme d’un arbre dĂ©rive essentielle-ment de la nature de son germe. Il ne faudrait pas non plus ĂȘtre surpris de voir changer le gouvernement selon les Ăąges et les besoins de l’association, de mĂȘme que nous ne voyons point l’homme fait ĂȘtre vĂȘtu de la mĂȘme maniĂšre que dans son enfance185. »

Ces idées, exprimées à une époque de fanatisme ré-volutionnaire, font honneur au bon sens de Saint-Martin, et ne seraient certainement pas désavouées par la philo-sophie politique de notre temps ; mais le fanatisme reli-gieux, sous le nom de théocratie, prend bien vite sa revanche.

MalgrĂ© son impartialitĂ© ou, si l’on veut, son indiffĂ©-rence pour les diverses formes de gouvernement, Saint-Martin, faisant une concession aux idĂ©es dĂ©mocratiques de son temps, veut bien admettre que les autoritĂ©s, et particuliĂšrement les assemblĂ©es issues du suffrage uni-versel au nom de la souverainetĂ© du peuple, suffisent par-faitement Ă  ce qu’il appelle les affaires de mĂ©nage de l’État, c’est-Ă -dire aux questions d’administration, de poli-ces et de finances ; mais pour la politique proprement dite, pour ce qui touche Ă  la partie essentielle de la lĂ©gi-slation et du gouvernement, il faut, selon lui, des pouvoirs Ă©manĂ©s de Dieu lui-mĂȘme et des hommes prĂ©destinĂ©s qui, pleins de son esprit, les exercent en son nom et Ă  sa gloire, pour l’avancement moral et spirituel de la sociĂ©tĂ©. « N’est-ce pas, dit-il 186, le pĂšre de famille qui choisit les gouvernantes et les instituteurs de ses enfants, ainsi que les fermiers et les laboureurs de ses terres ? Et sont-ce jamais les gouvernantes, les institutrices, les fermiers et les laboureurs qui choisissent le pĂšre de famille ? »

Sans une dĂ©lĂ©gation d’en haut, aucune loi ne peut s’expliquer ; car toute loi rĂ©clamant une sanction ou un chĂątiment, toute loi, pour parler la langue de Saint-Martin, devant porter sa mulcte avec elle, il est impossible qu’elle soit le rĂ©sultat d’une convention, qu’elle puisse ĂȘtre considĂ©rĂ©e comme un des articles du contrat social. On ne s’engage point par contrat Ă  se laisser punir ; on 185 Lettre sur la RĂ©volution, p. 51-52. 186 Éclair sur l’association humaine, p. 33.

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accepte bien la loi, on n’accepte pas la punition, du moins pour soi ; et cela suffit pour ĂŽter Ă  la loi tout caractĂšre obligatoire. D’ailleurs, si les lois Ă©taient ce qu’elles de-vraient ĂȘtre ; si, rĂ©digĂ©es sous l’inspiration de la sagesse divine par une autoritĂ© digne de lui servir d’interprĂšte, el-les n’étaient que l’expression de la nature des choses, il serait inutile d’y ajouter aucune disposition pĂ©nale ; elles porteraient en elles-mĂȘmes leur sanction, et celui qui les violerait serait assez chĂątiĂ© par les consĂ©quences inĂ©vita-bles de sa faute187. Parmi les peines qui sont aujourd’hui infligĂ©es aux coupables, il en est une surtout qui disparaĂź-trait dans ces conditions, parce qu’elle est inique en soi et radicalement impuissante. La peine de mort, selon Saint-Martin, est inique en soi, parce qu’une des premiĂšres rĂš-gles de la justice pĂ©nale, c’est qu’il n’est pas permis d’îter Ă  un criminel ce qu’il serait impossible de lui rendre, s’il venait Ă  profiter de la punition et Ă  rentrer dans l’ordre. La peine de mort est, de plus, radicalement impuissante, « parce que cette peine n’est plus une punition, mais une destruction qui devient inutile au coupable et qui n’est guĂšre profitable aux mĂ©chants qui en sont les tĂ©moins-188. » – « Tuer, dit-il ailleurs189, est une punition qui n’effraye que l’homme de matiĂšre et amende rarement l’homme moral. » Au lieu de tuer, il vaudrait mieux res-susciter et environner les coupables de la lumiĂšre de leurs crimes.

Mais comment les reconnaĂźtrons-nous ces ĂȘtres privi-lĂ©giĂ©s, ces reprĂ©sentants de la Providence, ou, comme Saint-Martin les appelle encore, ces commissaires divins-190, qui sont appelĂ©s Ă  rĂ©gĂ©nĂ©rer la sociĂ©tĂ© en renouvelant les lois, et Ă  conduire les peuples vers l’accomplissement de leurs destinĂ©es ? On les reconnaĂźtra Ă  plusieurs signes que l’auteur de la Lettre sur la rĂ©volution française prend soin de nous indiquer. D’abord, quoique semblables, par leur nature, aux autres hommes (car il ne s’agit pas de s’élever au-dessus de la nature humaine, mais d’y entrer, au contraire), ils se distingueront d’eux par la supĂ©rioritĂ© de leurs facultĂ©s et de leurs lumiĂšres. Le spectacle de l’iniquitĂ© et de l’anarchie les fera souffrir davantage, et ils Ă©prouveront Ă  un plus haut degrĂ© le besoin de l’ordre et 187 Éclair sur l’association humaine, p. 36 ; Lettre sur la RĂ©volution, p. 63-64. 188 Éclair sur l’association humaine, p. 37. 189 Lettre sur la RĂ©volution, p. 64. 190 Ibid., p. 60.

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de la justice. Ensuite, ils auront une foi inĂ©branlable dans leur autoritĂ© ou dans leur mission, et ils emploieront toute leur Ă©nergie Ă  la faire accepter au nom de la justice mĂȘme. Enfin, les peuples, croyant voir en eux leurs libĂ©-rateurs, se soumettront volontairement Ă  leur empire, courront au-devant d’eux « par leurs votes ou par leurs dĂ©sirs », et s’abandonneront Ă  leur volontĂ© et Ă  leur sa-gesse, persuadĂ©s qu’elles attireront sur eux les dons de la bontĂ© et de la sagesse divines 191. C’est dans cet abandon ou cet acte d’abdication que Saint-Martin fait prĂ©cisĂ©ment consister l’exercice de la souverainetĂ© du peuple telle qu’il la comprend. Par consĂ©quent, la souverainetĂ© du peuple, c’est pour lui la mĂȘme chose que la dictature, pourvu qu’elle soit acceptĂ©e volontairement, sinon consacrĂ©e aprĂšs coup par le suffrage universel. Et c’est dans cette forme irrĂ©guliĂšre du pouvoir absolu qu’il trouve aussi la rĂ©alisation de la vraie thĂ©ocratie.

C’est le fatalisme qu’il fallait dire ; car, avec de tels principes, il ne reste, comme nous l’avons dĂ©jĂ  remarquĂ©, aucune place Ă  la libertĂ© humaine, ni Ă  celle des peuples, ni Ă  celle des individus. Les peuples sont livrĂ©s sans dĂ©-fenses Ă  leurs dictateurs, et les dictateurs sont des ins-truments dans la main de Dieu. Le pouvoir absolu, dans ce systĂšme, n’apporte pas mĂȘme avec lui la compensation de la rĂ©gularitĂ© et de la stabilitĂ©. Pourquoi donc, si c’est Dieu seul qui rĂšgne sur les peuples et lui seul qui les gou-verne, les rois hĂ©rĂ©ditaires ne seraient-ils pas aussi bien dans sa main que les dictateurs ? Pourquoi leur a-t-il permis d’abuser Ă  ce point de leur autoritĂ©, qu’il a fallu les renverser et renouveler la sociĂ©tĂ© elle-mĂȘme ? Mais, au lieu de discuter cette Ă©trange politique, nous aimons mieux montrer le parti qu’en a tirĂ© Joseph de Maistre, en empruntant Ă  Saint-Martin la plupart de ses jugements et de ses principes.

Qu’on ouvre les ConsidĂ©rations sur la France192, on verra, dĂšs les premiĂšres lignes, que la RĂ©volution y est apprĂ©ciĂ©e exactement de la mĂȘme maniĂšre que dans la Lettre de Saint-Martin ; et Ă  la similitude de la pensĂ©e vient se joindre quelquefois celle de l’expression. « Jamais

191 Lettre sur la RĂ©volution, p. 60-61. Cf. aussi p. 30. 192 PubliĂ©es pour la premiĂšre fois Ă  Lausanne en 1796, un an aprĂšs la Lettre de Saint-Martin. Nous avons sous les yeux l’édition de Lyon, portant la date de 1834.

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la DivinitĂ©, dit l’auteur des ConsidĂ©rations193, ne s’était montrĂ©e d’une maniĂšre si claire dans aucun Ă©vĂ©nement humain. » Il prononce Ă  chaque instant, comme Saint-Martin, les noms de miracle et de magie. Il pense que, devant la paix et la royautĂ©, « la magie noire, qui opĂšre dans ce moment, disparaĂźtrait comme un brouillard de-vant le soleil. » Saint-Martin, comme nous l’avons fait remarquer, aperçoit dans la RĂ©volution une expiation en mĂȘme temps qu’un instrument de salut. De Maistre, dans les lignes qui suivent, exprime la mĂȘme idĂ©e : « Toutes les vies, toutes les richesses, tous les pouvoirs Ă©taient dans les mains du pouvoir rĂ©volutionnaire ; et ce monstre de puissance, ivre de sang et de succĂšs, phĂ©nomĂšne Ă©pouvantable qu’on n’avait jamais vu et que, sans doute, on ne reverra jamais, Ă©tait tout Ă  la fois un chĂątiment Ă©pouvantable pour les Français et le seul moyen de sau-ver la France194. »

On se rappelle que, selon Saint-Martin, la premiĂšre et la plus grande part de ces rigueurs devait atteindre le clergĂ©, parce que, au lieu de rester l’exemple de toutes les vertus, il avait donnĂ© le signal de la dĂ©cadence. Telle est aussi l’opinion de Joseph de Maistre. « On ne saurait nier, dit-il 195, que le sacerdoce n’eĂ»t besoin d’ĂȘtre rĂ©gĂ©-nĂ©rĂ© ; et, quoique je sois fort loin d’adopter les dĂ©clama-tions vulgaires sur le clergĂ©, il ne me paraĂźt pas moins incontestable que les richesses, le luxe et la pente gĂ©nĂ©-rale des esprits vers le relĂąchement avaient fait dĂ©cliner ce grand corps ; qu’il Ă©tait possible souvent de trouver sous le camail un chevalier au lieu d’un apĂŽtre ; et qu’enfin, dans les temps qui prĂ©cĂ©dĂšrent immĂ©diatement la RĂ©volution, le clergĂ© Ă©tait descendu, Ă  peu prĂšs autant que l’armĂ©e, de la place qu’il avait occupĂ©e dans l’opinion gĂ©nĂ©rale. »

Quand on a lu, dans la Lettre Ă  un ami sur la rĂ©volu-tion française, et dans l’Éclair sur l’association humaine, que l’homme, depuis sa chute, a perdu la facultĂ© lĂ©gisla-tive et que sa sagesse politique ne peut se donner car-riĂšre que dans les sphĂšres infĂ©rieures du gouvernement ; qu’on ne crĂ©e pas Ă  coups de majoritĂ© des lois capables de durĂ©e ; qu’un peuple ne change pas Ă  volontĂ© sa cons-titution ; qu’il ne se donne pas et n’exerce pas par lui-

193 Chap. I, p. 9. 194 Considérations sur la France, p. 22. 195 Ibid., p. 26.

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mĂȘme la souverainetĂ©, on croit retrouver comme un Ă©cho de ces paroles dans plusieurs passages des ConsidĂ©ra-tions sur la France : « Nulle grande institution ne rĂ©sulte d’une dĂ©libĂ©ration. » – « Jamais il n’exista de nation libre qui n’eĂ»t dans sa constitution naturelle des germes de li-bertĂ© aussi anciens qu’elle, et jamais nation ne tenta effi-cacement de dĂ©velopper, par ses lois fondamentales Ă©crites, d’autres droits que ceux qui existaient dans sa constitution naturelle. » – « L’homme peut tout modifier dans la sphĂšre de son activitĂ©, mais il ne crĂ©e rien : telle est sa loi, au physique comme au moral. L’homme peut, sans doute, planter un pĂ©pin, Ă©lever un arbre, le perfec-tionner par la greffe et le tailler en cent maniĂšres ; mais jamais il ne s’est figurĂ© qu’il avait le pouvoir de faire un arbre. Comment s’est-il imaginĂ© qu’il avait celui de faire une constitution196 ? » On ne peut s’empĂȘcher de remar-quer que la comparaison mĂȘme dont se sert de Maistre a Ă©tĂ© employĂ©e, dans la mĂȘme occasion, par Saint-Martin.

À l’exemple de Saint-Martin, de Maistre admet dans certains cas, pour rĂ©former les lois et fonder subitement une constitution, l’intervention d’un homme suscitĂ© par la Providence, dont les Ɠuvres mĂȘmes font reconnaĂźtre la mission : « Il parle, et il se fait obĂ©ir. » Seulement de Maistre a soin d’ajouter que de tels hommes sont nĂ©ces-sairement « rois ou Ă©minemment nobles197 ».

Enfin, les deux Ă©crivains se rencontrent encore dans cette pensĂ©e, que Dieu rĂšgne dans l’histoire comme dans la nature, qu’il est le premier moteur, le premier instiga-teur de toutes les institutions, de tous les pouvoirs qui ont quelque durĂ©e, et des grandes rĂ©volutions destinĂ©es tout Ă  la fois Ă  les rĂ©gĂ©nĂ©rer et Ă  les chĂątier, quand ils s’écartent de leur but. C’est ce que l’auteur des SoirĂ©es de Saint-PĂ©tersbourg appelle « le gouvernement temporel de la Providence ». Pour lui aussi les dĂ©positaires de la puissance publique sont dirigĂ©s, dans tous leurs actes, par une cause surhumaine ; mais il soutient que les rois seuls, les rois hĂ©rĂ©ditaires, sont les ministres de la sa-gesse de Dieu ; tandis que les auteurs de rĂ©volution et les magistrats populaires ne sont que les instruments de sa vengeance placĂ©s dans les mains du prince des tĂ©nĂš-

196 ConsidĂ©rations sur la France, chap. VI, p. 81-91. Le titre seul de ce chapitre dit tout : « De l’influence divine dans les constitutions po-litiques ». 197 Ibid., p. 85.

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bres198. Lui aussi, il fait reposer la sociĂ©tĂ© sur les fonde-ments de la thĂ©ocratie ; mais la thĂ©ocratie, telle qu’il la comprend, n’est pas cette puissance invisible, insaisissa-ble, indĂ©finie, dont s’est Ă©pris l’ñme tendre et rĂȘveuse de Saint-Martin ; elle a, pendant plusieurs siĂšcles, rĂ©gnĂ© ef-fectivement sur les nations et sur les rois ; elle a un corps aussi bien qu’un esprit ; elle a un reprĂ©sentant visible, qui s’appelle le Pape.

198 « Il y a dans la RĂ©volution française un caractĂšre satanique qui la distingue de tout ce qu’on a vu. » (ConsidĂ©rations sur la France, chap. V, p. 67.)

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CHAPITRE VI

Doctrine religieuse de Saint-Martin – ThĂ©osophie – Saint-Martin n’est point panthĂ©iste – IdĂ©es de Saint-Martin sur la nature divine – Sur l’origine des ĂȘtres – Sur la nature de l’homme – Doctrine de la chute de l’homme.

Tant que Saint-Martin se borne Ă  discuter avec ses contemporains, philosophes, savants ou publicistes, il n’est lui-mĂȘme qu’un philosophe ; car il comprend qu’il n’y a que la raison qui soit admise Ă  rĂ©futer les erreurs de la raison ; que ce n’est qu’à l’observation qu’il appartient de dĂ©trĂŽner l’hypothĂšse. Bons ou mauvais, ses arguments sont toujours construits en vue de ce double effet et ne supposent pas une autre lumiĂšre que celle de l’évidence naturelle ; mais dĂšs que, sortant de la discussion, il s’abandonne Ă  l’esprit qui le remplit et expose avec suite ses propres idĂ©es, alors on ne reconnaĂźt plus en lui qu’un initiĂ©, un rĂ©vĂ©lateur de mystĂšres, l’interprĂšte d’une science plus qu’humaine, puisque l’homme n’en est que le rĂ©ceptacle, tandis que Dieu par une communication im-mĂ©diate, par une rĂ©vĂ©lation permanente, en est tout Ă  la fois l’objet et la source ; alors le philosophe disparaĂźt de-vant le thĂ©osophe. Ce titre, dĂ©jĂ  trĂšs usitĂ© avant lui dans les cercles mystiques de l’Allemagne, Saint-Martin semble le revendiquer lui-mĂȘme quand il Ă©crit199 que ce n’est pas assez pour lui d’ĂȘtre spiritualiste, qu’il dĂ©sire qu’on l’appelle diviniste, et que c’est lĂ  son vĂ©ritable nom.

On a dit que les thĂ©osophes Ă©taient les gnostiques des temps modernes200. Cela est vrai dans une certaine mesure ; car les uns et les autres font le mĂȘme abus du sens intĂ©rieur ou de l’interprĂ©tation allĂ©gorique des Écritu-res. Les uns et les autres, effaçant toute distinction entre la philosophie et la religion, s’efforcent d’absorber le christianisme dans un systĂšme prĂ©conçu de mĂ©taphysi-que, et produisent leurs idĂ©es mĂ©taphysiques sous les ex-pressions sacramentelles du dogme chrĂ©tien. Les uns et les autres, sans renoncer au raisonnement quand il peut leur ĂȘtre utile, appellent Ă  leur secours tous les procĂ©dĂ©s

199 Portrait historique, n° 576. 200 M. Moreau, Le Philosophe inconnu, p. 148.

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du mysticisme, non seulement l’expĂ©rience intĂ©rieure ou le sentiment personnel de la prĂ©sence divine, mais les nombres, les symboles, et jusqu’aux apparitions ou per-sonnifications matĂ©rielles des idĂ©es. On se rappelle les amours du gĂ©nĂ©ral Gichtel avec Sophia. Saint-Martin lui-mĂȘme, malgrĂ© son Ă©loignement pour ce qu’il appelle les manifestations sensibles, Ă©crit Ă  son ami Kirchberger201 que depuis dix-huit ans il connaĂźt sensiblement la Cou-ronne, c’est-Ă -dire un des attributs de Dieu, une des sĂ©-phiroth de la kabbale, et que, depuis vingt-cinq ans, il connaĂźt de la mĂȘme maniĂšre la voix de la colĂšre et la voix de l’amour, quoiqu’il n’y ait que peu de mois qu’il les dis-tingue l’une de l’autre202. Mais la ressemblance qu’on veut Ă©tablir entre les deux Ă©coles cesse d’exister dĂšs lors qu’on passe de la forme et des moyens de dĂ©monstration au fond des choses. Il est souverainement injuste d’accuser, comme on l’a fait, de panthĂ©isme ou de manichĂ©isme, et par moment de l’un et l’autre Ă  la fois203, toutes les doc-trines comprises depuis environ deux siĂšcles sous le nom de thĂ©osophie. Il serait difficile de dire oĂč la thĂ©osophie commence et oĂč elle finit ; son nom s’applique Ă  des sys-tĂšmes bien diffĂ©rents, dont quelques-uns, ceux de Boehme et de Saint-Martin tout d’abord, respirent, quoi-que sous une forme indĂ©pendante, la plus tendre piĂ©tĂ© pour la religion chrĂ©tienne, et proclament sous toutes les formes la personnalitĂ© divine et la personnalitĂ© humaine.

Nous ne connaissons jusqu’à prĂ©sent de Saint-Martin que cette partie de ses opinions qui lui servait en quelque façon de rempart contre les prĂ©jugĂ©s philosophiques et politiques de son temps : sa thĂ©orie de la formation de la parole et de la pensĂ©e et celle de la naissance et du gou-vernement de la sociĂ©tĂ©. Il est maintenant temps que nous pĂ©nĂ©trions dans le cƓur de sa doctrine, en nous rendant compte de ses idĂ©es sur l’origine, la nature et les mutuels rapports des ĂȘtres en gĂ©nĂ©ral ou des principes sur lesquels repose son systĂšme mĂ©taphysique et reli-gieux. En vain le mystique allemand Baader a-t-il Ă©crit que les pensĂ©es de Saint-Martin sont comme de belles fleurs qui flottent sans lien, les unes Ă  cĂŽtĂ© des autres, sur la surface de l’eau204 ; sans nous offrir prĂ©cisĂ©ment 201 Correspond. inĂ©dite, p. 213. 202 Ibid., p. 213. 203 Cf. M. Moreau, p. 184. 204 Cf. François de Baader et Louis-Claude de Saint-Martin, par le ba-ron FrĂ©dĂ©ric d’Osten-Sacken, in-8°, Leipzig, 1860.

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l’enchaĂźnement rigoureux de l’Éthique de Spinoza ou de certains systĂšmes philosophiques de l’Allemagne, elles se suivent avec assez d’ordre et se rĂ©pondent avec assez d’harmonie pour qu’on puisse les regarder comme des parties indispensables d’un mĂȘme tout.

Une premiĂšre remarque qu’on est conduit Ă  faire lorsqu’on Ă©tudie les livres de Saint-Martin, c’est que tous ou presque tous nous reprĂ©sentent l’esprit de l’homme, l’ñme ramenĂ©e Ă  son essence et dĂ©gagĂ©e des importa-tions Ă©trangĂšres, comme l’image la plus fidĂšle et la source la plus pure de la vĂ©ritĂ©. Les enseignements que nous recevons du dehors, les Ă©critures, les traditions, n’y sont considĂ©rĂ©es que comme un Ă©cho de notre propre pensĂ©e. N’est-ce pas dire, si l’on voulait se servir du langage phi-losophique de nos jours, que, pour dĂ©couvrir les vĂ©rita-bles principes de la connaissance et, par suite, de la nature mĂȘme des choses, il faut commencer par les cher-cher dans la conscience ? Que ce soit rĂ©ellement le sens qu’il faut attacher aux paroles de Saint-Martin, il est im-possible d’en douter, quand on le voit se proposer pour modĂšle la mĂ©thode de Descartes. Il veut, Ă  ce qu’il nous assure, ĂȘtre le Descartes de la spiritualitĂ©. Si Descartes nous a enseignĂ© l’usage de l’algĂšbre appliquĂ©e Ă  la gĂ©o-mĂ©trie, il nous montrera, lui, le compatriote de ce philo-sophe, le parti qu’on peut tirer de l’homme dans « cette espĂšce de gĂ©omĂ©trie vive et divine qui embrasse tout ». Il se servira de l’homme-esprit comme d’un instrument d’analyse universel205. « L’homme, dit-il ailleurs206, est comme une lampe sacrĂ©e, suspendue au milieu des tĂ©nĂš-bres du temps. » – « Il est comme la plus vaste manifes-tation que la pensĂ©e intĂ©rieure divine ait laissĂ©e sortir hors d’elle-mĂȘme. Il est le seul ĂȘtre qui soit envoyĂ© pour ĂȘtre le tĂ©moin universel de l’universelle vĂ©ritĂ©. » C’est lui et non la nature qu’il faut interroger sur l’essence et les plans du CrĂ©ateur207. Ces dĂ©clarations nous font com-prendre l’aversion que Saint-Martin n’a jamais cessĂ© de montrer pour les opĂ©rations thĂ©urgiques et son Ă©loigne-ment, manifestĂ© Ă  plusieurs reprises, pour les visions de Swedenborg208.

205 Le MinistĂšre de l’homme-esprit, prĂ©face, p. XIV. 206 L’Homme de dĂ©sir, p. 108. 207 Ecce homo, p. 17 et suiv. 208 « Je me crois obligĂ© de dire Ă  ceux qui me liront que l’homme peut avancer infiniment dans la carriĂšre des Ɠuvres vives spirituelles et

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Si la connaissance de nous-mĂȘmes est pour nous le plus sĂ»r moyen de connaĂźtre Dieu, ou si notre esprit est comme un miroir dans lequel se rĂ©flĂ©chit son image, on peut ĂȘtre certain que les attributs les plus essentiels de notre nature, prĂ©cisĂ©ment ceux qui font de nous un ĂȘtre libre, un esprit vivant, une personne, ne feront pas dĂ©faut dans la nature divine. En effet, la meilleure, la seule preuve de l’existence de Dieu selon Saint-Martin, c’est celle qui rĂ©sulte du sentiment de l’admiration et de l’amour, du besoin permanent, universel, irrĂ©sistible d’admirer et d’adorer, qui existe au fond de toute Ăąme humaine. Ce besoin, d’oĂč viendrait-il s’il n’existait au-dessus de nous une source Ă©ternelle, infinie, d’admiration et d’amour, c’est-Ă -dire un ĂȘtre dont les perfections rĂ©-pondent au doux tribut qui, des profondeurs de notre conscience, monte spontanĂ©ment vers lui ? Or, l’adoration et l’amour, quand on les considĂšre, soit dans celui qui les inspire, soit dans celui qui les Ă©prouve, ne peuvent se concevoir sans la libertĂ©. On n’aime pas et l’on n’admire pas, on n’est ni aimable ni adorable, si l’on ne rĂ©unit pas les attributs d’un ĂȘtre libre. VoilĂ  donc la libertĂ© de Dieu dĂ©montrĂ©e en mĂȘme temps que son existence, et l’une et l’autre se dĂ©couvrent Ă  nos regards, non comme les conclusions d’un raisonnement, mais comme un fait irrĂ©-cusable, dĂšs que nous avons aperçu, avec les yeux de l’esprit, notre propre existence.

Ce n’est pas une fois, mais cinq, six fois, que Saint-Martin appelle l’attention de ses lecteurs sur cette preuve de l’existence de Dieu. Il la dĂ©veloppe dans chacun de ses principaux Ă©crits : dans sa Lettre Ă  Garat, dans sa Lettre sur la rĂ©volution française, dans l’Ecce homo, dans l’Esprit des choses, dans le MinistĂšre de l’homme-esprit, et ja-mais il ne manque d’appuyer avec force sur la libertĂ© di-vine. Le nom sous lequel il dĂ©signe habituellement la DivinitĂ© est celui de « cause active et intelligente. » – « L’Éternel, dit-il dans un de ses plus beaux livres209, l’Éternel a donnĂ© Ă  l’homme le pouvoir sublime de crĂ©er en soi la vertu, parce que l’Éternel a voulu que chacune de ses productions attestĂąt qu’il est le crĂ©ateur. » L’homme vertueux, cause volontaire de ses actions et crĂ©ant en quelque sorte en lui-mĂȘme, avec la conscience

mĂȘme atteindre Ă  un rang Ă©levĂ© parmi les ouvriers du Seigneur, sans voir des esprits. » (Le MinistĂšre de l’homme-esprit, p. 43.) 209 L’Homme de dĂ©sir, p. 68.

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de son pouvoir, non seulement ses actions, mais la volon-tĂ© mĂȘme du bien, n’est-ce pas le type le plus accompli qu’on puisse offrir de la libertĂ© de Dieu ? Ajoutons que Saint-Martin, dans une dĂ©monstration qu’il essaye de donner de la TrinitĂ©, se garde bien d’établir, comme les gnostiques et les philosophes d’Alexandrie, un certain or-dre de succession entre les trois personnes divines, mais il nous les montre unies dans une essence et dans une Ɠuvre indivisible. Dieu, selon lui, qui est la source de toute pensĂ©e, ne peut ĂȘtre Ă©tranger Ă  la contemplation de lui-mĂȘme ; il ne peut se contempler sans s’aimer ; son amour, Ă©ternel comme sa substance, ne peut se concevoir sans une Ă©ternelle gĂ©nĂ©ration210. Enfin, dans son dernier ouvrage publiĂ© deux ans avant sa mort, celui qu’on peut regarder comme son testament philosophique et religieux, il nous reprĂ©sente le Verbe descendant volontairement sur la terre et revĂȘtant par un acte d’amour tous les attributs de la nature humaine, afin de relever et de rĂ©gĂ©nĂ©rer l’humanitĂ© dĂ©chue. Jamais Saint-Martin n’a variĂ© sur ce point capital.

D’oĂč vient donc qu’il a Ă©tĂ© si souvent accusĂ© de pan-thĂ©isme, c’est-Ă -dire d’un systĂšme absolument incompa-tible avec la libertĂ©, soit en Dieu, soit dans l’homme ? Cela tient Ă  ce que, trop fidĂšle au souvenir de son premier maĂźtre, MartinĂšs Pasqualis, il s’est flattĂ© de concilier en-semble la libertĂ© divine et l’idĂ©e de l’émanation, le prin-cipe du christianisme et celui de la kabbale. Tout en se servant quelquefois du mot crĂ©er et du nom de crĂ©ateur consacrĂ©s par l’exemple de l’Écriture sainte, Saint-Martin, lorsqu’il explique la formation des ĂȘtres, quand il parle de la naissance de l’homme et de l’univers, manque rare-ment de dire qu’ils sont Ă©manĂ©s de Dieu. En voici quel-ques exemples choisis Ă  dessein dans plusieurs de ses Ɠuvres : « Le principe suprĂȘme, source de toutes les puissances, soit de celles qui vivifient la pensĂ©e dans l’homme, soit de celles qui engendrent les Ɠuvres visibles de la nature matĂ©rielle ; cet ĂȘtre, nĂ©cessaire Ă  tous les ĂȘtres, germe de toutes les actions, de qui Ă©manent conti-nuellement toutes les existences211
 » – « Lorsque le principe des choses produit des ĂȘtres, il leur donne par lĂ  une Ă©manation de son essence, mais il leur donne aussi une Ă©manation de sa sagesse, afin qu’ils soient son ima-

210 De l’esprit des choses, t. I, p. 32. 211 Tableau naturel des rapports
, passage citĂ© par M. Matter, p. 112.

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ge212. » – « Qu’étais-tu, homme, lorsque l’Éternel te don-nait la naissance ? Tu procĂ©dais de lui, tu Ă©tais l’acte vif de sa pensĂ©e, tu Ă©tais un Dieu pensĂ©, un Dieu voulu, un Dieu parlĂ©, tu n’étais rien tant qu’il ne laissait pas sortir de lui sa pensĂ©e, sa volontĂ© et sa parole213. » – « Tu es un ĂȘtre rĂ©el et qui tient sans aucun doute le rang le plus distinguĂ© parmi les rĂ©alitĂ©s Ă©manĂ©es214. » Quand Saint-Martin s’exprime de cette façon, ce n’est pas, comme l’affirme M. Matter, parce que sa plume a trahi sa pensĂ©e, ni, comme le suppose M. d’Osten-Sacken, parce qu’il n’attache aux mots Ă©maner, Ă©manation, aucun sens dĂ©fi-ni, c’est parce qu’il repousse absolument l’idĂ©e de la crĂ©a-tion ex nihilo, et qu’il ne peut pas comprendre, Dieu Ă©tant l’unique principe de l’existence, que tous les ĂȘtres ne soient pas formĂ©s de la substance divine.

Voici, au reste, quelques fragments tirĂ©s de ses Ă©crits les plus importants, qui ne permettent aucun doute Ă  ce sujet. On ne pourra pas nous reprocher d’abuser des cita-tions ; car en pareille matiĂšre, ce sont les meilleures preuves qu’on puisse fournir. « L’éternitĂ©, dit Saint-Martin dans le MinistĂšre de l’homme-esprit215, l’éternitĂ© ou ce qui doit se regarder comme Ă©tant le fond de toutes choses. Les ĂȘtres ne sont que comme les cadres, les vases ou les enveloppes actives oĂč cette essence vive et vraie vient se renfermer, pour se manifester par leur moyen. » Cette assimilation des ĂȘtres particuliers Ă  des vases qui contiennent et qui transmettent la substance Ă©ternelle, est une idĂ©e kabbalistique, qui ne peut avoir Ă©tĂ© suggĂ©rĂ©e que par MartinĂšs Pasqualis. Nous retrouvons le mĂȘme es-prit et le mĂȘme langage dans un passage non moins re-marquable du Nouvel Homme. AprĂšs avoir essayĂ© de dĂ©montrer que le dernier rĂ©sultat de la rĂ©gĂ©nĂ©ration du monde est d’effacer le temps et de faire disparaĂźtre cette image qu’on appelle aujourd’hui, afin que tout ce qui existe reprenne le nom universel de l’Ancien des jours, l’auteur mystique continue en ces termes216 : « Car c’est ce nom que toutes choses ont portĂ© avant la corporisation matĂ©rielle ; et c’est ce mĂȘme nom qu’elles tendent Ă  por-ter de nouveau lorsque l’Ɠuvre est accomplie, afin que l’unitĂ© soit toute en tout, non plus par des lois subdivises, 212 ƒuvres posthumes, t. I, p. 244-245. 213 Le Nouvel Homme, p. 127. 214 Ibid., p. 141. 215 Ibid., p. 84. 216 Le Nouvel Homme, p. 68.

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comme celles qui constituent, gouvernent, engendrent et dĂ©truisent la nature, mais par une plĂ©nitude d’action qui se dĂ©veloppe sans cesse, et sans l’affligeant accident des contractions et des rĂ©sistances. »

Pour qui s’est accoutumĂ© Ă  la langue de Saint-Martin, il n’y a pas un mot dans ces lignes qui n’ait une significa-tion prĂ©cise. L’Ancien des jours, c’est le nom que donnent les kabbalistes Ă  la substance divine sous sa forme la plus Ă©levĂ©e ou Ă  la premiĂšre des sĂ©phiroth. Dire que ce nom Ă©tait dans l’origine portĂ© par toutes choses et que toutes le reprendront Ă  la fin des temps, c’est admettre que tous les ĂȘtres sont sortis du sein de Dieu et que tous doivent y rentrer. C’est la mĂȘme idĂ©e que nous trouvons exprimĂ©e ailleurs217, sous une autre forme, lorsque, Ă  la place de la fameuse proposition de Malebranche, « nous voyons tout en Dieu », Saint-Martin voudrait qu’on lĂ»t : « nous voyons Dieu dans tout ». Si les ĂȘtres que nous apercevons au-jourd’hui dans la nature, sous les attributs de la matiĂšre, ont dĂ©jĂ  existĂ© avant leur corporisation, il est Ă©vident que les corps ne sont qu’une forme infĂ©rieure, et comme Saint-Martin le dit expressĂ©ment, qu’une contraction de la substance universelle. En effet, la matiĂšre, selon lui, n’a aucune qualitĂ© qui lui appartienne en propre et, par consĂ©quent, elle ne forme point une existence distincte ; elle n’est qu’une image ou une apparence sensible, pro-duite par des puissances que nos sens ne peuvent saisir et qui Ă©manent Ă  leur tour d’une puissance plus gĂ©nĂ©rale, d’un esprit douĂ© de vertus supĂ©rieures. « Si les doctes anciens et modernes, dit-il218, depuis les Platon, les Aris-tote, jusqu’aux Newton et aux Spinoza, avaient su faire attention que la matiĂšre n’est qu’une reprĂ©sentation et une image de ce qui n’est pas elle, ils ne se seraient pas tant tourmentĂ©s ni tant Ă©garĂ©s pour vouloir nous dire ce qu’elle Ă©tait. Elle est comme le portrait d’une personne absente ; il faut absolument connaĂźtre le modĂšle pour pouvoir s’assurer de la ressemblance. »

Ce n’est pas seulement de son premier maĂźtre que Saint-Martin tient cette doctrine ; il y a Ă©tĂ© poussĂ© aussi, il en a Ă©tĂ© comme enivrĂ© par la lecture des Ă©crits de Jacob Boehme. Mais le thĂ©osophe allemand lui a appris Ă  substi-tuer, ou pour mieux dire, Ă  ajouter le langage de l’alchimie Ă  celui de la kabbale. Il donne le nom de tein-

217 Le Ministùre de l’homme-esprit, p. 402. 218 Ibid., p. 82.

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ture divine Ă  ce que MartinĂšs Pasqually appelait l’Ancien des jours219, et aux esprits dĂ©jĂ  assez nombreux et assez variĂ©s du panthĂ©on oriental, il joint les esprits du sel, du soufre et du mercure, les sept puissances ou formes de la nature, et les substances spiritueuses, agents intermĂ©-diaires entre les substances spirituelles, c’est-Ă -dire les forces intelligentes, et la matiĂšre proprement dite220.

Par quels artifices de combinaison, Ă  la faveur de quelles illusions de l’imagination ou du sentiment, le prin-cipe de l’émancipation a-t-il pu subsister, dans un esprit aussi Ă©levĂ© et aussi religieux que Saint-Martin, avec les idĂ©es de libertĂ©, de providence, de responsabilitĂ© morale, d’amour, de sacrifice, de chute, de rĂ©habilitation ? La rĂ©-ponse Ă  cette question, nous allons la demander Ă  Saint-Martin lui-mĂȘme en rassemblant et en rapprochant les uns des autres tous les Ă©lĂ©ments de son systĂšme.

Nous savons dĂ©jĂ  ce qu’est pour lui la nature divine, quand on essaye de la considĂ©rer, Ă  part de la crĂ©ation, dans son essence indivisible et incommunicable. Dieu, pour lui, est un esprit, une intelligence vivante221, source et modĂšle de la nĂŽtre ; par consĂ©quent, la conscience ne lui manque pas. Des trois attributs sans lesquels il nous est impossible de le concevoir comme le premier principe et la premiĂšre raison des choses, la puissance, l’intelligence et l’amour, il n’y en a pas un qui soit plus ancien ou plus rĂ©cent que les autres ; il n’y en a pas un dont les deux autres soient des Ă©manations successives ; mais les trois ont existĂ© et existeront simultanĂ©ment de toute Ă©ternitĂ©. VoilĂ  ce que Saint-Martin appelle les es-sences intĂ©grales222, c’est-Ă -dire que dans leur union, Dieu se possĂšde tout entier sans diminution ni accroisse-ment. Et cependant, comme ces attributs divins, sous peine de ne pas ĂȘtre, sont toujours en action, on peut dire que Dieu se crĂ©e lui-mĂȘme Ă©ternellement, en exerçant sur lui-mĂȘme sa pensĂ©e, sa puissance et son amour, ou que la conscience divine est le thĂ©Ăątre et le tĂ©moin d’une gĂ©-nĂ©ration Ă©ternelle223.

219 Le MinistĂšre de l’homme-esprit, p. 432. 220 « Ce n’est point la matiĂšre qui est divisible Ă  l’infini, c’est la base de son action, ou si l’on veut, les puissances spiritueuses de ce qu’on peut appeler l’esprit de la matiĂšre ou l’esprit astral (Ibid., p. 79.) 221 Ecce homo. 222 De l’esprit des choses. 223 De l’esprit des choses ; Le MinistĂšre de l’homme-esprit, p. 68.

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Mais Dieu ne pouvait renfermer son amour infini dans le sanctuaire impĂ©nĂ©trable de son unitĂ©, ni borner sa toute-puissance Ă  l’Ɠuvre de sa propre gĂ©nĂ©ration ; il a donc produit d’autres ĂȘtres, il a donc mis au jour l’Ɠuvre de la crĂ©ation, qui, semblable Ă  une succession de miroirs ou d’images, lui renvoie Ă  l’infini et lui permet de contem-pler les traits sublimes de sa propre existence. « On sent, ajoute Saint-Martin, que le principe qui est amour, n’a dĂ», en se produisant Ă  lui-mĂȘme ces images, les extraire que des essences de son amour, quoique, par cela mĂȘme qu’elles en sont extraites et distinctes, elles n’aient point le mĂȘme caractĂšre que les essences intĂ©grales ; mais on sent qu’elles devaient ĂȘtre susceptibles d’ĂȘtre imprĂ©gnĂ©es continuellement des propriĂ©tĂ©s de leur source et lui en re-prĂ©senter les fruits224. » En d’autres termes, les ĂȘtres crĂ©Ă©s, de mĂȘme que les attributs dont nous parlions tout Ă  l’heure, de mĂȘme que les personnes de la TrinitĂ©, sont formĂ©s de l’essence divine. Seulement, au lieu de nous reprĂ©senter cette essence dans ses proportions infinies, ils n’en sont que des extraits de plus en plus rĂ©duits, mais toujours susceptibles, par une communication nouvelle avec leur principe, d’un accroissement de fĂ©conditĂ© et d’énergie.

C’est ainsi que Saint-Martin s’efforce de mettre d’accord le principe de l’unitĂ© de substance avec la diver-sitĂ© des ĂȘtres et la distinction essentielle de l’univers et de Dieu. Mais comment concevoir que des extraits de la substance divine cessent de faire partie de cette subs-tance ? D’un autre cĂŽtĂ©, l’on ajoute que la crĂ©ation, quoi-qu’elle suppose nĂ©cessairement et apporte avec elle l’idĂ©e du temps, doit ĂȘtre considĂ©rĂ©e comme un commentaire et une continuation de l’éternitĂ©225. Comment la continuation de l’éternitĂ© peut-elle se prĂ©senter Ă  notre esprit comme une chose diffĂ©rente de l’éternitĂ© mĂȘme ? EmpruntĂ©e Ă  Boehme, qui lui-mĂȘme, ainsi que l’atteste Ă  chaque ins-tant son langage, la devait en grande partie aux inspira-tions de l’alchimie, la doctrine du thĂ©osophe français prĂ©sente donc les mĂȘmes inconvĂ©nients que celle de l’émanation acceptĂ©e dans toute sa rigueur et n’est pas moins difficile Ă  comprendre que la crĂ©ation comme on l’entend gĂ©nĂ©ralement.

224 De l’esprit des choses, p. 33-34. 225 Le Ministùre de l’homme-esprit, p. 84.

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Au reste, une fois qu’on a franchi ce sombre passage, de la solitude divine Ă  la naissance des ĂȘtres, dans lequel bien d’autres se sont perdus et se perdront encore, on voit les existences se succĂ©der et s’enchaĂźner de la mĂȘme maniĂšre que dans les systĂšmes dont l’émanation fait la base commune. Elles nous offrent toutes ensemble une attĂ©nuation graduelle de la substance divine d’oĂč elles sont sorties ; et comme cette substance est pur esprit, el-les ne sauraient ĂȘtre d’une autre nature. Il n’y a donc dans la crĂ©ation entiĂšre, au moins telle qu’elle a existĂ© d’abord, que des esprits, vĂ©ritables miroirs, miroirs vi-vants et actifs, qui se renvoient les uns aux autres l’image du crĂ©ateur de plus en plus effacĂ©e ou de plus en plus brillante, selon qu’on descend du premier au dernier ou qu’on remonte du dernier au premier226.

Dans cette chaĂźne universelle on distingue quatre an-neaux principaux, qui se suivent dans l’ordre que voici : 1° l’ñme de l’homme, que Saint-Martin nomme aussi quelquefois la racine ou la base de notre ĂȘtre ; 2° l’intelligence de l’homme, ou l’esprit proprement dit ; 3° la nature, ou l’esprit de l’univers ; 4° les Ă©lĂ©ments ou la matiĂšre. De lĂ  les quatre mondes reconnus par Saint-Martin, Ă  l’exemple, sans doute, de son maĂźtre Pasqually, fidĂšle lui-mĂȘme aux traditions de la kabbale : le monde divin, formĂ© par les essences intĂ©grales ; le monde spiri-tuel, formĂ© par la rĂ©union de l’ñme et de l’intelligence, ainsi que des existences semblables Ă  celles de l’homme ; le monde naturel, reprĂ©sentĂ© par la nature elle-mĂȘme, ou cette force sensible et intelligente qui, selon Saint-Martin, est rĂ©pandue dans l’univers pour en entretenir le mouve-ment, la vie et l’harmonie : c’est ce que les philosophes d’Alexandrie, peu connus de Saint-Martin et de ses maĂź-tres, dĂ©signent sous le nom d’ñme du monde. Enfin, la matiĂšre, les Ă©lĂ©ments sont compris dans le monde physi-que ou astral, qui, Ă  proprement parler, n’est pas un monde, mais une ombre, un fantĂŽme, un accident, le rĂ©-sidu d’une dĂ©composition produite, par la faute de l’homme, dans la nature primitive227.

« L’ñme humaine, dit Saint-Martin228, est un extrait divin universel », et cependant il ne la fait consister que

226 De l’esprit des choses, p. 35 et 150. 227 Le Ministùre de l’homme-esprit, p. 84 ; De l’esprit des choses, t. I, p. 206 et suiv. 228 Le Ministùre de l’homme-esprit, p. 413.

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dans une seule facultĂ©, la volontĂ©, qui Ă  son tour se confond dans son esprit avec le dĂ©sir. Mais le dĂ©sir, pour lui, c’est le fond mĂȘme et, comme nous le disions plus haut, la racine de notre ĂȘtre. C’est par le dĂ©sir que Dieu est tout d’abord entrĂ© en nous et que nous avons la puis-sance de retourner en lui ; car le dĂ©sir Ă©tant le rĂ©sultat de la sĂ©paration de deux existences qui, Ă  cause de la simili-tude de leurs natures, Ă©prouvent le besoin d’ĂȘtre unies, est nĂ©cessairement en Dieu comme dans l’homme. Le dĂ©-sir de l’homme, tant qu’il n’a pas Ă©tĂ© corrompu, c’est le dĂ©veloppement mĂȘme des propriĂ©tĂ©s divines qui sont en nous, et le dĂ©sir de Dieu, c’est la communication de ces propriĂ©tĂ©s, c’est l’infiltration de cette sĂšve merveilleuse sans laquelle la nature humaine retombe sur elle-mĂȘme aride et dessĂ©chĂ©e. VoilĂ  pourquoi Saint-Martin dĂ©finit l’homme un dĂ©sir de Dieu229 et nous montre, comme la plus haute dignitĂ© Ă  laquelle nous puissions aspirer, celle d’homme de dĂ©sir. C’est Ă  la peinture de cet Ă©tat qu’il a consacrĂ© le plus beau de ses ouvrages230, celui oĂč le sen-timent mystique sous forme d’hymnes, de mĂ©ditations, de priĂšres, Ă©clate avec une Ă©loquence naturelle, pleine de grĂące et de simplicitĂ©.

Si l’homme, quand on le considĂšre dans son Ăąme, nous apparaĂźt comme un dĂ©sir de Dieu, il nous reprĂ©sente par son intelligence une pensĂ©e de Dieu ; mais l’intelligence ne vient qu’aprĂšs le dĂ©sir, parce qu’il faut que l’homme existe avant de penser ; parce que l’intelligence n’est qu’une manifestation ou un Ă©panouis-sement de l’ñme, ou ce qui est la mĂȘme chose pour Saint-Martin, parce que l’idĂ©e n’est que le signe et l’expression du dĂ©sir231. De lĂ  ces paroles presque sibyllines qu’on lit au dĂ©but du MinistĂšre de l’homme-esprit232 : « La porte par oĂč Dieu sort de lui-mĂȘme est la porte par oĂč il entre dans l’ñme humaine. La porte par oĂč l’ñme humaine sort d’elle-mĂȘme est la porte par oĂč elle entre dans l’intelligence. » Saint-Martin a consacrĂ© un livre entier233 Ă  la dĂ©monstration de cette proposition : « L’ñme de l’homme est une pensĂ©e du Dieu des ĂȘtres », et l’on en a conclu que, Ă  l’exemple des gnostiques, des philosophes de l’école d’Alexandrie et des mystiques les plus exagĂ©- 229 De l’esprit des choses, t. II, p. 89. 230 L’Homme de dĂ©sir, Lyon, 1800, un vol. in-8°. 231 Le Crocodile, p. 346 et suiv. 232 Ibid., p. 50. 233 Le Nouvel Homme, Paris, an IV (1796), in-8°.

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rĂ©s, il avait absorbĂ© la nature humaine dans la nature di-vine, ne considĂ©rant la premiĂšre que comme une manifes-tation passive de la seconde. C’est une accusation contre laquelle Saint-Martin semble avoir pris soin de protester d’avance. Oui, l’homme est une pensĂ©e de Dieu, mais une pensĂ©e active234, c’est-Ă -dire qui est capable d’agir par elle-mĂȘme, de se rĂ©unir Ă  la source dont elle Ă©mane, dont elle est un extrait, comme le dĂ©sir qui se transforme en nous, sous le nom de volontĂ©, en une puissance distincte, instrument de notre perfectionnement et de notre dĂ©-chĂ©ance. La puissance libre de notre ĂȘtre (c’est l’expression qu’emploie Saint-Martin) Ă©tant fragile de sa nature, ce n’est qu’à elle qu’il faut nous en prendre de nos illusions et de nos fautes235. « Ce n’est point assez, dit-il ailleurs236, de ne pas douter de la puissance du Seigneur, il faut encore ne pas douter de la tienne. Car il t’en a donnĂ© une, puisqu’il t’a donnĂ© un nom et il ne demande pas mieux que tu t’en serves. Ne laisse donc point l’Ɠuvre entiĂšre Ă  la charge de ton Dieu, puisqu’il a voulu te laisser quelque chose Ă  faire. » Enfin l’homme, selon Saint-Martin, n’est pas seulement un dĂ©sir ou une volontĂ© de Dieu, une pensĂ©e de Dieu et, comme il l’appelle aussi quelquefois, une parole de Dieu, une parole active dans sa mesure comme Dieu dans les proportions de l’infini237 ; il est, Ă  proprement parler, non pas Dieu, mais un Dieu, un Dieu engendrĂ© par la pensĂ©e et la parole Ă©ternelle, un Dieu pensĂ©, un Dieu parlĂ©, un Dieu opĂ©rĂ©238. Entre le Dieu crĂ©Ă© et le Dieu crĂ©ant il y a un rapport de similitude, d’attraction mutuelle et de coopĂ©ration, jamais d’identitĂ©. Les paroles suivantes nous en fourniront une preuve irrĂ©-cusable.

« Homme, homme, oĂč trouver une destinĂ©e qui sur-passe la tienne, puisque tu es appelĂ© Ă  fraterniser avec ton Dieu et Ă  travailler de concert avec lui239 ? » « Alors (c’est Ă  Dieu que cette invocation s’adresse), alors devenu esprit, comme tu es esprit, je cesserai d’ĂȘtre un Ă©tranger pour toi ; nous nous reconnaĂźtrons mutuellement pour es-

234 Ecce homo, p. 17-18. 235 Ibid., p. 36. 236 L’Homme de dĂ©sir, p. 15. 237 « Et toi, homme, tu es destinĂ© Ă  ĂȘtre Ă©ternellement parole active dans ta mesure comme Dieu est Ă©ternellement actif dans l’universalitĂ©. » (Le MinistĂšre de l’homme-esprit, p. 455.) 238 Le Nouvel Homme, p. 29 239 L’Homme de dĂ©sir, p. 15.

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prits, et tu ne craindras plus de t’approcher de moi, de frayer et de commercer avec moi240. »

De mĂȘme que Dieu se rĂ©flĂ©chit dans l’homme, l’homme se rĂ©flĂ©chit dans la nature ; car il ne faut pas oublier que, dans les idĂ©es de Saint-Martin, la nature est autre chose que la matiĂšre. La nature est un esprit, l’esprit de l’univers, dont la matiĂšre et les Ă©lĂ©ments sont le corps. La nature est sensible, capable de peine et de douleur, tandis que la matiĂšre ne sent rien. La nature n’est pas seulement active, vivante et sensible ; elle est la source de toute activitĂ©, de toute vie, de toute sensibilitĂ© dans la crĂ©ation241. Sur la nature ainsi comprise l’homme rĂ©gnait d’abord en souverain ; elle Ă©tait son miroir et son apanage tant qu’il est restĂ© lui-mĂȘme le miroir et l’apanage de Dieu. La puissance qu’il lui faisait subir et les vertus qu’il dĂ©veloppait dans son sein, elle les lui rendait en formes et en couleurs, comme pour lui donner un tĂ©-moignage visible de la domination qu’il exerçait sur elle et sur l’univers242.

L’homme est tombĂ© de ce rang sublime, comme l’attestent Ă  la fois les souvenirs qui lui sont restĂ©s de sa premiĂšre splendeur et l’abjection de sa condition prĂ©-sente, l’immensitĂ© de ses dĂ©sirs et les bornes Ă©troites de sa puissance, sa soif insatiable de vĂ©ritĂ© et son invincible ignorance, les passions qui l’arment contre lui-mĂȘme et contre ses semblables, la lutte qui existe entre lui et les Ă©lĂ©ments ou les forces de la nature. La chute de l’homme, pour Saint-Martin, n’est pas un dogme ; c’est un fait dĂ©-montrĂ© par l’observation et qui ne rĂ©clame, pour se faire reconnaĂźtre, que la seule autoritĂ© de l’évidence. « Les hommes pourraient-ils nier la dĂ©gradation de leur espĂšce quand ils voient qu’ils ne peuvent exister, vivre, agir, penser, qu’en combattant une rĂ©sistance ? Notre sang a Ă  se dĂ©fendre de la rĂ©sistance des Ă©lĂ©ments ; notre esprit, de celle du doute et des tĂ©nĂšbres de l’ignorance ; notre cƓur, de celle des faux penchants ; tout notre corps, de celle de l’inertie
 Non, l’homme n’est pas dans les mesu-res qui lui seraient propres ; il est Ă©videmment dans une altĂ©ration. Ce n’est pas parce que cette proposition est dans les livres que je dis cela de lui ; ce n’est pas parce que cette idĂ©e est rĂ©pandue chez tous les peuples ; c’est

240 Le Ministùre de l’homme-esprit, p. 455. 241 Ibid., chap. I ; De l’esprit des choses, p. 37. 242 De l’esprit des choses, p. 37.

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parce que l’homme cherche partout un lieu de repos pour son esprit ; c’est parce qu’il veut conquĂ©rir toutes les sciences, et jusqu’à celle de l’infini, quoiqu’elle lui Ă©chappe sans cesse, et qu’il aime mieux la dĂ©figurer et l’accommoder Ă  ses tĂ©nĂ©breuses conceptions que de se passer d’elle ; c’est parce que, pendant son existence passagĂšre sur cette terre, il semble n’ĂȘtre au milieu de ses semblables que comme un lion vorace au milieu des brebis ou comme une brebis au milieu des lions voraces ; c’est parce que parmi ce grand nombre d’hommes, Ă  peine en est-il un qui se rĂ©veille pour autre chose que pour ĂȘtre la victime ou le bourreau de son frĂšre243. »

Ce tableau, quoiqu’un peu chargĂ© peut-ĂȘtre, ne man-que pas d’éloquence ; mais il faut ĂȘtre hardi, quand il s’agit de la corruption originelle du genre humain, pour substituer le tĂ©moignage de la raison et de l’expĂ©rience Ă  l’empire de la tradition et Ă  l’autoritĂ© du dogme. En ad-mettant tous les faits qu’on vient d’énumĂ©rer et en les ramenant Ă  des proportions plus exactes, n’est-il pas pos-sible d’en faire sortir une autre conclusion ? Par exemple, la thĂšse de la perfectibilitĂ© ne s’en prĂ©vaudrait-elle pas aussi bien que celle de la dĂ©chĂ©ance ? Saint-Martin, qui voit partout de la rĂ©sistance, ne comprend pas qu’on puisse en opposer une Ă  la force de ses arguments, et il ne craint pas d’écrire qu’il faut ĂȘtre dĂ©sorganisĂ© pour ne pas s’y rendre244. Au reste, en affirmant la corruption de notre race par des raisons tirĂ©es de l’ordre naturel, il lui ĂŽte ce qu’elle a de plus mystĂ©rieux et de plus terrible aux yeux de la foi. Il en fait un malheur et non pas un crime. Nous avons, dit-il245, « des regrets au sujet de notre triste situation ici-bas, mais nous n’avons point de remords sur la faute primitive, parce que nous n’en sommes point coupables ; nous sommes privĂ©s, mais nous ne sommes pas punis comme le coupable mĂȘme. » Semblables aux enfants d’un illustre criminel, nous partageons la disgrĂące de notre pĂšre, nous subissons, au moins pour un temps, les consĂ©quences de sa chute sans avoir participĂ© Ă  sa faute.

243 Le MinistĂšre de l’homme-esprit, p. 13-14. 244 « Ne retraçons point ici toutes les dĂ©monstrations dĂ©jĂ  donnĂ©es de la dĂ©gradation de l’esprit humain ; il faut ĂȘtre dĂ©sorganisĂ© pour nier cette dĂ©gradation. » (Ecce homo, p. 33.) 245 Le MinistĂšre de l’homme-esprit, p. 24.

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Quelle est donc cette faute si cruellement expiĂ©e par une suite innombrable de gĂ©nĂ©rations innocentes ? Qu’est-ce qui a pu entraĂźner au mal le pĂšre du genre hu-main dans une situation oĂč il n’avait pas mĂȘme pour ex-cuse, comme dans le Paradis terrestre, la tentation du fruit dĂ©fendu ? Ici l’imagination pure, une sorte de roman antĂ©diluvien vient se mĂȘler aux spĂ©culations de la mĂ©ta-physique. Le premier pĂ©chĂ© du premier homme, ce n’est pas l’orgueil, comme on le pense gĂ©nĂ©ralement, c’est la lĂ©gĂšretĂ©, c’est la faiblesse. Éblouie par la splendeur du monde visible, oĂč elle Ă©tait destinĂ©e Ă  rĂ©gner, la crĂ©ature humaine, Ă  peine appelĂ©e Ă  l’existence, oublie les perfec-tions ineffables de la nature divine dans la contemplation des merveilles de l’univers, qui n’en sont que l’ombre ef-facĂ©e246. L’orgueil ne vint que plus tard, sous les instiga-tions d’une puissance tombĂ©e avant lui, tombĂ©e de plus haut et par lĂ  mĂȘme descendue plus bas. Le dĂ©mon, dans le mysticisme panthĂ©iste de l’Orient, dans le gnosticisme et dans la kabbale, n’est pas autre chose que la personni-fication d’une idĂ©e ; il reprĂ©sente la derniĂšre limite de l’existence, ou l’écorce de la crĂ©ation, c’est-Ă -dire la ma-tiĂšre, unique source du mal. Jacob Boehme semble le concevoir comme le principe de toute dĂ©limitation et de toute distinction entre les ĂȘtres, comme le type de l’individualitĂ© et de tout sentiment personnel. Il n’est guĂšre possible, en effet, de dĂ©couvrir un autre sens dans cette Ă©trange proposition du thĂ©osophe allemand : « Le diable est le sel de la nature, sans lui tout se changerait bien vite en une fade bouillie. » Pour Saint-Martin, le dĂ©-mon paraĂźt ĂȘtre une existence rĂ©elle, un esprit malfaisant sans cesse occupĂ© Ă  assiĂ©ger notre Ăąme pour y faire en-trer l’orgueil qui le dĂ©vore, pour y semer les germes de toute erreur, pour y dĂ©velopper tous les instincts pervers, et dont nous nous dĂ©fions d’autant moins, que son pre-mier artifice consiste Ă  nous persuader qu’il n’existe pas. D’oĂč vient cet implacable ennemi de Dieu et du genre humain, Ă  qui Saint-Martin adresse par moments de si foudroyantes apostrophes247 ? Pourquoi, ayant Ă©tĂ© supĂ©-rieur Ă  l’homme avant sa rĂ©volte, n’a-t-il pas Ă©tĂ© compris comme lui dans le plan gĂ©nĂ©ral de la gĂ©nĂ©ration des ĂȘtres ? Son crime, comme Saint-Martin nous l’assure248,

246 De l’esprit des choses, t. I, p. 56-57. 247 Cf. particuliùrement Le Ministùre de l’homme-esprit, p. 184. 248 Ibid., p. 134.

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est d’avoir voulu se substituer Ă  Dieu et s’emparer de sa pensĂ©e, comme il cherche constamment Ă  s’emparer de la nĂŽtre. « L’ange rebelle, dit-il249, s’est Ă©garĂ© en montant, l’homme en descendant. Le premier a voulu usurper un bien qu’on ne lui donnait pas ; le second s’est laissĂ© aller Ă  un attrait qui n’était pas le bien. » Mais comment, puis-que la rĂ©vĂ©lation n’est qu’une lettre morte sans la lumiĂšre de l’esprit, comment comprendre qu’une aussi folle tenta-tive ait pu sĂ©duire l’intelligence la plus accomplie aprĂšs l’intelligence divine et sa plus fidĂšle image ?

Saint-Martin, comme il est facile de la concevoir, est moins soucieux de se rendre compte de la nature et de l’origine du dĂ©mon, que de se servir de lui pour expliquer la chute de l’homme. C’est donc lui qui a achevĂ© par l’orgueil la ruine de notre premier pĂšre commencĂ©e par sa propre faiblesse. Voici quelles en furent les consĂ©quences.

L’homme, dans son Ă©tat d’innocence, se suffisant Ă  lui-mĂȘme comme son CrĂ©ateur ; toutes les facultĂ©s qui appartiennent Ă  sa nature Ă©taient renfermĂ©es en lui d’une maniĂšre indivisible ; il pouvait se reproduire ou s’engendrer lui-mĂȘme par la seule contemplation de son divin modĂšle. Il Ă©tait, pour me servir d’une expression de Saint-Martin, un hermaphrodite spirituel250. Sa faute lui valut d’ĂȘtre divisĂ© en deux moitiĂ©s qui se distinguent, non seulement par leur enveloppe extĂ©rieure, mais par les dispositions de leur Ăąme, par les dons de leur esprit, et dont la faiblesse ne peut trouver de remĂšde que dans le mariage, parce que le mariage, ramenĂ© Ă  sa vĂ©ritable destination, a pour but de rediviniser la nature humaine en rĂ©unissant les facultĂ©s rĂ©parties entre les deux sexes, l’intelligence et l’admiration Ă©tant surtout le partage de l’homme, l’adoration et l’amour celui de la femme251.

L’homme dans son Ă©tat d’innocence ne trouvait au-tour de lui et Ă  la place du corps dans lequel il gĂ©mit ac-tuellement, que des formes harmonieuses en rapport avec sa propre pensĂ©e et des forces vives toujours prĂȘtes Ă  lui obĂ©ir. La force et la rĂ©sistance, ces deux principes actifs, dont la rĂ©union a donnĂ© naissance Ă  tous les ĂȘtres finis tant matĂ©riels que spirituels, et dont le type accompli re-

249 De l’esprit des choses, t. II, p. 48. 250 Ibid., p. 65. Il est curieux de voir Saint-Martin cherche les preuves de cet hermaphrodisme primitif dans la conformation physique des deux sexes. 251 Le Ministùre de l’homme-esprit, p. 25.

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pose dans la nature divine ; la force ou la puissance d’expansion, d’oĂč Ă©manent les formes et les propriĂ©tĂ©s des choses, la rĂ©sistance ou la puissance de concentra-tion, qui constitue leur substance, se trouvaient toujours en Ă©quilibre parfait, aussi bien dans le monde extĂ©rieur que dans la conscience humaine. AprĂšs la premiĂšre faute, cet Ă©quilibre a Ă©tĂ© brusquement rompu. La force ayant diminuĂ©, parce que l’homme, depuis qu’il s’était sĂ©parĂ© de Dieu, cessait de la puiser Ă  sa source, la rĂ©sistance a eu partout l’avantage, et sa supĂ©rioritĂ© a eu pour effet l’altĂ©ration, on pourrait dire l’épaississement, la concrĂ©-tion simultanĂ©e de notre Ăąme, de notre corps et de la substance du monde physique en gĂ©nĂ©ral252. Notre Ăąme, cessant de rayonner vers le ciel et d’y renouveler Ă  cha-que instant tout son ĂȘtre, s’est affaissĂ©e en quelque sorte sur elle-mĂȘme, en proie Ă  toutes les contradictions, Ă  tous les dĂ©sordres intĂ©rieurs que nous avons dĂ©jĂ  signalĂ©s. Sa maladie peut se comparer Ă  une transpiration arrĂȘtĂ©e253. Notre corps ayant perdu son Ă©lasticitĂ©, sa souplesse, sa vitalitĂ© originelle, et Ă©chappant pour ainsi dire, par son poids Ă  la puissance de notre volontĂ©, est devenu pour nous une chaĂźne, une prison, quelquefois un maĂźtre, aprĂšs avoir Ă©tĂ© notre docile esclave. Il en a Ă©tĂ© de mĂȘme des Ă©lĂ©ments dont il est formĂ© et de la matiĂšre qui entre dans la composition des autres corps. Voyez, par exemple, ce globe qui sert de prison Ă  notre corps, comme notre corps Ă  notre Ăąme ; ce globe qui nous a Ă©tĂ© assignĂ© comme lieu d’exil et de pĂ©nitence, comment ne pas reconnaĂźtre, dans les masses rocheuses dont il est hĂ©rissĂ© et dans les subs-tances cristallisĂ©es qu’il nous offre de toute part, la preuve irrĂ©cusable d’un cataclysme Ă©loignĂ©, d’une sou-daine et universelle dĂ©sorganisation ?

L’homme, dans son innocence ou plutĂŽt dans sa gloire, Ă©tait le vĂ©ritable centre du monde aprĂšs Dieu. La source de toutes les vertus et de toutes les puissances dont le monde est animĂ© se trouvait en lui. Cette merveil-leuse horloge qu’on appelle la CrĂ©ation, il en tenait la clef et pouvait Ă  son grĂ© en rĂ©gler les mouvements. En com-mençant par la terre l’Ɠuvre modĂ©ratrice dont il Ă©tait chargĂ©, il devait l’étendre successivement Ă  tous les as-

252 De l’esprit des choses, t. I, p.140-145 ; Le Ministùre de l’homme-esprit, chap. I. 253 Le Ministùre de l’homme-esprit, p. 299.

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tres et la faire rayonner dans l’immensitĂ© du ciel254. AprĂšs sa faute, cette puissance s’est arrĂȘtĂ©e. La terre qui devait ĂȘtre comme le premier degrĂ© de son trĂŽne, la premiĂšre Ă©tape de sa marche triomphale Ă  travers l’immensitĂ©, est devenue pour lui un lieu d’expiation. Alors oĂč est l’orgueil de dire que la terre seule est habitĂ©e malgrĂ© sa petitesse et l’humilitĂ© de son rang parmi les corps cĂ©lestes ? A-t-on jamais vu des condamnĂ©s tirer gloire de ce que leur ca-chot est la seule demeure occupĂ©e par eux ? Peut-on supposer que la terre elle-mĂȘme soit bien fiĂšre de possĂ©-der de tels hĂŽtes ? « Ce serait, dit Saint-Martin255, comme si les cachots de BicĂȘtre se glorifiaient d’ĂȘtre le repaire de tous les bandits de la sociĂ©tĂ©. » Puis, comme il en fait la remarque ailleurs256, une prison n’est pas ordinairement le centre ou le chef-lieu d’un pays. Notre chute a encore produit un autre effet hors de nous ; elle a dĂ©rangĂ© le systĂšme du monde. L’axe de l’écliptique s’est inclinĂ© et la terre est descendue.

Ce n’est donc pas seulement l’homme, c’est l’univers, c’est la nature qui souffre de la faute originelle ; et puis-que l’univers est animĂ©, puisque la nature est vivante et sensible, cette souffrance n’est pas une mĂ©taphore, mais une rĂ©alitĂ©. La nature Ă©tant privĂ©e de la parole, Saint-Martin la prend en son nom pour exprimer ses plaintes et pour conjurer l’homme d’y mettre un terme. Il nous re-prĂ©sente le soleil se couchant tous les soirs dans les lar-mes et soupirant en vain aprĂšs la vĂ©ritable lumiĂšre257. Il nous montre l’univers sur son lit de mort et la nature en deuil258. « Toute la nature, dit-il, n’est qu’une douleur concentrĂ©e259. » TombĂ©e avec nous et par nous, elle ne se relĂšvera que par les mĂȘmes moyens auxquels nous de-vrons notre propre salut. Son mal, tout Ă  fait pareil aux nĂŽtres, c’est la compression de la matiĂšre et l’engourdissement qui la suit. Ses propriĂ©tĂ©s, ses forces, ou comme on les appelle plus gĂ©nĂ©ralement dans la lan-gue du mysticisme, ses vertus ont Ă©tĂ© mises sous le sĂ©-questre comme le sont ordinairement les biens d’un condamnĂ©260. Semblable Ă  un homme qui agit et marche

254 De l’esprit des choses, t. I, p.213-225. 255 Ibid., t. I, p.215. 256 Le Ministùre de l’homme-esprit, p. 123. 257 Ibid., p. 56. 258 Ibid., p. 75-76. 259 Ibid., p. 299. 260 De l’esprit des choses, t. I, p.138.

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sous le poids d’un cauchemar, elle est vĂ©ritablement plongĂ©e dans un sommeil somnambulique, et cet Ă©tat se communique Ă  notre Ăąme quand nous ne prenons pas soin de la tenir Ă©veillĂ©e par la pensĂ©e et l’effort de sa rĂ©-gĂ©nĂ©ration. De lĂ  le somnambulisme magnĂ©tique dont Saint-Martin se garde bien de contester l’existence, mais qu’il considĂšre comme un Ă©tat dangereux pour l’ñme, re-nonçant Ă  se gouverner elle-mĂȘme, s’abandonne, jusque dans sa racine, Ă  des puissances Ă©trangĂšres.

Mais le somnambulisme de la nature a aussi ses avantages. Il contient les facultĂ©s malfaisantes de l’homme et empĂȘche l’explosion de ses instincts pervers. On remarque, en effet, que cette nature dĂ©chue, quand nous vivons prĂšs d’elle ou dans son sein, a le privilĂšge de calmer nos passions, d’endormir nos dĂ©sirs et de ramener l’ordre, la clartĂ©, la sĂ©rĂ©nitĂ© dans nos esprits troublĂ©s. Au contraire, plus nous nous Ă©loignons d’elle, plus nous res-tons entassĂ©s les uns sur les autres dans l’atmosphĂšre in-fecte des grandes villes, plus nous subissons l’influence du vice et du crime, plus nous sommes accessibles Ă  toute fermentation impure. La matiĂšre, qui nous reprĂ©-sente Ă  son dernier terme l’assoupissement des forces vi-ves de l’univers, notre propre corps, qui est une forme ou une portion de la matiĂšre, peuvent donc ĂȘtre considĂ©rĂ©s comme une barriĂšre dressĂ©e devant le mal ou comme un absorbant, de l’iniquitĂ©261. Sans la lenteur que nos orga-nes et les moyens naturels d’exĂ©cution opposent Ă  la fou-gue de nos passions criminelles, la perversitĂ© humaine ne connaĂźtrait pas de bornes. Le mĂȘme service que notre corps rend Ă  l’individu, la terre le rend au genre humain. « La terre, selon l’expression de Saint-Martin, est notre grande piscine262 » car, pendant qu’elle absorbe toutes nos souillures, elle commence Ă  nous rapprocher de notre premiĂšre puretĂ©. Cela revient Ă  dire que, fatiguĂ©s des crimes et des misĂšres de ce monde, nous Ă©levons nĂ©ces-sairement nos regards vers une sphĂšre plus haute et plus pure. C’est ainsi que la nature tout entiĂšre, ou la matiĂšre en gĂ©nĂ©ral, a la puissance de contenir la grande iniquitĂ©, celle de l’esprit tentateur, celle du mal personnifiĂ©263. La limite du mal et le tĂ©moignage de son impuissance ne

261 Ibid., t. I, p.132-135. 262 ƒuvres posthumes, t. I, p. 221. 263 De l’esprit des choses, t. I, p.134.

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sont-ils pas contenus avec son chĂątiment dans ses Ɠu-vres mĂȘmes ?

La nature, ainsi que l’ñme humaine, n’est cependant pas altĂ©rĂ©e Ă  ce point qu’elle n’ait gardĂ© des traces de sa premiĂšre grandeur, et que les vertus qu’elle recĂšle dans son sein, que le plan divin qu’elle accomplissait par ses Ɠuvres, ne se manifestent encore aujourd’hui, comme Ă  travers un voile, dans la variĂ©tĂ© infinie de ses phĂ©nomĂš-nes. C’est ce rayonnement du monde idĂ©al et du monde spirituel, sous les formes de l’univers sensible, que Saint-Martin dĂ©signe du nom de magisme. Le magisme est donc pour lui le contraire, c’est-Ă -dire la compensation et le remĂšde du somnambulisme. C’est l’illusion adorĂ©e, la vi-sion enchanteresse qui illumine nos tĂ©nĂšbres et nous fait supporter avec patience le poids de notre exil. « Si vous Ă©tiez loin d’une amante chĂ©rie, et que, pour adoucir les rigueurs de l’absence, elle vous envoyĂąt son image, n’auriez-vous pas au moins par lĂ  quelque consolation d’ĂȘtre privĂ© de la vue du modĂšle ? C’est ainsi que la vĂ©ritĂ© s’était conduite par rapport Ă  nous. AprĂšs nous ĂȘtre sĂ©pa-rĂ©s d’elle, elle avait chargĂ© les puissances physiques de travailler Ă  sa reprĂ©sentation et de nous la mettre sous les yeux pour que notre privation eĂ»t moins d’amertume264. »

Longtemps avant Saint-Martin, Platon avait dit que les choses visibles ne sont qu’une copie et une ombre ef-facĂ©e des idĂ©es Ă©ternelles ; mais ce n’était pas avec cet accent passionnĂ© et ces Ă©lans de tendresse ; il n’en avait pas tirĂ© les mĂȘmes consĂ©quences par rapport Ă  l’origine du mal et Ă  l’action de la nature sur l’homme. C’est qu’entre Platon et Saint-Martin il y a toute la distance de l’idĂ©alisme au mysticisme. La mĂȘme diffĂ©rence Ă©clate en-tre les deux philosophes dans l’application qu’ils font de leur principe. Tandis que Platon ne sort pas des limites de la raison et de l’observation, Saint-Martin se laisse bientĂŽt entraĂźner Ă  un symbolisme arbitraire. Il cherche Ă  dĂ©cou-vrir un sens mystĂ©rieux, une intention providentielle, un enseignement divin dans chacune des productions de la nature, dans chacune des Ɠuvres de l’art et dans les usa-ges de la sociĂ©tĂ©. Nous ne le suivrons pas dans cette voie. Nous aimons mieux rentrer dans le courant gĂ©nĂ©ral de ses idĂ©es, et, aprĂšs avoir exposĂ© ses opinions sur la chute,

264 L’Homme de dĂ©sir, p. 306 ; ƒuvres posthumes, t. I, p. 225.

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faire connaĂźtre sa thĂ©orie de la rĂ©habilitation. Ce sera l’objet du chapitre suivant.

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CHAPITRE VII

Doctrine de la rĂ©habilitation – Action rĂ©paratrice du temps – Raison de notre exil sur la terre – But de l’institution des sacrifices – Vertu purificatrice du sang – Sacrifice du RĂ©pa-rateur – Incarnation spirituelle et incarnation matĂ©rielle – La mort – L’enfer – La mĂ©tempsycose – Expiation finale – RĂ©conciliation de Satan avec Dieu – Destruction de la na-ture et bĂ©atitude suprĂȘme – Conclusion.

L’homme, aprĂšs sa faute, serait restĂ© dans l’abĂźme et sous le joug de celui qui l’avait perdu, si la puissance qui l’avait crĂ©e n’était intervenue pou le sauver ; car sa chute consistait prĂ©cisĂ©ment dans une telle altĂ©ration de sa na-ture et de celle de l’univers, qu’elle devait Ă  jamais le sĂ©-parer de son principe. Mais la grĂące divine, en lui offrant les moyens de se relever devait nĂ©cessairement les ac-commoder Ă  sa nouvelle condition et les choisir parmi les rĂ©sultats mĂȘmes de sa dĂ©faillance, parmi les objets dĂ©-gradĂ©s comme lui et par lui dont il Ă©tait entourĂ© dans sa prison. « C’est ainsi qu’un coupable dans son bannisse-ment essaye, soit par des emblĂšmes naturels, soit par d’autres fruits de son industrie, de faire parvenir jus-qu’auprĂšs de ceux dont il dĂ©pend des indices de son amendement et du dĂ©sir ardent qu’il Ă©prouve de renter en grĂące et de revenir dans sa patrie265. »

Le premier de ces instruments de salut qui se prĂ©-sente dans notre dĂ©tresse, c’est le temps. Le temps, qui n’existait pas avant que l’homme se fĂ»t Ă©loignĂ© de son CrĂ©ateur ; le temps, condition suprĂȘme de cette nature corrompue oĂč nous sommes plongĂ©s ; le temps, accom-pagnement nĂ©cessaire de la gĂ©nĂ©ration et de la mort, est aussi la source de notre rĂ©habilitation, puisque, si nous n’avions pas le temps pour nous relever, notre dĂ©chĂ©ance serait Ă©ternelle. Il peut ĂȘtre considĂ©rĂ© comme l’acte par lequel la puissance divine s’incline vers nous, semblable Ă  une mĂšre de famille qui se baisse vers son enfant, pour le relever quand il est tombĂ©266.

265 De l’esprit des choses, t. II, p. 185. 266 Ibid., p. 1 et 2.

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Saint-Martin est inĂ©puisable dans les comparaisons dont il se sert pour dĂ©finir le temps : tantĂŽt il l’appelle « une larme de l’éternitĂ© », parce que c’est par lui que l’Éternel exhale ou laisse transpirer son amour pour le pauvre exilĂ© ; tantĂŽt son imagination le lui reprĂ©sente comme « l’hivers de l’éternitĂ© », c’est-Ă -dire comme une Ă©ternitĂ© dessĂ©chĂ©e, refroidie, Ă  laquelle il ne reste plus qu’un faible rayon de chaleur et de lumiĂšre ; tantĂŽt il y voit un supplĂ©ment ajoutĂ© Ă  la crĂ©ation pour faire une place Ă  la restauration de l’homme, aprĂšs que l’Ennemi eĂ»t pris possession de l’univers ; et ce supplĂ©ment lui fait Ă  son tour l’effet d’une allonge ajoutĂ©e Ă  une table dĂ©jĂ  envahie pour recevoir un hĂŽte bien-aimĂ©267. Enfin, on nous permettra de citer une derniĂšre image, qui ne le cĂšde point en hardiesse aux prĂ©cĂ©dentes. « Une des plus majestueuses et des plus consolantes idĂ©es que l’homme puisse concevoir, c’est que le temps ne peut ĂȘtre que la monnaie de l’éternitĂ©. Oui, le temps n’est que l’éternitĂ© subdivisĂ©e, et c’est lĂ  ce qui doit donner Ă  l’homme tant de joie, tant de courage et d’espĂ©rance. En effet, com-ment nous plaindrions-nous de ne possĂ©der l’éternitĂ©, si, en nous donnant la monnaie, on nous a donnĂ© de quoi l’acheter268. »

Dans ces mĂ©taphores ingĂ©nieuses, oĂč se rĂ©vĂšle au-tant de tendresse que de subtilitĂ©, on a cru reconnaĂźtre une idĂ©e panthĂ©iste. Elles renferment, au contraire, la glorification de la libertĂ© humaine et de la Providence di-vine. Elles signifient, comme Saint-Martin lui-mĂȘme a soin de nous l’apprendre, que le temps offre Ă  l’homme le moyen de se racheter par la lutte et par la souffrance, car la souffrance est la loi du temps. C’est toujours au prix d’un combat intĂ©rieur et de la douleur qui l’accompagne que les affections misĂ©rables de ce monde sont rempla-cĂ©es dans notre Ăąme les unes par les autres, jusqu’à ce qu’on arrive Ă  l’affection vive et unique dont Dieu est Ă  la fois l’auteur et l’objet. Or, le temps n’est pas autre chose que cet ordre mĂȘme, que cette suite de nos affections changeantes qui a pour terme et pour but l’amour divin. DĂšs que l’ñme est arrivĂ©e lĂ , elle Ă©chappe mĂȘme pendant cette vie Ă  l’emprise du temps et entre dans l’éternitĂ©, ou

267 De l’esprit des choses, t. II, p. 6-14. 268 Ibid., p. 33.

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pour parler plus exactement, c’est l’éternitĂ© qui entre en elle, qui s’infiltre en sa substance.269

On le voit, c’est presque la dialectique de Platon transposĂ©e des idĂ©es aux sentiments. C’est que dans la pensĂ©e de Saint-Martin, l’idĂ©e, comme nous l’avons dĂ©jĂ  observĂ©270, n’est que le signe intĂ©rieur ou l’expression du sentiment. Le sentiment seul, ou comme on vient de l’appeler tout Ă  l’heure, l’affection, voila ce qui constitue le fond de notre existence. « Tout est affection, dit Saint-Martin271, et ce qui n’est pas affection est nul
 Les hom-mes ne se tourment, ne se poursuivent, ne se battent que pour des affections, tandis qu’ils croisent se battre pour des opinions. »

Mais les choses ne se passent pas toujours comme nous venons de la dire. Au lieu de se dĂ©gager successi-vement des liens de la corruption par la puissance de l’amour, il arrive souvent Ă  l’homme de s’obstiner dans sa misĂšre et de se complaire dans sa honte. Alors il est ra-menĂ© malgrĂ© lui par la force de la justice, et c’est encore le temps qui devient l’instrument de son salut. Le mal, en se dĂ©veloppant et en portant peu Ă  peu tous ses fruits, arrive nĂ©cessairement Ă  un degrĂ© oĂč il ne peut plus sub-sister, oĂč il s’anĂ©antit lui-mĂȘme pour faire place au retour du bien. C’est bien en cela prĂ©cisĂ©ment que Saint-Martin fait consister la justice divine. « C’est, dit-il272, par cette mĂȘme loi du temps que toutes les justices divines s’accomplissent, car Dieu laisse porter Ă  l’extrĂȘme l’action perverse, parce que par lĂ  elle ne peut manquer de se briser et de se dĂ©truire. »

Le temps n’a pas seulement pour effet de rĂ©gĂ©nĂ©rer l’homme, il contribue Ă©galement Ă  la rĂ©gĂ©nĂ©ration de l’univers, car il ne peut passer sur cette matiĂšre dĂ©bile sans l’user et la limer en quelque sorte. Or, en l’usant, il livre passage Ă  la splendeur Ă©ternelle qui ne demande qu’à se substituer Ă  nos tĂ©nĂšbres273.

Pour remonter vers le sĂ©jour de l’éternitĂ©, ce n’était pas assez pour l’homme d’ĂȘtre aidĂ© par le temps ; il lui fallait aussi un point d’appui dans l’espace : car, suppo-sez-le sans habitation fixe dans l’immensitĂ© de la crĂ©a-

269 De l’esprit des choses, t. II, p. 10-12. 270 Voyez le chapitre prĂ©cĂ©dent. 271 De l’esprit des choses, t. II. 272 Ibid., p. 24. 273 Ibid., p. 26.

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tion, comme trouverait-il un instant de repos ? Comment pourrait-il se soustraire aux poursuites de son ennemi Ă  qui, par sa faute, il a livrĂ© l’empire de toute la nature ? Telle Ă©tait prĂ©cisĂ©ment la situation de notre premier pĂšre immĂ©diatement aprĂšs sa chute. Semblable Ă  un enfant tombĂ© sans un abĂźme, non seulement il manquait de se-cours, mais n’avait pas mĂȘme l’usage de ses propres fa-cultĂ©s274. Dieu lui accorda donc une marque insigne de sa grĂące en le recueillant au moment oĂč il venait de se sous-traire Ă  son amour pour se lancer dans un prĂ©cipice sans fond, et en lui donnant la terre pour abri. C’est ainsi que la terre, en mĂȘme temps qu’elle est notre prison, est de-venue, comme le temps, l’instrument de notre dĂ©livrance.

Au reste, quand l’homme fut pour la premiĂšre fois mis en possession de notre globe, son sort, quoique incompa-rablement infĂ©rieur Ă  celui qu’il avait perdu, restait encore bien digne d’envie. Saint-Martin, qui avait probablement sur ce sujet des lumiĂšres particuliĂšres, nous assure que par le seul fait que Dieu Ă©tait intervenu pour sa dĂ©li-vrance, il Ă©tait lavĂ© de la souillure du pĂ©chĂ©. En outre, « l’enveloppe corporelle dont on l’avait revĂȘtu Ă©tait l’extrait pur de toutes substances les plus vives de la na-ture, laquelle n’avait point encore subi les catastrophes secondaires qui lui sont arrivĂ©es depuis275 ». Évidemment, c’est Ă  l’état d’innocence du Paradis terrestre que l’écrivain mystique veut faire allusion ici, mais il change tout Ă  fait le caractĂšre que lui donne l’Écriture, puisqu’il reprĂ©sente pour lui, non la premiĂšre, mais la troisiĂšme pĂ©riode de l’existence de l’homme et ce qu’on peut appe-ler l’innocence aprĂšs la faute.

Une loi fut donnĂ©e Ă  Adam, aussi parfaite que sa condition, aussi Ă©tendue que son pouvoir ; car elle lui en-seignait les moyens de recouvrer sĂ»rement la fĂ©licitĂ© per-due, et elle embrassait toute la terre, c’est-Ă -dire l’universalitĂ© de ses descendants. Au contraire, la loi qui l’a remplacĂ©e dans la suite des temps, la loi du SinaĂŻ n’était faite que pour un seul peuple, un peuple choisi, il est vrai, et destinĂ© Ă  servir de modĂšle au reste du genre humain.

Cette loi supĂ©rieure, universelle, pure Ă©manation de la grĂące divine, par un aveuglement absolument inexpli-cable, surtout aprĂšs une premiĂšre expiation, Adam ne 274 Le MinistĂšre de l’homme-esprit, p. 218. 275 Ibid., p. 257.

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l’observa pas, ni lui, ni sa postĂ©ritĂ©. « C’est la terre en-tiĂšre qui leur est donnĂ©e pour la cultiver et pour en dĂ©ra-ciner les ronces et les Ă©pines ; et c’est au contraire, pour l’avoir remplie d’iniquitĂ©s, que le Seigneur retire son es-prit de dessus les hommes et qu’il verse le terrible flĂ©au du dĂ©luge276. » La sĂ©vĂ©ritĂ© ne rĂ©ussit pas mieux que la douceur, car la terre est Ă  peine repeuplĂ©e que de nou-veau elle devient le thĂ©Ăątre de tous les vices et de tous les crimes. C’est alors que Dieu, pour sauver l’humanitĂ© ou du moins pour lui ouvrir la voie du salut, fait promul-guer par ses serviteurs, les Élohim, dans un coin du globe, une nouvelle loi jugĂ©e indigne d’émaner directe-ment de lui : c’est la loi de MoĂŻse, la loi lĂ©vitique, dont la base est l’institution des sacrifices277.

Comment les sacrifices sanglants peuvent-ils servir Ă  la rĂ©gĂ©nĂ©ration de l’ñme humaine ? Voila ce que Saint-Martin va essayer de nous faire comprendre par une thĂ©o-rie qui lui appartient tout entiĂšre, qui est peut-ĂȘtre la par-tie la plus curieuse de son systĂšme et qui commande d’autant plus l’attention, qu’elle n’a pas Ă©tĂ© perdue pour l’auteur des SoirĂ©es de Saint-PĂ©tersbourg.

Le sang, dans l’opinion de Saint-Martin, est le prin-cipe et le siĂšge de toute impuretĂ©, sans doute parce que, selon la dĂ©finition de la GenĂšse, il est le principe et le siĂšge de la vie matĂ©rielle, par laquelle, depuis la premiĂšre faute, notre Ăąme est enchaĂźnĂ©e Ă  la matiĂšre. Le sang lui paraĂźt ĂȘtre le tombeau de toutes les propriĂ©tĂ©s de l’esprit de l’homme et des facultĂ©s les plus actives des autres ĂȘtres. C’est lui qui les empĂȘche de correspondre avec nous, de nous offrir comme autant de symboles actifs de l’amour et de la pensĂ©e de Dieu, de rĂ©flĂ©chir dans notre intelligence l’harmonie et la beautĂ© de l’univers, tel qu’il existe dans l’intelligence divine278. D’un autre cĂŽtĂ©, le sang, en mĂȘme temps qu’il est un obstacle au dĂ©velop-pement de notre puissance, est l’organe de la puissance de notre ennemi. C’est lĂ  qu’il concentre tous ses efforts, parce que c’est lĂ , dans le sĂ©pulcre de servitude qui a Ă©tĂ©

276 Le MinistĂšre de l’homme-esprit, p. 257. 277 Saint-Martin reconnaĂźt que les sacrifices avaient Ă©tĂ© en usage sur le terre depuis Adam : mais la loi de MoĂŻse en a fait une obligation, une institution publique. 278 De l’esprit des choses, t. II, p. 185-186.

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construit pour notre chĂątiment, qu’il a trouvĂ© un repaire digne de lui279.

La consĂ©quence de cette proposition Ă©trange, c’est que l’effusion du sang est salutaire, ou pour nous servir des expressions de Joseph de Maistre, que le sang rĂ©pan-du a une vertu purificatrice. Bien des annĂ©es avant la pu-blication du TraitĂ© des Sacrifices et des SoirĂ©es de Saint-PĂ©tersbourg, Saint-Martin Ă©crivait280 : « On a souvent re-connu l’utilitĂ© du sang appliquĂ© Ă  l’extĂ©rieur, comme ti-rant au dehors toute la corruption. Au contraire, pris Ă  l’intĂ©rieur, il augmente encore cette corruption. Ceci nous explique combien, depuis la grande maladie du genre humain, l’effusion du sang Ă©tait nĂ©cessaire. » – « Le sang, depuis le crime, Ă©tait la barriĂšre et la prison de l’homme, et l’effusion du sang Ă©tait nĂ©cessaire pour lui rendre pro-gressivement la libertĂ©281. » Voila comment les sacrifices remontent Ă  l’origine du genre humain, comment ils sont entrĂ©s dans les pratiques religieuses de tous les peuples, comment ils sont Ă©tĂ© prescrits avec tant de soin et en si grand nombre au peuple de Dieu.

Le sang rĂ©pandu dans les sacrifices produisait un double effet : en attirant au dehors, sans doute par la puissance des affinitĂ©s Ă©lectives, l’action malfaisante qui est attachĂ©e Ă  notre propre sang, il nous rendait une par-tie de notre libertĂ© perdue, et il servait Ă  la confusion de notre ennemi en lui renvoyant, avec la matiĂšre qui en est le vĂ©hicule, les souillures qu’il avait pris plaisir Ă  provo-quer en nous282. Nous voyons par cet exemple que le rĂȘve a sa logique comme la pensĂ©e, et que l’esprit de l’homme peut mettre la mĂȘme suite et la mĂȘme persĂ©vĂ©rance Ă  la poursuite d’une chimĂšre qu’à la recherche d’une vĂ©ritĂ©.

Au moins Saint-Martin se contentera-t-il du sang des animaux ? Comment le pourrions-nous espĂ©rer, puisqu’il place, avant tout, le principe de la corruption dans le sang de la race humaine ? Il justifie donc toutes les exĂ©cutions dont la Bible nous offre Ă  chaque page le rĂ©cit monotone : le supplice d’Achan, le meurtre d’Achab par Samuel, la proscription de SaĂŒl et de ses fils, l’extermination en masse des anciens habitants de la Palestine, sans excep-tion des vieillards, des femmes et des enfants Ă  la ma-

279 Le Ministùre de l’homme-esprit, p. 207. 280 ƒuvres posthumes, t. I, p. 316. 281 Le Ministùre de l’homme-esprit, p. 269. 282 Ibid., p. 211.

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melle. À ceux qui s’indignent de ces cruautĂ©s accomplies au nom du ciel, il rĂ©pond que leur esprit est fermĂ© aux vĂ©ritĂ©s profondes, et qu’ils sont du nombre de ceux « pour qui le matĂ©riel est tout, tandis que Dieu ne compte que les Ăąmes283. »

Ce n’est pas seulement au peuple juif, c’est Ă  l’humanitĂ© entiĂšre que Saint-Martin applique cette loi de la dĂ©livrance des Ăąmes par le sang rĂ©pandu. Nous n’avons, selon lui, qu’à ouvrir les yeux pour en voir Ă  chaque instant les effets terribles : ce sont les guerres, les rĂ©volutions, les flĂ©aux de toute espĂšce, les catastro-phes de la sociĂ©tĂ© et de la nature. Mais quoi ! le juste et l’impie, l’innocent et le coupable sont-ils donc enveloppĂ©s dans un seul anathĂšme ? Dieu a-t-il cessĂ© de distinguer comme autrefois les enfants de son peuple et les enfants de l’AmalĂ©cite ou de l’Égyptien ? Oui, rĂ©pond Saint-Martin. « Les victimes innocentes dans le plan de l’économie divine qui les emploie, comme un sel pur et conservateur, afin de prĂ©server par lĂ  de l’entiĂšre corrup-tion et de la dissolution totale les victimes coupables avec lesquelles elles descendent dans le tombeau284. » On re-connaĂźtra facilement dans ces mots le principe de la rĂ©-versibilitĂ©, qui joue un si grand rĂŽle dans le systĂšme de Joseph de Maistre. Mais lĂ  il est Ă  sa place, tandis qu’il ne peut ĂȘtre qu’un objet de surprise dans les pages atten-dries oĂč l’on appelle le temps une larme de l’ÉternitĂ©, l’homme, la priĂšre de la terre285 et qui nous montre Dieu lui-mĂȘme pleurant en nous, afin de nous relever par sa propre douleur286.

Le Principe de rĂ©versibilitĂ© n’en est pas moins une consĂ©quence nĂ©cessaire de celui qui reconnaĂźt dans le sang, quel qu’il soit, une puissance rĂ©demption. Cepen-dant Saint-Martin les sĂ©pare, laissant subsister le premier aussi longtemps que le genre humain et regardant le der-nier comme purement temporaire. À mesure que l’homme se rapproche de Dieu, Ă  mesure qu’il avance vers l’époque prĂ©destinĂ©e pour la rĂ©conciliation de la terre et du ciel, il nous montre les sacrifices sanglants abaissĂ©s par les pro-phĂštes, devant les sacrifices spirituels, devant la charitĂ©, 283 Le MinistĂšre de l’homme-esprit, p. 214. 284 De l’esprit des choses, t. II, p. 180 ; Le MinistĂšre de l’homme-esprit, p. 214. 285 « TĂąchons de ne jamais oublier que l’homme a Ă©tĂ© fait pour ĂȘtre la fiertĂ© de la terre ; » Le MinistĂšre de l’homme-esprit, p. 80. 286 Le Nouvel Homme, p. 70.

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la justice, la contrition, la priĂšre, jusqu'Ă  ce qu'ils soient complĂštement abolis par un sacrifice suprĂȘme, celui qui a Ă©tĂ© consommĂ© sur le Golgotha. Pourquoi celui-ci a-t-il Ă©tĂ© le dernier ? parce qu'il rendait inutiles tous les autres, qui n'ont eu pour but que de l'annoncer et de le prĂ©parer, parce qu'il n'y a que l'effusion de son propre sang qui puisse dĂ©livrer l'homme de la prison que le sang forme autour de lui ; parce que, libre et volontaire, le sacrifice de la croix n'a pas seulement affranchi l'homme de ses chaĂźnes matĂ©rielles, comme le sang des animaux, il a af-franchi son Ăąme, ou plutĂŽt, il lui a enseignĂ© Ă  l'affranchir par l'immolation de son ĂȘtre physique et animal ; il lui a appris « qu'il lui fallait voler Ă  la mort comme Ă  une conquĂȘte qui lui assurait la possession de ses propres domaines et le faisait sortir du rang des criminels et des esclaves287 ».

On voit que les idĂ©es de Saint-Martin sur l'Ɠuvre de la rĂ©demption ne sont pas tout Ă  fait celles de l'Église. Il ne dit pas que, par la mort de JĂ©sus-Christ, les hommes aient cessĂ© d'ĂȘtre coupables du pĂ©chĂ© originel ; il dit que JĂ©sus-Christ leur a donnĂ© l'exemple de l'affranchissement spirituel par l'immolation volontaire, et que, par la vertu de son sang rĂ©pandu sur la croix, il a diminuĂ© la rĂ©sis-tance de celui qui coule dans leurs veines288. En un mot, il ne s'agit point pour lui de pardon, mais de dĂ©livrance, de pĂ©chĂ© effacĂ©, mais d'obstacle vaincu. Il ne s'Ă©carte pas moins de la tradition gĂ©nĂ©rale dans la doctrine qu'il ex-pose sur l'incarnation.

Le Verbe, le RĂ©parateur, comme il se plaĂźt Ă  l'appeler habituellement, a revĂȘtu les attributs de la nature hu-maine sous deux formes diffĂ©rentes, l'une invisible et l'au-tre visible, ou, pour me servir des expressions de Saint-Martin, il a eu deux homifications sĂ©parĂ©es l'une de l'autre pat un immense intervalle : l'homification spirituelle et l'homification corporelle, vulgairement appelĂ©e l'incarna-tion. AussitĂŽt que son fils est blessĂ©, la mĂšre de famille ne connaĂźt plus de repos et elle rassemble toutes ses forces pour voler Ă  son secours. C'est ainsi que l'amour divin s'est conduit envers nous. À peine l'homme Ă©tait-il tombĂ©,

287 Le MinistÚre de l'homme-esprit, p. 270-271. 288 « L'effusion volontaire de son sang, auquel nul sang sur la terre ne saurait se comparer, pouvait seule opérer l'entiÚre transposition des substances étrangÚres qui nageaient dans le sang de l'homme. » (Ibid., p. 275.)

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que l'amour de Dieu, voulant s'unir Ă  lui pour le redresser et le guĂ©rir s'est revĂȘtu de la forme invisible, celle qui re-prĂ©sente son Ăąme dans sa primitive perfection, et est de-venu homme clans le sens spirituel289. Pour accomplir ce premier acte de notre salut, consistant dans l'union de l'amour divin avec l'ancienne, la premiĂšre, la vĂ©ritable image de l'homme, il a suffi que le Verbe, qui, dans les idĂ©es de Saint-Martin et de Boehme, n'est pas l'intelli-gence, mais l'amour, se contemplĂąt dans la Sophie cĂ©-leste ; la Vierge Ă©ternelle, Ă©ternelle conservatrice du modĂšle de tous les ĂȘtres empreints dans sa substance290.

Quelle est au juste la nature de ce personnage divin que nous avons rencontrĂ©, jouant un rĂŽle passablement humain, dans la vie du gĂ©nĂ©ral Gichtel ? Ce n'est que dans la correspondance de Saint-Martin avec Kirchber-ger291 qu'on pourra trouver une rĂ©ponse quelque peu sa-tisfaisante Ă  cette question. La Sophie cĂ©leste, la Sophia, comme on l'appelle ordinairement, n'est point une des personnes de la TrinitĂ© ; elle n'est point l'esprit ou la rai-son de Dieu, laquelle se confond nĂ©cessairement avec Dieu lui-mĂȘme ; elle n'est point la lumiĂšre primitive qui Ă©claire les merveilles de l'immensitĂ© divine ; elle n'est que la vapeur ou le reflet de cette lumiĂšre, « la conservatrice de toutes les formes des esprits, comme l'air est le conservateur de toutes les formes matĂ©rielles ; elle habite toujours avec Dieu, et quand nous la possĂ©dons, ou plutĂŽt quand elle nous possĂšde, Dieu nous possĂšde, puisqu'ils sont insĂ©parables dans leur union, quoique distincts dans leur caractĂšre ». Selon toute apparence, il s'agit ici de la pensĂ©e de Dieu distinguĂ©e de la raison, de son Verbe, et conçue comme une essence Ă  part, semblable aux Éons du gnosticisme. Cette maniĂšre de comprendre ou de substantialiser les divers attributs de la nature divine, ne doit pas trop nous Ă©tonner ; elle est trĂšs frĂ©quente dans le mysticisme et tient pour ainsi dire le milieu entre les personnifications poĂ©tiques de la mythologie et les idĂ©es abstraites de la mĂ©taphysique. Quoi qu'il en soit, Sophia a, dans les profondeurs du ciel, un rĂŽle analogue Ă  celui qui attendait Marie sur la terre. C'est dans son sein virgi-

289 De l'esprit des choses, t. II, p. 188 ; Le MinistĂšre de l'homme-esprit, p. 275. 290 Le MinistĂšre de l'homme-esprit, p. 276. 291 P. 36 de l'Ă©dition Schauer.

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nal que le RĂ©parateur a revĂȘtu la forme humaine ou que s'est accomplie son homification spirituelle.

L'homification matérielle n'est rien que le complément de cette union céleste292. Aussi l'a-t-elle suivie aprÚs un long intervalle, et elle n'a été achevée que lorsque le Ré-parateur eut descendu un à un tous les degrés de notre prison. Il a fallu qu'il s'unßt successivement au principe de la nature, à celui de la vie, à celui de la matiÚre, et enfin qu'il devint chair dans le sein d'une vierge formée de chair et de sang. C'est à cette condition seulement qu'il a pu nous délivrer de toutes nos servitudes et de toutes nos misÚres, puisque nous sommes les esclaves tout à la fois de la chair et du sang, de la matiÚre, de la vie et de la na-ture293.

Le RĂ©parateur ne nous a pas donnĂ© directement la li-bertĂ© ; il nous a seulement appris, par sa parole et par son exemple, Ă  quel prix nous la pourrons reconquĂ©rir. II nous a montrĂ©, par l'immolation de lui-mĂȘme, qu'en im-molant en nous l'homme matĂ©riel et charnel, nous rede-viendrons, comme autrefois, esprit et vie. Enfin, il n'est pas venu nous sauver malgrĂ© nous et sans nous ; il nous a seulement ouvert le chemin du salut en supprimant les obstacles qui l’encombraient et en purifiant en quelque sorte, par la vertu de son sang, l’atmosphĂšre corrompue qui s’était formĂ©e autour de nous Ă  la suite de notre dĂ©-gradation. On dirait une transmutation de la nature, comme celle que les alchimistes cherchaient Ă  opĂ©rer dans les mĂ©taux.

Le rĂ©sultat de cette Ɠuvre, c’est d’avoir placĂ© l’homme tellement prĂšs de la fĂ©licitĂ© Ă©ternelle, qu’il n’a en quelque façon qu’à lui ouvrir la porte pour la possĂ©der. « La vie divine, dit Saint-Martin294, cherche continuelle-ment Ă  briser les portes de nos tĂ©nĂšbres et Ă  entrer en nous pour apporter des plans de restauration. Elle y vient en frĂ©missant, en pleurant, en nous suppliant, pour ainsi dire, de vouloir bien concourir avec elle dans cette grande Ɠuvre. » Non seulement la mission et la vie de JĂ©sus-Christ peuvent se renouveler en nous, mais en chacun de nous, pourvu que sa rĂ©gĂ©nĂ©ration soit complĂšte et qu’elle embrasse tous les Ă©lĂ©ments de son ĂȘtre, peut faire de plus grandes choses que le RĂ©parateur lui-mĂȘme, « parce

292 De l'esprit des choses, t. II, p. 188. 293 Le MinistĂšre de l'homme-esprit, p. 276. 294 Ibid., p. 460.

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que le RĂ©parateur n’a fait que semer les germes de l’Ɠuvre et que le nouvel homme peut entrer en mois-son295 ». On retrouve la mĂȘme pensĂ©e, avec une notable restriction, dans le Portrait historique296 : « JĂ©sus-Christ disait Ă  ses apĂŽtres qu’ils pouvaient faire les mĂȘmes Ɠu-vres que lui et mĂȘme de plus grandes. Ce n’était pas leur dire que tous les dons pouvaient appartenir Ă  chacun d’eux, puisque nous voyons, selon saint Paul, que le mĂȘme esprit partage ses dons entre les diffĂ©rents hom-mes. Mais chaque homme, depuis la venue de JĂ©sus-Christ, peut, dans le don qui est propre, aller plus loin que le Christ. »

Cependant, aussi longtemps que nous vivrons sur la terre, nous serons soumis Ă  la loi du temps, c’est-Ă -dire Ă  la souffrance, et notre rĂ©intĂ©gration, quoique mise Ă  la portĂ©e de nos forces, depuis que Dieu fait homme est ve-nu nous en tracer le vivant modĂšle, ne peut ĂȘtre accom-plie que par une sĂ©rie de combats et de sacrifices. Ces sacrifices, les seuls qui puissent subsister encore, se ra-mĂšnent tous Ă  un acte d’immolation intĂ©rieure par lequel on s’élĂšve de l’ordre naturel Ă  l’ordre spirituel, de l’ordre spirituel Ă  l’ordre divin.

Il faut que nous commencions par dĂ©gager notre es-prit du joug de la matiĂšre ou nos facultĂ©s spirituelles de nos sens extĂ©rieur, en reconnaissant le Seigneur et en nous soumettant Ă  ses commandements, c’est-Ă -dire en donnant pour rĂšgle Ă  notre vie les saintes notions de Dieu et du devoir. Tel est le premier degrĂ© de l’esprit, auquel rĂ©pond, dans l’histoire, l’ñge de la loi.

Il faut ensuite que, non contents de connaĂźtre Dieu et de l’adorer, nous nous sentons comme soulevĂ©s au-dessus de nous par son souffle vivifiant et entraĂźnĂ©s par son amour Ă  publier partout son nom et sa gloire, aussi impatients des tĂ©nĂšbres qui enveloppent une partie de nos semblables que nous serions de celles qui nous enve-lopperaient nous-mĂȘme. Cet Ă©tat, formĂ© par la rĂ©union de la charitĂ© et de l’inspiration, de l’action divine et de la li-bertĂ© humaine, est le second degrĂ© ou le second Ăąge de l’esprit, auquel, dans l’histoire, l’époque de la prophĂ©tie.

À ce second Ăąge en succĂ©dera un troisiĂšme, oĂč nous proposant de suivre, non seulement la loi de l’esprit, mais

295 Le Nouvel Homme, p. 197. 296 Portrait historique, n° 1123.

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la loi du RĂ©parateur, oĂč prenant pour modĂšle JĂ©sus-Christ mort sur la croix, nous ferons le sacrifice volontaire de tout notre ĂȘtre terrestre et mortel, et voudrons servir de victime expiatoire aux autres hommes297.

C’est Ă  ces trois Ă©tats successifs de l’ñme rĂ©gĂ©nĂ©rĂ©e que Saint-Martin fait allusion dans ses ƒuvres posthu-mes298, lorsqu’il parle des dons de l’esprit pur, des dons de l’esprit saint et ce ceux du Verbe. Mais il y en a un quatriĂšme encore plus Ă©levĂ©, qu’il appelle la saintetĂ© su-prĂȘme299, et qui consiste, aprĂšs avoir sacrifiĂ© intĂ©rieure-ment notre ĂȘtre terrestre et mortel, Ă  immoler aussi notre ĂȘtre spirituel, c’est-Ă -dire le sentiment de notre personna-litĂ©, notre ichheit, notre sebstheit, comme il Ă©crit au ba-ron de Liebisdorf300, afin de mettre toutes nos facultĂ©s dans la main de Dieu, ou, pour me servir encore d’une de ses expressions, afin que notre volontĂ© soit toute injec-tĂ©e, toute saturĂ©e de la teinture divine.301 L’immolation de notre moi avec l’espĂ©rance de le retrouver au sein de Dieu, quand mĂȘme elle ne serait pas dans l’essence du mysticisme, devait ĂȘtre enseignĂ©e par Saint-Martin comme une consĂ©quence nĂ©cessaire de sa doctrine de l’incarnation ; car, de mĂȘme que le Christ, avant de des-cendre dans corps pareil au nĂŽtre, s’était revĂȘtu de notre forme spirituelle, de mĂȘme l’homme qui veut imiter son Ɠuvre et remonter par le chemin qu’il a tracĂ© dans la vie Ă©ternelle, ne doit pas seulement faire l’abandon de sa personne physique, il faut qu’il s’efforce d’incorporer sa personne spirituelle et morale dans la personnalitĂ© divine. Tant que cette condition n’est pas remplie, la rĂ©intĂ©gra-tion n’a pas eu lieu.

Saint-Marin insiste avec force sur la nĂ©cessitĂ©, il dĂ©-crit avec complaisance la nature et les effets de cette derniĂšre transformation de notre ĂȘtre. « Il faut, dit-il302, que la divinitĂ© nous traverse tout entiĂšre pour qu’intĂ©rieurement et extĂ©rieurement nous puissions rem-plir les plans originels de notre principe. » – « Si tu vou-lais t’observer (c’est Ă  l’homme de dĂ©sir que ces paroles s’adressent), si tu voulais t’observer avec attention, tu sentirais tous les principes divins de l’éternelle essence 297 Le MinistĂšre de l’homme esprit, p. 289-296. 298 T. I. p. 262. 299 Ibid. 300 Corresp. inĂ©dite, Ă©dition Schauer, p. 97. 301 Le MinistĂšre de l’homme-esprit, p. 432. 302 Le Nouvel Homme, p. 29.

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dĂ©libĂ©rer et agir en toi, chacun selon leur vertus et leur caractĂšre ; tu sentirais qu’il est possible de t’unir Ă  ces suprĂȘmes puissances, de devenir un avec elles, d’ĂȘtre transformĂ© dans la nature active de leur agent
 tu senti-rais ces divines multiplications continuer et s’étendre journellement en toi, parce que l’impression que les prin-cipes de vie auraient transmise sur son ĂȘtre les attirerait de plus en plus, et qu’à la fin ils ne feraient plus vĂ©rita-blement que s’attirer eux-mĂȘmes en toi, puisqu’ils t’auraient assimilĂ© Ă  eux303. »

Quand Dieu est ainsi descendu en nous et s’est assi-milĂ© une Ă  une toutes nos facultĂ©s, nous en sommes avertis par un signe particulier ; sa prĂ©sence se manifeste par une sensibilisation spirituelle, c’est-Ă -dire par un sen-timent intĂ©rieur qui nous avertit que nous avons cessĂ© de nous appartenir et de vouloir, de penser, d’ĂȘtre par nous-mĂȘme. « Alors la langue se tait, elle ne peut plus rien dire, et il n’est pas nĂ©cessaire qu’elle parle, puisque l’ĂȘtre agit lui-mĂȘme en nous, pour nous, et qu’il le fait avec une mesure, une sagesse et une force dont toutes les langues humaines ne seraient pas capables304. » Mais tant qu’il y a sentiment, il y a conscience ; la conscience n’est donc jamais sacrifiĂ©e par Saint-Martin, mĂȘme quand il nous semble qu’il sacrifie la libertĂ©. Au reste, la libertĂ© ne nous est enlevĂ©e que par un acte d’abdication accompli par elle dans un transport d’amour, ce qui est encore une façon d’affirmer son existence.

La personne humaine, selon les idĂ©es de Saint-Martin, non seulement subsiste dans tout le cours de cette vie, quelque effort qu’elle puisse faire pour s’immoler, mais encore elle trouve sur son chemin des obstacles, des en-nemis, qui la forcent Ă  combattre sans relĂąche et qui ren-dent impossible pour elle le repos au sein de Dieu. VoilĂ  pourquoi il pense que la victoire, la rĂ©intĂ©gration com-plĂšte, l’union vainement poursuivie ici-bas, ne nous sera accordĂ©e que de l’autre cĂŽtĂ© du tombeau. « Non, dit-il305, la mort n’est plus pour nous que l’entrĂ©e dans le temple de la victoire. Le combat a commencĂ© dĂšs le moment de la chute ; la victoire a Ă©tĂ© remportĂ©e ; nous n’avons plus Ă  recevoir de la main de la mort la palme du triomphe
 La mort ! c’est au vrai sage qu’il est seul permis de ne

303 Le Nouvel Homme, p. 45. 304 Le Ministùre de l’homme-esprit, p. 427. 305 De l’esprit des choses, t. II, p. 48.

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plus la compter pour quelque chose, attendu qu’il a eu le bonheur de goĂ»ter la vie. » Voici un autre passage qui n’est pas moins digne d’ĂȘtre citĂ© : « Le sage qui se sera convaincu que ce monde-ci n’est que comme une traduc-tion du monde invisible ne pourra que se rĂ©jouir au lieu de s’affliger quand il verra venir le moment de s’approcher du texte, parce que c’est une vĂ©ritĂ© gĂ©nĂ©rale que les textes sont prĂ©fĂ©rables aux traductions306. » La seule connaissance de la mort devrait ĂȘtre bĂ©nie comme une des marques de notre supĂ©rioritĂ© et comme un gage de la destinĂ©e qui nous attend. « Les animaux ne connaissent point la mort, par la raison qu’il ne connais-sent point la vie307. » Enfin, voici en partie un chapitre de L’Homme de dĂ©sir oĂč la soif de cette vie supĂ©rieure, qui doit sortir pour nous du sein de la mort, est peinte dans un langage de la plus pĂ©nĂ©trante Ă©loquence. J’éprouve d’autant moins de scrupule Ă  le reproduire que, le senti-ment et l’imagination ne tenant pas une moindre place que le raisonnement dans le systĂšme de Saint-Martin, on lui fait toujours tort quand on sĂ©pare sa pensĂ©e de l’expression particuliĂšre dont il l’a revĂȘtue.

« [
] Dieu suprĂȘme, pourquoi laisses-tu plus long-temps dans cette terre fangeuse celui qui t'aime, qui te cherche, et dont l'Ăąme a goĂ»tĂ© ta vie ?

« Mes mains s'Ă©lĂšvent vers toi : il me semble que tu me tends les tiennes ; il semble que mon cƓur se gonfle de ton feu ; il semble que tout ce qui est dans mon ĂȘtre ne fait plus qu'un avec toi-mĂȘme.

« Je parcours dans ton esprit toutes ces rĂ©gions sain-tes, oĂč les Ɠuvres de ta sagesse et de ta puissance rĂ©-pandent un Ă©clat Ă©blouissant, en mĂȘme temps qu'elles remplissent l'Ăąme de fĂ©licitĂ©s.

« Hélas ! Le soleil me surprend, une vapeur de feu, en enflammant l'horizon, annonce au monde ce taberna-cle de la lumiÚre. Il vient ranimer la nature engourdie ; il vient éclairer les yeux de mon corps, et m'offrir le specta-cle de tous les objets qui m'environnent.

« ArrĂȘte : tu ne m'apportes pas un bien rĂ©el, si tu ne viens pas ouvrir encore plus les yeux de mon esprit. Ar-rĂȘte, puisqu'au contraire tu viens les fermer.

306 Id. ibid., p. 50. 307 De l’esprit des choses, t. II, p. 50.

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« Tu vas ne m'offrir que des images mortelles de ces beautĂ©s immortelles que ma pensĂ©e vient de contempler. Tu vas me cacher le soleil Ă©ternel dont tu n'es qu'un reflet pĂąle et presque Ă©teint. ArrĂȘte ; car avec toi vont se rĂ©veil-ler les pensĂ©es des hommes, l'ambitieuse audace de l'im-pie, et les fabricateurs de l'iniquitĂ©.

« Avec toi vont se lever les puissances du monde, pour courber les nations sous leur joug de fer, au lieu de les rappeler à la loi douce de la vérité308. »

Il n’y a que l’homme de dĂ©sir ou le sage, selon la loi du RĂ©parateur, Ă  qui de telles pensĂ©es soient permises et qui puisse saluer son dernier jour comme l’aurore de la lumiĂšre Ă©ternelle. Mais les Ăąmes vulgaires pour qui le Christ est venu en vain, qui ont passĂ© dans le vide et dans les tĂ©nĂšbres le sĂ©jour qu’ils ont fait ici-bas, ou, pour appeler du nom que leur donne Saint-Martin, les nations et les hommes du torrent, que deviendront-ils ? Ils seront abandonnĂ©s, par une consĂ©quence nĂ©cessaire de leur aveuglement, Ă  la puissance qui prend la place de Dieu, toutes les fois que nous nous sĂ©parons de lui ; car l’homme ne peut pas ĂȘtre sa propre fin, il est fonction-naire dans l’univers. Lorsqu’il quitte le service de Dieu, il entre au service du dĂ©mon309.

Servir le dĂ©mon, tomber au pouvoir de l’esprit du mal, c’est tout Ă  la fois le crime et le chĂątiment de ceux qui se dĂ©tournent de la loi divine ; c’est, Ă  proprement parler, leur enfer, le seul qui soit reconnu par Saint-Martin, et cet enfer, qui commence dĂšs ce monde, se prĂ©-sente successivement sous trois formes diffĂ©rentes :

D’abord l’ñme, partagĂ©e entre le bien et le mal, entre l’esprit d’en haut et l’esprit des tĂ©nĂšbres, ressemble Ă  un rivage battu par les flots. Toutes les angoisses viennent successivement l’assaillir et la traversent sans s’y arrĂȘter. C’est l’enfer passif, auquel le sage lui-mĂȘme n’échappe point toujours et qui devient souvent pour lui une Ă©preuve salutaire.

À l’angoisse succĂšde l’illusion sans remĂšde et sans espĂ©rance, qui nous conduit jusqu’au tombeau, occupĂ©s de terrestres projets, oubliant que la vie matĂ©rielle a une fin et la mort un lendemain. C’est le premier degrĂ© de l’enfer actif.

308 L’homme de dĂ©sir, p. 282 et 283. 309 Le MinistĂšre de l’homme-esprit, p. 164.

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À l’illusion succĂšde l’iniquitĂ©, la pratique du mal avec l’amour, avec la volontĂ© du mal, sans interruption, sans surprise, sans remords. C’est le deuxiĂšme degrĂ© de l’enfer actif et le dernier qui puisse atteindre la perversitĂ© hu-maine310.

Pour ces pĂ©cheurs endurcis, comme pour les justes, la vie Ă  venir ne sera que la continuation et le complĂ©-ment de la vie prĂ©sente. Les justes et ceux qui Ă©taient prĂšs de le devenir approcheront de plus en plus du foyer de l’amour et de l’intelligence, jusqu’à ce qu’ils puissent s’unir Ă  lui plus Ă©troitement. Ils seront comme suspendus au triangle universel qui s’étend depuis le premier ĂȘtre jusqu’à la nature, et qui, par chacun de ces trois cĂŽtĂ©s, les attirera dans son sein. Les pĂ©cheurs, au contraire, re-tenus, malgrĂ© la dissolution de leurs corps, sous la domi-nation qui les a perdus, enlevĂ©s Ă  la terre, sans avoir la puissance ni mĂȘme le dĂ©sir de s’élever vers le ciel, auront Ă  souffrir toutes les angoisses qu’engendrent naturelle-ment une telle situation311. Les uns et les autres d’ailleurs, jusqu’au moment de la crise suprĂȘme dont nous parlerons bientĂŽt, garderont leurs traits distinctifs et, malgrĂ© l’absence de toutes forme visible, se reconnaĂź-tront entre eux, les premiers par leurs qualitĂ©s et leurs vertus, les derniers par les marques de difformitĂ© que leurs auront imprimĂ©es leurs iniquitĂ©s et leurs vices. LĂ  se trouve, pour les Ă©lus, une source de fĂ©licitĂ© qui nous est fermĂ©e ici-bas : « Car, dit Saint-Martin, si les belles Ăąmes pouvaient s’apercevoir, elles fondraient de joie312. » Qui oserait encore, aprĂšs cela, lui reprocher d’avoir niĂ© l’immortalitĂ© personnelle de l’ñme humaine ?

Nous venons de parler des justes et des pervers, des fonctionnaires de Dieu et des fonctionnaires de Satan ; entre ces deux extrĂȘmes n’y a-t-il donc point de milieu ? N’y a-t-il pas des hommes qui ne font, en quelque sorte, qu’effleurer la vie, ou qui ne vivent qu’à la surface, sans attachement pour le bien ni pour le mal, incapables de grands vices et de grandes vertus, de grandes joies et de grandes peines ? Quel sort est rĂ©servĂ© Ă  ceux-lĂ  ? Pour les hommes de cette catĂ©gorie, Saint-Martin croit Ă  la nĂ©-cessitĂ© de la mĂ©tempsycose. Ils meurent sans avoir vĂ©cu. Avant mĂȘme de descendre dans la tombe, ils n’ont Ă©tĂ©

310 Le Ministùre de l’homme-esprit, p. 175-178. 311 Ibid., p. 287-288, 296-297 ; ƒuvres posthumes, t. II, p. 50-55. 312 De l’esprit des choses, t. II, p. 50-55.

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que des ombres. « Aussi faudra-t-il que la vie de ces hommes-lĂ  recommence lorsqu’ils auront quittĂ© cette rĂ©-gion visible et apparente, puisqu’il n’auront pas vĂ©cu pen-dant le temps qu’ils l’auront traversĂ©e, et c’est ce prolongement de temps qui fera leur supplice313. »

Ici il nous est facile de reconnaĂźtre une fois de plus l’influence de MartinĂšs et de la kabbale, car la transmigra-tion, dans les livres kabbalistiques, n’a pas d’autre but que de fournir aux Ăąmes restĂ©es incomplĂštes les moyens d’acquĂ©rir les vertus qui leur manquent et de mĂ»rir pour le ciel. Mais nous voyons, dans sa correspondance inĂ©di-te314, que Saint-Martin n’accepte cette doctrine qu’avec rĂ©pugnance, et mĂȘme qu’il la rĂ©pudierait complĂštement s’il n’imaginait d’en faire une nouvelle application. Ce ne sont plus des Ăąmes vulgaires qui, aprĂšs avoir vĂ©cu, re-viennent dans ce monde pour supplĂ©er Ă  ce qui leur man-que ; ce sont, au contraire, les Ăąmes d’élite que Dieu a chargĂ© autrefois d’une grande mission, celles d’Élie, d’Énoch de MoĂŻse, qui, Ă  certaines Ă©poques, apparaissent de nouveau parmi nous, « pour concourir sensiblement Ă  l’avancement du grand Ɠuvre, parce que le bien coule toujours par les canaux qu’il s’est choisi. » Toutefois, il n’insiste pas sur cette opinion et se contente d’affirmer que la mĂ©tempsycose, en gĂ©nĂ©ral, ne peut se concilier avec aucun des principes de la thĂ©orie spirituelle divine, et doit ĂȘtre comptĂ©e parmi les opinions suspectes que nous devons Ă  l’influence des puissances subalternes.

Au reste, pourquoi Saint-Martin aurait-il gardĂ© la vie mĂ©tempsycose, puisque la vie future elle-mĂȘme, la vie sĂ©parĂ©e du corps telle qu’il la concevait aprĂšs la vie prĂ©-sente, n’est, dans son systĂšme, qu’une Ă©preuve transi-toire, qu’une simple initiation Ă  un Ă©tat supĂ©rieur, amenĂ© par une rĂ©volution suprĂȘme de l’univers ? Voici cette idĂ©e, exprimĂ©e d’une façon trĂšs ingĂ©nieuse dans ses ƒuvres posthumes315 : « La mort ne doit se regarder que comme un relais dans notre voyage. Nous arrivons Ă  ce relais avec des chevaux fatiguĂ©s et usĂ©s, et nous y venons pour en prendre qui soient frais et en Ă©tat de nous conduire plus loin. Mais aussi il faut payer tout ce qu’on doit pour la course qui est faite, et jusqu’à ce que les comptes

313 Portrait historique, n° 404. 314 Lettre XXXVIII, p. 113, édit. Schauer. 315 T. I, p. 286.

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soient soldés, on ne vous met point en route pour la course suivante. »

Oui, tous les comptes seront soldĂ©s, et les voyageurs, se remettant en route, arriveront, quel qu’ils soient au terme final, c’est-Ă -dire Ă  la consommation des siĂšcles, Ă  la fin du monde, Ă  la destruction du mal, Ă  la rĂ©intĂ©gra-tion de tous les ĂȘtres au sein de Dieu. D’abord la matiĂšre disparaĂźtra nĂ©cessairement, usĂ©e par le temps, transfigu-rĂ©e, rarĂ©fiĂ©e, en quelque sorte, par la rĂ©gĂ©nĂ©ration crois-sante de la nature humaine, Ă©puisĂ©e par sa propre fĂ©conditĂ©. En effet, puisque la matiĂšre n’est qu’un Ă©pais-sissement de la substance premiĂšre des choses, produit par la chute de l’homme, Ă  mesure que celui-ci, marchant sur les traces du RĂ©parateur, remontera vers son premier Ă©tat, elle perdra de son intensitĂ© et la force se substitue-ra, dans son sein, Ă  la rĂ©sistance. L’équilibre Ă©tant rompu entre les deux principes dont elle est formĂ©e, l’univers s’écroulera, et ses dĂ©bris mĂȘmes disparaĂźtront, dĂ©vorĂ©s par le feu. Saint-Martin croit pouvoir dĂ©montrer physi-quement cette future destruction de la matiĂšre par la conflagration gĂ©nĂ©rale du monde. « Si le simple feu Ă©lĂ©-mentaire rĂ©duit un corps Ă  une petite portion de cendres, comment ne pas voir que le feu supĂ©rieur pourra rĂ©duire encore davantage, puisqu’il est plus actif, le corps gĂ©nĂ©ral de la nature ?316 « Par un moyen ou par un autre, il faut, si l’Ɠuvre du RĂ©parateur de soit pas rester une Ɠuvre inachevĂ©e, que l’univers matĂ©riel soit anĂ©anti. Aux images pĂ©rissables et grossiĂšres dont il est l’assemblage devront ĂȘtre substituĂ©es les formes Ă©ternelles, les seules qui puis-sent offrir Ă  la contemplation divine, parce qu’elles n’appartiennent ni Ă  l’espace ni au temps317. »

La matiĂšre une fois dĂ©truite, plus de dĂ©mon ; car oĂč demeurerait-il ? L’enfer, c’est sa domination, c’est-Ă -dire lui-mĂȘme, et s’il ne demeure plus nulle part, comment pourrait-il exercer son empire ? D’ailleurs, puisque le mal peut ĂȘtre rĂ©parĂ©, il est Ă©vident que le principe d’oĂč il Ă©mane, et dans lequel il rĂ©side, n’est pas un principe Ă©ternel, comme l’ont cru les ManichĂ©ens318. « Il n’y a pas deux principes, dit expressĂ©ment Saint-Martin, car on ne peut presque pas dire qu’il y ait deux pensĂ©es, puisque,

316 De l’esprit des choses, t. I, p. 130-131 ; Le Ministùre de l’homme-esprit, p. 463. 317 De l’esprit des choses, t. I, p. 137. 318 Le Ministùre de l’homme-esprit, p. 278.

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en comparaison de la pensĂ©e bonne, l’autre n’est qu’une sorte d’étranglement et de raccourcissement opĂ©rĂ©e par la volontĂ© sur la mĂȘme espĂšce de pensĂ©e319. Par consĂ©-quent, l’esprit rebelle doit, Ă  la fin des temps, se dĂ©pouil-ler de son orgueil et entrer dans l’harmonie universelle. Dieu, « qui n’a pas d’autres existence que de pardon-ner, » lui avait ouvert, dĂšs le commencement, les trĂ©sors de sa grĂące, et il ne tenait qu’à lui d’y puiser320. Il est Ă©trange que Saint-Martin, avec de telles croyances, ait Ă©tĂ© accusĂ© de manichĂ©isme. On se rappelle que le fond de ces croyances est dans le traitĂ© de MartinĂšs de Pasqually, qui, lui-mĂȘme, l’avait pris dans les traditions de sa race.

La rĂ©intĂ©gration des dĂ©mons emporte avec elle, de toute nĂ©cessitĂ©, celle des Ăąmes humaines, qu’elle qu’ait pu ĂȘtre leur conduite sur la terre ; car l’intervalle qui sĂ©-parait l’homme de dĂ©sir des hommes du torrent a Ă©tĂ© comblĂ© par la fĂ©licitĂ© anticipĂ©e de l’un et les Ă©preuves successives des autres. C’est ce rĂ©sultat mĂȘme qui justi-fie, aux yeux de Saint-Martin, les chĂątiments d’une autre vie. Une peine qui ne relĂšve pas le coupable, qui ne donne pas un autre cours Ă  ses sentiments, lui semble dĂ©pour-vue de raison, et par consĂ©quent inique. C’est pour cela que nous l’avons rĂ©pudier la peindre de mort. « Toutes les justices, dit-il321, soit divines, soit spirituelles, soit tempo-relles, soit humaines, ne tendent qu’à rĂ©veiller en nous une affection. » Nous tous, tant que nous sommes et tant que nous serons au moment de la dissolution universelle, nous nous retrouverons dans le sein de Dieu, unis avec lui et les uns les autres, par le lien de l’amour. Cette rĂ©union ne paraĂźt pas, dans la pensĂ©e de Saint-Martin, nous enle-ver la conscience ; car il fait la remarque que notre exis-tence est toute dans l’affection, non dans le temps et dans le lieu oĂč elle semble s’écouler ; Pourquoi, dĂšs lors, l’affection qui nous est rĂ©servĂ©e dans l’avenir, et qui, Ă  mesure que nous avançons, s’étend de plus en plus dans nos Ăąmes, ne pourrait-elle pas ĂȘtre conçue sans temps et sans lieu, comme celle de Dieu et comme Dieu lui-mĂȘme . « Nous serons, ajoute Saint-Martin, toujours et partout comme lui322 ; » il ne dit nulle part : « Nous serons lui. »

319 De l’esprit des choses, t. II, p. 13. 320 Ibid., p. 15. 321 Ibid., p. 10. 322 Le Ministùre de l’homme-esprit, p. 363-364.

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La fin du monde, telle qu’il l’entend, n’est donc point la sĂ©paration Ă©ternelle des justes et des rĂ©prouvĂ©s ; elle est au contraire, l’éternelle et universelle rĂ©conciliation, l’éternelle et universelle rĂ©demption, la fin de la justice et le rĂšgne de l’amour, non seulement le triomphe du bien sur le mal, de l’intelligence sur la matiĂšre, mais la des-truction de la matiĂšre et l’abolition du mal. Aussi avec quels accents d’allĂ©gresse, avec quels cris de jubilation elle est saluĂ©e d’avance !

« Réjouissez-vous, régions sacrées, voici les saints cantiques qui se préparent. Voici les harpes pures qui avancent ; réjouissez-vous, les hymnes divins vont com-mencer ; réjouissez-vous il y a si longtemps que vous ne les avez entendus ! Le chantre choisi vous est enfin ren-du, l'homme va entonner les chants de la jubilation, il n'y a plus d'obstacles qui puissent retenir sa voix ; il vient de dissoudre, de démolir et d'embraser tout ce qui servait d'obstacle à sa priÚre. Dieu de paix sois béni à jamais ! Amen323. »

Telles sont, dans leur ensemble et sous la forme dont lui-mĂȘme les a revĂȘtues, accompagnĂ©es des expressions qui lui sont chĂšres, les idĂ©es que Saint-Martin nous prĂ©-sente comme le degrĂ© le plus Ă©levĂ© de la rĂ©vĂ©lation et de la science. Elles forment moins un systĂšme qu’un poĂšme, une sorte d’épopĂ©e divine en trois chants, qui auraient pour titres : l’émanation, la chute, la rĂ©intĂ©gration. Aussi n’est-il guĂšre possible d’en faire la matiĂšre d’une discus-sion ; car on ne discute pas avec le sentiment et le rĂȘve, ou, si l’on trouvait ce dernier mot trop sĂ©vĂšre, avec des intuitions toutes personnelles.

Cependant Saint-Martin Ă©tait bien convaincu qu’il jouait un rĂŽle considĂ©rable dans l’histoire de la philoso-phie, lui qui prenait le nom de philosophe inconnu. Et, en effet, n’a-t-il pas combattu avec les armes de la raison et du bon sens le sensualisme, le matĂ©rialisme de son temps, les chimĂšres de Rousseau sur l’origine de la sociĂ©-tĂ© ? N’est-il point le crĂ©ateur de cette thĂ©orie du langage que semblent confirmer les plus rĂ©centes observations sur l’origine des langues, et qui, mĂȘme mutilĂ©es et dĂ©figurĂ©e, a fait une si brillante fortune sous le nom de M. Bonald ? N’a-t-il pas fait dĂ©pendre la connaissance de Dieu de la connaissance prĂ©alable de l’homme, conformĂ©ment Ă  une

323 Le Ministùre de l’homme-esprit, p. 363-364.

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rĂšgle de mĂ©thode encore suivie aujourd’hui ; et cette connaissance de l’homme, ne l’a-t-il pas, le premier, rele-vĂ©e de l’abaissement oĂč elle Ă©tait tombĂ©e dans les Ă©coles du XVIIIe siĂšcle ? Oui, sans doute ; mais la philosophie n’était pour lui qu’une introduction Ă  des spĂ©culations trĂšs peu philosophiques, et un moyen d’établir sa propre insuf-fisance. « Ma tĂąche dans ce monde a Ă©tĂ©, dit-il324, de conduire l’esprit de l’homme, par une voie naturelle, aux choses surnaturelles. » Or ces choses surnaturelles, ce ne sont pas, comme on pourrait le croire, les choses de la foi, mais des façons toutes particuliĂšres de les compren-dre et de les sentir, ou l’expĂ©rience personnelle, les intui-tions personnelles, pour ne pas dire les rĂȘves de l’imagination, substituĂ©es Ă  la raison et Ă  la tradition dans le commerce de l’ñme avec Dieu. C’est ainsi, par exem-ple, que Saint-Martin a cru reconnaĂźtre la prĂ©sence immĂ©-diate de Dieu dans les Ă©vĂšnements de la rĂ©volution française. C’est ainsi qu’il a aperçu dans chacune des fa-cultĂ©s de l’homme les traces vivantes de sa dĂ©chĂ©ance. C’est ainsi qu’il a dĂ©couvert cette alchimie thĂ©ologique qui lui montre le sang rĂ©pandu comme un rĂ©actif Ă  l’aide du-quel la matiĂšre est prĂ©cipitĂ©e dans les bas-fonds et l’esprit rendu Ă  sa libertĂ©. C’est du sein de cette alchimie que de Maistre a fait sortir l’apothĂ©ose du bourreau, la justification de l’inquisition et l’apologie de la guerre.

On comprend, aprĂšs cela, que le fond de sa doctrine n’appartienne pas plus Ă  la religion qu’à la philosophie. Il croyait fermement ĂȘtre chrĂ©tien et travailler avec fruit Ă  l’avancement, au triomphe, Ă  la gloire du christianisme. Mais le christianisme, pour lui, n’était pas une religion ; c’était, comme il l’a dĂ©clarĂ© expressĂ©ment, « le terme et le lieu de repos de toutes les religions325 », c’est-Ă -dire ce degrĂ© de perfection oĂč les pratiques et les formes extĂ©-rieures, et mĂȘme les dogmes dĂ©finis, nous sont inutiles. « Le christianisme, dit-il un peu plus loin, n’est que l’esprit mĂȘme de JĂ©sus-Christ dans sa plĂ©nitude. Il nous montre Dieu Ă  dĂ©couvert au sein de notre ĂȘtre, sans le secours des formes et des formules. Le christianisme n’a point de mystĂšres, et ce nom mĂȘme lui rĂ©pugnerait, puis-que, par essence, le christianisme est l’évidence de l’universelle clartĂ©326. » Le titre de religion lui semblait, au

324 Portrait historique, n° 1135. 325 Le Ministùre de l’homme-esprit, p. 370. 326 Ibid., p. 370-371.

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contraire, appartenir au catholicisme, « parce qu’il est la voie d’épreuve et de travail pour arriver au christianisme, parce qu’il est la rĂ©gion des rĂšgles et de la discipline, parce qu’il est le sĂ©minaire du christianisme ». Aussi, quand l’approche de la mort a rĂ©veillĂ© sa tendresse pour la foi de son enfance, pour l’Église qui lui a donnĂ© la pre-miĂšre connaissance de Dieu, a-t-il pu dire, sans abandon-ner une seule de ses convictions, que le catholicisme est la meilleure des religions, et mĂȘme qu’elle est la religion vĂ©ritable327. Il se croyait Ă©clairĂ© par une lumiĂšre plus pure que celle du catholicisme et de toute religion, quelle qu’elle puisse ĂȘtre.

Ni philosophe, ni thĂ©ologien, Saint-Martin n’est pas suffisamment caractĂ©risĂ© quand on l’a appelĂ© un mysti-que. Il y a bien des genres de mysticisme, presque autant que de systĂšmes de philosophie et de thĂ©ologie. Celui qu’adopta Saint-Martin venait, en droite ligne, de l’Orient, descendait de la kabbale, recueillant sur son chemin je ne sais quels dĂ©bris de platonisme alexandrin, de gnosti-cisme, d’alchimie et de thĂ©urgie. Au milieu de ce foyer de fermentation, d’oĂč sortaient les plus Ă©tranges hallucina-tions de l’esprit et des sens, Saint-Martin a su garder une modĂ©ration relative. Ainsi, tout en Ă©crivant un traitĂ© sur la signification symbolique des nombres, il a protestĂ© contre les rĂ©vĂ©lations directes que leur attribuait ses devanciers et quelques-uns de ses contemporains. Il expliquait l’origine de tous les ĂȘtres par le principe de l’émanation, et croyait, avec la foi la plus ardente, en un Dieu libre et personnel, principe de justice et d’amour, avec lequel nous communiquons par la pensĂ©e et par la priĂšre ; la priĂšre, qui est pour lui la respiration de l’ñme. Il appelait la substance de notre ĂȘtre un dĂ©sir de Dieu, il confondait la volontĂ© et l’intelligence avec le dĂ©sir de l’homme, et il n’a cessĂ© de dĂ©fendre, contre ceux qui les nient, l’existence et les droits de la libertĂ©. PersuadĂ©s qu’il y a entre le ciel et la terre des intelligences semblables, mais supĂ©rieures Ă  l’homme, avec lesquelles nous pouvons en-trer en communication, il a Ă©crit tout un chapitre contre les Ă©vocations de Swedenborg et les visions de toutes es-pĂšces328. Dans les instants mĂȘmes oĂč l’enthousiasme mystique semble atteindre chez lui les derniĂšres limites, quand il dĂ©crit les ravissements de l’ñme arrivĂ©e Ă  la fin

327 ƒuvres posthumes, t. I, p. 213. 328 Le chapitre 184 de L’Homme de dĂ©sir.

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des Ă©preuves et reçue dans le sein de l’éternitĂ©, il n’oublie pas les droits de la conscience. FĂ©nelon aurait pu recevoir de lui des leçons de prudence. Il a Ă©tĂ© vraiment, comme il en avait l’ambition, le Descartes de la spiritualitĂ©, c’est-Ă -dire le dĂ©fenseur de la conscience humaine au milieu des entraĂźnements et des illusions du mysticisme. Il est restĂ© de son pays, en dĂ©pit des sacrifices qu’il a pu faire Ă  l’esprit oriental et Ă  l’esprit germanique, le premier reprĂ©-sentĂ© par MartinĂšs de Pasqually, le second par Jacob Boehme. Mais, ce qui fait et fera toujours son plus grand titre aux yeux de la postĂ©ritĂ©, il est restĂ© lui-mĂȘme, une Ăąme aimante et tendre, un esprit d’une trempe dĂ©licate et forte, oĂč l’élĂ©vation et souvent la profondeur n’excluent pas la finesse ; enfin, un Ă©crivain original, dont la grĂące naturelle a le don de charmer ceux-lĂ  mĂȘme qu’elle ne persuade point, et dont l’imagination ingĂ©nieuse donne un corps Ă  toutes les pensĂ©es. De ses ouvrages s’exhale comme un parfum de candeur et d’amour qui suffit pour les sauver de l’oubli.

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APPENDICE

Le travail qu’on vient de lire Ă©tait dĂ©jĂ  imprimĂ© quand M. le pasteur Matter, fils de l’historien du gnosticisme et de l’école d’Alexandrie, a bien voulu mettre Ă  ma disposi-tion les deux petits volumes manuscrits de MartinĂšs Pas-qually et m’autoriser Ă  m’en servir dans la mesure que je jugerais convenable. Je profite de cet acte de libĂ©ralitĂ©, objet de toute ma reconnaissance, pour reproduire ici, avec une scrupuleuse exactitude, les vingt-six premiers feuillets du TraitĂ© de MartinĂšs ; ils suffiront pour donner une idĂ©e de la pensĂ©e gĂ©nĂ©rale de l’auteur et de la forme sous laquelle il se plaisait Ă  la dĂ©velopper. Ces vingt-six feuillets, en l’absence de toute division matĂ©rielle, m’ont semblĂ© d’ailleurs composer un chapitre distinct, et peu-vent ĂȘtre considĂ©rĂ©s comme une introduction Ă  tout l’ouvrage.

TRAITÉ SUR LA RÉINTÉGRATION DES ÊTRES DANS LEURS PREMIÈRES PROPRIÉTÉS, VERTUS ET PUISSANCES SPIRITUELLES

ET DIVINES

par MartinĂšs de Pasqualitz329

Avant le temps, Dieu Ă©mana des ĂȘtres spirituels, pour sa propre gloire, dans son immensitĂ© divine. Ces ĂȘtres avaient Ă  exercer un culte que la DivinitĂ© leur avait fixĂ© par des lois, des prĂ©ceptes et des commandements Ă©ter-nels. Ils Ă©taient donc libres et distincts du CrĂ©ateur, et l'on ne peut leur refuser le libre arbitre avec lequel ils ont Ă©tĂ© Ă©manĂ©s, sans dĂ©truire en eux la facultĂ©, la propriĂ©tĂ©, la vertu spirituelle et personnelle qui leur Ă©taient nĂ©ces-saires pour opĂ©rer avec prĂ©cision dans les bornes oĂč ils devaient exercer leur puissance. C'Ă©tait positivement dans ces bornes oĂč ces premiers ĂȘtres spirituels devaient ren-dre le culte pour lequel ils avaient Ă©tĂ© Ă©manĂ©s. Ces pre-

329 Soit par une erreur du copiste, soit par volontĂ© de l’auteur, c’est ainsi que ce nom est Ă©crit dans le manuscrit que nous avons sous les yeux.

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miers ĂȘtres ne peuvent nier ni ignorer les conventions que le CrĂ©ateur avait faites avec eux en leur donnant des lois, des prĂ©ceptes et des commandements, puisque c'Ă©tait sur ces conventions seules qu'Ă©tait fondĂ©e leur Ă©manation.

On demandera ce qu'Ă©taient ces premiers ĂȘtres avant leur Ă©manation divine, s'ils existaient ou s'ils n'existaient pas. Ils existaient dans le sein de la DivinitĂ©, mais sans distinction d'action, de pensĂ©e et d'entendement particu-lier ; ils ne pouvaient agir ni sentir que par la seule volon-tĂ© de l'Être supĂ©rieur qui les contenait, et dans lequel tout Ă©tait mĂ» ; ce qui vĂ©ritablement ne peut pas se dire exis-ter ; cependant cette existence en Dieu est d'une nĂ©cessi-tĂ© absolue ; c'est elle qui constitue l'immensitĂ© de la puissance divine ; Dieu ne serait point le pĂšre et le maĂźtre de toutes choses, s'il n'avait innĂ©330 en lui une source inĂ©-puisable d'ĂȘtres qu'il Ă©mane par sa pure volontĂ© et quand il lui plaĂźt. C'est par cette multitude infinie d'Ă©manations d'ĂȘtres spirituels, hors de lui-mĂȘme, qu'il porte le nom de crĂ©ateur, et ses ouvrages celui de crĂ©ation divine, spiri-tuelle et animale spirituelle-temporelle.

Les premiers esprits Ă©manĂ©s du sein de la DivinitĂ© Ă©taient distinguĂ©s entre eux par leurs vertus, leurs puis-sances et par leur nom ; ils occupaient l'immense cir-confĂ©rence divine appelĂ©e vulgairement domination et qui porte son nombre dĂ©naire selon la figure suivante , et c'est lĂ  que tout esprit supĂ©rieur 10, majeur 8, infĂ©rieur et mineur 4, devaient agir et opĂ©rer pour la plus grande gloire du CrĂ©ateur. Leur dĂ©nomination, ou leur nombre, prouve que leur Ă©manation vient rĂ©ellement de la quatri-ple essence divine ; les noms de ces quatre classes d'es-prits Ă©taient plus forts que ceux que nous donnons vulgairement aux ChĂ©rubins, SĂ©raphins, Archanges et An-ges, qui n'ont Ă©tĂ© Ă©mancipĂ©s que depuis. De plus, ces quatre premiers principes d'ĂȘtres spirituels avaient en eux, comme nous l'avons dit, une partie de la domination divine, une puissance supĂ©rieure, majeure, infĂ©rieure et mineure, par laquelle ils connaissaient tout ce qui pouvait exister ou ĂȘtre renfermĂ© dans les ĂȘtres spirituels qui n'Ă©taient pas encore sortis du sein de la DivinitĂ©. Com-ment, dira-t-on, pouvaient-ils avoir connaissance des choses qui n'existaient pas encore distinctement et hors

330 Il faut rappeler que MartinĂšs ne connaissait qu’imparfaitement no-tre langue, et prendre son parti des incorrections de toute espĂšce qu’on rencontre dans son TraitĂ©.

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du sein du CrĂ©ateur ? Parce que ces premiers chefs Ă©ma-nĂ©s au premier cercle, nommĂ© mystĂ©rieusement cercle dĂ©naire, lisaient clairement et avec certitude ce qui se passait dans la DivinitĂ©, ainsi que tout ce qui Ă©tait conte-nu en elle-mĂȘme331.

Il ne doit point y avoir de doute sur ce que je dis ici, Ă©tant bien convaincu qu'il n'appartient qu'Ă  l'esprit de lire, de voir et de concevoir l'esprit. Ces premiers chefs avaient une connaissance parfaite de toute action divine, puisqu'ils n'avaient Ă©tĂ© Ă©manĂ©s du sein du CrĂ©ateur que pour ĂȘtre moins face Ă  face de toutes ses opĂ©rations divi-nes et de la manifestation de sa gloire. Ces chefs spiri-tuels divins ont-ils conservĂ© leur premier Ă©tat de vertu et puissance divines aprĂšs leur prĂ©varication ? Oui, ils l'ont conservĂ©, par l'immutabilitĂ© des dĂ©crets de l'Éternel, car si le CrĂ©ateur avait retirĂ© toutes les vertus et puissances qu'il a mises rĂ©versibles sur les premiers esprits, il n'y au-rait plus eu d'action de vie bonne ou mauvaise, ni aucune manifestation de gloire, de justice et de puissance divine sur ces esprits prĂ©varicateurs. On me dira que le CrĂ©ateur devait bien prĂ©voir que ces premiers esprits Ă©manĂ©s prĂ©-variqueraient contre les lois, prĂ©ceptes et commande-ments qu'il leur avait donnĂ©s et qu'alors c'Ă©tait Ă  lui de les contenir dans la justice.

Je rĂ©pondrai Ă  cela que, quand mĂȘme le CrĂ©ateur au-rait prĂ©vu l'orgueilleuse ambition de ces esprits, il ne pou-vait, d'aucune façon, contenir et arrĂȘter leur pensĂ©e criminelle sans les priver de leur action particuliĂšre et in-nĂ©e en eux, ayant Ă©tĂ© Ă©manĂ©s pour agir selon leur volon-tĂ© et comme causes secondes spirituelles, selon le plan que le CrĂ©ateur leur avait tracĂ©. Le CrĂ©ateur ne prend au-cune part aux causes secondes spirituelles, bonnes et mauvaises, ayant lui-mĂȘme appuyĂ© et fondĂ© tout ĂȘtre spi-rituel sur des lois immuables ; par ce moyen, tout ĂȘtre spirituel est libre d'agir selon sa volontĂ© et sa dĂ©termina-tion particuliĂšre ainsi que le CrĂ©ateur l'a dit lui-mĂȘme Ă  sa crĂ©ature, et nous en voyons tous les jours la confirmation sous nos yeux.

Si l'on me demande quel est le genre de prévarication de ces esprits, pour que le Créateur ait usé de force de lois divines contre eux, je répondrai que ces premiers es-

331 La grammaire exigerait « en eux-mĂȘmes » ; mais dans la pensĂ©e de MartinĂšs, les premiers Ă©manĂ©s du sein de la DivinitĂ© se confondent avec la DivinitĂ© mĂȘme. Cela est strictement conforme Ă  la kabbale.

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prits n'Ă©taient Ă©manĂ©s que pour agir comme causes se-condes, et nullement pour exercer leur puissance sur les causes premiĂšres, ou l'action mĂȘme de la DivinitĂ© ; puis-qu'ils n'Ă©taient que des agents seconds, ils ne devaient ĂȘtre jaloux que de leurs puissances, vertus et opĂ©rations secondes, et non point s'occuper Ă  prĂ©venir la pensĂ©e du CrĂ©ateur dans toutes ses opĂ©rations divines, tant passĂ©es que prĂ©sentes et futures. Leur crime fut d'avoir voulu condamner l'Ă©ternitĂ© divine dans ses opĂ©rations de crĂ©a-tions ; secondement, d'avoir voulu borner la toute-puissance divine dans ses opĂ©rations ; troisiĂšmement, d'avoir portĂ© leur pensĂ©e spirituelle jusqu'Ă  vouloir ĂȘtre crĂ©ateurs des causes troisiĂšmes et quatriĂšmes qu'ils sa-vaient ĂȘtre innĂ©es dans la toute-puissance du CrĂ©ateur, que nous appelons quatriple essence divine. Comment pouvaient-ils condamner l'Ă©ternitĂ© divine ? C'est en vou-lant donner Ă  l'Éternel une Ă©manation Ă©gale Ă  la leur, ne regardant le CrĂ©ateur que comme un ĂȘtre semblable Ă  eux, et qu'en consĂ©quence il devait naĂźtre d'eux des crĂ©a-tures spirituelles qui dĂ©pendraient immĂ©diatement d'eux-mĂȘmes, ainsi qu'ils dĂ©pendaient de celui qui les avait Ă©manĂ©s. VoilĂ  ce que nous appelons le principe du mal spirituel, Ă©tant certain que toute mauvaise volontĂ© conçue par l'esprit est toujours criminelle devant le CrĂ©ateur, quand bien mĂȘme l'esprit ne la rĂ©aliserait pas en action effective. C'est en punition de cette simple volontĂ© crimi-nelle que les premiers esprits ont Ă©tĂ© prĂ©cipitĂ©s par la seule puissance du CrĂ©ateur dans des lieux de sujĂ©tion, de privation et de misĂšre impure et contraire Ă  leur ĂȘtre spirituel qui Ă©tait pur et simple par leur Ă©manation, ce qui va ĂȘtre expliquĂ©.

Ces premiers esprits ayant conçu leur pensĂ©e crimi-nelle, le CrĂ©ateur fit force de lois sur son immutabilitĂ© en crĂ©ant cet univers physique en l’apparence de forme ma-tĂ©rielle, pour ĂȘtre le lieu fixe oĂč ces esprits pervers avaient Ă  agir, Ă  exercer en privation toute leur malice. Il ne faut point dans cette crĂ©ation matĂ©rielle comprendre l'homme ou le mineur qui est aujourd'hui au centre de la surface terrestre, parce que l'homme ne devait faire usage d'aucune forme de cette matiĂšre apparente, n'ayant Ă©tĂ© Ă©manĂ© et Ă©mancipĂ© par le CrĂ©ateur que pour dominer sur tous les ĂȘtres Ă©manĂ©s et Ă©mancipĂ©s avant lui. L’univers ne fut Ă©manĂ© qu'aprĂšs que cet univers fut formĂ© par la toute-puissance divine pour ĂȘtre l'asile des

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premiers esprits pervers et la borne de leurs opĂ©rations mauvaises, qui ne prĂ©vaudront jamais contre les lois d'or-dre que le CrĂ©ateur a donnĂ©es Ă  sa crĂ©ation universelle. Il avait les mĂȘmes vertus et puissances que les premiers esprits et quoiqu'il ne fĂ»t Ă©manĂ© qu'aprĂšs eux, il devint leur supĂ©rieur et leur aĂźnĂ©, par son Ă©tat de gloire et la force du gouvernement qu'il reçut du CrĂ©ateur. Il connais-sait parfaitement la nĂ©cessitĂ© de la crĂ©ation universelle, il connaissait de plus l'utilitĂ© et la saintetĂ© de sa propre Ă©manation spirituelle, ainsi que la forme glorieuse dont il Ă©tait revĂȘtu, pour agir dans toutes ses volontĂ©s sur les formes corporelles, actives et passives ; c'Ă©tait dans cet Ă©tat qu'il devait manifester toute sa puissance pour la plus grande gloire du CrĂ©ateur, en face de la crĂ©ation uni-verselle, gĂ©nĂ©rale et particuliĂšre.

Nous distinguons ici l'univers en trois parties, pour le faire concevoir à nos émules avec toutes ses facultés d'actions spirituelles : 1° l'univers, qui est une immense circonférence dans laquelle sont contenus le général et le particulier ; 2° la terre, ou la partie générale de laquelle émanent tous les éléments nécessaires à substancier le particulier ; et 3° le particulier, qui est composé de tous les habitants des corps célestes et terrestres. Voilà la di-vision que nous faisons de la création universelle, pour que nos émules puissent connaßtre et opérer avec distinc-tion et connaissance de cause dans chacune de ces trois parties.

Adam, dans son premier Ă©tat de gloire, Ă©tait le vĂ©ri-table Ă©mule du CrĂ©ateur. Comme pur esprit, il lisait Ă  dĂ©-couvert les pensĂ©es et les opĂ©rations divines. Le CrĂ©ateur lui fit concevoir les trois principes qui composaient l'uni-vers et, pour cet effet il lui dit : Commande Ă  tous les animaux actifs et passifs, ils t'obĂ©iront. Adam exĂ©cuta ce que le CrĂ©ateur lui avait dit ; il vit par lĂ  que sa puissance Ă©tait grande et il apprit Ă  connaĂźtre avec certitude une partie du tout composant l'univers ; cette partie est ce que nous nommons le particulier, composĂ© de tout ĂȘtre actif et passif habitant depuis la surface terrestre et son centre jusqu'au centre cĂ©leste appelĂ© mystĂ©rieusement ciel de Saturne.

AprÚs cette opération, le Créateur dit à sa créature : Commande au général ou à la terre, elle t'obéira. Ce que fit Adam. Il vit par là que sa puissance était grande, et il connut avec certitude le second tout composant l'univers.

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AprĂšs ces deux opĂ©rations, le CrĂ©ateur dit Ă  sa crĂ©ature : Commande Ă  tout l'univers crĂ©Ă©, et tous ses habitants t'obĂ©iront. Adam exĂ©cuta encore la parole de l'Éternel, et ce fut par cette troisiĂšme opĂ©ration qu'il apprit Ă  connaĂź-tre la crĂ©ation universelle.

Adam, ayant ainsi opéré et manifesté sa volonté au gré du Créateur, reçut de lui le nom auguste d'homme-Dieu de la terre universelle, parce qu'il devait sortir de lui une postérité de Dieu et non une postérité charnelle. Il faut observer qu'à la premiÚre opération Adam reçut la loi ; à la seconde, il reçut le précepte et à la troisiÚme, il reçut le commandement. Par ces trois sortes d'opérations nous devons voir clairement, non-seulement quelles étaient les bornes de la puissance, vertu et force que le Créateur avait données à sa créature, mais encore celles qu'il avait prescrites aux premiers esprits pervers.

Le CrĂ©ateur ayant vu sa crĂ©ature satisfaite de la ver-tu, force et puissance innĂ©es en elle, et par lesquelles elle pouvait agir Ă  sa volontĂ©, l'abandonna Ă  son libre arbitre, l'ayant Ă©mancipĂ©e d'une maniĂšre distincte de son immen-sitĂ© divine avec cette libertĂ©, afin que sa crĂ©ature eĂ»t la jouissance particuliĂšre et personnelle prĂ©sente et future pour une Ă©ternitĂ© impassive, pourvu toutefois qu'elle se conduisĂźt selon la volontĂ© du CrĂ©ateur. Adam, Ă©tant livrĂ© Ă  son libre arbitre, rĂ©flĂ©chit sur sa grande puissance mani-festĂ©e par ses trois premiĂšres opĂ©rations ; il envisagea son travail comme Ă©tant presque aussi grand que celui du CrĂ©ateur ; mais ne pouvant de son chef approfondir par-faitement ces trois premiĂšres opĂ©rations ni celles du CrĂ©a-teur, le trouble commença Ă  s'emparer de lui aussi bien que ses rĂ©flexions sur la toute-puissance divine, dans la-quelle il ne pouvait lire qu'avec le consentement du CrĂ©a-teur, selon qu'il lui avait Ă©tĂ© enseignĂ© par les ordres que le CrĂ©ateur lui avait donnĂ©s lui-mĂȘme d'exercer ses pou-voirs sur tout ce qui Ă©tait Ă  sa domination avant de le laisser libre de ses volontĂ©s. Ces rĂ©flexions d'Adam, ainsi que la pensĂ©e qu'il avait eue de lire dans la puissance di-vine, ne tardĂšrent pas d'un instant d'ĂȘtre connues des premiers esprits pervers, que nous nommons mauvais dĂ©mons, puisque, dĂšs qu'il eut conçu cette pensĂ©e, un des principaux esprits pervers apparut Ă  lui sous la forme apparente de corps de gloire, et s'Ă©tant approchĂ© d'Adam, il lui dit : Que dĂ©sires-tu connaĂźtre de plus du tout-puissant CrĂ©ateur ? Ne t'a-t-il pas Ă©galĂ© Ă  lui par la vertu

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et la toute-puissance qu'il a mises en toi ? Agis selon ta volontĂ©, innĂ©e en toi, et opĂšre en qualitĂ© d'ĂȘtre libre, soit sur la DivinitĂ©, soit sur toute la crĂ©ation universelle qui est soumise Ă  ton commandement ; tu te convaincras pour lors que ta puissance ne diffĂšre en rien de celle du CrĂ©a-teur. Tu apprendras Ă  connaĂźtre que tu es non-seulement crĂ©ateur de puissance particuliĂšre, mais encore crĂ©a-teur332

. ainsi qu'il t'a été dit, qu'il devait naßtre de toi une postérité de Dieu. C'est du Créateur que je tiens toutes ces choses, et c'est par lui et pour nom que je te parle.

À ce discours de l'esprit dĂ©moniaque, Adam resta comme dans l'inaction et sentit naĂźtre en lui un trouble violent, d'oĂč il tomba dans l'extase. C'est dans cet Ă©tat que l'esprit malin lui insinua sa puissance dĂ©moniaque, et Adam, revenu de son extase spirituelle animale, mais ayant retenu impression mauvaise du dĂ©mon, rĂ©solut d'opĂ©rer la science dĂ©moniaque, prĂ©fĂ©rablement Ă  la science divine que le CrĂ©ateur lui avait donnĂ©e pour assu-jettir tout ĂȘtre infĂ©rieur Ă  lui ; il rejeta entiĂšrement sa propre pensĂ©e spirituelle divine, pour ne faire usage que de celle que l'esprit malin lui avait suggĂ©rĂ©e. Adam opĂ©ra donc la pensĂ©e dĂ©moniaque en faisant une quatriĂšme opĂ©ration, dans laquelle il usa de toutes les paroles puis-santes que le CrĂ©ateur lui avait transmises pour ses trois premiĂšres opĂ©rations, quoiqu'il eĂ»t entiĂšrement rejetĂ© le cĂ©rĂ©monial de ces mĂȘmes opĂ©rations. Il fit usage, par prĂ©fĂ©rence du cĂ©rĂ©monial que le dĂ©mon lui avait ensei-gnĂ©, ainsi que du plan qu'il en avait reçu pour attaquer l'immutabilitĂ© du CrĂ©ateur. Adam rĂ©pĂ©ta ce que les pre-miers esprits pervers avaient conçu d'opĂ©rer, pour deve-nir crĂ©ateurs au prĂ©judice des lois que l'Éternel leur avait prescrites pour leur servir de bornes dans leurs opĂ©rations spirituelles divines. Les premiers esprits ne devaient rien concevoir ni entendre en matiĂšre de crĂ©ation, n'Ă©tant que crĂ©atures de puissance. Adam ne devait pas plus aspirer qu'eux Ă  cette ambition de crĂ©ation d'ĂȘtres spirituels qui lui fut suggĂ©rĂ©e par le dĂ©mon.

Nous avons vu qu'à peine ces démons, ou esprits pervers, eurent conçu d'opérer leur volonté démoniaque semblable à celle qu'avait opérée le Créateur, ils furent précipités dans des lieux de ténÚbres, pour une durée immense de temps, par la volonté immuable du Créateur.

332 Il y a évidemment une lacune ici. Il faudrait pour compléter le sens : créateur de puissance universelle.

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LA PHILOSOPHIE MYSTIQUE EN FRANCE AU XVIIIe SIÈCLE

Cette chute et ce chĂątiment nous prouvent que le CrĂ©a-teur ne saurait ignorer la pensĂ©e et la volontĂ© de sa crĂ©a-ture ; cette pensĂ©e et cette volontĂ©, bonnes ou mauvaises, vont se faire entendre directement au CrĂ©a-teur, qui les reçoit ou les rejette ; on aurait donc tort de dire que le mal vient du CrĂ©ateur, sous prĂ©texte que tout Ă©mane de lui ; du CrĂ©ateur est sorti tout ĂȘtre spirituel, bon, saint et parfait ; aucun mal n'est et ne peut ĂȘtre Ă©manĂ© de lui ; mais que l'on demande d'oĂč est donc Ă©manĂ© le mal, je dirai que le mal est enfantĂ© par l'esprit et non crĂ©Ă© ; la crĂ©ation n'appartient qu'au CrĂ©ateur et non Ă  la crĂ©ature ; les pensĂ©es mauvaises sont enfantĂ©es par l'esprit mauvais, comme les pensĂ©es bonnes sont en-fantĂ©es par l'esprit bon ; c'est Ă  l'homme de rejeter les unes et de recevoir les autres, selon son libre arbitre, qui lui donne droit de prĂ©tendre aux rĂ©compenses de ses bonnes oeuvres, mais qui peut aussi le faire rester, pour un temps infini, dans la privation de son droit spirituel.

Je parlerai plus amplement de cette misĂ©ricorde di-vine dans un autre endroit ; je reviendrai encore Ă  l'en-fantement du mal, occasionnĂ© par la mauvaise volontĂ© de l'esprit, et je dirai que le mauvais enfantement de l'esprit n'Ă©tant que la mauvaise pensĂ©e, est appelĂ© spirituelle-ment mauvais intellect, de mĂȘme que l'enfantement de la bonne pensĂ©e est appelĂ© bon intellect. C'est par ces sor-tes d'intellects que les esprits bons et mauvais se com-muniquent Ă  l'homme et lui font retenir une impression quelconque, selon qu'il use de son libre arbitre pour reje-ter ou admettre le mauvais ou le bon, Ă  sa volontĂ©.

Nous nommons intellect cette insinuation bonne ou mauvaise des esprits, parce qu'ils agissent sur des ĂȘtres spirituels. Les esprits pervers sont assujettis aux mineurs, ayant dĂ©gĂ©nĂ©rĂ© de leur puissance supĂ©rieure par leur prĂ©varication ; les bons esprits sont Ă©galement assujettis Ă  l'homme par la puissance quaternaire qu'il reçoit Ă  son Ă©manation. Cette puissance universelle de l'homme est annoncĂ©e par la parole du CrĂ©ateur, qui lui dit : J'ai tout crĂ©Ă© pour toi, tu n'as qu'Ă  commander pour ĂȘtre obĂ©i. Il n'y a donc nulle distinction Ă  faire de la sujĂ©tion oĂč le mi-neur tient les esprits bons d'avec celle oĂč il tient les es-prits mauvais. Si l'homme se fĂ»t maintenu dans son Ă©tat de gloire, il aurait servi de bon et vĂ©ritable intellect aux mauvais dĂ©mons, ainsi qu'eux-mĂȘmes ont fait sentir leur mauvais intellect au premier mineur et qu'ils le font jour-

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nellement ressentir parmi nous. Par la puissance de commandement, l'homme pouvait encore plus les resser-rer dans leur privation en leur refusant toute communica-tion avec lui, ce qui nous est figurĂ© par l'inĂ©galitĂ© des cinq doigts de la main, dont le doigt mĂ©dium figure l'Ăąme, le pouce l'esprit bon, l'index l'intellect bon ; les deux autres doigts figurent Ă©galement l'esprit et l'intellect dĂ©monia-ques. Nous comprendrons aisĂ©ment, par cette figure, que l'homme n'avait Ă©tĂ© Ă©manĂ© que pour ĂȘtre toujours en as-pect du mauvais dĂ©mon, pour le contenir et le combattre. La puissance de l'homme Ă©tait bien supĂ©rieure Ă  celle du dĂ©mon, puisque cet homme joignait Ă  sa science celle de son compagnon et de son intellect et que, par ce moyen, il pouvait opposer trois puissances spirituelles bonnes contre deux faibles puissances dĂ©moniaques, ce qui aurait totalement subjuguĂ© les professeurs du mal et par consĂ©-quent dĂ©truit le mal mĂȘme.

L'on peut voir, par tout ce que je viens de dire, que l'origine du mal n'est venue d'aucune autre cause que de la mauvaise pensĂ©e, suivie de la volontĂ© mauvaise de l'esprit contre les lois divines, et non pas que l'esprit mĂȘme Ă©manĂ© du CrĂ©ateur soit directement le mal, parce que la possibilitĂ© du mal n'a jamais existĂ© dans le CrĂ©a-teur. Il ne naĂźt uniquement que de la seule disposition et volontĂ© de ses crĂ©atures ; ceux qui parlent diffĂ©remment ne parlent pas avec connaissance des choses possibles et impossibles Ă  la DivinitĂ©. Lorsque le CrĂ©ateur chĂątie sa crĂ©ature, on lui donne le nom de juste, et non celui d'au-teur du flĂ©au qu'il lance pour prĂ©server sa crĂ©ature du chĂątiment infini.

J'entrerai maintenant dans l'explication de la prévari-cation du premier homme. Cette prévarication est une ré-pétition de celle des esprits pervers, premiers émanés ; quoiqu'elle parte de la propre volonté d'Adam, elle ne vient point immédiatement de sa pensée ; cette pensée lui ayant été suggérée par les esprits prévaricateurs ; mais la prévarication du premier homme est plus considé-rable que celle des premiers esprits, en ce que non-seulement Adam a retenu une impression du conseil des démons, en faveur desquels il a contracté une volonté mauvaise, mais encore il s'est porté à mettre en usage toute sa vertu et puissance divine contre le Créateur, en opérant au gré des démons et de sa propre volonté un acte de création ; ce que les esprits pervers n'avaient pas

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eu le temps de faire, leur pensĂ©e et leur volontĂ© mauvaise ayant Ă©tĂ© tuĂ©es par le CrĂ©ateur qui arrĂȘta aussitĂŽt et prĂ©-vint l'acte de l'opĂ©ration de cette volontĂ©. On demandera peut-ĂȘtre pourquoi le CrĂ©ateur n'a pas agi contre la mau-vaise volontĂ© et l'opĂ©ration unique du premier homme, ainsi qu'il l'avait fait contre celle des esprits pervers. Je rĂ©pondrai Ă  cela que l'homme, Ă©tant l'instrument prĂ©posĂ© par le CrĂ©ateur pour la punition des premiers esprits, re-çut des lois d'ordre en consĂ©quence. Le CrĂ©ateur laissa subsister ces lois d'ordre qu'il avait donnĂ©es Ă  l'homme, ainsi que celles qui Ă©taient innĂ©es dans l'esprit mauvais, afin que ces deux ĂȘtres opĂ©rassent conformĂ©ment Ă  leur pensĂ©e et Ă  leur volontĂ© particuliĂšre. Le CrĂ©ateur Ă©tant un ĂȘtre immuable dans ses dĂ©crets et dans ses dons spiri-tuels, comme aussi dans ce qu'il promet et ce qu'il refuse, de mĂȘme que dans les peines et les rĂ©compenses qu'il envoie Ă  sa crĂ©ature selon qu'elle le mĂ©rite, ne pouvait, sans manquer Ă  son immutabilitĂ©, arrĂȘter la force et l'ac-tion des lois d'ordre que l'esprit mauvais et l'esprit mi-neur, ou l'homme, avaient en eux. Il laissa agir librement les deux ĂȘtres Ă©manĂ©s, n'Ă©tant point en lui de lire dans les causes secondes, temporelles, ni d'en empĂȘcher l'ac-tion, sans dĂ©roger Ă  sa propre existence d'Être nĂ©cessaire et Ă  sa puissance divine.

Si le CrĂ©ateur prenait quelque part aux causes se-condes, il faudrait de toute nĂ©cessitĂ© qu'il communiquĂąt lui-mĂȘme non seulement la pensĂ©e, mais encore la volon-tĂ©, bonne et mauvaise, Ă  sa crĂ©ature, ou qu'il la fĂźt com-muniquer par ses agents spirituels, qui Ă©maneraient immĂ©diatement de lui, ce qui reviendrait exactement au mĂȘme. Si le CrĂ©ateur agissait ainsi, on aurait raison de dire que le bien et le mal viennent de Dieu, de mĂȘme que le pur et l'impur. Nous ne pourrions plus alors nous consi-dĂ©rer comme des ĂȘtres libres et sujets Ă  un culte divin de notre propre volontĂ©. Rendons toute la justice qui est due au CrĂ©ateur, en restant plus que convaincus qu'il n'a ja-mais existĂ© en lui et qu'il n'y peut jamais exister le moin-dre soupçon du mal, et que c'est de la seule volontĂ© de l'esprit que le mal peut sortir, l'esprit Ă©tant revĂȘtu d'une entiĂšre libertĂ©. Ce qui prouve dĂ©monstrativement la vĂ©ritĂ© de ce que je dis, c'est que s'il avait Ă©tĂ© Ă  la possibilitĂ© du CrĂ©ateur d'arrĂȘter l'action de causes secondes spirituelles-temporelles, il n'aurait pas permis que son mineur suc-combĂąt Ă  l'insinuation des dĂ©mons, l'ayant Ă©manĂ© expres-

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sĂ©ment pour ĂȘtre l'instrument particulier de la manifesta-tion de sa gloire contre ces mĂȘmes dĂ©mons. Je ferai en-core une petite comparaison Ă  ce sujet, quoiqu'il n'y en ait point Ă  faire. Je vous dirai donc que si vous envoyiez un second moi-mĂȘme pour combattre vos ennemis, et qu'il fĂ»t en votre pouvoir de le faire triompher, pourriez-vous le laisser succomber sans succomber vous-mĂȘme ? Si, au contraire, votre dĂ©putĂ© va au combat en observant de point en point les lois d'ordre que vous lui aurez don-nĂ©es, et qu'il revienne triomphant, vous le rĂ©compenserez de tout votre pouvoir comme un ami fidĂšle Ă  vos ordres. Mais si, s'Ă©tant Ă©cartĂ© de vos lois, il vient Ă  succomber, vous le punirez, parce qu'il avait la force en main. Cepen-dant, ce dĂ©putĂ© Ă©tant vaincu, l'ĂȘtes-vous Ă©galement ? Non ; il n'y a donc que lui de blĂąmable et sur lequel doit tomber toute votre indignation, comme Ă©tant faussaire et parjure ; aussi vous l'aurez en opprobre. De plus, si votre dĂ©putĂ©, ayant reçu vos ordres pour aller combattre vos ennemis, au lieu de les attaquer et de les terrasser, se joignait Ă  eux, et que tous ensemble vinssent vous livrer bataille, et cherchassent par ce moyen Ă  vous rendre su-jet Ă  eux, au lieu qu'ils le sont de vous, comment considĂ©-reriez-vous ce dĂ©putĂ© ? Vous le regarderiez comme un traĂźtre et vous vous tiendriez plus fort que jamais sur vos gardes contre lui. Eh bien, voilĂ  positivement quelle est la prĂ©varication du premier homme envers le CrĂ©ateur ; c'est pour cela que l'ange du Seigneur dit, selon qu'il est rapportĂ© dans les Écritures : Chassons d'ici l'homme qui eut connaissance du bien et du mal, car il pourrait nous troubler dans nos fonctions toutes spirituelles, et prenons garde qu'il ne touche l'arbre de vie, et qu'il ne vive par ce moyen Ă  jamais. (L'arbre de vie n'est autre chose que l'esprit du CrĂ©ateur, que le mineur attaqua injustement avec ses alliĂ©s.) Qu'il ne vive Ă  jamais signifie : Qu'il ne vive Ă©ternellement comme les premiers esprits dĂ©monia-ques dans une vertu et une puissance maudites. Sans cette punition, le premier homme n'eĂ»t point fait pĂ©ni-tence de son crime, il n'eĂ»t point obtenu sa rĂ©conciliation, il n'aurait point eu de postĂ©ritĂ©, et serait restĂ© mineur des mineurs dĂ©moniaques, dont il Ă©tait devenu le sujet, au lieu que, par sa rĂ©conciliation spirituelle, il a Ă©tĂ© remis par le CrĂ©ateur dans les mĂȘmes vertus et les mĂȘmes puissan-ces qu'il avait auparavant contre les infidĂšles Ă  la loi di-vine. C'est par cette rĂ©conciliation qu'il a obtenu une seconde fois les pouvoirs pour et contre tout ĂȘtre crĂ©Ă©,

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c'est à lui d'en user avec sagesse et modération et de ne plus employer son libre arbitre au gré des ennemis du Créateur, de peur de devenir à jamais l'arbre de vie du mal.

Revenons Ă  la prĂ©varication d'Adam. Si vous connais-siez le genre de prĂ©varication d'Adam et le fruit qu'il en reçut, vous ne regarderiez plus comme injuste la peine que le CrĂ©ateur a mise sur nous en naissant, et qu'il a rendue rĂ©versible sur notre postĂ©ritĂ© jusqu'Ă  la fin des siĂšcles. Adam fut Ă©manĂ© le dernier de toute crĂ©ature quelconque ; il fut placĂ© au centre de la crĂ©ation univer-selle, gĂ©nĂ©rale et particuliĂšre, il Ă©tait revĂȘtu d'une puis-sance supĂ©rieure Ă  celle de tout ĂȘtre Ă©manĂ©, relativement Ă  l'emploi auquel le CrĂ©ateur le destinait : les anges mĂȘ-mes Ă©taient soumis Ă  sa grande vertu et Ă  ses pouvoirs. C'est en rĂ©flĂ©chissant sur un Ă©tat si glorieux qu'Adam conçut et opĂ©ra sa mauvaise volontĂ©, au centre de sa premiĂšre couche glorieuse, que l'on nomme vulgairement Paradis terrestre et que nous appelons mystĂ©rieusement terre Ă©levĂ©e au-dessus de tout sens. Cet emplacement est ainsi nommĂ© par les amis de la sagesse, parce que ce fut dans ce lieu connu sous le nom de Mor-ia oĂč le temple de Salomon a Ă©tĂ© construit depuis. La construction de ce temple figurait rĂ©ellement l'Ă©manation du premier homme ; pour s'en convaincre, on n'a qu'Ă  observer que le temple de Salomon fut construit sans le secours d'outils composĂ©s de mĂ©taux ; ce qui faisait voir Ă  tous les hom-mes que le CrĂ©ateur avait formĂ© le premier homme sans le secours d'aucune opĂ©ration physique matĂ©rielle.

Cette couche spirituelle dans laquelle le crĂ©ateur pla-ça son premier mineur, fut figurĂ©e par 6 et une circonfĂ©-rence ; par les six cercles, le CrĂ©ateur reprĂ©sentait au premier homme les six immenses pensĂ©es qu'il avait em-ployĂ©es pour la crĂ©ation de son temple universel et parti-culier. Le 7e cercle, joint aux six autres, annonçait Ă  l'homme la jonction que l'esprit du CrĂ©ateur faisait avec lui pour ĂȘtre sa force et son appui ; mais, malgrĂ© les prĂ©-cautions puissantes que le CrĂ©ateur emploie pour prĂ©venir et soutenir l'homme contre ses ennemis, cet homme ne laissa pas d'agir selon sa propre volontĂ©, par laquelle il se dĂ©termina Ă  opĂ©rer une oeuvre impure.

Adam avait en lui un acte de création, de postérité de forme spirituelle, c'est-à-dire de forme glorieuse, sembla-ble à celle qu'il avait avant sa prévarication ; forme im-

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passive et d'une nature supĂ©rieure Ă  celle de toutes les formes Ă©lĂ©mentaires. Adam aurait eu toute la gloire de ces sortes de crĂ©ations ; la volontĂ© du premier homme ayant Ă©tĂ© celle du CrĂ©ateur, Ă  peine la pensĂ©e de l'homme aurait opĂ©rĂ©, que la pensĂ©e spirituelle divine aurait Ă©ga-lement agi, en remplissant immĂ©diatement le fruit de l'opĂ©ration du mineur par un ĂȘtre aussi parfait que lui. Dieu et l'homme n'auraient fait Ă  tous les deux qu'une seule opĂ©ration, et c'Ă©tait dans ce grand centre qu'Adam se serait vu renaĂźtre avec une vraie satisfaction, puisqu'il aurait Ă©tĂ© rĂ©ellement le crĂ©ateur d'une postĂ©ritĂ© de Dieu ; mais, loin d'accomplir les desseins du CrĂ©ateur, le premier homme se laissa sĂ©duire par les insinuations de ses en-nemis et par le faux plan d'opĂ©ration apparente divine, qu'ils lui tracĂšrent. Ces esprits dĂ©moniaques lui disaient : « Adam, tu as innĂ© en toi le verbe de crĂ©ation en tous genres ; tu es possesseur de toutes valeurs, poids, nom-bres et mesures ; pourquoi n'opĂšres-tu pas la puissance de crĂ©ation divine qui est innĂ©e en toi ? Nous n'ignorons pas que tout ĂȘtre crĂ©Ă© ne te soit soumis ; opĂšre donc des crĂ©atures puisque tu es crĂ©ateur, opĂšre devant ceux qui sont hors de toi ; ils rendront tous justice Ă  la gloire qui t'est due. »

Adam, rempli d'orgueil, traça six circonfĂ©rences en similitude de celles du CrĂ©ateur, c'est-Ă -dire qu'il opĂ©ra les six actes de pensĂ©es spirituelles qu'il avait en son pouvoir pour coopĂ©rer Ă  sa volontĂ© de crĂ©ation. Il exĂ©cuta physiquement et en prĂ©sence de l'esprit sĂ©ducteur sa cri-minelle opĂ©ration ; il s'Ă©tait attendu Ă  avoir le mĂȘme suc-cĂšs que le CrĂ©ateur Ă©ternel ; mais il fut trĂšs surpris, ainsi que le dĂ©mon, lorsqu'au lieu d'une forme glorieuse, il ne retira de son opĂ©ration qu'une forme tĂ©nĂ©breuse et tout opposĂ©e Ă  la sienne ; il ne crĂ©a, en effet, qu'une forme de matiĂšre au lieu d'en crĂ©er une pure et glorieuse, telle qu'il Ă©tait en son pouvoir. Que devint donc Adam aprĂšs son opĂ©ration ? Il rĂ©flĂ©chit sur le fruit inique qui en Ă©tait rĂ©sul-tĂ©, et il vit qu'il avait opĂ©rĂ© la crĂ©ation de sa propre pri-son, qui le resserrerait Ă©troitement, lui et toute sa postĂ©ritĂ©, dans des bornes tĂ©nĂ©breuses et dans la priva-tion spirituelle divine, jusqu'Ă  la fin des siĂšcles. Cette pri-son n'Ă©tait autre chose que le changement de forme glorieuse en forme matĂ©rielle et passive. La forme corpo-relle qu'Adam crĂ©a n'Ă©tait point rĂ©ellement la sienne, mais c'en Ă©tait une semblable Ă  celle qu'il devait prendre aprĂšs

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sa prĂ©varication. On me demandera peut-ĂȘtre si la forme corporelle glorieuse dans laquelle Adam fut placĂ© par le CrĂ©ateur, Ă©tait semblable Ă  celle que nous avons Ă  prĂ©-sent ? Je rĂ©pondrai qu'elle ne diffĂ©rait en rien de celle qu'ont les hommes aujourd'hui ; tout ce qui les distingue, c'est que la premiĂšre Ă©tait pure et inaltĂ©rable, au lieu que celle que nous avons prĂ©sentement est passive et sujette Ă  la corruption. C'est pour s'ĂȘtre souillĂ© par une crĂ©ation si impure que le CrĂ©ateur s'irrita contre l'homme. Mais, dira-t-on, Ă  quel usage a donc servi Ă  Adam cette forme de matiĂšre qu'il avait crĂ©Ă©e ? Elle lui a servi Ă  faire naĂźtre de lui une postĂ©ritĂ© d'hommes, en ce que le premier homme Adam, par sa crĂ©ation de forme passive matĂ©-rielle, a dĂ©gradĂ© sa propre forme impassive, de laquelle devaient Ă©maner des formes glorieuses comme la sienne, pour servir de demeure aux mineurs spirituels que le CrĂ©ateur y avait envoyĂ©s. Cette postĂ©ritĂ© de Dieu aurait Ă©tĂ© sans bornes et sans fin ; l'opĂ©ration spirituelle du premier mineur aurait Ă©tĂ© celle du CrĂ©ateur ; ces deux volontĂ©s de crĂ©ation n'auraient Ă©tĂ© qu'une en deux subs-tances. Mais pourquoi le CrĂ©ateur a-t-il laissĂ© subsister le fruit provenu de la prĂ©varication d'Adam, et pourquoi ne l'a-t-il pas anĂ©anti lorsqu'il a maudit le premier homme et toute la terre ? Le CrĂ©ateur laissa subsister l'ouvrage im-pur du mineur qui fĂ»t molestĂ© de gĂ©nĂ©ration en gĂ©nĂ©ra-tion, pour un temps immĂ©morial, ayant toujours devant les yeux l'horreur de son crime. Le CrĂ©ateur n'a pas per-mis que le crime du premier homme s'effaçùt de dessous les cieux, afin que sa postĂ©ritĂ© ne pĂ»t prĂ©tendre cause d'ignorance de sa prĂ©varication et qu'elle apprĂźt par lĂ  que les peines et les misĂšres qu'elle endure et endurera jus-qu'Ă  la fin des siĂšcles ne viennent point du CrĂ©ateur, mais de notre premier pĂšre, crĂ©ateur de matiĂšre impure et passive. Je ne me sers ici du mot de matiĂšre impure que parce qu'Adam a opĂ©rĂ© cette forme contre la volontĂ© du CrĂ©ateur.

Si l'on demandait encore comment s'est fait le chan-gement de la forme glorieuse d'Adam dans une forme de matiĂšre, et si le CrĂ©ateur donna lui-mĂȘme Ă  Adam la forme de matiĂšre qu'il prit aussitĂŽt sa prĂ©varication, je rĂ©pondrais qu'Ă  peine eut-il accompli sa volontĂ© crimi-nelle, le CrĂ©ateur, par sa toute-puissance, transforma aussitĂŽt la forme glorieuse du premier homme en une forme de matiĂšre passive semblable Ă  celle qui Ă©tait pro-

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venue de son opĂ©ration criminelle. Le CrĂ©ateur transforma cette forme glorieuse en prĂ©cipitant l'homme dans les abĂźmes de la terre, d'oĂč il avait sorti le fruit de sa prĂ©vari-cation. L'homme vint ensuite habiter sur la terre, comme le reste des animaux, au lieu qu'avant son crime il rĂ©gnait sur cette mĂȘme terre comme homme-Dieu et sans ĂȘtre confondu avec elle ni avec ses habitants.

Ce fut aprÚs cet événement terrible qu'Adam recon-nut encore plus fortement la grandeur de son crime. Il al-la aussitÎt gémir de sa faute et demanda le pardon de son offense au Créateur ; il s'enfonça dans sa retraite, et là, dans les gémissements et dans les larmes, il invoqua ainsi le Créateur divin :

PĂšre de charitĂ©, de misĂ©ricorde ; PĂšre vivifiant et de vie Ă©ternelle ; pĂšre Dieu des Dieux, des cieux et de la terre ; Dieu fort et trĂšs-fort ; Dieu de justice, de peine et de rĂ©compense ; Ă©ternel tout-puissant ; Dieu vengeur et rĂ©munĂ©rateur ; Dieu de paix et de clĂ©mence, de compas-sion charitable ; Dieu des esprits bons et mauvais ; Dieu fort du sabbath ; Dieu de rĂ©conciliation de tout ĂȘtre crĂ©Ă© ; Dieu Ă©ternel et tout-puissant des rĂ©gions cĂ©lestes et ter-restres ; Dieu invincible, existant nĂ©cessairement sans principe ni fin ; Dieu de paix et de satisfaction ; Dieu de toute domination et puissance, de tout ĂȘtre crĂ©Ă© ; Dieu qui punit et qui rĂ©compense quand il lui plaĂźt ; Dieu qua-triplement fort, des rĂ©volutions et des armĂ©es cĂ©lestes et terrestres de cet univers ; Dieu magnifique de toute contemplation, des ĂȘtres crĂ©Ă©s et des rĂ©compenses inaltĂ©-rables ; Dieu pĂšre de misĂ©ricorde sans bornes en faveur de sa faible crĂ©ature, exauce celui qui gĂ©mit devant toi de l'abomination de son crime ; il n'est que la cause seconde de sa prĂ©varication. RĂ©concilie ton homme en toi et te l'assujettis Ă  jamais, bĂ©nis aussi l'ouvrage fait de la main de ton premier homme, afin qu'il ne succombe, ainsi que moi, aux sollicitations de ceux qui sont la cause de ma juste punition et de celle de l'ouvrage de ma propre vo-lontĂ©. Amen.

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TABLE DES MATIÈRES

Chapitre I

Du mysticisme en gĂ©nĂ©ral – De ses rapports avec la philosophie et la religion –MartinĂšs Pasqually, son origine, sa vie et sa doctrine.

Chapitre II

Saint-Martin – Son enfance – Sa premiĂšre Ă©ducation – Sa rencontre avec MartinĂšs Pasqually – Ses succĂšs dans les salons – Ses voyages – Ses rapports avec madame de Boecklin.

Chapitre III

Suite de la vie de Saint-Martin – Son retour Ă  Am-boise – Sa solitude – Son dĂ©sespoir – Sa correspondance avec Kirchberger – Le gĂ©nĂ©ral Gichtel – SƓur Marguerite du Saint-Sacrement – Conduite de Saint-Martin pendant la RĂ©volution française – Son entrĂ©e aux Ă©coles normales – Sa mort.

Chapitre IV

Doctrine philosophique de Saint-Martin – Ses pre-miers ouvrages – Sa discussion avec Garat – Sa thĂ©orie sur le langage – Sa polĂ©mique contre les savants du XVIIIe siĂšcle – Sa polĂ©mique contre les prĂȘtres et les thĂ©ologiens.

Chapitre V

Doctrine politique de Saint-Martin – Son opinion sur l’origine de la sociĂ©tĂ©. Sa polĂ©mique contre J.-J. Rousseau – RĂ©pudiation de la souverainetĂ© du peuple – Lettres sur la rĂ©volution française – Ce qu’elle a de commun avec les ConsidĂ©rations sur la France, de Joseph de Maistre.

Chapitre VI

Doctrine religieuse de Saint-Martin – ThĂ©osophie – Saint-Martin n’est point panthĂ©iste – IdĂ©es de Saint-Martin sur la nature divine – Sur l’origine des ĂȘtres – Sur la nature de l’homme – Doctrine de la chute de l’homme.

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Chapitre VII

Doctrine de la rĂ©habilitation – Action rĂ©paratrice du temps – Raison de notre exil sur la terre – But de l’institution des sacrifices – Vertu purificatrice du sang – Sacrifice du RĂ©parateur – Incarnation spirituelle et incar-nation matĂ©rielle – La mort – L’enfer – La mĂ©tempsycose – Expiation finale – RĂ©conciliation de Satan avec Dieu – Destruction de la nature et bĂ©atitude suprĂȘme – Conclu-sion.

Appendice

TraitĂ© sur la rĂ©intĂ©gration des ĂȘtres dans leurs pre-miĂšres propriĂ©tĂ©s, vertus et puissances spirituelles et di-vines, par MartinĂšs Pasqually.

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