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La philosophie mystique
en France
Ă la fin du XVIIIe siĂšcle
Saint-Martin et son maĂźtre MartinĂšs Pasqually
Adolphe Franck Membre de lâInstitut, professeur au CollĂšge de France
1866
CHAPITRE PREMIER
Mysticisme en gĂ©nĂ©ral â De ses rapports avec la philoso-phie et la religion âMartines Pasqually, son origine, sa vie, sa doctrine.
Il y a peu dâĂ©crivains, et surtout peu dâĂ©crivains mys-tiques, qui aient moins de droits que Saint-Martin Ă ce nom de Philosophe inconnu dont il se plaisait Ă signer tous ses ouvrages. Si obscures que soient pour nous ses doctrines (et nous pouvons affirmer quâelles ne lâĂ©taient pas moins pour ses contemporains), il les a vues, de son vivant, devenir un objet de graves mĂ©ditations, et lui sus-citer, en France, en Allemagne, en suisse, des disciples pleins de ferveur. Au moment oĂč Ă©clatait la RĂ©volution française, son nom Ă©tait si cĂ©lĂšbre et si respectĂ©, que lâAssemblĂ©e constituante, en 1791, le prĂ©sentait SieyĂšs, Condorcet, Bernardin de Saint-Pierre et Berquin comme un des hommes parmi lesquels devait ĂȘtre choisi le prĂ©-cepteur du jeune dauphin. On se disputait sa personne dans les plus Ă©lĂ©gants salons ; ceux qui ne pouvaient le lire Ă©taient jaloux de lâentendre, et le charme de sa conversation effaçait pour lui toutes les distances. Il a vĂ©-cu dans la familiaritĂ© de la duchesse de bourbon, de la marĂ©chale de Noailles, de la marquise de Coislin, du duc de Richelieu, du duc de Bouillon, du duc de Lauzun ; il Ă©tait lâhĂŽte et le commensal du prince de Galitzin, de lord Hereford, du cardinal de Bernis ; il a connu le chevalier de Boufflers, le duc dâOrlĂ©ans, devenu plus tard Philippe-ĂgalitĂ©, Bailly, Lalande, Bernardin de Saint-Pierre. Il a soutenu, dans une assemblĂ©e de deux mille personnes, une discussion brillante contre Garat, lâancien ministre de la convention, nommĂ© professeur dâanalyse de lâentendement dans les Ă©coles normales. AprĂšs sâĂȘtre atti-rĂ©, dans sa jeunesse, les sarcasmes de Voltaire, il nâa pu Ă©viter, sur la fin de sa vie, ceux de Chateaubriand, quâil a aimĂ© et admirĂ©. Enfin câest dans ses Ă©crits et principale-ment dans ses Ă©crits politiques, que lâauteur des ConsidĂ©-rations de la RĂ©volution française et des SoirĂ©es de Saint-PĂ©tersbourg a trouvĂ© les fondements de son systĂšme.
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Aussi, les apologistes, les critiques et les biographes ne lui ont pas manquĂ© aprĂšs sa mort. Sans parler de Gence, qui Ă©tait un des siens, qui appartenait Ă sa famille spirituelle, et qui, ayant vĂ©cu dans son intimitĂ©, a pu nous laisser, dans la Biographie universelle, un rĂ©cit exact de sa vie, madame de StaĂ«l, en Ă©tudiant lâAllemagne, y a rencontrĂ© les traces encore vivantes de son influence. Par le coup mortel quâil a portĂ©, longtemps avant Royer-Collard, Ă la domination de lâĂ©cole de Condillac, et la lutte quâil a soutenue toute sa vie contre le matĂ©rialisme du XVIIIe siĂšcle, il a imposĂ© Ă un illustre historien de la philo-sophie, le souvenir de son nom et de ses Ă©crits. Il a forcĂ©, sinon par la justice, du moins par la reconnaissance, le plus implacable ennemi de toute libre-pensĂ©e, le comte Joseph de Maistre, Ă rendre hommage Ă son caractĂšre et Ă son talent. M. Sainte-Beuve lui a donnĂ© une place hono-rable dans sa galerie1. Sans se risquer avec lui dans les voies souterraines quâil aimait Ă parcourir, il a fait revivre Ă nos yeux, dans une fine peinture, la grĂące de lâĂ©crivain, les dĂ©licatesses de lâhomme. Un critique religieux, chez qui lâardeur de la foi sait toujours se concilier avec la bienveillance et la justice, M. Moreau, lâa considĂ©rĂ© sous un autre point de vue. Tout en recueillant sur sa vie des renseignements jusque-lĂ restĂ©s ignorĂ©s, et sans nĂ©gliger ses opinions purement philosophiques, il sâest proposĂ© pour but de signaler les points sur lesquels son libre chris-tianisme est souvent en dĂ©saccord et mĂȘme opposition avec lâorthodoxie catholique2. Un philosophe, qui est en mĂȘme temps un Ă©lĂ©gant Ă©crivain, M. Caro, dans une thĂšse substantielle3, a voulu nous offrir la synthĂšse de ses idĂ©es tant philosophiques que religieuses, en les compa-rant avec les idĂ©es analogues des mystiques antĂ©rieurs ou contemporains. Enfin, dâautres, par des extraits choisis avec art ou qui rĂ©pondaient Ă leurs propres sentiments, se sont bornĂ©s Ă mettre sous nos yeux les Ă©lĂ©ments les plus prĂ©cieux de sa doctrine et comme la fleur de ses pensĂ©es.
Quoiquâil nây ait pas plus de soixante ans que Saint-Martin est mort, et que, selon toute vraisemblance, il sub-siste encore parmi nous, dans lâombre de quelque loge, 1 Causeries du lundi, t. X, p. 190-225. 2 RĂ©flexions sur les idĂ©es de Louis-Claude de Saint-Martin, le ThĂ©oso-phe, par L. Moreau, un vol. grand in-18, Paris, 1850. 3 Essai sur la vie et les doctrines de Saint-Martin, le Philosophe incon-nu, in-8°, Paris, 1852.
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des dĂ©bris vivants de son Ă©cole, les diffĂ©rentes Ă©tudes dont il a Ă©tĂ© lâobjet sont toutes, pour un certain cotĂ©, plus ou moins incomplĂštes. Elles ont laissĂ© subsister, dans sa vie et dans son systĂšme, un assez grand nombre de points obscurs, qui rĂ©clamaient depuis longtemps dâautres informations. Par exemple, que savions-nous de MartinĂšs Pasqually, ce mystĂ©rieux personnage venu on ne sait dâoĂč, quâon rencontre partout et quâon ne peut saisir nulle part, qui disparaĂźt un jour subitement comme il Ă©tait ve-nu, allant chercher au loin une fin restĂ©e inexpliquĂ©e, comme sa vie, aprĂšs avoir exercĂ© sur lâesprit de Saint-Martin une dĂ©cisive influence ? Quelle fut au juste sa doc-trine ? Ă quelle source lâavait-il puisĂ©e ? Ă quel point le Philosophe inconnu y est-il demeurĂ© fidĂšle ? Quels rap-ports celui-ci avait-il conservĂ© avec ceux qui ont Ă©tĂ© nour-ris du mĂȘme pain spirituel ? Par quel motif ou par lâintervention de quelle puissance a-t-il abandonnĂ© son premier maĂźtre pour se plonger, vers la fin de sa carriĂšre, dans les sombres abĂźmes de Jacob Boehme ?
Ces questions et plusieurs autres, qui ne manqueront pas de se prĂ©senter sur notre chemin, trouvent leur solu-tion dans le travail que M. Matter a publiĂ©, il y a trois ans-4. « Une rare bonne fortune, dit-il5 a fait tomber entre nos mains, dans un voyage Ă lâĂ©tranger, les deux petits volu-mes manuscrits du traitĂ© de don MartinĂšs, De la rĂ©intĂ©-gration, dont je ne connais que deux exemplaires, lâun en France, lâautre dans la Suisse française. » M. Matter a aussi mis Ă profit, avant quâelle fut publiĂ©e par MM. Schauer et Chuquet, la curieuse correspondance de Saint-Martin avec le baron de Liebisdorf6, et une foule de lettres restĂ©es inĂ©dites de Divonne, de Maubach, de Ma-dame de BĆcklin, tous les trois unis de cĆur et dâintelligence avec lâillustre illuminĂ©, surtout la derniĂšre, objet dâune amitiĂ© passionnĂ©e, et qui a Ă©tĂ© pour lui, dans les voies du mysticisme germanique, ce que BĂ©atrice a Ă©tĂ© pour Dante dans le troisiĂšme acte de la Divine ComĂ©-die. Ajoutons que M. Matter Ă©tait prĂ©parĂ© depuis long-temps Ă lâĆuvre quâil vient dâaccomplir. Historien du
4 Saint-Martin, le Philosophe inconnu, sa vie et ses Ă©crits, son maĂźtre MartinĂšs et leur groupes, dâaprĂšs des documents inĂ©dits, par M. Mat-ter, Paris, chez Didier, 1862 5 PrĂ©face, p. VIII-IX. 6 La correspondance inĂ©dite de L.C. de Saint-Martin, dit le Philosophe inconnu, et Kirchberger, baron de Liebisdorf, ouvrage recueilli et pu-bliĂ© par L. Schauer et Alph. Chuquet, grand in-18. Paris, 1862.
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gnosticisme et de lâĂ©cole dâAlexandrie, câest-Ă -dire du mysticisme ancien, profondĂ©ment versĂ© dans la connais-sance des hĂ©rĂ©sies chrĂ©tiennes du moyen Ăąge, il semblait naturellement dĂ©signĂ© pour Ă©crire lâhistoire du mysticisme moderne. La mort ne lui a pas permis. Cette Ă©tude sur Saint-Martin nâest guĂšre que la premiĂšre page du livre sur lequel il avait recueilli tant de prĂ©cieux matĂ©riaux. Cette page, quelle que soit la destinĂ©e de celles quâelle nous annonce, fait le plus grand honneur Ă la mĂ©moire de M. Matter. Il a produit des ouvrages plus Ă©rudits et plus pro-fonds ; il nâa rien Ă©crit de plus complet, de plus clair, de plus attachant.
Pour se faire une idĂ©e du rĂŽle que joue Saint-Martin dans lâhistoire du mysticisme, il faut savoir quel est celui du mysticisme lui-mĂȘme dans lâhistoire de la religion et de la philosophie. On peut dire que la religion est au mysti-cisme ce que lâamour rĂ©glĂ© par le mariage est Ă lâamour libre et passionnĂ©. AssurĂ©ment le mariage a Ă©tĂ© calomniĂ© par la comĂ©die et la satire. Le mariage nâexclut pas lâamour ; il le suppose, au contraire, et ne peut se com-prendre sans lui. Mais il lui impose des rĂšgles et des de-voirs ; il le place sous lâautoritĂ© des lois, et ne lui permet pas de sâĂ©carter des conditions sur lesquelles repose lâordre social. Telle est prĂ©cisĂ©ment lâaction de la religion sur lâamour divin, et, par la suite, sur tous les actes et toutes les pensĂ©es dont se compose le commerce de lâĂąme avec lâinfini. Elle ne permet pas que, dans les Ă©lans mĂȘmes de la foi la plus exaltĂ©e, on sâĂ©loigne de ses dog-mes, de ses traditions, de sa discipline, ni quâon les mani-feste autrement que sous les formes quâelle a consacrĂ©es. Elle est insĂ©parable dâune sociĂ©tĂ© spirituelle qui a, comme la sociĂ©tĂ© civile, son gouvernement, son organisation, sa lĂ©gislation. Le mysticisme nâadmet rien de tout cela, quoi-quâil y ait nĂ©cessairement un fonds mystique dans la reli-gion mĂȘme. Le mysticisme, comme la passion, comme lâamour humain quand il a envahi tout notre ĂȘtre, ne connaĂźt ni rĂšgle, ni frein, ni limite. LâautoritĂ© est pour lui un vain mot ; la tradition et les textes, quand il daigne les accepter, se changent, sous son regard, en symboles et en figures, comme certains corps, touchĂ©s par le feu, se changent en vapeur. Il va tout droit Ă lâobjet aimĂ©, câest-Ă -dire Dieu. Câest lui seul quâil cherche, lui seul quâil aper-çoit dans la nature et dans lâĂąme, et il ne sâarrĂȘte quâaprĂšs avoir tout absorbĂ© et quand il sâest lui-mĂȘme
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abĂźmĂ© en lui. De lĂ lâaffinitĂ© quâon a toujours remarquĂ©e entre le mysticisme et le panthĂ©isme.
Essentiellement diffĂ©rent de la religion, le mysticisme ne se distingue pas moins de la philosophie. La philoso-phie, câest la raison dans la pleine possession dâelle-mĂȘme. Elle ne se rend quâĂ la lumiĂšre de lâĂ©vidence ou Ă la force irrĂ©sistible des dĂ©monstrations. Il lui faut des principes dâune autoritĂ© naturelle et universelle, des faits rĂ©flĂ©chis par toutes les consciences, des raisonnements Ă lâabri de toute objection. Je nâaffirme pas que ce but soit toujours atteint par la philosophie ; je dis que la philoso-phie le poursuit sans relĂąche, et quâelle ne saurait y re-noncer sans donner gain de cause Ă ceux qui prĂ©tendent quâelle nâexiste pas. Le mysticisme ne se propose rien de pareil. Le mysticisme, câest la passion, et la passion Ă be-soin de contempler, dâadmirer, de croire Ă la perfection et Ă la possession de lâobjet aimĂ© ; elle ne raisonne pas. Elle observe, et quelquefois avec beaucoup de finesse, mais seulement ce qui la flatte ou la contrarie, ce qui, en lâexaltant par la rĂ©sistance ou par la satisfaction, lui tient lieu dâaliment. Loin de chercher lâuniversalitĂ© dans les principes et dans les faits, elle ramĂšne tout Ă une expĂ©-rience non seulement personnelle, mais exceptionnelle. « Jâai dit quelquefois, Ă©crit Saint-Martin7, que Dieu Ă©tait ma passion. Jâaurais pu dire, avec plus de justice, que câest moi qui Ă©tais la sienne, par les soins continus quâil mâa prodiguĂ©s et par ses opiniĂątres bontĂ©s pour moi, mal-grĂ© toutes mes ingratitudes ; car, sâil mâavait traitĂ© comme je le mĂ©ritais, il ne mâaurait seulement pas regar-dĂ©. » Presque tous les grands mystiques se sont bercĂ©s de cette illusion.
Le mysticisme nâest pas une effervescence passagĂšre quâon remarque seulement de loin en loin dans les quel-ques natures privilĂ©giĂ©es. Il a ses racines dans les profon-deurs de lâĂąme humaine ; on le voit Ă©clore dans toutes les races, sous lâempire des croyances et des civilisations les plus opposĂ©es, pourvu que le mouvement gĂ©nĂ©ral dâoĂč dĂ©pend la durĂ©e des sociĂ©tĂ©s et des peuples lui laisse le temps de paraĂźtre au jour. Il appartient Ă©galement Ă lâInde brahmanique et bouddhiste, Ă la Chine convertie au culte de FĂŽ et Ă la doctrine de Lao-tseu, Ă la GrĂšce paĂŻenne, lorsquâelle mĂȘle aux enseignements de Platon les inspirations de lâOrient, Ă la JudĂ©e attentive aux mystĂšres 7 Portrait historique, n° 901, dans le t. I des Ćuvres posthumes.
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de la kabbale, et aux nations chrĂ©tiennes de lâOccident. Il sait se faire sa place dans la religion comme dans la phi-losophie, quoiquâil diffĂšre essentiellement de toutes deux. Les siĂšcles de foi et dâincrĂ©dulitĂ©, de soumission et de li-bre examen, de ferveur catholique et de propagande pro-testante, ne lui sont pas plus Ă©trangers les uns que les autres. Mais câest aux Ă©poques de dĂ©composition et de rĂ©volution gĂ©nĂ©rale, quand lâĂąme ne sait plus oĂč se repo-ser, quand toutes les idĂ©es et toutes les croyances sont mises en question, quand la philosophie, la religion et la sociĂ©tĂ© elle-mĂȘme, Ă©branlĂ©es dans leurs fondements, re-mises au creuset pour ĂȘtre purifiĂ©es, nâoffrent plus aucun abri aux cĆurs timides et pacifiques, câest dans les temps qui prĂ©parent la tourmente rĂ©volutionnaire, dans ceux qui prĂ©cĂ©dent et qui suivent la naissance du christianisme, quâil se dĂ©ploie avec une vigueur particuliĂšre, avec une variĂ©tĂ© de formes presque infinie, et que son action Ă le plus dâĂ©tendue.
On ne se figure pas tout ce que le XVIIIe siĂšcle a vu sâĂ©lever en Europe de sanctuaires mystiques, dont chacun avait son grand prĂȘtre et son culte sĂ©parĂ©. On distinguait lâĂ©cole de Lyon, fondĂ©e et gouvernĂ©e par Cagliostro ; celle dâAvignon, qui fut plus tard transportĂ©e Ă Rome ; celle de Zurich, suspendue aux lĂšvres Ă©loquentes de Lavater ; celle de Copenhague ou du Nord, qui ne jurait que par le nom de Swedenborg ; celle de Strasbourg, uniquement nourrie des Ă©crits de Jacob Boehme ; celle de Bordeaux, attentive aux oracles de MartinĂšs Pasqually ; celle des PhilalĂšthes de Paris, qui cherchant sa voie entre MartinĂšs et Swedenborg, empruntait Ă©galement ses aspirations Ă lâun ou Ă lâautre. Au sein mĂȘme de la Terreur, Ă©tait venue Ă©clater lâaventure de Dom Gerle et de Catherine ThĂ©ot ; le mysticisme avait tissĂ© sa toile autour de lâĂ©chafaud, et, quelques annĂ©es auparavant, le mesmĂ©risme donnait le vertige Ă toute la France. De tous les chefs de secte que je viens de citer, MartinĂšs Pasqually nâest pas celui qui a jetĂ© le plus dâĂ©clat, mais câest celui qui a laissĂ© les traces les plus profondes ; câest lui principalement qui a crĂ©Ă© Saint-Martin.
Le nuage qui enveloppe sa vie nâest pas complĂšte-ment dissipĂ© par le livre de M. Matter, ni mĂȘme par les documents inĂ©dits que M. Matter a eu la libĂ©ralitĂ© de met-tre Ă ma disposition. Nous savons quâil Ă©tait le fils dâun israĂ©lite portugais, qui est venu, on ignore Ă quelle date
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et pour quel motif, sâĂ©tablir Ă Grenoble. Je suis assez por-tĂ© Ă supposer quâĂ lâexemple de ses coreligionnaires res-tĂ©s en Portugal aprĂšs les Ă©dits de bannissement rendus contre eux, il professait extĂ©rieurement le catholicisme, tout en restant juif dans son intĂ©rieur. Câest ainsi quâon sâexplique lâisolement dans lequel il Ă©leva son fils, et qui ne lui permit quâĂ un Ăąge assez avancĂ©, dâapprendre la langue de sa nouvelle patrie, et encore de lâapprendre dâune maniĂšre assez imparfaite. Câest ainsi quâon peut Ă©galement se rendre compte de la maniĂšre judaĂŻque, toute kabbalistique, dont il entendait les dogmes du chris-tianisme ; car, jâen demande pardon Ă M. Matter, il mâest impossible de ne pas reconnaĂźtre les Ă©lĂ©ments essentiels de la kabbale dans la doctrine enseignĂ©e plus tard par MartinĂšs Pasqually ; et la forme mĂȘme sous laquelle il lâa dĂ©veloppĂ© dans son traitĂ© De la rĂ©intĂ©gration, ces dis-cours placĂ©s dans la bouche des principaux personnages de lâAncien Testament, ne sont quâune imitation des mi-draschim ou commentaires allĂ©goriques et mystiques de lâĂcriture sainte, par les plus anciens docteurs de la syna-gogue. Il faut remarquer dâailleurs que les principaux kabbalistes Ă©taient dâorigine espagnole, et que leurs tradi-tions secrĂštes se prĂȘtaient Ă merveille au mystĂšre qui de-vait envelopper la vie et la pensĂ©e de ces tristes victimes de lâinquisition, obligĂ©es, pour sauver leurs tĂȘtes, de dis-simuler leur foi.
Je ne puis donc partager lâopinion commune qui fait de MartinĂšs Pasqually un israĂ©lite converti au catholi-cisme ; on nâa jamais citĂ© un seul fait qui dĂ©montre cette prĂ©tendue conversion ; il nâa jamais prononcĂ© ni Ă©crit un seul mot quâon puisse interprĂ©ter comme une profession de foi catholique. Toute sa vie se passe Ă lâombre des lo-ges ou associations secrĂštes fondĂ©es dans lâintĂ©rĂȘt dâun mysticisme libre. Il sây prĂ©sente, non comme un disciple, mais comme un maĂźtre, qui a sa provision de vĂ©ritĂ©s toute faite, et qui la tient de plus haut. Il y apporte des projets de conciliation, de fusion, et sans doute aussi de domina-tion personnelle. Telle est la cause de ses courtes et mys-tĂ©rieuses apparitions, tantĂŽt Ă Paris, tantĂŽt Ă Lyon, tantĂŽt Ă Bordeaux. Ă ces tentatives gĂ©nĂ©rales, il joignait, Ă lâoccasion, la propagande individuelle : car il avait son cĂ©-nacle particulier, qui, sans ĂȘtre assez nombreux pour for-mer une secte, Ă©tait initiĂ© directement Ă sa pensĂ©e. LâabbĂ© FourniĂ©, un de ces Ă©lus, nous raconte de quelle
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maniĂšre il abordait ceux quâil jugeait dignes de ses soins. Une fois assurĂ© quâil avait gagnĂ© leur confiance ou frappĂ© leur imagination : « Vous devriez, leur disait-il, venir nous voir ; nous sommes de braves gens. Vous ouvrirez un li-vre, vous regarderez au premier feuillet, au centre et Ă la fin, lisant seulement quelques mots, et vous saurez tout ce quâil contient. Vous voyez marcher toutes de sortes de gens dans la rue ; eh bien, ces gens-lĂ ne savent pas pourquoi ils marchent, mais vous, vous le saurez.»
MartinĂšs Pasqually nâatteignit pas le but quâil poursui-vait. Au lieu de devenir, comme il lâavait rĂȘvĂ©, lâhiĂ©rophante suprĂȘme de toutes les sociĂ©tĂ©s mystiques de la France et peut-ĂȘtre de lâEurope, il ne vit jamais autour de lui quâen petit nombre dâadeptes, quâon a appelĂ©s Ă tort la secte des MartinĂ©zistes ; car ils nâont jamais eu en-tre eux une assez grande conformitĂ© de pensĂ©es ni des relations assez suivies pour constituer une loge distincte. DĂ©couragĂ© ou rĂ©signĂ©, et nâaspirant plus quâĂ lâobscuritĂ© et au repos, MartinĂšs disparut un jour du milieu de des amis, et lâon apprit quâil Ă©tait mort Ă Port-au-Prince, en 1779.
Pour exposer son systĂšme, il faudrait avoir sous les yeux le document prĂ©cieux dont M. Matter a Ă©tĂ© lâheureux possesseur, le TraitĂ© sur la rĂ©intĂ©gration des ĂȘtres dans leurs premiĂšres propriĂ©tĂ©s, vertus et puissances spirituel-les et divines. Câest le vĂ©ritable titre de lâouvrage de Mar-tinĂšs. JâespĂšre bien que les hĂ©ritiers de M. Matter le publieront quelque jour ; je les en conjure au nom de la philosophie et dans lâintĂ©rĂȘt dâune renommĂ©e qui doit leur ĂȘtre chĂšre ; ce sera un des plus grands services qui au-ront Ă©tĂ© rendus Ă lâhistoire du mysticisme, et particuliĂš-rement du mysticisme au XVIIIe siĂšcle. Mais, en attendant, lâanalyse que nous possĂ©dons dĂšs aujourdâhui de ce sin-gulier livre nous permet dâen reconnaĂźtre lâesprit et lâorigine. Il dĂ©coule tout entier du principe kabbalistique de lâĂ©manation, conservĂ© par Saint-Martin comme la par-tie la plus prĂ©cieuse de lâenseignement de son premier maĂźtre, celle qui nâĂ©tait communiquĂ©e quâaux disciples les plus avancĂ©s et les plus pĂ©nĂ©trants8. Au principe de lâĂ©manation vient se rattacher le dogme de la chute, en-tendu dans un sens qui le distingue du dogme chrĂ©tien et le fait rentrer dans le systĂšme mĂ©taphysique du Zohar.
8 Correspondance avec le baron de Liebisdorf, p. 15 de lâĂ©dition de M. Schauer ; M. Matter, Saint-Martin, p. 25.
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Selon la doctrine de MartinĂšs Pasqually, lâhomme nâest pas le seul ĂȘtre qui porte en lui les traces et qui subisse les consĂ©quences dâune dĂ©faillance premiĂšre ; tous les ĂȘtres sont tombĂ©s comme lui ; ceux qui peuplent le ciel ou qui entourent le trĂŽne de lâĂ©ternitĂ©, comme ceux qui sont exilĂ©s sur cette terre ; tous sentent avec douleur le mal qui les tient Ă©loignĂ©s de leur source divine, en atten-dant impatiemment le jour de la rĂ©intĂ©gration. Rien nâest plus facile Ă comprendre ; car, avec le principe de lâĂ©manation, la seule naissance des intelligences finies est une dĂ©cadence, puisquâelle les Ă©loigne de lâintelligence in-finie, de lâexistence souveraine et parfaite avec laquelle elles Ă©taient primitivement confondues.
Le traitĂ© de MartinĂšs, comme nous lâapprend M. Mat-ter, sâĂ©tant arrĂȘtĂ© prĂ©cisĂ©ment Ă la venue de JĂ©sus-Christ, nous ne savons pas par lui-mĂȘme de quelle maniĂšre il ex-pliquait la rĂ©habilitation ; mais nous pouvons nous en faire une idĂ©e dâaprĂšs le tĂ©moignage de lâabbĂ© FourniĂ©, incapable de rien ajouter de son propre fonds Ă la doc-trine quâil avait reçue. Or voici ce que lâabbĂ© FourniĂ© nous assure avoir entendu de la bouche de Pasqually :
« Chacun de nous, en marchant sur ses traces, peut sâĂ©lever au degrĂ© oĂč est parvenu JĂ©sus-Christ. Câest pour avoir fait la volontĂ© de Dieu que JĂ©sus-Christ, revĂȘtu de la nature humaine, est devenu le Fils de Dieu, Dieu lui-mĂȘme. En imitant son exemple ou en conformant notre volontĂ© Ă la volontĂ© divine, nous entrerons comme lui dans lâunion Ă©ternelle de Dieu. Nous nous viderons de lâesprit de Satan pour nous pĂ©nĂ©trer de lâesprit divin ; nous deviendrons un comme Dieu est un, et nous serons consommĂ©s en lâunitĂ© Ă©ternelle de Dieu le PĂšre, de Dieu le fils et de Dieu le Saint-Esprit, consĂ©quemment consom-mĂ©s dans la jouissance des dĂ©lices Ă©ternelles et divi-nes9. »
Tous les mystiques, sous une forme ou sous une au-tre, ont eu la mĂȘme pensĂ©e ; mais ici elle se prĂ©sente comme une suite nĂ©cessaire des deux principes prĂ©cĂ©-dents. Certainement, si toute existence renfermĂ©e dans ce monde est une Ă©manation, et si toute Ă©manation est une dĂ©chĂ©ance ; câest-Ă -dire un amoindrissement de la substance infinie, il faut chercher notre rĂ©habilitation dans lâanĂ©antissement des limites qui dĂ©terminent notre ĂȘtre,
9 Voyez M. Matter, ouvrage cité, p. 35-37.
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dans la destruction de notre conscience et de notre volon-tĂ© individuelle, dans le retour de notre Ăąme au sein de lâesprit universel. La preuve que MartinĂšs, en comprenant de cette façon la rĂ©paration de la premiĂšre faute, ne cĂ©-dait pas simplement Ă la pente gĂ©nĂ©rale du mysticisme, mais Ă une tradition positive, hĂ©rĂ©ditaire dans sa race, câest que la rĂ©intĂ©gration, selon lui, ne sâarrĂȘte pas Ă lâhomme ; elle sâĂ©tendra Ă toute la nature, et jusquâau principe mĂȘme du mal, Ă cette puissance indĂ©finie que nous appelons lâEsprit des tĂ©nĂšbres. « MartinĂšs Pasqually, dit Saint-Martin10, avait la clef active de tout ce que notre cher Boehme expose dans ses thĂ©ories ; mais il ne nous croyait pas en Ă©tat de porter ces hautes vĂ©ritĂ©s. Il avait aussi des points que notre ami Boehme ou nâa pas connus ou nâa pas voulu montrer, tels que la rĂ©sipiscence de lâĂȘtre pervers, Ă laquelle le premier homme11 aurait Ă©tĂ© chargĂ© de travailler. » La rĂ©sipiscence de lâesprit pervers est Ă la fois un dogme persan et une idĂ©e kabbalistique. Mais, si lâon songe que le Zend-Avesta nâa Ă©tĂ© publiĂ© quâen 1771, Ă une Ă©poque oĂč MartinĂšs Ă©tait retirĂ© de la scĂšne du monde, et que, dâailleurs, ce chef dâĂ©cole est restĂ© toute sa vie complĂštement Ă©tranger au mouvement scientifique de son temps, il faut bien admettre lâintervention de la kabbale.
Avec ces doctrines seules, MartinĂšs nâaurait Ă©tĂ© quâun mĂ©taphysicien ou un mystique spĂ©culatif ; mais nous sa-vons quâil Ă©tait quelque chose de plus. Ă lâĆuvre pure-ment spirituelle de la parole, il joignait les actes matĂ©riels de la thĂ©urgie. Reconnaissant entre lâhomme et le principe absolu des ĂȘtres une foule dâexistences intermĂ©diaires, spirituelles comme notre Ăąme, mais dĂ©chues comme elle, quoique restĂ©es en possession des facultĂ©s supĂ©rieures, il pensait quâil y avait des moyens de les intĂ©resser Ă notre rĂ©gĂ©nĂ©ration, Ă©troitement unie Ă la leur, et de les mettre en communication avec nous, de nous placer sous leur tu-telle, dâen obtenir les secours ou les lumiĂšres indispensa-bles Ă notre faiblesse. Ainsi sâexpliquent les noms de majeur et de mineur appliquĂ©s, le premier aux esprits cĂ©-lestes, le second Ă lâĂąme humaine. Quant aux moyens employĂ©s par MartinĂšs Pasqually pour amener les rela-tions quâil dĂ©sirait, et auxquelles sans aucun doute, il
10 Corresp. inĂ©dite, p. 272. 11 TrĂšs certainement lâAdam Kadmon ; car telle est la traduction littĂ©-rale de ces deux mots hĂ©breux.
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croyait sincĂšrement, aucun de ses disciples ne sâest cru permis de les dĂ©voiler ; mais une parole de Saint-Martin peut nous tenir lieu de tout autre renseignement. Comme il assistait un jour Ă ces opĂ©rations, probablement des ac-tes dâĂ©vocation prĂ©cĂ©dĂ©s de grands prĂ©paratifs, il lui arri-va de sâĂ©crier : « Comment, maĂźtre, il faut tout cela pour le bon Dieu12 ? » Et le maĂźtre rĂ©pondait : « Il faut bien se contenter de ce que lâon a. » Cela voulait dire, si nous en croyons lâauteur de lâHomme de dĂ©sir, que, ne pouvant atteindre directement, dâun premier Ă©lan de mĂ©ditation et dâamour, jusquâĂ la source de toute grĂące et de toute rĂ©-habilitation, jusquâau RĂ©parateur, jusquâau Verbe, jusquâĂ lâAdam Kadmon, ou, comme Saint-Martin se plait Ă lâappeler plus souvent, jusquâĂ la Cause active et intelli-gente, nous devons nous adresser Ă des puissances infĂ©-rieures et leur parler la langue quâelles comprennent. Tout cet appareil extĂ©rieur nâĂ©tait donc, pour parler comme Saint-Martin, que du remplacement, câest-Ă -dire une sim-ple prĂ©paration Ă des voies plus hautes et plus pures, que le mystĂ©rieux Portugais nâouvrait quâĂ demi Ă de rares adeptes.
Saint-Martin tĂ©moigne aussi de la puissance quâil dĂ©-ployait dans cette Ćuvre Ă©trange, ou des effets quâil pro-duisait sur lâimagination et les sens des assistants. « Je ne vous cacherai point, Ă©crit le Philosophe inconnu Ă son cor-respondant de Morat, je ne vous cacherai point que, dans lâĂ©cole oĂč jâai passĂ©, il y a plus de vingt-cinq ans, les communications de tout genre Ă©taient nombreuses et frĂ©-quentes, que jâen ai eu ma part comme tous les autres, et que, dans cette part, tous les signes indicatifs du RĂ©para-teur Ă©taient compris13. »
Ces communications, il ne faut pas sây tromper, câĂ©taient des apparitions, des manifestations sensibles, ce que Saint-Martin appelle ailleurs14, avec plus dâĂ©nergie, « du physique ». Les rĂ©cits de lâabbĂ© FourniĂ© ne laissent subsister Ă ce sujet aucun doute. Il nous apprend, sur la foi de sa propre expĂ©rience, que MartinĂšs avait le don de confirmer (câest le mot consacrĂ© dans lâĂ©cole), de confir-mer ses enseignements par des lumiĂšres dâen haut, des 12 Corresp. inĂ©dite, lettre IV, p. 15. Ă ces paroles, dont lâauthenticitĂ© ne peut guĂšre ĂȘtre contestĂ©e, nous ne savons pas pourquoi M. Matter Ă substituĂ© celles-ci : « Eh quoi, maĂźtre, faut-il tant de choses pour prier Dieu ? » (Saint-Martin, p. 20.) 13 Corresp. inĂ©dite, lettre XIX, p. 62. 14 Ibid., p. 75.
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visions extĂ©rieures, dâabord vagues et rapides comme lâĂ©clair, ensuite de plus en plus distinctes et prolongĂ©es15. Cette puissance, il lâaurait conservĂ©e mĂȘme aprĂšs sa mort, si nous en croyons lâauteur que je viens de citer : « Un jour, dit lâabbĂ© FourniĂ©, que jâĂ©tais prosternĂ© dans ma chambre, criant Ă Dieu de me secourir, jâentendis tout Ă coup la voix de M. de Pasqually, mon directeur, qui Ă©tait corporellement mort depuis plus de deux ans, et qui par-lait distinctement en dehors de ma chambre, dont la porte Ă©tait fermĂ©e, ainsi que les fenĂȘtres et les volets. Je re-garde du cotĂ© dâoĂč venait cette voix, câest-Ă -dire du cĂŽtĂ© dâun grand jardin attenant Ă la maison, et aussitĂŽt je vois de mes yeux M. de Pasqually, qui se met Ă me parler, et avec lui, mon pĂšre et ma mĂšre, qui Ă©taient aussi tous les deux corporellement morts. Dieu sait quelle terrible nuit je passai ! Je fus, entre autres choses, lĂ©gĂšrement frappĂ© sur mon Ăąme par une main qui la frappa au travers de mon corps, me laissant une immense impression de dou-leur que le langage humain ne peut exprimer, et qui me parut moins tenir au temps quâĂ lâĂ©ternitĂ©. O mon Dieu ! si câest votre volontĂ©, faites que je ne sois plus jamais frappĂ© de la sorte ! car ce coup a Ă©tĂ© si terrible, que, quoique vingt-cinq ans se soient Ă©coulĂ©s depuis, je don-nerais de bon cĆur tout lâunivers, tous ses plaisirs et toute sa gloire, avec lâassurance dâen jouir pendant une vie de mille milliards dâannĂ©es, pour Ă©viter dâĂȘtre ainsi frappĂ© de nouveau seulement une seule fois16. »
Il y a, dans cette narration Ă©trange, dont la bonne foi ne peut dâailleurs ĂȘtre mise en question, des faits qui ap-partiennent plus Ă la physiologie et Ă la pathologie quâĂ une Ă©tude philosophique du mysticisme ; mais il est im-possible de nây pas reconnaĂźtre les effets dâune Ăąme for-tement prĂ©venue, les effets de la foi sur lâimagination, la sensibilitĂ© et la perception elle-mĂȘme. Elle nous montre aussi ce que peut la volontĂ©, la conviction, lâautoritĂ© dâun homme supĂ©rieur sur ceux qui vivent habituellement dans son commerce. Elle nous fournit un nouvel argument contre cette critique superficielle et surannĂ©e qui nâadmet dans lâhistoire du mysticisme que des charlatans et des dupes. 15 Voir dans le livre publiĂ© par lâabbĂ© FourniĂ©, sous ce titre : Ce que nous avons Ă©tĂ©, ce que nous sommes et ce que nous deviendrons (Londres, 1801), et les extraits quâen donne M. Matter, Saint-Martin, p. 42-53. 16 Matter, ubi supra, p. 43-44.
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LâabbĂ© FourniĂ© ne sâarrĂȘte pas lĂ . AprĂšs les Ă©clairs passagers et les visions qui reprĂ©sentent les crĂ©atures humaines, viennent des apparitions dâun ordre plus Ă©le-vĂ© : dâabord « un Ătre qui nâest pas du genre des hom-mes » (câest lâabbĂ© FourniĂ© qui sâexprime ainsi) ; puis le Christ sous sa forme terrestre, crucifiĂ© sur lâarbre de la croix, ou sortant plein de vie du sein de la tombe ; enfin, le Sauveur des hommes dans toute sa gloire, triomphant du monde, de Satan et de ses pompes. On nâaura pas de peine Ă reconnaĂźtre ici ces communications successives dont parle Saint-Martin, rĂ©parties suivant le rang ou sui-vant les forces de chaque initiĂ©, et dans lesquelles Ă©taient toujours compris les signes indicatifs du RĂ©dempteur. Ce nâest quâaprĂšs avoir parcouru la sĂ©rie entiĂšre des signes quâon Ă©tait admis en prĂ©sence de la rĂ©alitĂ© ou du RĂ©para-teur lui-mĂȘme, du Verbe, de la Cause active et intelli-gente. Ăvidemment, cette initiation suprĂȘme devait ĂȘtre purement intellectuelle. Mais une rumeur Ă©trange circulait dans les loges. On attribuait Ă MartinĂšs Pasqually le pou-voir surnaturel de procurer Ă ses disciples la connaissance physique, câest-Ă -dire la vision du Verbe divin, et lâon ci-tait comme exemple le comte dâHauterive. Voici, en effet, ce quâon racontait de ce personnage. Nous laissons la pa-role au correspondant de Saint-Martin, le baron de Liebis-dorf, en priant le lecteur de se souvenir que câest un Suisse qui a Ă©crit notre langue :
« LâĂ©cole par laquelle vous avez passĂ© pendant votre jeunesse me rappelle une conversation que jâai eue, il y a deux ans17, avec une personne qui venait dâAngleterre, et qui avait des relations avec un Français habitant ce pays, nommĂ© M. dâHauterive. Ce M. dâHauterive, dâaprĂšs ce quâon me disait, jouissait de la connaissance physique de la Cause active et intelligente ; quâil y parvenait Ă la suite de plusieurs opĂ©rations prĂ©paratoires, et cela pendant les Ă©quinoxes, moyennant une espĂšce de dĂ©sorganisation dans laquelle il voyait son propre corps sans mouvement, comme dĂ©tachĂ© de son Ăąme ; mais que cette dĂ©sorgani-sation Ă©tait dangereuse, Ă cause des visions, qui ont alors plus de pouvoir sur lâĂąme sĂ©parĂ©e de son enveloppe, qui servait de bouclier contre leurs actions. Vous pourriez me dire, par les prĂ©ceptes de votre ancien maĂźtre, si les pro-cĂ©dĂ©s de M. dâHauterive sont erreur ou vĂ©ritĂ©18. »
17 La lettre de Kirchberger porte la date du 25 juillet 1792. 18 Corresp. inédite, lettre V, p. 19.
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Il est impossible, en lisant ces lignes, de ne pas rap-peler la lĂ©gende qui circulait dans lâantiquitĂ© sur Hermo-time de ClazomĂ©ne. Nâest-il pas extraordinaire quâĂ vingt-quatre siĂšcles de distance, et sans quâon puisse accuser personne de plagiat, ni de mauvaise foi, le mĂȘme don merveilleux ait Ă©tĂ© attribuĂ© par la GrĂšce paĂŻenne Ă un de ses plus anciens et plus obscurs philosophes, et par le mysticisme chrĂ©tien Ă un gentilhomme français de 1790 ? Câest que le mysticisme, qui est, comme nous lâavons dĂ©jĂ remarquĂ©, de tous les temps, de toutes les races, de tou-tes les religions, se trouve cependant renfermĂ© comme dans un cercle infranchissable, oĂč il tourne constamment sur lui-mĂȘme sans faire un seul pas en avant. Mais il faut que nous sachions ce que rĂ©pond Saint-Martin Ă la ques-tion de son ami de Berne. Il connaissait dâHauterive de-puis de longues annĂ©es, il Ă©tait liĂ© avec lui ; ils sâĂ©taient livrĂ©s ensemble Ă une suite dâexpĂ©riences magnĂ©tiques et thĂ©urgiques. Or Saint-Martin, sans dĂ©mentir complĂšte-ment le fait sur lequel on le prie de sâexpliquer, le ramĂšne Ă des proportions moins fabuleuses.
« Votre question sur M. dâHauterive, Ă©crit-il19, me force Ă vous dire quâil y a quelque chose dâexagĂ©rĂ© dans les rĂ©cits quâon vous a faits. Il ne se dĂ©pouille pas de son enveloppe corporelle ; tous ceux qui, comme lui, ont joui plus ou moins de faveurs quâon vous a rapportĂ©es de lui, nâen sont pas sortis non plus. LâĂąme ne sort du corps quâĂ la mort ; mais, pendant la vie, les facultĂ©s peuvent sâĂ©tendre hors de lui et communiquer Ă leurs correspon-dants extĂ©rieurs sans cesser dâĂȘtre unies en leur centre, comme nos yeux corporels et tous nos organes corres-pondent Ă tous les objets qui nous environnent sans ces-ser dâĂȘtre liĂ©s Ă leur principe animal, foyer de toutes nos opĂ©rations physiques. Il nâen est pas moins vrai que, si les faits de M. dâHauterive sont de lâordre secondaire, ils ne sont que figuratifs relativement au grand Ćuvre intĂ©-rieur dont nos parlons ; et, sâils sont de la classe supĂ©-rieure, ils sont le grand Ćuvre lui-mĂȘme. »
Pour ceux qui ont eu quelque commerce avec Saint-Martin, et qui savent quelle distance il Ă©tablit entre les voies intĂ©rieures et les voies extĂ©rieures, le sens de ces derniĂšres paroles ne peut donner lieu Ă aucun doute. Les faits de lâordre secondaire, ce sont les apparitions ou les visions, qui, lorsquâil sâagit du foyer de la volontĂ© et de la 19 Ibid., lettre X, p. 37.
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conscience divine, ont une valeur purement symbolique. Les faits de la classe supĂ©rieure ou le grand Ćuvre, câest lâunion spirituelle de lâĂąme avec son principe suprĂȘme, câest lâaccomplissement de la fin Ă laquelle aspire tout mysticisme consĂ©quent.
Nous possĂ©dons maintenant dans ses Ă©lĂ©ments les plus essentiels, la doctrine de MartinĂšs Pasqually. Elle se composait de deux parties trĂšs distinctes : lâune intĂ©-rieure, spĂ©culative, spirituelle, Ă laquelle se rattachaient dâantiques traditions, si elle nâĂ©tait tout entiĂšre dans ces traditions mĂȘme ; lâautre extĂ©rieure, pratique, jusquâĂ un certain point matĂ©rielle, ou du moins symbolique, qui dĂ©-pendait, comme nous lâapprend Saint-Martin, de tout un systĂšme sur la hiĂ©rarchie des vertus et des puissances ou sur les degrĂ©s du monde spirituel interposĂ©s entre Dieu et lâhomme20. Ces deux parties de la doctrine de MartinĂšs,
20 « Si lâĂ©numĂ©ration des puissances et la nĂ©cessitĂ© de les classer est un domaine nouveau pour vous, lâami B. (BĆhme) vous procurera de grands secours sur ces objets⊠LâĂ©cole par oĂč jâai passĂ© nous donne aussi, en ce genre, une bonne nomenclature. Il y en a des extraits dans mes ouvrages, et je me contente de rĂ©sumer ici mes idĂ©es sur ces deux nomenclatures. Celle de B. est plus substantielle que la nĂŽ-tre, et elle mĂšne plus directement au but essentiel ; la nĂŽtre est plus brillante et dĂ©taillĂ©e, mais je ne la crois pas aussi profitable, dâautant quâelle nâest, pour ainsi dire, que la langue du pays quâil faut conquĂ©-rir, et que ce nâest pas de parler des langues qui doit ĂȘtre lâobjet des guerriers, mais bien de soumettre les nations rebelles. Enfin, celle de B. est plus divine, la nĂŽtre est plus spirituelle ; celle de B. peut tout faire pour nous, si nous savons nous identifier avec elle ; la nĂŽtre demande une opĂ©ration pratique et dĂ©cisive qui en rend les fruits plus incertains et peut-ĂȘtre moins durables, câest-Ă -dire que la nĂŽtre est tournĂ©e vers les opĂ©rations dans lesquelles notre maĂźtre Ă©tait fort, au lieu que celle de B. est entiĂšrement tournĂ©e vers la plĂ©nitude de lâaction divine, qui doit tenir en nous la place de lâautre⊠» (Corresp. inĂ©dite, lettre VIII, p. 29-30.) Il y a, sans doute, bien des Ă©nigmes dans ce passage ; mais il nous montre clairement, dans MartinĂšs Pasqually, le cĂŽtĂ© thĂ©urgique, lâĆuvre des Ă©vocations employĂ©e uni-quement comme moyen dâinitiation Ă un degrĂ© plus Ă©levĂ©, ou, comme Saint-Martin le dit un peu plus loin (page30), comme moyen dâĂ©tablir, par des preuves sensibles, « le divin caractĂšre de notre ĂȘtre. » Je me fais un devoir dâavertir le lecteur que je me suis cru obligĂ© de faire un lĂ©ger changement dans le texte publiĂ© par M. Schauer. Ă la place de ces mots qui nâont aucun sens, « Je prĂ©sume que voici mes idĂ©es⊠» jâai substituĂ© ceux-ci, que me semble exiger Ă la fois la pensĂ©e de lâauteur et la construction de la phrase : « Je me contente de rĂ©sumer ici⊠» Je signalerai, en passant, bien dâautres incorrections dans lâĂ©dition de MM. Schauer et Chuquet : Prodage pour Pordage (surtout dans les premiĂšres lettres), origine pour OrigĂ©ne (p. 147) ; et dĂ©s le dĂ©but, le 22 mai 1792 au lieu de 1791. La premiĂšre de ces dates nâest pas admissible, puisque la rĂ©ponse Ă cette prĂ©tendue lettre du 22 mai 1792 est du 8 fĂ©vrier de la mĂȘme annĂ©e (lettre II, p. 7).
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quâon rencontre aussi dans lâĂ©cole dâAlexandrie, dans le gnosticisme et dans la kabbale, nâont pas eu, et ne pou-vaient pas avoir la mĂȘme destinĂ©e. La derniĂšre, qui nâest pas autre chose que la thĂ©urgie, aprĂšs avoir produit des visionnaires tels que lâabbĂ© FourniĂ©, le comte dâHauterive, le comte de Divonne, la marquise de Lacroix21, a fini par se perdre dans lâĂ©cole de Swedenborg, dĂ©trĂŽnĂ©e Ă son tour par le somnambulisme et le spiritisme. La premiĂšre, sous le nom de thĂ©osophie, câest-Ă -dire la science qui non-seulement a Dieu pour objet, mais qui Ă©mane de Dieu, a captivĂ© surtout lâesprit de Saint-Martin, et sâest rajeunie entre ses mains au souffle dâune belle Ăąme et Ă la lumiĂšre dâune noble intelligence.
21 On trouvera sur tous ces personnages, dâabondants et prĂ©cieux dĂ©-tails dans le livre de M. Matter.
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CHAPITRE II
Saint-Martin â Son enfance â Sa premiĂšre Ă©ducation â Sa rencontre avec MartinĂšs Pasqually â Ses succĂšs dans les salons â Ses voyages â Ses rapports avec madame de BĆcklin.
Par sa naissance, son Ă©ducation, sa constitution mĂȘme, autant que par la pente naturelle de son esprit, Saint-martin Ă©tait prĂ©destinĂ© Ă la tĂąche quâil a remplie, et se trouvait armĂ© contre les influences qui auraient pu lâen dĂ©tourner. NĂ© Ă Amboise, le 18 janvier 1743, dâune fa-mille noble mais pauvre et obscure1, il se voyait en quel-que sorte dĂ©sintĂ©ressĂ© dans le terrible conflit qui devait Ă©clater Ă la fin du siĂšcle et qui existait dĂšs lors dans les esprits, entre deux classes inĂ©gales de la sociĂ©tĂ©. La fai-blesse de son organisation le mettait Ă lâabri des entraĂź-nements qui sont, pendant un temps, le plus grand obstacle Ă la vie contemplative. Il Ă©tait, quoique beau de visage et Ă©lĂ©gant dans ses proportions, dâune apparence si dĂ©licate, quâil a pu dire22 : « On ne mâa donnĂ© de corps quâun projet. » â « La DivinitĂ©, Ă©crit-t-il un peu plus loin23, ne mâa refusĂ© tant dâastral24 que parce quâelle voulait ĂȘtre mon mobile, mon Ă©lĂ©ment et mon terme universel. » DouĂ© dâune Ăąme tendre et aimante, mais qui, selon son aveu25, nâĂ©tait pas Ă©trangĂšre Ă toute sensualitĂ©, il nâavait besoin que dâune premiĂšre impulsion pour se trouver sur la pente quâil a suivie toute sa vie. Cette direction dĂ©ci-sive, il lâa reçut de sa belle-mĂšre, car sa mĂšre fut enlevĂ©e peu de temps aprĂšs lui avoir donnĂ© le jour. Câest Ă cette femme quâil se reconnaĂźt redevable dâune grande partie des qualitĂ©s qui lâont fait aimer de Dieu et des hommes. Il se rappelle « avoir senti en sa prĂ©sence, une grande cir-concision intĂ©rieure, qui lui a Ă©tĂ© fort instructive et fort
1 Il Ă©tait, comme il nous lâapprend lui-mĂȘme dans son Portrait histo-rique et philosophique, le quatriĂšme rejeton dâun soldat aux gardes. 22 Portrait historique, n° 5. 23 Ibid., n° 24. 24 Câest le nom mystique par lequel il dĂ©signe les qualitĂ©s de la ma-tiĂšre. 25 Portrait historique, n° 36. « Dans lâordre de la matiĂšre, jâai Ă©tĂ© plu-tĂŽt sensuel que sensible, et je crois que, si tous les hommes Ă©taient de bonne foi, ils conviendraient que, dans cet ordre, il en est dâeux comme moi. »
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salutaire. » Il nây a pas jusquâĂ lâhumeur sĂ©vĂšre de son pĂšre qui, en le forçant Ă se contraindre et Ă refouler en lui-mĂȘme les meilleurs mouvements de son cĆur, ne contribuĂąt Ă le pousser vers les solitaires contemplations. Elle servait Ă nourrir en lui ces dispositions mĂ©lancoliques qui Ă©taient comme il nous lâapprend lui-mĂȘme, le fond de sa nature. « Jâai Ă©tĂ© gai, mais la gaietĂ© nâa Ă©tĂ© quâune nuance secondaire de mon caractĂšre ; ma couleur rĂ©elle a Ă©tĂ© la douleur et la tristesse.26 »
Ainsi prĂ©parĂ©, il entre au collĂšge de Pontlevoi, oĂč les lectures mystiques lâattiraient dĂ©jĂ plus que les lectures classiques. Nous ne trouvons chez lui, Ă quelque Ăąge de sa vie quâon le considĂšre, aucun souvenir des auteurs de lâantiquitĂ© grecque et latine, tandis que nous savons que, dans son enfance, il faisait ses dĂ©lices de LâArt de se connaĂźtre soi-mĂȘme, dâAbadie27. Ă un ouvrage de ce genre, venait sans doute se joindre lâĂ©tude de la Bible, dont il est restĂ© comme un parfum dans tous ses Ă©crits, particuliĂšrement dans ses PensĂ©es dĂ©tachĂ©es. ConformĂ©-ment au prĂ©cepte quâil donne aux autres, il a dĂ», de bonne heure, « mettre son esprit en pension chez les Ăcritures saintes. »28
Du collĂšge, il passa Ă lâĂ©cole de droit, probablement celle dâOrlĂ©ans qui le laissait en quelque sorte au sein de sa famille. On verra tout Ă lâheure quâil nây est pas devenu un grand jurisconsulte et que le droit coutumier et le droit romain nâont pas beaucoup occupĂ© ses veilles. En revan-che, il se prit dâune vĂ©ritable passion pour le droit naturel. Le mal nâaurait pas Ă©tĂ© grand si lâattrait quâil trouvait Ă cette branche de la jurisprudence lâavait mis en communi-cation avec Grotius ou avec Leibniz ; mais, soit ignorance, soit mauvais goĂ»t, il aima mieux sâadresser Ă un Ă©crivain de second ordre. « Câest Ă Burlamaqui, dit-il29, que je dois mon goĂ»t pour les bases naturelles de la raison et de la justice de lâhomme. » Câest lui qui lui a donnĂ© la force de combattre Rousseau. Aussi le compte-t-il parmi les trois hommes qui ont exercĂ© le plus dâempire sur sa destinĂ©e et quâil reconnaĂźt pour ses maĂźtres. Les deux autres sont MartinĂšs Pasqually et Jacob Boehme.
26 Portrait historique, n° 1. 27 Ibid., n° 418. 28 Ibid., n° 319. 29 Ibid., n° 418.
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Ă la mĂȘme Ă©poque, câest-Ă -dire Ă lâĂąge de dix-huit ans, il connaissait dĂ©jĂ presque tous les philosophes du XVIIIe siĂšcle. Mais leurs Ă©crits ne firent aucune brĂšche Ă ses croyances, parce que la foi Ă©tait dans son cĆur beaucoup plus que dans son esprit. Mais pour lui, il y voyait une preuve de la grĂące particuliĂšre dont il se figurait ĂȘtre lâobjet et du rĂŽle providentiel que lui attribuait son naĂŻf orgueil. « Le passage de lâĂvangile : voici Ă quels signes on les reconnaĂźtra ; les poissons ne leur feront pas de mal ; ils toucheront des serpents, sâest vĂ©rifiĂ© sur moi dans lâordre philosophique. Jâai lu, vu, Ă©coutĂ© les philoso-phes de la matiĂšre et les docteurs qui ravagent le monde par leurs instructions, et il nây a pas une goutte de leur venin qui ait percĂ© en moi, ni un seul de ces serpents dont la morsure mâait Ă©tĂ© prĂ©judiciable. Mais tout cela sâest fait naturellement en moi et pour moi ; car, lorsque jâai fait ces salutaires expĂ©riences, jâĂ©tais trop jeune et trop ignorant pour pouvoir compter mes forces pour quel-que chose30. »
Il avait un grand-oncle appelĂ© M. Poucher, qui Ă©tait conseiller dâĂtat. Dans lâespĂ©rance que cette position pourrait passer un jour Ă lui par droit dâhĂ©ritage, son pĂšre voulut quâil entrĂąt dans la magistrature et le fit nommer avocat du roi au siĂ©ge du prĂ©sidial de Tours. Saint-Martin se laissa faire avec cette obĂ©issance filiale quâil garda jus-quâau dĂ©clin de sa vie. Le succĂšs aurait dĂ» couronner son sacrifice ; mais il nâen fut rien. Lâopinion quâil donna de lui en prenant possession de sa charge fut si malheureuse, quâil versa des larmes, nous dit-il lui-mĂȘme, plein son chapeau. Il persista encore six mois ; mais, au bout de ce temps, lâĂ©preuve lui paru dĂ©cisive et il obtint de son pĂšre de quitter une profession pour laquelle il nâavait pas plus dâaptitude que de goĂ»t. Il avait beau assister, Ă ce quâil nous assure, Ă toutes les plaidoiries, aux dĂ©libĂ©rations, aux voix et au prononcĂ© du prĂ©sident, il nâa jamais su une seule fois qui est-ce qui gagnait, ou qui est-ce qui perdait le procĂšs.
Que faire aprĂšs cela ? Car on ne lui permettait pas de rester oisif, ou, ce qui Ă©tait la mĂȘme chose pour son pĂšre, de vivre dans la retraite et dans lâĂ©tude. Pour un jeune homme de noble extraction, qui venait de quitter la robe, il nây avait que la carriĂšre des armes. Ce fut celle quâembrassa Saint-Martin, presque avec joie, bien quâau 30 Portrait historique., n° 618 ; cf. n° 28.
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fond elle ne sâaccommodat pas mieux Ă son caractĂšre que celle dâoĂč il sortait. « Jâabhorre la guerre, jâadore la mort », Ă©crit-il plus tard31, et ces paroles expriment les sentiments de sa plus tendre jeunesse. Mais il se flattait que le service militaire se prĂȘterait beaucoup mieux que la magistrature Ă ses goĂ»ts contemplatifs. GrĂące Ă la pro-tection de M. de Choiseul, le jeune avocat du roi dĂ©mis-sionnaire reçut un brevet dâofficier au rĂ©giment de Foix, et Saint-martin, sans autre prĂ©paration que ses souvenirs philosophiques de lâĂ©cole de droit, alla rejoindre son corps qui tenait garnison Ă Bordeaux.
Ce fut Ă ce moment solennel de son existence et qui lui revient Ă chaque instant Ă la mĂ©moire ; car Bordeaux fut pour lui le chemin de Damas ; câest Ă Bordeaux quâil rencontra son premier prĂ©cepteur spirituel, quâil fut intro-duit, par quelques camarades de rĂ©giment dĂ©jĂ initiĂ©s, dans la loge de MartinĂšs. « Câest Ă MartinĂšs de Pasqually, dit-il 32, que je dois mon entrĂ©e dans les vĂ©ritĂ©s supĂ©rieu-res. Câest Ă Jacob Boehme que je dois les pas les plus im-portants que jâai faits dans ces vĂ©ritĂ©s. » Ă lâexception de ces deux hommes, il nâa vu sur la terre que des gens qui voulaient ĂȘtre maĂźtres, et qui nâĂ©taient pas mĂȘme en Ă©tat dâĂȘtre disciples. Saint-Martin, Ă cette Ă©poque, nâavait en-core que vingt-trois ans, mais son esprit fut irrĂ©vocable-ment fixĂ© ; il avait enfin trouvĂ© sa carriĂšre.
Cependant, ce ne fut que cinq ans plus tard, en 1771, quâil quitta le service pour se vouer tout entier Ă la cause quâil avait Ă©pousĂ©e, ou, comme il a coutume de sâexprimer dans le langage quâil sâest fait, pour sâoccuper uniquement de ses objets. En considĂ©rant lâabandon oĂč le laissait ses idĂ©es au milieu du courant qui entraĂźnait son siĂšcle, il se comparait au hĂ©ros de Daniel FoĂ«, il se disait « le Robin-son de la spiritualitĂ©33 ». Mais quand il songeait que les germes de vĂ©ritĂ© dĂ©posĂ©es dans son esprit Ă©taient les semences de la vie Ă©ternelle, le seul aliment qui convĂźnt aux Ăąmes dĂ©vastĂ©es, alors il avait la conviction quâil Ă©tait revĂȘtu dâun sacerdoce34 et quâil se devait Ă lâavancement de ses semblables comme au sien. Cette Ćuvre de pro-pagande, il rĂ©solut de lâaccomplir de deux maniĂšres : par
31 Portrait historique., n° 952. 32 Ibid., n° 118 ; cf. aussi n° 73. 33 Ibid., n° 458. 34 Câest la vĂ©ritable signification du titre de Cohen, donnĂ© par Marti-nĂšs Ă ses adeptes.
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ses livres et par sa conversation. Câest ce qui nous expli-que comment Saint-Martin, malgrĂ© les ouvertures qui lui furent faites Ă ce sujet, nâa jamais fondĂ© ni dirigĂ© aucune loge, aucune sociĂ©tĂ© secrĂšte, et comment sa vocation in-tĂ©rieure ne lâempĂȘchaient pas dâĂȘtre extrĂȘmement rĂ©pan-du dans le monde. Il y cherchait, pour me servir de ses expressions, des terrains Ă dĂ©fricher, câest-Ă -dire des Ăąmes Ă convertir, quelques petits poulets Ă qui il pĂ»t don-ner la becquĂ©e spirituelle35. Ajoutons que le monde ne lui dĂ©plaisait pas, en dĂ©pit des vices et des erreurs dont il le voyait rempli. « Jâabhorre, dit-il36, lâesprit du monde, et cependant jâaime le monde et la sociĂ©tĂ©. »
Au reste, il avait tout ce quâil faut pour y rĂ©ussir : un esprit dĂ©licat et fin, que le XVIIIe siĂšcle, Ă travers les nua-ges du mysticisme, avait marquĂ© de son empreinte ; une conversation vive, pĂ©nĂ©trante, pleine de saillies ; des ma-niĂšres naturellement Ă©lĂ©gantes, parce quâelles rĂ©pon-daient naturellement Ă la noblesse de son Ăąme et de ses pensĂ©es ; une figure charmante et des yeux dâune telle douceur, quâune de ses amies lui dit un jour quâils Ă©taient doublĂ©s dâĂąme. Peut-ĂȘtre aussi, dans ce siĂšcle dâincrĂ©dulitĂ©, sâamusait-on de sa foi et de la naĂŻvetĂ© de ses sentiment ; car il est permis de supposer quâil faisait un retour sur lui-mĂȘme quand il Ă©crivait ces paroles : « Le monde mâa donnĂ© une connaissance qui ne lui est pas avantageuse. Jâai vu que, comme il nâavait dâesprit que pour ĂȘtre mĂ©chant, il ne concevait pas que lâon pĂ»t ĂȘtre bon sans ĂȘtre une bĂȘte37. » Aussi, ayant commencĂ© par sâĂ©tablir Ă Paris, il y trouva lâaccueil le plus flatteur. Les salons les plus aristocratiques Ă©taient jaloux de le possĂ©-der. Jâai dĂ©jĂ nommĂ© la plupart des personnages illustres qui lâadmettaient dans leur intimitĂ© ; je nây reviendrai point ici : je dirai seulement que ce nâest point auprĂšs des hommes quâil a eu le plus de succĂšs. Il nous fait connaĂźtre lui-mĂȘme la stĂ©rilitĂ© de ses efforts pour convertir Ă ses doctrines le vieux marĂ©chal de Richelieu ; mais nous connaissons le jugement que Voltaire a portĂ©, quelques jours avant de mourir, sur son premier ouvrage. « votre doyen, Ă©crit-il, le 22 octobre 1777 Ă dâAlembert (ce doyen, câest le marĂ©chal), votre doyen mâavait vantĂ© un
35 « Il y a quelques petits poulets qui viennent de temps en temps me demander la becquée » (Corresp. inéd., p. 250) 36 Portrait historique, n° 776. 37 Ibid., n° 242.
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livre intitulĂ© : Des erreurs et de la vĂ©ritĂ©. Je lâai fait venir pour mon malheur. Je ne crois pas quâon ait jamais im-primĂ© de plus absurde, de plus obscur, de plus fou et de plus sot. Comment un tel ouvrage a-t-il pu rĂ©ussir auprĂšs de M. le doyen ? » DĂ©jĂ , avant dâavoir reçu le livre, lâauteur de Candide le condamnait par ces mots : « Sâil est bon, il doit contenir cinquante volumes in-folio sur la premiĂšre partie et une demi-page sur la seconde. » Nâayant jamais vu Rousseau, avec qui il se trouve toute sorte de ressemblances38, Saint-Martin se flatte quâil au-rait mieux rĂ©ussi prĂšs de lui39. Mais pourquoi lâauteur de la Profession de foi du vicaire savoyard, lâadmirateur pas-sionnĂ© de la nature, se serait-il entendu avec un Ă©crivain qui nâapercevait partout que symboles, mystĂšres, rĂ©vĂ©la-tions secrĂštes, et qui ne voyait dans la nature que les si-gnes dâune antique dĂ©chĂ©ance ? Avec lâhomme, cela est possible, si Rousseau avait pu sâentendre avec quelquâun. Il Ă©tait Ă craindre que Saint-martin ne recueillĂźt de ces rapports la mĂȘme dĂ©ception qui lâattendait prĂšs de Cha-teaubriand une annĂ©e avant sa mort. PĂ©nĂ©trĂ© dâune vive admiration pour le chantre des Martyrs, il concerta avec un ami commun les moyens de le voir et de lâentendre, et il rapporta de cette rĂ©union le plus doux souvenir40. Mais il nâen fut pas de mĂȘme, hĂ©las ! du cotĂ© de Chateau-briand. Celui-ci, racontant la mĂȘme entrevue41, couvre de ridicule et crible de traits de satire son confiant interlocu-teur.
Lâascendant de Monsieur de Saint-Martin quâil est dâailleurs impossible de contester, sâest exercĂ© principa-lement sur les femmes. Ce nâest pas la premiĂšre fois que lâon remarque la prĂ©dilection, et il faut ajouter, pour ĂȘtre complĂštement juste, lâaptitude des femmes pour le mysti-cisme. Tout prĂšs de nous, madame de KrĂŒdener ; au XVIIe
siĂšcle, Madame Guyon, madame de Chantal, Antoinette Bourignon ; au XVIe, sainte ThĂ©rĂšse ; au XIVe, sainte Ca-therine de Sienne, en sont dâillustres exemples. Il nâest pas besoin de chercher longtemps lâexplication de ce fait. Le mysticisme, nâest-ce point le degrĂ© le plus Ă©levĂ© de lâamour ? Le mysticisme mĂȘme indisciplinĂ© et rĂ©voltĂ© contre toute loi, nâest-ce point lâexcĂšs du renoncement,
38 Portrait historique., n° 60. 39 Ibid., n° 129. 40 Ibid., n° 1095. 41 MĂ©moires dâoutre-tombe, t. VI, p.76.
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lâamour divin poussĂ© jusquâaux Ă©garements de la pas-sion ? Il ne faut donc point sâĂ©tonner de voir tant de no-bles dames choisir Saint-Martin, en quelque sorte, pour leur directeur : les marquises de Lusignan, de Coislin, de Chabanais, de Clermont-Tonnerre, la marĂ©chale de Noail-les, la duchesse de bourbon et beaucoup dâautres, soit françaises ou Ă©trangĂšres, quâil serait trop long de passer en revue. Parmi ces nĂ©ophytes, les unes se contentaient de lâĂ©couter en silence, les autres lui Ă©crivaient, dâautres comme la marĂ©chale de Noailles, venaient le consulter jusquâau milieu de ses repas, sur les endroits difficiles de ses ouvrages ; enfin la duchesse de Bourbon, afin de jouir de ses entretiens aussi souvent que possible, le logeait dans son palais et le menait avec elle Ă la campagne.
Câest au milieu de ce cercle, dont il Ă©tait lâidole, que se sont formĂ©es ses opinions sur la femme en gĂ©nĂ©ral, les unes qui respirent lâesprit du monde, et mĂȘme lâesprit sa-tirique du XVIIIe siĂšcle, les autres venues dâune source de respect et de tendresse plus pure que les passions hu-maines. Voici quelques Ă©chantillons des premiĂšres : « Il faut ĂȘtre bien sage pour aimer la femme quâon Ă©pouse et bien hardi pour Ă©pouser la femme que lâon aime42. » â « La femme a en elle un foyer dâaffection qui la travaille et lâembarrasse ; elle nâest Ă son aise que lorsque ce foyer-lĂ trouve de lâaliment ; nâimporte ensuite ce que de-viendra la mesure et la raison. Les hommes qui ne sont pas plus loin que le noviciat sont aisĂ©ment attirĂ©s par ce foyer, quâils ne soupçonnent pas ĂȘtre un gouffre. Ils croient traiter des vĂ©ritĂ©s dâintelligence, tandis quâils ne traitent que des affections et des sentiments ; ils ne voient pas quâelle sacrifie volontiers Ă cette harmonie de ses sentiments lâharmonie de ses opinions43. » AssurĂ©-ment ces observations se distinguent plus par la finesse que par la bienveillance. Mais Saint-Martin nous apprend que dans son Ăąge mĂ»r, quand il eut acquis sur la nature de la femme des lumiĂšres plus profondes, il lâa aimĂ©e et honorĂ©e mieux que pendant les effervescences de sa jeu-nesse, quoiquâil sache « que sa matiĂšre est encore plus dĂ©gĂ©nĂ©rĂ©e et plus redoutable que la matiĂšre de lâhomme44 . » Cela nâest guĂšre dâaccord avec cette pen-
42 PensĂ©es tirĂ©es dâun manuscrit de Saint-martin, Ćuvres posthumes, t. I, p. 215. 43 Portrait historique, partie inĂ©dite. 44 Portrait historique., n° 468.
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sĂ©e : « La femme mâa paru ĂȘtre meilleure que lâhomme ; mais lâhomme mâa paru plus vrai que la femme. » Mais Saint-Martin ne se pique pas dâĂȘtre consĂ©quent ; il dit ce quâil croit et ce quâil sent, laissant Ă ses sentiments le soin de se concilier comme ils peuvent avec ses doctrines. Câest sans aucun doute, dans sa maturitĂ© quâil a Ă©crit ces lignes : « Lâhomme est lâesprit de la femme et la femme est lâĂąme de lâhomme45. » â « Si Dieu pouvait avoir une mesure dans son amour, il devrait aimer la femme plus que lâhomme. Quant Ă nous, nous ne pouvons nous dis-penser de la chĂ©rir et de lâestimer plus que nous mĂȘmes ; car la femme la plus corrompue est plus facile Ă ramener quâun homme qui nâaurait fait mĂȘme quâun pas dans le mal. Le fond du cĆur de la femme est peut-ĂȘtre moins vigoureux que le cĆur de lâhomme ; mais il est moins susceptible de se corrompre de la grande corruption46. » Nous nâavons pas encore le dernier mot de Saint-Martin sur les femmes. Un peu plus loin, dans ce mĂȘme Ă©crit que nous venons de citer, son ton sâĂ©lĂšve jusquâĂ lâhymne. « Les femmes, par leur constitution, par leur douceur, dĂ©montrent bien quâelles Ă©taient destinĂ©es Ă une Ćuvre de misĂ©ricorde. Elles ne sont, il est vrai, ni prĂȘtres, ni ministres de la justice, ni guerriers ; mais elles sem-blent nâexister que pour flĂ©chir la clĂ©mence de lâĂtre su-prĂȘme, dont le prĂȘtre est censĂ© prononcer les arrĂȘts ; que pour adoucir la rigueur des sentences portĂ©es par la jus-tice sur les coupables, et que pour panser les plaies que les guerriers se font dans les combats. Lâhomme paraĂźt nâĂȘtre que lâange exterminateur de la DivinitĂ© ; la femme en est lâange de la paix. Quâelle ne se plaigne pas de son sort. Elle est le type de la plus belle facultĂ© divine. Les fa-cultĂ©s divines doivent se diviser ici-bas ; il nây a que la DivinitĂ© mĂȘme oĂč elles ne forment quâune unitĂ© parfaite et une harmonie oĂč toutes les voix vivantes et mĂ©lodieu-ses ne se font jamais entendre que pour former l'ensem-ble du plus mĂ©lodieux des concerts47. »
Lorsquâun homme, fĂźt-il profession de la plus haute spiritualitĂ©, parle ainsi des femmes en gĂ©nĂ©ral, il est diffi-cile de croire quâil nâait point dâesprit occupĂ© par quelques souvenirs particuliers, si ce nâest mĂȘme par une pensĂ©e unique, par une image adorĂ©e quâil sâefforce de dissimuler
45 PensĂ©es tirĂ©es dâun manuscrit, Ćuvres posthumes, t. I, p. 210. 46 Ibid., p. 260-261. 47 Ibid., p. 282.
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sous un nom collectif ! En effet, dans un passage restĂ© inĂ©dit de son Portrait historique, et que M. Matter a eu lâheureuse idĂ©e de reproduire48, Saint-Martin nous ap-prend que, vers 1778, pendant quâil Ă©tait Ă Toulouse, son cĆur sâest engagĂ© deux fois au point de concevoir des projets de mariage. Mais sâil Ă©tait nĂ© pour les affections tendres, il ne lâĂ©tait point pour le mariage ni pour quelque autre Ă©tablissement, quel qui fĂ»t. Il ne se sentait propre quâĂ une seule chose et nâa jamais songĂ© Ă se faire un au-tre revenu que des rentes en Ăąmes. Puis lâhomme qui reste libre nâa Ă rĂ©soudre, dit-il49, que le problĂšme de sa propre personne ; celui qui se marie Ă un double pro-blĂšme Ă rĂ©soudre. Ce qui est vrai aussi, câest que son Ăąme, alors, nâĂ©tait atteinte quâĂ la surface ; autrement, il nâaurait pas Ă©crit50 : « Je sens au fond de mon ĂȘtre une voix qui me dit que je suis dâun pays oĂč il nây a point de femmes. » Il eut la preuve du contraire dans lâattachement singulier quâil ressentit, Ă lâĂąge de prĂšs de cinquante ans, pour une personne qui revient frĂ©quem-ment dans ses Ă©crits, et quâil nâappelle jamais autrement que ma BâŠ, ma chĂ©rissime BâŠ
M. Matter Ă©tablit victorieusement, contre lâopinion commune, que cette dĂ©signation ne sâapplique pas Ă la duchesse de Bourbon, princesse excellente, mais dâune mĂ©diocre intelligence, plus superstitieuse encore que reli-gieuse, plus occupĂ©e de pratiques magnĂ©tiques et som-nambuliques que de mysticisme, Ă laquelle Saint-Martin Ă©tait sincĂšrement dĂ©vouĂ© et dont il possĂ©dait toute la confiance, mais qui nâa jamais pu exercer sur lui aucun ascendant. Un de ses livres a Ă©tĂ© Ă©crit uniquement pour elle, pour lâarracher Ă la pente qui lâentraĂźnait du cotĂ© de Mesmer et de PuysĂ©gur, pour la dĂ©tourner de ce merveil-leux grossier qui couronne si dignement le matĂ©rialisme du XVIIIe siĂšcle. Voici au reste le portrait quâil en fait dans sa correspondance avec Kirchberger ; on y trouvera la confirmation de tout ce que nous venons de dire :
« Vous avez raison, monsieur, dâavoir trĂšs bonne opi-nion de lâhĂŽtesse que je viens de quitter. On ne peut pas porter plus loin les vertus de la piĂ©tĂ© et le dĂ©sir de tout ce qui est bien ; câest vraiment un modĂšle, surtout pour une personne de son rang. MalgrĂ© cela, jâai cru notre ami
48 Ouvrage cité, ch. VIII, p. 87. 49 Portrait historique, n° 195. 50 Ibid., n° 468.
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Boehme, une nourriture trop forte pour son esprit, surtout Ă cause du penchant quâelle a pour tout le merveilleux de lâordre infĂ©rieur, tel que les somnambules et les prophĂštes du jour. Aussi, je lâai laissĂ©e dans sa mesure, aprĂšs avoir fait tout ce que jâai cru de mon devoir pour lâavertir ; car lâEcce Homo lâa eue un peu en vue, ainsi que quelques au-tres personnes livrĂ©es au mĂȘme traitement51. »
Mais Saint-Martin a rencontrĂ© sur son chemin une autre femme dont le nom commence par la mĂȘme lettre et qui a exercĂ© sur son esprit, comme sur son cĆur, sur ses idĂ©es comme sur ses sentiments, la plus dĂ©cisive in-fluence. Câest madame Charlotte de BĆcklin. Issue dâune noble famille de lâAlsace, elle vivait Ă Strasbourg, sĂ©parĂ©e de son mari, au moment ou Saint-Martin y arriva, vers lâannĂ©e 1788. Protestante convertie au catholicisme par des considĂ©rations de famille, elle nâavait en rĂ©alitĂ© pas dâautre foi que le christianisme un peu flottant, ou, comme ont dit aujourdâhui, le christianisme libre, qui se confond volontiers avec le mysticisme. Câest elle, avec le concours de son compatriote, Rodolphe Salzmann, qui fĂźt connaĂźtre Ă Saint-Martin les Ă©crits de Jacob Boehme, et lui aida plus tard Ă les traduire. Le Philosophe Inconnu incli-nait alors vers Swedenborg, il sâabandonnait Ă la direction du chevalier de Silferhielm, le neveu et le disciple exaltĂ© du voyant suĂ©dois ; câest mĂȘme de ce courant dâidĂ©es que sortit, au moins en partie, un de ses ouvrages, celui qui est intitulĂ© Le nouvel homme. On peut donc se figurer ce quâil dut Ă©prouver de reconnaissance pour celle qui le ti-rait de ce mysticisme subalterne (sic) pour lui ouvrir les portes de la vraie sagesse, pour le conduire aux pieds du maĂźtre suprĂȘme ; car Boehme est pour lui la plus grande lumiĂšre qui ait paru sur terre aprĂšs celui qui est la lumiĂšre mĂȘme ; il ne se croit pas digne, lui, de dĂ©nouer les cor-dons de ses souliers.
Avec une femme belle encore, distinguĂ©e par son es-prit, autant que par sa grĂące extĂ©rieure, faisant lâoffice dâun messager cĂ©leste qui vient apporter la parole de vie, la reconnaissance, dans une Ăąme comme celle de Saint-Martin, se changea bientĂŽt en un sentiment plus passion-nĂ© et plus tendre. Madame de BĆcklin, Ă ce que nous as-sure M. Matter, avait alors quarante-huit ans, et de plus elle Ă©tait grandâmĂšre52. Saint-Martin, comme je lâai dĂ©jĂ
51 Lettre IX, p. 41 de lâĂ©dition Schauer et Chuquet. 52 Saint-Martin, le Philosophe inconnu, p. 164.
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dit, avait le mĂȘme Ăąge. Mais quâimporte ? Il y a des natu-res qui restent toujours jeunes, parce quâelles voient les choses et les hommes Ă la lueur dâun idĂ©al invisible. Il y a un amour qui ne craint point les ravages du temps, parce quâil vient dâune source que le temps ne saurait tarir. Tel Ă©tait celui que Saint-Martin Ă©prouva pour Madame de BĆcklin. Ătait-ce bien de lâamour quâelle lui inspira ? Tout ce quâon peu dire, câest que lâamitiĂ© ne produit pas les mĂȘmes effets et ne parle pas le mĂȘme langage. AprĂšs trois ans de rĂ©sidence Ă Strasbourg auprĂšs de son amie, et quand il rĂ©ussit enfin, aprĂšs bien des obstacles, Ă habi-ter avec elle la mĂȘme maison, il est obligĂ© de la quitter, rappelĂ© quâil est par la maladie de son pĂšre. Or voici dans quels termes il se plaint de cette cruelle nĂ©cessitĂ© : « Il fallut quitter mon paradis pour aller soigner mon pĂšre. La bagarre de la fuite du roi me fit retourner de LunĂ©ville Ă Strasbourg, oĂč je passai encore quinze jours avec mon amie ; mais il fallut en venir Ă la sĂ©paration. Je me re-commandais au magnifique Dieu de ma vie pour ĂȘtre dis-pensĂ© de boire cette coupe ; mais je lus clairement que, quoique ce sacrifice fut horrible, il le fallait faire, et je le fis en versant un torrent de larmes53. » Ce nâest pas une fois, et au moment dĂ©cisif, quâil arrive Ă Saint-Martin dâexhaler ainsi sa douleur ; il y revient Ă plusieurs repri-ses et Ă diffĂ©rents intervalles.
« Jâai par le monde, Ă©crit-il54, une amie comme il nây en a point. Je ne connais quâelle avec qui mon Ăąme puisse sâĂ©pancher tout Ă son aise et sâentretenir des grands ob-jets qui lâoccupent, parce que je ne connais quâelle qui se soit placĂ©e Ă la mesure oĂč je dĂ©sire que lâon soit pour mâĂȘtre utile. MalgrĂ© les fruits que je ferais auprĂšs d'elle, nous sommes sĂ©parĂ©s par les circonstances. Mon Dieu qui connaissez les besoins que jâai dâelle, faites-lui parvenir mes pensĂ©es et faites-moi parvenir les siennes, et abrĂ©-gez, sâil est possible, le temps de notre sĂ©paration. »
Ce ne sont pas seulement des pensĂ©es quâĂ©changeaient ce couple mystique lorsquâil se trouvait rĂ©uni. De temps Ă autre, quelques tendres paroles ve-naient se glisser au travers des plus sublimes entretiens ; mais elles ont un accent particulier, quâon chercherait vai-nement ailleurs. Saint-Martin nous en donne une idĂ©e dans un passage de ses mĂ©moires, qui se rapporte Ă©vi-
53 Portrait historique, partie inédite citée par M. Matter, p. 163. 54 Ibid., n° 103.
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demment Ă ses relations avec madame de BĆcklin. « Une personne dont je fais grand cas me disait quelquefois que mes yeux Ă©taient doublĂ©s dâĂąme. Je lui disais, moi, que son Ăąme Ă©tait doublĂ©e de bon Dieu, et que câest lĂ ce qui faisait mon charme et mon entraĂźnement auprĂšs dâelle55. »
Ce nâest quâaprĂšs avoir parcouru une grande partie de la France et de lâEurope, que Saint-Martin sâarrĂȘta dans la capitale de lâAlsace. Toulouse, Versailles, Lyon furent suc-cessivement le thĂ©Ăątre de son apostolat ; car, tout en Ă©crivant quâil ne voulait dâautres prosĂ©lytes que lui-mĂȘme56, il ne pouvait tenir en place ni garder pour lui des pensĂ©es dont son Ăąme Ă©tait obsĂ©dĂ©e. Ce nâĂ©tait pas en vain que Dieu qui lui avait donnĂ© dispense pour venir ha-biter ce monde, auquel il restait Ă©tranger, et qui nâĂ©tait pas, disait-il57, du mĂȘme Ăąge que lui. Sâil nâavait pas reçu sa puissance de le convertir, il voulait du moins lui faire honte de ses souillures et pleurer sur ses ruines ; « Il Ă©tait le JĂ©rĂ©mie de lâuniversalitĂ© ». Il visita donc lâAngleterre, lâItalie, la Suisse, sâarrĂȘtant principalement Ă GĂȘnes, Ă Rome, Ă Londres, ne perdant pas de vue le but de ses voyages, rĂ©pandant partout oĂč il le peut, mais sur-tout dans les hautes rĂ©gions de lâaristocratie, la semence spirituelle, entourĂ© de princes et de princesses, ou bien recueillant lui-mĂȘme les doctrines les mieux appropriĂ©es Ă lâĂ©tat de son esprit. Câest ainsi quâĂ Londres, il se mit en rapport avec le traducteur anglais des Ćuvres de Jacob Boehme, William Law, et avec le mystique Best, qui leva pour lui, Ă ce quâil assure, les voiles de lâavenir. Câest Ă Londres aussi quâil connut le prince Alexandre Galitzin, avec lequel il fit une seconde fois le voyage dâItalie, et un grand nombre de seigneurs russes qui voulurent lâemmener avec eux dans leur pays. Mais il avait hĂąte de retourner en France, et en France, il y avait surtout trois villes entre lesquelles il partagea le reste de sa vie : Strasbourg, Amboise et Paris. Il appelle Strasbourg son paradis, Amboise son enfer, et Paris son purgatoire.
55 Portrait historique, n° 760. 56 « Ma secte est la providence ; mes prosĂ©lytes, câest moi ; mon culte, câest la justice. » Ibid., n° 488. 57 Ibid., n° 763.
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CHAPITRE III
Suite de la vie de Saint-Martin â Son retour Ă Amboise â Sa solitude â Son dĂ©sespoir â Sa correspondance avec Kirch- berger â Le gĂ©nĂ©ral Gichtel â SĆur Marguerite du Saint-Sacrement â Conduite de Saint-Martin pendant la rĂ©volu-tion française â Son entrĂ©e aux Ă©coles normales â Sa mort.
Les portes du paradis venaient de se fermer sans re-tour sur le malheureux philosophe ; il ne revit plus ni Strasbourg, ni madame de BĆcklin, et câest entre son purgatoire et son enfer quâil est obligĂ© de partager le reste de sa vie. Son enfer, hĂ©las, il est bien forcĂ© de lâavouer, ce nâest pas seulement la petite ville dâAmboise, câest la maison paternelle. Saint-Martin a Ă©crit sur le res-pect filial une trĂšs belle page58. Il a fait mieux encore : il nâa pas cessĂ© un instant de pratiquer la vertu dont il parle avec tant de grĂące. Mais il nâa pas Ă©tĂ© en son pouvoir dâĂ©tablir entre lui et son pĂšre cette harmonie de pensĂ©es et de sentiments qui rend facile lâaccomplissement de tous les devoirs et donne du charme au sacrifice. Ce nâest pas assez de dire que lâesprit de son pĂšre Ă©tait fermĂ© aux idĂ©es dont il nourrissait le sien ; « tout ce qui tenait Ă lâesprit lui Ă©tait antipathique59. » Et cependant cette sĂ©-cheresse, si propre Ă le blesser, ne lui inspire quâun regret dâune ineffable tendresse. « Câest dans lâeffusion de mon cĆur, dit-il60, que jâai demandĂ© Ă Dieu de donner la vie spirituelle Ă celui par qui il a permis que jâaie reçu la vie temporelle, câest-Ă -dire le moyen dâĂ©viter la mort. Cette rĂ©compense en faveur de cet ĂȘtre que jâhonore eĂ»t Ă©tĂ© une des plus douces jouissances qui pĂ»t mâĂȘtre accordĂ©e, et aurait fait la balance de toutes les Ă©preuves que jâai subies par lui et Ă cause de lui. » En quelque lieu quâil se trouve, Ă peine a-t-il reçu les ordres du morose vieillard, quâil accourt prĂšs de lui avec la soumission dâun enfant, et, quoiquâil nâait pas mĂȘme la consolation de lui ĂȘtre utile, il consent Ă ne plus le quitter tant quâil vivra. Mais il
58 Portrait historique, n° 67. 59 Ibid, n° 282, passage inédit cité par M. Matter. 60 Ibid, n° 314.
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ne dissimule pas les souffrances que cette chaĂźne lui fait endurer. DĂšs les premiers moments, il aurait Ă©tĂ© anĂ©anti sans la force quâil puisait dans les Ă©crits de Boehme et dans les lettres de madame de BĆcklin. Ces appuis mĂȘ-mes ne lui ont pas toujours suffi. Ils ne lâont pas empĂȘchĂ© dâĂ©prouver des mouvements de dĂ©sespoir, des secousses du nĂ©ant, comme il les appelle, « qui lui ont fait connaĂźtre lâenfer de glace et de privation ».
Ni les peines de la solitude chez un homme qui savait trouver tant de ressources en lui-mĂȘme, ni les douleurs dâune sĂ©paration qui remontait dĂ©jĂ Ă plus dâune annĂ©e61 ne suffisent pour expliquer ces sombres images. Elles tra-hissent une autre plaie que Saint-Martin ne dĂ©couvre pas volontiers, mais quâon aperçoit cependant sous les voiles et les rĂ©ticences dont il cherche Ă lâenvelopper. DĂ©jĂ , plu-sieurs fois, nous dit-il, il avait cru remarquer quâil existait sur lui un dĂ©cret de la Providence, qui lui permettait seu-lement dâapprocher du but sans pouvoir le toucher ; mais que, dans lâannĂ©e 1792, prĂ©cisĂ©ment celle oĂč il a tant souffert, il a connu, par une rĂ©vĂ©lation expresse, cet acte de la volontĂ© divine, sans lequel il aurait percĂ© plus loin quâil ne convient Ă une crĂ©ature humaine, et aurait dĂ©voi-lĂ© Ă la terre des mystĂšres destinĂ©s Ă lui rester cachĂ©s en-core longtemps62. Nâest-ce pas nous faire entendre que ses yeux se sont ouverts sur la vanitĂ© de ses espĂ©rances ; quâil ne croit plus Ă la destinĂ©e quâil sâĂ©tait promise ici-bas, et que ses illusions perdues ne sont pas une des moindres causes de son abattement. Cette supposition se change en certitude quand on le voit, depuis ce moment, signaler lui-mĂȘme le silence mĂ©prisant ou lâindiffĂ©rence profonde qui accueillent tous ses ouvrages. Il se sent complĂštement isolĂ© au milieu de ses contemporains, qui non seulement ne peuvent pas, mais ne veulent pas le comprendre. « Quelquâun disait Ă Rousseau, qui voulait parler : il ne tâentendront pas. On pourrait souvent me dire la mĂȘme chose, et lâon pourrait ajouter : ils ne te voudront pas entendre ; sans compter quâil faudrait dire auparavant : il ne te croiront pas63. » Toute la gĂ©nĂ©ration qui lâentoure ne lui paraĂźt composĂ©e que de corps sans Ăąmes, de vĂ©ritables cadavres, que la vie a quittĂ©s sans re- 61 Câest le 1er juillet 1791, que Saint-Martin quitta madame de Boec-klin ; câest au mois de septembre de lâannĂ©e suivante que se rapporte le passage que je viens de citer. 62 Cf. M. Matter, ouvrage citĂ©, p. 192. 63 Portrait historique, n° 906.
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tour. Aussi quand il songe que câest pour de tels lecteurs quâil rĂ©dige ses Ă©crits, il se compare Ă un homme qui jouerait des valses et des contredanses dans le cimetiĂšre de Montmartre. Quelle que soit la puissance de son ar-chet, il ne fera jamais danser les morts qui reposent dans cette funĂšbre enceinte64.
VoilĂ certainement plus dâorgueil et dâamertume quâon en aurait attendu de Saint-Martin. Mais il ne faut pas ou-blier que le mysticisme, tout en niant ou en compromet-tant le principe de la personnalitĂ©, est essentiellement personnel. Au reste, Saint-Martin se remet bien vite de ses dĂ©faillances passagĂšres. Ce monde, comme il nous lâa dĂ©jĂ dit, lui est Ă©tranger ; il ne lui appartient ni par son Ăąge, ni par sa langue, ni par ses idĂ©es ; pourquoi donc sâaffligerait-il de nâen ĂȘtre pas compris ? Toute se mission est de se prĂ©parer par lâexil Ă dâautres destinĂ©es. Toute sa consolation est dans le commerce de quelques Ăąmes privi-lĂ©giĂ©es, Ă©trangĂšres comme lui Ă ce siĂšcle aveugle et dĂ©s-hĂ©ritĂ©.
Ă la lecture des Ćuvres de Boehme et aux lettres de son amie de Strasbourg, il avait pu joindre rĂ©cemment une nouvelle occupation pour son esprit dĂ©couragĂ© : câest Ă la correspondance avec Kirchberger, baron de Liebis-dorf. Ce Kirchberger est celui dont Rousseau eut la visite dans lâĂźle de Saint-Pierre, et qui lâintĂ©ressa vivement par ses talents et ses principes65. C Ă©tait un personnage trĂšs important de la rĂ©publique de Berne, moitiĂ© magistrat, moitiĂ© militaire (car il Ă©tait colonel fĂ©dĂ©ral), membre du Conseil souverain et de toutes les commissions qui ser-vaient dâorganes au gouvernement de son pays. Ces grandeurs ne lâempĂȘchaient pas dâĂȘtre un des hommes les plus instruits de son temps. Il avait Ă©tudiĂ© dans sa jeu-nesse, et continua de cultiver jusquâĂ la fin de sa vie Ă peu prĂšs toutes les sciences ; mais elles nâavaient pour lui dâautre valeur que de servir dâintroduction Ă la connais-sance du monde surnaturel. Admirateur passionnĂ© des Ćuvres de Saint-Martin, Ă©pris de tous les genres de mys-ticisme, il appartenait surtout Ă lâĂ©cole de Boehme, dont il nous rĂ©vĂšle, en les adoptant avec une merveilleuse crĂ©du-litĂ©, les extravagances et les chimĂšres. On ne peut lire quelques-unes de ses lettres sans se croire transportĂ© Ă lâĂ©poque du gnosticisme et de lâĂ©cole dâAlexandrie. Telles
64 Ibid., n° 1090. 65 Confessions, part. II, liv. XII.
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sont particuliĂšrement celles oĂč lâenthousiaste Bernois ra-conte Ă son correspondant de Paris, la biographie de Gich-tel66. Jean Georges Gichtel, plus souvent appelĂ© le GĂ©nĂ©ral Gichtel quoiquâil nâait jamais commandĂ© un pelo-ton, ni appartenu mĂȘme comme simple soldat, Ă aucune armĂ©e, a publiĂ© en 1682, une Ă©dition des Ćuvres de Boehme. Mais câĂ©tait plus quâun disciple du grand mysti-que dâAllemagne. CâĂ©tait un maĂźtre ; que dis-je, un pro-phĂšte, un voyant, un ĂȘtre surhumain, que la sagesse Ă©ternelle, la divine Sophie, devenue visible Ă ses yeux et revĂȘtue pour lui dâun corps cĂ©leste Ă©blouissant de beautĂ©, choisit pour son Ă©poux. Afin quâon ne sây trompe pas et quâon ne prenne pas ce mariage pour une mĂ©taphore, on nous indique le jour oĂč il a Ă©tĂ© cĂ©lĂ©brĂ© : ce fut le jour de NoĂ«l de lâannĂ©e 1673 ; et, pour donner encore plus de prĂ©cision au rĂ©cit, on a soin dâajouter que « les noces fu-rent consommĂ©es avec des dĂ©lices ineffables », et que la mariĂ©e promit « en paroles distinctes, la fidĂ©litĂ© conju-gale »67. Elle a tenu parole non seulement pendant la vie de son Ă©poux terrestre, mais dans la libertĂ© du veuvage ; car nous apprenons quâaprĂšs la mort de Gichtel, elle est venue Ă diffĂ©rentes reprises dans sa demeure, pour met-tre de lâordre dans ses papiers et complĂ©ter de sa propre main ou corriger ses manuscrits68.
HĂątons-nous de dire que le gĂ©nĂ©ral, puisque tel est le titre sous lequel on se plaĂźt Ă le dĂ©signer, Ă©tait parfaite-ment digne de cette faveur extraordinaire. Tout entier Ă lâamour que lui inspirait la Vierge cĂ©leste, il avait mĂ©prisĂ© les dons de la fortune, les millions quâon lui offrait de tou-tes parts avec les alliances les plus recherchĂ©es, le pou-voir que donne la science de soumettre la nature aux calculs de notre ambition, en un mot, la possession de la pierre philosophale ; car câest elle Ă©videmment que Kir-chberger veut indiquer par cette pĂ©riphrase : la solution du grand problĂšme physique. Gichtel avait mĂ©prisĂ© tout cela, et plus encore, lâamour dâune femme belle, riche, ornĂ©e de toutes les grĂąces, qui, sĂ©duite par ses vertus, aurait voulu se consacrer Ă son bonheur. Les puissances mĂȘmes du monde spirituel semblaient approuver cette union. « Un jour quâil se promenait dans sa chambre, il vit, en plein midi, descendre du ciel un main qui joignait
66 Corresp. inĂ©dite, p. 153-177 de lâĂ©dition Schauer et Chuquet. 67 Ibid., p. 159. 68 Ibid., p. 177.
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la sienne dans celle de la veuve (jâai oubliĂ© de dire que telle Ă©tait la position de cette aimable personne). Il en-tendit, en mĂȘme temps, une voix forte et claire qui di-sait : Il faut que tu lâaies. » â « Quelquâun dâautre Ă sa place, continue Kirchberger, aurait pris cette manifesta-tion pour une direction divine ; mais il vit bientĂŽt que ce nâĂ©tait que lâesprit de la veuve, qui, dans la ferveur de ses priĂšres, avait percĂ© jusquâau ciel extĂ©rieur et pĂ©nĂ©trĂ© lâesprit astral. » Il se donna alors entiĂšrement Ă Sophie, qui ne voulait pas un cĆur partagĂ©69. Elle se montra dâune telle jalousie, quâelle lui dĂ©fendit mĂȘme de prier pour le repos des pauvres cĆurs dont il Ă©tait lâidole. Ces priĂšres, au reste, nâavaient dâautre effet, selon lâĂ©nergique expression du narrateur, que de jeter de lâhuile dans leurs feux70.
IrrĂ©sistible en amour, le terrible gĂ©nĂ©ral ne lâĂ©tait pas moins Ă la guerre, car câest lui qui a battu les armĂ©es de Louis XIV Ă Hoschstett, Ă Oudenarde et Ă Malplaquet ; câest lui qui, en 1672, a forcĂ© le grand roi, arrivĂ© sous les portes d'Amsterdam, Ă rebrousser chemin et Ă Ă©pargner la ville habitĂ©e par le prophĂšte. Mais ces prodiges militai-res nâont Ă©tĂ© accomplis que par des armes spirituelles. Les vaillantes troupes commandĂ©es par VendĂŽme et Vil-lars, ont Ă©tĂ© vaincues, non par Malborough et EugĂšne, « mais par un gĂ©nĂ©ral qui ne sortait pas de sa cham-bre71 ».
Je nâai pas cru inutile de mâarrĂȘter Ă ces rĂ©cits, parce quâil nous signalent lâĂ©cueil oĂč vient Ă©chouer tĂŽt ou tard le mysticisme, mĂȘme sâil est aussi abstrait que celui de Plo-tin ou de Jacob Boehme. Ils nous montrent comment les idĂ©es deviennent des personnages fabuleux, comment la lĂ©gende se substitue Ă la mĂ©taphysique.
Croit-on que Saint-Martin, pour lâhonneur mĂȘme de sa foi, pour la gloire de son maĂźtre, dont quelques fanati-ques ont Ă ce point dĂ©figurĂ© les doctrines, va essayer de combattre ces folies ? Non ! il y applaudit, au contraire, et les autorise au nom de son expĂ©rience personnelle. « Jâai lu avec ravissement, Ă©crit-t il Ă son ami, les nouveaux dĂ©-tails que vous mâenvoyez sur le gĂ©nĂ©ral Gichtel. Tout y porte le cachet de la vĂ©ritĂ©. Si nous Ă©tions prĂšs lâun de lâautre, jâaurais aussi une histoire de mariage Ă vous
69 Corresp. inĂ©dite, p. 159. 70 Ibid. [page non indiquĂ©e par lâauteur]. 71 Ibid., p. 159 et 169.
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conter, oĂč de la mĂȘme marche, a Ă©tĂ© suivie pour moi, quoique sous dâautres formes, et qui a fini par avoir le mĂȘme rĂ©sultat72. » RĂ©pondant aux questions de Kirchber-ger, Saint-Martin, dans une autre lettre, revient sur le su-jet avec plus de dĂ©tails. « Je crois bien, en effet, dit-il73, avoir connu lâĂ©pouse du gĂ©nĂ©ral Gichtel, dont vous me parlez dans votre lettre du 29 novembre, mais pas aussi particuliĂšrement que lui. Voici ce qui mâarriva lors du ma-riage dont je vous ai dit un mot dans ma derniĂšre. Je priai avec un peu de suite pour cet objet, et il me dit intellec-tuellement, mais trĂšs clairement : Depuis que le Verbe sâest fait chair, nulle chair ne doit disposer dâelle-mĂȘme sans quâil en donne la permission. Ces paroles me pĂ©nĂ©-trĂšrent profondĂ©ment et quoiquâelles ne fussent pas une dĂ©fense formelle, je me refusai Ă toute nĂ©gociation ultĂ©-rieure. » Jâen demande pardon au Philosophe inconnu, ces paroles, si elles sont rĂ©ellement un dĂ©cret du ciel, ont beaucoup plus de gravitĂ© que nâen offrirait une dĂ©fense formelle adressĂ©e Ă un seul. Elles signifient que, depuis lâavĂšnement du Christ, la virginitĂ© doit ĂȘtre la rĂšgle gĂ©nĂ©-rale de la sociĂ©tĂ© et le mariage une rare exception, une dispense accordĂ©e par des moyens surnaturels. VoilĂ , il faut en convenir, une Ă©trange maniĂšre de rĂ©former le genre humain ! Mais je ne veux point discuter ; je me borne Ă raconter.
Ce qui rend cette correspondance particuliĂšrement in-tĂ©ressante, câest le temps auquel elle appartient. Com-prend-on quâentre les annĂ©es 1792 et 1799, pendant les crises les plus terribles de la RĂ©volution, pendant que la France et toute lâEurope Ă©taient en feu, on ait pu agiter entre Paris et Berne des questions qui ne touchent quâau monde des esprits ? Câest que, pour les hommes du tem-pĂ©rament de ceux que nous rencontrons ici, les Ă©vĂ©ne-ments extĂ©rieurs nâexistent pas ; et, pour Saint-Martin, personnellement, le bouleversement dont il Ă©tait tĂ©moin avait un sens mystique qui ne troublait pas le cours de ses pensĂ©es habituelles. Câest Ă lui que de Maistre a em-pruntĂ© lâidĂ©e que la RĂ©volution est un fait surnaturel, un miracle effrayant destinĂ© tout Ă la fois Ă rĂ©gĂ©nĂ©rer le monde et Ă lâinstruire. « Un des grands objets de la RĂ©vo-lution française a Ă©tĂ©, dit-il74, de montrer aux hommes ce
72 Corresp. inédite, p. 167. 73 Ibid., lettre LXII, p. 170. 74 Portrait historique, n° 594.
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quâils deviendraient si Dieu les abandonnait entiĂšrement Ă la fureur de sa justice, câest-Ă -dire, Ă la fureur de leurs tĂ©nĂšbres. Il a voulu leur faire apercevoir la racine infecte sur laquelle repose le rĂšgne de la puissance humaine, il a voulu leur apprendre visiblement quâil est la source dâune puissance bien plus aimable et plus salutaire pour eux⊠Malheur ! malheur ! Ă ceux qui laisseront passer sans pro-fit la grande leçon quâon nous donne ! Elle tendait Ă nous rapprocher de dieu, et les malheureux hommes ne font et ne feront que sâen Ă©loigner davantage. » La RĂ©volution, telle quâil la comprend, lui paraĂźt tantĂŽt un sermon, « un des sermons les plus expressifs qui aient Ă©tĂ© prĂȘchĂ©s en ce monde75, » tantĂŽt une miniature du jugement dernier et la rĂ©volution du genre humain76.
Mais les consĂ©quence que Saint-Martin fait sortir de cette conviction sont tout autres et beaucoup plus logi-ques que celles de lâauteur des SoirĂ©es de Saint-PĂ©tersbourg. Cet ordre social, qui a mĂ©ritĂ© dâĂȘtre renversĂ© par la justice divine, il ne sera pas rĂ©tabli et disparaĂźtra bientĂŽt des lieux oĂč il existe encore. Ces castes privilĂ©-giĂ©es, qui viennent dâexpier si cruellement leur orgueil passĂ©, elles ne retrouveront pas leurs titres et leur puis-sance. Une Ăšre nouvelle va commencer oĂč lâhomme ra-menĂ© Ă son point de dĂ©part ne reconnaĂźtra plus dâautre puissance que celle de Dieu, oĂč la politique se confondra avec la religion, et oĂč la religion elle-mĂȘme sera renouve-lĂ©e comme la sociĂ©tĂ©. « La providence saura bien faire naĂźtre du cĆur de lâhome une religion qui ne sera plus susceptible dâĂȘtre infectĂ©e par le trafic du prĂȘtre et par lâhaleine de lâimposture, comme celle que nous venons de voir sâĂ©clipser avec les ministres qui lâavaient dĂ©shono-rĂ©e77. »
Saint-Martin nâavait donc aucune raison dâĂȘtre hostile Ă la RĂ©volution ; et, en effet, il mĂ©rite plutĂŽt dâĂȘtre comtĂ© au nombre de ses amis. On vient de sâassurer par le der-nier passage que jâai citĂ©, et qui nâest pas un des plus Ă©nergiques de ce genre, quâil en partageait toutes les ran-cunes contre lâĂglise. Il nâest pas plus indulgent pour la noblesse, quoiquâil en fasse partie et quâil ait passĂ© pres-que toute sa vie avec ses plus Ă©minents reprĂ©sentants.
75 Corresp. inédite., lettre LV, p. 150. 76 Ibid., lettre LXXII, p. 199. 77 Lettre à un ami sur la révolution française.
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Nous lisons dans ses MĂ©moires78 : « Lâobjet du flĂ©au que la rĂ©volution fait tomber sur les nobles, est de purger ceux qui peuvent lâĂȘtre des influences dâorgueil que ce ti-tre leur avait communiquĂ©es, et de les rendre plus nets et plus prĂ©sentables lorsquâils paraĂźtront dans les rĂ©gions de la vĂ©ritĂ©. »
Ailleurs79, il sâexprime avec encore plus de duretĂ©, mais il ne juge pas moins sĂ©vĂšrement la multitude et ceux qui gouvernent en son nom. « Dieu a voulu, dit-il80, que je visse tout sur la terre. Jây avais vu longtemps lâabus de la puissance des grands ; il fallait bien que jây visse ensuite lâabus de la puissance des petits. »
La RĂ©volution, pour lui, ne sâarrĂȘte pas au 18 bru-maire ; et il ne lâaurait pas crue mĂȘme terminĂ©e par lâEmpire, sâil avait vĂ©cu assez longtemps pour voir le Consulat remplacĂ© par ce nouveau rĂ©gime. Voici ce quâil Ă©crit au lendemain de la signature de la paix dâAmiens : « Cette pacification externe et cet ordre apparent, produit par lâeffet de la RĂ©volution, ne sont pas le terme oĂč la Providence ait eu exclusivement lâintention de nous conduire, et les agents et les instruments qui ont concou-ru Ă cette Ćuvre se tromperont sâils se croient arrivĂ©s. Je les regarde au contraire, comme des postillons qui ont fait leur poste ; mais qui ne sont que des postillons de pro-vince ; il en faudra dâautres pour nous faire arriver au but du voyage, qui est de nous faire entrer dans la capitale de la vĂ©ritĂ©81. » Que nous entrions jamais dans la capitale de la vĂ©ritĂ© et que nous sachions mĂȘme oĂč elle Ă©tait situĂ©e, cela est extrĂȘmement problĂ©matique ; mais il nâen reste pas moins Ă Saint-Martin, le mĂ©rite dâavoir compris que la compression des esprits nâen est pas lâapaisement, et quâune abdication momentanĂ©e imposĂ©e par la lassitude, autorisĂ©e par la gloire, nâest pas encore la conciliation et la paix. Au reste, il tĂ©moigne Ă plusieurs reprises la plus vive admiration pour la personne du premier Consul. Il le regarde « comme un instrument temporel des plans de la Providence par rapport Ă notre nation82. »
En sâinclinant devant le principe et en partageant Ă bien des Ă©gards les passions de la RĂ©volution française,
78 Portrait historique, n° 965. 79 Ibid., n° 536. 80 Ibid., n° 973. 81 Ibid., n° 1024. 82 Portrait historique, n° 1000.
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Saint-Martin se fait une devoir dâen accepter les Ă©preuves et les charges. De quel danger peut-elle dâailleurs ĂȘtre pour lui ? Ne nous a-il pas dĂ©jĂ appris que sa destinĂ©e nâa rien de commun avec celle de ce monde, et quâaucune des tribulations rĂ©servĂ©es Ă celui-ci ne saurait lâatteindre83 ? « La paix passe pour moi, Ă©crit-il Ă son ami Kirchberger, et je la trouve partout Ă cotĂ© de moi84. » Il en a eu, en mainte occasion, des preuves irrĂ©cusables, surtout pendant la journĂ©e du 10 aoĂ»t : car il Ă©tait alors enfermĂ© dans Paris, et il nâa cessĂ© de le traverser tout le jour sans Ă©prouver la lĂ©gĂšre crainte, sans rencontrer le moindre obstacle. Cela le frappe dâautant plus, quâil nây est absolument pour rien ; il nâa par lui-mĂȘme aucune force physique qui puisse leur donner ce quâil appelle le courage des sens. Mais quâimporte le courage des sens quand lâesprit, transportĂ© dans les espaces imaginaires, nâa aucune idĂ©e du pĂ©ril ? Veut-on savoir de quoi sâoccupait Saint-Martin dĂ©s le lendemain de cette catas-trophe du 10 aoĂ»t, qui venait de plonger la France et lâEurope dans la stupĂ©faction ? Il sâentretenait, avec son correspondant de Berne, de la lumiĂšre cachĂ©e dans les Ă©lĂ©ments et de la XLVIIe Ă©pĂźtre de Boehme85.
Devenu libre, au commencement de 1793, par la mort de son pĂšre, il rĂ©sidait tantĂŽt Ă Paris, tantĂŽt Ă Petit-Bourg, prĂšs de son amie la duchesse de Bourbon, ou la ci-toyenne Bourbon, comme on disait en ce temps-lĂ . Il Ă©tait Ă Paris, il venait de monter sa garde Ă la porte du Temple, devant la maison de ce mĂȘme enfant royal dont lâAssemblĂ©e constituante lâavait jugĂ© digne dâĂȘtre le prĂ©-cepteur, quand parut, le 27 germinal de lâan II, un dĂ©cret dans la Convention qui interdisait au nobles le sĂ©jour de la capitale. Saint-Martin, obĂ©issant sans murmurer, re-tourna dans sa ville natale, oĂč la confiance et le respect de ses concitoyens adoucirent son exil. Lui, de son cĂŽtĂ©, soit par des dons patriotiques, soit par des services per-sonnels, sâefforça en toutes circonstances, de prouver son attachement Ă la cause de la RĂ©volution. « On doit sâestimer heureux, Ă©crit-il, toutes les fois quâon se trouve pour quelque chose dans ce grand mouvement, surtout quand il ne sâagit ni de juger les humains, ni de les tuer. »
83 Ibid., n° 763. 84 Corresp. inédite, lettre LX, p. 167. 85 Ibid., lettre VI, p. 24.
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NommĂ© commissaire pour la confection du catalogue des livres nationaux, il trouve dans lâaccomplissement de cette tĂąche une jouissance inattendue pour son esprit ; câest celle que lui a procurĂ©e la dĂ©couverte dâune lĂ©gende de couvent, parfaitement ignorĂ©e hors de lâenceinte oĂč elle prit naissance : La vie de la sĆur Marguerite du Saint-Sacrement. Ici, nous rentrons dans les excĂšs dâimagination dont nous avons dĂ©jĂ eu un exemple Ă lâoccasion de la vie de Gichtel. Il sâagit dâune pauvre car-mĂ©lite du XVIIe siĂšcle, dont les perfections, les tortures et les souffrances surhumaines seraient une nouvelle confirmation des principes du mysticisme, ou, pour mieux dire, des principes de Boehme et de MartinĂšs. InfĂ©rieure Ă dâautres pour la science et la puissance, elle sâest Ă©levĂ©e aussi haut que notre nature le permet, « dans lâordre de la rĂ©gĂ©nĂ©ration et des vertus de lâamour86. » Mais voici ce qui lui arriva. Pendant que la main divine la transportait dans ces sublimes rĂ©gions, lâaction spirituelle de lâennemi la tirait en sens contraire. Il en rĂ©sultait pour elle des souffrances Ă©pouvantables, dont toute son organisation fut Ă©branlĂ©e, mais qui sâattaquaient surtout Ă la tĂȘte. On appela Ă son secours les hommes de lâart ; mais que pou-vaient-ils dans leur ignorance sinon la torturer en vain ? Ils Ă©puisĂšrent sur elle tous les remĂšdes de la pharmacie, ils lui appliquĂšrent sur le crĂąne un fer rouge, ils lui firent subir lâopĂ©ration du trĂ©pan. La pauvre fille, quoique par-faitement sĂ»re quâils ne changeraient rien Ă son Ă©tat, supporta son martyre avec une hĂ©roĂŻque rĂ©signation. Cette histoire, dont il ne conteste pas un instant la vĂ©raci-tĂ©, est pour Saint-Martin une magnifique occasion de montrer que la mĂ©decine, quand elle ne pas tient pas compte de lâordre surnaturel, nâest pas une science plus fondĂ©e que la philosophie, et quâelle nâaboutit quâĂ tuer le corps, comme celle-ci Ă tuer lâĂąme ! « Je ne veux point, dit-il87, scruter ici lâordre scientifique. Si cette fille eĂ»t joui de ses droits, elle eĂ»t pu renverser ses mĂ©decins, comme JĂ©sus-Christ renverser les archers qui vinrent au jardin des Olives. »
Un homme qui, sous le rĂ©gime de la Terreur, se lais-sait absorber par de telles lectures, nâĂ©tait certainement pas dangereux pour la rĂ©publique. Cependant, et malgrĂ© la prudence quâil sâĂ©tait imposĂ©e avec son ami Liebisdorf,
86 Corresp. inédite, lettre LIII, p. 143. 87 Ibid., p. 144.
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mĂȘme dans les controverses du mysticisme88, Saint-Martin fit ombrage aux autoritĂ©s du moment. Un mandat dâamener fut lancĂ© contre lui, et il Ă©tait sur le point de comparaĂźtre devant le tribunal rĂ©volutionnaire, câest-Ă -dire de monter sur lâĂ©chafaud, quand la chute de Robes-pierre et la rĂ©action thermidorienne vinrent le sauver. Il ne connut le danger que lorsquâil fut passĂ©, et naturelle-ment, il fut persuadĂ© plus que jamais quâune puissance surnaturelle veillait sur lui comme une mĂšre sur son en-fant.
Il Ă©tait seul, Ă quelque distance dâAmboise, dans sa petite maison de campagne de Chaudon, quand il fut nommĂ© par son district Ă©lĂšve des Ă©coles normales, rĂ©-cemment crĂ©Ă©es par la Convention. CâĂ©tait au mois de frimaire de lâan III, câest-Ă -dire Ă la fin de 1794. Saint-Martin venait dâatteindre sa cinquante-deuxiĂšme annĂ©e. CâĂ©tait un peu tard pour sâasseoir sur les bancs de lâĂ©cole. De plus, sâil ne nageait pas dans lâabondance Ă Chaudon, il y trouvait au moins le nĂ©cessaire ; tandis quâĂ Paris, au milieu de la saison rigoureuse, il ne pourra Ă©viter la gĂȘne et les privations ; il sera obligĂ©, comme il dit, de se faire esprit pour ne manquer de rien. Enfin, il sera forcĂ© de sâabaisser Ă des Ă©tudes de dĂ©tail qui rĂ©pugnent Ă son es-prit et font violence Ă ses habitudes ; il lui faudra aussi prendre part Ă la discussion, sâexercer Ă la parole, lui qui nâen voulait entendre ni profĂ©rer dâautre que la parole in-terne89. Aucune de ces considĂ©rations ne lâarrĂȘte, parce quâil y en a dâautres dâun ordre supĂ©rieur qui lui font un devoir dâaccepter, si humble quâelle paraisse, la mission que lui ont confiĂ©e ses concitoyens. Dâabord, il pense que tout est liĂ© dans notre grande rĂ©volution ; dĂ©s lors, il nây a plus rien de petit pour lui, et ne fĂ»t-il quâun grain de sable dans le vaste Ă©difice que Dieu prĂ©pare aux nations, il ne doit pas rĂ©sister quand Dieu lâappelle. Mais le principal motif de son acceptation, câest lâespĂ©rance quâavec lâaide de Dieu, il arrĂȘtera une partie des obstacles que lâennemi de tout bien ne manquera pas de semer dans cette
88 Il Ă©crit dans une lettre du 6 brumaire, an III, Ă lâoccasion du procĂšs de Dom Gerle et de Catherine ThĂ©ot : « Dans ce moment-ci, il est peu prudent de sâĂ©tendre sur ces matiĂšres. Les papiers publics auront pu vous instruire des extravagances spirituelles que des fous et des imbĂ©ciles viennent dâexposer aux yeux de notre justice rĂ©volution-naire. » Corresp. inĂ©dite, lettre LIX, p. 167. 89 Ibid., p. 166.
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grande carriĂšre qui va sâouvrir et dâoĂč peut dĂ©pendre le bonheur des gĂ©nĂ©rations90.
Ainsi, il ne faut pas sây tromper : ce nâest point par des raisons purement humaines, par des raisons politi-ques, philosophiques ou morales que Saint-Martin se dĂ©-cide Ă renoncer Ă son repos et Ă sa solitude ; câest aussi par des motifs tirĂ©s de lâordre surnaturel, câest pour com-battre face Ă face lâennemi de tout bien, celui quâil appelle ailleurs91 tout simplement lâennemi. « Je vous avoue, ajoute-t-il, que cette idĂ©e est consolante pour moi, et quand je ne dĂ©tournerais quâune goutte du poison que cet ennemi cherchera Ă jeter sur la racine mĂȘme de cet ar-bre, qui doit couvrir de son ombre tout mon pays, je me croirais coupable de reculer et je mâhonore mĂȘme alors dâun pareil emploi. » Et comment ferait-il pour ne pas en ĂȘtre fier ? Cet emploi lui paraĂźt ĂȘtre sans exemple dans lâhistoire des peuples ; non pas que les peuples soient restĂ©s jusquâaujourdâhui absolument dĂ©pourvus dâinstituteurs, mais parce quâil nâen ont jamais eu un tel que lui, « vu le caractĂšre extĂ©rieur et intĂ©rieur qui fait tout son ĂȘtre », ou pour parler clairement, parce quâil est dâune nature plus exquise que celle ce de monde. Câest ainsi que dans le mysticisme, lâextrĂȘme humilitĂ© et lâextrĂȘme prĂ©somption se rencontrent presque toujours lâune Ă cotĂ© de lâautre. Le mystique sâabaisse devant Dieu, mais il se place sans scrupule au-dessus des hommes.
Les Ă©coles normales ne sâouvrirent quâĂ la fin de jan-vier 1795. Saint-Martin nâest pas content de leur dĂ©but et il prĂ©voit, avec beaucoup de sagacitĂ©, quâelles ne dureront pas longtemps. MaĂźtres et disciples lui sont Ă©galement suspects. Il ne reconnaĂźt en eux que le spiritus mundi, « et je vois bien, ajoute-t-il, qui est celui qui se cache sous ce manteau92. » Puis, câest beaucoup si, dans un mois, il peut parler cinq ou six minutes, et cela devant deux milles personnes Ă qui il faudrait auparavant refaire les oreilles. Cependant, cette institution, quâil juge avec tant de sĂ©vĂ©ritĂ©, lui procura le plus grand ou, pour parler exactement, lâunique succĂšs quâil ait eu de sa vie. Je rap-porterai plus loin, avec un peu plus de prĂ©cision quâon ne
90 Corresp. inĂ©dite, p. 167. 91 Portrait historique, n° 505 : « il est certain que jâai toujours appris quelque chose de grand Ă la suite de quelque grand Ă©cart, surtout la bĂȘtise de lâennemi et lâamour du PĂšre. » 92 Corresp. inĂ©dite, lettre LXIV, p. 174.
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lâa fait jusquâĂ prĂ©sent, sa discussion avec Garat. Je me bornerai Ă dire ici que dâest Ă lui que revient lâhonneur dâavoir, le premier en France, Ă©branlĂ© dans les esprits et humiliĂ© par un Ă©chec public le triste systĂšme de la sensa-tion transformĂ©e. Aussi ne peut-on pas lâaccuser dâexagĂ©rer son importance, lorsquâil Ă©crit Ă son ami de Berne : « Jâai jetĂ© une pierre dans le front dâun de ces Go-liaths de notre Ă©cole normale, en pleine assemblĂ©e, et les rieurs nâont pas Ă©tĂ© pour lui, tout professeur quâil est. Câest un devoir que jâai rempli pour dĂ©fendre le rĂšgne de la vĂ©ritĂ© ; je nâattends pas dâautre rĂ©compense que celle de ma conscience93. » Il faut cependant remarquer, pour ĂȘtre juste, quâil nâest pas le seul qui, dans cette occasion, ait Ă©levĂ© la voix contre la doctrine rĂ©gnante. Nous voyons, dans les sĂ©ances des Ă©coles normales recueillies par les stĂ©nographes, que, dans la mĂȘme sĂ©ance oĂč il prit la pa-role, celle du 9 ventĂŽse de lâan III, un de ses condisciples, appelĂ© TeyssĂšdre, dĂ©fendit la mĂ©thode et la doctrine de Descartes, câest-Ă -dire une des sources les plus fĂ©condes du spiritualisme moderne. Ce mĂȘme TeyssĂšdre attaque la toute-puissance que Garat, Ă lâexemple de son maĂźtre Condillac, accordait aux signes sur les idĂ©es. CâĂ©tait la question Ă laquelle sâattacha principalement Saint-Martin et sur laquelle il revint, en 1796, dans un mĂ©moire adres-sĂ© Ă lâAcadĂ©mie des sciences morales et politiques. Un au-tre, du nom de Duhamel, Ă©lĂšve des objections pleines de force et de bon sens, contre la fameuse hypothĂšse de lâhomme-statue. Mais Saint-Martin eut les honneurs de la journĂ©e.
Son pronostic sur les Ă©coles normales ne tarda pas Ă se vĂ©rifier : elles ne vĂ©curent pas au delĂ de trois mois. En les quittant, il songeait un instant Ă devenir professeur dâhistoire Ă lâĂ©cole centrale de tours ; mais il sâaperçut bien vite que ces fonctions nâĂ©taient pas faites pour lui. Lâhistoire et la nature, câest-Ă -dire lâaction et la vie, sont une protestation permanente contre les principes du mys-ticisme, et ce nâest quâen les rĂ©duisant Ă une ombre vaine, Ă une figure, Ă un symbole, que ces principes ont quelquefois essayĂ© de les dominer. NommĂ© membre de lâassemblĂ©e Ă©lectorale de son dĂ©partement, Saint-Martin, grĂące Ă lâĂ©clat quâil venait dâajouter Ă sa renommĂ©e, au-rait pu comme un autre se pousser vers la vie publique. Mais il comprit que la politique active lui convenait encore
93 Corresp. inédite, lettre LXVI, p. 181.
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moins que lâenseignement. Il se renferma donc tout entier dans les travaux de la pensĂ©e. Il publia sa Lettre Ă un ami sur la rĂ©volution française, bientĂŽt suivie de lâĂclair sur lâassociation humaine94, oĂč il complĂšte sa doctrine sur lâordre social. Il prend part Ă deux concours de lâAcadĂ©mie des sciences morales et politiques95, tout en raillant les acadĂ©mies dans son Ă©trange poĂšme du Crocodile96, et en se prĂ©sentant devant elles dans lâattitude dâun juge plutĂŽt que dâun justiciable. Il sâefforce de rĂ©sumer ses idĂ©es et de les revĂȘtir de leur forme dĂ©finitive dans deux derniers ouvrages : De lâesprit des choses97 et le MinistĂšre de lâhomme-esprit98. En mĂȘme temps, il traduisait en fran-çais plusieurs Ćuvres de Boehme99, quoiquâil soit extrĂȘ-mement douteux quâil les ait jamais comprises, et il continuait sa correspondance avec Kirchberger, restĂ© pour lui jusquâĂ la fin de sa vie lâami le plus tendre et le plus dĂ©vouĂ©. Il le perdit en 1799, sans lâavoir jamais vu au-trement quâen peinture ; car les deux amis Ă©changĂšrent leurs portraits, nâayant pu, comme ils lâauraient voulu, Ă©changer leurs bourses et se soutenir rĂ©ciproquement dans les circonstances difficiles quâils eurent Ă traverser.
Nous ne voyons pas que Saint-Martin ait pleurĂ© sur sa mort, ni sur celle dâaucune personne qui lui fut chĂšre. Il a toujours regardĂ© la mort comme un avancement, et il condamnait cette expression : lâautre vie, parce quâil nây en a quâune, prĂ©cisĂ©ment celle-lĂ . « Câest moins sur les morts que sur les vivants, dit-il100, quâil faudrait nous af-fliger. Comment le sage sâaffligerait-il sur les morts tandis que sa journaliĂšre et continuelle affliction est dâĂȘtre en vie ou dans ce bas monde ? ». On ne peut pas lui appliquer cette maxime de la Rochefoucault : « On a toujours assez de courage pour supporter les maux dâautrui » ; car il mettait son principe en pratique sur lui-mĂȘme. Il nâa ja-
94 PubliĂ© par M. Schauer, avec le TraitĂ© des nombres, in-8°, Paris, 1861. 95 Lâun, comme je lâai dit, sur les signes, en 1796, lâautre en 1797, sur cette question : « Quelles sont les institutions les plus propres Ă fon-der la morale dâun peuple ? » 96 In-8°, Paris, an VII (1799). 97 Deux vol. in-8°, Paris, an VIII (1801). 98 In-8°, Paris, an XI. 99 LâAurore naissante, ou la Racine de la philosophie, in-8°, 1800 ; Les Trois principes de lâessence divine, deux volumes in-8°, 1802 ; De la triple vie de lâhomme, in-8°, 1809 ; Quarante questions sur lâĂąme, traduction revue et Ă©ditĂ©e par Gilbert, Paris, 1807. 100 Portrait historique, n° 826.
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mais cessĂ© de placer dans sa derniĂšre heure le plus ar-dent de ses dĂ©sirs et la plus douce de ses espĂ©rances101. Chaque pas quâil fait dans la vieillesse est saluĂ© comme un acheminement, non pas vers la dĂ©livrance, mais vers le couronnement des joies qui lâont toujours accompagnĂ© dans ce monde102. La seule maladie que lâĂąge lui ait ap-portĂ©e, câest celle quâil appelle le spleen de lâhomme ; mais ce spleen est bien diffĂ©rent de celui des Anglais. Car, dit-il, celui des Anglais les rend noirs et tristes, et le mien me rend intĂ©rieurement et extĂ©rieurement tout couleur de rose103. » Je veux citer encore ces lignes oĂč la mĂȘme idĂ©e est exprimĂ©e sous une forme plus grave et plus poĂ©tique : « Quand je vois les admirations du grand nombre pour les beautĂ©s de la nature et les sites heureux, je rentre bien-tĂŽt dans la classe des vieillards dâIsraĂ«l qui, en voyant le nouveau temple, pleuraient sur la beautĂ© de lâancien104. » Câest ici que Saint-Martin et Rousseau auraient pu se comprendre, parce que la beautĂ© de la nature nâest pas diminuĂ©e par cette mĂ©lancolique comparaison. La nature est dâautant plus belle quâelle Ă©lĂšve davantage nos pen-sĂ©es et nos sentiments.
Cette vie donnĂ©e tout entiĂšre Ă lâesprit et cette jouis-sance anticipĂ©e du ciel ne le rendaient pas indiffĂ©rent aux peines matĂ©rielles de ses semblables. Il y avait des en-trailles humaines chez cet exilĂ© dâun monde supĂ©rieur. En voici une preuve. Il nâĂ©tait pas riche, comme on sait, et il aimait beaucoup le spectacle. Il lâaimait Ă un tel point que, lorsquâil se dirigeait vers le thĂ©Ăątre, lâidĂ©e de la jouis-sance qui lâattendait lui donnait des transports. Mais che-min faisant, il se disait : « Je vais payer le plaisir dâadmirer une simple image ou plutĂŽt une ombre de la vertu. Eh bien ! avec la mĂȘme somme, je puis atteindre la rĂ©alitĂ© de cette image ; je peux faire une bonne action au lieu de la voir retracĂ©e dans une reprĂ©sentation fugitive. » Puis, il montait chez quelque malheureux de sa connais-sance et y laissait la valeur de son billet de parterre. Ja-mais il nâa manquĂ© Ă ce virement dâune nouvelle espĂšce. Aussi ne peut-on sâempĂȘcher de croire que lui, si orgueil-leux Ă dâautres Ă©gards, il se calomnie lorsquâil soutient que Rousseau tendait au bien par le cĆur et lui par
101 Portrait historique, n° 1050. 102 Ibid., n° 1092. 103 Ibid., n° 1105. 104 Ibid., n° 1106.
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lâesprit105. Lâesprit, chez Saint-Martin, ne se sĂ©pare point du cĆur, et, en mĂȘme temps quâil lui donne quelque chose de sa finesse, il lui emprunte sa grĂące et son indul-gence.
Cette douce et aimable nature demeura jusquâau der-nier moment semblable Ă elle-mĂȘme. Dans lâĂ©tĂ© de lâannĂ©e 1803, Saint-Martin sentit sa fin approcher. Il eut, pour me servir de ses expressions106, quelques avertis-sements dâun ennemi physique qui, selon toute appa-rence, devait lâemporter, comme il avait emporter son pĂšre. Il ne se trompait point. Le 23 octobre de la mĂȘme annĂ©e, il mourut Ă Aulnay, dans la maison de campagne de son ami Lenoir-Laroche. La veille de sa mort, il sâentretenait avec M. de Rossel, sur la vertu des nombres, qui lui avait fourni le sujet dâun de ses ouvrages107, et il rendait grĂące au ciel de lui avoir accordĂ© cette derniĂšre faveur. Quelques instants avant dâexpirer, il recommanda Ă ses amis de vivre dans lâunion fraternelle et dans la confiance en Dieu. Il ne se faisait aucune illusion sur lâinfluence quâil avait exercĂ©e de son vivant, sur la place quâil avait tenue parmi ses contemporains, et sur la gloire quâil allait entourer son nom. Mais il disait : « Ce nâest point Ă lâaudience que les dĂ©fenseurs officieux reçoivent le salaire des causes quâils plaident, câest hors de lâaudience et aprĂšs quâelle est finie. Telle est mon histoire et telle est aussi ma rĂ©signation de nâĂȘtre pas payĂ© dans ce bas monde108. »
105 Portrait historique, n° 423. 106 Ibid., n° 1132. 107 Des nombres, Ćuvre posthume, autographiĂ©e en 1843, par les soins de M. LĂ©on Chauvin. Une Ă©dition de ce livre a Ă©tĂ© publiĂ©e par M. Schauer en 1861, Paris, in-8°. 108 Portrait historique, n° 1099.
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CHAPITRE IV
Doctrine philosophique de Saint-Martin â Ses premiers ou-vrages â Sa discussion avec Garat â Sa thĂ©orie sur le lan-gage â Sa polĂ©mique contre les savants du XVIIIe siĂšcle â Sa polĂ©mique contre les prĂȘtres et les thĂ©ologiens.
Ce qu'il y a de plus original dans les Ćuvres de Saint-Martin c'est lui-mĂȘme, je veux dire l'empreinte qu'il y a laissĂ©e de son caractĂšre, de son tour d'esprit, de ses sen-timents, de sa vie. Cependant, sa doctrine, ses idĂ©es phi-losophiques et religieuses, quoique empruntĂ©es en grande partie aux maĂźtres qu'il s'est donnĂ©s successivement, ne sont pas non plus dĂ©pourvues d'intĂ©rĂȘt et de valeur. Elles nous prĂ©sentent le mysticisme sous une forme particu-liĂšre, Ă la fois mĂ©taphysique et sentimentale, dogmatique et rĂȘveuse, satirique et inspirĂ©e, traditionnelle et indĂ©-pendante, on pourrait presque dire rĂ©volutionnaire, qui a fait, qui fait encore de Saint-Martin un maĂźtre, un hiĂ©ro-phante, un chef de secte, quand il n'est le plus souvent que l'Ă©cho d'autres voix plus puissantes que la sienne.
Mais pour ĂȘtre en Ă©tat de se faire une idĂ©e exacte de la pensĂ©e qui se dĂ©veloppe Ă travers tous ses Ă©crits et de l'esprit gĂ©nĂ©ral qui les domine, il faut d'abord considĂ©rer Saint-Martin dans ses rapports avec la philosophie de son temps ; car tout en partageant, comme nous avons pu nous en convaincre par ses lettres et ses confidences, quelques-unes des illusions, quelques-uns des prĂ©jugĂ©s du XVIIIe siĂšcle et jusqu'Ă ses passions, c'est pourtant l'aversion qu'inspiraient Ă sa nature dĂ©licate les opinions les plus accrĂ©ditĂ©es Ă cette Ă©poque, qui l'ont poussĂ©e vers l'extrĂ©mitĂ© opposĂ©e ; ce sont les raisons par lesquelles il s'est efforcĂ© de les combattre qui sont devenues comme les premiĂšres assises de son propre systĂšme.
Il entra en lice par le livre Des erreurs et de la vĂ©ritĂ©, si maltraitĂ© par Voltaire. C'Ă©tait un manifeste, non contre la philosophie du XVIIIe siĂšcle en gĂ©nĂ©ral, mais uniquement contre le matĂ©rialisme et le parti pris de dĂ©raciner dans les Ăąmes toute croyance religieuse. « C'est Ă Lyon, nous dit l'auteur lui-mĂȘme109, que j'ai Ă©crit le livre Des erreurs 109 Portrait historique, n° 165.
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et de la vĂ©ritĂ©. Je l'ai Ă©crit par dĂ©sĆuvrement et par co-lĂšre contre les philosophes. Je fus indignĂ© de lire dans Boulanger que les religions n'avaient pris naissance que dans la frayeur occasionnĂ©e par les catastrophes de la na-ture. » MalgrĂ© la dĂ©claration de Saint-Martin110 qu'il ne s'est appuyĂ© dans cet Ă©crit que sur les Principes naturels dont il a Ă©tĂ© nourri dans sa jeunesse, il n'est pas difficile d'y reconnaĂźtre la thĂ©orie mystique ou plutĂŽt kabbalistique de l'Ă©manation et du Verbe, sur laquelle reposait l'ensei-gnement de MartinĂšs Pasqually. Le mysticisme et la kab-bale Ă©voquĂ©s du sein des loges contre un adversaire tel que l'auteur de L'AntiquitĂ© dĂ©voilĂ©e, c'est comme un dia-logue entre deux personnages qui ne parleraient pas la mĂȘme langue et seraient hors d'Ă©tat de se comprendre.
Saint-Martin fut mieux inspirĂ© et rencontra un adver-saire plus digne de lui, le jour oĂč il osa, de vive voix, de-vant une assemblĂ©e de deux mille personnes, s'attaquer Ă Garat Ă propos de la nature du langage. Ses objections restĂ©es sans rĂ©ponse n'Ă©taient pas seulement, pour me servir d'une image qui lui est chĂšre111, une pierre lancĂ©e dans le front d'un des Goliaths de la science contempo-raine, elles allaient au-delĂ du professeur d'analyse d'en-tendement humain aux Ă©coles normales, elles atteignaient au cĆur la philosophie de Locke et de Condillac.
DĂ©jĂ , comme on peut s'en assurer par le compte ren-du des sĂ©ances des Ă©coles normales112, Garat avait ren-contrĂ© d'autres contradicteurs. L'un d'eux, dans une lettre anonyme, comme il est d'habitude encore d'en adresser aux professeurs de la facultĂ© des lettres et du CollĂšge de France, fait cette remarque que, dans le systĂšme qui considĂšre les sens comme l'unique origine de nos idĂ©es, il est impossible de comprendre une existence purement spirituelle, une Ăąme distincte du corps. Or, s'il en est ain-si, comment ce mĂȘme systĂšme admettrait-il l'immortalitĂ© de l'Ăąme ? Quelle sanction laisserait-il Ă la morale ?
Un autre du nom de TeyssÚdre porta la discussion sur un terrain plus délicat et plus purement philosophique. In-terprÚte fidÚle de la doctrine de Condillac, Garat, dans son discours d'ouverture, avait soutenu que les langues n'étaient pas moins nécessaires pour former nos idées
110 Ibid., n° 319. 111 Voir, dans le chapitre prĂ©cĂ©dent, un passage de la Correspondance inĂ©dite et Le Crocodile, p. 147, oĂč la mĂȘme image est reproduite. 112 Tome III, p. 5 et suivantes.
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que pour les exprimer, et que l'homme pense par cela seul qu'il est capable de parler, la parole ayant pour effet de fixer dans notre esprit des sensations, qui sans elle s'échapperaient de toute part et ne tarderaient pas à s'évanouir. TeyssÚdre lui oppose cette observation judi-cieuse que les langues n'ont pas la vertu de créer, mais seulement de décomposer ou d'analyser la pensée et d'en noter tous les éléments aprÚs les avoir séparés les uns des autres, aprÚs avoir fait sortir d'un tout concret plu-sieurs idées abstraites, dont chacune est désignée par un signe particulier. Or, on n'analyse, on ne décompose, on n'enregistre que ce qui existe déjà ; donc la pensée est antérieure à la parole et à toute espÚce de langage artifi-ciel.
Il n'est pas sans intĂ©rĂȘt de savoir comment Garat a tenu tĂȘte Ă ces deux premiers adversaires. Contre l'auteur de la lettre anonyme il cherche Ă dĂ©montrer que l'immor-talitĂ© de l'Ăąme ne suppose pas, nĂ©cessairement, que l'Ăąme soit d'une autre nature que le corps ; qu'il y a des philosophes et mĂȘme des PĂšres de l'Ăglise qui ont cru l'Ăąme Ă la fois matĂ©rielle et immortelle, et que cette croyance se justifie parfaitement par l'idĂ©e que l'expĂ©-rience nous donne de la matiĂšre. Nous voyons, en effet, que les formes seules de la matiĂšre sont changeantes et fugitives, mais que ses Ă©lĂ©ments constitutifs, que les atomes dont elle est composĂ©e demeurent invariables et indestructibles. Du moins nous est-il impossible de nous assurer qu'il en soit autrement. Si l'immense auditoire des Ă©coles normales s'est contentĂ© de ce raisonnement, il faut convenir qu'en l'an III de la RĂ©publique une et indivisible, on n'Ă©tait pas difficile en matiĂšre de foi Ă la vie future. Garat ne se montre pas moins Ă©tranger aux vrais princi-pes de la morale qu'Ă ceux de la mĂ©taphysique, lorsqu'il soutient que la morale est une science de pure observa-tion ; qu'on la voit en quelque sorte se manifester d'elle-mĂȘme dans les relations mutuelles qui s'Ă©tablissent entre les hommes ; qu'elle apporte avec elle sa sanction, aussi facile Ă constater par l'expĂ©rience, aussi Ă©vidente Ă nos sens que ses lois ; que partout « nous verrons le malheur naĂźtre du mal et le bonheur du bien ». Cela Ă©tait hardi Ă dire au lendemain des jours de la Terreur.
Ă l'objection tirĂ©e de l'impuissance du langage pour crĂ©er la pensĂ©e, il se contente de rĂ©pondre par cette pro-position, que l'on croirait tirĂ©e des Ćuvres de Guillaume
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Ockam ou de Hobbes, encore plus que de celles de Condillac : « Penser, c'est compter, c'est calculer des sen-sations ; et ce calcul se fait, dans tous les genres, avec des signes comme en arithmĂ©tique113. » Comment s'Ă©ton-ner aprĂšs cela que Garat, tout en reconnaissant en lui un homme de gĂ©nie qui a beaucoup fait pour le progrĂšs des sciences, et qui a contribuĂ© Ă l'avancement de la langue française, refuse Ă Descartes le nom de philosophe, sous prĂ©texte qu'il n'a rien fait pour l'analyse de l'entende-ment ? « Ă l'instant, dit-il, oĂč l'on adopte l'hypothĂšse des idĂ©es innĂ©es, on doit renoncer Ă connaĂźtre l'esprit hu-main. »
Un troisiĂšme antagoniste appelĂ© Duhamel et que Ga-rat n'a pas mieux rĂ©futĂ© que les prĂ©cĂ©dents, attaqua la philosophie de Condillac dans ce qui lui Ă©tait le plus cher, non seulement dans ses conclusions, mais dans sa mĂ©-thode, dans l'hypothĂšse de l'homme-statue. Il Ă©tablit avec beaucoup de force, bien des annĂ©es avant la publication et mĂȘme avant la composition des Nouveaux rapports du physique et du moral, que cette maniĂšre de procĂ©der n'a rien d'analytique, mais qu'elle est prĂ©cisĂ©ment le contraire de l'analyse. Il annonça en quelque sorte les Leçons de philosophie de LaromiguiĂšre en montrant que la sensa-tion, passive, involontaire, fugitive comme elle l'est, ne peut pas ĂȘtre la source d'oĂč sortent une Ă une les opĂ©ra-tions diverses et les facultĂ©s mĂȘmes de l'intelligence, l'at-tention, la comparaison, le jugement, la mĂ©moire, la rĂ©miniscence114.
La discussion en était là et l'autorité du maßtre était déjà passablement ébranlée, quand Saint-Martin deman-da la parole. Ses objections portent successivement sur trois points :
1° â Tout en prenant pour devise de son discours d'ouverture une parole de Bacon qui proclame Ă la fois l'harmonie et la distinction du vrai et du bien115, Garat ne s'occupe que d'une seule facultĂ© de l'homme, Ă savoir, l'intelligence, qu'il fait dĂ©river tout entiĂšre d'un seul fait, la sensation. Mais alors mĂȘme que cette origine pourrait ĂȘtre admise, l'intelligence ne serait toujours que la facultĂ©
113 SĂ©ances des Ă©coles normalesâŠ, tome II. 114 Ibid., tome III, p. 48-60. 115 Etenim illuminationis puritas et arbitrii libertas simul inceperunt, simul corruerunt, neque datur in universitate rerum tam intima sym-pathia quam illa veri et boni. ( De augm. Scientiarum. )
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du vrai, et il en faudrait une autre pour nous expliquer l'idée du bien, car évidemment l'idée du bien, le senti-ment du bien, ne sauraient prendre leur source dans la sensation, qui leur est étrangÚre et souvent opposée. Cette seconde puissance de l'ùme, par laquelle nous dis-cernons le bien du mal et qui nous porte à aimer l'un et à haïr l'autre, c'est le sens moral, complÚtement distinct du sens intellectuel, par lequel nous discernons le vrai du faux.
2° â S'il est vrai, comme Garat le prĂ©tend Ă l'exemple de Condillac et de quelques autres philosophes, que la pa-role soit indispensable non seulement Ă la communication, mais Ă la formation de nos pensĂ©es, pourquoi donc ces mĂȘmes philosophes se montrent-ils si scandalisĂ©s de la fameuse phrase de Rousseau : « La parole me paraĂźt nĂ©-cessaire Ă l'institution de la parole » ? Entre le langage parlĂ© et les signes appelĂ©s naturels il y a un abĂźme. Ceux-ci n'ont pu servir de modĂšle Ă celui-lĂ . Or, puisque nous voyons que, dans l'ordre intellectuel comme dans l'ordre physique, toute chose a un commencement, toute chose est sortie d'un germe qui n'est pas l'Ćuvre de l'homme, pourquoi les langues seraient-elles exceptĂ©es de cette loi universelle ? « Pourquoi (ce sont les expressions mĂȘmes de Saint-Martin) le plus beau de nos privilĂšges, celui de la parole vive et active, serait-il le seul qui fĂ»t le fruit de no-tre puissance crĂ©atrice, tandis que pour tous les autres avantages qui lui sont infĂ©rieurs, nous serions subordon-nĂ©s Ă un germe et condamnĂ©s Ă attendre la fĂ©conda-tion ? »
3° â Ă en croire la parole du maĂźtre, « il serait impos-sible de savoir » et « inutile de chercher si la matiĂšre pense ou ne pense pas ». Or, cette proposition est dou-blement contestable. S'il y a au monde une question qui nous intĂ©resse, c'est prĂ©cisĂ©ment celle-ci, c'est de savoir si nous sommes esprit ou matiĂšre, si nous avons une Ăąme ou si toute notre existence se rĂ©duit aux propriĂ©tĂ©s et aux fonctions du corps. Cette question est-elle donc insolu-ble ? Non, car nous voyons clairement qu'il n'y a point d'assimilation possible entre l'homme et les ĂȘtres qui ap-partiennent Ă la nature physique et animale. L'homme est susceptible de perfectionnement et de culture, il dĂ©ve-loppe ses facultĂ©s parce qu'il est capable de les diriger et de les conduire, c'est-Ă -dire parce qu'il pense. Si les ĂȘtres infĂ©rieurs Ă lui, les ĂȘtres matĂ©riels quand ils sont aban-
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donnĂ©s Ă eux-mĂȘmes, restent toujours dans le mĂȘme Ă©tat, c'est qu'ils n'ont pas reçu le don de la pensĂ©e. D'un autre cĂŽtĂ©, s'il est vrai que les langues soient l'instrument nĂ©cessaire de la pensĂ©e, et s'il n'y a que l'homme qui en soit pourvu, il faut en conclure que de tous les ĂȘtres qui vivent sur la surface de la terre, il n'y a que lui qui pense : « car la nature est trop sage pour faire un don Ă un ĂȘtre et lui refuser le seul instrument avec lequel il puisse le mettre en Ćuvre116 ». Les signes naturels dont se servent les animaux ne font aucun tort Ă ce raisonne-ment. Ces signes restant uniformes et invariables, comme les espĂšces mĂȘmes dont ils expriment les sensations et les besoins, nous offrent, au contraire, la preuve irrĂ©cusa-ble que les animaux ne pensent point.
L'existence d'un sens moral, supĂ©rieur, non seule-ment Ă la sensation, mais Ă la raison mĂȘme, l'existence de la pensĂ©e comme facultĂ© distincte de la parole et de la parole elle-mĂȘme comme une facultĂ© primitive, originale, que l'homme n'a pas inventĂ©e Ă plaisir ; enfin l'incompati-bilitĂ© radicale de la matiĂšre et de la pensĂ©e et, par suite, la distinction de l'Ăąme et du corps ; tels sont les trois points essentiels que Saint-Martin s'est proposĂ© de dĂ©fen-dre contre la philosophie de Condillac, publiquement en-seignĂ©e au nom de l'Ătat, Ă ceux qui allaient recevoir la mission d'instruire la jeunesse.
Il ne paraĂźt pas que Garat se soit dĂ©fendu d'abord avec beaucoup de succĂšs, puisqu'il a pu mĂ©riter le repro-che d'avoir, dans le compte rendu de la sĂ©ance oĂč ces dĂ©-bats eurent lieu, substituĂ© une rĂ©ponse tout Ă fait nouvelle Ă celle qui avait Ă©tĂ© le fruit de l'improvisation. C'est ce qui autorisa Saint-Martin, dans une lettre adres-sĂ©e Ă Garat et publiĂ©e dans les SĂ©ances des Ă©coles nor-males117, Ă reproduire ses objections avec des considĂ©rations plus Ă©tendues. Peut-ĂȘtre n'Ă©tait-il pas fĂą-chĂ© d'un incident qui lui donnait le droit de prĂ©senter avec ensemble, avec mĂ©thode, autant que la mĂ©thode pouvait entrer dans son esprit, des idĂ©es que leur isolement ren-dait difficiles Ă saisir, et qui, sous cette premiĂšre forme, ont Ă©tĂ©, dans la rĂ©ponse Ă©crite de Garat, l'objet d'une cri-tique assez fine. Je me bornerai Ă en citer cette phrase qu'il oppose Ă la sentence de Rousseau : « Rousseau vou-lait dĂ©couvrir les sources d'un grand fleuve, et il les a
116 SĂ©ances des Ă©coles normalesâŠ, tome III, p. 14. 117 SĂ©ances des Ă©coles normalesâŠ, tome III, p. 61-159.
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cherchées dans son embouchure, ce qui n'était pas le moyen de les trouver, mais c'était le moyen de croire, comme on l'a cru des sources du Nil, qu'elles n'étaient pas sur la terre, mais dans le ciel118. »
La lettre dont nous venons de parler, un des meilleurs Ă©crits de Saint-Martin, a Ă©tĂ© elle-mĂȘme complĂ©tĂ©e et ex-pliquĂ©e par le mĂ©moire qui devait servir de rĂ©ponse Ă la question de la troisiĂšme classe de l'Institut : « Quelle est l'influence des signes sur la formation des idĂ©es ? » et qui est devenu un peu plus tard le soixante-dixiĂšme chant du Crocodile119. Ces deux ouvrages rĂ©unis ne laissent rien Ă dĂ©sirer sur la signification et la portĂ©e des trois proposi-tions dont Saint-Martin voulait se servir comme d'autant de leviers pour renverser la philosophie rĂ©gnante. Ă vrai dire, ces trois propositions se rĂ©duisent Ă deux, puisque la troisiĂšme, l'incompatibilitĂ© de la matiĂšre et de la pensĂ©e, est une consĂ©quence nĂ©cessaire des deux autres.
Le sens moral dont il a Ă©tĂ© question plus haut, ce n'est pas, comme on pourrait le croire, une facultĂ© parti-culiĂšre, semblable Ă celle que reconnaissait, sous le mĂȘme nom, le philosophe Hutchison ; c'est le fond mĂȘme de notre ĂȘtre, Ă la fois sensible et intelligent, sensible et non sensitif, dit Saint-Martin ; c'est la source profonde d'oĂč jaillissent Ă la fois nos idĂ©es et nos sentiments, mais d'abord nos sentiments, et le sentiment religieux aussi bien que le sentiment moral, le sentiment du divin autant que celui du bien ; c'est la racine de notre existence spiri-tuelle, dont l'intelligence proprement dite ou l'entende-ment n'est qu'une simple ramification ; c'est, en un mot, l'Ăąme elle-mĂȘme, naturellement douĂ©e d'une puissance affective et intellectuelle, d'une facultĂ© de sentir et de comprendre qui cherche son objet infiniment au-dessus ou au-delĂ de la nature extĂ©rieure, et qui cependant ne peut entrer en exercice, qui ne se manifeste par des sen-timents et par des idĂ©es dĂ©terminĂ©es qu'Ă la faveur d'une excitation venue du dehors.
C'est ainsi que Saint-Martin, en repoussant la doctrine que non seulement nos idées, mais nos sentiments et no-tre volonté ne sont que des impressions reçues par nos sens, échappe aux difficultés du systÚme des idées innées
118 Ibid., p. 40. 119 Le Crocodile ou la Guerre du bien et du mal arrivĂ©e sous le rĂšgne de Louis XV, poĂšme Ă©pico-magique en cent deux chants, 1 vol. in-8° mĂȘlĂ© de prose et de vers, an VII de la RĂ©publique.
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et laisse Ă la sensation le privilĂšge d'exciter, de rĂ©veiller, de provoquer en quelque sorte les facultĂ©s les plus essen-tielles de notre Ăąme. Son opinion se rĂ©sume dans cette phrase oĂč l'on reconnaĂźtra en mĂȘme temps le cachet par-ticulier de son style : « L'esprit de l'homme n'est pas une table rase, comme l'a dit Locke, mais une table rasĂ©e, dont les racines restent encore et n'attendent que la rĂ©ac-tion convenable pour germer120. »
Cette maniĂšre de concevoir l'esprit humain a conduit Saint-Martin Ă une thĂ©orie du langage qui diffĂšre complĂš-tement de celle de Condillac, sans ressembler pourtant Ă celle de Bonald, avec laquelle on l'a souvent confondue. De Bonald, plus rapprochĂ© qu'on ne pense, et surtout qu'il ne s'en doute lui-mĂȘme, de l'auteur du TraitĂ© des sensa-tions, ne comprend pas que la pensĂ©e, quand on la distin-gue de la perception et de la reprĂ©sentation des objets purement matĂ©riels, puisse exister Ă un degrĂ© quelconque sans la parole ; d'oĂč il rĂ©sulte que la parole ne peut avoir Ă©tĂ© inventĂ©e par les hommes ; car elle l'aurait Ă©tĂ© par le moyen de la pensĂ©e, par consĂ©quent il faudrait supposer qu'elle existait dĂ©jĂ quand l'esprit humain l'a crĂ©Ă©e. Or, la parole n'Ă©tant pas d'institution humaine, il faut bien ad-mettre, selon l'auteur de la LĂ©gislation primitive, qu'elle est une rĂ©vĂ©lation divine et surnaturelle, c'est-Ă -dire que Dieu lui-mĂȘme a enseignĂ© Ă nos premiers parents la pre-miĂšre langue qui ait Ă©tĂ© parlĂ©e sur la terre et d'oĂč sont sorties toutes les autres121. Ce mĂȘme raisonnement, de Bonald l'applique avec une confiance imperturbable Ă l'origine de l'Ă©criture. « La dĂ©composition des sons, dit-il122, et l'Ă©criture sont une seule et mĂȘme chose ; donc l'une n'a pu prĂ©cĂ©der l'autre, puisqu'on ne pouvait dĂ©-composer les sons sans les nommer, ni les nommer que par les lettres ou les caractĂšres qui les distinguent. » L'Ă©criture n'est donc pas moins nĂ©cessaire Ă l'invention de l'Ă©criture, que la parole Ă l'invention de la parole. Dieu a donc rĂ©vĂ©lĂ© Ă l'homme d'une maniĂšre surnaturelle le premier alphabet, comme il lui a rĂ©vĂ©lĂ© la premiĂšre lan-gue. On croirait que de Bonald a voulu s'approprier l'ar-gument par lequel certains rabbins se flattaient de dĂ©montrer que Dieu lui-mĂȘme a fabriquĂ© ou crĂ©Ă© du nĂ©ant la premiĂšre paire de tenailles. Des tenailles, di-
120 Le Crocodile, chant LXX, p. 284. 121 Recherches philosophiques, tome I, p. 100 et suivantes. 122 Recherches philosophiques, tome I, chap. III.
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saient ces docteurs, ne peuvent ĂȘtre construites qu'avec cet instrument mĂȘme ; donc, la premiĂšre fois que l'homme s'en est servi, il a dĂ» le tenir d'une grĂące spĂ©-ciale de la toute-puissance divine.
Rien de pareil dans l'opinion de Saint-Martin. Il ne re-garde point la parole, au moins dans la totalitĂ© de ses Ă©lĂ©ments, comme une pure convention qui n'aurait pu s'Ă©tablir entre les hommes que par le concours des plus heureux hasards et d'une longue suite de siĂšcles ; mais il ne croit pas non plus nĂ©cessaire, il le dĂ©clare expressĂ©-ment, de l'expliquer par un miracle ou une rĂ©vĂ©lation extraordinaire. Il la considĂšre comme une propriĂ©tĂ© natu-relle Ă l'homme ou comme un langage natif, dont nous trouvons en nous le secret sans l'avoir appris, et dont nous sommes forcĂ©s de nous servir par cela seul que nous sommes des ĂȘtres pensants. En effet, chaque espĂšce d'ĂȘtres a reçu de la nature une langue qui lui est propre. Il y a la langue des ĂȘtres sensitifs, c'est-Ă -dire des ani-maux, qui varie suivant leur organisation. Il y a la langue des ĂȘtres matĂ©riels et inanimĂ©s ; car « tout ce qui est ex-terne dans les ĂȘtres, nous pouvons le regarder comme Ă©tant le signe et l'indice de leurs propriĂ©tĂ©s internes123 ». L'ĂȘtre moral et intellectuel, c'est-Ă -dire l'homme en tant qu'il est douĂ© du sens moral, l'homme en tant qu'il a la facultĂ© d'aimer et de penser, ferait-il donc seul exception Ă cette loi universelle ? Non, lui aussi a Ă©tĂ© pourvu d'un langage qui lui est propre, aussi ancien que son existence, qui rĂ©pond exactement Ă son essence spirituelle ; et ce langage est la parole.
Mais parce que la parole a paru sur la terre en mĂȘme temps que la nature humaine, il n'en faudrait pas conclure qu'elle a atteint dĂšs le premier jour Ă la derniĂšre limite de la perfection. Elle a suivi la mĂȘme marche et revĂȘtu suc-cessivement les mĂȘmes caractĂšres que la pensĂ©e. Or, la pensĂ©e est d'abord obscure et confuse, confondue non seulement avec nos affections morales, mais avec nos impressions sensibles. Ces modes de notre existence, si diffĂ©rents les uns des autres, sont d'abord, pour me servir d'une image de Saint-Martin, enveloppĂ©s et scellĂ©s sous le mĂȘme cachet comme l'alliage et l'or sont enfermĂ©s dans le mĂȘme creuset124. Peu Ă peu nos sentiments se
123 Lettre au citoyen Garat, dans les SĂ©ances des Ă©coles normales, tome III, p. 141. 124 Le Crocodile, p. 288-289.
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dĂ©gagent de nos sensations et nos idĂ©es de nos senti-ments. C'est le travail actif de l'Ăąme sur elle-mĂȘme qui donne ce rĂ©sultat, et le travail de l'Ăąme, manifestĂ© par une suite d'opĂ©rations qui s'appellent l'attention, la com-paraison, le jugement, le raisonnement, la rĂ©flexion, la dĂ©libĂ©ration, a pour instrument la parole. Mais la parole, en mĂȘme temps qu'elle en est l'instrument, est aussi, sous un certain rapport, un produit de ces opĂ©rations, puisqu'elle leur doit un degrĂ© de plus en plus Ă©levĂ© de prĂ©cision et de clartĂ©.
Aussi rien de plus insoutenable, selon Saint-Martin, que la prĂ©tention de Condillac et de presque tous les phi-losophes du XVIIIe siĂšcle de vouloir corriger l'imperfection du langage afin d'amener Ă la perfection des idĂ©es, et de nous offrir, comme un modĂšle Ă suivre dans l'exposition de toutes nos connaissances, la langue des calculs. L'im-perfection du langage tient Ă l'obscuritĂ© de la pensĂ©e, Ă l'Ă©tat d'enveloppement oĂč se trouvent d'abord toutes nos facultĂ©s et Ă cette loi de notre nature qui veut que l'ima-gination et le sentiment prĂ©cĂšdent en nous la rĂ©flexion. Quant aux mathĂ©matiques, dont on nous propose Ă tout propos l'imitation, l'autoritĂ© incontestĂ©e qu'elles exercent sur notre esprit tient moins aux propriĂ©tĂ©s particuliĂšres de leurs signes qu'Ă la nature des vĂ©ritĂ©s qu'elles enseignent. Les signes qui sont Ă l'usage de ces sciences sont l'ex-pression des lois mĂȘmes de la nature que l'homme n'a point faites et qui s'imposent Ă son esprit avec une telle Ă©vidence, qu'elles ne laissent point de place aux objec-tions et au doute. Ces signes, ramenĂ©s Ă leur point de dĂ©part et rĂ©duits Ă leurs Ă©lĂ©ments invariables, ce sont les figures de gĂ©omĂ©trie toujours prĂȘtes Ă ramener l'esprit Ă la vĂ©ritĂ© s'il Ă©tait tentĂ© de s'en Ă©carter. Il n'en est pas ain-si des autres sciences, surtout des sciences morales et re-ligieuses, dont la parole est le seul moyen d'expression et, Ă dĂ©faut de la parole, l'Ăcriture. Est-ce Ă dire que la certitude leur soit interdite ? Non, elles ont au dedans de nous, dans les principes qui Ă©manent du sens moral, dans les idĂ©es premiĂšres et dans les axiomes de la raison, une base aussi inĂ©branlable que celle des connaissances dites exactes et, Ă plus forte raison, que celle des sciences physiques. Elles ont aussi leurs preuves particuliĂšres qui, pour n'ĂȘtre point sensibles Ă l'Ćil, n'en restent pas moins irrĂ©cusables pour l'esprit ; car, ainsi que Saint-Martin le
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remarque avec beaucoup de sens, « chaque science a son genre de démonstration qui lui est propre125 ».
Tout en admettant la perfectibilitĂ© de la parole, Saint-Martin ne pense pas qu'elle soit indĂ©finie. Il croit au contraire, qu'arrivĂ©es Ă un certain point les langues ne peuvent plus que dĂ©cliner, se corrompre et se dessĂ©cher. C'est lorsqu'elles substituent les abstractions et les dĂ©fini-tions, les constructions rĂ©guliĂšres et invariables aux im-pressions directes que les choses font sur nous et aux vives images, aux tournures libres et animĂ©es qui en sont l'expression. Comme c'est justement ce qui fait la diffĂ©-rence des langues anciennes et des langues modernes, il n'hĂ©site pas Ă donner la prĂ©fĂ©rence aux premiĂšres. Il y a un sentiment vrai et profond du gĂ©nie de l'antiquitĂ© dans la maniĂšre dont Saint-Martin nous rend compte de sa prĂ©dilection. « Les langues primitives, dit-il126, Ă©taient plus prĂšs que les nĂŽtres de la vĂ©ritable origine des lan-gues, qui est autre que celle que les docteurs nous ont enseignĂ©e en ne la puisant que dans la nature brute des sauvages. Par cette raison ces langues primitives Ă©taient plus dans le cas de participer Ă toutes les propriĂ©tĂ©s de leur source, et de pourvoir ensuite Ă tous les besoins de notre esprit. Elles Ă©taient plutĂŽt des langues d'action et d'affection que des langues de mĂ©ditation ; elles Ă©taient plus parlĂ©es qu'Ă©crites, et par cette vivante activitĂ© elles avaient une force et une supĂ©rioritĂ© qui appartiendra tou-jours Ă la parole par prĂ©fĂ©rence Ă l'Ă©criture ; parce que, par ce moyen, elles devaient faire sortir d'elles-mĂȘmes une chaleur et une vie que nos froides spĂ©culations ne sa-vent plus exprimer de nos esprits ni de nos langues, et que nous cherchons Ă remplacer par le luxe de notre style. »
Mais quelle que soit la supĂ©rioritĂ© des langues an-ciennes sur les langues modernes, cela n'empĂȘche pas les unes comme les autres d'ĂȘtre trĂšs nombreuses et trĂšs di-verses. Or, comment concilier cette diversitĂ© avec l'unitĂ© essentielle de la nature humaine ? Toutes les langues ve-nant se rĂ©soudre finalement dans la parole, et la parole n'Ă©tant pas une invention de l'homme, mais un moyen d'expression que la nature elle-mĂȘme nous enseigne, qui dĂ©rive spontanĂ©ment et nĂ©cessairement de nos facultĂ©s intellectuelles et morales, ne semble-t-il pas que le genre
125 Le Crocodile, chant LXX, p. 339. 126 Ibid., chant LXX, p. 346.
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humain tout entier n'ait dĂ» connaĂźtre d'abord qu'une seule et mĂȘme langue ? Cette unitĂ© de langage, que de Bonald prenait Ă la lettre et qu'il faisait consister dans un idiome privilĂ©giĂ© de crĂ©ation surnaturelle, Saint-Martin la recon-naĂźt dans les lois gĂ©nĂ©rales qui dominent toutes les lan-gues et qui, par cela mĂȘme, les prĂ©cĂšdent dans l'esprit humain. Il la reconnaĂźt aussi dans ces idĂ©es premiĂšres et ces premiĂšres affections dont chacune, pour me servir des expressions mĂȘmes de Saint-Martin, « choisit et crĂ©e son messager », c'est-Ă -dire dont chacune, sous l'empire d'un instinct infaillible, s'adapte au signe qui lui convient le mieux, soit pour la communiquer au dehors, soit pour la conserver ou pour l'enregistrer en nous. Ă ces signes ori-ginels ou natifs, qui finissent par faire corps avec la pen-sĂ©e dont ils ne sont pourtant que les archives, viennent peu Ă peu s'en ajouter d'autres qui rĂ©pondent Ă des be-soins particuliers et Ă la diversitĂ© des circonstances au mi-lieu desquelles, sous l'influence desquelles, se dĂ©veloppent nos facultĂ©s. De lĂ la nĂ©cessitĂ© de distinguer dans les langues deux sortes de signes : les signes fixes et les signes conventionnels ; les premiers, relativement en petit nombre, qu'on trouve, ou du moins qu'on pour-rait, avec de meilleurs principes sur la constitution du langage, retrouver partout ; les seconds, qui dĂ©terminent le caractĂšre propre de la langue de chaque pays, de cha-que nation, de chaque branche des connaissances humai-nes127.
Qu'on ĂŽte Ă cette thĂ©orie ce que l'esprit de systĂšme et peut-ĂȘtre aussi l'ardeur de la polĂ©mique lui donne de trop absolu, on ne la trouvera pas trop Ă©loignĂ©e de celle qui est accrĂ©ditĂ©e aujourd'hui par les travaux les plus rĂ©-cents de la philologie comparĂ©e. Ces racines communes, cet organisme commun qu'on a dĂ©couverts dans une mul-titude de langues autrefois considĂ©rĂ©es comme radicale-ment distinctes, et maintenant rapportĂ©es Ă deux familles, la famille indo-europĂ©enne et la famille sĂ©miti-que ; ce sont les signes fixes de Saint-Martin, que nos sa-vants modernes font remonter, comme lui, au berceau du genre humain et jaillir spontanĂ©ment des sources de la vie. Les flexions, les combinaisons, les modifications de toute espĂšce que nous prĂ©sentent ces Ă©lĂ©ments primitifs et qui dĂ©terminent la diversitĂ© des idiomes sortis d'une mĂȘme souche, c'est ce qu'il appelle les signes conven-
127 Le Crocodile, p. 321-358, et la Lettre Ă Garat, p. 136-146.
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tionnels, sans les regarder cependant comme arbitraires. Elles ne sont, en effet, dans sa pensée, que la partie va-riable, et si l'on peut parler ainsi, la partie fluide des lan-gues, dont les radicaux et les formes générales nous représentent la charpente osseuse. Ce n'est pas un mé-diocre honneur pour Saint-Martin, d'avoir, sans autre se-cours que l'observation philosophique, devancé d'un demi-siÚcle les découvertes les plus accréditées de l'éru-dition contemporaine.
Ces idĂ©es sur la formation de la parole et sur la na-ture de la pensĂ©e, Saint-Martin les tourne comme une arme de guerre, non seulement contre la philosophie, mais contre la science de son temps, pĂ©nĂ©trĂ©e tout en-tiĂšre du mĂȘme esprit et guidĂ©e par les mĂȘmes principes. Ce ne sont plus les mĂ©taphysiciens de l'Ă©cole de Locke et de Condillac, ce sont en gĂ©nĂ©ral les savants du XVIIIe siĂš-cle, qui sont mis en cause et tournĂ©s en ridicule dans le Crocodile. Dans cette composition Ă©trange, formĂ©e de prose et de vers, Ă la fois allĂ©gorique et satirique, oĂč ne figurent que des ĂȘtres imaginaires avec quelques person-nages rĂ©els cachĂ©s sous des noms supposĂ©s, ce serait une tentative superflue de chercher le sens que l'auteur a donnĂ© Ă chacune de ses paroles ; mais il est impossible d'y mĂ©connaĂźtre l'intention de bafouer l'AcadĂ©mie des sciences et les sciences elles-mĂȘmes, quand elles se flat-tent dans leur orgueil de comprendre la nature sans avoir besoin de s'Ă©lever au-dessus d'elle. Voici, en effet, com-ment s'exprime un des personnages allĂ©goriques qui ont le privilĂšge d'ĂȘtre les interprĂštes de sa pensĂ©e : « Un tor-rent de prestiges a inondĂ© l'intelligence humaine en gĂ©nĂ©-ral, et celle des Parisiens en particulier, parce que leur ville, qui renferme des savants et des docteurs de tout genre, en possĂšde bien peu qui tournent leur pensĂ©e vers la recherche des vĂ©ritables connaissances, et encore moins qui marchent vers les vĂ©ritables connaissances avec un vĂ©ritable esprit. La plupart d'entre eux ne s'atta-chent qu'Ă dissĂ©quer l'Ă©corce de la nature, Ă en mesurer, peser et nombrer toutes les molĂ©cules, et tentent en in-sensĂ©s la conquĂȘte de tout ce qui entre dans la composi-tion de l'univers, comme si cela leur Ă©tait possible Ă la maniĂšre dont ils s'y prennent. Ces savants, si cĂ©lĂšbres et si bruyants, ne savent seulement pas que l'univers ou le temps est l'image rĂ©duite de l'indivisible et universelle Ă©ternitĂ© ; qu'ils peuvent bien la contempler et l'admirer
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par le spectacle de ses propriétés et de ses merveilles, qui doivent journellement se succéder pour que ce monde soit une représentation de son principe, mais qu'ils ne s'empareront jamais du secret de son existence128. »
Cependant, quoiqu'il n'ait jamais bien compris, comme il prend soin de nous l'apprendre129, que l'homme pĂ»t s'occuper un instant des choses de la matiĂšre, il en veut moins Ă la physique proprement dite et aux sciences naturelles, qu'Ă l'abus qu'on a fait de ces connaissances, surtout au XVIIIe siĂšcle, pour se passer de Dieu. Aussi ses railleries sont-elles dirigĂ©es particuliĂšrement contre ces hypothĂšses ambitieuses qui avaient pour but d'expliquer l'origine du monde et la formation des ĂȘtres, tant animĂ©s qu'inanimĂ©s, par la seule puissance des Ă©lĂ©ments, par les seules propriĂ©tĂ©s de la matiĂšre brute130. Buffon n'y est pas plus mĂ©nagĂ© que tous les autres.
Puisque j'ai Ă©tĂ© amenĂ© Ă citer le Crocodile, je ne puis m'empĂȘcher de faire remarquer que j'y trouve la confir-mation de mes conjectures sur MartinĂšs Pasqually. Marti-nĂšs Pasqually est Ă©videmment le nom vĂ©ritable que nous cache celui d'ĂlĂ©azar, comme madame Jof, nĂ©e en Nor-vĂšge en 1743, c'est-Ă -dire dans l'annĂ©e oĂč Swedenborg eut sa premiĂšre vision, nous reprĂ©sente la doctrine de la Nouvelle JĂ©rusalem. Tout ce que dit ĂlĂ©azar de sa per-sonne et de ses opinions s'applique exactement au pre-mier maĂźtre de Saint-Martin. NĂ© en Espagne de parents israĂ©lites, il s'est rĂ©fugiĂ© en France pour Ă©chapper aux ri-gueurs de l'Inquisition. ĂlevĂ© avec soin dans la foi de ses pĂšres, il n'a jamais changĂ© de religion, tout en considĂ©-rant le christianisme comme un dĂ©veloppement lĂ©gitime de la loi promulguĂ©e sur le mont SinaĂŻ et de la parole des prophĂštes. Mais Ă la lumiĂšre qui brille dans les Livres saints, il en a ajoutĂ© une autre qui jaillit d'une source plus abondante et plus pure. « Nourri, dit-il131, de l'Ă©tude de l'homme, j'ai cru apercevoir en lui des clartĂ©s vives et lu-mineuses sur ses rapports avec toute la nature et sur tou-tes les merveilles qu'elle renferme, et qui lui seraient ouvertes s'il ne laissait pas Ă©garer la clef qui lui est don-nĂ©e avec la vie. » Au moyen de ce talisman, aujourd'hui perdu pour l'immense majoritĂ© des hommes et qu'une
128 Le Crocodile, chant XV, p. 53. 129 Portrait historique, n° 1085. 130 Voyez surtout les chants XX-XXXVI. 131 Le Crocodile, chant XXIII, p. 87.
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grùce particuliÚre lui a permis de retrouver, il a pu s'assu-rer des prétendues vérités qui font la base du Traité de la réintégration.
Ajoutez qu'ĂlĂ©azar a, comme Martines Pasqually, la prĂ©tention d'ĂȘtre en rapport avec le monde supĂ©rieur dont celui-ci n'est que l'image visible, et avec le principe mĂȘme de tous les ĂȘtres, non seulement par le commerce spĂ©cu-latif de la pensĂ©e, mais par ces communications rĂ©elles, par ces vertus actives qui ont agi si fortement sur l'abbĂ© FourniĂ© et laissĂ© une impression ineffaçable dans l'esprit de Saint-Martin. Du reste, dans son opinion, cette puis-sance extraordinaire n'a rien de surnaturel ; elle est, au contraire, un retour Ă la nature telle qu'elle Ă©tait avant sa dĂ©chĂ©ance ; elle n'est que le rĂ©veil de nos facultĂ©s en-dormies et la restauration de nos rapports originels avec la cause premiĂšre ; rapports qui n'ont jamais Ă©tĂ© inter-rompus, quoiqu'ils soient restĂ©s cachĂ©s dans le fond le plus reculĂ© de notre ĂȘtre132. Cette maniĂšre de voir s'ac-corde parfaitement avec le fond kabbalistique des ensei-gnements de MartinĂšs.
On n'aura maintenant aucune peine Ă comprendre comment Saint-Martin, en attaquant dans leurs principes, dans leurs mĂ©thodes, dans leurs hypothĂšses les plus chĂš-res, la philosophie et la science du XVIIIe siĂšcle, Ă©tait ce-pendant avec elle contre la religion, ou du moins, contre les Ă©glises Ă©tablies, et particuliĂšrement contre l'Ăglise ca-tholique. La premiĂšre, la vĂ©ritable rĂ©vĂ©lation, selon lui, c'est celle que nous trouvons en nous-mĂȘmes, dans la voix du sens moral, dans ces idĂ©es et ces affections pre-miĂšres dont les sens sont incapables de nous expliquer l'origine et qui nous transportent au-delĂ du monde visi-ble, dans ce sentiment indestructible dâamour et d'admi-ration qui nous Ă©lĂšve jusqu'Ă la source de notre existence et de notre pensĂ©e. Ă cĂŽtĂ© de cette rĂ©vĂ©lation il y en a une autre, non moins ancienne, celle que renferme l'Ću-vre de la crĂ©ation ou le grand livre de la nature ; car, « la nature entiĂšre, dit Saint-Martin133, peut se considĂ©rer comme Ă©tant dans une rĂ©vĂ©lation continuelle, active et ef-fective ». Mais la voix de la nature est moins claire et s'adresse Ă nous moins directement que celle du sens moral. Elle n'offre pas une image aussi expressive que nous-mĂȘmes des attributs, ou, pour parler la mĂȘme lan-
132 Ibid., p. 86. 133 Lettre Ă Garat, p. 119.
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gue que Saint-Martin, des vertus de son divin auteur. Si nous la comprenons, et cela n'est pas toujours facile Ă cause du bien et du mal qui se mĂȘlent dans son sein, c'est moins par l'effet de sa propre puissance que « par la su-blime dignitĂ© de notre ĂȘtre qui nous appelle Ă planer sur l'universalitĂ© des choses134 ». VoilĂ pourquoi il y a danger, avant d'avoir analysĂ© l'homme, de s'appuyer sur la nature pour parler de Dieu. Saint-Martin fait cette rĂ©flexion, qui n'aurait pas Ă©tĂ© dĂ©savouĂ©e par l'auteur de la Critique de la raison pure, que les preuves de l'existence de Dieu qui ont Ă©tĂ© tirĂ©es par les philosophes du spectacle de la na-ture, n'ont pas plus de soliditĂ© que les arguments contrai-res135. En rĂ©alitĂ© il n'y a que la lumiĂšre intĂ©rieure de notre Ăąme, la lumiĂšre du sens moral, qui nous mette en com-munication avec l'ordre divin.
La consĂ©quence qui sort de lĂ est facile Ă prĂ©voir. « Le sens moral Ă©tant antĂ©rieur Ă tous les livres et Ă tou-tes les traditions, c'est au sens moral jouissant de tous ses droits Ă ĂȘtre le juge suprĂȘme de ce qui concerne la chose religieuse, puisque c'est lui qu'elle est censĂ©e avoir principalement pour objet ; enfin, il n'y a que lui qui puisse ĂȘtre un tĂ©moin non suspect, non seulement pour attester si cette chose religieuse a une source rĂ©elle ou non, mais pour discerner dans tous les livres et dans tou-tes les traditions qui traitent de cette chose religieuse, ce qu'elle tient de sa base originelle et les scories qu'elle a ramassĂ©e dans son cours136. »
D'oĂč vient donc le respect profond que Saint-Martin tĂ©moigne en toute circonstance et qu'il n'a cessĂ© d'Ă©prou-ver jusqu'Ă la fin de sa vie pour les Ăcritures ? Qu'est-ce qui l'a portĂ© Ă dire que nous ne pouvions avoir quelque confiance dans nos doctrines qu'autant que nous avions mis notre esprit en pension dans les Ăcritures saintes137 ? Comment en est-il venu Ă se persuader que s'il nous arri-vait de perdre tout Ă coup les ouvrages des plus grands Ă©crivains tant anciens que modernes, des Ă©crivains ecclĂ©-siastiques aussi bien que des auteurs profanes, nous pourrions facilement nous consoler de ce malheur en conservant les Livres saints138 ? C'est que les Livres saints
134 Le Crocodile, p. 85. 135 Lettre Ă Garat, p. 93. 136 Ibid., p. 94. 137 Portrait historique, n° 319. 138 Ćuvres posthumes, tome I, p. 275-277.
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et particuliĂšrement la partie de ces livres qu'anime l'esprit prophĂ©tique, sont pour lui l'expression la plus vraie et la plus pure de l'Ă©tat oĂč se trouve notre Ăąme quand elle cĂšde aux inspirations du sens moral. Ils ne sont pas la rĂ©-vĂ©lation mĂȘme ; car celle-lĂ est toute intĂ©rieure et des-cend directement de Dieu pour Ă©chauffer le cĆur et Ă©clairer l'esprit de chacun de nous ; mais ils nous en prĂ©-sentent la traduction la plus Ă©loquente et la plus fidĂšle. Ce qui fait leur supĂ©rioritĂ© sur tous les autres livres, ce qui fait qu'on ne se lasse point de les mĂ©diter et de les relire, c'est que « nous les trouvons en nature dans nous-mĂȘmes », et ils ont rĂ©ellement existĂ© dans l'Ăąme humaine sous une forme spirituelle avant d'apparaĂźtre Ă nos yeux sous une forme matĂ©rielle et visible. C'est donc bien mal les comprendre que de leur attribuer, comme on fait, une origine surnaturelle, puisqu'ils sortent, au contraire, du fond de notre nature139. Toutes les mythologies et les thĂ©ogonies des anciens peuples, leurs traditions religieu-ses et ce qu'on peut appeler leurs Ăcritures saintes, sont sorties de la mĂȘme source. Saint-Martin pousse encore plus loin la hardiesse : « Tout homme, dit-il140, pourrait et devrait mĂȘme enfanter des traditions spirituelles et des Ă©critures saintes, puisque tout homme pourrait Ă©crire de sa substance, et c'est sans doute cette propriĂ©tĂ© radicale de l'homme mal appliquĂ©e, qui a produit cet amas confus, bizarre et contradictoire de traditions informes dont tous les peuples sont inondĂ©s. » Mais ce qui a donnĂ© et donne-ra toujours aux livres hĂ©breux une supĂ©rioritĂ© incompara-ble sur tous les monuments de cette espĂšce, c'est leur conformitĂ© complĂšte au texte divin que nous portons en nous.
On voit que Saint-Martin ne traite pas avec moins de libertĂ© que Rousseau les choses d'ordre surnaturel ; mais il reste plus consĂ©quent avec lui-mĂȘme, et l'on cherche-rait vainement dans ses Ă©crits une dissonance aussi cho-quante que celle qui existe, dans la Profession de foi du vicaire savoyard, entre le dialogue du raisonneur et de l'inspirĂ©, et le morceau si admirĂ© et si souvent citĂ© sur la majestĂ© des Ăcritures. Au reste, cette indĂ©pendance sou-tenue ne demandait pas un grand effort Ă l'Ăąme si pro-fondĂ©ment religieuse de Saint-Martin, puisque ce qu'il
139 De l'esprit des choses, tome II, p. 144-153 ; Lettre Ă Garat, p. 129. 140 Ibid., tome II, p. 155.
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appelle la nature n'est en réalité qu'un miracle universel et perpétuel qui enveloppe à la fois l'homme et l'univers.
Par rapport aux religions constituĂ©es et aux dogmes consacrĂ©s, les consĂ©quences de ce spiritualisme excessif sont les mĂȘmes que celles du rationalisme critique. Elles substituent la libre pensĂ©e et le sentiment personnel Ă l'autoritĂ© extĂ©rieure, soit celle des hommes, soit celle des livres. Elles ne laissent rien subsister, ni dans la foi, ni dans les symboles, d'absolument immuable ; elles font de la tradition elle-mĂȘme une puissance vivante et perfecti-ble qui se modifie, se dĂ©veloppe et se transfigure avec le temps, qui prend pour chaque homme et pour chaque gĂ©-nĂ©ration le sens et le caractĂšre que son esprit est capable de lui donner. Saint-Martin va mĂȘme jusqu'Ă nous annon-cer une Ă©poque assez prochaine oĂč l'empire de la tradi-tion, dans le sens oĂč on l'entend habituellement, aura entiĂšrement cessĂ©. « Je pressens, dit-il par la bouche d'ĂlĂ©azar, je pressens avec joie, que le temps viendra et il n'est pas loin, oĂč les docteurs purement traditionnels per-dront leur crĂ©dit141. » Cette mĂȘme prĂ©diction on la trouve Ă plusieurs reprises dĂ©veloppĂ©e en son propre nom dans ses derniĂšres pensĂ©es142.
Ces idĂ©es nous expliquent comment, lorsqu'il parle de l'Ăglise catholique et de ses ministres, son langage est souvent aussi violent et aussi injurieux que celui des phi-losophes ses contemporains. Il les poursuit sans relĂąche presque dans tous ses Ă©crits143, et leur reproche, comme on peut le penser, des torts de plusieurs espĂšces ; mais le plus grand de tous, dans son opinion, c'est d'avoir dĂ©-chaĂźnĂ© l'esprit d'incrĂ©dulitĂ© par leur maniĂšre de compren-dre et d'enseigner la religion. « Ce sont les prĂȘtres, dit-il144, qui ont engendrĂ© les philosophes, et les philosophes qui engendrent le nĂ©ant et la mort. » â « Je ne puis, dit-il ailleurs145, penser Ă cette classe d'hommes sans que mes entrailles ne soient percĂ©es de douleur, tant les suites de leur nĂ©gligence me paraissent effrayantes, soit pour eux, soit pour les peuples qui attendaient d'eux leur soutien et la guĂ©rison de leurs maux. »
141 Le Crocodile, p. 87. 142 Ćuvres posthumes, tome I, p. 403-405. 143 Voyez principalement sa Lettre Ă Garat, p. 93-100 ; et Le Crocodi-le, p. 57 et 87. La Lettre sur la rĂ©volution française et Le MinistĂšre de l'homme-esprit.144 Ćuvres posthumes, tome I, p. 307. 145 Le Crocodile, p. 57.
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Ă la fin de sa vie, dans les derniers Ă©crits sortis de sa plume, on le voit incliner vers des sentiments plus indul-gents et plus dignes de la douceur naturelle de son Ăąme. Il se reproche les nĂ©gligences et les imprudences qu'il a commises dans ses premiers jugements146. Il parle avec respect du cĂ©libat ecclĂ©siastique, de la confession auricu-laire, de la plupart des fĂȘtes et des institutions du catholi-cisme147. Mais c'est une Ă©trange illusion d'en conclure qu'il ait songĂ© Ă rentrer dans cette Ăglise qu'il appelle quelque part148 le SĂ©minaire du christianisme, et sur laquelle, jus-que dans ses moments d'attendrissement et de retour, il continue Ă s'exprimer avec la plus grande libertĂ©149. Tous ses ouvrages, sans en excepter un seul ; toute sa corres-pondance, les sentiments presque d'idolĂątrie qu'il pro-fesse jusqu'Ă sa derniĂšre heure pour Jacques Boehm, un des plus fanatiques dĂ©tracteurs de l'Ăglise catholique ; les paroles qu'il a prononcĂ©es Ă son lit de mort ; enfin toutes ses idĂ©es prises dans leur ensemble et leur dĂ©veloppe-ment successif, protestent contre cette supposition. On en trouvera des preuves surabondantes dans la suite de ce travail.
146 Portrait historique, n° 1116. 147 Ibid., n° 270, 284 et 287. 148 Le MinistĂšre de l'homme-esprit, p. 371 .149 Voyez particuliĂšrement Ćuvres posthumes, tome I, p. 270, n° 113. « Respectons les fonctions des prĂȘtres et tĂąchons de nous approprier les vertus de ce qu'ils font, mais n'attendons pas d'eux de vastes instructions et ne nous reposons pas sur leur science ; enfin n'oublions pas que toute la religion est Ă©crite sur l'homme, et que sans cela elle ne serait pas indestructible. »
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CHAPITRE V
Doctrine politique de Saint-Martin â Son opinion sur lâorigine de la sociĂ©tĂ© â Sa polĂ©mique contre J.-J. Rousseau â RĂ©pudiation de la souverainetĂ© du peuple â Lettre sur la rĂ©volution française â Ce quâelle a de commun avec les ConsidĂ©rations sur la France, de Joseph de Maistre â Sys-tĂšme thĂ©ocratique de Saint-Martin comparĂ© Ă celui de Jo-seph de Maistre.
En politique comme en religion, Saint-Martin sâassociait Ă quelques-uns des prĂ©jugĂ©s de ses contempo-rains et applaudissait Ă leur Ćuvre de destruction, tout en condamnant leurs principes. Quelle Ă©tait, en effet, la phi-losophie politique qui rĂ©gnait en France, presque sans contestation, Ă la fin du XVIIIe siĂšcle, surtout pendant la pĂ©riode rĂ©volutionnaire ? CâĂ©tait celle que Rousseau en-seigne dans le Contrat social, aprĂšs en avoir osĂ© les prĂ©-misses dans le Discours sur lâinĂ©galitĂ© des conditions, et qui rĂ©duite Ă ses Ă©lĂ©ments les plus essentiels, peut se rĂ©-sumer sans peine dans les trois propositions suivantes : 1° lâhomme est naturellement bon et crĂ©Ă© pour ĂȘtre heu-reux ; aussi nâa-t-il rien manquĂ© Ă son innocence et Ă son bonheur tant quâil nâa Ă©coutĂ© que la voix de la nature ; 2° câest la sociĂ©tĂ©, crĂ©ation artificielle de sa volontĂ©, Ćuvre de pure convention, qui lâa rendu malheureux et qui lâa corrompu, en lui enlevant les avantages de lâĂ©tat de na-ture, sans lui accorder ceux du contrat dâoĂč elle tire son origine ; 3° lâĂ©tat de nature Ă©tant pour lui perdu sans re-tour, il faut au moins lui rendre la jouissance des biens de la sociĂ©tĂ© en rĂ©tablissant le pacte primitif, qui nâest pas autre chose que la souverainetĂ© du peuple, ou la volontĂ© gĂ©nĂ©rale substituĂ©e Ă toutes les volontĂ©s particuliĂšres. Or, aucune de ces propositions ne pouvait se concilier avec les opinions personnelles de Saint-Martin et les articles les plus importants de sa foi tant religieuse que philosophi-que.
Il se gardait bien dâadmettre la bontĂ© originelle de lâhomme et sa fĂ©licitĂ© sous lâempire des lois actuelles de la nature, lui qui croyait, de toute la force de son Ăąme, au dogme de la chute, dont il sâefforce de montrer les preu-ves tout Ă la fois dans la tradition et dans la conscience ;
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dans les dĂ©sordres de lâunivers et ceux de la sociĂ©tĂ©. Lâhomme, selon lui, est un esprit tombĂ© de lâordre divin dans lâordre naturel et qui tend Ă remonter Ă son premier Ă©tat150. Une seule des inquiĂ©tudes de lâĂąme humaine Ă©ta-blit plus sĂ»rement cette vĂ©ritĂ©, que le contraire ne peut lâĂȘtre par les assertions et les balbutiements des philoso-phes151. Comment expliquer autrement que par une aber-ration et un renversement de lâordre primitif lâinĂ©galitĂ© choquante qui existe chez les hommes et cette iniquitĂ© prolongĂ©e en vertu de laquelle, parmi des ĂȘtre issus de la mĂȘme origine et composĂ©s de la mĂȘme essence, les uns jouissent de tous les droits, tandis que les autres nâen ont aucun152 ? Lâunivers lui-mĂȘme a gardĂ© les traces de cette immense calamitĂ©, car il nâest plus que notre prison et no-tre tombeau, au lieu dâĂȘtre pour nous une demeure de gloire153. « La dĂ©solation qui nous accable a pĂ©nĂ©trĂ© jus-quâĂ lui, et il lui reste assez de vie et de force pour la res-sentir. Lâunivers est sur son lit de douleur, parce que depuis la chute, une substance Ă©trangĂšre est entrĂ©e dans ses veines et ne cesse de gĂȘner et de tourmenter le prin-cipe de sa vie. Câest Ă nous Ă lui porter des paroles de consolation qui puissent lâengager Ă supporter ses maux. Câest Ă nous Ă lui annoncer la promesse de sa dĂ©livrance et de lâalliance que lâĂ©ternelle sagesse vient faire avec lui154. »
LâĂ©tat de nature, tel que Rousseau lâa imaginĂ©, nâayant jamais existĂ©, on ne saurait concevoir que la so-ciĂ©tĂ© ait Ă©tĂ© fondĂ©e par la seule volontĂ© de lâhomme, ou quâelle soit une Ćuvre de convention. Comment en serait-il ainsi ? Une Ćuvre de convention, un pacte semblable Ă celui quâon nous prĂ©sente sous le nom de contrat social loin dâavoir donnĂ© naissance Ă la sociĂ©tĂ©, la suppose dĂ©jĂ Ă©tablie depuis longtemps et parvenue Ă un degrĂ© de culture trĂšs avancĂ©. Il demande un si merveilleux accord dans les volontĂ©s, un dĂ©veloppement si rare dans les idĂ©es et dans les sentiments, qui si un monument de cette espĂšce avait pu ĂȘtre fondĂ©, nâimporte Ă quelle Ă©po-que, il serait impossible, malgrĂ© les ravages du temps,
150 Ăclair sur lâassociation humaine, Ăd. Schauer, p. 16. 151 Lettre sur la rĂ©volution française, p. 22. 152 De lâesprit des choses, t. I, p. 47. 153 Le MinistĂšre de lâhomme-esprit, p. 97. 154 Ibid., p. 56.
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quâil nâeĂ»t laissĂ© sur la terre aucune trace de son existen-ce155.
Ce nâest donc pas un acte de la volontĂ© humaine qui a crĂ©Ă© la sociĂ©tĂ©. Serait-ce, comme lâa pensĂ© Helvetius, le sentiment du besoin, la prĂ©voyance du lendemain, le dĂ©sir de placer sous la protection publique les provisions amas-sĂ©es pour notre subsistance ? Cette cause est encore moins acceptable que la prĂ©cĂ©dente ; car on nâa jamais trouvĂ© un peuple ni un gouvernement assez dĂ©gradĂ© pour borner son ambition et ses efforts Ă la satisfaction des be-soins de la nature animale ; il nây en a pas qui nâait Ă©tĂ© plus occupĂ© des soins de son honneur ou de sa gloire que de la conservation de sa vie et de son bien-ĂȘtre matĂ©riel. Au milieu de sa chute, lâhomme a gardĂ© le souvenir de sa splendeur perdue, et rien ne peut lui arracher lâespĂ©rance ni lui ĂŽter lâenvie de la reconquĂ©rir. Il peut, sous lâempire de lâignorance et des passions, sâĂ©carter par moments du but qui est placĂ© devant lui ; jamais il ne cesse de le poursuivre. « Câest ainsi, dit Saint-Martin, en appuyant sa pensĂ©e dâune ingĂ©nieuse comparaison, câest ainsi quâun homme tombĂ© dans un prĂ©cipice commence Ă gravir sur quatre pattes comme les animaux, tandis quâauparavant il marchait droit sur ses deux pieds comme les autres hommes ; et quoiquâil se traĂźne, quoiquâil tombe mĂȘme Ă chaque tentative quâil fait pour se relever, le but quâil se propose nâen est pas moins Ă©vident156. »
Il y a pourtant des crĂ©atures humaines et des races entiĂšres tellement abaissĂ©es, que toutes les facultĂ©s de lâĂąme semblent chez elles vaincues et enchaĂźnĂ©es par les appĂ©tits du corps ou engourdies par le sommeil dâune Ă©ternelle enfance. Telles sont, par exemple, les peuplades sauvages du nouveau monde. Mais ces rares dĂ©shĂ©ritĂ©es ne connaissent pas le sentiment de la prĂ©voyance. Comme Rousseau lui-mĂȘme lâa remarquĂ©, elles vont re-demander le soir en pleurant leur lit de coton quâelles ont vendu le matin, ne se doutant pas quâelles en auront be-soin quand la nuit sera revenue. Câest ce qui fait quâelles ne songent point Ă faire des provisions pour le lendemain, quâelles restent Ă©trangĂšres Ă la propriĂ©tĂ© individuelle et se passent de la protection qui lui est nĂ©cessaire157. Aussi nâont-elles jamais pu former que des associations guerriĂš-
155 Ăclair sur lâassociation humaine, Ăd. Schauer, p. 6. 156 Ibid., p. 10. 157 Ibid., p. 4 et 7.
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res pour la dĂ©fense de leur vie contre les attaques de leurs voisins. LâidĂ©e mĂȘme dâune association civile et poli-tique, si humble quâelle puisse ĂȘtre, ne sâest point prĂ©sen-tĂ©e Ă leur esprit, et quand les EuropĂ©ens les ont rencontrĂ©es, elles ont mieux aimĂ© pĂ©rir que de se plier Ă leurs lois et dâaccepter les dons de leur civilisation.
Ce qui a trompĂ© les publicistes, soit quâils appartien-nent Ă lâĂ©cole de Rousseau ou Ă celle dâHelvetius, sur lâorigine de la sociĂ©tĂ©, câest dâavoir mĂ©connu la nature de lâhomme et lâaltĂ©ration profonde dont elle a Ă©tĂ© atteinte, par consĂ©quent les deux influences contraires qui se dis-putent dans son sein et la dominent tour Ă tour. Les uns nây ont aperçu que les appĂ©tits et les instincts de la brute, oubliant entiĂšrement ou nâayant jamais su que lâhomme est aussi une intelligence, un esprit, dont les facultĂ©s et les besoins jouent nĂ©cessairement un rĂŽle dans la forma-tion et le dĂ©veloppement de lâordre social. Les autres, en reconnaissant ces facultĂ©s supĂ©rieures, ne les compren-nent que corrompues et viciĂ©es, non telles quâelles sont en elles-mĂȘmes ou quâelles ont dĂ» ĂȘtre dans lâorigine. De lĂ vient « quâils nâont Ă©crit quâavec des idĂ©es dans une matiĂšre oĂč ils auraient dĂ» nâĂ©crire quâavec des sanglots-158 ».
Non, la sociĂ©tĂ© nâest pas nĂ©e de lâinstinct de notre conservation physique ou de lâaccord rĂ©flĂ©chi des volon-tĂ©s ; elle a ses racines dans les profondeurs de lâĂąme hu-maine, elle a ses lois Ă©crites dâavance dans notre essence spirituelle, elle est aussi ancienne que lâhomme et ne peut avoir pour auteur que Dieu lui-mĂȘme. Câest une vĂ©ritĂ© dont nous pouvons nous convaincre en quelque sorte par lâexpĂ©rience, en observant de quelle maniĂšre sâengendrent et se conservent les sociĂ©tĂ©s particuliĂšres, câest-Ă -dire les peuples, qui ne sont que des dĂ©bris de la sociĂ©tĂ© universelle. Or, les peuples et les gouvernements se forment dâeux-mĂȘmes avec le concours du temps et Ă la faveur de circonstances dont lâhomme est lâoccasion plutĂŽt que la cause, quâil laisse faire plutĂŽt quâil ne les fait. Les lois qui se dĂ©veloppent avec eux, leurs lois fondamen-tales et constitutives, ne sont pas non plus lâĆuvre de la volontĂ© et de la sagesse humaines ; elles dĂ©rivent des lois supĂ©rieures de lâĂ©ternelle justice ; elles sortent de la na-ture mĂȘme des choses, et câest prĂ©cisĂ©ment ce qui en fait la majestĂ© et la force. La nature des choses, la nature de 158 Ăclair sur lâassociation humaine, introduction.
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lâhomme, voilĂ ce qui Ă©chappe constamment aux publicis-tes et aux philosophes du XVIIIe siĂšcle, parce que, au lieu de lâobserver, ils ont voulu la composer159.
On est Ă©tonnĂ© de rencontrer, au milieu des rĂȘves du mysticisme, une conscience aussi exacte des faits, un sentiment aussi juste et aussi profond de lâhistoire. Mais il faut considĂ©rer que câest Ă lâexaltation mĂȘme de son es-prit que Saint-Martin est en grande partie redevable de ces qualitĂ©s ; car, en lâĂ©levant au-dessus des hypothĂšses et des systĂšmes les plus accrĂ©ditĂ©s de son temps, elle lâa prĂ©servĂ© de lâaveuglement gĂ©nĂ©ral, et lui a permis, grĂące Ă la finesse naturelle de son jugement, de devancer sur plus dâun point la philosophie de son siĂšcle. Malheureu-sement, ces aperçus, dâailleurs assez rares dans ses Ă©crits, sont tellement enveloppĂ©s de nuages et enchevĂȘ-trĂ©s de chimĂšres, que ce nâest pas sans effort quâon rĂ©us-sit Ă les dĂ©couvrir.
Des trois propositions qui nous reprĂ©sentent la subs-tance du systĂšme de Rousseau, en voilĂ dĂ©jĂ deux com-plĂštement Ă©cartĂ©es par Saint-Martin ; il ne lui Ă©tait pas possible de traiter la troisiĂšme avec plus dâindulgence. La souverainetĂ© du peuple est contenue implicitement dans lâhypothĂšse qui fait dĂ©river la sociĂ©tĂ© dâun contrat. Or, puisque le principe a Ă©tĂ© convaincu de faussetĂ©, comment conserver la consĂ©quence ? Puis, sâil est vrai que la Provi-dence, au moyen des lois qui dĂ©coulent de la nature des hommes et des chose, intervient dans la formation des peuples, pourquoi nâexercerait-elle pas la mĂȘme influence sur leur lĂ©gislation et leurs gouvernements ? « La souve-rainetĂ© des peuples, nous dit Saint-Martin160, est leur im-puissance. » Câest-Ă -dire quâelle consiste Ă laisser faire la Providence, qui place Ă leur rang les nations et les indivi-dus, en les appelant, chacun suivant ses facultĂ©s, ses ta-lents et ses forces, Ă concourir Ă lâaccomplissement de ses desseins. Quâun homme sâĂ©lĂšve au milieu de ses sembla-bles, avec des facultĂ©s supĂ©rieures, avec le gĂ©nie et les vertus qui le rendent digne du commandement et la vo-lontĂ© qui en est insĂ©parable, personne ne lâempĂȘchera dâarriver au rang qui lui appartient ; la rĂ©sistance quâon voudra lui opposer engendrera de telles souffrances, quâon sera obligĂ© dây renoncer161. Il en est de mĂȘme des
159 Lettre Ă un ami sur la RĂ©volution française, p. 20-21. 160 Ăclair sur lâassociation humaine, p. 20. 161 Lettre sur la rĂ©volution française, p. 30.
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peuples considĂ©rĂ©s dans leur existence collective. « De tout temps, dit Saint-Martin 162, les peuples servent alter-nativement de moyens Ă lâaccomplissement du grand Ću-vre de la Providence, selon leurs crimes comme selon leurs vertus. » La Providence, dâaprĂšs lui, rĂšgne dans lâhistoire dâune maniĂšre aussi Ă©vidente que dans la na-ture ; les peuples sont ses ministres, et les gouverne-ments sont les ministres des peuples, parce que Dieu leur communique lâesprit dont il a rempli la nature entiĂšre. Que les peuples essayent de rĂ©sister Ă cette impulsion mystĂ©rieuse, ils la feront triompher indirectement par les calamitĂ©s quâils attireront sur leurs tĂȘtes ; car ils dĂ©mon-treront mĂȘme par leurs crimes les lois de la sagesse et de la justice divines. « Lâhistoire des nations, dit Saint-Martin avec une rare Ă©nergie dâexpression, est une sorte de tissu vivant et mobile oĂč se tamise, sans interruption, lâirrĂ©fragable et Ă©ternelle justice163. »
Mais en ruinant la souverainetĂ© du peuple, telle quâon lâentend gĂ©nĂ©ralement, cette doctrine nâa-t-elle pas pour effet de nous montrer comme impossible lâexistence de la libertĂ© ? Quel rĂŽle reste-t-il Ă lâhomme, si câest Dieu qui fait tout ? Saint-Martin ne se dissimule pas la difficultĂ© ; seulement il croit pouvoir la rĂ©soudre par un moyen quâil appelle lui-mĂȘme une sainte hardiesse. Câest la distinction quâil Ă©tablit entre la fatalitĂ© de lâamour et la fatalitĂ© servile imaginĂ©e par les poĂštes et les philosophes. Dieu, dans son amour inĂ©puisable pour ses crĂ©atures, a dĂ©cidĂ© que ses desseins, quoi quâelles puissent faire, seront accom-plis. Mais comme il serait indigne de lui dâĂ©pancher sa grĂące sur des ĂȘtres qui nâauraient avec lui aucune analo-gie, et qui, privĂ©s absolument de libertĂ©, ne pourraient ni le comprendre ni lâaimer, il a laissĂ© Ă lâhomme le pouvoir de rĂ©pondre ou de rĂ©sister Ă ses avances164. Câest la tra-duction mystique de ce mot cĂ©lĂšbre : Fata volentem du-cunt, nolentem trahunt. Elle consiste, aprĂšs avoir banni le libre arbitre des actions de lâindividu et des Ćuvres de la sociĂ©tĂ©, Ă lui laisser pour dernier refuge le sentiment.
Saint-Martin oublie que le sentiment nous appartient encore moins que lâaction et la volontĂ©, et que si la libertĂ© humaine nâa pas dâautre asile, elle a vĂ©ritablement cessĂ© dâexister.
162 Lettre sur la révolution française, p. 20. 163 Ibid., p. 65-66. 164 Ibid., p. 8-9.
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Saint-Martin fait valoir encore dâautres arguments contre le principe de la souverainetĂ© du peuple. Ce quâon entend par la souverainetĂ© du peuple, câest le rĂšgne de la volontĂ© gĂ©nĂ©rale. Mais une volontĂ© gĂ©nĂ©rale peut-elle se former dans une sociĂ©tĂ© corrompue comme la nĂŽtre, divi-sĂ©e par lâintĂ©rĂȘt, par les passions, par les opinions, par mille autres causes ? Ă la place de la volontĂ© gĂ©nĂ©rale, nous ne rencontrons donc que des volontĂ©s particuliĂšres qui se combattent, et dont la plus forte, non la plus juste, lâemporte sur les autres. Telle est prĂ©cisĂ©ment celle de cette portion de la nation, si nombreuse quâelle puisse ĂȘtre, Ă laquelle on donne particuliĂšrement le nom de peu-ple. Ă vrai dire, le peuple nâa pas de volontĂ©, pas mĂȘme une volontĂ© particuliĂšre ; il nâa que des passions, Ă lâaide desquelles dâautres qu lui le conduisent Ă leur grĂ© et le ploient Ă leur dessein. On nâa jamais Ă©crit contre la souve-rainetĂ© de la multitude rien de plus ironique et de plus dĂ©daigneux que ces lignes : « Qui ne sait que ce quâon appelle peuple doit se considĂ©rer partout comme lâinstrument le plus maniable pour tous ceux qui voudront sâen servir, nâimporte dans quel sens ? Il leur est aussi fa-cile de le mouvoir pour faire le mal que pour faire le bien, et lâon peut le comparer Ă un aiguillon dans la main du pĂątre, qui lâemploie Ă son grĂ© pour conduire son bĂ©tail oĂč il lui plaĂźt, et qui, avec ce mĂȘme instrument, mĂšne Ă sa volontĂ© le bĆuf au pĂąturage, au labourage ou Ă la bou-cherie165. »
Dâailleurs, la souverainetĂ© du peuple ne sâexerce pas et ne sâest jamais exercĂ©e directement ; elle passe Ă des dĂ©lĂ©guĂ©s, des mandataires, des reprĂ©sentants, qui gou-vernent et font les lois au nom de la nation, et qui tien-nent du suffrage de leurs concitoyens leurs titres et leurs pouvoirs. Or, le rĂ©gime reprĂ©sentatif ne donne pas prise Ă moins dâobjections que le principe dont il est la consĂ©-quence et lâapplication nĂ©cessaire. Dâabord il est difficile de comprendre que la volontĂ© gĂ©nĂ©rale, puisquâelle nâest pas dans le peuple lui-mĂȘme, puisse exister dans les re-prĂ©sentants du peuple. On ne comprend pas davantage que la souverainetĂ©, si elle existe quelque part chez les hommes, si elle rĂ©side vĂ©ritablement dans la nation tout entiĂšre, puisse ĂȘtre dĂ©lĂ©guĂ©e ou reprĂ©sentĂ©e. Saint-Martin pense, comme Rousseau, que la souverainetĂ© ne peut ĂȘtre reprĂ©sentĂ©e, par la raison quâelle ne peut ĂȘtre aliĂ©-
165 Ăclair sur lâassociation humaine, Ăd. Schauer, p. 28.
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nĂ©e, et que dĂšs lâinstant quâun peuple se donne des re-prĂ©sentants, il cesse dâĂȘtre libre166. Mais il a soin dâajouter que la souverainetĂ© nâest pas un attribut de la nature hu-maine ; ni les peuples ni les individus ne peuvent en re-vendiquer les prĂ©rogatives, parce que ni les uns ni les autres, comme il prend soin de le dĂ©montrer par lâhistoire, ne sont les organes de la volontĂ© gĂ©nĂ©rale. La volontĂ© gĂ©-nĂ©rale nâest pas seulement supĂ©rieure, elle est antĂ©rieure Ă toutes les volontĂ©s particuliĂšres, et il nây en a pas dâautre Ă laquelle puisse sâappliquer cette dĂ©finition que la volontĂ© divine, « la volontĂ© universelle de lâĂ©ternelle sa-gesse qui embrasse tout167 ».
On verra tout Ă lâheure quelles sont les rĂšgles de gouvernement et de lĂ©gislation que Saint-Martin a fait dĂ©-couler de cette idĂ©e mystique de la souverainetĂ©. Mais auparavant il nâest pas sans intĂ©rĂȘt de remarquer que ce contradicteur de Rousseau Ă©tait en mĂȘme temps le plus passionnĂ© de ses admirateurs, et que cet ennemi mĂ©pri-sant de la dĂ©mocratie, aprĂšs avoir saluĂ© la rĂ©volution française avec des transports dâenthousiasme, a Ă©crit en son honneur non pas une apologie, mais un hymne.
Rousseau, avec lequel dâailleurs il se trouve de nom-breuses ressemblances168, est pour lui plus quâun grand Ă©crivain, plus quâun homme de gĂ©nie ; il le regarde comme un envoyĂ© du ciel, « comme un prophĂšte de lâordre sensible », qui a rĂ©pandu sur la nature humaine la plus vive clartĂ©. Mieux que personne il en a signalĂ© les difformitĂ©s : mais, nâen connaissant ni lâorigine ni le re-mĂšde, faute dâavoir Ă©tĂ© initiĂ© Ă une science supĂ©rieure, il nâa tirĂ© aucune conclusion utile des vĂ©ritĂ©s quâil a aper-çues, et mĂȘme il les a compromises par des paradoxes. « Son Ăąme dĂ©licieuse et divine a frĂ©mi dâindignation en envisageant les abominations oĂč il a vu lâhomme civil et lâhomme politique Ă©taient arrivĂ©s, sans observer le point faux dâoĂč ils Ă©taient partis dĂšs lâorigine ; et, trouvant le sauvage moins vicieux, il a employĂ© toute son Ă©loquence pour nous persuader quâun Ă©tat nĂ©gatif Ă©tait le seul terme auquel nous puissions tendre, et la seule perfection Ă la-quelle nous puissions arriver169. â Si cet homme rare et
166 Ăclair sur lâassociation humaine, p. 34. 167 Ibid., p. 25. 168 Portrait historique, p. 60. 169 Lettre sur la rĂ©volution française, p. 34.
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douĂ© de si grands dons, dit-il ailleurs170, avait eu le bon-heur de tomber en des mains Ă©clairĂ©es, quel fruit nâaurait-il pas produit ? Ses ouvrages sont dâune philosophie si profonde, quâon ne peut trop admirer la force de son gĂ©-nie ; il a Ă©tĂ© seul infiniment loin dans une carriĂšre oĂč Vol-taire nâa seulement pas mis le pied. Il a frappĂ© sur de vĂ©ritables bases, sur des cordes parfaitement sonores, et il en a tirĂ© des sons qui ont droit de surprendre les plus instruits. »
Trouvant avec Rousseau que la sociĂ©tĂ©, telle quâelle existait jusquâĂ la fin du XVIIIe siĂšcle, Ă©tait radicalement pervertie, quâil nây avait plus rien dans ses institutions, dans les mĆurs, dans son esprit mĂȘme qui ne fĂ»t en op-position avec la raison et avec la justice, avec les lois et les besoins vĂ©ritables de notre nature, mais convaincu en mĂȘme temps que dans un tel Ă©tat de corruption, elle nâavait rien Ă attendre de la sagesse humaine et quâil ne fallait rien moins pour la rĂ©gĂ©nĂ©rer, pour la sauver, quâune intervention extraordinaire de la Providence, il nâest pas Ă©tonnant que Saint-Martin ait accueilli la RĂ©volu-tion avec un mĂ©lange de bonheur et de religieux respect, comme un Ă©vĂ©nement surnaturel, comme une grĂące et un chĂątiment tout ensemble, comme un Ćuvre dâexpiation et de rĂ©demption. Câest pour cela quâelle lui apparaĂźt, tantĂŽt comme un sermon en action destinĂ© Ă Ă©difier le genre humain, tantĂŽt comme une miniature du jugement der-nier, tantĂŽt « comme une leçon quâon nous donne pour nous apprendre Ă mieux dire notre Pater que nous ne le faisons communĂ©ment171 ». La mĂȘme idĂ©e le poursuit comme une obsession Ă travers tous ses ouvrages. Mais nulle part il nây insiste avec autant de force, nulle part il ne la dĂ©veloppe avec autant dâoriginalitĂ© et dâabondance que dans sa Lettre Ă un ami sur la rĂ©volution française172. Ce remarquable Ă©crit est dâautant plus digne de nous ar-rĂȘter quelques instants, quâil a Ă©tĂ© certainement le modĂšle dont sâest inspirĂ©e, en traitant le mĂȘme sujet, lâimagination ardente de lâauteur des ConsidĂ©rations sur la France.
170 Ćuvres posthumes, t. II, p. 327-328. 171 Ibid., t. I, p. 405-406. 172 En voici le titre exact : Lettre Ă un ami, ou ConsidĂ©rations politi-ques, philosophiques et religieuses sur la rĂ©volution française, Paris, an III (1795), 80 p. in-8°.
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DĂšs le dĂ©but, lâauteur nous expose sa profession de foi. Il croit voir, dit-il, la Providence se manifester Ă cha-que pas que fait la RĂ©volution, car Ă chaque pas elle fait Ă©clater Ă nos yeux de nouveaux prodiges. Rien de ce qui lui appartient ne sâexplique par des cause naturelles ; au-cune force humaine ne pouvait produire les faits merveil-leux, fĂ©eriques, dont elle nous donne le spectacle ; aucune pensĂ©e humaine, avant de les avoir vus accom-plis, ne pouvait les concevoir. Aussi est-il permis de dire que la main cachĂ©e qui a dirigĂ© la RĂ©volution serait seule capable dâen Ă©crire lâhistoire. Il faut ĂȘtre insensĂ© ou de mauvaise foi pour nây pas voir, Ă©crite en traits de feu, lâexĂ©cution dâun dĂ©cret de la sagesse Ă©ternelle, et ne pas sâĂ©crier en sa prĂ©sence, comme les magiciens dâĂgypte devant les miracles de MoĂŻse : « Ici est le doigt de Dieu ! »
La RĂ©volution nâest pas seulement un Ă©vĂ©nement sur-naturel, dans ce sens quâelle Ă©chappe Ă la volontĂ© et Ă la puissance de lâhomme ; elle est aussi un Ă©vĂ©nement uni-versel, et câest Ă tort quâon lui a donnĂ© le nom de RĂ©volu-tion française ; car si elle a commencĂ© par grand Ătat comme la France, câest pour Ă©craser les ennemis qui ont entourĂ© son berceau et sâĂ©tendre ensuite avec lâĂ©nergie que donne la lutte et avec le prestige de la victoire, Ă tous les autres peuples. Elle est la rĂ©volution du genre humain, et elle ne peut ĂȘtre mieux dĂ©finie dans sa cause et dans ses effets que si on lâappelle une image du jugement der-nier. Ă voir ce monarque, le plus puissant dâEurope, renversĂ© en quelques jours de son trĂŽne et son trĂŽne prĂ©cipitĂ© aprĂšs lui ; Ă voir ces grands, ces premiers ordres du royaume, sâenfuir avec terreur, poussĂ©s par une main invisible, et tous ces opprimĂ©s reprendre en un instant les droits quâils avaient perdus depuis des siĂšcles, ne dirait-on pas que la trompette du jugement dernier sâest fait en-tendre, que les bons et les mĂ©chants vont tout Ă lâheure recevoir leur rĂ©compense ? Câest la convulsion de tous les pouvoirs humains se dĂ©battant, avant dâexpirer, contre une force mystĂ©rieuse quâils nâont point soupçonnĂ©e et qui va rĂ©gner Ă leur place.
Mais pourquoi cette crise terrible ? Dsans quel but Dieu lâa-t-il infligĂ©e Ă lâhumanitĂ© ? Quels biens doit-elle lui apporter en compensation des maux quâelle lui fait souf-frir ? Selon Saint-Martin, la Providence, en dĂ©chaĂźnant la RĂ©volution, a eu pour dessein de rĂ©veiller lâhomme dâun
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sommeil de mort qui Ă©touffait ses plus nobles facultĂ©s, de le rappeler Ă lui par lâeffroi et la douleur, de le rĂ©gĂ©nĂ©rer par lâintermĂ©diaire de la sociĂ©tĂ©, et de rĂ©gĂ©nĂ©rer la sociĂ©tĂ© elle-mĂȘme par la destruction des abus contenus dans son sein, par lâanĂ©antissement des pouvoirs qui ont Ă©tĂ© les instruments de sa corruption. La RĂ©volution fera lâoffice dâune opĂ©ration de chirurgie pratiquĂ©e par une main sa-vante pour extirper du corps social les corps Ă©trangers qui lui ont inoculĂ© tous ses vices.
Ces corps Ă©trangers dont lâextraction est devenue nĂ©-cessaire, ces pouvoirs usurpĂ©s quâil sâagit de faire dispa-raĂźtre, sont au nombre de deux : lâĂglise et la royautĂ©. Si lâon nây joint pas la noblesse, comme semblent le deman-der le rĂŽle oppressif quâelle a jouĂ© dans lâhistoire et les privilĂšges iniques dont elle a joui, câest que longtemps avant 89 elle nâĂ©tait plus que lâombre dâelle-mĂȘme. Saint-Martin, sur ce point, tient presque le mĂȘme langage que M. de Tocqueville dans lâAncien rĂ©gime et la RĂ©volution. « La noblesse, dit-il 173, cette excroissance monstrueuse parmi des individus Ă©gaux par leur nature, ayant dĂ©jĂ Ă©tĂ© abaissĂ©e en France par quelques monarques et par leurs ministres, nâavait plus Ă perdre, pour ainsi dire, que de vains noms et des titres imaginaires. » Il nâen Ă©tait pas de mĂȘme de lâĂglise et de la royautĂ©. RestĂ©es en possession des fruits de leurs usurpations et de leurs droits menson-gers jusquâĂ lâheure de leur chute, elles devaient ĂȘtre frappĂ©es sans pitiĂ© par la main vengeresse qui a conduit la RĂ©volution.
Laquelle des deux a Ă©tĂ© la plus coupable ? Saint-Martin, comme si Dieu lâavait mis dans sa confidence, nâhĂ©site pas Ă dĂ©clarer que câest lâĂglise. Il reconnaĂźt en elle la cause premiĂšre des maux qui ont dĂ©solĂ© la sociĂ©tĂ© et une des sources les plus fĂ©condes de ses vices. Ă la fa-veur de lâautoritĂ© quâelle sâest arrogĂ©e, elle a corrompu les rois, et par les rois elle a corrompu les peuples. Pourvu quâon donnĂąt satisfaction Ă sa cupiditĂ© et Ă son orgueil, sa consĂ©cration Ă©tait assurĂ©e Ă tous les abus du despotisme. Telle a Ă©tĂ©, dans tous les temps, sa conduite envers les hommes. Ă lâĂ©gard de Dieu elle a Ă©tĂ© plus criminelle en-core, car son ambition ne tendait Ă rien moins quâĂ se substituer Ă lui. « Selon toutes les Ă©critures, dit Saint-Martin174, et plus encore selon le livre indĂ©lĂ©bile Ă©crit dans
173 Lettre sur la révolution française, p. 13. 174 Ibid., p. 14.
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le cĆur de lâhomme, la Providence voudrait ĂȘtre le seul Dieu des peuples, parce quâelle sait quâils ne peuvent ĂȘtre heureux quâavec elle : et le clergĂ© a voulu lui-mĂȘme ĂȘtre pour eux cette Providence. Il nâa cherchĂ© quâĂ Ă©tablir son propre rĂšgne tout en parlant de ce Dieu, dont souvent il ne savait pas mĂȘme dĂ©fendre lâexistence. » Jusque-lĂ Saint-Martin ne se distingue pas des philosophes qui sont lâobjet habituel de ses railleries et de ses dĂ©dains ; mais on retrouvera dans les lignes suivantes le mystique spĂ©-culatif qui, dans son enthousiasme chimĂ©rique, croit hĂąter le rĂšgne de Dieu en supprimant les temples, les autels et le culte extĂ©rieur. « Il lui avait Ă©tĂ© dit (au clergĂ©) quâil ne resterait pas pierre sur pierre du temple bĂąti par la main des hommes ; et, malgrĂ© cette sentence significative, il a couvert la terre de temples matĂ©riels dont il sâest fait par-tout la principale idole175. » Sans temples ni autels, le mi-nistĂšre sacrĂ©, le prĂȘtre lui-mĂȘme nâest-il pas de trop ? Saint-Martin ne paraĂźt pas Ă©loignĂ© dâaccepter cette consĂ©-quence lorsque, dans un langage indigne de sa belle Ăąme, avec des expressions empruntĂ©es aux plus vulgaires pas-sions de la dĂ©magogie, il reproche aux membres du clergĂ© catholique de garder pour eux le droit dâinterprĂ©ter les li-vres saints, dâen faire un tarif dâexactions sur la foi et dâĂȘtre les accapareurs des subsistances de lâĂąme. « On ne saurait concevoir, a-t-il soin dâajouter, quâil y ait aux yeux de Dieu un plus grand crime, parce que Dieu veut alimen-ter lui-mĂȘme les Ăąmes des hommes avec lâabondance qui lui est propre et quâelles soient, pour ainsi dire, comme rassasiĂ©es par sa plĂ©nitude. » Sâil en est ainsi, lâacte dâaccusation que Saint-Martin a dressĂ© contre lâĂglise pouvait ĂȘtre singuliĂšrement abrĂ©gĂ© : son seul tort câĂ©tait dâexister.
La royautĂ©, selon lui, a Ă©tĂ© moins criminelle, puis-quâelle sâest bornĂ©e le plus souvent Ă suivre lâimpulsion quâelle recevait de lâĂglise, et Ă commettre des excĂšs de pouvoir quâelle savait dâavance justifiĂ©s au nom du ciel. Cependant elle a mĂ©ritĂ©, elle aussi, un chĂątiment exem-plaire. Tous les monarques de la terre ont dĂ» expier, par la chute du plus grand dâentre eux, un orgueil qui leur est commun ; lâorgueil qui leur a persuadĂ© que toute une na-tion est concentrĂ©e dans un homme, « tandis que câest Ă
175 Lettre sur la révolution française, p. 14.
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tous les hommes dâun Ătat Ă sâoublier, pour se dĂ©vouer et ne se voir que dans la nation176 ».
Les ennemis de lâĂglise et les ennemis de la monar-chie se figurent que tout sera fini quand ils seront parve-nus Ă dĂ©truire ces deux puissances. Ils ne se doutent pas, dans leur aveuglement, que leurs coups portent plus loin, et que la Providence se sert dâeux pour abolir sur la terre, par le bras mĂȘme de lâhomme, « le rĂšgne de la vaine puissance de lâhomme ». Aussi la RĂ©volution est-elle, Ă proprement parler, une guerre divine, une guerre de reli-gion, et mĂȘme la seule guerre de religion qui ait Ă©clatĂ© dans le monde depuis celle que les HĂ©breux ont soutenue contre le paganisme pendant toute la durĂ©e de leur exis-tence177. En effet, les guerres de lâislamisme ne nous of-frent pas plus quâune esquisse de guerre religieuse : elles se bornaient Ă dĂ©truire et ne bĂątissaient point. Les guer-res des croisades et de la Ligue, celles qui naquirent de la rĂ©forme et du schisme dâAngleterre, nâĂ©taient que des guerres dâhypocrisie : elles ne dĂ©truisaient ni ne bĂątis-saient. « Au lieu que la guerre actuelle, toute matĂ©rielle et humaine quâelle puisse paraĂźtre aux yeux ordinaires, ne se borne point Ă des dĂ©molitions, et elle ne fait pas un pas quâelle ne bĂątisse178. »
Mais ici nous touchons Ă la partie la plus Ă©pineuse de la doctrine politique de Saint-Martin.
Comment la RĂ©volution est-elle une Ćuvre dâĂ©dification et quâest-ce quâelle est en train de cons-truire ? Quelle forme de gouvernement, quel systĂšme de lĂ©gislation verrons-nous sortir des ruines quâelle a faites ? Ă quels signes reconnaĂźtrons-nous ce rĂšgne de la Provi-dence qui va bientĂŽt succĂ©der Ă celui des hommes ? Par quels organes sera-t-il accompli ? Câest Ă cette question, dĂ©jĂ traitĂ©e en partie dans la Lettre sur la rĂ©volution fran-çaise, que rĂ©pond particuliĂšrement lâĂclair sur lâassociation humaine179.
Le gouvernement de Dieu, ou celui que les hommes prĂ©tendent occuper Ă sa place par procuration, sâappelle la thĂ©ocratie, et câest aussi le nom sous lequel Saint-Martin dĂ©signe le rĂ©gime quâil prĂ©fĂšre, et dont il prĂ©dit lâĂ©vĂ©nement, non seulement pour la France, mais pour le
176 Lettre sur la révolution française, p. 16. 177 Ibid., p. 18-19. 178 Ibid., p. 18-19. 179 Une brochure in-8°, Paris, an V (1797).
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monde entier. « Jâai avancĂ©, dit-il, dans ma Lettre (la Let-tre sur la RĂ©volution) quâil nây avait de vrai gouvernement que le gouvernement thĂ©ocratique ; je le rĂ©pĂšte ici au-thentiquement, et je ne fais aucune doute que ce serait Ă ce terme final que se rĂ©duiraient tous ceux qui cherche-raient de bonne foi et de sang-froid Ă scruter ces vastes profondeurs ; car lâĂ©garement du premier homme tenant Ă lâordre divin, il fallait que la punition, les douleurs qui en rĂ©sultent, les remĂšdes et la guĂ©rison quâil pouvait atten-dre, tinssent Ă©galement de cet ordre sublime. Or, il nây a que Dieu qui connaisse et puisse diriger lâesprit de lâhomme dans ces sentiers ; et lâhomme qui de lui-mĂȘme sâen arrogerait le privilĂšge serait un imposteur et un igno-rant180. »
Il va de soi que la thĂ©ocratie de Saint-Martin ne res-semble Ă aucune de celles qui ont existĂ© ou qui existent encore. Elle ne repose pas, comme celle de lâantiquitĂ© bi-blique, sur un texte sacrĂ©, sur une loi immuable conser-vĂ©e dans un livre ; ni comme celle du Moyen Ăge chrĂ©tien, sur lâautoritĂ© dâun souverain pontife, chef infailli-ble de lâĂglise, et sur lâĂglise, arbitre suprĂȘme des Ătats. Non, lâauteur de lâĂclair sur lâassociation humaine nâadmet, comme il le dĂ©clare expressĂ©ment, quâune thĂ©o-cratie naturelle et spirituelle181, câest-Ă -dire qui nâa Ă©tĂ© ni fondĂ©e ni organisĂ©e de main dâhomme, qui nâest renfer-mĂ©e dans aucune constitution rĂ©guliĂšre, ne sâexerce sous aucune forme dĂ©terminĂ©e et nâa pour base que ce fata-lisme mystique dont nous avons parlĂ© prĂ©cĂ©demment. Un tel gouvernement est bien difficile Ă saisir dans la prati-que et non moins difficile Ă dĂ©finir en thĂ©orie. Cependant Saint-Martin a essayĂ© de faire lâun et lâautre.
Il nous montre dâabord lâhomme tel quâil Ă©tait avant sa chute, ou du moins tel quâil aurait Ă©tĂ© sans elle, pĂ©nĂ©-trĂ© tout entier de lâesprit de son crĂ©ateur, avec lequel il serait restĂ© Ă©troitement uni, et par ce mĂȘme esprit, esprit de sagesse et dâamour, animĂ© du plus tendre dĂ©vouement Ă lâĂ©gard de ses semblables. La sociĂ©tĂ©, dans cet Ă©tat primitif, le plus parfait de tous, parce quâil est le plus rap-prochĂ© de notre origine, aurait formĂ© une rĂ©publique di-vine, un peuple de frĂšres, oĂč la vertu et la piĂ©tĂ© auraient tenu lieu de lois et qui nâauraient pas connu dâautre maĂź-tre que la Providence.
180 Ăclair sur lâassociation humaine, p. 16. 181 Lettre sur la rĂ©volution française, p. 75.
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Par la suite des temps et lâaccroissement du nombre des hommes, il aurait pu arriver que cette harmonie ad-mirable fĂ»t lĂ©gĂšrement troublĂ©e et que la vertu toute seule, que les sentiments de la piĂ©tĂ© et de la fraternitĂ© ne fussent plus suffisants pour relier entre eux tous les membres du corps social ; alors la vertu aurait appelĂ© Ă son secours la justice, câest-Ă -dire la loi, interprĂšte du droit, du droit Ă©ternel tel quâil est Ă©crit dans la conscience de lâhomme de bien ; et Ă la rĂ©publique divine, Ă la fra-ternitĂ© originelle, aurait succĂ©dĂ© la sociĂ©tĂ© civile. Mais dans cette sociĂ©tĂ© civile naturelle, câest-Ă -dire idĂ©ale, les lois, bien diffĂ©rentes de ce quâelles sont aujourdâhui, au-raient eu le caractĂšre dâun enseignement plus que dâun commandement ; elles auraient parlĂ© le langage de la persuasion, non celui de la rigueur ; elles auraient indiquĂ© ce quâil faut faire pour ĂȘtre heureux et vivre en paix avec ses semblables, elles nâauraient pas eu besoin de lâexiger par la contrainte.
Si pourtant ces conseils Ă©taient restĂ©s stĂ©riles pour quelques-uns ; si ces lois si douces et si sages avaient Ă©tĂ© plusieurs fois violĂ©es, on aurait reconnu la nĂ©cessitĂ© dâune rĂ©pression matĂ©rielle pour ceux qui oseraient les enfrein-dre dans lâavenir, et aux lois civiles seraient venues se joindre les lois pĂ©nales. Le pouvoir de punir la violation des lois civiles, câest-Ă -dire des lois de la justice, nâest pas autre chose, dâailleurs, que la justice elle-mĂȘme. Câest le droit de lĂ©gitime dĂ©fense Ă©tendu de lâhomme physique Ă lâhomme moral, et de lâindividu Ă la sociĂ©tĂ©, ou, pour nous servir des termes que Saint-Martin affectionne, de lâhomme animal Ă lâhomme esprit. Mais la naissance des lois pĂ©nales ne peut se concevoir sans une autre institu-tion, celle dâune force publique dâoĂč elles tirent leur effica-citĂ© et Ă laquelle la sociĂ©tĂ© doit sa conservation ; celle dâun pouvoir rĂ©pressif et coercitif qui doit sâexercer Ă la fois au dedans et en dehors du corps social ; au dedans contre ses membres rebelles et en dehors contre les atta-ques des sociĂ©tĂ©s Ă©trangĂšres, sâil en existe plusieurs en mĂȘme temps. GrĂące Ă lâexistence de ce pouvoir, la mĂȘme association qui nâavait tout Ă lâheure quâun caractĂšre pu-rement civil, devient une sociĂ©tĂ© politique.
Ă vrai dire, ces trois sociĂ©tĂ©s nâen forment quâune seule, elles nâont jamais pu et ne pourront jamais exister sĂ©parĂ©ment ; car elles rĂ©pondent Ă autant de principes dont lâunion indissoluble et le dĂ©veloppement simultanĂ©
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constituent la nature humaine, Ă savoir : lâamour, la jus-tice et la force, ou, pour employer encore ici les expres-sions de Saint-Martin, les vertus naturelles, les facultĂ©s judiciaires, les forces coercitives et rĂ©pressives182. Lâessence, le but, la condition suprĂȘme de cette sociĂ©tĂ© unique, type complet de lâassociation humaine, câest que la force y soit au service de la loi, en supposant que la loi soit lâexpression de la justice ; câest que la justice, Ă son tour, ait sa meilleure et plus solide garantie dans la vertu, câest-Ă -dire dans la moralitĂ© et dans la piĂ©tĂ© des indivi-dus.
Cette sociĂ©tĂ© nâest-elle quâun but idĂ©al proposĂ© Ă lâhomme dans lâavenir ? ou a-t-elle dĂ©jĂ existĂ© dans un temps voisin de sa naissance ? Saint-Martin flotte entre ces deux opinions, sans oser se prononcer. Il paraĂźt sou-tenir la premiĂšre dans sa Lettre sur la RĂ©volution ; il sem-ble pencher vers la seconde dans lâĂclair sur lâassociation humaine183. Mais, avec lâune ou avec lâautre, il est plei-nement convaincu que la sociĂ©tĂ© sera un jour ce quâelle doit ĂȘtre, et que ce jour est moins Ă©loignĂ© quâon ne pense. Ne fallait-il pas nettoyer lâaire avant dây apporter le bon grain184 ?
Mais dire quel sera lâesprit, quels seront les principes gĂ©nĂ©raux et, en quelque sorte, mĂ©taphysiques, quelles seront les vertus et les mĆurs de la sociĂ©tĂ© nouvelle, ce nâest pas encore nous apprendre sous quelle forme elle sera gouvernĂ©e, qui exercera dans son sein les attribu-tions, nous nâosons pas dire la souverainetĂ©, puisquâelle est tout entiĂšre dans les mains de Dieu, mais de la puis-sance publique. De si peu dâimportance que soit cette question pour un thĂ©osophe, elle en a une cependant pour lâimmense majoritĂ© des hommes. Voici comment Saint-Martin a essayĂ© de la rĂ©soudre :
La forme de gouvernement est indiffĂ©rente, ou du moins ne doit ĂȘtre considĂ©rĂ©e que comme un objet se-condaire. « Le gouvernement nâest que la partie extĂ©-rieure du corps social, tandis que lâassociation, considĂ©rĂ©e dans son objet et dans ses divers caractĂšres, en est la substance. Quelque forme que les peuples emploient pour leur gouvernement, le fond de leur association doit rester le mĂȘme et avoir toujours le mĂȘme point de vue⊠Si le
182 Lettre sur la RĂ©volution, p. 25 et 29. 183 Cf. particuliĂšrement p. 23-24. 184 Lettre sur la RĂ©volution, p. 78.
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gouvernement nâest que la forme extĂ©rieure du corps so-cial, et si lâassociation, considĂ©rĂ©e dans son but moral, en est la substance et le fond, ce serait de la nature mĂȘme de cette association que lâon devrait attendre le patron de sa forme, comme la forme dâun arbre dĂ©rive essentielle-ment de la nature de son germe. Il ne faudrait pas non plus ĂȘtre surpris de voir changer le gouvernement selon les Ăąges et les besoins de lâassociation, de mĂȘme que nous ne voyons point lâhomme fait ĂȘtre vĂȘtu de la mĂȘme maniĂšre que dans son enfance185. »
Ces idées, exprimées à une époque de fanatisme ré-volutionnaire, font honneur au bon sens de Saint-Martin, et ne seraient certainement pas désavouées par la philo-sophie politique de notre temps ; mais le fanatisme reli-gieux, sous le nom de théocratie, prend bien vite sa revanche.
MalgrĂ© son impartialitĂ© ou, si lâon veut, son indiffĂ©-rence pour les diverses formes de gouvernement, Saint-Martin, faisant une concession aux idĂ©es dĂ©mocratiques de son temps, veut bien admettre que les autoritĂ©s, et particuliĂšrement les assemblĂ©es issues du suffrage uni-versel au nom de la souverainetĂ© du peuple, suffisent par-faitement Ă ce quâil appelle les affaires de mĂ©nage de lâĂtat, câest-Ă -dire aux questions dâadministration, de poli-ces et de finances ; mais pour la politique proprement dite, pour ce qui touche Ă la partie essentielle de la lĂ©gi-slation et du gouvernement, il faut, selon lui, des pouvoirs Ă©manĂ©s de Dieu lui-mĂȘme et des hommes prĂ©destinĂ©s qui, pleins de son esprit, les exercent en son nom et Ă sa gloire, pour lâavancement moral et spirituel de la sociĂ©tĂ©. « Nâest-ce pas, dit-il 186, le pĂšre de famille qui choisit les gouvernantes et les instituteurs de ses enfants, ainsi que les fermiers et les laboureurs de ses terres ? Et sont-ce jamais les gouvernantes, les institutrices, les fermiers et les laboureurs qui choisissent le pĂšre de famille ? »
Sans une dĂ©lĂ©gation dâen haut, aucune loi ne peut sâexpliquer ; car toute loi rĂ©clamant une sanction ou un chĂątiment, toute loi, pour parler la langue de Saint-Martin, devant porter sa mulcte avec elle, il est impossible quâelle soit le rĂ©sultat dâune convention, quâelle puisse ĂȘtre considĂ©rĂ©e comme un des articles du contrat social. On ne sâengage point par contrat Ă se laisser punir ; on 185 Lettre sur la RĂ©volution, p. 51-52. 186 Ăclair sur lâassociation humaine, p. 33.
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accepte bien la loi, on nâaccepte pas la punition, du moins pour soi ; et cela suffit pour ĂŽter Ă la loi tout caractĂšre obligatoire. Dâailleurs, si les lois Ă©taient ce quâelles de-vraient ĂȘtre ; si, rĂ©digĂ©es sous lâinspiration de la sagesse divine par une autoritĂ© digne de lui servir dâinterprĂšte, el-les nâĂ©taient que lâexpression de la nature des choses, il serait inutile dây ajouter aucune disposition pĂ©nale ; elles porteraient en elles-mĂȘmes leur sanction, et celui qui les violerait serait assez chĂątiĂ© par les consĂ©quences inĂ©vita-bles de sa faute187. Parmi les peines qui sont aujourdâhui infligĂ©es aux coupables, il en est une surtout qui disparaĂź-trait dans ces conditions, parce quâelle est inique en soi et radicalement impuissante. La peine de mort, selon Saint-Martin, est inique en soi, parce quâune des premiĂšres rĂš-gles de la justice pĂ©nale, câest quâil nâest pas permis dâĂŽter Ă un criminel ce quâil serait impossible de lui rendre, sâil venait Ă profiter de la punition et Ă rentrer dans lâordre. La peine de mort est, de plus, radicalement impuissante, « parce que cette peine nâest plus une punition, mais une destruction qui devient inutile au coupable et qui nâest guĂšre profitable aux mĂ©chants qui en sont les tĂ©moins-188. » â « Tuer, dit-il ailleurs189, est une punition qui nâeffraye que lâhomme de matiĂšre et amende rarement lâhomme moral. » Au lieu de tuer, il vaudrait mieux res-susciter et environner les coupables de la lumiĂšre de leurs crimes.
Mais comment les reconnaĂźtrons-nous ces ĂȘtres privi-lĂ©giĂ©s, ces reprĂ©sentants de la Providence, ou, comme Saint-Martin les appelle encore, ces commissaires divins-190, qui sont appelĂ©s Ă rĂ©gĂ©nĂ©rer la sociĂ©tĂ© en renouvelant les lois, et Ă conduire les peuples vers lâaccomplissement de leurs destinĂ©es ? On les reconnaĂźtra Ă plusieurs signes que lâauteur de la Lettre sur la rĂ©volution française prend soin de nous indiquer. Dâabord, quoique semblables, par leur nature, aux autres hommes (car il ne sâagit pas de sâĂ©lever au-dessus de la nature humaine, mais dây entrer, au contraire), ils se distingueront dâeux par la supĂ©rioritĂ© de leurs facultĂ©s et de leurs lumiĂšres. Le spectacle de lâiniquitĂ© et de lâanarchie les fera souffrir davantage, et ils Ă©prouveront Ă un plus haut degrĂ© le besoin de lâordre et 187 Ăclair sur lâassociation humaine, p. 36 ; Lettre sur la RĂ©volution, p. 63-64. 188 Ăclair sur lâassociation humaine, p. 37. 189 Lettre sur la RĂ©volution, p. 64. 190 Ibid., p. 60.
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de la justice. Ensuite, ils auront une foi inĂ©branlable dans leur autoritĂ© ou dans leur mission, et ils emploieront toute leur Ă©nergie Ă la faire accepter au nom de la justice mĂȘme. Enfin, les peuples, croyant voir en eux leurs libĂ©-rateurs, se soumettront volontairement Ă leur empire, courront au-devant dâeux « par leurs votes ou par leurs dĂ©sirs », et sâabandonneront Ă leur volontĂ© et Ă leur sa-gesse, persuadĂ©s quâelles attireront sur eux les dons de la bontĂ© et de la sagesse divines 191. Câest dans cet abandon ou cet acte dâabdication que Saint-Martin fait prĂ©cisĂ©ment consister lâexercice de la souverainetĂ© du peuple telle quâil la comprend. Par consĂ©quent, la souverainetĂ© du peuple, câest pour lui la mĂȘme chose que la dictature, pourvu quâelle soit acceptĂ©e volontairement, sinon consacrĂ©e aprĂšs coup par le suffrage universel. Et câest dans cette forme irrĂ©guliĂšre du pouvoir absolu quâil trouve aussi la rĂ©alisation de la vraie thĂ©ocratie.
Câest le fatalisme quâil fallait dire ; car, avec de tels principes, il ne reste, comme nous lâavons dĂ©jĂ remarquĂ©, aucune place Ă la libertĂ© humaine, ni Ă celle des peuples, ni Ă celle des individus. Les peuples sont livrĂ©s sans dĂ©-fenses Ă leurs dictateurs, et les dictateurs sont des ins-truments dans la main de Dieu. Le pouvoir absolu, dans ce systĂšme, nâapporte pas mĂȘme avec lui la compensation de la rĂ©gularitĂ© et de la stabilitĂ©. Pourquoi donc, si câest Dieu seul qui rĂšgne sur les peuples et lui seul qui les gou-verne, les rois hĂ©rĂ©ditaires ne seraient-ils pas aussi bien dans sa main que les dictateurs ? Pourquoi leur a-t-il permis dâabuser Ă ce point de leur autoritĂ©, quâil a fallu les renverser et renouveler la sociĂ©tĂ© elle-mĂȘme ? Mais, au lieu de discuter cette Ă©trange politique, nous aimons mieux montrer le parti quâen a tirĂ© Joseph de Maistre, en empruntant Ă Saint-Martin la plupart de ses jugements et de ses principes.
Quâon ouvre les ConsidĂ©rations sur la France192, on verra, dĂšs les premiĂšres lignes, que la RĂ©volution y est apprĂ©ciĂ©e exactement de la mĂȘme maniĂšre que dans la Lettre de Saint-Martin ; et Ă la similitude de la pensĂ©e vient se joindre quelquefois celle de lâexpression. « Jamais
191 Lettre sur la RĂ©volution, p. 60-61. Cf. aussi p. 30. 192 PubliĂ©es pour la premiĂšre fois Ă Lausanne en 1796, un an aprĂšs la Lettre de Saint-Martin. Nous avons sous les yeux lâĂ©dition de Lyon, portant la date de 1834.
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la DivinitĂ©, dit lâauteur des ConsidĂ©rations193, ne sâĂ©tait montrĂ©e dâune maniĂšre si claire dans aucun Ă©vĂ©nement humain. » Il prononce Ă chaque instant, comme Saint-Martin, les noms de miracle et de magie. Il pense que, devant la paix et la royautĂ©, « la magie noire, qui opĂšre dans ce moment, disparaĂźtrait comme un brouillard de-vant le soleil. » Saint-Martin, comme nous lâavons fait remarquer, aperçoit dans la RĂ©volution une expiation en mĂȘme temps quâun instrument de salut. De Maistre, dans les lignes qui suivent, exprime la mĂȘme idĂ©e : « Toutes les vies, toutes les richesses, tous les pouvoirs Ă©taient dans les mains du pouvoir rĂ©volutionnaire ; et ce monstre de puissance, ivre de sang et de succĂšs, phĂ©nomĂšne Ă©pouvantable quâon nâavait jamais vu et que, sans doute, on ne reverra jamais, Ă©tait tout Ă la fois un chĂątiment Ă©pouvantable pour les Français et le seul moyen de sau-ver la France194. »
On se rappelle que, selon Saint-Martin, la premiĂšre et la plus grande part de ces rigueurs devait atteindre le clergĂ©, parce que, au lieu de rester lâexemple de toutes les vertus, il avait donnĂ© le signal de la dĂ©cadence. Telle est aussi lâopinion de Joseph de Maistre. « On ne saurait nier, dit-il 195, que le sacerdoce nâeĂ»t besoin dâĂȘtre rĂ©gĂ©-nĂ©rĂ© ; et, quoique je sois fort loin dâadopter les dĂ©clama-tions vulgaires sur le clergĂ©, il ne me paraĂźt pas moins incontestable que les richesses, le luxe et la pente gĂ©nĂ©-rale des esprits vers le relĂąchement avaient fait dĂ©cliner ce grand corps ; quâil Ă©tait possible souvent de trouver sous le camail un chevalier au lieu dâun apĂŽtre ; et quâenfin, dans les temps qui prĂ©cĂ©dĂšrent immĂ©diatement la RĂ©volution, le clergĂ© Ă©tait descendu, Ă peu prĂšs autant que lâarmĂ©e, de la place quâil avait occupĂ©e dans lâopinion gĂ©nĂ©rale. »
Quand on a lu, dans la Lettre Ă un ami sur la rĂ©volu-tion française, et dans lâĂclair sur lâassociation humaine, que lâhomme, depuis sa chute, a perdu la facultĂ© lĂ©gisla-tive et que sa sagesse politique ne peut se donner car-riĂšre que dans les sphĂšres infĂ©rieures du gouvernement ; quâon ne crĂ©e pas Ă coups de majoritĂ© des lois capables de durĂ©e ; quâun peuple ne change pas Ă volontĂ© sa cons-titution ; quâil ne se donne pas et nâexerce pas par lui-
193 Chap. I, p. 9. 194 Considérations sur la France, p. 22. 195 Ibid., p. 26.
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mĂȘme la souverainetĂ©, on croit retrouver comme un Ă©cho de ces paroles dans plusieurs passages des ConsidĂ©ra-tions sur la France : « Nulle grande institution ne rĂ©sulte dâune dĂ©libĂ©ration. » â « Jamais il nâexista de nation libre qui nâeĂ»t dans sa constitution naturelle des germes de li-bertĂ© aussi anciens quâelle, et jamais nation ne tenta effi-cacement de dĂ©velopper, par ses lois fondamentales Ă©crites, dâautres droits que ceux qui existaient dans sa constitution naturelle. » â « Lâhomme peut tout modifier dans la sphĂšre de son activitĂ©, mais il ne crĂ©e rien : telle est sa loi, au physique comme au moral. Lâhomme peut, sans doute, planter un pĂ©pin, Ă©lever un arbre, le perfec-tionner par la greffe et le tailler en cent maniĂšres ; mais jamais il ne sâest figurĂ© quâil avait le pouvoir de faire un arbre. Comment sâest-il imaginĂ© quâil avait celui de faire une constitution196 ? » On ne peut sâempĂȘcher de remar-quer que la comparaison mĂȘme dont se sert de Maistre a Ă©tĂ© employĂ©e, dans la mĂȘme occasion, par Saint-Martin.
Ă lâexemple de Saint-Martin, de Maistre admet dans certains cas, pour rĂ©former les lois et fonder subitement une constitution, lâintervention dâun homme suscitĂ© par la Providence, dont les Ćuvres mĂȘmes font reconnaĂźtre la mission : « Il parle, et il se fait obĂ©ir. » Seulement de Maistre a soin dâajouter que de tels hommes sont nĂ©ces-sairement « rois ou Ă©minemment nobles197 ».
Enfin, les deux Ă©crivains se rencontrent encore dans cette pensĂ©e, que Dieu rĂšgne dans lâhistoire comme dans la nature, quâil est le premier moteur, le premier instiga-teur de toutes les institutions, de tous les pouvoirs qui ont quelque durĂ©e, et des grandes rĂ©volutions destinĂ©es tout Ă la fois Ă les rĂ©gĂ©nĂ©rer et Ă les chĂątier, quand ils sâĂ©cartent de leur but. Câest ce que lâauteur des SoirĂ©es de Saint-PĂ©tersbourg appelle « le gouvernement temporel de la Providence ». Pour lui aussi les dĂ©positaires de la puissance publique sont dirigĂ©s, dans tous leurs actes, par une cause surhumaine ; mais il soutient que les rois seuls, les rois hĂ©rĂ©ditaires, sont les ministres de la sa-gesse de Dieu ; tandis que les auteurs de rĂ©volution et les magistrats populaires ne sont que les instruments de sa vengeance placĂ©s dans les mains du prince des tĂ©nĂš-
196 ConsidĂ©rations sur la France, chap. VI, p. 81-91. Le titre seul de ce chapitre dit tout : « De lâinfluence divine dans les constitutions po-litiques ». 197 Ibid., p. 85.
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bres198. Lui aussi, il fait reposer la sociĂ©tĂ© sur les fonde-ments de la thĂ©ocratie ; mais la thĂ©ocratie, telle quâil la comprend, nâest pas cette puissance invisible, insaisissa-ble, indĂ©finie, dont sâest Ă©pris lâĂąme tendre et rĂȘveuse de Saint-Martin ; elle a, pendant plusieurs siĂšcles, rĂ©gnĂ© ef-fectivement sur les nations et sur les rois ; elle a un corps aussi bien quâun esprit ; elle a un reprĂ©sentant visible, qui sâappelle le Pape.
198 « Il y a dans la RĂ©volution française un caractĂšre satanique qui la distingue de tout ce quâon a vu. » (ConsidĂ©rations sur la France, chap. V, p. 67.)
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CHAPITRE VI
Doctrine religieuse de Saint-Martin â ThĂ©osophie â Saint-Martin nâest point panthĂ©iste â IdĂ©es de Saint-Martin sur la nature divine â Sur lâorigine des ĂȘtres â Sur la nature de lâhomme â Doctrine de la chute de lâhomme.
Tant que Saint-Martin se borne Ă discuter avec ses contemporains, philosophes, savants ou publicistes, il nâest lui-mĂȘme quâun philosophe ; car il comprend quâil nây a que la raison qui soit admise Ă rĂ©futer les erreurs de la raison ; que ce nâest quâĂ lâobservation quâil appartient de dĂ©trĂŽner lâhypothĂšse. Bons ou mauvais, ses arguments sont toujours construits en vue de ce double effet et ne supposent pas une autre lumiĂšre que celle de lâĂ©vidence naturelle ; mais dĂšs que, sortant de la discussion, il sâabandonne Ă lâesprit qui le remplit et expose avec suite ses propres idĂ©es, alors on ne reconnaĂźt plus en lui quâun initiĂ©, un rĂ©vĂ©lateur de mystĂšres, lâinterprĂšte dâune science plus quâhumaine, puisque lâhomme nâen est que le rĂ©ceptacle, tandis que Dieu par une communication im-mĂ©diate, par une rĂ©vĂ©lation permanente, en est tout Ă la fois lâobjet et la source ; alors le philosophe disparaĂźt de-vant le thĂ©osophe. Ce titre, dĂ©jĂ trĂšs usitĂ© avant lui dans les cercles mystiques de lâAllemagne, Saint-Martin semble le revendiquer lui-mĂȘme quand il Ă©crit199 que ce nâest pas assez pour lui dâĂȘtre spiritualiste, quâil dĂ©sire quâon lâappelle diviniste, et que câest lĂ son vĂ©ritable nom.
On a dit que les thĂ©osophes Ă©taient les gnostiques des temps modernes200. Cela est vrai dans une certaine mesure ; car les uns et les autres font le mĂȘme abus du sens intĂ©rieur ou de lâinterprĂ©tation allĂ©gorique des Ăcritu-res. Les uns et les autres, effaçant toute distinction entre la philosophie et la religion, sâefforcent dâabsorber le christianisme dans un systĂšme prĂ©conçu de mĂ©taphysi-que, et produisent leurs idĂ©es mĂ©taphysiques sous les ex-pressions sacramentelles du dogme chrĂ©tien. Les uns et les autres, sans renoncer au raisonnement quand il peut leur ĂȘtre utile, appellent Ă leur secours tous les procĂ©dĂ©s
199 Portrait historique, n° 576. 200 M. Moreau, Le Philosophe inconnu, p. 148.
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du mysticisme, non seulement lâexpĂ©rience intĂ©rieure ou le sentiment personnel de la prĂ©sence divine, mais les nombres, les symboles, et jusquâaux apparitions ou per-sonnifications matĂ©rielles des idĂ©es. On se rappelle les amours du gĂ©nĂ©ral Gichtel avec Sophia. Saint-Martin lui-mĂȘme, malgrĂ© son Ă©loignement pour ce quâil appelle les manifestations sensibles, Ă©crit Ă son ami Kirchberger201 que depuis dix-huit ans il connaĂźt sensiblement la Cou-ronne, câest-Ă -dire un des attributs de Dieu, une des sĂ©-phiroth de la kabbale, et que, depuis vingt-cinq ans, il connaĂźt de la mĂȘme maniĂšre la voix de la colĂšre et la voix de lâamour, quoiquâil nây ait que peu de mois quâil les dis-tingue lâune de lâautre202. Mais la ressemblance quâon veut Ă©tablir entre les deux Ă©coles cesse dâexister dĂšs lors quâon passe de la forme et des moyens de dĂ©monstration au fond des choses. Il est souverainement injuste dâaccuser, comme on lâa fait, de panthĂ©isme ou de manichĂ©isme, et par moment de lâun et lâautre Ă la fois203, toutes les doc-trines comprises depuis environ deux siĂšcles sous le nom de thĂ©osophie. Il serait difficile de dire oĂč la thĂ©osophie commence et oĂč elle finit ; son nom sâapplique Ă des sys-tĂšmes bien diffĂ©rents, dont quelques-uns, ceux de Boehme et de Saint-Martin tout dâabord, respirent, quoi-que sous une forme indĂ©pendante, la plus tendre piĂ©tĂ© pour la religion chrĂ©tienne, et proclament sous toutes les formes la personnalitĂ© divine et la personnalitĂ© humaine.
Nous ne connaissons jusquâĂ prĂ©sent de Saint-Martin que cette partie de ses opinions qui lui servait en quelque façon de rempart contre les prĂ©jugĂ©s philosophiques et politiques de son temps : sa thĂ©orie de la formation de la parole et de la pensĂ©e et celle de la naissance et du gou-vernement de la sociĂ©tĂ©. Il est maintenant temps que nous pĂ©nĂ©trions dans le cĆur de sa doctrine, en nous rendant compte de ses idĂ©es sur lâorigine, la nature et les mutuels rapports des ĂȘtres en gĂ©nĂ©ral ou des principes sur lesquels repose son systĂšme mĂ©taphysique et reli-gieux. En vain le mystique allemand Baader a-t-il Ă©crit que les pensĂ©es de Saint-Martin sont comme de belles fleurs qui flottent sans lien, les unes Ă cĂŽtĂ© des autres, sur la surface de lâeau204 ; sans nous offrir prĂ©cisĂ©ment 201 Correspond. inĂ©dite, p. 213. 202 Ibid., p. 213. 203 Cf. M. Moreau, p. 184. 204 Cf. François de Baader et Louis-Claude de Saint-Martin, par le ba-ron FrĂ©dĂ©ric dâOsten-Sacken, in-8°, Leipzig, 1860.
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lâenchaĂźnement rigoureux de lâĂthique de Spinoza ou de certains systĂšmes philosophiques de lâAllemagne, elles se suivent avec assez dâordre et se rĂ©pondent avec assez dâharmonie pour quâon puisse les regarder comme des parties indispensables dâun mĂȘme tout.
Une premiĂšre remarque quâon est conduit Ă faire lorsquâon Ă©tudie les livres de Saint-Martin, câest que tous ou presque tous nous reprĂ©sentent lâesprit de lâhomme, lâĂąme ramenĂ©e Ă son essence et dĂ©gagĂ©e des importa-tions Ă©trangĂšres, comme lâimage la plus fidĂšle et la source la plus pure de la vĂ©ritĂ©. Les enseignements que nous recevons du dehors, les Ă©critures, les traditions, nây sont considĂ©rĂ©es que comme un Ă©cho de notre propre pensĂ©e. Nâest-ce pas dire, si lâon voulait se servir du langage phi-losophique de nos jours, que, pour dĂ©couvrir les vĂ©rita-bles principes de la connaissance et, par suite, de la nature mĂȘme des choses, il faut commencer par les cher-cher dans la conscience ? Que ce soit rĂ©ellement le sens quâil faut attacher aux paroles de Saint-Martin, il est im-possible dâen douter, quand on le voit se proposer pour modĂšle la mĂ©thode de Descartes. Il veut, Ă ce quâil nous assure, ĂȘtre le Descartes de la spiritualitĂ©. Si Descartes nous a enseignĂ© lâusage de lâalgĂšbre appliquĂ©e Ă la gĂ©o-mĂ©trie, il nous montrera, lui, le compatriote de ce philo-sophe, le parti quâon peut tirer de lâhomme dans « cette espĂšce de gĂ©omĂ©trie vive et divine qui embrasse tout ». Il se servira de lâhomme-esprit comme dâun instrument dâanalyse universel205. « Lâhomme, dit-il ailleurs206, est comme une lampe sacrĂ©e, suspendue au milieu des tĂ©nĂš-bres du temps. » â « Il est comme la plus vaste manifes-tation que la pensĂ©e intĂ©rieure divine ait laissĂ©e sortir hors dâelle-mĂȘme. Il est le seul ĂȘtre qui soit envoyĂ© pour ĂȘtre le tĂ©moin universel de lâuniverselle vĂ©ritĂ©. » Câest lui et non la nature quâil faut interroger sur lâessence et les plans du CrĂ©ateur207. Ces dĂ©clarations nous font com-prendre lâaversion que Saint-Martin nâa jamais cessĂ© de montrer pour les opĂ©rations thĂ©urgiques et son Ă©loigne-ment, manifestĂ© Ă plusieurs reprises, pour les visions de Swedenborg208.
205 Le MinistĂšre de lâhomme-esprit, prĂ©face, p. XIV. 206 LâHomme de dĂ©sir, p. 108. 207 Ecce homo, p. 17 et suiv. 208 « Je me crois obligĂ© de dire Ă ceux qui me liront que lâhomme peut avancer infiniment dans la carriĂšre des Ćuvres vives spirituelles et
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Si la connaissance de nous-mĂȘmes est pour nous le plus sĂ»r moyen de connaĂźtre Dieu, ou si notre esprit est comme un miroir dans lequel se rĂ©flĂ©chit son image, on peut ĂȘtre certain que les attributs les plus essentiels de notre nature, prĂ©cisĂ©ment ceux qui font de nous un ĂȘtre libre, un esprit vivant, une personne, ne feront pas dĂ©faut dans la nature divine. En effet, la meilleure, la seule preuve de lâexistence de Dieu selon Saint-Martin, câest celle qui rĂ©sulte du sentiment de lâadmiration et de lâamour, du besoin permanent, universel, irrĂ©sistible dâadmirer et dâadorer, qui existe au fond de toute Ăąme humaine. Ce besoin, dâoĂč viendrait-il sâil nâexistait au-dessus de nous une source Ă©ternelle, infinie, dâadmiration et dâamour, câest-Ă -dire un ĂȘtre dont les perfections rĂ©-pondent au doux tribut qui, des profondeurs de notre conscience, monte spontanĂ©ment vers lui ? Or, lâadoration et lâamour, quand on les considĂšre, soit dans celui qui les inspire, soit dans celui qui les Ă©prouve, ne peuvent se concevoir sans la libertĂ©. On nâaime pas et lâon nâadmire pas, on nâest ni aimable ni adorable, si lâon ne rĂ©unit pas les attributs dâun ĂȘtre libre. VoilĂ donc la libertĂ© de Dieu dĂ©montrĂ©e en mĂȘme temps que son existence, et lâune et lâautre se dĂ©couvrent Ă nos regards, non comme les conclusions dâun raisonnement, mais comme un fait irrĂ©-cusable, dĂšs que nous avons aperçu, avec les yeux de lâesprit, notre propre existence.
Ce nâest pas une fois, mais cinq, six fois, que Saint-Martin appelle lâattention de ses lecteurs sur cette preuve de lâexistence de Dieu. Il la dĂ©veloppe dans chacun de ses principaux Ă©crits : dans sa Lettre Ă Garat, dans sa Lettre sur la rĂ©volution française, dans lâEcce homo, dans lâEsprit des choses, dans le MinistĂšre de lâhomme-esprit, et ja-mais il ne manque dâappuyer avec force sur la libertĂ© di-vine. Le nom sous lequel il dĂ©signe habituellement la DivinitĂ© est celui de « cause active et intelligente. » â « LâĂternel, dit-il dans un de ses plus beaux livres209, lâĂternel a donnĂ© Ă lâhomme le pouvoir sublime de crĂ©er en soi la vertu, parce que lâĂternel a voulu que chacune de ses productions attestĂąt quâil est le crĂ©ateur. » Lâhomme vertueux, cause volontaire de ses actions et crĂ©ant en quelque sorte en lui-mĂȘme, avec la conscience
mĂȘme atteindre Ă un rang Ă©levĂ© parmi les ouvriers du Seigneur, sans voir des esprits. » (Le MinistĂšre de lâhomme-esprit, p. 43.) 209 LâHomme de dĂ©sir, p. 68.
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de son pouvoir, non seulement ses actions, mais la volon-tĂ© mĂȘme du bien, nâest-ce pas le type le plus accompli quâon puisse offrir de la libertĂ© de Dieu ? Ajoutons que Saint-Martin, dans une dĂ©monstration quâil essaye de donner de la TrinitĂ©, se garde bien dâĂ©tablir, comme les gnostiques et les philosophes dâAlexandrie, un certain or-dre de succession entre les trois personnes divines, mais il nous les montre unies dans une essence et dans une Ćuvre indivisible. Dieu, selon lui, qui est la source de toute pensĂ©e, ne peut ĂȘtre Ă©tranger Ă la contemplation de lui-mĂȘme ; il ne peut se contempler sans sâaimer ; son amour, Ă©ternel comme sa substance, ne peut se concevoir sans une Ă©ternelle gĂ©nĂ©ration210. Enfin, dans son dernier ouvrage publiĂ© deux ans avant sa mort, celui quâon peut regarder comme son testament philosophique et religieux, il nous reprĂ©sente le Verbe descendant volontairement sur la terre et revĂȘtant par un acte dâamour tous les attributs de la nature humaine, afin de relever et de rĂ©gĂ©nĂ©rer lâhumanitĂ© dĂ©chue. Jamais Saint-Martin nâa variĂ© sur ce point capital.
DâoĂč vient donc quâil a Ă©tĂ© si souvent accusĂ© de pan-thĂ©isme, câest-Ă -dire dâun systĂšme absolument incompa-tible avec la libertĂ©, soit en Dieu, soit dans lâhomme ? Cela tient Ă ce que, trop fidĂšle au souvenir de son premier maĂźtre, MartinĂšs Pasqualis, il sâest flattĂ© de concilier en-semble la libertĂ© divine et lâidĂ©e de lâĂ©manation, le prin-cipe du christianisme et celui de la kabbale. Tout en se servant quelquefois du mot crĂ©er et du nom de crĂ©ateur consacrĂ©s par lâexemple de lâĂcriture sainte, Saint-Martin, lorsquâil explique la formation des ĂȘtres, quand il parle de la naissance de lâhomme et de lâunivers, manque rare-ment de dire quâils sont Ă©manĂ©s de Dieu. En voici quel-ques exemples choisis Ă dessein dans plusieurs de ses Ćuvres : « Le principe suprĂȘme, source de toutes les puissances, soit de celles qui vivifient la pensĂ©e dans lâhomme, soit de celles qui engendrent les Ćuvres visibles de la nature matĂ©rielle ; cet ĂȘtre, nĂ©cessaire Ă tous les ĂȘtres, germe de toutes les actions, de qui Ă©manent conti-nuellement toutes les existences211⊠» â « Lorsque le principe des choses produit des ĂȘtres, il leur donne par lĂ une Ă©manation de son essence, mais il leur donne aussi une Ă©manation de sa sagesse, afin quâils soient son ima-
210 De lâesprit des choses, t. I, p. 32. 211 Tableau naturel des rapportsâŠ, passage citĂ© par M. Matter, p. 112.
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ge212. » â « QuâĂ©tais-tu, homme, lorsque lâĂternel te don-nait la naissance ? Tu procĂ©dais de lui, tu Ă©tais lâacte vif de sa pensĂ©e, tu Ă©tais un Dieu pensĂ©, un Dieu voulu, un Dieu parlĂ©, tu nâĂ©tais rien tant quâil ne laissait pas sortir de lui sa pensĂ©e, sa volontĂ© et sa parole213. » â « Tu es un ĂȘtre rĂ©el et qui tient sans aucun doute le rang le plus distinguĂ© parmi les rĂ©alitĂ©s Ă©manĂ©es214. » Quand Saint-Martin sâexprime de cette façon, ce nâest pas, comme lâaffirme M. Matter, parce que sa plume a trahi sa pensĂ©e, ni, comme le suppose M. dâOsten-Sacken, parce quâil nâattache aux mots Ă©maner, Ă©manation, aucun sens dĂ©fi-ni, câest parce quâil repousse absolument lâidĂ©e de la crĂ©a-tion ex nihilo, et quâil ne peut pas comprendre, Dieu Ă©tant lâunique principe de lâexistence, que tous les ĂȘtres ne soient pas formĂ©s de la substance divine.
Voici, au reste, quelques fragments tirĂ©s de ses Ă©crits les plus importants, qui ne permettent aucun doute Ă ce sujet. On ne pourra pas nous reprocher dâabuser des cita-tions ; car en pareille matiĂšre, ce sont les meilleures preuves quâon puisse fournir. « LâĂ©ternitĂ©, dit Saint-Martin dans le MinistĂšre de lâhomme-esprit215, lâĂ©ternitĂ© ou ce qui doit se regarder comme Ă©tant le fond de toutes choses. Les ĂȘtres ne sont que comme les cadres, les vases ou les enveloppes actives oĂč cette essence vive et vraie vient se renfermer, pour se manifester par leur moyen. » Cette assimilation des ĂȘtres particuliers Ă des vases qui contiennent et qui transmettent la substance Ă©ternelle, est une idĂ©e kabbalistique, qui ne peut avoir Ă©tĂ© suggĂ©rĂ©e que par MartinĂšs Pasqualis. Nous retrouvons le mĂȘme es-prit et le mĂȘme langage dans un passage non moins re-marquable du Nouvel Homme. AprĂšs avoir essayĂ© de dĂ©montrer que le dernier rĂ©sultat de la rĂ©gĂ©nĂ©ration du monde est dâeffacer le temps et de faire disparaĂźtre cette image quâon appelle aujourdâhui, afin que tout ce qui existe reprenne le nom universel de lâAncien des jours, lâauteur mystique continue en ces termes216 : « Car câest ce nom que toutes choses ont portĂ© avant la corporisation matĂ©rielle ; et câest ce mĂȘme nom quâelles tendent Ă por-ter de nouveau lorsque lâĆuvre est accomplie, afin que lâunitĂ© soit toute en tout, non plus par des lois subdivises, 212 Ćuvres posthumes, t. I, p. 244-245. 213 Le Nouvel Homme, p. 127. 214 Ibid., p. 141. 215 Ibid., p. 84. 216 Le Nouvel Homme, p. 68.
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comme celles qui constituent, gouvernent, engendrent et dĂ©truisent la nature, mais par une plĂ©nitude dâaction qui se dĂ©veloppe sans cesse, et sans lâaffligeant accident des contractions et des rĂ©sistances. »
Pour qui sâest accoutumĂ© Ă la langue de Saint-Martin, il nây a pas un mot dans ces lignes qui nâait une significa-tion prĂ©cise. LâAncien des jours, câest le nom que donnent les kabbalistes Ă la substance divine sous sa forme la plus Ă©levĂ©e ou Ă la premiĂšre des sĂ©phiroth. Dire que ce nom Ă©tait dans lâorigine portĂ© par toutes choses et que toutes le reprendront Ă la fin des temps, câest admettre que tous les ĂȘtres sont sortis du sein de Dieu et que tous doivent y rentrer. Câest la mĂȘme idĂ©e que nous trouvons exprimĂ©e ailleurs217, sous une autre forme, lorsque, Ă la place de la fameuse proposition de Malebranche, « nous voyons tout en Dieu », Saint-Martin voudrait quâon lĂ»t : « nous voyons Dieu dans tout ». Si les ĂȘtres que nous apercevons au-jourdâhui dans la nature, sous les attributs de la matiĂšre, ont dĂ©jĂ existĂ© avant leur corporisation, il est Ă©vident que les corps ne sont quâune forme infĂ©rieure, et comme Saint-Martin le dit expressĂ©ment, quâune contraction de la substance universelle. En effet, la matiĂšre, selon lui, nâa aucune qualitĂ© qui lui appartienne en propre et, par consĂ©quent, elle ne forme point une existence distincte ; elle nâest quâune image ou une apparence sensible, pro-duite par des puissances que nos sens ne peuvent saisir et qui Ă©manent Ă leur tour dâune puissance plus gĂ©nĂ©rale, dâun esprit douĂ© de vertus supĂ©rieures. « Si les doctes anciens et modernes, dit-il218, depuis les Platon, les Aris-tote, jusquâaux Newton et aux Spinoza, avaient su faire attention que la matiĂšre nâest quâune reprĂ©sentation et une image de ce qui nâest pas elle, ils ne se seraient pas tant tourmentĂ©s ni tant Ă©garĂ©s pour vouloir nous dire ce quâelle Ă©tait. Elle est comme le portrait dâune personne absente ; il faut absolument connaĂźtre le modĂšle pour pouvoir sâassurer de la ressemblance. »
Ce nâest pas seulement de son premier maĂźtre que Saint-Martin tient cette doctrine ; il y a Ă©tĂ© poussĂ© aussi, il en a Ă©tĂ© comme enivrĂ© par la lecture des Ă©crits de Jacob Boehme. Mais le thĂ©osophe allemand lui a appris Ă substi-tuer, ou pour mieux dire, Ă ajouter le langage de lâalchimie Ă celui de la kabbale. Il donne le nom de tein-
217 Le MinistĂšre de lâhomme-esprit, p. 402. 218 Ibid., p. 82.
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ture divine Ă ce que MartinĂšs Pasqually appelait lâAncien des jours219, et aux esprits dĂ©jĂ assez nombreux et assez variĂ©s du panthĂ©on oriental, il joint les esprits du sel, du soufre et du mercure, les sept puissances ou formes de la nature, et les substances spiritueuses, agents intermĂ©-diaires entre les substances spirituelles, câest-Ă -dire les forces intelligentes, et la matiĂšre proprement dite220.
Par quels artifices de combinaison, Ă la faveur de quelles illusions de lâimagination ou du sentiment, le prin-cipe de lâĂ©mancipation a-t-il pu subsister, dans un esprit aussi Ă©levĂ© et aussi religieux que Saint-Martin, avec les idĂ©es de libertĂ©, de providence, de responsabilitĂ© morale, dâamour, de sacrifice, de chute, de rĂ©habilitation ? La rĂ©-ponse Ă cette question, nous allons la demander Ă Saint-Martin lui-mĂȘme en rassemblant et en rapprochant les uns des autres tous les Ă©lĂ©ments de son systĂšme.
Nous savons dĂ©jĂ ce quâest pour lui la nature divine, quand on essaye de la considĂ©rer, Ă part de la crĂ©ation, dans son essence indivisible et incommunicable. Dieu, pour lui, est un esprit, une intelligence vivante221, source et modĂšle de la nĂŽtre ; par consĂ©quent, la conscience ne lui manque pas. Des trois attributs sans lesquels il nous est impossible de le concevoir comme le premier principe et la premiĂšre raison des choses, la puissance, lâintelligence et lâamour, il nây en a pas un qui soit plus ancien ou plus rĂ©cent que les autres ; il nây en a pas un dont les deux autres soient des Ă©manations successives ; mais les trois ont existĂ© et existeront simultanĂ©ment de toute Ă©ternitĂ©. VoilĂ ce que Saint-Martin appelle les es-sences intĂ©grales222, câest-Ă -dire que dans leur union, Dieu se possĂšde tout entier sans diminution ni accroisse-ment. Et cependant, comme ces attributs divins, sous peine de ne pas ĂȘtre, sont toujours en action, on peut dire que Dieu se crĂ©e lui-mĂȘme Ă©ternellement, en exerçant sur lui-mĂȘme sa pensĂ©e, sa puissance et son amour, ou que la conscience divine est le thĂ©Ăątre et le tĂ©moin dâune gĂ©-nĂ©ration Ă©ternelle223.
219 Le MinistĂšre de lâhomme-esprit, p. 432. 220 « Ce nâest point la matiĂšre qui est divisible Ă lâinfini, câest la base de son action, ou si lâon veut, les puissances spiritueuses de ce quâon peut appeler lâesprit de la matiĂšre ou lâesprit astral (Ibid., p. 79.) 221 Ecce homo. 222 De lâesprit des choses. 223 De lâesprit des choses ; Le MinistĂšre de lâhomme-esprit, p. 68.
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Mais Dieu ne pouvait renfermer son amour infini dans le sanctuaire impĂ©nĂ©trable de son unitĂ©, ni borner sa toute-puissance Ă lâĆuvre de sa propre gĂ©nĂ©ration ; il a donc produit dâautres ĂȘtres, il a donc mis au jour lâĆuvre de la crĂ©ation, qui, semblable Ă une succession de miroirs ou dâimages, lui renvoie Ă lâinfini et lui permet de contem-pler les traits sublimes de sa propre existence. « On sent, ajoute Saint-Martin, que le principe qui est amour, nâa dĂ», en se produisant Ă lui-mĂȘme ces images, les extraire que des essences de son amour, quoique, par cela mĂȘme quâelles en sont extraites et distinctes, elles nâaient point le mĂȘme caractĂšre que les essences intĂ©grales ; mais on sent quâelles devaient ĂȘtre susceptibles dâĂȘtre imprĂ©gnĂ©es continuellement des propriĂ©tĂ©s de leur source et lui en re-prĂ©senter les fruits224. » En dâautres termes, les ĂȘtres crĂ©Ă©s, de mĂȘme que les attributs dont nous parlions tout Ă lâheure, de mĂȘme que les personnes de la TrinitĂ©, sont formĂ©s de lâessence divine. Seulement, au lieu de nous reprĂ©senter cette essence dans ses proportions infinies, ils nâen sont que des extraits de plus en plus rĂ©duits, mais toujours susceptibles, par une communication nouvelle avec leur principe, dâun accroissement de fĂ©conditĂ© et dâĂ©nergie.
Câest ainsi que Saint-Martin sâefforce de mettre dâaccord le principe de lâunitĂ© de substance avec la diver-sitĂ© des ĂȘtres et la distinction essentielle de lâunivers et de Dieu. Mais comment concevoir que des extraits de la substance divine cessent de faire partie de cette subs-tance ? Dâun autre cĂŽtĂ©, lâon ajoute que la crĂ©ation, quoi-quâelle suppose nĂ©cessairement et apporte avec elle lâidĂ©e du temps, doit ĂȘtre considĂ©rĂ©e comme un commentaire et une continuation de lâĂ©ternitĂ©225. Comment la continuation de lâĂ©ternitĂ© peut-elle se prĂ©senter Ă notre esprit comme une chose diffĂ©rente de lâĂ©ternitĂ© mĂȘme ? EmpruntĂ©e Ă Boehme, qui lui-mĂȘme, ainsi que lâatteste Ă chaque ins-tant son langage, la devait en grande partie aux inspira-tions de lâalchimie, la doctrine du thĂ©osophe français prĂ©sente donc les mĂȘmes inconvĂ©nients que celle de lâĂ©manation acceptĂ©e dans toute sa rigueur et nâest pas moins difficile Ă comprendre que la crĂ©ation comme on lâentend gĂ©nĂ©ralement.
224 De lâesprit des choses, p. 33-34. 225 Le MinistĂšre de lâhomme-esprit, p. 84.
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Au reste, une fois quâon a franchi ce sombre passage, de la solitude divine Ă la naissance des ĂȘtres, dans lequel bien dâautres se sont perdus et se perdront encore, on voit les existences se succĂ©der et sâenchaĂźner de la mĂȘme maniĂšre que dans les systĂšmes dont lâĂ©manation fait la base commune. Elles nous offrent toutes ensemble une attĂ©nuation graduelle de la substance divine dâoĂč elles sont sorties ; et comme cette substance est pur esprit, el-les ne sauraient ĂȘtre dâune autre nature. Il nây a donc dans la crĂ©ation entiĂšre, au moins telle quâelle a existĂ© dâabord, que des esprits, vĂ©ritables miroirs, miroirs vi-vants et actifs, qui se renvoient les uns aux autres lâimage du crĂ©ateur de plus en plus effacĂ©e ou de plus en plus brillante, selon quâon descend du premier au dernier ou quâon remonte du dernier au premier226.
Dans cette chaĂźne universelle on distingue quatre an-neaux principaux, qui se suivent dans lâordre que voici : 1° lâĂąme de lâhomme, que Saint-Martin nomme aussi quelquefois la racine ou la base de notre ĂȘtre ; 2° lâintelligence de lâhomme, ou lâesprit proprement dit ; 3° la nature, ou lâesprit de lâunivers ; 4° les Ă©lĂ©ments ou la matiĂšre. De lĂ les quatre mondes reconnus par Saint-Martin, Ă lâexemple, sans doute, de son maĂźtre Pasqually, fidĂšle lui-mĂȘme aux traditions de la kabbale : le monde divin, formĂ© par les essences intĂ©grales ; le monde spiri-tuel, formĂ© par la rĂ©union de lâĂąme et de lâintelligence, ainsi que des existences semblables Ă celles de lâhomme ; le monde naturel, reprĂ©sentĂ© par la nature elle-mĂȘme, ou cette force sensible et intelligente qui, selon Saint-Martin, est rĂ©pandue dans lâunivers pour en entretenir le mouve-ment, la vie et lâharmonie : câest ce que les philosophes dâAlexandrie, peu connus de Saint-Martin et de ses maĂź-tres, dĂ©signent sous le nom dâĂąme du monde. Enfin, la matiĂšre, les Ă©lĂ©ments sont compris dans le monde physi-que ou astral, qui, Ă proprement parler, nâest pas un monde, mais une ombre, un fantĂŽme, un accident, le rĂ©-sidu dâune dĂ©composition produite, par la faute de lâhomme, dans la nature primitive227.
« LâĂąme humaine, dit Saint-Martin228, est un extrait divin universel », et cependant il ne la fait consister que
226 De lâesprit des choses, p. 35 et 150. 227 Le MinistĂšre de lâhomme-esprit, p. 84 ; De lâesprit des choses, t. I, p. 206 et suiv. 228 Le MinistĂšre de lâhomme-esprit, p. 413.
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dans une seule facultĂ©, la volontĂ©, qui Ă son tour se confond dans son esprit avec le dĂ©sir. Mais le dĂ©sir, pour lui, câest le fond mĂȘme et, comme nous le disions plus haut, la racine de notre ĂȘtre. Câest par le dĂ©sir que Dieu est tout dâabord entrĂ© en nous et que nous avons la puis-sance de retourner en lui ; car le dĂ©sir Ă©tant le rĂ©sultat de la sĂ©paration de deux existences qui, Ă cause de la simili-tude de leurs natures, Ă©prouvent le besoin dâĂȘtre unies, est nĂ©cessairement en Dieu comme dans lâhomme. Le dĂ©-sir de lâhomme, tant quâil nâa pas Ă©tĂ© corrompu, câest le dĂ©veloppement mĂȘme des propriĂ©tĂ©s divines qui sont en nous, et le dĂ©sir de Dieu, câest la communication de ces propriĂ©tĂ©s, câest lâinfiltration de cette sĂšve merveilleuse sans laquelle la nature humaine retombe sur elle-mĂȘme aride et dessĂ©chĂ©e. VoilĂ pourquoi Saint-Martin dĂ©finit lâhomme un dĂ©sir de Dieu229 et nous montre, comme la plus haute dignitĂ© Ă laquelle nous puissions aspirer, celle dâhomme de dĂ©sir. Câest Ă la peinture de cet Ă©tat quâil a consacrĂ© le plus beau de ses ouvrages230, celui oĂč le sen-timent mystique sous forme dâhymnes, de mĂ©ditations, de priĂšres, Ă©clate avec une Ă©loquence naturelle, pleine de grĂące et de simplicitĂ©.
Si lâhomme, quand on le considĂšre dans son Ăąme, nous apparaĂźt comme un dĂ©sir de Dieu, il nous reprĂ©sente par son intelligence une pensĂ©e de Dieu ; mais lâintelligence ne vient quâaprĂšs le dĂ©sir, parce quâil faut que lâhomme existe avant de penser ; parce que lâintelligence nâest quâune manifestation ou un Ă©panouis-sement de lâĂąme, ou ce qui est la mĂȘme chose pour Saint-Martin, parce que lâidĂ©e nâest que le signe et lâexpression du dĂ©sir231. De lĂ ces paroles presque sibyllines quâon lit au dĂ©but du MinistĂšre de lâhomme-esprit232 : « La porte par oĂč Dieu sort de lui-mĂȘme est la porte par oĂč il entre dans lâĂąme humaine. La porte par oĂč lâĂąme humaine sort dâelle-mĂȘme est la porte par oĂč elle entre dans lâintelligence. » Saint-Martin a consacrĂ© un livre entier233 Ă la dĂ©monstration de cette proposition : « LâĂąme de lâhomme est une pensĂ©e du Dieu des ĂȘtres », et lâon en a conclu que, Ă lâexemple des gnostiques, des philosophes de lâĂ©cole dâAlexandrie et des mystiques les plus exagĂ©- 229 De lâesprit des choses, t. II, p. 89. 230 LâHomme de dĂ©sir, Lyon, 1800, un vol. in-8°. 231 Le Crocodile, p. 346 et suiv. 232 Ibid., p. 50. 233 Le Nouvel Homme, Paris, an IV (1796), in-8°.
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rĂ©s, il avait absorbĂ© la nature humaine dans la nature di-vine, ne considĂ©rant la premiĂšre que comme une manifes-tation passive de la seconde. Câest une accusation contre laquelle Saint-Martin semble avoir pris soin de protester dâavance. Oui, lâhomme est une pensĂ©e de Dieu, mais une pensĂ©e active234, câest-Ă -dire qui est capable dâagir par elle-mĂȘme, de se rĂ©unir Ă la source dont elle Ă©mane, dont elle est un extrait, comme le dĂ©sir qui se transforme en nous, sous le nom de volontĂ©, en une puissance distincte, instrument de notre perfectionnement et de notre dĂ©-chĂ©ance. La puissance libre de notre ĂȘtre (câest lâexpression quâemploie Saint-Martin) Ă©tant fragile de sa nature, ce nâest quâĂ elle quâil faut nous en prendre de nos illusions et de nos fautes235. « Ce nâest point assez, dit-il ailleurs236, de ne pas douter de la puissance du Seigneur, il faut encore ne pas douter de la tienne. Car il tâen a donnĂ© une, puisquâil tâa donnĂ© un nom et il ne demande pas mieux que tu tâen serves. Ne laisse donc point lâĆuvre entiĂšre Ă la charge de ton Dieu, puisquâil a voulu te laisser quelque chose Ă faire. » Enfin lâhomme, selon Saint-Martin, nâest pas seulement un dĂ©sir ou une volontĂ© de Dieu, une pensĂ©e de Dieu et, comme il lâappelle aussi quelquefois, une parole de Dieu, une parole active dans sa mesure comme Dieu dans les proportions de lâinfini237 ; il est, Ă proprement parler, non pas Dieu, mais un Dieu, un Dieu engendrĂ© par la pensĂ©e et la parole Ă©ternelle, un Dieu pensĂ©, un Dieu parlĂ©, un Dieu opĂ©rĂ©238. Entre le Dieu crĂ©Ă© et le Dieu crĂ©ant il y a un rapport de similitude, dâattraction mutuelle et de coopĂ©ration, jamais dâidentitĂ©. Les paroles suivantes nous en fourniront une preuve irrĂ©-cusable.
« Homme, homme, oĂč trouver une destinĂ©e qui sur-passe la tienne, puisque tu es appelĂ© Ă fraterniser avec ton Dieu et Ă travailler de concert avec lui239 ? » « Alors (câest Ă Dieu que cette invocation sâadresse), alors devenu esprit, comme tu es esprit, je cesserai dâĂȘtre un Ă©tranger pour toi ; nous nous reconnaĂźtrons mutuellement pour es-
234 Ecce homo, p. 17-18. 235 Ibid., p. 36. 236 LâHomme de dĂ©sir, p. 15. 237 « Et toi, homme, tu es destinĂ© Ă ĂȘtre Ă©ternellement parole active dans ta mesure comme Dieu est Ă©ternellement actif dans lâuniversalitĂ©. » (Le MinistĂšre de lâhomme-esprit, p. 455.) 238 Le Nouvel Homme, p. 29 239 LâHomme de dĂ©sir, p. 15.
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prits, et tu ne craindras plus de tâapprocher de moi, de frayer et de commercer avec moi240. »
De mĂȘme que Dieu se rĂ©flĂ©chit dans lâhomme, lâhomme se rĂ©flĂ©chit dans la nature ; car il ne faut pas oublier que, dans les idĂ©es de Saint-Martin, la nature est autre chose que la matiĂšre. La nature est un esprit, lâesprit de lâunivers, dont la matiĂšre et les Ă©lĂ©ments sont le corps. La nature est sensible, capable de peine et de douleur, tandis que la matiĂšre ne sent rien. La nature nâest pas seulement active, vivante et sensible ; elle est la source de toute activitĂ©, de toute vie, de toute sensibilitĂ© dans la crĂ©ation241. Sur la nature ainsi comprise lâhomme rĂ©gnait dâabord en souverain ; elle Ă©tait son miroir et son apanage tant quâil est restĂ© lui-mĂȘme le miroir et lâapanage de Dieu. La puissance quâil lui faisait subir et les vertus quâil dĂ©veloppait dans son sein, elle les lui rendait en formes et en couleurs, comme pour lui donner un tĂ©-moignage visible de la domination quâil exerçait sur elle et sur lâunivers242.
Lâhomme est tombĂ© de ce rang sublime, comme lâattestent Ă la fois les souvenirs qui lui sont restĂ©s de sa premiĂšre splendeur et lâabjection de sa condition prĂ©-sente, lâimmensitĂ© de ses dĂ©sirs et les bornes Ă©troites de sa puissance, sa soif insatiable de vĂ©ritĂ© et son invincible ignorance, les passions qui lâarment contre lui-mĂȘme et contre ses semblables, la lutte qui existe entre lui et les Ă©lĂ©ments ou les forces de la nature. La chute de lâhomme, pour Saint-Martin, nâest pas un dogme ; câest un fait dĂ©-montrĂ© par lâobservation et qui ne rĂ©clame, pour se faire reconnaĂźtre, que la seule autoritĂ© de lâĂ©vidence. « Les hommes pourraient-ils nier la dĂ©gradation de leur espĂšce quand ils voient quâils ne peuvent exister, vivre, agir, penser, quâen combattant une rĂ©sistance ? Notre sang a Ă se dĂ©fendre de la rĂ©sistance des Ă©lĂ©ments ; notre esprit, de celle du doute et des tĂ©nĂšbres de lâignorance ; notre cĆur, de celle des faux penchants ; tout notre corps, de celle de lâinertie⊠Non, lâhomme nâest pas dans les mesu-res qui lui seraient propres ; il est Ă©videmment dans une altĂ©ration. Ce nâest pas parce que cette proposition est dans les livres que je dis cela de lui ; ce nâest pas parce que cette idĂ©e est rĂ©pandue chez tous les peuples ; câest
240 Le MinistĂšre de lâhomme-esprit, p. 455. 241 Ibid., chap. I ; De lâesprit des choses, p. 37. 242 De lâesprit des choses, p. 37.
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parce que lâhomme cherche partout un lieu de repos pour son esprit ; câest parce quâil veut conquĂ©rir toutes les sciences, et jusquâĂ celle de lâinfini, quoiquâelle lui Ă©chappe sans cesse, et quâil aime mieux la dĂ©figurer et lâaccommoder Ă ses tĂ©nĂ©breuses conceptions que de se passer dâelle ; câest parce que, pendant son existence passagĂšre sur cette terre, il semble nâĂȘtre au milieu de ses semblables que comme un lion vorace au milieu des brebis ou comme une brebis au milieu des lions voraces ; câest parce que parmi ce grand nombre dâhommes, Ă peine en est-il un qui se rĂ©veille pour autre chose que pour ĂȘtre la victime ou le bourreau de son frĂšre243. »
Ce tableau, quoiquâun peu chargĂ© peut-ĂȘtre, ne man-que pas dâĂ©loquence ; mais il faut ĂȘtre hardi, quand il sâagit de la corruption originelle du genre humain, pour substituer le tĂ©moignage de la raison et de lâexpĂ©rience Ă lâempire de la tradition et Ă lâautoritĂ© du dogme. En ad-mettant tous les faits quâon vient dâĂ©numĂ©rer et en les ramenant Ă des proportions plus exactes, nâest-il pas pos-sible dâen faire sortir une autre conclusion ? Par exemple, la thĂšse de la perfectibilitĂ© ne sâen prĂ©vaudrait-elle pas aussi bien que celle de la dĂ©chĂ©ance ? Saint-Martin, qui voit partout de la rĂ©sistance, ne comprend pas quâon puisse en opposer une Ă la force de ses arguments, et il ne craint pas dâĂ©crire quâil faut ĂȘtre dĂ©sorganisĂ© pour ne pas sây rendre244. Au reste, en affirmant la corruption de notre race par des raisons tirĂ©es de lâordre naturel, il lui ĂŽte ce quâelle a de plus mystĂ©rieux et de plus terrible aux yeux de la foi. Il en fait un malheur et non pas un crime. Nous avons, dit-il245, « des regrets au sujet de notre triste situation ici-bas, mais nous nâavons point de remords sur la faute primitive, parce que nous nâen sommes point coupables ; nous sommes privĂ©s, mais nous ne sommes pas punis comme le coupable mĂȘme. » Semblables aux enfants dâun illustre criminel, nous partageons la disgrĂące de notre pĂšre, nous subissons, au moins pour un temps, les consĂ©quences de sa chute sans avoir participĂ© Ă sa faute.
243 Le MinistĂšre de lâhomme-esprit, p. 13-14. 244 « Ne retraçons point ici toutes les dĂ©monstrations dĂ©jĂ donnĂ©es de la dĂ©gradation de lâesprit humain ; il faut ĂȘtre dĂ©sorganisĂ© pour nier cette dĂ©gradation. » (Ecce homo, p. 33.) 245 Le MinistĂšre de lâhomme-esprit, p. 24.
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Quelle est donc cette faute si cruellement expiĂ©e par une suite innombrable de gĂ©nĂ©rations innocentes ? Quâest-ce qui a pu entraĂźner au mal le pĂšre du genre hu-main dans une situation oĂč il nâavait pas mĂȘme pour ex-cuse, comme dans le Paradis terrestre, la tentation du fruit dĂ©fendu ? Ici lâimagination pure, une sorte de roman antĂ©diluvien vient se mĂȘler aux spĂ©culations de la mĂ©ta-physique. Le premier pĂ©chĂ© du premier homme, ce nâest pas lâorgueil, comme on le pense gĂ©nĂ©ralement, câest la lĂ©gĂšretĂ©, câest la faiblesse. Ăblouie par la splendeur du monde visible, oĂč elle Ă©tait destinĂ©e Ă rĂ©gner, la crĂ©ature humaine, Ă peine appelĂ©e Ă lâexistence, oublie les perfec-tions ineffables de la nature divine dans la contemplation des merveilles de lâunivers, qui nâen sont que lâombre ef-facĂ©e246. Lâorgueil ne vint que plus tard, sous les instiga-tions dâune puissance tombĂ©e avant lui, tombĂ©e de plus haut et par lĂ mĂȘme descendue plus bas. Le dĂ©mon, dans le mysticisme panthĂ©iste de lâOrient, dans le gnosticisme et dans la kabbale, nâest pas autre chose que la personni-fication dâune idĂ©e ; il reprĂ©sente la derniĂšre limite de lâexistence, ou lâĂ©corce de la crĂ©ation, câest-Ă -dire la ma-tiĂšre, unique source du mal. Jacob Boehme semble le concevoir comme le principe de toute dĂ©limitation et de toute distinction entre les ĂȘtres, comme le type de lâindividualitĂ© et de tout sentiment personnel. Il nâest guĂšre possible, en effet, de dĂ©couvrir un autre sens dans cette Ă©trange proposition du thĂ©osophe allemand : « Le diable est le sel de la nature, sans lui tout se changerait bien vite en une fade bouillie. » Pour Saint-Martin, le dĂ©-mon paraĂźt ĂȘtre une existence rĂ©elle, un esprit malfaisant sans cesse occupĂ© Ă assiĂ©ger notre Ăąme pour y faire en-trer lâorgueil qui le dĂ©vore, pour y semer les germes de toute erreur, pour y dĂ©velopper tous les instincts pervers, et dont nous nous dĂ©fions dâautant moins, que son pre-mier artifice consiste Ă nous persuader quâil nâexiste pas. DâoĂč vient cet implacable ennemi de Dieu et du genre humain, Ă qui Saint-Martin adresse par moments de si foudroyantes apostrophes247 ? Pourquoi, ayant Ă©tĂ© supĂ©-rieur Ă lâhomme avant sa rĂ©volte, nâa-t-il pas Ă©tĂ© compris comme lui dans le plan gĂ©nĂ©ral de la gĂ©nĂ©ration des ĂȘtres ? Son crime, comme Saint-Martin nous lâassure248,
246 De lâesprit des choses, t. I, p. 56-57. 247 Cf. particuliĂšrement Le MinistĂšre de lâhomme-esprit, p. 184. 248 Ibid., p. 134.
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est dâavoir voulu se substituer Ă Dieu et sâemparer de sa pensĂ©e, comme il cherche constamment Ă sâemparer de la nĂŽtre. « Lâange rebelle, dit-il249, sâest Ă©garĂ© en montant, lâhomme en descendant. Le premier a voulu usurper un bien quâon ne lui donnait pas ; le second sâest laissĂ© aller Ă un attrait qui nâĂ©tait pas le bien. » Mais comment, puis-que la rĂ©vĂ©lation nâest quâune lettre morte sans la lumiĂšre de lâesprit, comment comprendre quâune aussi folle tenta-tive ait pu sĂ©duire lâintelligence la plus accomplie aprĂšs lâintelligence divine et sa plus fidĂšle image ?
Saint-Martin, comme il est facile de la concevoir, est moins soucieux de se rendre compte de la nature et de lâorigine du dĂ©mon, que de se servir de lui pour expliquer la chute de lâhomme. Câest donc lui qui a achevĂ© par lâorgueil la ruine de notre premier pĂšre commencĂ©e par sa propre faiblesse. Voici quelles en furent les consĂ©quences.
Lâhomme, dans son Ă©tat dâinnocence, se suffisant Ă lui-mĂȘme comme son CrĂ©ateur ; toutes les facultĂ©s qui appartiennent Ă sa nature Ă©taient renfermĂ©es en lui dâune maniĂšre indivisible ; il pouvait se reproduire ou sâengendrer lui-mĂȘme par la seule contemplation de son divin modĂšle. Il Ă©tait, pour me servir dâune expression de Saint-Martin, un hermaphrodite spirituel250. Sa faute lui valut dâĂȘtre divisĂ© en deux moitiĂ©s qui se distinguent, non seulement par leur enveloppe extĂ©rieure, mais par les dispositions de leur Ăąme, par les dons de leur esprit, et dont la faiblesse ne peut trouver de remĂšde que dans le mariage, parce que le mariage, ramenĂ© Ă sa vĂ©ritable destination, a pour but de rediviniser la nature humaine en rĂ©unissant les facultĂ©s rĂ©parties entre les deux sexes, lâintelligence et lâadmiration Ă©tant surtout le partage de lâhomme, lâadoration et lâamour celui de la femme251.
Lâhomme dans son Ă©tat dâinnocence ne trouvait au-tour de lui et Ă la place du corps dans lequel il gĂ©mit ac-tuellement, que des formes harmonieuses en rapport avec sa propre pensĂ©e et des forces vives toujours prĂȘtes Ă lui obĂ©ir. La force et la rĂ©sistance, ces deux principes actifs, dont la rĂ©union a donnĂ© naissance Ă tous les ĂȘtres finis tant matĂ©riels que spirituels, et dont le type accompli re-
249 De lâesprit des choses, t. II, p. 48. 250 Ibid., p. 65. Il est curieux de voir Saint-Martin cherche les preuves de cet hermaphrodisme primitif dans la conformation physique des deux sexes. 251 Le MinistĂšre de lâhomme-esprit, p. 25.
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pose dans la nature divine ; la force ou la puissance dâexpansion, dâoĂč Ă©manent les formes et les propriĂ©tĂ©s des choses, la rĂ©sistance ou la puissance de concentra-tion, qui constitue leur substance, se trouvaient toujours en Ă©quilibre parfait, aussi bien dans le monde extĂ©rieur que dans la conscience humaine. AprĂšs la premiĂšre faute, cet Ă©quilibre a Ă©tĂ© brusquement rompu. La force ayant diminuĂ©, parce que lâhomme, depuis quâil sâĂ©tait sĂ©parĂ© de Dieu, cessait de la puiser Ă sa source, la rĂ©sistance a eu partout lâavantage, et sa supĂ©rioritĂ© a eu pour effet lâaltĂ©ration, on pourrait dire lâĂ©paississement, la concrĂ©-tion simultanĂ©e de notre Ăąme, de notre corps et de la substance du monde physique en gĂ©nĂ©ral252. Notre Ăąme, cessant de rayonner vers le ciel et dây renouveler Ă cha-que instant tout son ĂȘtre, sâest affaissĂ©e en quelque sorte sur elle-mĂȘme, en proie Ă toutes les contradictions, Ă tous les dĂ©sordres intĂ©rieurs que nous avons dĂ©jĂ signalĂ©s. Sa maladie peut se comparer Ă une transpiration arrĂȘtĂ©e253. Notre corps ayant perdu son Ă©lasticitĂ©, sa souplesse, sa vitalitĂ© originelle, et Ă©chappant pour ainsi dire, par son poids Ă la puissance de notre volontĂ©, est devenu pour nous une chaĂźne, une prison, quelquefois un maĂźtre, aprĂšs avoir Ă©tĂ© notre docile esclave. Il en a Ă©tĂ© de mĂȘme des Ă©lĂ©ments dont il est formĂ© et de la matiĂšre qui entre dans la composition des autres corps. Voyez, par exemple, ce globe qui sert de prison Ă notre corps, comme notre corps Ă notre Ăąme ; ce globe qui nous a Ă©tĂ© assignĂ© comme lieu dâexil et de pĂ©nitence, comment ne pas reconnaĂźtre, dans les masses rocheuses dont il est hĂ©rissĂ© et dans les subs-tances cristallisĂ©es quâil nous offre de toute part, la preuve irrĂ©cusable dâun cataclysme Ă©loignĂ©, dâune sou-daine et universelle dĂ©sorganisation ?
Lâhomme, dans son innocence ou plutĂŽt dans sa gloire, Ă©tait le vĂ©ritable centre du monde aprĂšs Dieu. La source de toutes les vertus et de toutes les puissances dont le monde est animĂ© se trouvait en lui. Cette merveil-leuse horloge quâon appelle la CrĂ©ation, il en tenait la clef et pouvait Ă son grĂ© en rĂ©gler les mouvements. En com-mençant par la terre lâĆuvre modĂ©ratrice dont il Ă©tait chargĂ©, il devait lâĂ©tendre successivement Ă tous les as-
252 De lâesprit des choses, t. I, p.140-145 ; Le MinistĂšre de lâhomme-esprit, chap. I. 253 Le MinistĂšre de lâhomme-esprit, p. 299.
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tres et la faire rayonner dans lâimmensitĂ© du ciel254. AprĂšs sa faute, cette puissance sâest arrĂȘtĂ©e. La terre qui devait ĂȘtre comme le premier degrĂ© de son trĂŽne, la premiĂšre Ă©tape de sa marche triomphale Ă travers lâimmensitĂ©, est devenue pour lui un lieu dâexpiation. Alors oĂč est lâorgueil de dire que la terre seule est habitĂ©e malgrĂ© sa petitesse et lâhumilitĂ© de son rang parmi les corps cĂ©lestes ? A-t-on jamais vu des condamnĂ©s tirer gloire de ce que leur ca-chot est la seule demeure occupĂ©e par eux ? Peut-on supposer que la terre elle-mĂȘme soit bien fiĂšre de possĂ©-der de tels hĂŽtes ? « Ce serait, dit Saint-Martin255, comme si les cachots de BicĂȘtre se glorifiaient dâĂȘtre le repaire de tous les bandits de la sociĂ©tĂ©. » Puis, comme il en fait la remarque ailleurs256, une prison nâest pas ordinairement le centre ou le chef-lieu dâun pays. Notre chute a encore produit un autre effet hors de nous ; elle a dĂ©rangĂ© le systĂšme du monde. Lâaxe de lâĂ©cliptique sâest inclinĂ© et la terre est descendue.
Ce nâest donc pas seulement lâhomme, câest lâunivers, câest la nature qui souffre de la faute originelle ; et puis-que lâunivers est animĂ©, puisque la nature est vivante et sensible, cette souffrance nâest pas une mĂ©taphore, mais une rĂ©alitĂ©. La nature Ă©tant privĂ©e de la parole, Saint-Martin la prend en son nom pour exprimer ses plaintes et pour conjurer lâhomme dây mettre un terme. Il nous re-prĂ©sente le soleil se couchant tous les soirs dans les lar-mes et soupirant en vain aprĂšs la vĂ©ritable lumiĂšre257. Il nous montre lâunivers sur son lit de mort et la nature en deuil258. « Toute la nature, dit-il, nâest quâune douleur concentrĂ©e259. » TombĂ©e avec nous et par nous, elle ne se relĂšvera que par les mĂȘmes moyens auxquels nous de-vrons notre propre salut. Son mal, tout Ă fait pareil aux nĂŽtres, câest la compression de la matiĂšre et lâengourdissement qui la suit. Ses propriĂ©tĂ©s, ses forces, ou comme on les appelle plus gĂ©nĂ©ralement dans la lan-gue du mysticisme, ses vertus ont Ă©tĂ© mises sous le sĂ©-questre comme le sont ordinairement les biens dâun condamnĂ©260. Semblable Ă un homme qui agit et marche
254 De lâesprit des choses, t. I, p.213-225. 255 Ibid., t. I, p.215. 256 Le MinistĂšre de lâhomme-esprit, p. 123. 257 Ibid., p. 56. 258 Ibid., p. 75-76. 259 Ibid., p. 299. 260 De lâesprit des choses, t. I, p.138.
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sous le poids dâun cauchemar, elle est vĂ©ritablement plongĂ©e dans un sommeil somnambulique, et cet Ă©tat se communique Ă notre Ăąme quand nous ne prenons pas soin de la tenir Ă©veillĂ©e par la pensĂ©e et lâeffort de sa rĂ©-gĂ©nĂ©ration. De lĂ le somnambulisme magnĂ©tique dont Saint-Martin se garde bien de contester lâexistence, mais quâil considĂšre comme un Ă©tat dangereux pour lâĂąme, re-nonçant Ă se gouverner elle-mĂȘme, sâabandonne, jusque dans sa racine, Ă des puissances Ă©trangĂšres.
Mais le somnambulisme de la nature a aussi ses avantages. Il contient les facultĂ©s malfaisantes de lâhomme et empĂȘche lâexplosion de ses instincts pervers. On remarque, en effet, que cette nature dĂ©chue, quand nous vivons prĂšs dâelle ou dans son sein, a le privilĂšge de calmer nos passions, dâendormir nos dĂ©sirs et de ramener lâordre, la clartĂ©, la sĂ©rĂ©nitĂ© dans nos esprits troublĂ©s. Au contraire, plus nous nous Ă©loignons dâelle, plus nous res-tons entassĂ©s les uns sur les autres dans lâatmosphĂšre in-fecte des grandes villes, plus nous subissons lâinfluence du vice et du crime, plus nous sommes accessibles Ă toute fermentation impure. La matiĂšre, qui nous reprĂ©-sente Ă son dernier terme lâassoupissement des forces vi-ves de lâunivers, notre propre corps, qui est une forme ou une portion de la matiĂšre, peuvent donc ĂȘtre considĂ©rĂ©s comme une barriĂšre dressĂ©e devant le mal ou comme un absorbant, de lâiniquitĂ©261. Sans la lenteur que nos orga-nes et les moyens naturels dâexĂ©cution opposent Ă la fou-gue de nos passions criminelles, la perversitĂ© humaine ne connaĂźtrait pas de bornes. Le mĂȘme service que notre corps rend Ă lâindividu, la terre le rend au genre humain. « La terre, selon lâexpression de Saint-Martin, est notre grande piscine262 » car, pendant quâelle absorbe toutes nos souillures, elle commence Ă nous rapprocher de notre premiĂšre puretĂ©. Cela revient Ă dire que, fatiguĂ©s des crimes et des misĂšres de ce monde, nous Ă©levons nĂ©ces-sairement nos regards vers une sphĂšre plus haute et plus pure. Câest ainsi que la nature tout entiĂšre, ou la matiĂšre en gĂ©nĂ©ral, a la puissance de contenir la grande iniquitĂ©, celle de lâesprit tentateur, celle du mal personnifiĂ©263. La limite du mal et le tĂ©moignage de son impuissance ne
261 Ibid., t. I, p.132-135. 262 Ćuvres posthumes, t. I, p. 221. 263 De lâesprit des choses, t. I, p.134.
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sont-ils pas contenus avec son chĂątiment dans ses Ću-vres mĂȘmes ?
La nature, ainsi que lâĂąme humaine, nâest cependant pas altĂ©rĂ©e Ă ce point quâelle nâait gardĂ© des traces de sa premiĂšre grandeur, et que les vertus quâelle recĂšle dans son sein, que le plan divin quâelle accomplissait par ses Ćuvres, ne se manifestent encore aujourdâhui, comme Ă travers un voile, dans la variĂ©tĂ© infinie de ses phĂ©nomĂš-nes. Câest ce rayonnement du monde idĂ©al et du monde spirituel, sous les formes de lâunivers sensible, que Saint-Martin dĂ©signe du nom de magisme. Le magisme est donc pour lui le contraire, câest-Ă -dire la compensation et le remĂšde du somnambulisme. Câest lâillusion adorĂ©e, la vi-sion enchanteresse qui illumine nos tĂ©nĂšbres et nous fait supporter avec patience le poids de notre exil. « Si vous Ă©tiez loin dâune amante chĂ©rie, et que, pour adoucir les rigueurs de lâabsence, elle vous envoyĂąt son image, nâauriez-vous pas au moins par lĂ quelque consolation dâĂȘtre privĂ© de la vue du modĂšle ? Câest ainsi que la vĂ©ritĂ© sâĂ©tait conduite par rapport Ă nous. AprĂšs nous ĂȘtre sĂ©pa-rĂ©s dâelle, elle avait chargĂ© les puissances physiques de travailler Ă sa reprĂ©sentation et de nous la mettre sous les yeux pour que notre privation eĂ»t moins dâamertume264. »
Longtemps avant Saint-Martin, Platon avait dit que les choses visibles ne sont quâune copie et une ombre ef-facĂ©e des idĂ©es Ă©ternelles ; mais ce nâĂ©tait pas avec cet accent passionnĂ© et ces Ă©lans de tendresse ; il nâen avait pas tirĂ© les mĂȘmes consĂ©quences par rapport Ă lâorigine du mal et Ă lâaction de la nature sur lâhomme. Câest quâentre Platon et Saint-Martin il y a toute la distance de lâidĂ©alisme au mysticisme. La mĂȘme diffĂ©rence Ă©clate en-tre les deux philosophes dans lâapplication quâils font de leur principe. Tandis que Platon ne sort pas des limites de la raison et de lâobservation, Saint-Martin se laisse bientĂŽt entraĂźner Ă un symbolisme arbitraire. Il cherche Ă dĂ©cou-vrir un sens mystĂ©rieux, une intention providentielle, un enseignement divin dans chacune des productions de la nature, dans chacune des Ćuvres de lâart et dans les usa-ges de la sociĂ©tĂ©. Nous ne le suivrons pas dans cette voie. Nous aimons mieux rentrer dans le courant gĂ©nĂ©ral de ses idĂ©es, et, aprĂšs avoir exposĂ© ses opinions sur la chute,
264 LâHomme de dĂ©sir, p. 306 ; Ćuvres posthumes, t. I, p. 225.
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faire connaĂźtre sa thĂ©orie de la rĂ©habilitation. Ce sera lâobjet du chapitre suivant.
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CHAPITRE VII
Doctrine de la rĂ©habilitation â Action rĂ©paratrice du temps â Raison de notre exil sur la terre â But de lâinstitution des sacrifices â Vertu purificatrice du sang â Sacrifice du RĂ©pa-rateur â Incarnation spirituelle et incarnation matĂ©rielle â La mort â Lâenfer â La mĂ©tempsycose â Expiation finale â RĂ©conciliation de Satan avec Dieu â Destruction de la na-ture et bĂ©atitude suprĂȘme â Conclusion.
Lâhomme, aprĂšs sa faute, serait restĂ© dans lâabĂźme et sous le joug de celui qui lâavait perdu, si la puissance qui lâavait crĂ©e nâĂ©tait intervenue pou le sauver ; car sa chute consistait prĂ©cisĂ©ment dans une telle altĂ©ration de sa na-ture et de celle de lâunivers, quâelle devait Ă jamais le sĂ©-parer de son principe. Mais la grĂące divine, en lui offrant les moyens de se relever devait nĂ©cessairement les ac-commoder Ă sa nouvelle condition et les choisir parmi les rĂ©sultats mĂȘmes de sa dĂ©faillance, parmi les objets dĂ©-gradĂ©s comme lui et par lui dont il Ă©tait entourĂ© dans sa prison. « Câest ainsi quâun coupable dans son bannisse-ment essaye, soit par des emblĂšmes naturels, soit par dâautres fruits de son industrie, de faire parvenir jus-quâauprĂšs de ceux dont il dĂ©pend des indices de son amendement et du dĂ©sir ardent quâil Ă©prouve de renter en grĂące et de revenir dans sa patrie265. »
Le premier de ces instruments de salut qui se prĂ©-sente dans notre dĂ©tresse, câest le temps. Le temps, qui nâexistait pas avant que lâhomme se fĂ»t Ă©loignĂ© de son CrĂ©ateur ; le temps, condition suprĂȘme de cette nature corrompue oĂč nous sommes plongĂ©s ; le temps, accom-pagnement nĂ©cessaire de la gĂ©nĂ©ration et de la mort, est aussi la source de notre rĂ©habilitation, puisque, si nous nâavions pas le temps pour nous relever, notre dĂ©chĂ©ance serait Ă©ternelle. Il peut ĂȘtre considĂ©rĂ© comme lâacte par lequel la puissance divine sâincline vers nous, semblable Ă une mĂšre de famille qui se baisse vers son enfant, pour le relever quand il est tombĂ©266.
265 De lâesprit des choses, t. II, p. 185. 266 Ibid., p. 1 et 2.
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Saint-Martin est inĂ©puisable dans les comparaisons dont il se sert pour dĂ©finir le temps : tantĂŽt il lâappelle « une larme de lâĂ©ternitĂ© », parce que câest par lui que lâĂternel exhale ou laisse transpirer son amour pour le pauvre exilĂ© ; tantĂŽt son imagination le lui reprĂ©sente comme « lâhivers de lâĂ©ternitĂ© », câest-Ă -dire comme une Ă©ternitĂ© dessĂ©chĂ©e, refroidie, Ă laquelle il ne reste plus quâun faible rayon de chaleur et de lumiĂšre ; tantĂŽt il y voit un supplĂ©ment ajoutĂ© Ă la crĂ©ation pour faire une place Ă la restauration de lâhomme, aprĂšs que lâEnnemi eĂ»t pris possession de lâunivers ; et ce supplĂ©ment lui fait Ă son tour lâeffet dâune allonge ajoutĂ©e Ă une table dĂ©jĂ envahie pour recevoir un hĂŽte bien-aimĂ©267. Enfin, on nous permettra de citer une derniĂšre image, qui ne le cĂšde point en hardiesse aux prĂ©cĂ©dentes. « Une des plus majestueuses et des plus consolantes idĂ©es que lâhomme puisse concevoir, câest que le temps ne peut ĂȘtre que la monnaie de lâĂ©ternitĂ©. Oui, le temps nâest que lâĂ©ternitĂ© subdivisĂ©e, et câest lĂ ce qui doit donner Ă lâhomme tant de joie, tant de courage et dâespĂ©rance. En effet, com-ment nous plaindrions-nous de ne possĂ©der lâĂ©ternitĂ©, si, en nous donnant la monnaie, on nous a donnĂ© de quoi lâacheter268. »
Dans ces mĂ©taphores ingĂ©nieuses, oĂč se rĂ©vĂšle au-tant de tendresse que de subtilitĂ©, on a cru reconnaĂźtre une idĂ©e panthĂ©iste. Elles renferment, au contraire, la glorification de la libertĂ© humaine et de la Providence di-vine. Elles signifient, comme Saint-Martin lui-mĂȘme a soin de nous lâapprendre, que le temps offre Ă lâhomme le moyen de se racheter par la lutte et par la souffrance, car la souffrance est la loi du temps. Câest toujours au prix dâun combat intĂ©rieur et de la douleur qui lâaccompagne que les affections misĂ©rables de ce monde sont rempla-cĂ©es dans notre Ăąme les unes par les autres, jusquâĂ ce quâon arrive Ă lâaffection vive et unique dont Dieu est Ă la fois lâauteur et lâobjet. Or, le temps nâest pas autre chose que cet ordre mĂȘme, que cette suite de nos affections changeantes qui a pour terme et pour but lâamour divin. DĂšs que lâĂąme est arrivĂ©e lĂ , elle Ă©chappe mĂȘme pendant cette vie Ă lâemprise du temps et entre dans lâĂ©ternitĂ©, ou
267 De lâesprit des choses, t. II, p. 6-14. 268 Ibid., p. 33.
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pour parler plus exactement, câest lâĂ©ternitĂ© qui entre en elle, qui sâinfiltre en sa substance.269
On le voit, câest presque la dialectique de Platon transposĂ©e des idĂ©es aux sentiments. Câest que dans la pensĂ©e de Saint-Martin, lâidĂ©e, comme nous lâavons dĂ©jĂ observĂ©270, nâest que le signe intĂ©rieur ou lâexpression du sentiment. Le sentiment seul, ou comme on vient de lâappeler tout Ă lâheure, lâaffection, voila ce qui constitue le fond de notre existence. « Tout est affection, dit Saint-Martin271, et ce qui nâest pas affection est nul⊠Les hom-mes ne se tourment, ne se poursuivent, ne se battent que pour des affections, tandis quâils croisent se battre pour des opinions. »
Mais les choses ne se passent pas toujours comme nous venons de la dire. Au lieu de se dĂ©gager successi-vement des liens de la corruption par la puissance de lâamour, il arrive souvent Ă lâhomme de sâobstiner dans sa misĂšre et de se complaire dans sa honte. Alors il est ra-menĂ© malgrĂ© lui par la force de la justice, et câest encore le temps qui devient lâinstrument de son salut. Le mal, en se dĂ©veloppant et en portant peu Ă peu tous ses fruits, arrive nĂ©cessairement Ă un degrĂ© oĂč il ne peut plus sub-sister, oĂč il sâanĂ©antit lui-mĂȘme pour faire place au retour du bien. Câest bien en cela prĂ©cisĂ©ment que Saint-Martin fait consister la justice divine. « Câest, dit-il272, par cette mĂȘme loi du temps que toutes les justices divines sâaccomplissent, car Dieu laisse porter Ă lâextrĂȘme lâaction perverse, parce que par lĂ elle ne peut manquer de se briser et de se dĂ©truire. »
Le temps nâa pas seulement pour effet de rĂ©gĂ©nĂ©rer lâhomme, il contribue Ă©galement Ă la rĂ©gĂ©nĂ©ration de lâunivers, car il ne peut passer sur cette matiĂšre dĂ©bile sans lâuser et la limer en quelque sorte. Or, en lâusant, il livre passage Ă la splendeur Ă©ternelle qui ne demande quâĂ se substituer Ă nos tĂ©nĂšbres273.
Pour remonter vers le sĂ©jour de lâĂ©ternitĂ©, ce nâĂ©tait pas assez pour lâhomme dâĂȘtre aidĂ© par le temps ; il lui fallait aussi un point dâappui dans lâespace : car, suppo-sez-le sans habitation fixe dans lâimmensitĂ© de la crĂ©a-
269 De lâesprit des choses, t. II, p. 10-12. 270 Voyez le chapitre prĂ©cĂ©dent. 271 De lâesprit des choses, t. II. 272 Ibid., p. 24. 273 Ibid., p. 26.
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tion, comme trouverait-il un instant de repos ? Comment pourrait-il se soustraire aux poursuites de son ennemi Ă qui, par sa faute, il a livrĂ© lâempire de toute la nature ? Telle Ă©tait prĂ©cisĂ©ment la situation de notre premier pĂšre immĂ©diatement aprĂšs sa chute. Semblable Ă un enfant tombĂ© sans un abĂźme, non seulement il manquait de se-cours, mais nâavait pas mĂȘme lâusage de ses propres fa-cultĂ©s274. Dieu lui accorda donc une marque insigne de sa grĂące en le recueillant au moment oĂč il venait de se sous-traire Ă son amour pour se lancer dans un prĂ©cipice sans fond, et en lui donnant la terre pour abri. Câest ainsi que la terre, en mĂȘme temps quâelle est notre prison, est de-venue, comme le temps, lâinstrument de notre dĂ©livrance.
Au reste, quand lâhomme fut pour la premiĂšre fois mis en possession de notre globe, son sort, quoique incompa-rablement infĂ©rieur Ă celui quâil avait perdu, restait encore bien digne dâenvie. Saint-Martin, qui avait probablement sur ce sujet des lumiĂšres particuliĂšres, nous assure que par le seul fait que Dieu Ă©tait intervenu pour sa dĂ©li-vrance, il Ă©tait lavĂ© de la souillure du pĂ©chĂ©. En outre, « lâenveloppe corporelle dont on lâavait revĂȘtu Ă©tait lâextrait pur de toutes substances les plus vives de la na-ture, laquelle nâavait point encore subi les catastrophes secondaires qui lui sont arrivĂ©es depuis275 ». Ăvidemment, câest Ă lâĂ©tat dâinnocence du Paradis terrestre que lâĂ©crivain mystique veut faire allusion ici, mais il change tout Ă fait le caractĂšre que lui donne lâĂcriture, puisquâil reprĂ©sente pour lui, non la premiĂšre, mais la troisiĂšme pĂ©riode de lâexistence de lâhomme et ce quâon peut appe-ler lâinnocence aprĂšs la faute.
Une loi fut donnĂ©e Ă Adam, aussi parfaite que sa condition, aussi Ă©tendue que son pouvoir ; car elle lui en-seignait les moyens de recouvrer sĂ»rement la fĂ©licitĂ© per-due, et elle embrassait toute la terre, câest-Ă -dire lâuniversalitĂ© de ses descendants. Au contraire, la loi qui lâa remplacĂ©e dans la suite des temps, la loi du SinaĂŻ nâĂ©tait faite que pour un seul peuple, un peuple choisi, il est vrai, et destinĂ© Ă servir de modĂšle au reste du genre humain.
Cette loi supĂ©rieure, universelle, pure Ă©manation de la grĂące divine, par un aveuglement absolument inexpli-cable, surtout aprĂšs une premiĂšre expiation, Adam ne 274 Le MinistĂšre de lâhomme-esprit, p. 218. 275 Ibid., p. 257.
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lâobserva pas, ni lui, ni sa postĂ©ritĂ©. « Câest la terre en-tiĂšre qui leur est donnĂ©e pour la cultiver et pour en dĂ©ra-ciner les ronces et les Ă©pines ; et câest au contraire, pour lâavoir remplie dâiniquitĂ©s, que le Seigneur retire son es-prit de dessus les hommes et quâil verse le terrible flĂ©au du dĂ©luge276. » La sĂ©vĂ©ritĂ© ne rĂ©ussit pas mieux que la douceur, car la terre est Ă peine repeuplĂ©e que de nou-veau elle devient le thĂ©Ăątre de tous les vices et de tous les crimes. Câest alors que Dieu, pour sauver lâhumanitĂ© ou du moins pour lui ouvrir la voie du salut, fait promul-guer par ses serviteurs, les Ălohim, dans un coin du globe, une nouvelle loi jugĂ©e indigne dâĂ©maner directe-ment de lui : câest la loi de MoĂŻse, la loi lĂ©vitique, dont la base est lâinstitution des sacrifices277.
Comment les sacrifices sanglants peuvent-ils servir Ă la rĂ©gĂ©nĂ©ration de lâĂąme humaine ? Voila ce que Saint-Martin va essayer de nous faire comprendre par une thĂ©o-rie qui lui appartient tout entiĂšre, qui est peut-ĂȘtre la par-tie la plus curieuse de son systĂšme et qui commande dâautant plus lâattention, quâelle nâa pas Ă©tĂ© perdue pour lâauteur des SoirĂ©es de Saint-PĂ©tersbourg.
Le sang, dans lâopinion de Saint-Martin, est le prin-cipe et le siĂšge de toute impuretĂ©, sans doute parce que, selon la dĂ©finition de la GenĂšse, il est le principe et le siĂšge de la vie matĂ©rielle, par laquelle, depuis la premiĂšre faute, notre Ăąme est enchaĂźnĂ©e Ă la matiĂšre. Le sang lui paraĂźt ĂȘtre le tombeau de toutes les propriĂ©tĂ©s de lâesprit de lâhomme et des facultĂ©s les plus actives des autres ĂȘtres. Câest lui qui les empĂȘche de correspondre avec nous, de nous offrir comme autant de symboles actifs de lâamour et de la pensĂ©e de Dieu, de rĂ©flĂ©chir dans notre intelligence lâharmonie et la beautĂ© de lâunivers, tel quâil existe dans lâintelligence divine278. Dâun autre cĂŽtĂ©, le sang, en mĂȘme temps quâil est un obstacle au dĂ©velop-pement de notre puissance, est lâorgane de la puissance de notre ennemi. Câest lĂ quâil concentre tous ses efforts, parce que câest lĂ , dans le sĂ©pulcre de servitude qui a Ă©tĂ©
276 Le MinistĂšre de lâhomme-esprit, p. 257. 277 Saint-Martin reconnaĂźt que les sacrifices avaient Ă©tĂ© en usage sur le terre depuis Adam : mais la loi de MoĂŻse en a fait une obligation, une institution publique. 278 De lâesprit des choses, t. II, p. 185-186.
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construit pour notre chĂątiment, quâil a trouvĂ© un repaire digne de lui279.
La consĂ©quence de cette proposition Ă©trange, câest que lâeffusion du sang est salutaire, ou pour nous servir des expressions de Joseph de Maistre, que le sang rĂ©pan-du a une vertu purificatrice. Bien des annĂ©es avant la pu-blication du TraitĂ© des Sacrifices et des SoirĂ©es de Saint-PĂ©tersbourg, Saint-Martin Ă©crivait280 : « On a souvent re-connu lâutilitĂ© du sang appliquĂ© Ă lâextĂ©rieur, comme ti-rant au dehors toute la corruption. Au contraire, pris Ă lâintĂ©rieur, il augmente encore cette corruption. Ceci nous explique combien, depuis la grande maladie du genre humain, lâeffusion du sang Ă©tait nĂ©cessaire. » â « Le sang, depuis le crime, Ă©tait la barriĂšre et la prison de lâhomme, et lâeffusion du sang Ă©tait nĂ©cessaire pour lui rendre pro-gressivement la libertĂ©281. » Voila comment les sacrifices remontent Ă lâorigine du genre humain, comment ils sont entrĂ©s dans les pratiques religieuses de tous les peuples, comment ils sont Ă©tĂ© prescrits avec tant de soin et en si grand nombre au peuple de Dieu.
Le sang rĂ©pandu dans les sacrifices produisait un double effet : en attirant au dehors, sans doute par la puissance des affinitĂ©s Ă©lectives, lâaction malfaisante qui est attachĂ©e Ă notre propre sang, il nous rendait une par-tie de notre libertĂ© perdue, et il servait Ă la confusion de notre ennemi en lui renvoyant, avec la matiĂšre qui en est le vĂ©hicule, les souillures quâil avait pris plaisir Ă provo-quer en nous282. Nous voyons par cet exemple que le rĂȘve a sa logique comme la pensĂ©e, et que lâesprit de lâhomme peut mettre la mĂȘme suite et la mĂȘme persĂ©vĂ©rance Ă la poursuite dâune chimĂšre quâĂ la recherche dâune vĂ©ritĂ©.
Au moins Saint-Martin se contentera-t-il du sang des animaux ? Comment le pourrions-nous espĂ©rer, puisquâil place, avant tout, le principe de la corruption dans le sang de la race humaine ? Il justifie donc toutes les exĂ©cutions dont la Bible nous offre Ă chaque page le rĂ©cit monotone : le supplice dâAchan, le meurtre dâAchab par Samuel, la proscription de SaĂŒl et de ses fils, lâextermination en masse des anciens habitants de la Palestine, sans excep-tion des vieillards, des femmes et des enfants Ă la ma-
279 Le MinistĂšre de lâhomme-esprit, p. 207. 280 Ćuvres posthumes, t. I, p. 316. 281 Le MinistĂšre de lâhomme-esprit, p. 269. 282 Ibid., p. 211.
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melle. Ă ceux qui sâindignent de ces cruautĂ©s accomplies au nom du ciel, il rĂ©pond que leur esprit est fermĂ© aux vĂ©ritĂ©s profondes, et quâils sont du nombre de ceux « pour qui le matĂ©riel est tout, tandis que Dieu ne compte que les Ăąmes283. »
Ce nâest pas seulement au peuple juif, câest Ă lâhumanitĂ© entiĂšre que Saint-Martin applique cette loi de la dĂ©livrance des Ăąmes par le sang rĂ©pandu. Nous nâavons, selon lui, quâĂ ouvrir les yeux pour en voir Ă chaque instant les effets terribles : ce sont les guerres, les rĂ©volutions, les flĂ©aux de toute espĂšce, les catastro-phes de la sociĂ©tĂ© et de la nature. Mais quoi ! le juste et lâimpie, lâinnocent et le coupable sont-ils donc enveloppĂ©s dans un seul anathĂšme ? Dieu a-t-il cessĂ© de distinguer comme autrefois les enfants de son peuple et les enfants de lâAmalĂ©cite ou de lâĂgyptien ? Oui, rĂ©pond Saint-Martin. « Les victimes innocentes dans le plan de lâĂ©conomie divine qui les emploie, comme un sel pur et conservateur, afin de prĂ©server par lĂ de lâentiĂšre corrup-tion et de la dissolution totale les victimes coupables avec lesquelles elles descendent dans le tombeau284. » On re-connaĂźtra facilement dans ces mots le principe de la rĂ©-versibilitĂ©, qui joue un si grand rĂŽle dans le systĂšme de Joseph de Maistre. Mais lĂ il est Ă sa place, tandis quâil ne peut ĂȘtre quâun objet de surprise dans les pages atten-dries oĂč lâon appelle le temps une larme de lâĂternitĂ©, lâhomme, la priĂšre de la terre285 et qui nous montre Dieu lui-mĂȘme pleurant en nous, afin de nous relever par sa propre douleur286.
Le Principe de rĂ©versibilitĂ© nâen est pas moins une consĂ©quence nĂ©cessaire de celui qui reconnaĂźt dans le sang, quel quâil soit, une puissance rĂ©demption. Cepen-dant Saint-Martin les sĂ©pare, laissant subsister le premier aussi longtemps que le genre humain et regardant le der-nier comme purement temporaire. Ă mesure que lâhomme se rapproche de Dieu, Ă mesure quâil avance vers lâĂ©poque prĂ©destinĂ©e pour la rĂ©conciliation de la terre et du ciel, il nous montre les sacrifices sanglants abaissĂ©s par les pro-phĂštes, devant les sacrifices spirituels, devant la charitĂ©, 283 Le MinistĂšre de lâhomme-esprit, p. 214. 284 De lâesprit des choses, t. II, p. 180 ; Le MinistĂšre de lâhomme-esprit, p. 214. 285 « TĂąchons de ne jamais oublier que lâhomme a Ă©tĂ© fait pour ĂȘtre la fiertĂ© de la terre ; » Le MinistĂšre de lâhomme-esprit, p. 80. 286 Le Nouvel Homme, p. 70.
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la justice, la contrition, la priĂšre, jusqu'Ă ce qu'ils soient complĂštement abolis par un sacrifice suprĂȘme, celui qui a Ă©tĂ© consommĂ© sur le Golgotha. Pourquoi celui-ci a-t-il Ă©tĂ© le dernier ? parce qu'il rendait inutiles tous les autres, qui n'ont eu pour but que de l'annoncer et de le prĂ©parer, parce qu'il n'y a que l'effusion de son propre sang qui puisse dĂ©livrer l'homme de la prison que le sang forme autour de lui ; parce que, libre et volontaire, le sacrifice de la croix n'a pas seulement affranchi l'homme de ses chaĂźnes matĂ©rielles, comme le sang des animaux, il a af-franchi son Ăąme, ou plutĂŽt, il lui a enseignĂ© Ă l'affranchir par l'immolation de son ĂȘtre physique et animal ; il lui a appris « qu'il lui fallait voler Ă la mort comme Ă une conquĂȘte qui lui assurait la possession de ses propres domaines et le faisait sortir du rang des criminels et des esclaves287 ».
On voit que les idĂ©es de Saint-Martin sur l'Ćuvre de la rĂ©demption ne sont pas tout Ă fait celles de l'Ăglise. Il ne dit pas que, par la mort de JĂ©sus-Christ, les hommes aient cessĂ© d'ĂȘtre coupables du pĂ©chĂ© originel ; il dit que JĂ©sus-Christ leur a donnĂ© l'exemple de l'affranchissement spirituel par l'immolation volontaire, et que, par la vertu de son sang rĂ©pandu sur la croix, il a diminuĂ© la rĂ©sis-tance de celui qui coule dans leurs veines288. En un mot, il ne s'agit point pour lui de pardon, mais de dĂ©livrance, de pĂ©chĂ© effacĂ©, mais d'obstacle vaincu. Il ne s'Ă©carte pas moins de la tradition gĂ©nĂ©rale dans la doctrine qu'il ex-pose sur l'incarnation.
Le Verbe, le RĂ©parateur, comme il se plaĂźt Ă l'appeler habituellement, a revĂȘtu les attributs de la nature hu-maine sous deux formes diffĂ©rentes, l'une invisible et l'au-tre visible, ou, pour me servir des expressions de Saint-Martin, il a eu deux homifications sĂ©parĂ©es l'une de l'autre pat un immense intervalle : l'homification spirituelle et l'homification corporelle, vulgairement appelĂ©e l'incarna-tion. AussitĂŽt que son fils est blessĂ©, la mĂšre de famille ne connaĂźt plus de repos et elle rassemble toutes ses forces pour voler Ă son secours. C'est ainsi que l'amour divin s'est conduit envers nous. Ă peine l'homme Ă©tait-il tombĂ©,
287 Le MinistÚre de l'homme-esprit, p. 270-271. 288 « L'effusion volontaire de son sang, auquel nul sang sur la terre ne saurait se comparer, pouvait seule opérer l'entiÚre transposition des substances étrangÚres qui nageaient dans le sang de l'homme. » (Ibid., p. 275.)
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que l'amour de Dieu, voulant s'unir Ă lui pour le redresser et le guĂ©rir s'est revĂȘtu de la forme invisible, celle qui re-prĂ©sente son Ăąme dans sa primitive perfection, et est de-venu homme clans le sens spirituel289. Pour accomplir ce premier acte de notre salut, consistant dans l'union de l'amour divin avec l'ancienne, la premiĂšre, la vĂ©ritable image de l'homme, il a suffi que le Verbe, qui, dans les idĂ©es de Saint-Martin et de Boehme, n'est pas l'intelli-gence, mais l'amour, se contemplĂąt dans la Sophie cĂ©-leste ; la Vierge Ă©ternelle, Ă©ternelle conservatrice du modĂšle de tous les ĂȘtres empreints dans sa substance290.
Quelle est au juste la nature de ce personnage divin que nous avons rencontrĂ©, jouant un rĂŽle passablement humain, dans la vie du gĂ©nĂ©ral Gichtel ? Ce n'est que dans la correspondance de Saint-Martin avec Kirchber-ger291 qu'on pourra trouver une rĂ©ponse quelque peu sa-tisfaisante Ă cette question. La Sophie cĂ©leste, la Sophia, comme on l'appelle ordinairement, n'est point une des personnes de la TrinitĂ© ; elle n'est point l'esprit ou la rai-son de Dieu, laquelle se confond nĂ©cessairement avec Dieu lui-mĂȘme ; elle n'est point la lumiĂšre primitive qui Ă©claire les merveilles de l'immensitĂ© divine ; elle n'est que la vapeur ou le reflet de cette lumiĂšre, « la conservatrice de toutes les formes des esprits, comme l'air est le conservateur de toutes les formes matĂ©rielles ; elle habite toujours avec Dieu, et quand nous la possĂ©dons, ou plutĂŽt quand elle nous possĂšde, Dieu nous possĂšde, puisqu'ils sont insĂ©parables dans leur union, quoique distincts dans leur caractĂšre ». Selon toute apparence, il s'agit ici de la pensĂ©e de Dieu distinguĂ©e de la raison, de son Verbe, et conçue comme une essence Ă part, semblable aux Ăons du gnosticisme. Cette maniĂšre de comprendre ou de substantialiser les divers attributs de la nature divine, ne doit pas trop nous Ă©tonner ; elle est trĂšs frĂ©quente dans le mysticisme et tient pour ainsi dire le milieu entre les personnifications poĂ©tiques de la mythologie et les idĂ©es abstraites de la mĂ©taphysique. Quoi qu'il en soit, Sophia a, dans les profondeurs du ciel, un rĂŽle analogue Ă celui qui attendait Marie sur la terre. C'est dans son sein virgi-
289 De l'esprit des choses, t. II, p. 188 ; Le MinistĂšre de l'homme-esprit, p. 275. 290 Le MinistĂšre de l'homme-esprit, p. 276. 291 P. 36 de l'Ă©dition Schauer.
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nal que le RĂ©parateur a revĂȘtu la forme humaine ou que s'est accomplie son homification spirituelle.
L'homification matérielle n'est rien que le complément de cette union céleste292. Aussi l'a-t-elle suivie aprÚs un long intervalle, et elle n'a été achevée que lorsque le Ré-parateur eut descendu un à un tous les degrés de notre prison. Il a fallu qu'il s'unßt successivement au principe de la nature, à celui de la vie, à celui de la matiÚre, et enfin qu'il devint chair dans le sein d'une vierge formée de chair et de sang. C'est à cette condition seulement qu'il a pu nous délivrer de toutes nos servitudes et de toutes nos misÚres, puisque nous sommes les esclaves tout à la fois de la chair et du sang, de la matiÚre, de la vie et de la na-ture293.
Le RĂ©parateur ne nous a pas donnĂ© directement la li-bertĂ© ; il nous a seulement appris, par sa parole et par son exemple, Ă quel prix nous la pourrons reconquĂ©rir. II nous a montrĂ©, par l'immolation de lui-mĂȘme, qu'en im-molant en nous l'homme matĂ©riel et charnel, nous rede-viendrons, comme autrefois, esprit et vie. Enfin, il n'est pas venu nous sauver malgrĂ© nous et sans nous ; il nous a seulement ouvert le chemin du salut en supprimant les obstacles qui lâencombraient et en purifiant en quelque sorte, par la vertu de son sang, lâatmosphĂšre corrompue qui sâĂ©tait formĂ©e autour de nous Ă la suite de notre dĂ©-gradation. On dirait une transmutation de la nature, comme celle que les alchimistes cherchaient Ă opĂ©rer dans les mĂ©taux.
Le rĂ©sultat de cette Ćuvre, câest dâavoir placĂ© lâhomme tellement prĂšs de la fĂ©licitĂ© Ă©ternelle, quâil nâa en quelque façon quâĂ lui ouvrir la porte pour la possĂ©der. « La vie divine, dit Saint-Martin294, cherche continuelle-ment Ă briser les portes de nos tĂ©nĂšbres et Ă entrer en nous pour apporter des plans de restauration. Elle y vient en frĂ©missant, en pleurant, en nous suppliant, pour ainsi dire, de vouloir bien concourir avec elle dans cette grande Ćuvre. » Non seulement la mission et la vie de JĂ©sus-Christ peuvent se renouveler en nous, mais en chacun de nous, pourvu que sa rĂ©gĂ©nĂ©ration soit complĂšte et quâelle embrasse tous les Ă©lĂ©ments de son ĂȘtre, peut faire de plus grandes choses que le RĂ©parateur lui-mĂȘme, « parce
292 De l'esprit des choses, t. II, p. 188. 293 Le MinistĂšre de l'homme-esprit, p. 276. 294 Ibid., p. 460.
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que le RĂ©parateur nâa fait que semer les germes de lâĆuvre et que le nouvel homme peut entrer en mois-son295 ». On retrouve la mĂȘme pensĂ©e, avec une notable restriction, dans le Portrait historique296 : « JĂ©sus-Christ disait Ă ses apĂŽtres quâils pouvaient faire les mĂȘmes Ću-vres que lui et mĂȘme de plus grandes. Ce nâĂ©tait pas leur dire que tous les dons pouvaient appartenir Ă chacun dâeux, puisque nous voyons, selon saint Paul, que le mĂȘme esprit partage ses dons entre les diffĂ©rents hom-mes. Mais chaque homme, depuis la venue de JĂ©sus-Christ, peut, dans le don qui est propre, aller plus loin que le Christ. »
Cependant, aussi longtemps que nous vivrons sur la terre, nous serons soumis Ă la loi du temps, câest-Ă -dire Ă la souffrance, et notre rĂ©intĂ©gration, quoique mise Ă la portĂ©e de nos forces, depuis que Dieu fait homme est ve-nu nous en tracer le vivant modĂšle, ne peut ĂȘtre accom-plie que par une sĂ©rie de combats et de sacrifices. Ces sacrifices, les seuls qui puissent subsister encore, se ra-mĂšnent tous Ă un acte dâimmolation intĂ©rieure par lequel on sâĂ©lĂšve de lâordre naturel Ă lâordre spirituel, de lâordre spirituel Ă lâordre divin.
Il faut que nous commencions par dĂ©gager notre es-prit du joug de la matiĂšre ou nos facultĂ©s spirituelles de nos sens extĂ©rieur, en reconnaissant le Seigneur et en nous soumettant Ă ses commandements, câest-Ă -dire en donnant pour rĂšgle Ă notre vie les saintes notions de Dieu et du devoir. Tel est le premier degrĂ© de lâesprit, auquel rĂ©pond, dans lâhistoire, lâĂąge de la loi.
Il faut ensuite que, non contents de connaĂźtre Dieu et de lâadorer, nous nous sentons comme soulevĂ©s au-dessus de nous par son souffle vivifiant et entraĂźnĂ©s par son amour Ă publier partout son nom et sa gloire, aussi impatients des tĂ©nĂšbres qui enveloppent une partie de nos semblables que nous serions de celles qui nous enve-lopperaient nous-mĂȘme. Cet Ă©tat, formĂ© par la rĂ©union de la charitĂ© et de lâinspiration, de lâaction divine et de la li-bertĂ© humaine, est le second degrĂ© ou le second Ăąge de lâesprit, auquel, dans lâhistoire, lâĂ©poque de la prophĂ©tie.
Ă ce second Ăąge en succĂ©dera un troisiĂšme, oĂč nous proposant de suivre, non seulement la loi de lâesprit, mais
295 Le Nouvel Homme, p. 197. 296 Portrait historique, n° 1123.
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la loi du RĂ©parateur, oĂč prenant pour modĂšle JĂ©sus-Christ mort sur la croix, nous ferons le sacrifice volontaire de tout notre ĂȘtre terrestre et mortel, et voudrons servir de victime expiatoire aux autres hommes297.
Câest Ă ces trois Ă©tats successifs de lâĂąme rĂ©gĂ©nĂ©rĂ©e que Saint-Martin fait allusion dans ses Ćuvres posthu-mes298, lorsquâil parle des dons de lâesprit pur, des dons de lâesprit saint et ce ceux du Verbe. Mais il y en a un quatriĂšme encore plus Ă©levĂ©, quâil appelle la saintetĂ© su-prĂȘme299, et qui consiste, aprĂšs avoir sacrifiĂ© intĂ©rieure-ment notre ĂȘtre terrestre et mortel, Ă immoler aussi notre ĂȘtre spirituel, câest-Ă -dire le sentiment de notre personna-litĂ©, notre ichheit, notre sebstheit, comme il Ă©crit au ba-ron de Liebisdorf300, afin de mettre toutes nos facultĂ©s dans la main de Dieu, ou, pour me servir encore dâune de ses expressions, afin que notre volontĂ© soit toute injec-tĂ©e, toute saturĂ©e de la teinture divine.301 Lâimmolation de notre moi avec lâespĂ©rance de le retrouver au sein de Dieu, quand mĂȘme elle ne serait pas dans lâessence du mysticisme, devait ĂȘtre enseignĂ©e par Saint-Martin comme une consĂ©quence nĂ©cessaire de sa doctrine de lâincarnation ; car, de mĂȘme que le Christ, avant de des-cendre dans corps pareil au nĂŽtre, sâĂ©tait revĂȘtu de notre forme spirituelle, de mĂȘme lâhomme qui veut imiter son Ćuvre et remonter par le chemin quâil a tracĂ© dans la vie Ă©ternelle, ne doit pas seulement faire lâabandon de sa personne physique, il faut quâil sâefforce dâincorporer sa personne spirituelle et morale dans la personnalitĂ© divine. Tant que cette condition nâest pas remplie, la rĂ©intĂ©gra-tion nâa pas eu lieu.
Saint-Marin insiste avec force sur la nĂ©cessitĂ©, il dĂ©-crit avec complaisance la nature et les effets de cette derniĂšre transformation de notre ĂȘtre. « Il faut, dit-il302, que la divinitĂ© nous traverse tout entiĂšre pour quâintĂ©rieurement et extĂ©rieurement nous puissions rem-plir les plans originels de notre principe. » â « Si tu vou-lais tâobserver (câest Ă lâhomme de dĂ©sir que ces paroles sâadressent), si tu voulais tâobserver avec attention, tu sentirais tous les principes divins de lâĂ©ternelle essence 297 Le MinistĂšre de lâhomme esprit, p. 289-296. 298 T. I. p. 262. 299 Ibid. 300 Corresp. inĂ©dite, Ă©dition Schauer, p. 97. 301 Le MinistĂšre de lâhomme-esprit, p. 432. 302 Le Nouvel Homme, p. 29.
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dĂ©libĂ©rer et agir en toi, chacun selon leur vertus et leur caractĂšre ; tu sentirais quâil est possible de tâunir Ă ces suprĂȘmes puissances, de devenir un avec elles, dâĂȘtre transformĂ© dans la nature active de leur agent⊠tu senti-rais ces divines multiplications continuer et sâĂ©tendre journellement en toi, parce que lâimpression que les prin-cipes de vie auraient transmise sur son ĂȘtre les attirerait de plus en plus, et quâĂ la fin ils ne feraient plus vĂ©rita-blement que sâattirer eux-mĂȘmes en toi, puisquâils tâauraient assimilĂ© Ă eux303. »
Quand Dieu est ainsi descendu en nous et sâest assi-milĂ© une Ă une toutes nos facultĂ©s, nous en sommes avertis par un signe particulier ; sa prĂ©sence se manifeste par une sensibilisation spirituelle, câest-Ă -dire par un sen-timent intĂ©rieur qui nous avertit que nous avons cessĂ© de nous appartenir et de vouloir, de penser, dâĂȘtre par nous-mĂȘme. « Alors la langue se tait, elle ne peut plus rien dire, et il nâest pas nĂ©cessaire quâelle parle, puisque lâĂȘtre agit lui-mĂȘme en nous, pour nous, et quâil le fait avec une mesure, une sagesse et une force dont toutes les langues humaines ne seraient pas capables304. » Mais tant quâil y a sentiment, il y a conscience ; la conscience nâest donc jamais sacrifiĂ©e par Saint-Martin, mĂȘme quand il nous semble quâil sacrifie la libertĂ©. Au reste, la libertĂ© ne nous est enlevĂ©e que par un acte dâabdication accompli par elle dans un transport dâamour, ce qui est encore une façon dâaffirmer son existence.
La personne humaine, selon les idĂ©es de Saint-Martin, non seulement subsiste dans tout le cours de cette vie, quelque effort quâelle puisse faire pour sâimmoler, mais encore elle trouve sur son chemin des obstacles, des en-nemis, qui la forcent Ă combattre sans relĂąche et qui ren-dent impossible pour elle le repos au sein de Dieu. VoilĂ pourquoi il pense que la victoire, la rĂ©intĂ©gration com-plĂšte, lâunion vainement poursuivie ici-bas, ne nous sera accordĂ©e que de lâautre cĂŽtĂ© du tombeau. « Non, dit-il305, la mort nâest plus pour nous que lâentrĂ©e dans le temple de la victoire. Le combat a commencĂ© dĂšs le moment de la chute ; la victoire a Ă©tĂ© remportĂ©e ; nous nâavons plus Ă recevoir de la main de la mort la palme du triomphe⊠La mort ! câest au vrai sage quâil est seul permis de ne
303 Le Nouvel Homme, p. 45. 304 Le MinistĂšre de lâhomme-esprit, p. 427. 305 De lâesprit des choses, t. II, p. 48.
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plus la compter pour quelque chose, attendu quâil a eu le bonheur de goĂ»ter la vie. » Voici un autre passage qui nâest pas moins digne dâĂȘtre citĂ© : « Le sage qui se sera convaincu que ce monde-ci nâest que comme une traduc-tion du monde invisible ne pourra que se rĂ©jouir au lieu de sâaffliger quand il verra venir le moment de sâapprocher du texte, parce que câest une vĂ©ritĂ© gĂ©nĂ©rale que les textes sont prĂ©fĂ©rables aux traductions306. » La seule connaissance de la mort devrait ĂȘtre bĂ©nie comme une des marques de notre supĂ©rioritĂ© et comme un gage de la destinĂ©e qui nous attend. « Les animaux ne connaissent point la mort, par la raison quâil ne connais-sent point la vie307. » Enfin, voici en partie un chapitre de LâHomme de dĂ©sir oĂč la soif de cette vie supĂ©rieure, qui doit sortir pour nous du sein de la mort, est peinte dans un langage de la plus pĂ©nĂ©trante Ă©loquence. JâĂ©prouve dâautant moins de scrupule Ă le reproduire que, le senti-ment et lâimagination ne tenant pas une moindre place que le raisonnement dans le systĂšme de Saint-Martin, on lui fait toujours tort quand on sĂ©pare sa pensĂ©e de lâexpression particuliĂšre dont il lâa revĂȘtue.
« [âŠ] Dieu suprĂȘme, pourquoi laisses-tu plus long-temps dans cette terre fangeuse celui qui t'aime, qui te cherche, et dont l'Ăąme a goĂ»tĂ© ta vie ?
« Mes mains s'Ă©lĂšvent vers toi : il me semble que tu me tends les tiennes ; il semble que mon cĆur se gonfle de ton feu ; il semble que tout ce qui est dans mon ĂȘtre ne fait plus qu'un avec toi-mĂȘme.
« Je parcours dans ton esprit toutes ces rĂ©gions sain-tes, oĂč les Ćuvres de ta sagesse et de ta puissance rĂ©-pandent un Ă©clat Ă©blouissant, en mĂȘme temps qu'elles remplissent l'Ăąme de fĂ©licitĂ©s.
« Hélas ! Le soleil me surprend, une vapeur de feu, en enflammant l'horizon, annonce au monde ce taberna-cle de la lumiÚre. Il vient ranimer la nature engourdie ; il vient éclairer les yeux de mon corps, et m'offrir le specta-cle de tous les objets qui m'environnent.
« ArrĂȘte : tu ne m'apportes pas un bien rĂ©el, si tu ne viens pas ouvrir encore plus les yeux de mon esprit. Ar-rĂȘte, puisqu'au contraire tu viens les fermer.
306 Id. ibid., p. 50. 307 De lâesprit des choses, t. II, p. 50.
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« Tu vas ne m'offrir que des images mortelles de ces beautĂ©s immortelles que ma pensĂ©e vient de contempler. Tu vas me cacher le soleil Ă©ternel dont tu n'es qu'un reflet pĂąle et presque Ă©teint. ArrĂȘte ; car avec toi vont se rĂ©veil-ler les pensĂ©es des hommes, l'ambitieuse audace de l'im-pie, et les fabricateurs de l'iniquitĂ©.
« Avec toi vont se lever les puissances du monde, pour courber les nations sous leur joug de fer, au lieu de les rappeler à la loi douce de la vérité308. »
Il nây a que lâhomme de dĂ©sir ou le sage, selon la loi du RĂ©parateur, Ă qui de telles pensĂ©es soient permises et qui puisse saluer son dernier jour comme lâaurore de la lumiĂšre Ă©ternelle. Mais les Ăąmes vulgaires pour qui le Christ est venu en vain, qui ont passĂ© dans le vide et dans les tĂ©nĂšbres le sĂ©jour quâils ont fait ici-bas, ou, pour appeler du nom que leur donne Saint-Martin, les nations et les hommes du torrent, que deviendront-ils ? Ils seront abandonnĂ©s, par une consĂ©quence nĂ©cessaire de leur aveuglement, Ă la puissance qui prend la place de Dieu, toutes les fois que nous nous sĂ©parons de lui ; car lâhomme ne peut pas ĂȘtre sa propre fin, il est fonction-naire dans lâunivers. Lorsquâil quitte le service de Dieu, il entre au service du dĂ©mon309.
Servir le dĂ©mon, tomber au pouvoir de lâesprit du mal, câest tout Ă la fois le crime et le chĂątiment de ceux qui se dĂ©tournent de la loi divine ; câest, Ă proprement parler, leur enfer, le seul qui soit reconnu par Saint-Martin, et cet enfer, qui commence dĂšs ce monde, se prĂ©-sente successivement sous trois formes diffĂ©rentes :
Dâabord lâĂąme, partagĂ©e entre le bien et le mal, entre lâesprit dâen haut et lâesprit des tĂ©nĂšbres, ressemble Ă un rivage battu par les flots. Toutes les angoisses viennent successivement lâassaillir et la traversent sans sây arrĂȘter. Câest lâenfer passif, auquel le sage lui-mĂȘme nâĂ©chappe point toujours et qui devient souvent pour lui une Ă©preuve salutaire.
Ă lâangoisse succĂšde lâillusion sans remĂšde et sans espĂ©rance, qui nous conduit jusquâau tombeau, occupĂ©s de terrestres projets, oubliant que la vie matĂ©rielle a une fin et la mort un lendemain. Câest le premier degrĂ© de lâenfer actif.
308 Lâhomme de dĂ©sir, p. 282 et 283. 309 Le MinistĂšre de lâhomme-esprit, p. 164.
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Ă lâillusion succĂšde lâiniquitĂ©, la pratique du mal avec lâamour, avec la volontĂ© du mal, sans interruption, sans surprise, sans remords. Câest le deuxiĂšme degrĂ© de lâenfer actif et le dernier qui puisse atteindre la perversitĂ© hu-maine310.
Pour ces pĂ©cheurs endurcis, comme pour les justes, la vie Ă venir ne sera que la continuation et le complĂ©-ment de la vie prĂ©sente. Les justes et ceux qui Ă©taient prĂšs de le devenir approcheront de plus en plus du foyer de lâamour et de lâintelligence, jusquâĂ ce quâils puissent sâunir Ă lui plus Ă©troitement. Ils seront comme suspendus au triangle universel qui sâĂ©tend depuis le premier ĂȘtre jusquâĂ la nature, et qui, par chacun de ces trois cĂŽtĂ©s, les attirera dans son sein. Les pĂ©cheurs, au contraire, re-tenus, malgrĂ© la dissolution de leurs corps, sous la domi-nation qui les a perdus, enlevĂ©s Ă la terre, sans avoir la puissance ni mĂȘme le dĂ©sir de sâĂ©lever vers le ciel, auront Ă souffrir toutes les angoisses quâengendrent naturelle-ment une telle situation311. Les uns et les autres dâailleurs, jusquâau moment de la crise suprĂȘme dont nous parlerons bientĂŽt, garderont leurs traits distinctifs et, malgrĂ© lâabsence de toutes forme visible, se reconnaĂź-tront entre eux, les premiers par leurs qualitĂ©s et leurs vertus, les derniers par les marques de difformitĂ© que leurs auront imprimĂ©es leurs iniquitĂ©s et leurs vices. LĂ se trouve, pour les Ă©lus, une source de fĂ©licitĂ© qui nous est fermĂ©e ici-bas : « Car, dit Saint-Martin, si les belles Ăąmes pouvaient sâapercevoir, elles fondraient de joie312. » Qui oserait encore, aprĂšs cela, lui reprocher dâavoir niĂ© lâimmortalitĂ© personnelle de lâĂąme humaine ?
Nous venons de parler des justes et des pervers, des fonctionnaires de Dieu et des fonctionnaires de Satan ; entre ces deux extrĂȘmes nây a-t-il donc point de milieu ? Nây a-t-il pas des hommes qui ne font, en quelque sorte, quâeffleurer la vie, ou qui ne vivent quâĂ la surface, sans attachement pour le bien ni pour le mal, incapables de grands vices et de grandes vertus, de grandes joies et de grandes peines ? Quel sort est rĂ©servĂ© Ă ceux-lĂ ? Pour les hommes de cette catĂ©gorie, Saint-Martin croit Ă la nĂ©-cessitĂ© de la mĂ©tempsycose. Ils meurent sans avoir vĂ©cu. Avant mĂȘme de descendre dans la tombe, ils nâont Ă©tĂ©
310 Le MinistĂšre de lâhomme-esprit, p. 175-178. 311 Ibid., p. 287-288, 296-297 ; Ćuvres posthumes, t. II, p. 50-55. 312 De lâesprit des choses, t. II, p. 50-55.
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que des ombres. « Aussi faudra-t-il que la vie de ces hommes-lĂ recommence lorsquâils auront quittĂ© cette rĂ©-gion visible et apparente, puisquâil nâauront pas vĂ©cu pen-dant le temps quâils lâauront traversĂ©e, et câest ce prolongement de temps qui fera leur supplice313. »
Ici il nous est facile de reconnaĂźtre une fois de plus lâinfluence de MartinĂšs et de la kabbale, car la transmigra-tion, dans les livres kabbalistiques, nâa pas dâautre but que de fournir aux Ăąmes restĂ©es incomplĂštes les moyens dâacquĂ©rir les vertus qui leur manquent et de mĂ»rir pour le ciel. Mais nous voyons, dans sa correspondance inĂ©di-te314, que Saint-Martin nâaccepte cette doctrine quâavec rĂ©pugnance, et mĂȘme quâil la rĂ©pudierait complĂštement sâil nâimaginait dâen faire une nouvelle application. Ce ne sont plus des Ăąmes vulgaires qui, aprĂšs avoir vĂ©cu, re-viennent dans ce monde pour supplĂ©er Ă ce qui leur man-que ; ce sont, au contraire, les Ăąmes dâĂ©lite que Dieu a chargĂ© autrefois dâune grande mission, celles dâĂlie, dâĂnoch de MoĂŻse, qui, Ă certaines Ă©poques, apparaissent de nouveau parmi nous, « pour concourir sensiblement Ă lâavancement du grand Ćuvre, parce que le bien coule toujours par les canaux quâil sâest choisi. » Toutefois, il nâinsiste pas sur cette opinion et se contente dâaffirmer que la mĂ©tempsycose, en gĂ©nĂ©ral, ne peut se concilier avec aucun des principes de la thĂ©orie spirituelle divine, et doit ĂȘtre comptĂ©e parmi les opinions suspectes que nous devons Ă lâinfluence des puissances subalternes.
Au reste, pourquoi Saint-Martin aurait-il gardĂ© la vie mĂ©tempsycose, puisque la vie future elle-mĂȘme, la vie sĂ©parĂ©e du corps telle quâil la concevait aprĂšs la vie prĂ©-sente, nâest, dans son systĂšme, quâune Ă©preuve transi-toire, quâune simple initiation Ă un Ă©tat supĂ©rieur, amenĂ© par une rĂ©volution suprĂȘme de lâunivers ? Voici cette idĂ©e, exprimĂ©e dâune façon trĂšs ingĂ©nieuse dans ses Ćuvres posthumes315 : « La mort ne doit se regarder que comme un relais dans notre voyage. Nous arrivons Ă ce relais avec des chevaux fatiguĂ©s et usĂ©s, et nous y venons pour en prendre qui soient frais et en Ă©tat de nous conduire plus loin. Mais aussi il faut payer tout ce quâon doit pour la course qui est faite, et jusquâĂ ce que les comptes
313 Portrait historique, n° 404. 314 Lettre XXXVIII, p. 113, édit. Schauer. 315 T. I, p. 286.
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soient soldés, on ne vous met point en route pour la course suivante. »
Oui, tous les comptes seront soldĂ©s, et les voyageurs, se remettant en route, arriveront, quel quâils soient au terme final, câest-Ă -dire Ă la consommation des siĂšcles, Ă la fin du monde, Ă la destruction du mal, Ă la rĂ©intĂ©gra-tion de tous les ĂȘtres au sein de Dieu. Dâabord la matiĂšre disparaĂźtra nĂ©cessairement, usĂ©e par le temps, transfigu-rĂ©e, rarĂ©fiĂ©e, en quelque sorte, par la rĂ©gĂ©nĂ©ration crois-sante de la nature humaine, Ă©puisĂ©e par sa propre fĂ©conditĂ©. En effet, puisque la matiĂšre nâest quâun Ă©pais-sissement de la substance premiĂšre des choses, produit par la chute de lâhomme, Ă mesure que celui-ci, marchant sur les traces du RĂ©parateur, remontera vers son premier Ă©tat, elle perdra de son intensitĂ© et la force se substitue-ra, dans son sein, Ă la rĂ©sistance. LâĂ©quilibre Ă©tant rompu entre les deux principes dont elle est formĂ©e, lâunivers sâĂ©croulera, et ses dĂ©bris mĂȘmes disparaĂźtront, dĂ©vorĂ©s par le feu. Saint-Martin croit pouvoir dĂ©montrer physi-quement cette future destruction de la matiĂšre par la conflagration gĂ©nĂ©rale du monde. « Si le simple feu Ă©lĂ©-mentaire rĂ©duit un corps Ă une petite portion de cendres, comment ne pas voir que le feu supĂ©rieur pourra rĂ©duire encore davantage, puisquâil est plus actif, le corps gĂ©nĂ©ral de la nature ?316 « Par un moyen ou par un autre, il faut, si lâĆuvre du RĂ©parateur de soit pas rester une Ćuvre inachevĂ©e, que lâunivers matĂ©riel soit anĂ©anti. Aux images pĂ©rissables et grossiĂšres dont il est lâassemblage devront ĂȘtre substituĂ©es les formes Ă©ternelles, les seules qui puis-sent offrir Ă la contemplation divine, parce quâelles nâappartiennent ni Ă lâespace ni au temps317. »
La matiĂšre une fois dĂ©truite, plus de dĂ©mon ; car oĂč demeurerait-il ? Lâenfer, câest sa domination, câest-Ă -dire lui-mĂȘme, et sâil ne demeure plus nulle part, comment pourrait-il exercer son empire ? Dâailleurs, puisque le mal peut ĂȘtre rĂ©parĂ©, il est Ă©vident que le principe dâoĂč il Ă©mane, et dans lequel il rĂ©side, nâest pas un principe Ă©ternel, comme lâont cru les ManichĂ©ens318. « Il nây a pas deux principes, dit expressĂ©ment Saint-Martin, car on ne peut presque pas dire quâil y ait deux pensĂ©es, puisque,
316 De lâesprit des choses, t. I, p. 130-131 ; Le MinistĂšre de lâhomme-esprit, p. 463. 317 De lâesprit des choses, t. I, p. 137. 318 Le MinistĂšre de lâhomme-esprit, p. 278.
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en comparaison de la pensĂ©e bonne, lâautre nâest quâune sorte dâĂ©tranglement et de raccourcissement opĂ©rĂ©e par la volontĂ© sur la mĂȘme espĂšce de pensĂ©e319. Par consĂ©-quent, lâesprit rebelle doit, Ă la fin des temps, se dĂ©pouil-ler de son orgueil et entrer dans lâharmonie universelle. Dieu, « qui nâa pas dâautres existence que de pardon-ner, » lui avait ouvert, dĂšs le commencement, les trĂ©sors de sa grĂące, et il ne tenait quâĂ lui dây puiser320. Il est Ă©trange que Saint-Martin, avec de telles croyances, ait Ă©tĂ© accusĂ© de manichĂ©isme. On se rappelle que le fond de ces croyances est dans le traitĂ© de MartinĂšs de Pasqually, qui, lui-mĂȘme, lâavait pris dans les traditions de sa race.
La rĂ©intĂ©gration des dĂ©mons emporte avec elle, de toute nĂ©cessitĂ©, celle des Ăąmes humaines, quâelle quâait pu ĂȘtre leur conduite sur la terre ; car lâintervalle qui sĂ©-parait lâhomme de dĂ©sir des hommes du torrent a Ă©tĂ© comblĂ© par la fĂ©licitĂ© anticipĂ©e de lâun et les Ă©preuves successives des autres. Câest ce rĂ©sultat mĂȘme qui justi-fie, aux yeux de Saint-Martin, les chĂątiments dâune autre vie. Une peine qui ne relĂšve pas le coupable, qui ne donne pas un autre cours Ă ses sentiments, lui semble dĂ©pour-vue de raison, et par consĂ©quent inique. Câest pour cela que nous lâavons rĂ©pudier la peindre de mort. « Toutes les justices, dit-il321, soit divines, soit spirituelles, soit tempo-relles, soit humaines, ne tendent quâĂ rĂ©veiller en nous une affection. » Nous tous, tant que nous sommes et tant que nous serons au moment de la dissolution universelle, nous nous retrouverons dans le sein de Dieu, unis avec lui et les uns les autres, par le lien de lâamour. Cette rĂ©union ne paraĂźt pas, dans la pensĂ©e de Saint-Martin, nous enle-ver la conscience ; car il fait la remarque que notre exis-tence est toute dans lâaffection, non dans le temps et dans le lieu oĂč elle semble sâĂ©couler ; Pourquoi, dĂšs lors, lâaffection qui nous est rĂ©servĂ©e dans lâavenir, et qui, Ă mesure que nous avançons, sâĂ©tend de plus en plus dans nos Ăąmes, ne pourrait-elle pas ĂȘtre conçue sans temps et sans lieu, comme celle de Dieu et comme Dieu lui-mĂȘme . « Nous serons, ajoute Saint-Martin, toujours et partout comme lui322 ; » il ne dit nulle part : « Nous serons lui. »
319 De lâesprit des choses, t. II, p. 13. 320 Ibid., p. 15. 321 Ibid., p. 10. 322 Le MinistĂšre de lâhomme-esprit, p. 363-364.
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La fin du monde, telle quâil lâentend, nâest donc point la sĂ©paration Ă©ternelle des justes et des rĂ©prouvĂ©s ; elle est au contraire, lâĂ©ternelle et universelle rĂ©conciliation, lâĂ©ternelle et universelle rĂ©demption, la fin de la justice et le rĂšgne de lâamour, non seulement le triomphe du bien sur le mal, de lâintelligence sur la matiĂšre, mais la des-truction de la matiĂšre et lâabolition du mal. Aussi avec quels accents dâallĂ©gresse, avec quels cris de jubilation elle est saluĂ©e dâavance !
« Réjouissez-vous, régions sacrées, voici les saints cantiques qui se préparent. Voici les harpes pures qui avancent ; réjouissez-vous, les hymnes divins vont com-mencer ; réjouissez-vous il y a si longtemps que vous ne les avez entendus ! Le chantre choisi vous est enfin ren-du, l'homme va entonner les chants de la jubilation, il n'y a plus d'obstacles qui puissent retenir sa voix ; il vient de dissoudre, de démolir et d'embraser tout ce qui servait d'obstacle à sa priÚre. Dieu de paix sois béni à jamais ! Amen323. »
Telles sont, dans leur ensemble et sous la forme dont lui-mĂȘme les a revĂȘtues, accompagnĂ©es des expressions qui lui sont chĂšres, les idĂ©es que Saint-Martin nous prĂ©-sente comme le degrĂ© le plus Ă©levĂ© de la rĂ©vĂ©lation et de la science. Elles forment moins un systĂšme quâun poĂšme, une sorte dâĂ©popĂ©e divine en trois chants, qui auraient pour titres : lâĂ©manation, la chute, la rĂ©intĂ©gration. Aussi nâest-il guĂšre possible dâen faire la matiĂšre dâune discus-sion ; car on ne discute pas avec le sentiment et le rĂȘve, ou, si lâon trouvait ce dernier mot trop sĂ©vĂšre, avec des intuitions toutes personnelles.
Cependant Saint-Martin Ă©tait bien convaincu quâil jouait un rĂŽle considĂ©rable dans lâhistoire de la philoso-phie, lui qui prenait le nom de philosophe inconnu. Et, en effet, nâa-t-il pas combattu avec les armes de la raison et du bon sens le sensualisme, le matĂ©rialisme de son temps, les chimĂšres de Rousseau sur lâorigine de la sociĂ©-tĂ© ? Nâest-il point le crĂ©ateur de cette thĂ©orie du langage que semblent confirmer les plus rĂ©centes observations sur lâorigine des langues, et qui, mĂȘme mutilĂ©es et dĂ©figurĂ©e, a fait une si brillante fortune sous le nom de M. Bonald ? Nâa-t-il pas fait dĂ©pendre la connaissance de Dieu de la connaissance prĂ©alable de lâhomme, conformĂ©ment Ă une
323 Le MinistĂšre de lâhomme-esprit, p. 363-364.
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rĂšgle de mĂ©thode encore suivie aujourdâhui ; et cette connaissance de lâhomme, ne lâa-t-il pas, le premier, rele-vĂ©e de lâabaissement oĂč elle Ă©tait tombĂ©e dans les Ă©coles du XVIIIe siĂšcle ? Oui, sans doute ; mais la philosophie nâĂ©tait pour lui quâune introduction Ă des spĂ©culations trĂšs peu philosophiques, et un moyen dâĂ©tablir sa propre insuf-fisance. « Ma tĂąche dans ce monde a Ă©tĂ©, dit-il324, de conduire lâesprit de lâhomme, par une voie naturelle, aux choses surnaturelles. » Or ces choses surnaturelles, ce ne sont pas, comme on pourrait le croire, les choses de la foi, mais des façons toutes particuliĂšres de les compren-dre et de les sentir, ou lâexpĂ©rience personnelle, les intui-tions personnelles, pour ne pas dire les rĂȘves de lâimagination, substituĂ©es Ă la raison et Ă la tradition dans le commerce de lâĂąme avec Dieu. Câest ainsi, par exem-ple, que Saint-Martin a cru reconnaĂźtre la prĂ©sence immĂ©-diate de Dieu dans les Ă©vĂšnements de la rĂ©volution française. Câest ainsi quâil a aperçu dans chacune des fa-cultĂ©s de lâhomme les traces vivantes de sa dĂ©chĂ©ance. Câest ainsi quâil a dĂ©couvert cette alchimie thĂ©ologique qui lui montre le sang rĂ©pandu comme un rĂ©actif Ă lâaide du-quel la matiĂšre est prĂ©cipitĂ©e dans les bas-fonds et lâesprit rendu Ă sa libertĂ©. Câest du sein de cette alchimie que de Maistre a fait sortir lâapothĂ©ose du bourreau, la justification de lâinquisition et lâapologie de la guerre.
On comprend, aprĂšs cela, que le fond de sa doctrine nâappartienne pas plus Ă la religion quâĂ la philosophie. Il croyait fermement ĂȘtre chrĂ©tien et travailler avec fruit Ă lâavancement, au triomphe, Ă la gloire du christianisme. Mais le christianisme, pour lui, nâĂ©tait pas une religion ; câĂ©tait, comme il lâa dĂ©clarĂ© expressĂ©ment, « le terme et le lieu de repos de toutes les religions325 », câest-Ă -dire ce degrĂ© de perfection oĂč les pratiques et les formes extĂ©-rieures, et mĂȘme les dogmes dĂ©finis, nous sont inutiles. « Le christianisme, dit-il un peu plus loin, nâest que lâesprit mĂȘme de JĂ©sus-Christ dans sa plĂ©nitude. Il nous montre Dieu Ă dĂ©couvert au sein de notre ĂȘtre, sans le secours des formes et des formules. Le christianisme nâa point de mystĂšres, et ce nom mĂȘme lui rĂ©pugnerait, puis-que, par essence, le christianisme est lâĂ©vidence de lâuniverselle clartĂ©326. » Le titre de religion lui semblait, au
324 Portrait historique, n° 1135. 325 Le MinistĂšre de lâhomme-esprit, p. 370. 326 Ibid., p. 370-371.
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contraire, appartenir au catholicisme, « parce quâil est la voie dâĂ©preuve et de travail pour arriver au christianisme, parce quâil est la rĂ©gion des rĂšgles et de la discipline, parce quâil est le sĂ©minaire du christianisme ». Aussi, quand lâapproche de la mort a rĂ©veillĂ© sa tendresse pour la foi de son enfance, pour lâĂglise qui lui a donnĂ© la pre-miĂšre connaissance de Dieu, a-t-il pu dire, sans abandon-ner une seule de ses convictions, que le catholicisme est la meilleure des religions, et mĂȘme quâelle est la religion vĂ©ritable327. Il se croyait Ă©clairĂ© par une lumiĂšre plus pure que celle du catholicisme et de toute religion, quelle quâelle puisse ĂȘtre.
Ni philosophe, ni thĂ©ologien, Saint-Martin nâest pas suffisamment caractĂ©risĂ© quand on lâa appelĂ© un mysti-que. Il y a bien des genres de mysticisme, presque autant que de systĂšmes de philosophie et de thĂ©ologie. Celui quâadopta Saint-Martin venait, en droite ligne, de lâOrient, descendait de la kabbale, recueillant sur son chemin je ne sais quels dĂ©bris de platonisme alexandrin, de gnosti-cisme, dâalchimie et de thĂ©urgie. Au milieu de ce foyer de fermentation, dâoĂč sortaient les plus Ă©tranges hallucina-tions de lâesprit et des sens, Saint-Martin a su garder une modĂ©ration relative. Ainsi, tout en Ă©crivant un traitĂ© sur la signification symbolique des nombres, il a protestĂ© contre les rĂ©vĂ©lations directes que leur attribuait ses devanciers et quelques-uns de ses contemporains. Il expliquait lâorigine de tous les ĂȘtres par le principe de lâĂ©manation, et croyait, avec la foi la plus ardente, en un Dieu libre et personnel, principe de justice et dâamour, avec lequel nous communiquons par la pensĂ©e et par la priĂšre ; la priĂšre, qui est pour lui la respiration de lâĂąme. Il appelait la substance de notre ĂȘtre un dĂ©sir de Dieu, il confondait la volontĂ© et lâintelligence avec le dĂ©sir de lâhomme, et il nâa cessĂ© de dĂ©fendre, contre ceux qui les nient, lâexistence et les droits de la libertĂ©. PersuadĂ©s quâil y a entre le ciel et la terre des intelligences semblables, mais supĂ©rieures Ă lâhomme, avec lesquelles nous pouvons en-trer en communication, il a Ă©crit tout un chapitre contre les Ă©vocations de Swedenborg et les visions de toutes es-pĂšces328. Dans les instants mĂȘmes oĂč lâenthousiasme mystique semble atteindre chez lui les derniĂšres limites, quand il dĂ©crit les ravissements de lâĂąme arrivĂ©e Ă la fin
327 Ćuvres posthumes, t. I, p. 213. 328 Le chapitre 184 de LâHomme de dĂ©sir.
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des Ă©preuves et reçue dans le sein de lâĂ©ternitĂ©, il nâoublie pas les droits de la conscience. FĂ©nelon aurait pu recevoir de lui des leçons de prudence. Il a Ă©tĂ© vraiment, comme il en avait lâambition, le Descartes de la spiritualitĂ©, câest-Ă -dire le dĂ©fenseur de la conscience humaine au milieu des entraĂźnements et des illusions du mysticisme. Il est restĂ© de son pays, en dĂ©pit des sacrifices quâil a pu faire Ă lâesprit oriental et Ă lâesprit germanique, le premier reprĂ©-sentĂ© par MartinĂšs de Pasqually, le second par Jacob Boehme. Mais, ce qui fait et fera toujours son plus grand titre aux yeux de la postĂ©ritĂ©, il est restĂ© lui-mĂȘme, une Ăąme aimante et tendre, un esprit dâune trempe dĂ©licate et forte, oĂč lâĂ©lĂ©vation et souvent la profondeur nâexcluent pas la finesse ; enfin, un Ă©crivain original, dont la grĂące naturelle a le don de charmer ceux-lĂ mĂȘme quâelle ne persuade point, et dont lâimagination ingĂ©nieuse donne un corps Ă toutes les pensĂ©es. De ses ouvrages sâexhale comme un parfum de candeur et dâamour qui suffit pour les sauver de lâoubli.
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APPENDICE
Le travail quâon vient de lire Ă©tait dĂ©jĂ imprimĂ© quand M. le pasteur Matter, fils de lâhistorien du gnosticisme et de lâĂ©cole dâAlexandrie, a bien voulu mettre Ă ma disposi-tion les deux petits volumes manuscrits de MartinĂšs Pas-qually et mâautoriser Ă mâen servir dans la mesure que je jugerais convenable. Je profite de cet acte de libĂ©ralitĂ©, objet de toute ma reconnaissance, pour reproduire ici, avec une scrupuleuse exactitude, les vingt-six premiers feuillets du TraitĂ© de MartinĂšs ; ils suffiront pour donner une idĂ©e de la pensĂ©e gĂ©nĂ©rale de lâauteur et de la forme sous laquelle il se plaisait Ă la dĂ©velopper. Ces vingt-six feuillets, en lâabsence de toute division matĂ©rielle, mâont semblĂ© dâailleurs composer un chapitre distinct, et peu-vent ĂȘtre considĂ©rĂ©s comme une introduction Ă tout lâouvrage.
TRAITĂ SUR LA RĂINTĂGRATION DES ĂTRES DANS LEURS PREMIĂRES PROPRIĂTĂS, VERTUS ET PUISSANCES SPIRITUELLES
ET DIVINES
par MartinĂšs de Pasqualitz329
Avant le temps, Dieu Ă©mana des ĂȘtres spirituels, pour sa propre gloire, dans son immensitĂ© divine. Ces ĂȘtres avaient Ă exercer un culte que la DivinitĂ© leur avait fixĂ© par des lois, des prĂ©ceptes et des commandements Ă©ter-nels. Ils Ă©taient donc libres et distincts du CrĂ©ateur, et l'on ne peut leur refuser le libre arbitre avec lequel ils ont Ă©tĂ© Ă©manĂ©s, sans dĂ©truire en eux la facultĂ©, la propriĂ©tĂ©, la vertu spirituelle et personnelle qui leur Ă©taient nĂ©ces-saires pour opĂ©rer avec prĂ©cision dans les bornes oĂč ils devaient exercer leur puissance. C'Ă©tait positivement dans ces bornes oĂč ces premiers ĂȘtres spirituels devaient ren-dre le culte pour lequel ils avaient Ă©tĂ© Ă©manĂ©s. Ces pre-
329 Soit par une erreur du copiste, soit par volontĂ© de lâauteur, câest ainsi que ce nom est Ă©crit dans le manuscrit que nous avons sous les yeux.
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miers ĂȘtres ne peuvent nier ni ignorer les conventions que le CrĂ©ateur avait faites avec eux en leur donnant des lois, des prĂ©ceptes et des commandements, puisque c'Ă©tait sur ces conventions seules qu'Ă©tait fondĂ©e leur Ă©manation.
On demandera ce qu'Ă©taient ces premiers ĂȘtres avant leur Ă©manation divine, s'ils existaient ou s'ils n'existaient pas. Ils existaient dans le sein de la DivinitĂ©, mais sans distinction d'action, de pensĂ©e et d'entendement particu-lier ; ils ne pouvaient agir ni sentir que par la seule volon-tĂ© de l'Ătre supĂ©rieur qui les contenait, et dans lequel tout Ă©tait mĂ» ; ce qui vĂ©ritablement ne peut pas se dire exis-ter ; cependant cette existence en Dieu est d'une nĂ©cessi-tĂ© absolue ; c'est elle qui constitue l'immensitĂ© de la puissance divine ; Dieu ne serait point le pĂšre et le maĂźtre de toutes choses, s'il n'avait innĂ©330 en lui une source inĂ©-puisable d'ĂȘtres qu'il Ă©mane par sa pure volontĂ© et quand il lui plaĂźt. C'est par cette multitude infinie d'Ă©manations d'ĂȘtres spirituels, hors de lui-mĂȘme, qu'il porte le nom de crĂ©ateur, et ses ouvrages celui de crĂ©ation divine, spiri-tuelle et animale spirituelle-temporelle.
Les premiers esprits Ă©manĂ©s du sein de la DivinitĂ© Ă©taient distinguĂ©s entre eux par leurs vertus, leurs puis-sances et par leur nom ; ils occupaient l'immense cir-confĂ©rence divine appelĂ©e vulgairement domination et qui porte son nombre dĂ©naire selon la figure suivante , et c'est lĂ que tout esprit supĂ©rieur 10, majeur 8, infĂ©rieur et mineur 4, devaient agir et opĂ©rer pour la plus grande gloire du CrĂ©ateur. Leur dĂ©nomination, ou leur nombre, prouve que leur Ă©manation vient rĂ©ellement de la quatri-ple essence divine ; les noms de ces quatre classes d'es-prits Ă©taient plus forts que ceux que nous donnons vulgairement aux ChĂ©rubins, SĂ©raphins, Archanges et An-ges, qui n'ont Ă©tĂ© Ă©mancipĂ©s que depuis. De plus, ces quatre premiers principes d'ĂȘtres spirituels avaient en eux, comme nous l'avons dit, une partie de la domination divine, une puissance supĂ©rieure, majeure, infĂ©rieure et mineure, par laquelle ils connaissaient tout ce qui pouvait exister ou ĂȘtre renfermĂ© dans les ĂȘtres spirituels qui n'Ă©taient pas encore sortis du sein de la DivinitĂ©. Com-ment, dira-t-on, pouvaient-ils avoir connaissance des choses qui n'existaient pas encore distinctement et hors
330 Il faut rappeler que MartinĂšs ne connaissait quâimparfaitement no-tre langue, et prendre son parti des incorrections de toute espĂšce quâon rencontre dans son TraitĂ©.
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du sein du CrĂ©ateur ? Parce que ces premiers chefs Ă©ma-nĂ©s au premier cercle, nommĂ© mystĂ©rieusement cercle dĂ©naire, lisaient clairement et avec certitude ce qui se passait dans la DivinitĂ©, ainsi que tout ce qui Ă©tait conte-nu en elle-mĂȘme331.
Il ne doit point y avoir de doute sur ce que je dis ici, Ă©tant bien convaincu qu'il n'appartient qu'Ă l'esprit de lire, de voir et de concevoir l'esprit. Ces premiers chefs avaient une connaissance parfaite de toute action divine, puisqu'ils n'avaient Ă©tĂ© Ă©manĂ©s du sein du CrĂ©ateur que pour ĂȘtre moins face Ă face de toutes ses opĂ©rations divi-nes et de la manifestation de sa gloire. Ces chefs spiri-tuels divins ont-ils conservĂ© leur premier Ă©tat de vertu et puissance divines aprĂšs leur prĂ©varication ? Oui, ils l'ont conservĂ©, par l'immutabilitĂ© des dĂ©crets de l'Ăternel, car si le CrĂ©ateur avait retirĂ© toutes les vertus et puissances qu'il a mises rĂ©versibles sur les premiers esprits, il n'y au-rait plus eu d'action de vie bonne ou mauvaise, ni aucune manifestation de gloire, de justice et de puissance divine sur ces esprits prĂ©varicateurs. On me dira que le CrĂ©ateur devait bien prĂ©voir que ces premiers esprits Ă©manĂ©s prĂ©-variqueraient contre les lois, prĂ©ceptes et commande-ments qu'il leur avait donnĂ©s et qu'alors c'Ă©tait Ă lui de les contenir dans la justice.
Je rĂ©pondrai Ă cela que, quand mĂȘme le CrĂ©ateur au-rait prĂ©vu l'orgueilleuse ambition de ces esprits, il ne pou-vait, d'aucune façon, contenir et arrĂȘter leur pensĂ©e criminelle sans les priver de leur action particuliĂšre et in-nĂ©e en eux, ayant Ă©tĂ© Ă©manĂ©s pour agir selon leur volon-tĂ© et comme causes secondes spirituelles, selon le plan que le CrĂ©ateur leur avait tracĂ©. Le CrĂ©ateur ne prend au-cune part aux causes secondes spirituelles, bonnes et mauvaises, ayant lui-mĂȘme appuyĂ© et fondĂ© tout ĂȘtre spi-rituel sur des lois immuables ; par ce moyen, tout ĂȘtre spirituel est libre d'agir selon sa volontĂ© et sa dĂ©termina-tion particuliĂšre ainsi que le CrĂ©ateur l'a dit lui-mĂȘme Ă sa crĂ©ature, et nous en voyons tous les jours la confirmation sous nos yeux.
Si l'on me demande quel est le genre de prévarication de ces esprits, pour que le Créateur ait usé de force de lois divines contre eux, je répondrai que ces premiers es-
331 La grammaire exigerait « en eux-mĂȘmes » ; mais dans la pensĂ©e de MartinĂšs, les premiers Ă©manĂ©s du sein de la DivinitĂ© se confondent avec la DivinitĂ© mĂȘme. Cela est strictement conforme Ă la kabbale.
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prits n'Ă©taient Ă©manĂ©s que pour agir comme causes se-condes, et nullement pour exercer leur puissance sur les causes premiĂšres, ou l'action mĂȘme de la DivinitĂ© ; puis-qu'ils n'Ă©taient que des agents seconds, ils ne devaient ĂȘtre jaloux que de leurs puissances, vertus et opĂ©rations secondes, et non point s'occuper Ă prĂ©venir la pensĂ©e du CrĂ©ateur dans toutes ses opĂ©rations divines, tant passĂ©es que prĂ©sentes et futures. Leur crime fut d'avoir voulu condamner l'Ă©ternitĂ© divine dans ses opĂ©rations de crĂ©a-tions ; secondement, d'avoir voulu borner la toute-puissance divine dans ses opĂ©rations ; troisiĂšmement, d'avoir portĂ© leur pensĂ©e spirituelle jusqu'Ă vouloir ĂȘtre crĂ©ateurs des causes troisiĂšmes et quatriĂšmes qu'ils sa-vaient ĂȘtre innĂ©es dans la toute-puissance du CrĂ©ateur, que nous appelons quatriple essence divine. Comment pouvaient-ils condamner l'Ă©ternitĂ© divine ? C'est en vou-lant donner Ă l'Ăternel une Ă©manation Ă©gale Ă la leur, ne regardant le CrĂ©ateur que comme un ĂȘtre semblable Ă eux, et qu'en consĂ©quence il devait naĂźtre d'eux des crĂ©a-tures spirituelles qui dĂ©pendraient immĂ©diatement d'eux-mĂȘmes, ainsi qu'ils dĂ©pendaient de celui qui les avait Ă©manĂ©s. VoilĂ ce que nous appelons le principe du mal spirituel, Ă©tant certain que toute mauvaise volontĂ© conçue par l'esprit est toujours criminelle devant le CrĂ©ateur, quand bien mĂȘme l'esprit ne la rĂ©aliserait pas en action effective. C'est en punition de cette simple volontĂ© crimi-nelle que les premiers esprits ont Ă©tĂ© prĂ©cipitĂ©s par la seule puissance du CrĂ©ateur dans des lieux de sujĂ©tion, de privation et de misĂšre impure et contraire Ă leur ĂȘtre spirituel qui Ă©tait pur et simple par leur Ă©manation, ce qui va ĂȘtre expliquĂ©.
Ces premiers esprits ayant conçu leur pensĂ©e crimi-nelle, le CrĂ©ateur fit force de lois sur son immutabilitĂ© en crĂ©ant cet univers physique en lâapparence de forme ma-tĂ©rielle, pour ĂȘtre le lieu fixe oĂč ces esprits pervers avaient Ă agir, Ă exercer en privation toute leur malice. Il ne faut point dans cette crĂ©ation matĂ©rielle comprendre l'homme ou le mineur qui est aujourd'hui au centre de la surface terrestre, parce que l'homme ne devait faire usage d'aucune forme de cette matiĂšre apparente, n'ayant Ă©tĂ© Ă©manĂ© et Ă©mancipĂ© par le CrĂ©ateur que pour dominer sur tous les ĂȘtres Ă©manĂ©s et Ă©mancipĂ©s avant lui. Lâunivers ne fut Ă©manĂ© qu'aprĂšs que cet univers fut formĂ© par la toute-puissance divine pour ĂȘtre l'asile des
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premiers esprits pervers et la borne de leurs opĂ©rations mauvaises, qui ne prĂ©vaudront jamais contre les lois d'or-dre que le CrĂ©ateur a donnĂ©es Ă sa crĂ©ation universelle. Il avait les mĂȘmes vertus et puissances que les premiers esprits et quoiqu'il ne fĂ»t Ă©manĂ© qu'aprĂšs eux, il devint leur supĂ©rieur et leur aĂźnĂ©, par son Ă©tat de gloire et la force du gouvernement qu'il reçut du CrĂ©ateur. Il connais-sait parfaitement la nĂ©cessitĂ© de la crĂ©ation universelle, il connaissait de plus l'utilitĂ© et la saintetĂ© de sa propre Ă©manation spirituelle, ainsi que la forme glorieuse dont il Ă©tait revĂȘtu, pour agir dans toutes ses volontĂ©s sur les formes corporelles, actives et passives ; c'Ă©tait dans cet Ă©tat qu'il devait manifester toute sa puissance pour la plus grande gloire du CrĂ©ateur, en face de la crĂ©ation uni-verselle, gĂ©nĂ©rale et particuliĂšre.
Nous distinguons ici l'univers en trois parties, pour le faire concevoir à nos émules avec toutes ses facultés d'actions spirituelles : 1° l'univers, qui est une immense circonférence dans laquelle sont contenus le général et le particulier ; 2° la terre, ou la partie générale de laquelle émanent tous les éléments nécessaires à substancier le particulier ; et 3° le particulier, qui est composé de tous les habitants des corps célestes et terrestres. Voilà la di-vision que nous faisons de la création universelle, pour que nos émules puissent connaßtre et opérer avec distinc-tion et connaissance de cause dans chacune de ces trois parties.
Adam, dans son premier Ă©tat de gloire, Ă©tait le vĂ©ri-table Ă©mule du CrĂ©ateur. Comme pur esprit, il lisait Ă dĂ©-couvert les pensĂ©es et les opĂ©rations divines. Le CrĂ©ateur lui fit concevoir les trois principes qui composaient l'uni-vers et, pour cet effet il lui dit : Commande Ă tous les animaux actifs et passifs, ils t'obĂ©iront. Adam exĂ©cuta ce que le CrĂ©ateur lui avait dit ; il vit par lĂ que sa puissance Ă©tait grande et il apprit Ă connaĂźtre avec certitude une partie du tout composant l'univers ; cette partie est ce que nous nommons le particulier, composĂ© de tout ĂȘtre actif et passif habitant depuis la surface terrestre et son centre jusqu'au centre cĂ©leste appelĂ© mystĂ©rieusement ciel de Saturne.
AprÚs cette opération, le Créateur dit à sa créature : Commande au général ou à la terre, elle t'obéira. Ce que fit Adam. Il vit par là que sa puissance était grande, et il connut avec certitude le second tout composant l'univers.
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AprĂšs ces deux opĂ©rations, le CrĂ©ateur dit Ă sa crĂ©ature : Commande Ă tout l'univers crĂ©Ă©, et tous ses habitants t'obĂ©iront. Adam exĂ©cuta encore la parole de l'Ăternel, et ce fut par cette troisiĂšme opĂ©ration qu'il apprit Ă connaĂź-tre la crĂ©ation universelle.
Adam, ayant ainsi opéré et manifesté sa volonté au gré du Créateur, reçut de lui le nom auguste d'homme-Dieu de la terre universelle, parce qu'il devait sortir de lui une postérité de Dieu et non une postérité charnelle. Il faut observer qu'à la premiÚre opération Adam reçut la loi ; à la seconde, il reçut le précepte et à la troisiÚme, il reçut le commandement. Par ces trois sortes d'opérations nous devons voir clairement, non-seulement quelles étaient les bornes de la puissance, vertu et force que le Créateur avait données à sa créature, mais encore celles qu'il avait prescrites aux premiers esprits pervers.
Le CrĂ©ateur ayant vu sa crĂ©ature satisfaite de la ver-tu, force et puissance innĂ©es en elle, et par lesquelles elle pouvait agir Ă sa volontĂ©, l'abandonna Ă son libre arbitre, l'ayant Ă©mancipĂ©e d'une maniĂšre distincte de son immen-sitĂ© divine avec cette libertĂ©, afin que sa crĂ©ature eĂ»t la jouissance particuliĂšre et personnelle prĂ©sente et future pour une Ă©ternitĂ© impassive, pourvu toutefois qu'elle se conduisĂźt selon la volontĂ© du CrĂ©ateur. Adam, Ă©tant livrĂ© Ă son libre arbitre, rĂ©flĂ©chit sur sa grande puissance mani-festĂ©e par ses trois premiĂšres opĂ©rations ; il envisagea son travail comme Ă©tant presque aussi grand que celui du CrĂ©ateur ; mais ne pouvant de son chef approfondir par-faitement ces trois premiĂšres opĂ©rations ni celles du CrĂ©a-teur, le trouble commença Ă s'emparer de lui aussi bien que ses rĂ©flexions sur la toute-puissance divine, dans la-quelle il ne pouvait lire qu'avec le consentement du CrĂ©a-teur, selon qu'il lui avait Ă©tĂ© enseignĂ© par les ordres que le CrĂ©ateur lui avait donnĂ©s lui-mĂȘme d'exercer ses pou-voirs sur tout ce qui Ă©tait Ă sa domination avant de le laisser libre de ses volontĂ©s. Ces rĂ©flexions d'Adam, ainsi que la pensĂ©e qu'il avait eue de lire dans la puissance di-vine, ne tardĂšrent pas d'un instant d'ĂȘtre connues des premiers esprits pervers, que nous nommons mauvais dĂ©mons, puisque, dĂšs qu'il eut conçu cette pensĂ©e, un des principaux esprits pervers apparut Ă lui sous la forme apparente de corps de gloire, et s'Ă©tant approchĂ© d'Adam, il lui dit : Que dĂ©sires-tu connaĂźtre de plus du tout-puissant CrĂ©ateur ? Ne t'a-t-il pas Ă©galĂ© Ă lui par la vertu
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et la toute-puissance qu'il a mises en toi ? Agis selon ta volontĂ©, innĂ©e en toi, et opĂšre en qualitĂ© d'ĂȘtre libre, soit sur la DivinitĂ©, soit sur toute la crĂ©ation universelle qui est soumise Ă ton commandement ; tu te convaincras pour lors que ta puissance ne diffĂšre en rien de celle du CrĂ©a-teur. Tu apprendras Ă connaĂźtre que tu es non-seulement crĂ©ateur de puissance particuliĂšre, mais encore crĂ©a-teur332
. ainsi qu'il t'a été dit, qu'il devait naßtre de toi une postérité de Dieu. C'est du Créateur que je tiens toutes ces choses, et c'est par lui et pour nom que je te parle.
Ă ce discours de l'esprit dĂ©moniaque, Adam resta comme dans l'inaction et sentit naĂźtre en lui un trouble violent, d'oĂč il tomba dans l'extase. C'est dans cet Ă©tat que l'esprit malin lui insinua sa puissance dĂ©moniaque, et Adam, revenu de son extase spirituelle animale, mais ayant retenu impression mauvaise du dĂ©mon, rĂ©solut d'opĂ©rer la science dĂ©moniaque, prĂ©fĂ©rablement Ă la science divine que le CrĂ©ateur lui avait donnĂ©e pour assu-jettir tout ĂȘtre infĂ©rieur Ă lui ; il rejeta entiĂšrement sa propre pensĂ©e spirituelle divine, pour ne faire usage que de celle que l'esprit malin lui avait suggĂ©rĂ©e. Adam opĂ©ra donc la pensĂ©e dĂ©moniaque en faisant une quatriĂšme opĂ©ration, dans laquelle il usa de toutes les paroles puis-santes que le CrĂ©ateur lui avait transmises pour ses trois premiĂšres opĂ©rations, quoiqu'il eĂ»t entiĂšrement rejetĂ© le cĂ©rĂ©monial de ces mĂȘmes opĂ©rations. Il fit usage, par prĂ©fĂ©rence du cĂ©rĂ©monial que le dĂ©mon lui avait ensei-gnĂ©, ainsi que du plan qu'il en avait reçu pour attaquer l'immutabilitĂ© du CrĂ©ateur. Adam rĂ©pĂ©ta ce que les pre-miers esprits pervers avaient conçu d'opĂ©rer, pour deve-nir crĂ©ateurs au prĂ©judice des lois que l'Ăternel leur avait prescrites pour leur servir de bornes dans leurs opĂ©rations spirituelles divines. Les premiers esprits ne devaient rien concevoir ni entendre en matiĂšre de crĂ©ation, n'Ă©tant que crĂ©atures de puissance. Adam ne devait pas plus aspirer qu'eux Ă cette ambition de crĂ©ation d'ĂȘtres spirituels qui lui fut suggĂ©rĂ©e par le dĂ©mon.
Nous avons vu qu'à peine ces démons, ou esprits pervers, eurent conçu d'opérer leur volonté démoniaque semblable à celle qu'avait opérée le Créateur, ils furent précipités dans des lieux de ténÚbres, pour une durée immense de temps, par la volonté immuable du Créateur.
332 Il y a évidemment une lacune ici. Il faudrait pour compléter le sens : créateur de puissance universelle.
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Cette chute et ce chĂątiment nous prouvent que le CrĂ©a-teur ne saurait ignorer la pensĂ©e et la volontĂ© de sa crĂ©a-ture ; cette pensĂ©e et cette volontĂ©, bonnes ou mauvaises, vont se faire entendre directement au CrĂ©a-teur, qui les reçoit ou les rejette ; on aurait donc tort de dire que le mal vient du CrĂ©ateur, sous prĂ©texte que tout Ă©mane de lui ; du CrĂ©ateur est sorti tout ĂȘtre spirituel, bon, saint et parfait ; aucun mal n'est et ne peut ĂȘtre Ă©manĂ© de lui ; mais que l'on demande d'oĂč est donc Ă©manĂ© le mal, je dirai que le mal est enfantĂ© par l'esprit et non crĂ©Ă© ; la crĂ©ation n'appartient qu'au CrĂ©ateur et non Ă la crĂ©ature ; les pensĂ©es mauvaises sont enfantĂ©es par l'esprit mauvais, comme les pensĂ©es bonnes sont en-fantĂ©es par l'esprit bon ; c'est Ă l'homme de rejeter les unes et de recevoir les autres, selon son libre arbitre, qui lui donne droit de prĂ©tendre aux rĂ©compenses de ses bonnes oeuvres, mais qui peut aussi le faire rester, pour un temps infini, dans la privation de son droit spirituel.
Je parlerai plus amplement de cette misĂ©ricorde di-vine dans un autre endroit ; je reviendrai encore Ă l'en-fantement du mal, occasionnĂ© par la mauvaise volontĂ© de l'esprit, et je dirai que le mauvais enfantement de l'esprit n'Ă©tant que la mauvaise pensĂ©e, est appelĂ© spirituelle-ment mauvais intellect, de mĂȘme que l'enfantement de la bonne pensĂ©e est appelĂ© bon intellect. C'est par ces sor-tes d'intellects que les esprits bons et mauvais se com-muniquent Ă l'homme et lui font retenir une impression quelconque, selon qu'il use de son libre arbitre pour reje-ter ou admettre le mauvais ou le bon, Ă sa volontĂ©.
Nous nommons intellect cette insinuation bonne ou mauvaise des esprits, parce qu'ils agissent sur des ĂȘtres spirituels. Les esprits pervers sont assujettis aux mineurs, ayant dĂ©gĂ©nĂ©rĂ© de leur puissance supĂ©rieure par leur prĂ©varication ; les bons esprits sont Ă©galement assujettis Ă l'homme par la puissance quaternaire qu'il reçoit Ă son Ă©manation. Cette puissance universelle de l'homme est annoncĂ©e par la parole du CrĂ©ateur, qui lui dit : J'ai tout crĂ©Ă© pour toi, tu n'as qu'Ă commander pour ĂȘtre obĂ©i. Il n'y a donc nulle distinction Ă faire de la sujĂ©tion oĂč le mi-neur tient les esprits bons d'avec celle oĂč il tient les es-prits mauvais. Si l'homme se fĂ»t maintenu dans son Ă©tat de gloire, il aurait servi de bon et vĂ©ritable intellect aux mauvais dĂ©mons, ainsi qu'eux-mĂȘmes ont fait sentir leur mauvais intellect au premier mineur et qu'ils le font jour-
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nellement ressentir parmi nous. Par la puissance de commandement, l'homme pouvait encore plus les resser-rer dans leur privation en leur refusant toute communica-tion avec lui, ce qui nous est figurĂ© par l'inĂ©galitĂ© des cinq doigts de la main, dont le doigt mĂ©dium figure l'Ăąme, le pouce l'esprit bon, l'index l'intellect bon ; les deux autres doigts figurent Ă©galement l'esprit et l'intellect dĂ©monia-ques. Nous comprendrons aisĂ©ment, par cette figure, que l'homme n'avait Ă©tĂ© Ă©manĂ© que pour ĂȘtre toujours en as-pect du mauvais dĂ©mon, pour le contenir et le combattre. La puissance de l'homme Ă©tait bien supĂ©rieure Ă celle du dĂ©mon, puisque cet homme joignait Ă sa science celle de son compagnon et de son intellect et que, par ce moyen, il pouvait opposer trois puissances spirituelles bonnes contre deux faibles puissances dĂ©moniaques, ce qui aurait totalement subjuguĂ© les professeurs du mal et par consĂ©-quent dĂ©truit le mal mĂȘme.
L'on peut voir, par tout ce que je viens de dire, que l'origine du mal n'est venue d'aucune autre cause que de la mauvaise pensĂ©e, suivie de la volontĂ© mauvaise de l'esprit contre les lois divines, et non pas que l'esprit mĂȘme Ă©manĂ© du CrĂ©ateur soit directement le mal, parce que la possibilitĂ© du mal n'a jamais existĂ© dans le CrĂ©a-teur. Il ne naĂźt uniquement que de la seule disposition et volontĂ© de ses crĂ©atures ; ceux qui parlent diffĂ©remment ne parlent pas avec connaissance des choses possibles et impossibles Ă la DivinitĂ©. Lorsque le CrĂ©ateur chĂątie sa crĂ©ature, on lui donne le nom de juste, et non celui d'au-teur du flĂ©au qu'il lance pour prĂ©server sa crĂ©ature du chĂątiment infini.
J'entrerai maintenant dans l'explication de la prévari-cation du premier homme. Cette prévarication est une ré-pétition de celle des esprits pervers, premiers émanés ; quoiqu'elle parte de la propre volonté d'Adam, elle ne vient point immédiatement de sa pensée ; cette pensée lui ayant été suggérée par les esprits prévaricateurs ; mais la prévarication du premier homme est plus considé-rable que celle des premiers esprits, en ce que non-seulement Adam a retenu une impression du conseil des démons, en faveur desquels il a contracté une volonté mauvaise, mais encore il s'est porté à mettre en usage toute sa vertu et puissance divine contre le Créateur, en opérant au gré des démons et de sa propre volonté un acte de création ; ce que les esprits pervers n'avaient pas
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eu le temps de faire, leur pensĂ©e et leur volontĂ© mauvaise ayant Ă©tĂ© tuĂ©es par le CrĂ©ateur qui arrĂȘta aussitĂŽt et prĂ©-vint l'acte de l'opĂ©ration de cette volontĂ©. On demandera peut-ĂȘtre pourquoi le CrĂ©ateur n'a pas agi contre la mau-vaise volontĂ© et l'opĂ©ration unique du premier homme, ainsi qu'il l'avait fait contre celle des esprits pervers. Je rĂ©pondrai Ă cela que l'homme, Ă©tant l'instrument prĂ©posĂ© par le CrĂ©ateur pour la punition des premiers esprits, re-çut des lois d'ordre en consĂ©quence. Le CrĂ©ateur laissa subsister ces lois d'ordre qu'il avait donnĂ©es Ă l'homme, ainsi que celles qui Ă©taient innĂ©es dans l'esprit mauvais, afin que ces deux ĂȘtres opĂ©rassent conformĂ©ment Ă leur pensĂ©e et Ă leur volontĂ© particuliĂšre. Le CrĂ©ateur Ă©tant un ĂȘtre immuable dans ses dĂ©crets et dans ses dons spiri-tuels, comme aussi dans ce qu'il promet et ce qu'il refuse, de mĂȘme que dans les peines et les rĂ©compenses qu'il envoie Ă sa crĂ©ature selon qu'elle le mĂ©rite, ne pouvait, sans manquer Ă son immutabilitĂ©, arrĂȘter la force et l'ac-tion des lois d'ordre que l'esprit mauvais et l'esprit mi-neur, ou l'homme, avaient en eux. Il laissa agir librement les deux ĂȘtres Ă©manĂ©s, n'Ă©tant point en lui de lire dans les causes secondes, temporelles, ni d'en empĂȘcher l'ac-tion, sans dĂ©roger Ă sa propre existence d'Ătre nĂ©cessaire et Ă sa puissance divine.
Si le CrĂ©ateur prenait quelque part aux causes se-condes, il faudrait de toute nĂ©cessitĂ© qu'il communiquĂąt lui-mĂȘme non seulement la pensĂ©e, mais encore la volon-tĂ©, bonne et mauvaise, Ă sa crĂ©ature, ou qu'il la fĂźt com-muniquer par ses agents spirituels, qui Ă©maneraient immĂ©diatement de lui, ce qui reviendrait exactement au mĂȘme. Si le CrĂ©ateur agissait ainsi, on aurait raison de dire que le bien et le mal viennent de Dieu, de mĂȘme que le pur et l'impur. Nous ne pourrions plus alors nous consi-dĂ©rer comme des ĂȘtres libres et sujets Ă un culte divin de notre propre volontĂ©. Rendons toute la justice qui est due au CrĂ©ateur, en restant plus que convaincus qu'il n'a ja-mais existĂ© en lui et qu'il n'y peut jamais exister le moin-dre soupçon du mal, et que c'est de la seule volontĂ© de l'esprit que le mal peut sortir, l'esprit Ă©tant revĂȘtu d'une entiĂšre libertĂ©. Ce qui prouve dĂ©monstrativement la vĂ©ritĂ© de ce que je dis, c'est que s'il avait Ă©tĂ© Ă la possibilitĂ© du CrĂ©ateur d'arrĂȘter l'action de causes secondes spirituelles-temporelles, il n'aurait pas permis que son mineur suc-combĂąt Ă l'insinuation des dĂ©mons, l'ayant Ă©manĂ© expres-
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sĂ©ment pour ĂȘtre l'instrument particulier de la manifesta-tion de sa gloire contre ces mĂȘmes dĂ©mons. Je ferai en-core une petite comparaison Ă ce sujet, quoiqu'il n'y en ait point Ă faire. Je vous dirai donc que si vous envoyiez un second moi-mĂȘme pour combattre vos ennemis, et qu'il fĂ»t en votre pouvoir de le faire triompher, pourriez-vous le laisser succomber sans succomber vous-mĂȘme ? Si, au contraire, votre dĂ©putĂ© va au combat en observant de point en point les lois d'ordre que vous lui aurez don-nĂ©es, et qu'il revienne triomphant, vous le rĂ©compenserez de tout votre pouvoir comme un ami fidĂšle Ă vos ordres. Mais si, s'Ă©tant Ă©cartĂ© de vos lois, il vient Ă succomber, vous le punirez, parce qu'il avait la force en main. Cepen-dant, ce dĂ©putĂ© Ă©tant vaincu, l'ĂȘtes-vous Ă©galement ? Non ; il n'y a donc que lui de blĂąmable et sur lequel doit tomber toute votre indignation, comme Ă©tant faussaire et parjure ; aussi vous l'aurez en opprobre. De plus, si votre dĂ©putĂ©, ayant reçu vos ordres pour aller combattre vos ennemis, au lieu de les attaquer et de les terrasser, se joignait Ă eux, et que tous ensemble vinssent vous livrer bataille, et cherchassent par ce moyen Ă vous rendre su-jet Ă eux, au lieu qu'ils le sont de vous, comment considĂ©-reriez-vous ce dĂ©putĂ© ? Vous le regarderiez comme un traĂźtre et vous vous tiendriez plus fort que jamais sur vos gardes contre lui. Eh bien, voilĂ positivement quelle est la prĂ©varication du premier homme envers le CrĂ©ateur ; c'est pour cela que l'ange du Seigneur dit, selon qu'il est rapportĂ© dans les Ăcritures : Chassons d'ici l'homme qui eut connaissance du bien et du mal, car il pourrait nous troubler dans nos fonctions toutes spirituelles, et prenons garde qu'il ne touche l'arbre de vie, et qu'il ne vive par ce moyen Ă jamais. (L'arbre de vie n'est autre chose que l'esprit du CrĂ©ateur, que le mineur attaqua injustement avec ses alliĂ©s.) Qu'il ne vive Ă jamais signifie : Qu'il ne vive Ă©ternellement comme les premiers esprits dĂ©monia-ques dans une vertu et une puissance maudites. Sans cette punition, le premier homme n'eĂ»t point fait pĂ©ni-tence de son crime, il n'eĂ»t point obtenu sa rĂ©conciliation, il n'aurait point eu de postĂ©ritĂ©, et serait restĂ© mineur des mineurs dĂ©moniaques, dont il Ă©tait devenu le sujet, au lieu que, par sa rĂ©conciliation spirituelle, il a Ă©tĂ© remis par le CrĂ©ateur dans les mĂȘmes vertus et les mĂȘmes puissan-ces qu'il avait auparavant contre les infidĂšles Ă la loi di-vine. C'est par cette rĂ©conciliation qu'il a obtenu une seconde fois les pouvoirs pour et contre tout ĂȘtre crĂ©Ă©,
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c'est à lui d'en user avec sagesse et modération et de ne plus employer son libre arbitre au gré des ennemis du Créateur, de peur de devenir à jamais l'arbre de vie du mal.
Revenons Ă la prĂ©varication d'Adam. Si vous connais-siez le genre de prĂ©varication d'Adam et le fruit qu'il en reçut, vous ne regarderiez plus comme injuste la peine que le CrĂ©ateur a mise sur nous en naissant, et qu'il a rendue rĂ©versible sur notre postĂ©ritĂ© jusqu'Ă la fin des siĂšcles. Adam fut Ă©manĂ© le dernier de toute crĂ©ature quelconque ; il fut placĂ© au centre de la crĂ©ation univer-selle, gĂ©nĂ©rale et particuliĂšre, il Ă©tait revĂȘtu d'une puis-sance supĂ©rieure Ă celle de tout ĂȘtre Ă©manĂ©, relativement Ă l'emploi auquel le CrĂ©ateur le destinait : les anges mĂȘ-mes Ă©taient soumis Ă sa grande vertu et Ă ses pouvoirs. C'est en rĂ©flĂ©chissant sur un Ă©tat si glorieux qu'Adam conçut et opĂ©ra sa mauvaise volontĂ©, au centre de sa premiĂšre couche glorieuse, que l'on nomme vulgairement Paradis terrestre et que nous appelons mystĂ©rieusement terre Ă©levĂ©e au-dessus de tout sens. Cet emplacement est ainsi nommĂ© par les amis de la sagesse, parce que ce fut dans ce lieu connu sous le nom de Mor-ia oĂč le temple de Salomon a Ă©tĂ© construit depuis. La construction de ce temple figurait rĂ©ellement l'Ă©manation du premier homme ; pour s'en convaincre, on n'a qu'Ă observer que le temple de Salomon fut construit sans le secours d'outils composĂ©s de mĂ©taux ; ce qui faisait voir Ă tous les hom-mes que le CrĂ©ateur avait formĂ© le premier homme sans le secours d'aucune opĂ©ration physique matĂ©rielle.
Cette couche spirituelle dans laquelle le crĂ©ateur pla-ça son premier mineur, fut figurĂ©e par 6 et une circonfĂ©-rence ; par les six cercles, le CrĂ©ateur reprĂ©sentait au premier homme les six immenses pensĂ©es qu'il avait em-ployĂ©es pour la crĂ©ation de son temple universel et parti-culier. Le 7e cercle, joint aux six autres, annonçait Ă l'homme la jonction que l'esprit du CrĂ©ateur faisait avec lui pour ĂȘtre sa force et son appui ; mais, malgrĂ© les prĂ©-cautions puissantes que le CrĂ©ateur emploie pour prĂ©venir et soutenir l'homme contre ses ennemis, cet homme ne laissa pas d'agir selon sa propre volontĂ©, par laquelle il se dĂ©termina Ă opĂ©rer une oeuvre impure.
Adam avait en lui un acte de création, de postérité de forme spirituelle, c'est-à -dire de forme glorieuse, sembla-ble à celle qu'il avait avant sa prévarication ; forme im-
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passive et d'une nature supĂ©rieure Ă celle de toutes les formes Ă©lĂ©mentaires. Adam aurait eu toute la gloire de ces sortes de crĂ©ations ; la volontĂ© du premier homme ayant Ă©tĂ© celle du CrĂ©ateur, Ă peine la pensĂ©e de l'homme aurait opĂ©rĂ©, que la pensĂ©e spirituelle divine aurait Ă©ga-lement agi, en remplissant immĂ©diatement le fruit de l'opĂ©ration du mineur par un ĂȘtre aussi parfait que lui. Dieu et l'homme n'auraient fait Ă tous les deux qu'une seule opĂ©ration, et c'Ă©tait dans ce grand centre qu'Adam se serait vu renaĂźtre avec une vraie satisfaction, puisqu'il aurait Ă©tĂ© rĂ©ellement le crĂ©ateur d'une postĂ©ritĂ© de Dieu ; mais, loin d'accomplir les desseins du CrĂ©ateur, le premier homme se laissa sĂ©duire par les insinuations de ses en-nemis et par le faux plan d'opĂ©ration apparente divine, qu'ils lui tracĂšrent. Ces esprits dĂ©moniaques lui disaient : « Adam, tu as innĂ© en toi le verbe de crĂ©ation en tous genres ; tu es possesseur de toutes valeurs, poids, nom-bres et mesures ; pourquoi n'opĂšres-tu pas la puissance de crĂ©ation divine qui est innĂ©e en toi ? Nous n'ignorons pas que tout ĂȘtre crĂ©Ă© ne te soit soumis ; opĂšre donc des crĂ©atures puisque tu es crĂ©ateur, opĂšre devant ceux qui sont hors de toi ; ils rendront tous justice Ă la gloire qui t'est due. »
Adam, rempli d'orgueil, traça six circonfĂ©rences en similitude de celles du CrĂ©ateur, c'est-Ă -dire qu'il opĂ©ra les six actes de pensĂ©es spirituelles qu'il avait en son pouvoir pour coopĂ©rer Ă sa volontĂ© de crĂ©ation. Il exĂ©cuta physiquement et en prĂ©sence de l'esprit sĂ©ducteur sa cri-minelle opĂ©ration ; il s'Ă©tait attendu Ă avoir le mĂȘme suc-cĂšs que le CrĂ©ateur Ă©ternel ; mais il fut trĂšs surpris, ainsi que le dĂ©mon, lorsqu'au lieu d'une forme glorieuse, il ne retira de son opĂ©ration qu'une forme tĂ©nĂ©breuse et tout opposĂ©e Ă la sienne ; il ne crĂ©a, en effet, qu'une forme de matiĂšre au lieu d'en crĂ©er une pure et glorieuse, telle qu'il Ă©tait en son pouvoir. Que devint donc Adam aprĂšs son opĂ©ration ? Il rĂ©flĂ©chit sur le fruit inique qui en Ă©tait rĂ©sul-tĂ©, et il vit qu'il avait opĂ©rĂ© la crĂ©ation de sa propre pri-son, qui le resserrerait Ă©troitement, lui et toute sa postĂ©ritĂ©, dans des bornes tĂ©nĂ©breuses et dans la priva-tion spirituelle divine, jusqu'Ă la fin des siĂšcles. Cette pri-son n'Ă©tait autre chose que le changement de forme glorieuse en forme matĂ©rielle et passive. La forme corpo-relle qu'Adam crĂ©a n'Ă©tait point rĂ©ellement la sienne, mais c'en Ă©tait une semblable Ă celle qu'il devait prendre aprĂšs
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sa prĂ©varication. On me demandera peut-ĂȘtre si la forme corporelle glorieuse dans laquelle Adam fut placĂ© par le CrĂ©ateur, Ă©tait semblable Ă celle que nous avons Ă prĂ©-sent ? Je rĂ©pondrai qu'elle ne diffĂ©rait en rien de celle qu'ont les hommes aujourd'hui ; tout ce qui les distingue, c'est que la premiĂšre Ă©tait pure et inaltĂ©rable, au lieu que celle que nous avons prĂ©sentement est passive et sujette Ă la corruption. C'est pour s'ĂȘtre souillĂ© par une crĂ©ation si impure que le CrĂ©ateur s'irrita contre l'homme. Mais, dira-t-on, Ă quel usage a donc servi Ă Adam cette forme de matiĂšre qu'il avait crĂ©Ă©e ? Elle lui a servi Ă faire naĂźtre de lui une postĂ©ritĂ© d'hommes, en ce que le premier homme Adam, par sa crĂ©ation de forme passive matĂ©-rielle, a dĂ©gradĂ© sa propre forme impassive, de laquelle devaient Ă©maner des formes glorieuses comme la sienne, pour servir de demeure aux mineurs spirituels que le CrĂ©ateur y avait envoyĂ©s. Cette postĂ©ritĂ© de Dieu aurait Ă©tĂ© sans bornes et sans fin ; l'opĂ©ration spirituelle du premier mineur aurait Ă©tĂ© celle du CrĂ©ateur ; ces deux volontĂ©s de crĂ©ation n'auraient Ă©tĂ© qu'une en deux subs-tances. Mais pourquoi le CrĂ©ateur a-t-il laissĂ© subsister le fruit provenu de la prĂ©varication d'Adam, et pourquoi ne l'a-t-il pas anĂ©anti lorsqu'il a maudit le premier homme et toute la terre ? Le CrĂ©ateur laissa subsister l'ouvrage im-pur du mineur qui fĂ»t molestĂ© de gĂ©nĂ©ration en gĂ©nĂ©ra-tion, pour un temps immĂ©morial, ayant toujours devant les yeux l'horreur de son crime. Le CrĂ©ateur n'a pas per-mis que le crime du premier homme s'effaçùt de dessous les cieux, afin que sa postĂ©ritĂ© ne pĂ»t prĂ©tendre cause d'ignorance de sa prĂ©varication et qu'elle apprĂźt par lĂ que les peines et les misĂšres qu'elle endure et endurera jus-qu'Ă la fin des siĂšcles ne viennent point du CrĂ©ateur, mais de notre premier pĂšre, crĂ©ateur de matiĂšre impure et passive. Je ne me sers ici du mot de matiĂšre impure que parce qu'Adam a opĂ©rĂ© cette forme contre la volontĂ© du CrĂ©ateur.
Si l'on demandait encore comment s'est fait le chan-gement de la forme glorieuse d'Adam dans une forme de matiĂšre, et si le CrĂ©ateur donna lui-mĂȘme Ă Adam la forme de matiĂšre qu'il prit aussitĂŽt sa prĂ©varication, je rĂ©pondrais qu'Ă peine eut-il accompli sa volontĂ© crimi-nelle, le CrĂ©ateur, par sa toute-puissance, transforma aussitĂŽt la forme glorieuse du premier homme en une forme de matiĂšre passive semblable Ă celle qui Ă©tait pro-
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venue de son opĂ©ration criminelle. Le CrĂ©ateur transforma cette forme glorieuse en prĂ©cipitant l'homme dans les abĂźmes de la terre, d'oĂč il avait sorti le fruit de sa prĂ©vari-cation. L'homme vint ensuite habiter sur la terre, comme le reste des animaux, au lieu qu'avant son crime il rĂ©gnait sur cette mĂȘme terre comme homme-Dieu et sans ĂȘtre confondu avec elle ni avec ses habitants.
Ce fut aprÚs cet événement terrible qu'Adam recon-nut encore plus fortement la grandeur de son crime. Il al-la aussitÎt gémir de sa faute et demanda le pardon de son offense au Créateur ; il s'enfonça dans sa retraite, et là , dans les gémissements et dans les larmes, il invoqua ainsi le Créateur divin :
PĂšre de charitĂ©, de misĂ©ricorde ; PĂšre vivifiant et de vie Ă©ternelle ; pĂšre Dieu des Dieux, des cieux et de la terre ; Dieu fort et trĂšs-fort ; Dieu de justice, de peine et de rĂ©compense ; Ă©ternel tout-puissant ; Dieu vengeur et rĂ©munĂ©rateur ; Dieu de paix et de clĂ©mence, de compas-sion charitable ; Dieu des esprits bons et mauvais ; Dieu fort du sabbath ; Dieu de rĂ©conciliation de tout ĂȘtre crĂ©Ă© ; Dieu Ă©ternel et tout-puissant des rĂ©gions cĂ©lestes et ter-restres ; Dieu invincible, existant nĂ©cessairement sans principe ni fin ; Dieu de paix et de satisfaction ; Dieu de toute domination et puissance, de tout ĂȘtre crĂ©Ă© ; Dieu qui punit et qui rĂ©compense quand il lui plaĂźt ; Dieu qua-triplement fort, des rĂ©volutions et des armĂ©es cĂ©lestes et terrestres de cet univers ; Dieu magnifique de toute contemplation, des ĂȘtres crĂ©Ă©s et des rĂ©compenses inaltĂ©-rables ; Dieu pĂšre de misĂ©ricorde sans bornes en faveur de sa faible crĂ©ature, exauce celui qui gĂ©mit devant toi de l'abomination de son crime ; il n'est que la cause seconde de sa prĂ©varication. RĂ©concilie ton homme en toi et te l'assujettis Ă jamais, bĂ©nis aussi l'ouvrage fait de la main de ton premier homme, afin qu'il ne succombe, ainsi que moi, aux sollicitations de ceux qui sont la cause de ma juste punition et de celle de l'ouvrage de ma propre vo-lontĂ©. Amen.
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TABLE DES MATIĂRES
Chapitre I
Du mysticisme en gĂ©nĂ©ral â De ses rapports avec la philosophie et la religion âMartinĂšs Pasqually, son origine, sa vie et sa doctrine.
Chapitre II
Saint-Martin â Son enfance â Sa premiĂšre Ă©ducation â Sa rencontre avec MartinĂšs Pasqually â Ses succĂšs dans les salons â Ses voyages â Ses rapports avec madame de Boecklin.
Chapitre III
Suite de la vie de Saint-Martin â Son retour Ă Am-boise â Sa solitude â Son dĂ©sespoir â Sa correspondance avec Kirchberger â Le gĂ©nĂ©ral Gichtel â SĆur Marguerite du Saint-Sacrement â Conduite de Saint-Martin pendant la RĂ©volution française â Son entrĂ©e aux Ă©coles normales â Sa mort.
Chapitre IV
Doctrine philosophique de Saint-Martin â Ses pre-miers ouvrages â Sa discussion avec Garat â Sa thĂ©orie sur le langage â Sa polĂ©mique contre les savants du XVIIIe siĂšcle â Sa polĂ©mique contre les prĂȘtres et les thĂ©ologiens.
Chapitre V
Doctrine politique de Saint-Martin â Son opinion sur lâorigine de la sociĂ©tĂ©. Sa polĂ©mique contre J.-J. Rousseau â RĂ©pudiation de la souverainetĂ© du peuple â Lettres sur la rĂ©volution française â Ce quâelle a de commun avec les ConsidĂ©rations sur la France, de Joseph de Maistre.
Chapitre VI
Doctrine religieuse de Saint-Martin â ThĂ©osophie â Saint-Martin nâest point panthĂ©iste â IdĂ©es de Saint-Martin sur la nature divine â Sur lâorigine des ĂȘtres â Sur la nature de lâhomme â Doctrine de la chute de lâhomme.
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Chapitre VII
Doctrine de la rĂ©habilitation â Action rĂ©paratrice du temps â Raison de notre exil sur la terre â But de lâinstitution des sacrifices â Vertu purificatrice du sang â Sacrifice du RĂ©parateur â Incarnation spirituelle et incar-nation matĂ©rielle â La mort â Lâenfer â La mĂ©tempsycose â Expiation finale â RĂ©conciliation de Satan avec Dieu â Destruction de la nature et bĂ©atitude suprĂȘme â Conclu-sion.
Appendice
TraitĂ© sur la rĂ©intĂ©gration des ĂȘtres dans leurs pre-miĂšres propriĂ©tĂ©s, vertus et puissances spirituelles et di-vines, par MartinĂšs Pasqually.
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