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AIX-MARSEILLE UNIVERSITE INSTITUT D’ETUDES POLITIQUES MEMOIRE pour l’obtention du Diplôme LA PLACE DE L’ECONOMIE NEOLIBERALE DANS LE BOULEVERSEMENT DES STRUCTURES DE L’HABITAT URBAIN A ISTANBUL Etude du phénomène gecekondu Par Melle Marie FONTENEAU [email protected] Mémoire réalisé sous la direction de M. André CARTAPANIS

LA PLACE DE L’ECONOMIE NEOLIBERALE DANS LE BOULEVERSEMENT DES ... · BOULEVERSEMENT DES STRUCTURES DE L’HABITAT URBAIN A ISTANBUL Etude du phénomène gecekondu Par Melle Marie

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AIX-MARSEILLE UNIVERSITE

INSTITUT D’ETUDES POLITIQUES

MEMOIRE

pour l’obtention du Diplôme

LA PLACE DE L’ECONOMIE NEOLIBERALE DANS LE

BOULEVERSEMENT DES STRUCTURES DE L’HABITAT

URBAIN A ISTANBUL

Etude du phénomène gecekondu

Par Melle Marie FONTENEAU

[email protected]

Mémoire réalisé sous la direction de

M. André CARTAPANIS

L’IEP n’entend donner aucune approbation ou improbation aux opinions émises

dans ce mémoire. Ces opinions doivent être considérées comme propres à leur auteur.

Mots-clés :

Urbanisation - Istanbul – Néolibéralisation – Démographie - Pauvreté - Bidonville –

Spéculation - Gentrification – Gouvernance

Résumé :

Les mutations économiques en cours en Turquie depuis les années 1950 ont un fort

impact sur les structures urbaines stambouliotes. La mise en conformité internationale, que

poursuivent ardemment les autorités publiques locales et nationales, implique une remise en

cause des fonctions principales de la ville. La modernisation est au centre de toutes les

préoccupations, reléguant l’habitat social au second plan. Les populations de gecekondu -

principale forme d’habitat populaire illégal en Turquie - figurent parmi les victimes les plus

touchées par la transformation urbaine. Menacées à chaque instant d’expropriation, elles

sont contraintes de voir leurs logements peu à peu remplacés par de luxueux projets, mis en

œuvre par un secteur privé dominé par d’imposants holdings et d’influentes entreprises

internationales. En résulte une marginalisation progressive des populations pauvres. L’avenir

des gecekondu se retrouve menacé par les logiques d’optimisation de la rente urbaine.

[email protected]

Sommaire

REMERCIEMENTS TABLE DES SIGLES ET ACRONYMES INTRODUCTION

PARTIE 1

L'INFLUENCE DE L'ECONOMIE NEOLIBERALE SUR LES STRUCTURES DE L'HABITAT URBAIN A ISTANBUL

CHAPITRE 1 : NAISSANCE ET DEVELOPPEMENT DU NEOLIBERALISME EN TURQUIE CHAPITRE 2 : LA TRANSFORMATION DES STRUCTURES URBAINES CHAPITRE 3 : LE DEVELOPPEMENT DE L’HABITAT ILLEGAL

PARTIE 2

LE GECEKONDU STAMBOULIOTE COMME LIMITE DU NEOLIBERALISME

CHAPITRE 4 : DEFINIR LE GECEKONDU CHAPITRE 5 : LE DECLIN DES SOLIDARITES ET L’AVENIR DES GECEKONDU MENACE CHAPITRE 6 : LES PRINCIPAUX ENJEUX DERIVES DU PHENOMENE GECEKONDU CONCLUSION GENERALE ANNEXES BIBLIOGRAPHIE TABLE DES FIGURES TABLE DES ANNEXES TABLE DES MATIERES

Remerciements

Ce mémoire est le résultat d’une année de recherche, mais également de rencontres et

de discussions aussi diverses qu’enrichissantes. Je tiens à adresser mes remerciements les plus

sincères…

À M. Cartapanis, qui m’a fait l’honneur de diriger ce mémoire, et de me prodiguer ses

conseils et ses appréciations tout au long de la rédaction.

À Mme Eliçin, professeur à l’Université Galatasaray, pour ses précieuses

recommandations bibliographiques, sa disponibilité, son savoir, et ses encouragements, ainsi

qu’à M. Pérouse, chercheur et responsable de l’Observatoire Urbain d’Istanbul, pour avoir

partagé son avis éclairé sur mon sujet et répondu à toutes mes interrogations.

À M. Ballargeau, pour ses relectures attentives et ses remarques stimulantes, de même

qu’à Mme Ballargeau, ma mère, qui m’a inculqué la persévérance et la sérénité, qualités

indispensables à la réalisation de ce travail.

À ceux qui partagent ma vie stambouliote, Barış Sinsi pour son expérience d’Istanbul

et son éternelle bienveillance, Suha Yilmaz pour son aide précieuse dans le domaine du droit

turc, et Erdem Tezbaşaran pour ses conseils cinématographiques.

À Elodie Hut et Roxane Tran-Van, qui en plus de leur inestimable amitié, ont rendu

ces nombreuses heures de travail paisibles et agréables. À mes amis Jérémy Benages, Jérôme

Besse, Nordine Aoufi, et Sylvain Borde enfin, qui de par leur expérience du mémoire, m’ont

rassurée dans les moments difficiles.

Table des sigles et acronymes

AITEC Association Internationale de Techniciens, Experts et Chercheurs, réseau de

chercheurs et de citoyens engagés dans le mouvement social.

AKP Adalet ve Kalkınma Partisi, Parti de la Justice et du Développement : parti issu de

la mouvance islamique qui dirige actuellement la Turquie

ANAP Anavatan Partisi, Parti de la Mère Patrie (centre droit)

CEMOTI Cahiers d’Etudes sur la Méditerranée Orientale et le Monde Turco-Iranien,

revue de sciences sociales et politiques

CNRS Centre national de la recherche scientifique

DA Dayanışmacı Atölye, « Atelier Solidaire » : collectif d’activistes qui soutiennent les

populations mobilisées localement contre des projets de rénovation urbaine à Istanbul

DIE Devlet İstatistik Enstitüsü, Institut national de la statistique (Turquie)

EJTS European Journal of Turkish Studies, revue en ligne de publications scientifiques

sur la Turquie contemporaine

FSE Forum social européen

FMI Fonds Monétaire International

İBB İstanbul Büyükşehir Belediyesi, « Municipalité du Grand Istanbul » ou « Municipalité

Métropolitaine d’Istanbul »

IDE, investissements directs étrangers

IFEA Institut Français d’Etudes Anatoliennes (Istanbul)

İMECE « Mouvement d’urbanisme social » : association civile qui lutte contre les

opérations de rénovation urbaine et plus largement contre la politique urbaine de l’İBB et de

l’AKP.

IPC indice des prix à la consommation

OCDE Organisation de coopération et de développement économiques

OUI Observatoire Urbain d’Istanbul (IFEA)

PED Pays en développement

PIB Produit intérieur brut

PME Petites et moyennes entreprises

PTU Projet de transformation urbaine

TMMOB, Türk Muhendis ve Mimar Odaları Birliği, Union des Chambres des Ingénieurs

et Architectes turcs

TOKİ Toplu Konut İdaresi, Administration du logement de masse (société publique

nationale)

TÜİK Türkiye İstatistik Kurumu, Institut des statistiques de la Turquie

TÜSIAD Türk Sanayicileri ve İşadamları Derneği, Association turque pour l’industrie et le

business

UNESCO United Nations Educational, Scientific and Cultural Organization, Organisation

des Nations Unies pour l’éducation, la science et la culture

YTL Yeni Türk Lirası, « Nouvelle Livre Turque », monnaie en circulation en Turquie

depuis le 1er janvier 2005

1

Introduction

« Ce n’est semble-t-il pas à cause de la pauvreté urbaine que les bidonvilles existent,

mais à cause de la richesse urbaine »1. Par ce constat se rapportant aux quartiers précaires

indiens, la sociologue Gita Verma remet en cause un lieu commun aussi tenace qu’erroné.

Les bidonvilles ne résulteraient pas d’une pauvreté accrue dans les quartiers périphériques

des grandes villes du Tiers Monde. A l’inverse, la mise en œuvre dans les villes d’un mode de

production et de redistribution inégalitaire du capital, donnerait lieu à une concentration des

richesses par une élite urbaine. Ce phénomène serait à l’origine de la prolifération des

bidonvilles. Cette forme d’habitat urbain constituerait subséquemment la seule voie de

recours offerte à une population défavorisée en vue de se maintenir dans la ville.

L’habitat peut être défini comme le cadre et les conditions de vie d’une population.

En milieu urbain, ce terme renvoie à la part des constructions affectée au logement des

habitants. L’habitat représente généralement la fonction principale des villes2. Dans ce

contexte, l’existence même du bidonville met en exergue un manquement au rôle traditionnel

et essentiel de la ville.

Le pluralisme et l’éclectisme de l’architecture stambouliote3 reflète la pluralité des

modes d’habitat urbain à Istanbul. Stéphane Yerasimos, enseignant-chercheur en urbanisme

et en géopolitique et spécialiste de la Turquie, qualifie cette ville de « monstre

incompréhensible »4. Souvent considéré comme l’équivalent turc du bidonville, le gecekondu

représente un aspect fondamental de l’habitat urbain, dans le cadre du développement de

politiques économiques néolibérales.

Istanbul, ville-monde

Cité millénaire, ville « méga » et métropole « multi », la singularité d’Istanbul est

l’œuvre de divers facteurs historiques, économiques et sociaux. Cité grecque née au VIIème

1 G. Verma, citée par M. Davis, in Le pire des mondes possibles – De l’explosion urbaine au bidonville global, 2007,

p. 101 2 P. Merlin et F. Choay (dir.), Dictionnaire de l’urbanisme et de l’aménagement, 2005, p. 435 3 A. Köksal, « Petite histoire de l’architecture stambouliote », Revue Urbanisme, n°374, sept-oct. 2010, pp. 56-59 4 S. Yerasimos, « Istanbul, Métropole inconnue », CEMOTI, n°24, 1997, §1

2

siècle av. J.-C., Byzance s’imposait déjà comme capitale de la Thrace5. En l’an 324, l’empereur

romain Constantin Ier la reconstruit. Elle devient Constantinople en l’an 330, capitale de

l’Empire romain, puis de l’Empire romain d’Orient6. Après la chute de Constantinople le 29

mai 1453, elle est incorporée à l’Empire ottoman par Mehmed II et en devient la nouvelle

capitale pendant cinq siècles. Constantinople perd cette fonction le 1er octobre 1923, en

faveur d’Ankara, capitale de la République de Turquie. Ce n’est que le 28 mars 1930 que le

nom d’Istanbul devient officiel. De cette histoire millénaire, l’ancienne cité byzantine a gardé

un patrimoine incomparable et un fort dynamisme.

Carrefour des religions chrétienne et musulmane, centre politique pendant des siècles,

le rayonnement d’Istanbul n’a que très peu souffert de son déclassement administratif au

profit d’Ankara. Elle est restée la ville majeure de la Turquie sur le plan économique,

industriel, éducatif et culturel. Ville la plus riche du pays, elle abrite le plus grand port de

commerce turc, et s’impose de fait comme le centre principal d’import-export. Istanbul est

ainsi devenue une métropole, à savoir « une ville majeure, qui domine par son poids et

l’étendue de son rayonnement […]. La métropole est ainsi une ville-capitale, dont l’offre de

services diversifiés suffit habituellement à toute une région »7. Elle tient son statut de

métropole de sa capacité à s’adapter aux cycles d’innovation successifs. Istanbul peut

également être qualifiée de mégapole, car elle regroupe plus de dix millions d’habitants8.

Enfin Istanbul est une ville « multi », du fait de sa diversité. A la fois unique et

multiple, la « ville polychrome » a toujours hébergé des populations aux origines diverses, de

même qu’elle a vu se côtoyer une pluralité de cultures. Entre chrétienté et terre d’Islam, entre

Europe et Asie, certains clichés touristiques semblent toujours constituer une certaine réalité.

Cependant, à l’heure de l’internationalisation de la ville et de son intégration dans le réseau

des villes mondiales, la diversité se retrouve tantôt exaltée, tantôt camouflée. Ainsi Sibel

Yardımcı affirme : « la présentation de la ville « sous un joug flatteur » implique toujours la

5 La Thrace est une région de la péninsule balkanique partagée entre la Bulgarie (Thrace du nord), la Grèce

(Thrace occidentale ou Thrace égéenne) et la Turquie (Thrace orientale). 6 À la fin du IIIème siècle, l'Empire romain est séparé en deux par Dioclétien. Il est définitivement divisé à la

mort de Théodose Ier en 395. L'Empire romain d'Occident disparaît en 476, mais l'Empire romain d'Orient subsiste jusqu'à la prise de Constantinople par les Ottomans en 1453.

7 D. Pumain et T. Paquot, Dictionnaire la ville et l’urbain, 2006, p. 183 8 D. Pumain et T. Paquot, 2006, p. 181

3

suppression d’un côté « sombre », à l’exception des cas où celui-ci est lui-même une

attraction et une source de profit »9.

Dans le cadre de son intégration à l’échelle mondiale, Istanbul a opéré un virage

néolibéral, commun à toutes les métropoles à vocation internationale.

Ville néolibérale et néolibéralisme urbain

Le développement et l’expansion du capitalisme occidental s’est effectué en direction

des villes du monde entier. La ville est devenue une matière achetable et vendable, qui

concentre les lieux de réalisation des flux de capitaux. Selon Pierre Merlin et Françoise

Choay, la ville est un « terreau de modes et d’innovations »10.

Le concept de « néolibéralisation de l’espace » apparaît dans les travaux de Jamie Peck

et Adam Tickell en 200211, utilisé pour décrire l’évolution des villes contemporaines. Selon

Vincent Béal et Max Rousseau, la ville néolibérale remplace à partir des années 1970 le

« keynésianisme urbain »12. La crise industrielle des années 1960-1970 a remis en cause le

« compromis keynésiano-fordiste », à l’œuvre depuis la fin de Seconde Guerre mondiale.

Les pratiques politiques, les croyances économiques et les usages culturels ont évolué.

De 1945 à 1975, les politiques keynésiennes visent à limiter le « développement inégal ». Les

villes ne disposent pas d’un rôle économique déterminant. Peu autonomes, elles dépendent

de l’Etat central. Les institutions locales sont organisées selon le modèle bureaucratique de

l’entreprise fordiste, basé sur la centralisation, la hiérarchisation et la segmentation. Leur rôle

consiste essentiellement à fournir les biens et services collectifs, à maintenir un certain

niveau de demande et à mettre en œuvre les politiques vitales pour l’accumulation du capital,

à travers la fourniture de biens publics13. Puis les politiques urbaines changent. Le régime

d’accumulation flexible, global, remplace l’ancien régime d’accumulation fordiste14. Les

9 S. Yardımcı, « La face cachée de la métropole », Revue Urbanisme, n°374, sept-oct. 2010, p. 71 10 P. Merlin et F. Choay, 2005, p. 939 11 J. Peck et A. Tickell, “Neoliberalizing Space”, Antipode, n°34, 2002 12 V. Béal et M. Rousseau, « néolibéraliser la ville fordiste », Métropoles, n°4, 2008 13 Un bien public est, en science économique, et selon Paul Samuelson, un bien ou un service dont l’utilisation

est non-rivale et non-exclusive. 14 Tandis que le régime d’accumulation fordiste est marqué par une production et une consommation de

masse, le régime d’accumulation flexible est quant à lui global. Le système de production de ce régime se

4

années 1980 voient naître les politiques de l’offre. Il s’agit d’attirer les entreprises et les

ménages solvables dans un contexte de compétition interurbaine accrue. En matière de

gouvernance urbaine, on constate une implication croissante des acteurs privés et un

effritement des relations verticales (centralisées, hiérarchiques et segmentées) au profit de

relations horizontales.

En résumé, le “Shumpeterian Workfare State”15 a remplacé le “Welfare State”. En

d’autres termes, la priorité n’est plus la redistribution spatiale dans la logique de l’Etat-

Providence, mais bien l’accroissement de la compétitivité des territoires. Au niveau local, la

ville devenue « entrepreneuriale » est désormais tournée vers l’attraction des ressources, des

emplois et du capital.

« Ces changements dans les pratiques politiques doivent être plus généralement reliés

à la montée en puissance, au sein de la sphère politique, des thèses économiques néo-

classiques »16. L’application des recettes néolibérales prônées par des économistes tels que

Milton Friedman et Friedrich Hayek se retrouve en premier lieu dans les pratiques politiques

de Margaret Thatcher et Ronald Reagan17.

Pour F. Hayek, le libre jeu du marché doit permettre de libérer les forces

économiques et sociales face à l’ingérence de l’Etat, présenté comme liberticide18. Pourtant,

la réalité montre que la mise en œuvre du néolibéralisme n’empêche pas le maintien de

l’ingérence des pouvoirs publics. M. Friedman estime quant à lui qu’un marché dérégulé

génère des allocations de ressources et d’investissements optimaux19. Mais dans la pratique le

développement urbain reste inégal et inégalitaire, comme en témoignent la polarisation

spatiale de la richesse et la création de villes duales.

L’histoire économique de la Turquie de 1950 à nos jours permet de mettre en avant

les principaux facteurs à l’origine d’un éventuel bouleversement des idées et des pratiques,

précédemment évoqué à l’échelle mondiale. Cette étude consistera donc à déterminer dans

caractérise par sa capacité à générer des innovations, à épouser la segmentation des marchés et les attentes spécifiques des consommateurs, et à répondre au caractère plus éphémère des modes.

15 B. Jessop, cité par V. Béal et M. Rousseau, 2008, §3 16 V. Béal et M. Rousseau, 2008, §4 17 Margaret Thatcher est le Premier ministre du Royaume-Uni de 1979 à 1990. Ronald Reagan est le président

des Etats-Unis de 1981 à 1989. 18 F. Hayek, La route de la servitude, 1944 19 M. Friedman, Capitalisme et liberté, 1962

5

quelles mesures Istanbul a vu l’application des théories néolibérales sur son territoire, ainsi

que les limites qu’elles impliquent. L’évolution du phénomène gecekondu pourrait être

considérée comme l’un des effets néfastes du néolibéralisme urbain.

Le gecekondu : déclinaison turque du bidonville ?

En urbanisme, le bidonville est défini par des modalités particulières de construction

d’une part. Il désigne un ensemble d’habitations précaires et sans hygiène, construites à partir

de matériaux de récupération. D’autre part, le bidonville renvoie à des critères liés à l’illégalité

juridique – il résulte d’une occupation illégale du sol-, à l’exclusion sociale des habitants et à

une localisation en périphérie des grandes villes20.

L’urbanisation offre un certain nombre de possibilités d’illégalité. Cette « fabrication

de la ville », souvent rapide, donne naissance à des comportements et des situations hors-la-

loi. D. Pumain et T. Paquot distinguent l’ « illégalité-par-ceux-d’en-bas », issue de l’exode

rural massif non accompagné d’offres d’espaces d’accueil pour les populations migrantes, de

l’ « illégalité-par-ceux-d’en-haut », qui résulte d’un mépris de la loi que confère l’argent et le

pouvoir21. L’illégalité désigne plus généralement ce qui est non conforme à la législation.

Ensuite, le critère de la marginalité urbaine, qui semble inhérent à la définition du

bidonville, est fortement critiqué par le sociologue Bernard Granotier, dans son œuvre La

Planète des bidonvilles – Perspectives de l’explosion urbaine dans le Tiers monde (1980). Pour cet auteur,

le bidonville n’est pas un phénomène marginal. En effet, l’habitat précaire concerne au

moins 30% des populations urbaines et augmente de 15% par an. Le bidonville découle

donc de la logique interne du système urbain.

20 P. Merlin et F. Choay, 2005, p. 125 21 D. Pumain et T. Paquot, 2006

6

Figure 1 : Les bidonvilles dans le monde

En outre, la marginalité implique le plus souvent la ségrégation de groupes sociaux, c’est-à-

dire leur mise à l’écart par la discrimination et par un traitement inégalitaire par rapport aux

autres groupes. Pour B. Granotier, la ségrégation résidentielle, qui opère une dichotomie

traditionnelle entre riches et pauvres, est devenue banale. On la retrouve dans toutes les

villes. Elle se traduit par la concentration de la majorité des équipements urbanistiques

(transports, services, logements…) dans les quartiers riches, qui constituent des zones

autosuffisantes, même en matière de commerce. Enfin B. Granotier dénonce la

responsabilité des forces économiques spontanées dans ce processus de ségrégation urbaine.

Les bidonvillois se retrouvent en situation de dépendance économique vis-à-vis du centre

urbain, qui contrôle le marché du travail. En sus l’inflation a des effets particulièrement

néfastes pour les familles à bas revenus.

Il convient donc d’examiner les différentes caractéristiques des gecekondu en Turquie,

afin de déterminer s’ils correspondent aux critères de définition des bidonvilles, notamment

en termes d’illégalité et de marginalité. A Istanbul, les premiers gecekondu sont apparus à la

fin des années 1940. Ils ont dès lors durablement marqué le panorama économique, politique

et social de la ville.

7

Cette étude a pour objet la mise en confrontation d’Istanbul dans sa complexité, sa

diversité et son immensité, face au phénomène que constitue le gecekondu, dans un contexte

économique néolibéral appliqué à la ville. Il s’agit de déterminer si le constat de Gita Verma

précédemment cité peut s’appliquer au cas stambouliote.

Dans un premier temps, le lien entre l’apparition et le développement des gecekondu

en Turquie et les bouleversements économiques de la seconde moitié du XXème siècle est

introduit sans être approfondi dans la plupart des études menées sur les gecekondu.

L’apparition de cette forme d’habitat urbain est systématiquement considérée comme la

conséquence directe de l’exode rural, issu de l’industrialisation et du recul de l’agriculture. Ce

paradigme semble quelque peu réducteur dans le cas de la Turquie, où l’agriculture a gardé

une place non négligeable dans la répartition sectorielle de l’emploi. De plus, le contexte

politique et économique du pays des années 1960 à 1980, particulièrement mouvementé, ne

peut se résumer à l’industrialisation puis la tertiarisation de l’économie comme facteur

principal de l’ensemble des évolutions de la société. Enfin, l’exode rural massif des années

1950 est nécessairement limité dans le temps. Il ne saurait donc à lui seul expliquer la

formation et surtout l’évolution des quartiers illégaux. Ces derniers constituent toujours un

sujet de débat majeur au niveau politique, qui se traduit par la place importante que leur

accordent les médias turcs et étrangers. Le gecekondu est l’objet de confrontations entre les

acteurs sociaux, économiques et politiques, mais également entre les experts de l’urbanisme à

Istanbul.

Dans un second temps, le gecekondu reflète la complexité de l’étude des structures

urbaines de la ville d’Istanbul. Toute analyse de cette métropole se doit de prendre en

compte un certain nombre de facteurs qui lui sont propres. L’historicité et l’immensité font

partie intégrante des caractères d’Istanbul, qui en font une ville d’exception en termes de

recherche. Ainsi l’étude du gecekondu stambouliote ne peut être calquée sur celle des

bidonvilles de Lima, de Bombay, ou même d’Ankara. La volonté des pouvoirs publics de

promouvoir le rayonnement d’Istanbul à l’échelle mondiale notamment, a pour conséquence

une différenciation des logiques et des pratiques urbaines. De plus, la gouvernance urbaine

dans cette ville en proie à un étalement constant vient complexifier les grilles de lecture.

8

Ainsi s’entremêlent de nombreux éléments fondamentaux, qu’il convient d’analyser

afin de déterminer la place effective de l’économie dans le bouleversement des structures de

l’habitat urbain à Istanbul. L’étude du phénomène gecekondu en serait à la fois la

démonstration physique, la limite idéologique, ainsi que la preuve d’une « exception

stambouliote ».

L’application des théories néolibérales à l’échelle de l’urbain a-t-elle influencé les

structures de l’habitat à Istanbul ? Cette question suppose au préalable le passage de la

Turquie dans son ensemble à l’économie néolibérale. Ensuite, l’existence d’un

« néolibéralisme urbain » a été théorisée par des économistes américains tels que J. Peck, A.

Tickell ou encore Robert Brenne et David Hackworth dans les années 2000. Leurs études

portent essentiellement sur les mégalopoles américaines. Reste donc à déterminer s’il est

possible de les transposer aux structures urbaines stambouliotes. Enfin, l’habitat urbain, qui

résulte de pratiques sociétales anciennes et d’une certaine tradition architecturale, peut-il être

influencé par les logiques économiques ?

De même le gecekondu, en tant que type spécifique d’habitat urbain, est-il dépendant

du mouvement de néolibéralisation des structures urbaines stambouliotes ? Ceci impliquerait

une évolution des formes et des pratiques, parallèlement à l’imposition d’un mode de

production néolibéral. Cette thèse est défendue par les collectifs de professionnels urbains

qui viennent en aide aux populations de gecekondu menacées d’expulsion dans le cadre des

projets de transformation urbaine. Elle rejoint l’idée de Gita Verma selon laquelle les

bidonvilles ne naissent pas de la pauvreté urbaine en elle-même, mais bien de

l’enrichissement massif d’une élite, vecteur de ségrégation et de paupérisation d’une classe

sociale constituée en majorité de migrants.

Enfin, dans le prolongement de ces interrogations, le gecekondu constitue-t-il un type

d’habitat d’exception ? Cela reviendrait à se demander s’il est possible de le considérer

comme un bidonville semblable à tant d’autres dans le monde, ou si le gecekondu est l’objet

de pratiques architecturales, urbanistiques, sociales, économiques et politiques particulières.

9

En résumé, dans quelles mesures peut-on parler d’une néolibéralisation des structures

urbaines à Istanbul, compte tenu de l’évolution du gecekondu en tant que mode d’habitat

spécifique ?

En vue de répondre à cette problématique, la réflexion sera divisée en deux parties.

La première aura pour but de mesurer l’influence de l’économie néolibérale sur les structures

de l’habitat urbain à Istanbul. La seconde partie se focalisera sur le gecekondu stambouliote

comme limite du néolibéralisme.

D’une part, comprendre l’influence des logiques néolibérales à l’échelle de la ville

d’Istanbul nécessite une mise en perspective de l’histoire économique de la Turquie par

rapport aux bouleversements des structures urbaines. Ainsi, il convient de revenir sur la

naissance et le développement du néolibéralisme en Turquie (chapitre 1), avant de

s’intéresser à la transformation de l’ensemble des structures urbaines stambouliotes (chapitre

2). Enfin, un recentrage de l’étude sur le développement de l’habitat illégal (chapitre 3)

permettra de livrer une grille de lecture essentielle à la compréhension du phénomène

gecekondu.

D’autre part, le gecekondu stambouliote témoigne des limites du néolibéralisme

urbain. Tout d’abord, définir ce type d’habitat spécifique (chapitre 4) permettra d’en déceler

la complexité. Ensuite, le gecekondu subit un déclin des solidarités, au point de voir son

avenir menacé (chapitre 5). Enfin, un certain nombre d’enjeux actuels sont dérivés du

phénomène gecekondu (chapitre 6).

10

PARTIE 1

L'influence de l'économie néolibérale sur les structures

de l'habitat urbain à Istanbul

Dans la lignée des économistes américains sus-cités, Annik Osmont, socio-

anthropologue, affirme l’existence de « la ville du néolibéralisme »22. La démonstration de

l’auteur s’articule autour de trois axes principaux.

Tout d’abord, la ville néolibérale se traduit par l’émergence de « villes utiles », issues

de la mondialisation. Ces dernières se donnent pour mission d’offrir des infrastructures

urbaines - voies rapides, aéroports, services urbains de haute qualité - susceptibles d’attirer

les investisseurs potentiels.

Ensuite, la ville néolibérale existe comme idéologie, qui a pour maître-mot une forte

compétitivité entre les villes. Découle de cette idée la théorie selon laquelle la régulation par

le marché légitimerait la mise en concurrence de la fourniture et de la gestion des services

urbains et du logement. Cela se traduit par la privatisation, le concept de « bonne

gouvernance », le développement durable…, dans la lignée du « Consensus de

Washington »23.

Enfin, la ville néolibérale est le produit d’un système prescriptif. Ce dernier axe

découle des deux premiers, c’est-à-dire de la mondialisation et de l’idéologie néolibérale. La

Banque mondiale aurait pour objectif de transformer les villes en « modèles opérationnels à

vocation universelle »24. En effet, elle instrumentaliserait les politiques urbaines selon une

22 A. Osmont, « La ville du néolibéralisme », Cahier Voltaire de l’AITEC, 2006 23 Le consensus de Washington est un corpus de mesures standard appliquées par les institutions financières

internationales siégeant à Washington (Banque mondiale et FMI) aux économies en difficulté face à leur dette. Il reprend les idées présentées en 1989 par l’économiste John Williamson, fortement inspirées de l’Ecole de Chicago (économistes libéraux associés à la théorie néoclassique des prix, au libre marché libertarien et au monétarisme).

24 A. Osmont, 2006, p.2

11

logique néolibérale, en conditionnant son aide par des critères de sélection des villes liés à

leur compétitivité et leur bonne gouvernance.

Cette première partie vise à déterminer les dimensions de l’application des théories

néolibérales à la ville d’Istanbul, selon les axes évoqués par A. Osmont. Comment

l’économie a-t-elle bouleversé les structures urbaines et l’habitat en particulier ?

Dans un premier temps, l’histoire économique de la Turquie au XXème siècle illustre

la naissance et le développement du néolibéralisme dans cet Etat. Le contexte économique et

politique des années 1960-1970 introduit le tournant des années 1980, qui marque

l’avènement du néolibéralisme en Turquie. Dans un second temps, les structures urbaines

d’Istanbul s’en sont vues bouleversées. La métropole a subi une transformation urbaine,

dominée par une logique concurrentielle. Enfin, l’habitat illégal s’est développé.

12

Chapitre 1 : Naissance et développement du néolibéralisme

en Turquie

Najib Hourani s’intéresse à la néolibéralisation des villes du Moyen-Orient25. Elle

constate que ces villes ont expérimenté la prédominance du marché libre, autrement dit de

l’urbanisme néolibéral, depuis les années 1980. Le passage à l’économie néolibérale en

Turquie entre donc dans le cadre d’une tendance économique globale. Mais le contexte

politique et social de cette période aboutit à une application singulière des théories

néolibérales en Turquie, en particulier à Istanbul.

Tout d’abord, il convient de revenir sur le contexte économique et politique des

années 1960-1970 en Turquie. Ceci permettra de comprendre le tournant opéré dans les

années 1980 avec l’avènement du néolibéralisme dans ce pays. Enfin, s’est imposée en

Turquie une certaine idée des théories néolibérales, qui se retrouve dans la pratique turque du

néolibéralisme.

I. Le contexte économique et politique des années 1960-1970

De 1960 à 1980, le panorama économique et politique de la Turquie semble

chaotique. Malgré les difficultés à surmonter, les progrès économiques des précédentes

décennies sont palpables. Cette période contient en substance les bases d’un changement en

profondeur à venir.

Préalablement, l’économie turque s’est profondément développée et modernisée.

Cependant, elle est victime d’un certain nombre de maux qui lui sont propres. Enfin

25 N. Hourani, “What is New about “Neo-Liberal” Urbanism? Middle Eastern Cities in Comparative

Perspective”, introduction à l’atelier n°13 du « Programme Méditerranéen 2011 » de l’Université Européenne de Florence

13

l’instabilité politique chronique marque l’échec du modèle de développement étatique et

protectionniste mis en place.

A. Développement, modernisation et tertiarisation de l’économie

Les mutations de l’économie turque proviennent de l’essor de ses principaux secteurs

sous Mustafa Kemal, puis du recul de l’agriculture et de l’ancrage de l’industrie, enfin de la

tertiarisation de l’économie.

1. L'essor de l'agriculture et de l'industrie sous Mustafa Kemal Atatürk (1923-1938)

L’historien Ibrahim Tabet26 revient sur le développement économique de la Turquie

de 1923 à la veille de la Seconde Guerre mondiale. Il relève les progrès réalisés par les

différents secteurs. Dans le domaine de l’agriculture, la production s’est développée en

quantité et en qualité. L’amélioration du réseau routier et ferroviaire a permis d’accroître

sensiblement les surfaces cultivées. Des progrès ont été accomplis dans les méthodes de

culture et la Banque agricole a étendu ses crédits. Ainsi l’agriculture, socle de la vie

anatolienne, s’est considérablement modernisée.

L’accroissement des moyens de transport a également eu un effet bénéfique sur le

développement de l’industrie. Le gouvernement de Mustafa Kemal a mis en place un modèle

basé sur les plans quinquennaux soviétiques. L'année 1931 marque le début de la politique

d' « étatisation », à travers la nationalisation des grandes entreprises et la construction

d'infrastructures financées par des investissements publics. En quelques années seulement, la

Turquie s’est transformée et a trouvé les moyens de rattraper son retard par rapport aux

nations modernes. Reste le problème du financement. En effet, par souci d’indépendance, le

Père des Turcs27 refuse l'entrée des capitaux étrangers. Le pays se retrouve donc en situation

d'autarcie financière, qu'un système de crédits nationaux trop peu développé est incapable de

contrebalancer.

26 I. Tabet, Histoire de la Turquie – De l'Altaï à l'Europe, 2007, pp. 302-305

27 Mustafa Kemal Atatürk est surnommé ainsi.

14

2. Le relatif recul de l'agriculture et l'ancrage de l'industrie

La Turquie a suivi un schéma basique de développement, progressant constamment

vers la tertiarisation de l'économie.

Si la part du secteur primaire dans la valeur ajoutée et l'emploi turc n'a eu de cesse de

reculer, la Turquie n'en reste pas moins un pays agricole. Ce secteur représentait 54% des

emplois en 1979 et toujours 34,5% en 200328. Pourtant, l'agriculture semble être un poids

pour l'économie du pays. La croissance annuelle de la production stagne et la balance

commerciale agricole est négative. La contribution de l'agriculture aux exportations turques

ne dépassait pas les 6% pour l'année 200029. Ainsi la vitalité économique du pays se trouve

ailleurs.

Quant au secteur industriel, il représentait 29,8% du produit national brut pour

l'année 200630. Selon les données de TUIK, l'Institut Statistique de la Turquie, la part des

industries dans la répartition sectorielle de l'emploi est passée de 6,4% pour la période 1940-

1949 à 14,7% pour 1970-1979. Elle est ensuite restée stable, entre 15,6% pour 1980-1989 et

18,2% pour 2003. La place de l'industrie dans le PIB suit le même schéma. Après une forte

augmentation de 14,9% pour 1940-1949 à 27,1% pour 1980-1989, elle est restée autour de

25% du PIB jusqu'à 200331.

3. La tertiarisation de l'économie

Enfin, le secteur tertiaire a connu le plus fort développement depuis les années 1950.

Ce dernier contribue aujourd'hui à un peu moins des deux tiers du PIB32. De 1950 à 1959, la

part du secteur des services dans le PIB était déjà de 44,6%. Depuis, elle n'a cessé

d'augmenter. Elle était de 63,6% en 2003. En contrepartie, les services n'occupaient que

47,3% des emplois nationaux en 2003, contre 34,5% pour l'agriculture (qui a contribué cette

même année à 11,7% seulement du PIB). Il s'agit donc d'un secteur particulièrement rentable

en termes de productivité.

28 S.Vaner, La Turquie, 2005, p. 462 29 TUIK 2006. 30 Mission Économique d'Istanbul, Septembre 2007. 31 S. Vaner, 2005, p. 462

32 Le Moniteur du Commerce International (Lemoci)

15

L'économie turque s'est ainsi profondément développée et modernisée. De réels

progrès ont été accomplis, même si, comme le souligne Ibrahim Tabet33, les performances

restent en deçà du potentiel de ce pays. Le secteur agricole continue de causer un certain

ralentissement de l'économie. L'auteur conclut à une « contre-performance » relative dans le

cas de la Turquie.

B. Les maux propres à l’économie turque

L’économie turque est victime d’un cercle infernal d’inflation, de dévaluation et de

pénurie. De plus, le populisme est à l’origine de la persistance de déficits publics élevés.

Enfin l’économie informelle représente une limite importante.

1. Le cercle infernal inflation – dévaluation – pénurie

Durant la décennie 1970-1980, les crises économiques se succèdent selon un schéma

unique. L'économiste turc Sinan Ülgen34 évoque un « cercle infernal » répétitif ayant pour

point de départ l'inflation, menant à la dévaluation de la livre turque, puis à la pénurie.

Comme le constate François Georgeon, chercheur au CNRS, les mesures de stabilisation

mises en place en 1960 et en 1970 n'ont pas été à même de rétablir la stabilité économique :

« […] à chaque fois, le cycle spéculatif s'était rétabli dès l'adoucissement des mesures de

stabilisation »35.

Certes le PNB de la Turquie indique une forte croissance, de + 6% entre 1960 et

198036. Cependant, les comptes extérieurs sont déficitaires et l'épargne reste faible. Depuis

1950, la moyenne du solde commercial extérieur est négative, à hauteur de -2,2% du PNB de

1960 à 1969 et -4,2% de 1970 à 197937.

33 I. Tabet, 2007 34 A. Erturgul et al., « Fonction de réaction et politique monétaire en changes fixes : une nouvelle formulation

appliquée à la Turquie ». Economie internationale, n°103, pp. 97-119, 2005

35 F. Georgeon, La Turquie au seuil de l'Europe, 1991, p. 89

36 R.-G. Maury, « La Turquie mieux connue », Annales de Géographie, t. 94, n°521. pp. 89-93, 1985

37 Institut national des statistiques

16

2. Le populisme à l'origine de la persistance de déficits publics élevés

Les potentiels efforts de stabilisation sont freinés par un haut degré de populisme.

Les dynamiques socio-économiques constituent d'importantes contraintes dans l'arbitrage

entre le court et le long terme. L'électorat est de fait plus sensible aux performances de

croissance immédiate et à la réduction du chômage qu'aux objectifs de stabilité des prix et

d'équilibre extérieur. Les gouvernements sont donc incités à mettre en place des politiques

de relance par la demande, jusqu'à ce que le problème de contrainte extérieure intervienne.

Électoraliste et clientéliste, ce populisme est né de l'institution du pluralisme politique en

Turquie en 1945.

I. Tabet évoque « un secteur public hypertrophié, inefficace et très coûteux »38. Le

populisme et le clientélisme en Turquie, ajoutés à une mauvaise gestion des entreprises

publiques, ont contribué à alourdir la dette publique turque de manière considérable. A partir

de 1950, les finances publiques sont devenues déficitaires39. Durant la période 1950-1959, les

recettes du secteur public représentaient 17% du PNB, contre 17,2% pour les dépenses.

Cette tendance s'est accentuée par la suite. De 1970 à 1979, les recettes concernaient 16,2%

du PNB, et les dépenses 18,1%. Les déficits étant financés par des emprunts intérieurs, la

capacité des banques à consentir des crédits au secteur privé s'est alors réduite. Une forte

dette contribue également à faire pression sur les taux d'intérêt. Les conséquences de la dette

sur la croissance économique sont donc bien réelles dans le cas de la Turquie.

3. Le poids de l'économie informelle

Enfin, l'économie grise en Turquie échappe aux législations fiscales et fausse les

statistiques officielles. Elle s'impose comme un élément important de l'analyse économique

du pays, dans la mesure où elle représentait 30% de la force de travail au début des années

1980. Les secteurs les plus touchés sont l'agriculture et le tertiaire.

Cette dernière a une profonde incidence sur la croissance. En effet, si les entreprises

informelles bénéficient de faibles coûts de production et d'une plus grande souplesse que les

entreprises formelles, leur accès au marché des capitaux, leurs capacités d'investissement et

38 I. Tabet, 2007, p. 332

39 Institut national des statistiques

17

leur aptitude à coopérer avec des partenaires internationaux sont limités. En résulte une

réduction du potentiel global de croissance de l'économie turque.

Au-delà des difficultés conjoncturelles qui ont touché la plupart des économies dans

le monde dans les années 1970 (contexte de guerre froide et chocs pétroliers de 1973 et 1979

notamment), l'économie turque connaît des problèmes structurels majeurs. Après plusieurs

tentatives de stabilisation, l’État, à la fin des années 1970, se trouve dans l'impasse.

C. L’instabilité politique chronique : l’échec du modèle de

développement étatique et protectionniste

L’instabilité politique chronique en Turquie est à même de déstabiliser et de remettre

en cause le modèle économique du pays. Une fois le lien entre l’instabilité politique et

l’instabilité économique établi, nous verrons que la société turque s’est vue profondément

bouleversée par l’échec du précédent modèle économique. Cela a mené à l’ingouvernabilité.

1. Le lien entre l'instabilité politique et l'instabilité économique

Si le débat sur les conséquences de l'instabilité politique sur le plan économique reste

ouvert, le géopolitologue Semih Vaner40 évoque l'existence d'un cercle vicieux entre

l'instabilité politique et l'instabilité économique en Turquie. De la première alternance

gouvernementale, en 1950, à 2002, le pays a connu 39 gouvernements, dont 22,5 ans de

gouvernements stables (aux rythmes de croissance plus élevés que ceux des gouvernements

de coalition), 21,5 ans de gouvernements de coalition et 8,5 ans de régimes militaires. Il

existe donc une relation négative entre l'instabilité politique d'une part et la stabilité macro-

économique et la croissance d'autre part.

En revanche, les études menées entre 1950 et 2002 montrent que s'il existe un lien

significatif entre la stabilité gouvernementale et la croissance, aucun lien avec la stabilité

macro-économique41 n'est vérifié. L'instabilité macro-économique est le lot commun de tous

40 S. Vaner, 2005, p.452

41 La définition de la stabilité macro-économique fait débat entre les différentes écoles de pensée. Mais une synthèse des différentes positions permet de définir la stabilité macro-économique par une faible et stable inflation à moyen et à long terme, et des écarts de production de faible ampleur.

18

les gouvernements turcs. La stabilité politique permet de réduire l'instabilité économique,

mais elle dépend fortement de l'accélération de la croissance à court terme, qui menace la

stabilité macro-économique. Seules les interruptions du régime démocratique par

l'instauration de régimes militaires (1960-1961, 1971-1973, 1980-1983) ont permis à la

Turquie de sortir de ce cercle vicieux, jusqu'au début des années 1980.

Stabilité politique

Instabilité politique

croissance

Relation positive

Relation négative

Stabilité macro-économique

Pas de relation

Relation négative

Figure 2 : tableau récapitulatif des relations entre la stabilité économique et la stabilité politique

2. Une société profondément modifiée

Les années 1960 portent en elles les germes de la crise. Il s'agit d'une période de

remise en cause des rapports de domination, ainsi que du fonctionnement de la société et du

pouvoir. Pour expliquer cela, l’économiste Sinan Ülgen met en avant la perte de prérogatives

de l'armée, l'éclatement des pôles traditionnels du système politique, les différenciations

socio-économiques et la naissance de nouveaux groupes d'intérêts.

Au début des années 1970, de nouveaux acteurs apparaissent aux marges de la société.

La classe ouvrière, la population des bidonvilles et la jeunesse estudiantine revendiquent leur

intégration dans le système politique. Ces nouvelles populations ont déboulonné les

anciennes dynasties de notables. Apparaissent de nouveaux conflits autour des ressources.

Enfin, l'expérience du pluralisme politique a rendu obsolète l'ancienne structure politique

bipolaire. Les nouvelles forces politiques sont elles-mêmes très faibles.

Réalisation : Marie Fonteneau

19

3. L'ingouvernabilité

L'ensemble de ces difficultés a rapidement mené à l'ingouvernabilité du pays. La

Turquie des années 1970 se résume à une succession de crises. Au niveau politique, les

coalitions parlementaires sont faibles et contre-nature. Concernant l'économie, sortir du

cercle infernal inflation-dévaluation-pénuries impliquerait une refonte du système en

supprimant les pratiques illégales et en appliquant une grande rigueur aux finances publiques.

La deuxième moitié de la décennie 1970 donne l'image de la « terreur ». De 1975 à

1980, le pays est proche de la guerre civile. 6000 personnes sont mortes du fait des

affrontements entre les groupes radicaux. Au niveau local et dans certains quartiers des

grandes villes comme Istanbul, la présence étatique est condamnée à disparaître. L'annonce

de la récession économique à venir mène à la grève générale de centaines de milliers

d'ouvriers. Le conflit prend fin le 12 septembre 1980, avec l'intervention brutale de l'armée.

Un nouveau régime politique se met en place. L'armée restera au pouvoir pendant trois ans.

Durant cette période, la violence est réduite par une répression féroce. Il faudra attendre

l'élection de l'ANAP42 et du gouvernement Turgut Özal en 1983 pour qu'un changement en

profondeur soit opéré.

A la fin des années 1970, la Turquie subit un important blocage institutionnel. Le

modèle de développement étatique et protectionniste mis en place par Mustafa Kemal et

perpétué par ses successeurs, a permis de jeter les bases de l'industrialisation. Cependant, ce

modèle est désormais obsolète, compte tenu des progrès accomplis et des changements

économiques, politiques et sociaux qui ont eu lieu. Les années 1980 seront donc l'objet d'un

tournant fondamental, particulièrement dans le domaine économique, avec l'avènement du

néolibéralisme en Turquie.

42 ANAP : Anavatan Partisi (« Parti de la Mère Patrie »). Parti politique de centre-droit, de tendance libérale,

fondé en 1983 par Turgut Özal.

20

II. Le tournant des années 1980 : l'avènement du néolibéralisme en

Turquie

Après les années de « terreur » qu'a connues le pays de 1975 à 1980, la nécessité d'un

changement radical est avérée. C'est avec le soutien du Fond Monétaire International (FMI)

et de la Banque mondiale, et dans un contexte international globalisé, que la Turquie va se

tourner vers une économie libérale, résolument ouverte sur l'extérieur.

La méthode de la « substitution aux importations » a laissé place à l’ouverture

commerciale. Cette ouverture vers l’extérieur s’est opérée dans un contexte économique

mondialisé. En résulte le recul de l’interventionnisme étatique au profit du développement

du secteur privé.

A. La fin de la « substitution aux importations » et l’ouverture

commerciale

La fin de la « substitution aux importations » provient d’une prise de conscience de

l’ouverture nécessaire de l’économie, qui se réalise concrètement à partir des décisions du 24

janvier 1980.

1. La fin de la « substitution aux importations »

Comme nous l'avons vu précédemment, pour des raisons historiques, la Turquie est

très attachée à son indépendance vis-à-vis de l'extérieur. En ce sens, elle n'a pas respecté

l'engagement qu'elle avait pris lors de son adhésion au plan Marshall43 en 1948. Il s'agissait de

respecter le principe de spécialisation des avantages comparatifs. La Turquie devait devenir

un pays exportateur de matières premières et de produits agroalimentaires et importateur de

produits manufacturés.

43 La plan Marshall est un plan américain destiné à aider la reconstruction européenne après la Seconde

Guerre mondiale.

21

Les gouvernements successifs ont choisi le principe de substitution aux importations,

à savoir une économie close et protectionniste, dans un souci d'autosuffisance. Cette

stratégie a mené l'économie dans une impasse. En effet, le développement de l'industrie

nécessitait l'importation massive d'inputs à destination des industries locales. La croissance

rapide des importations cumulée à la faiblesse des exportations a très vite mené à la

dégradation du déficit commercial (non compensé par un afflux de capitaux extérieurs

limité). En découle une situation de pénuries, devenue insupportable en 1979.

A la fin des années 1970, l'économie turque connaît une sévère crise de sa dette

extérieure.

2. La nécessaire ouverture de l'économie

Dans ces conditions, l'ouverture de l'économie était devenue une nécessité. La

Turquie était dans l'incapacité d'assurer le financement des importations de première

nécessité. Qualifiée de « vache maigre » par les milieux financiers internationaux, sa

crédibilité était très faible. De plus, au début des années 1980, l'économie turque connaît une

hyperinflation de plus de 100%. Elle a été l'une des économies les plus frappées par les deux

chocs pétroliers des années 1970.

Aucune solution ne pouvait être trouvée à l'échelle exclusivement nationale. Il

s'agissait non seulement de trouver de nouveaux crédits pour le financement des

importations de biens d'équipement et de matières premières, mais également de

rééchelonner le paiement de la dette extérieure. Le FMI donna son accord pour ce dernier

point. Pour le reste, des réformes en profondeur ont été appliquées.

3. Les décisions du 24 janvier 1980

Préparées en collaboration avec le FMI et la Banque mondiale, les « précautions de

stabilité du 24 janvier 1980 » ont pour but de restaurer les mécanismes du marché, d'intégrer

l'économie turque à l'économie mondiale et d'assurer la paix sociale. La politique de

promotion des exportations repose alors sur trois piliers :

- le passage des taux de changes fixes aux taux de changes flexibles ;

- la libéralisation des importations par l'abaissement des droits de douane ;

22

- des mesures d'encouragement des exportations, par l'octroi de crédits et de

subventions notamment.

Ahmet Şahinöz résume les résultats de ces réformes de façon très positive dans un

premier temps : « Les exportations turques en valeur ont augmenté de plus de 60% de 1980 à

1981, pour dépasser 2,9 milliards de dollars. Cette expansion a été réalisée dans un contexte

de stagnation du commerce mondial, ce qui accroît encore l'importance de cet effort »44.

L'ouverture commerciale de l'économie turque a été accompagnée du développement du

secteur privé.

B. L’ouverture vers l’extérieur dans un contexte économique

mondialisé

La Turquie entre dans le processus de mondialisation par son rapprochement

préalable avec l’Occident. Cette ouverture vers l’extérieur est influencée par le contexte

international.

1. Le préalable rapprochement de la Turquie avec l'Occident

L’ouverture économique et politique de la Turquie est antérieure au bouleversement

idéologique et structurel que nous avons évoqué jusqu’ici. En effet, comme le souligne

l’historien et politologue Hamit Bozarslan45, le rapprochement de la Turquie avec l’Occident

date de la fin des années 1950, avec son intégration au plan Marshall en 1948 et son adhésion

au Conseil de l’Europe en 1949 notamment. Le gouvernement démocrate de l’époque est

admirateur du « modèle américain » et la Turquie représente une pièce maîtresse des

dispositifs occidentaux et américains au Moyen-Orient.

Dans le domaine économique, la Turquie est devenue membre de la Banque

Mondiale, du FMI et de l’OCDE dès leur création. Des crédits directs ou indirects lui sont

généreusement accordés par ces différents organismes. Ceci, ajouté aux capitaux étrangers en

direction de la Turquie, est à l’origine de la vitalité économique du pays.

44 A. Şahinöz, « D'une crise à l'autre en Turquie », Revue tiers monde, vol.32, n°125, 1991

45 H. Bozarslan, Histoire de la Turquie contemporaine, 2007

23

2. L'influence du contexte international

Pour l’économiste Deniz Akagül46, la Turquie dispose d'une marge de manœuvre

limitée en termes de politique économique. En effet, elle doit avant tout s'adapter au

contexte international. La stratégie de repli choisie à partir des années 1930 n'était pas

seulement le reflet d'une volonté d'indépendance et d'enjeux nationalistes suite à la guerre

d'indépendance contre la Grèce de 1919 à 1922.

La crise économique de 1929, puis la seconde guerre mondiale, ont largement amputé

la demande des pays industrialisés. Ainsi le protectionnisme était de rigueur pour la Turquie,

comme pour la majorité des pays en développement. Ensuite, l'aide du FMI et de la Banque

mondiale étant conditionnée par l'adoption de réformes libérales, le tournant des années

1980 vers le néolibéralisme était avant tout une chance à saisir pour la Turquie. L'ouverture

commerciale de l'économie turque s’est accompagnée du développement du secteur privé.

C. Le recul du l’interventionnisme étatique au profit du

développement du secteur privé

Le recul de l’interventionnisme étatique est amorcé par le gouvernement de Turgut

Özal, qui ouvre une période de privatisations. Les petites et moyennes entreprises (PME)

s’imposent comme le piller du développement du secteur privé. Cependant, l’Etat reste très

présent dans l’économie.

1. Le gouvernement de Turgut Özal et les privatisations

En 1983, le parti ANAP prend le pouvoir. Son fondateur, Turgut Özal, devient

Premier ministre et lance un programme économique libéral. Il opère une transformation

structurelle de l'économie turque, qui marque la fin du modèle structuraliste, auquel se

substitue un modèle d'inspiration néo-classique s'appuyant sur les forces du marché47.

46 D. Akagül, « Du syndrome des capitulations à la conquête des marchés extérieurs – évolution de la politique

commerciale de la Turquie depuis le XIX° siècle », Colloque international – Enjeux économiques, sociaux et environnementaux de la libéralisation commerciale des pays du Maghreb et de Proche-Orient, 19-20 octobre 2007, Rabat-Maroc.

47 S. Vaner, D. Akagül, B. Kaleagasi, La Turquie en mouvement, 1995

24

En arrivant au pouvoir, T. Özal lance le débat sur les privatisations. La loi no. 298348

du 29 février 1984 est la première législation turque à inclure des dispositions sur la

privatisation. Le démarrage effectif du programme a lieu en 1985. Les objectifs et les

principes sont définis en 14 points et répondent à trois objectifs :

- l'amélioration de l'efficacité économique ;

- l'augmentation des revenus budgétaires ;

- le développement du marché des capitaux.

Les résultats sont d'abord très modestes, malgré les propos de T. Özal en 1988 :

« Nous avons rendu possible l'action du secteur privé et des hommes entreprenants. Nous

avons entamé une politique de privatisation »49. Pour Ufuk Söylemez, directeur de l'Office

pour la Privatisation, « la privatisation n'a pas avancé d'un pouce »50 en 1995.

2. Les PME comme pilier du développement du secteur privé

Selon I. Tabet, le principal atout du secteur privé turc réside dans la vitalité de ses

petites et moyennes entreprises. Certes, de grandes entreprises et de puissants holdings

privés (Koç, Sabanci...) sont présents dans des secteurs d'activité diversifiés. Mais les

entreprises de moins de 250 salariés représentent 30% de la production industrielle et 60%

de l'emploi du secteur industriel dans les années 198051. La Turquie dispose donc d'une

économie de production diversifiée. Le secteur privé apporte 80% de la valeur ajoutée.

3. Le poids persistant de l’État dans l'économie

Malgré le développement du secteur privé et la libéralisation opérée par le

gouvernement Özal, le poids de l’État se fait toujours sentir dans les industries de base et

dans le secteur bancaire. Les finances publiques restent déficitaires entre 1980 et 2003 et la

dette publique ne cesse d'augmenter. A cela s'ajoute le poids économique de l'armée dans

divers secteurs tels que la banque, le tourisme, l'alimentation...

48 JO du 17 mars 1984 no. 18344

49 Géopolitique, « La vocation européenne de la Turquie », Geopolitique, n°24, hiver 1988-89, pp. 6-10

50 M. Bazin, S. Kançal, R. Perez, J.Thobie, La Turquie entre trois mondes, 1998. 51 I. Tabet, 2007

25

L’État refuse d'engager des réformes fiscales pour l'assainissement des finances

publiques. Il semble être dans l'incapacité d'arbitrer entre le clientélisme et les demandes

concurrentes de fonds publics. De plus, les banques publiques sont utilisées comme

substituts au budget de l’Etat. Cette instrumentalisation des banques dans le cadre des

politiques populistes sera l'une des causes de la crise du système financier de 2001.

Les années 1980 constituent un réel bouleversement dans l'histoire économique de la

Turquie, à travers le passage d'une économie protectionniste et étatisée à une conception

profondément libérale. De 1980 à 1989, la principale évolution concerne l'ouverture

commerciale et la promotion de l'économie de l'offre. A partir de 1989, la Turquie passe au

néolibéralisme avec l'ouverture financière de l'économie.

III. La pratique turque du néolibéralisme

Si la mise en place de politiques économiques néolibérales entre dans une logique

globale d'ouverture financière à l'échelle mondiale, elle correspond surtout, dans le cas de la

Turquie, à une solution nécessaire à l'endiguement de crises à répétition qui ont frappé

l'économie du pays de 1985 à 2001.

Malgré les mesures libérales prises au début des années 1980, qui ont permis un

certain redressement du système économique turc, ce dernier reste fragile. Ainsi s'explique le

tournant néolibéral définitif de 2001, qui a posé les bases de l'économie turque telle que

nous la connaissons aujourd'hui.

26

A. Un système économique fragile

La fragilité du système économique se retrouve dans sa volatilité. L’Etat a sa part de

responsabilité dans ce phénomène. De nombreuses crises se succèdent.

1. Une économie volatile

De 1990 à 2005, l'économie turque connaît une croissance en dents de scie (figure 3),

avec des taux de croissance records et de profondes crises, comme le montrent les

graphiques suivants. Semih Vaner52 énumère les maux chroniques qui freinent l'essor de

l'économie turque. Ces difficultés sont constantes depuis les années 1960. Tout d'abord, des

taux d'inflation élevés et chroniques sont à l'origine de l'instabilité macro-économique (figure

4). De 1982 à 2002, on observe une hausse annuelle moyenne des prix de 63%, avec un

plafond en 1994 à 125% d'inflation53. De plus, le chômage tourne autour de 15% depuis le

début des années 1990. Ensuite l'économie grise perturbe toujours le fonctionnement du

marché du travail et contribue à la précarisation des emplois. Enfin, la dette publique reste

insoutenable.

52 S. Vaner, 2005

53 A. Artugrul et al., Economie internationale, 2005

Figure 3 : Croissance du PIB par habitant (2000 USD-PPA)

27

Figure 4 : Inflation (variation en % de l'IPC moyenne annuelle)

Les politiques monétaires restrictives mises en œuvre depuis 1994 sont un échec, car

la politique budgétaire n'est pas crédible. Les dérapages budgétaires sont à l'origine

d'anticipations inflationnistes, qui ont causé la fuite devant la livre turque ainsi qu'une

dépréciation brutale. Le marché des changes s'est alors retrouvé dans une situation d'extrême

fragilité. Les périodes de surévaluation de la livre sont interrompues par de brutales

dépréciations. Le système d'ancrage nominal du taux de change, clé de voûte du programme

de stabilisation de 1999 mis en place sous l'égide du FMI, n'a pas résisté aux anticipations

inflationnistes

2. La responsabilité de l’État

En sus du manque de crédibilité des politiques budgétaires, la dette publique reste

insoutenable. Les intérêts sont exorbitants. Ainsi les finances publiques sont entrées dans un

cercle vicieux d'endettement. A partir de la crise de 1994, un effet « boule de neige » apparaît.

La dette s'accroît par les seuls paiements d'intérêts. De 1990 à 2001, la charge d'intérêt est

passée de 3,6% à 23,3% du PNB. Le montant du paiement des intérêts est devenu supérieur

aux dépenses courantes ajoutées à l'investissement public. Les intérêts représentent

l'intégralité des recettes fiscales en 2001. Ceci s'explique d'une part par les déficits primaires

liés aux politiques populistes de la fin des années 1980 et du début des années 1990. D'autre

part, l'action des pouvoirs publics manque de cohérence, particulièrement vis-à-vis de la

gestion macroéconomique. Les marchés financiers, qui ont vu leur rôle augmenter sous

l'effet des politiques néolibérales, sont entrés en concurrence avec les politiques budgétaires.

28

Les réformes fiscales mises en place afin d'assainir les finances publiques n'ont, de ce fait,

pas eu les effets escomptés.

L’État est donc le principal agent de l'instabilité croissante de l'économie turque

depuis les années 1980. Certes, dans les années 1990, le système politique, pointé du doigt du

fait des précédentes difficultés économiques rencontrées par la Turquie, a réalisé de réels

progrès. Ce dernier a acquis une certaine maturité qui lui permet désormais de résister aux

crises économiques profondes. Mais il faudra attendre les réformes de 2001 pour qu'un réel

changement soit opéré dans la gestion publique.

3. Des crises à répétitions

L'objectif économique est au cœur du problème. Au lieu de rechercher une croissance

stable et permanente, les différents gouvernements privilégient la maximisation des

distributions des rentes dans un contexte clientéliste et de corruption. Ce système s'est

maintenu très longtemps en Turquie. S. Ülgen avance l'argument du dynamisme inhérent au

pays pour expliquer l'absence de mécontentement sur le long terme.

Pourtant, de 1983 à 2001, la Turquie connaît un très grand nombre de crises

économiques. Celle de 1994, la plus largement citée dans les études sur le sujet, est due à

l'incertitude accrue suite au changement de stratégie d'endettement.

Le FMI est intervenu de nombreuses fois, à travers des accords de Stand-by (1994,

1995) notamment, en échange de promesses de l’État de garantir les dépôts bancaires afin de

calmer les paniques bancaires. En 1998, est signé le Staff Monitored Program entre le FMI et la

Turquie. Il ne connaîtra pas les performances attendues, du fait des incertitudes politiques et

des crises asiatique et russe. Enfin en 1999, le FMI met en place le Programme de

Stabilisation pour le Change (PSC) et une Agence de Régulation et de Supervision Bancaire

est créée. Mais seul le programme de rigueur de 2001 sera à même de réaliser de réelles

avancées dans les domaines économique et financier.

29

B. Le tournant néolibéral de 2001

Un nécessaire changement économique a mené à un programme de réformes, dont

nous verrons les résultats.

1. Des réformes nécessaires

En février 2001, un désaccord entre le Président Ahmet Necdet Sezer et le Premier

ministre Bülent Ecevit met à jour les difficultés économiques rencontrées par le pays (figure

5). Une crise financière et une profonde récession ont précédé une crise économique de

grande ampleur, avec une contraction de l'économie de 9,4% en un an. L'opinion publique

prend conscience de la crise de gouvernance. De violentes manifestations politiques et

sociales ont lieu.

Figure 5 : Principaux indicateurs macroéconomiques

30

« La banqueroute de l'État semblait inévitable. Puis survinrent les événements du 11

septembre et le démarrage de la campagne "justice immuable"54 contre le "terrorisme

international". Le monde occidental se précipita au chevet d'Ankara55. Sur l'impulsion des

États-Unis, le Fonds monétaire international a octroyé à la Turquie un total de 25 milliards

de dollars de prêts (...) »56

Le prêt du FMI ne représente qu'une partie du programme mis en place pour le

redressement économique et financier de la Turquie. Sous l'égide de cette même Institution

ainsi que de la Banque mondiale, le pays s'est tourné vers un système néolibéral.

2. Le programme de réformes

Le FMI et la Banque mondiale conditionnent l'octroi de leurs prêts à la mise en place

par les États demandeurs de politiques inspirées des principes néolibéraux. Les plans

d'Ajustement structurel négociés consistent en la promotion des mécanismes du marché. Les

pays doivent s'accorder au « consensus de Washington ». Il s'agit notamment de l'ouverture

aux capitaux étrangers et au commerce international, à la libéralisation du marché du travail

et à la réduction du poids de l’État.

En ce qui concerne la Turquie, les principaux objectifs du programme consistaient à

réinstaurer la confiance sur les marchés afin de limiter les dégâts immédiats, à mettre en place

un nouveau cadre de gouvernance économique, à opérer la dérégulation et la libéralisation de

plusieurs secteurs de l'activité économique, et à instituer une réelle discipline fiscale.

En juin 2001, le nouveau programme de réformes économiques et institutionnelles,

préparé en collaboration avec le FMI, entre en vigueur. L'économiste et homme politique

turc Kemal Derviş (Ministre de l'économie en 2001) en est le principal instigateur, après

avoir démissionné de son poste à la Banque mondiale pour venir au secours de l'économie

turque. Afin de retrouver la confiance des marchés, des organes indépendants de régulation

des marchés et de surveillance de la concurrence sont créés. De plus, une loi consacre

54 La campagne « Justice immuable » renvoie à l’opération Enduring Freedom (liberté immuable), c’est-à-dire

l’opération officielle du gouvernement américain pendant la guerre d’Afghanistan en 2001. Le nom d’origine de l’opération était « Operation Infinite Justice » (« Justice sans limites ») mais cette dénomination a été abandonnée pour éviter d’offenser les Musulmans.

55 La Turquie occupe une position stratégique dans le cadre de la guerre en Afghanistan 56 Amnistia, « Enquête interdite n°9 », décembre 2001

31

l'indépendance de la banque centrale turque. En vue d'affaiblir le rôle de l’État et de laisser

plus de place aux marchés, le système de prix de soutien au secteur agricole est supprimé, le

secteur de l'énergie déréglementé et le cadre juridique des opérations de privatisation

amélioré. Enfin, parmi les mesures les plus importantes, on peut noter la mise en place d'un

plan de réforme du secteur public.

3. Les résultats

Les premiers résultats de ces réformes sont encourageants. S. Ülgen affirmait en

2005 : « La Turquie était passée en l'espace de trois ans d'une économie fragile et volatile au

statut d'élève « star » du FMI »57. Selon lui, la Turquie serait devenue un point de référence

pour les institutions de Bretton Woods58.

De 2001 à 2004, la croissance cumulative est de 24%, avec une croissance à 8% en

2002, 6% en 2003 et 10% en 2004. La discipline budgétaire s'est améliorée et les pressions

inflationnistes ont diminué. La Banque centrale a fortement gagné en indépendance. Enfin

l’État a changé de rôle. Il est devenu le garant des conditions indispensables à une économie

de marché.

Ces réformes sont accompagnées en 2002 d'un accord de Stand-by avec le FMI pour

trois ans, consistant en l'abandon des subventions au profit des mécanismes du marché, et en

la poursuite des privatisations. L'Union européenne a quant à elle eu un rôle d'ancrage pour

l'économie turque, afin de consolider les réformes de 2001 et d'ouvrir la voie à un

développement soutenu et durable de l'économie. L'Union européenne est un point de

repère à moyen et long terme, qui doit remplacer le FMI.

L'économie turque a donc opéré un important virage néolibéral à travers les réformes

de 2001. Ces dernières ont conditionné l'économie turque telle que nous la connaissons

aujourd'hui.

57 S. Ülgen, « La transformation économique de la Turquie : une nouvelle ère de gouvernance ? », Pouvoirs,

n°115, 2005, p.91

58 Les institutions de Bretton Woods sont créées lors de la signature des accords de Bretton Woods en 1944. Il s’agit de la Banque mondiale et du Fonds monétaire international (FMI). L’Organisation mondiale du commerce (OMC) s’y ajoute en 1995.

32

C. L'économie turque aujourd'hui

L’économie turque aujourd’hui voit coexister le moderne et le traditionnel. Il faut

néanmoins faire le constat des forces dont dispose le système bancaire. Finalement, l’Etat

patrimonial est enterré, au profit d’une société plus individualiste.

1. La coexistence du moderne et du traditionnel

Comme nous l’avons démontré, l’économie turque a subi un certain nombre de

bouleversements majeurs durant la seconde moitié du vingtième siècle. Elle s’est adaptée aux

changements globaux, et s’est considérablement modernisée. Cependant, à l’heure actuelle,

on constate toujours la coexistence d’éléments modernes et de formes traditionnelles. Tout

d’abord, le pays connaît de fortes disparités. Le développement régional est inégal, entre

l’ouest très développé et l’est stagnant. Les différences de développement entre les secteurs

économiques sont toujours une réalité, avec la prépondérance en termes d’emploi d’un

secteur agricole qui contribue peu au revenu national. Tandis que le reste de l’économie

(l’industrie et les services) offre de bons résultats comparativement.

Sans parler de blocage, un certain nombre de défis s’imposent à la Turquie afin qu’elle

entre totalement dans la modernité. Dans le domaine de l’éducation, l’investissement en

ressources humaines reste insuffisant. De plus, le stock et les flux d’investissements directs

étrangers (IDE) s’avèrent disproportionnés par rapport à la taille de l’économie. Ceci

explique les différences de développement est-ouest. Dans les années 1980 et 1990, la

Turquie a perdu la course aux IDE. De meilleures performances sont donc attendues à ce

niveau.

2. Les forces du système bancaire turc

Les réformes de 2001-2002 ont contribué à remodeler le système bancaire. Une

vingtaine de banques non viables ont été placées sous la tutelle du fonds de garantie de

l’épargne. De plus, la réglementation du secteur s’est alignée sur les normes internationales.

Selon le rapport de l’Agence turque de régulation et de supervision des banques de juin

2009, « Le secteur bancaire turc s'avère très fructueux : son bénéfice a augmenté de 33 pour

33

cent pour atteindre 11 milliards de livres turques au deuxième trimestre de cette année. Le

bénéfice net du secteur a atteint 11 milliards de livres turques »59. Si ces chiffres sont très

acceptables, ils restent tout de même inférieurs à ceux d'autres pays émergents tel que le

Brésil. Les plus grandes banques turques pèsent l'équivalent de 17 milliards d'euros, contre

environ 54,4 milliards pour la banque brésilienne Banco Badesco. Ce même rapport indique

que les banques ont accru leurs placements en titre en 2009, conformément à la tendance

observée depuis 2002. Le secteur bancaire dispose d'une solide structure de capitaux

propres, à hauteur de 98 milliards de livres turques.

Selon Astrick Fredericksen, « Le système bancaire turc est sain » et semble s'imposer

comme un pilier de la stabilité économique. La croissance en volume du PIB était de 6,16%

en 2005, 5,27% en 2006, 9,36% en 2007 et 8,40% en 200860. La tendance semble se

confirmer, puisque la croissance du pays était de 11% au premier trimestre de 2011, bien

que, comme le précise l'économiste Ahmet Insel, la crise économique européenne risque

d'avoir un impact négatif sur l'économie turque.

3. L'Etat patrimonial enterré, une société plus individualiste

Au-delà des données purement économiques, le bouleversement économique et social

se traduit par une transformation radicale des réseaux d'appartenance (hemşerlik). La

concordance de la démocratisation et de l'émergence de la représentativité avec l'économie

de marché et la mondialisation, a eu pour effet, en Turquie comme dans de nombreux pays

occidentaux puis orientaux, de mener à l'individuation de la société. Ali Kazancığıl explique

qu’un lien social contractuel61 a remplacé le traditionnel lien communautaire.

Les structures et valeurs communautaires sont en recul, du fait notamment de la

moindre force du nationalisme et du populisme aujourd'hui, par rapport à l'ère Atatürk. Les

réseaux d'appartenance s'adaptent. Mais certains acteurs sont marginalisés, au premier rang

desquels la classe ouvrière et la population des bidonvilles. A l'opposé se trouve une nouvelle

élite, une couche moderne qui porte l'économie. Elle connaît les codes de la concurrence et

59Selon le rapport trimestriel des marchés financiers « juin 2009 », publié par l'Agence turque de régulation et

de supervision des banques (BDDK) 60 Le Nouvel Observateur, « Atlas économique », mis à jour au 01/01/2011

61 Ali Kazanciğil, « Processus d'individuation en Turquie », synthèse de l’introduction de A. Kazancığıl au CEMOTI, n°26, 1998

34

du mérite, et méprise les traditions communautaires, tout en resserrant ses liens autour de

l'institution familiale, qui reste un facteur de stabilité.

En somme, la fin de l’Etat patrimonial fait échos à la mise en place du modèle de

l’Etat optimal, théorisé sous la forme de propositions pour la restructuration et la

minimisation de l’économie publique par Coşkun Can Aktan62 (annexe 1).

En l'espace d'une cinquantaine d'années, la Turquie a opéré un virage néolibéral

incontestable, qui lui a permis de sortir des crises à répétition et de mettre en place un

système soutenable et ayant un certain poids à l'échelle mondiale. « La Turquie s'impose

désormais sur la scène internationale comme une économie émergente d'une grande vitalité,

membre du G20 et classée 15ème économie mondiale »63

Ce passage de l'économie turque à un modèle résolument néolibéral, tant en idées

qu'en pratique, a eu de fortes répercussions sur la société turque dans son ensemble, ainsi

que sur le domaine de l'urbain. Les conséquences de l'économie néolibérale sont

particulièrement visibles à travers la transformation des structures urbaines.

62 C. C. Aktan, 21.Yüzyıl İçin Yeni Bir Devlet Modeline Doğru Optimal Devlet, Kamu Ekonomisinin ve Yönetiminin

Yeniden Yapılanması ve Küçültülmesine Yönelik Öneriler, 1995, p.149 63 L.-M. Bureau, L. Değer, S. Rumel, « Turquie – Afrique du Sud : reflet de la nouvelle coopération Sud-

Sud ? » IRIS, 2011

35

Chapitre 2 : La transformation des structures urbaines

La question de l’économie urbaine désigne les interactions entre territoire urbain et

économie. Selon certaines modalités, le territoire urbain, en tant qu’espace physique et objet

de représentations, détermine l’économie urbaine. A l’inverse, et dans la perspective

développée ici, l’économie urbaine, comprenant les activités dans toute leur diversité,

contribue à (re)produire et façonner le territoire.

Le lien entre économie néolibérale et territoire urbain réside dans le dynamisme d’un

espace sujet au renouvellement, de ce fait favorisé par le capitalisme. Les villes ont acquis un

rôle économique important, en tant que pôle d’accumulation de richesse, pôle de

transformation des biens de toutes sortes, pôle d’échange et d’innovation. Dans ce contexte,

l’urbain est devenu l’un des principaux terrains de jeu de l’économie néolibérale. Cette

dernière est en partie responsable de l’accélération de l’urbanisation, puis de la

« transformation urbaine », également appelée « régénération ». Par exemple, les capitaux

internationaux influencent le développement et la croissance des métropoles.

L’urbanisation en Turquie a toujours été l’objet d’un conflit entre l’espace et le capital.

Elle se divise en quatre périodes. La première renvoie à l’époque du parti unique (1923-

1945), dominée par une forte volonté d’occidentalisation de la Turquie. Il s’agit de

moderniser et d’urbaniser le pays de façon forcée. Dans un second temps, de 1945 au début

des années 1980, apparaissent les habitations auto-construites, appelées gecekondu64,

parallèlement à la mécanisation de l’agriculture et à une migration intensive vers les villes.

Ensuite vient la période de la hausse des taux des habitations informelles et de

l’ « immeublisation » des gecekondu, dans les années 1980 et 1990. Enfin la quatrième

période, toujours en cours, sera l’objet de ce chapitre. C’est le temps de la transformation

urbaine.

L’économie néolibérale a eu un impact notable sur la transformation urbaine à

Istanbul. Cette influence s’incarne principalement dans le développement d’une logique

concurrentielle. La suburbanisation et l’exclusion en sont les conséquences directes.

64 La deuxième partie de cette étude sera l’objet d’une définition précise du gecekondu.

36

I. La transformation urbaine à Istanbul

La transformation urbaine désigne un processus englobant toutes sortes

d’interventions mises en œuvre par l’autorité publique, ou encore l’ensemble des

changements réalisés spontanément dans les zones urbaines. Cette transformation comprend

les changements économiques, sociaux et spatiaux des zones urbanisées. La plupart des

grandes villes du monde sont touchées, de la régénération des Docklands de Londres à la

création d’Al-Abdali (un nouveau centre urbain à Amman), en passant par la transformation

du quartier de la Goutte d’ Or à Paris. Les métropoles qui n’opèrent pas de transformation

urbaine semblent connaître certaines difficultés à s’intégrer dans le système global des villes.

Depuis le début des années 2000, la transformation urbaine a été utilisée en Turquie

comme une nouvelle stratégie d’urbanisation. Istanbul est la ville la plus touchée par ce

processus. Dans le contexte stambouliote, la transformation urbaine répond à un certain

nombre de causes. Elle s’articule autour de plusieurs axes. Enfin l’autorité publique joue un

rôle dans cette transformation.

A. L’origine et les causes de la transformation urbaine

La transformation urbaine est issue d’un désir d’attractivité lié à la ville d’Istanbul.

L’origine de cette transformation se trouve également dans les dangers que représente un

haut risque sismique. Il s’agit en outre de préserver un héritage historique.

1. Un désir d’attractivité

Istanbul s’impose sans aucun doute comme le pôle majeur d’attraction

démographique et économique de la Turquie.

En 1997, Stéphane Yerasimos montrait déjà l’incapacité des pouvoirs publics comme

des milieux universitaires à définir le nombre d’habitants que comptait Istanbul65. Ceci

s’explique par la difficulté à déterminer les limites géographiques de cette métropole d’une

65 S. Yerasimos, « Istanbul, Métropole Inconnue », CEMOTI, n°24, 1997

37

part. D’autre part, elle est traversée par un nombre croissant de flux, qui empêchent tout

calcul exact de sa population. Selon l’Institut des Statistiques de la Turquie, en 2008, 17,8%

de la population du pays vivait à Istanbul66. Ceci représentait 12.697.164 personnes, soit

environ six fois le volume de la population parisienne. Ainsi Istanbul se place au 17ème rang

des villes les plus peuplées du monde67. L’OCDE évoque quant à elle le chiffre de 15

millions d’habitants en 200868 à Istanbul, qui prend ainsi le 8ème rang en termes de

population parmi les 78 régions métropolitaines de l’OCDE, et la première place pour ce qui

est de l’accroissement démographique depuis le milieu des années 1990.

La métropole stambouliote s’impose comme le centre névralgique du commerce

intérieur et extérieur de la Turquie. Le commerce y est le secteur le plus important après celui

de l’industrie. Istanbul fournit 27% de la valeur ajoutée du secteur du commerce sur

l’ensemble de la Turquie69. L’importation en direction d’Istanbul représente 40% des

importations du pays. Le chiffre s’élève à 46% pour les exportations.

De plus, le tourisme de congrès s’ajoute au fort potentiel touristique de la ville. Outre

les innombrables monuments historiques à renommée mondiale (la basilique Sainte Sophie,

la mosquée de Sultanahmet, la tour de Galata…), 34% des 2.400.000 œuvres présentes dans

les 153 musées que compte la Turquie sont exposées à Istanbul. Enfin depuis l’ouverture des

négociations en 2006, la transformation urbaine n’a cessé de s’accélérer en vue de la

nomination d’Istanbul en tant que « Capitale européenne de la culture en 2010 ». Ce

processus a perduré par la suite.

Le désir d’attractivité est donc l’une des principales causes de la transformation

urbaine à Istanbul.

2. Une zone à haut risque sismique

Le tremblement de terre de 1999, qui a fait 17.480 morts, 23.781 blessés et des

centaines de milliers de sans-abris, a accéléré le processus de transformation urbaine. Ce fût

l’occasion d’une prise de conscience à la fois des dangers et du potentiel financier d’une telle

66 Turkstat (TÜİK), Turkish Statistical Institute, Prime Ministry, Republic of Turkey, n°14, 26.01.2009. 67 Classement effectué par le site www.populationdata.net. 68 OCDE, « Examens territoriaux de l’OCDE : Istanbul, Turquie », Synthèses, mai 2008. 69 Site internet de la municipalité du Grand Istanbul, www.ibb.gov.tr.

38

transformation. Le marché immobilier recherche des terrains au sol stable pour la

construction d’ensembles résidentiels.

La Grande Municipalité d’Istanbul a obtenu le droit de reconstruire toutes les

habitations informelles. Cependant, seuls les quartiers à forte valeur ajoutée ont été

réhabilités, au premier rang desquels se situent ceux disposant d’une vue sur la mer ou sur le

Bosphore, ou à proximité des forêts et des espaces verts. Dans le même temps, les

conditions de vie des gecekondu sont restées précaires. Le procédé de gentrification70

(phénomène urbain d’embourgeoisement) se met alors en marche.

3. La préservation de l’héritage historique

Comme l’explique la chercheuse Nicole Girard71, la sauvegarde de l’héritage

historique d’Istanbul répond à des enjeux essentiels en termes « d’identité ». Tandis qu’à

Naples, la stratégie consiste à construire de nouvelles centralités dans le cadre d’une

réinterprétation d’espaces publics historiques, à Istanbul, la protection des monuments et des

vestiges emblématiques est l’axe privilégié par les pouvoirs publics. En effet, de nombreuses

opérations de restauration sont mises en chantier dans différents quartiers de la ville. Ainsi,

un projet en coopération avec l’UNESCO a permis la rénovation des murailles byzantines de

la ville.

Cette mobilisation patrimoniale a un caractère éminemment politique. Dans le cas

d’Istanbul, l’idée poursuivie vise à l’exaltation d’un « modèle » national. En amont, une

certaine lecture de l’histoire est à l’origine d’une réinterprétation du passé. Dans cette

perspective, les risques liés à la réécriture ne sont pas toujours pris en compte. Les

conséquences sur le domaine de l’urbain peuvent être considérables, en particulier sur le

secteur de l’habitat.

70 Le terme sera défini ultérieurement 71 Nicole Girard, « Patrimoine et politiques urbaines en Méditerranée », Rives méditerranéennes, n°16, 2003

39

B. Les grands axes de la transformation urbaine à Istanbul depuis

les années 1990

Hatice Kurtuluş72 divise le processus de transformation urbaine à Istanbul en trois

phases. Tout d’abord, le XIXème siècle marque l’apparition de l’Etat-nation et du processus

de modernisation du pays. Ensuite, la fin de la Seconde Guerre mondiale a vu l’avènement

de l’urbanisation spéciale et spontanée. Enfin, des changements socio-économiques et

spatiaux très rapides débutent à partir des années 1980.

Les orientations de la planification municipale depuis les années 1990, à travers les

projets et les tendances d’aménagement urbain à Istanbul, sont autant de preuves de la

transformation urbaine toujours en cours. En outre un certain nombre de centres

secondaires se sont constitués. Les opérateurs immobiliers sont devenus les artisans de la

reconstruction des zones urbaines.

1. Les grands projets

La ville d’Istanbul est depuis une vingtaine d’années le théâtre de projets parfois

qualifiés de pharaoniques.

Marmaray est un projet de voie ferrée reliant les parties européenne et asiatique

d’Istanbul à travers le Bosphore. Cela implique la construction d’un tunnel, immergé par 60

mètres de fond. Ce serait le métro le plus profond du monde construit selon cette méthode.

La mise en service est prévue pour 2013. Mais le projet a actuellement deux ans de retard, dû

en grande partie aux découvertes archéologiques sur le site du terminal européen en 2005. Le

coût total de la réalisation devrait être de 2,5 milliards d’euros.

L’aéroport international Sabiah Gökçen est le deuxième aéroport d’Istanbul après

l’aéroport Atatürk. Situé sur la rive asiatique, il a été construit et inauguré en 2003. En 2007,

le trafic s’y élevait à quatre millions de passagers. En 2008, l’aéroport a été l’objet de travaux,

visant à porter sa capacité à 25 millions de voyageurs par an. Cet aéroport est en

développement le plus rapide d’Europe.

72

H.Kurtulus, Istanbul’da Kentsel Ayrışma, 2005.

40

En sus de ces deux réalisations, Istanbul a vu la construction du circuit de Formule 1

Istanbul Park, ainsi que d’immenses centres commerciaux, dont le plus grand d’Europe

(Cevahir Istanbul). Plus récemment, en avril 2011, Le Premier ministre Recep Tayyip

Erdoğan a annoncé ce qu’il qualifie lui-même de « projet fou », à savoir la construction d’un

canal, en plus du Bosphore.

2. La formation des centres secondaires

Gülçin Erdi Lelandais73, docteure en sociologie, met en exergue la création de centres

secondaires, dans le but de remédier aux forts embouteillages qui engorgent la ville. L’un se

situerait à l’est de la ville (Kartal), et l’autre à l’ouest. La conséquence majeure d’un tel projet

réside dans le risque d’un étalement urbain exacerbé. Le centre historique a vocation à

devenir une véritable ville-musée, destinée au tourisme. Aujourd’hui encore, le quartier de

Taksim, certes très touristique, abrite un grand nombre d’immeubles de bureaux.

Dans les années à venir, un second centre financier devrait voir le jour sur la partie

asiatique de la ville. Ce projet répond à un double objectif de désengorger l’actuel quartier

des finances de Levent-Maslak et de faire d’Istanbul un centre financier à l’échelle

internationale.

3. La reconstruction des zones urbaines par les promoteurs immobiliers

G. E. Lelandais évoque également le rôle des promoteurs immobiliers dans la

transformation des zones urbaines. De nombreuses gated communities, quartiers résidentiels

fermés et sécurisés, voient le jour à Istanbul (figure 6). Ils accueillent des couches sociales

aisées et nouvellement enrichies.

Les constructions des promoteurs immobiliers répondent en priorité aux nouveaux

critères de sélection des ménages à hauts revenus. Ces derniers sont intéressés en premier

lieu par la vue de la maison, l’éloignement de la complexité du centre-ville, ou encore la

proximité des zones naturelles. Les zones les plus touchées sont celles qui bénéficient d’une

vue sur le Bosphore (Beykoz, Sarıyer…), et celles qui sont proches des forêts et des lacs, tel

que Küçükçekmece. Les bidonvilles sont alors détruits pour laisser place aux cités

73

G. E. Lelandais, « Quartiers de contestation... quartiers d’exclusion », Cultures & Conflits, n°76, 2009

41

d’immeubles de haut standing, construites notamment par TOKI74, l’un des principaux

promoteurs immobiliers à Istanbul.

C. Le rôle de l’autorité publique dans la transformation urbaine

L’autorité publique s’est attribuée les missions de favoriser l’urbanisation et de

rationnaliser la transformation urbaine.

1. Favoriser l’urbanisation

Istanbul s’est imposée comme le centre industriel, financier et logistique du pays. Les

pouvoirs publics poursuivent l’idée de faire de la métropole stambouliote un véritable hub de

la finance, de la logistique, de la culture et du tourisme. Il s’agit d’étendre son rayonnement,

non plus à l’échelle nationale, mais bien au niveau de la région eurasiatique.

L’urbanisation est l’un des principaux fers de lance de cette stratégie. Comme

l’explique G. E. Lelandais, la ville a longtemps été considérée comme le moteur de la

transition des sociétés vers la modernité. La ville est le lieu central des enjeux et des

problèmes publics, à travers ce que l’on appelle la « question urbaine ». Le sentiment

74 TOKI (Toplu Konut Idaresi Başkanlığı) : Département d’administration du logement collectif

Source : http://www.beykozkonaklari.org/

Figure 6 : Beykoz konakları - Un exemple de cité privée à Istanbul

42

d’insécurité et la volonté de constituer des espaces protégés sont au centre des politiques

urbaines. Ces dernières ont pour but de restructurer la ville, en éloignant vers les périphéries

les populations défavorisées et démunies.

2. Rationaliser la transformation urbaine

A l’échelle d’Istanbul, les pouvoir publics se sont retrouvés face à des problèmes

majeurs, suite à l’urbanisation anarchique des années 1950 à 1980. Les conditions de vie

précaires des gecekondu, le risque de tremblement de terre et le processus de

désindustrialisation de la ville doivent figurer parmi les priorités des autorités publiques

d’Istanbul.

Dans le même temps, faire face à la concurrence internationale et devenir un pôle

d’innovation national implique pour Istanbul d’accélérer sa restructuration, axée sur le

développement des secteurs complémentaires.

Les enjeux sont donc divers, à la fois sociaux, économiques, environnementaux et

sécuritaires. Les pouvoirs publics ont la mission de rationaliser la transformation urbaine,

afin de permettre à ces différents enjeux de coexister.

Istanbul est depuis les années 2000 l’objet d’une transformation urbaine rapide,

radicale et financièrement intéressée. Cette ville s’impose plus que jamais comme le centre

d’impulsion du pays, et, sous certains aspects, de la région eurasiatique. La municipalité

d’Istanbul poursuit un certain nombre d’objectifs. Elle souhaite changer l’image des quartiers

à mauvaise réputation, constituer une vitrine pour le reste du monde, et attirer les capitaux

par le faste et les paillettes. L’aspect social des politiques semble actuellement absent.

L’urbain à Istanbul est entré dans une logique purement concurrentielle.

43

II. La logique concurrentielle

A Istanbul comme ailleurs, la classe dominante, majoritairement bourgeoise, domine

l’espace. Les politiques spatiales se développent sous la surveillance du système capitaliste.

Les urbains s’efforcent de répondre aux critères imposés par le capitalisme. La naissance

d’une nouvelle bourgeoisie dominante à Istanbul a accentué le phénomène de spéculation

foncière, qui a des conséquences sur la planification urbaine.

A. La nouvelle bourgeoisie dominante

La nouvelle bourgeoisie dominante correspond à une origine, des secteurs d’activité

et une installation géographique déterminés.

1. Son origine

A partir du début des années 1990, l’ensemble de la Turquie connaît une période

d’évolution économique, culturelle et politique. L’intégration au marché économique

mondial et à l’économie néolibérale ont créé des changements économiques et sociaux à

grande échelle. Le développement du secteur privé et la volonté de faire d’Istanbul une

métropole mondiale ont entraîné une mutation de l’économie de la ville, ainsi que du profil

socio-économique de ses habitants. Les secteurs financier et tertiaire se sont substitués au

secteur de l’industrie. L’activité industrielle a été déplacée vers les périphéries afin de dégager

les centres villes. Par conséquent, les structures de l’emploi évoluent et la répartition des

revenus change. Cela conduit à l’émergence de « nouveaux consommateurs ».

Les revenus de cette nouvelle classe, issus principalement du secteur tertiaire, sont

supérieurs à ceux de la classe ouvrière. Ainsi émerge une forme de consommation inédite,

influencée par le style de vie de ces nouvelles populations. Ces consommateurs sont qualifiés

de différentes manières selon les auteurs. Tolga İslam parle de « classe moyenne » au capital

culturel élevé, au détriment d’un fort capital économique75. Ülke Evrim Uysal les appelle les

yuppies, ou encore « les bobos » (bourgeois-bohème) et indique que ces groupes sociaux ont

75 T. İslam, “Tartışmalar”, İstanbul’da Soylulaştırma Eski Kentin Yeni Sahipleri içinde, 2006, p.169.

44

leur propre style de vie76. Comme l’explique T. İslam, cette nouvelle classe bourgeoise va se

resserrer au début des années 2000. Elle est désormais limitée à des individus aux revenus

économiques largement supérieurs et à l’éducation d’élite.

2. Les secteurs d’activités concernés

Les activités financières et de services dans leur ensemble se situent au centre de la

ville d’Istanbul, dans les quartiers à forte valeur ajoutée. Le secteur de la création (art,

publicité, production audiovisuelle et cinématographique…) s’est en grande partie installé

dans les quartiers huppés, aux immeubles de bureaux datant de la Renaissance turque

(Taksim, Nişantaşı). Les activités bancaires sont quant à elles intégrées au centre financier de

Levent-Maslak, avec ses tours aussi modernes que vertigineuses.

Les universités font également partie des lieux privilégiés de cette nouvelle

bourgeoisie dominante. Après les années 1980, l’émergence des universités et des institutions

culturelles privées a entrainé la transformation et la reconversion des anciennes zones

industrielles. Sur les rives européennes du Bosphore, sont installées des universités de renom,

telles que l’Université du Bosphore, L’Université francophone de Galatasaray, ou encore

l’Université des Beaux-Arts Mimar Sinan.

3. Son installation géographique

La haute bourgeoisie stambouliote ne recherche pas en priorité la proximité du lieu de

travail. Le confort et la sécurité semblent être les principales préoccupations de cette

population. Il s’agit de trouver un lieu calme, en opposition au bruit incessant de « la ville qui

ne dort jamais »77. La vue sur le Bosphore ou sur la mer et la proximité des espaces verts

sont autant d’atouts privilégiés.

De plus, la sécurité est au cœur des préoccupations de la classe bourgeoise

stambouliote. En effet, la multiplication des cités privées, les gated communities, figure parmi les

marqueurs essentiels de la prépondérance de la classe bourgeoise. Jean-François Pérouse a

76 Ü. E. Uysal, “Soylulaștırma Kuramlarının İstanbul’da Uygulanabilirliği: Cihangir Örneği”, Planlama Dergisi,

n°2, 2006 77 A. Kazancığıl, La Turquie, 2008, p.111.

45

étudié ce phénomène78. 60.000 personnes vivraient actuellement dans ces « cités dorées »,

fermées, surveillées et sécurisées. Les deux plus grandes sont Alkent-2000 à Büyükçekmece

et Acarkent dans l’arrondissement de Beykoz. Les prix de ces logements varient entre

300.000 et 2 millions de dollars. Le critère ultime d’admission dans ces cités est le niveau de

revenus. Loin des centres-villes, les gated communities se situent aux marges de l’aire urbaine.

B. La spéculation foncière

Dans une logique purement capitaliste, la naissance et le développement d’une

nouvelle bourgeoisie dominante issue du néolibéralisme a fait naître une pression sur les prix

du foncier. Le terrain devient alors une simple marchandise. Puis la spéculation foncière et

immobilière augmente. Enfin aucune mesure fiscale palliative n’est mise en place.

1. Le terrain : une simple marchandise

Déjà en 1980, le sociologue Bernard Granotier constatait qu’à Istanbul, le terrain était

considéré comme une simple marchandise79. Le foncier répond uniquement aux mécanismes

du marché. Les prix du sol augmentent plus vite que les prix à la consommation. Les

spéculateurs professionnels et les ménages aux revenus élevés influencent les prix. En effet,

le logement est un objet de commerce courant. Cet état de fait trouve son origine dans les

mœurs de la Turquie. Le désir d’être propriétaire est commun aux ménages turcs. Bien que la

location soit en progression, elle reste largement dénigrée.

Parallèlement, les sociétés transnationales adoptent le même comportement

économique vis-à-vis des propriétés commerciales. Elles proposent des prix élevés, ce qui a

tendance à augmenter la valeur foncière aux alentours. Les ménages qui ne disposent pas des

moyens suffisants pour supporter cette augmentation des prix sont contraints de partir.

2. Le développement de la spéculation foncière et immobilière

La spéculation est une mise en miroir. C’est l’activité qui consiste à imaginer, à

anticiper les réactions et les activités d’un autre acteur économique que soi-même, et à se

78 J.-F. Pérouse, « Istanbul cernée par les cités privées », Revue Urbanisme, n°324, 2002 79 B. Granotier, La planète des bidonvilles, perspective de l’explosion urbaine dans le tiers-monde, 1980

46

mettre à sa place. Ensuite, toute une stratégie est définie en fonction de cette anticipation. La

spéculation peut se résumer à un pari sur l’avenir qui repose sur la capacité à s’identifier à un

autre acteur économique.

La spéculation foncière consiste à anticiper sur de fortes variations positives du prix

du foncier. Une étude de l’Observatoire Urbain d’Istanbul montre que la spéculation

foncière et immobilière est très développée à Istanbul80. La coexistence de trois facteurs, à

savoir l’arrivée annuelle et massive de migrants en recherche de logement, la forte inflation

forçant à investir dans la pierre, et le marché immobilier peu contrôlé, ont mené à

l’accélération de la spéculation. Le déménagement du consulat américain du quartier de

Beyoğlu à Istinye en 2001 illustre ce propos. Une bulle de spéculation immobilière s’est alors

enclenchée. Les logements situés dans ce quartier ont vu leurs prix doubler depuis

l’ouverture du consulat.

En outre, la spéculation atteint son paroxysme à l’intérieur du marché du logement

parallèle. 90% du marché immobilier échappe au contrôle administratif des collectivités

locales. De nombreuses transactions sont effectuées en dehors de tout cadre juridique, et de

manière irrégulière. Cela concerne particulièrement les quartiers de gecekondu. En toile de

fond, une mafia contrôle et profite de cette spéculation autour du marché de la terre.

3. L’absence de mesures fiscales palliatives

B. Granotier dénonce le fait que trop peu de gouvernements turcs aient pris les

mesures fiscales recommandées par la Conférence mondiale de l’habitat de 1976 à

Vancouver. L’idée consistait à taxer les plus-values foncières dues à l’initiative privée. En

1998, un projet réunissant l’UNESCO, la CEE et TOKI visait à la construction de

logements sociaux dans les quartiers de Fener et Balat. L’étude de faisabilité réalisée en

amont du projet estimait que : « toute mesure réglementaire et coercitive visant à juguler la

spéculation est vouée à l’échec en raison du caractère chaotique du marché foncier dans

l’agglomération d’Istanbul et l’importance de la rente foncière dans une économie fondée sur

80 M. Tixeire, « Bilan critique des politiques de logement social à Istanbul », Observatoire Urbain d’Istanbul, 2003.

47

une inflation de 100% par an. Par conséquent, la limitation de la spéculation dépendra

fortement de la politique d’intervention du projet sur le quartier »81.

Or aujourd’hui encore, les planifications urbaines ont du mal à être appliquées. Le

processus est notamment freiné par une présence mafieuse dans le marché de l’immobilier et

par l’irrégularité des méthodes. De plus, les politiciens tardent à prendre les mesures

nécessaires pour remédier à cet échec urbanistique. Au contraire, la spéculation foncière

pousse les acteurs politiques à se réapproprier des terrains publics illégalement construits

pour renflouer leurs caisses par la revente de ces terrains.

C. Les conséquences de la spéculation sur la planification urbaine

La spéculation foncière cause d’importants dommages. En résulte notamment un

nombre élevé de logements vacants. La demande devient dépendante de l’offre.

1. Les ravages de la spéculation foncière

B. Granotier énumère les effets néfastes de la spéculation foncière82. Celle-ci mène

tout d’abord à l’escalade des loyers, par le dépassement des plafonds légaux des taux

d’intérêts autorisés. Les prix des terrains, surtout au centre-ville, augmentent

considérablement. Ces terrains sont laissés aux promoteurs, dans une logique de profit

résolument libérale, peu importe le remplacement des populations et les conséquences

humaines. En définitive, la valeur du terrain n’est pas basée sur le coût économique (le prix

de la terre agricole ajouté au coût de l’infrastructure), mais bien sur le niveau des prix

pratiqué dans le centre-ville. De plus, la spéculation au centre-ville a des répercussions sur les

périphéries : « La spéculation au centre-ville contaminait le reste du tissu urbain »83. Enfin la

part des prix des terrains dans le coût total du logement explose pour devenir exorbitante.

81 M. Tixeire, 2003 82 B. Granotier, 1980 83 B. Granotier, 1980, p.82

48

2. Un nombre élevé de terrains vacants

A Istanbul de manière générale, et plus spécifiquement dans les arrondissements

centraux, de nombreux logements restent vacants. Ce vide laissé dans certains quartiers

semble illogique, compte tenu de la demande croissante de logements. Selon l’Observatoire

Urbain d’Istanbul, cette évolution s’explique par le départ des populations les plus aisées et

par une forte dégradation du bâti ancien d’une part. D’autre part, ce vide est le produit de

pratiques spéculatives. Le quartier de Beyoğlu, situé au cœur de l’activité culturelle, artistique

et touristique de la ville, est un exemple criant de zone désertée.

En effet, le bénéfice à réaliser à travers une hausse spéculative des loyers est plus

important que la pénalité due à la vacation du terrain, explique B. Granotier. Subsiste alors

une limitation volontaire de l’offre sur le marché foncier.

3. La demande dépendante de l’offre

La très forte demande de logements à Istanbul a contribué à la hausse de la

spéculation financière, et ce de manière excessive en centre-ville. Ceci a une influence

négative sur la spéculation urbaine dans son ensemble. En résulte une croissance urbaine

intensive, sans plan ni contrôle de la part des autorités. Ainsi la demande est devenue

totalement dépendante de l’offre. Les propriétaires et les promoteurs immobiliers

déterminent les prix.

L’habitat urbain à Istanbul est réglé selon une logique concurrentielle, inspirée du

capitalisme et mise en œuvre dans le cadre d’un programme économique néolibéral. L’Etat et

les collectivités locales n’interviennent ni pour réguler les prix, ni pour contribuer à la

réhabilitation de quartiers de logements sociaux. La compétence de détermination des prix

est laissée aux marchés, et exercée en grande partie par les promoteurs, qui règnent sur le

foncier et l’immobilier à travers des pratiques fortement spéculatives. Les principes du

marché libre ont été privilégiés, ne laissant aucune place aux fondements sociaux de

l’urbanisme. La nouvelle urbanisation qu’a connue Istanbul a mené à de fortes inégalités

49

économiques, sociales et spatiales. Cette logique concurrentielle est à l’origine de problèmes

urbains récurrents, tels que la suburbanisation et l’exclusion.

III. La suburbanisation et l’exclusion

L’adjectif suburbain désigne « ce qui est à la périphérie immédiate d’une ville »84. La

suburbanisation est « un processus d’extension des phénomènes de banlieue au détriment

des espaces ruraux périurbains »85. En urbanisme, ce phénomène précède et accompagne

l’exclusion. La suburbanisation et l’exclusion sont le fait de la transformation urbaine et des

grands projets mis en place par la municipalité d’Istanbul et l’Etat turc. Ces maux sont

également le résultat d’un processus économique en œuvre en Turquie depuis les années

1950, qui a mené au développement d’une économie néolibérale.

Les flux migratoires sont à l’origine d’une explosion démographique permanente à

Istanbul. Cet accroissement de population est la cause principale de l’étalement urbain. Ce

dernier est générateur de fragmentation urbaine.

A. L’expansion démographique permanente

L’expansion démographique de la ville d’Istanbul provient des flux migratoires.

Stéphane Yerasimos, ancien enseignant-chercheur et spécialiste entre autres de la Turquie, a

étudié ces différents flux. Tout d’abord, l’immigration interne prend deux dimensions.

Ensuite interviennent les flux régionaux et internationaux. Enfin S. Yerasimos livre ses

prévisions sur l’expansion démographique stambouliote.

84 Le Petit Larousse illustré 2012 85 P. Georges, Géopolitique des minorités, 1984.

50

1. Les deux dimensions de l’immigration interne en Turquie

D’une part, l’exode rural des années 1950 à 1984 est un fait économique. Sous l’effet

du développement économique évoqué précédemment, la population agricole diminue, au

profit des activités situées en ville. A cette période, Istanbul devient sans conteste le centre

économique du pays. En effet, les stratégies d’urbanisation du début de la République,

centrées sur la nouvelle capitale Ankara, n’ont pas été à même de freiner la progression

d’Istanbul. Dans les années 1970, les crises pétrolières modifient la conjoncture. La

libéralisation de l’économie va rendre les capitaux plus mobiles et encourager les

investisseurs à chercher les endroits les plus avantageux et la main d’œuvre la moins chère.

Apparaît alors une compétition entre les villes, qui n’aura de cesse de s’intensifier. Istanbul

gagne la partie et devient le cœur économique du pays. En résulte une immigration accrue

vers la métropole. J.-F. Pérouse dénombre quatre vagues migratoires à destination d’Istanbul

depuis la Seconde Guerre mondiale86 : celle en provenance des Balkans, puis celle en

provenance de l’Anatolie centre-orientale, ensuite celle en provenance de la mer Noire, enfin

celle en provenance du sud-est du pays depuis les années 1990.

D’autre part, G. E. Lelandais87 évoque une seconde dimension de l’immigration

interne en Turquie, à travers les déplacements forcés. Ils sont provoqués par les

affrontements qui opposent l’armée et le PKK88 dans le sud-est de la Turquie. A partir de la

décennie 1990, le pouvoir militaire turc décide l’évacuation d’une partie des zones rurales,

dans le but de constituer une « zone interdite », afin d’empêcher les villages de la région

d’aider les engagés du PKK. L’Institut national des statistiques de la Turquie89 avance le

nombre officiel de 380.000 individus déplacés du Sud-est de la Turquie.

86 J. F. Pérouse, « Phénomène migratoire, formation et différenciation des associations de hemşehri à

Istanbul : chronologies et géographies croisées », EJTS, 2005b 87 G. E. Lelandais, 2009 88 Le PKK (Partiya Karkerên Kurdistan) est le Parti des travailleurs du Kurdistan. Il est en opposition armée

avec la Turquie depuis 1984 89 L’Institut National des Statistiques (Devlet İstatistik Enstitüsü) ne doit pas être confondu avec l’Agence des

Statistiques de la Turquie (Türkiye İstatistik Kurumu).

51

2. Les flux migratoires régionaux et internationaux

Il est souvent difficile d’étudier les données de l’immigration à destination d’Istanbul.

En effet, il faudrait pour cela séparer les calculs globaux relatifs à la Turquie, des chiffres

concernant uniquement la ville d’Istanbul.

Cependant, J.-F. Pérouse évoque les flux migratoires régionaux à destination

d’Istanbul90. Selon lui, le lieu commun selon lequel Istanbul serait l’archétype d’une

métropole méditerranéenne91 doit être remis en cause. Dans le cadre de notre étude, les trois

flux migratoires mis en exergue par J.-F. Pérouse sont intéressants. Tout d’abord, il est juste

de parler d’un « retour des Maghrébins à Istanbul ». Un rapprochement avec les Grecs est

également à noter. Enfin, si les flux israéliens vers Istanbul n’ont pas la même ampleur que

les flux maghrébins, les migrations d’hommes d’affaires et de techniciens, ainsi que les flux

touristiques en provenance d’Israël restent importants.

3. Les prévisions de Stéphane Yerasimos92

Istanbul est une ville gigantesque. La population de la métropole a été multipliée par

dix depuis 1950. Le nombre d’habitants est mal évalué, souvent surévalué et dramatisé par

les habitants eux-mêmes et par les observateurs. Deux convictions persistent dans les esprits.

Istanbul supporterait tout le poids de l’exode rural de la Turquie. Et cet exode proviendrait

des régions kurdes du sud-est du pays. En réalité, entre 1985 et 1990, Istanbul n’avait que le

quatrième taux de croissance des villes turques. De plus, la population immigrée à Istanbul

provient principalement de la mer Noire (figure 7).

Pourtant, poursuit S. Yerasimos, l’avenir de la métropole stambouliote reste la

croissance urbaine. L’exode rural continuera car la population agricole ne cessera de

diminuer. En outre, les problèmes économiques contribueront à poursuivre le repli sur

l’immobilier déjà en cours, de même que la spéculation. L’expansion urbaine ne s’arrêtera pas

tant qu’il n’y aura pas de volonté du corps politique et social d’y remédier. « Dans ces

90 J.-F. Pérouse, « Istanbul, une métropole méditerranéenne ? Critique d’un lieu commun tenace », Cahiers de la

Méditerranée, n°64, 2002 91 J.-F. Troin, dans Les métropoles de la Méditerranée (1997), énumère les principales caractéristiques communes

aux métropoles méditerranéennes : la proximité de la mer, un mode de vie, un type particulier d’organisation urbaine et de l’habitat, et des caractéristiques climatiques spécifiques.

92 S. Yerasimos, 1997

52

conditions, l’agglomération peut s’étirer à l’infini, du moment que sa centralité disparaît et

que son unité devient une fiction », explique S. Yerasimos.

B. L’étalement urbain

L’étalement urbain désigne ici le développement des zones périphériques. Sous

l’Empire ottoman, Istanbul s’étendait dans les limites de ce que l’on appelle aujourd’hui la

« ville turque », autrement dit le côté européen situé au sud de la Corne d’Or. Les quartiers

actuels de Galata, Eyüp, Üsküdar et Kadiköy formaient des villes à part entière. Depuis,

Istanbul est devenue une véritable métropole, qui n’a cessé de s’étendre (figure 8). Des

chiffres significatifs viennent attester de l’étalement urbain, duquel découle une pluralité de

centres urbains, ainsi que d’autres conséquences.

Figure 7 : principaux départements ayant alimenté l'immigration à Istanbul (d'après DIE, 2000)

53

1. Des chiffres significatifs

La base documentaire de l’Observatoire Urbain nous donne des données chiffrées de

l’étalement urbain à Istanbul. Tout d’abord, l’hyper-centre historique, que constituent les

arrondissements d’Eminönü, de Fatih et de Beyoğlu, représente aujourd’hui seulement 5%

de la superficie urbanisée de la ville, et concentre moins de 10% de la population totale.

Depuis 1990, on observe un dépeuplement des arrondissements centraux, en particulier de

Fatih et d’Eminönü, mais également de Beşiktaş, de Şişli et de Beyoğlu. Dans le même

temps, la population des arrondissements périphériques tel que Büyükçekmece ne cesse

d’augmenter. Onze nouveaux arrondissements ont été créés depuis 1990.

2. Une pluralité de centres urbains

Istanbul compte 32 communes et plusieurs centres-villes. La superficie de la ville est

de 5.512 km²93. Il est donc difficile de parler de centralité. Le développement de la ville se

fait selon un modèle polycentrique, avec l’apparition de « sous-centres » autour des grandes

avenues telles que Büyükdere ou encore Bakırköy. De véritables « sous-villes » voient

finalement le jour.

93 Site de la municipalité du Grand Istanbul, www.ibb.gov.tr

Figure 8 : les étapes de la croissance urbaine d'Istanbul

54

3. Les conséquences de l’étalement urbain

Parmi les nombreuses conséquences de l’étalement urbain, trois thèmes se dégagent

et intéressent prioritairement la ville d’Istanbul, compte tenu de ses spécificités et des enjeux

majeurs qu’elle doit relever.

Dans un premier temps, l’étalement urbain est un facteur d’augmentation de la

circulation automobile. En effet, la proximité du lieu de travail n’étant plus ni une priorité, ni

un choix possible laissé aux ménages (l’offre de logement conditionne la demande), les

trajets en voiture sont à la fois plus

longs et plus nombreux. Par ailleurs, les

Stambouliotes peuvent difficilement

compter sur les transports en commun.

Bien que les bus couvrent une grande

part du réseau urbain, ceux-ci restent

dépendants du trafic routier et de ses

embouteillages qui paralysent la ville. Il

n’existe pas de couloirs dédiés aux bus

de ville à Istanbul. En outre, le métro, le

tramway et le funiculaire sont certes en

très bon état de fonctionnement, mais

ils ne desservent qu’une portion réduite

du réseau urbain. Ainsi les

Stambouliotes semblent préférer se

déplacer à l’aide de leurs propres

véhicules. L’Agence des Statistiques de

la Turquie estimait qu’en 2005, Istanbul

représentait le département le plus

motorisé de l’Etat, avec 27% des

automobiles du pays. La voiture représentait ainsi 31,94% des transports motorisés de

l’espace urbain.

Ensuite, l’étalement urbain déplace les emplois en périphérie. Les emplois concernés

sont en majorité issus de l’industrie. Les ouvriers, plus dépendants de la nécessité de

Figure 9 : dynamisme de l'extension urbaine à Istanbul

55

proximité du lieu de travail que les catégories socio-professionnelles issues du tertiaire, sont

donc contraints de déménager à la périphérie en même temps que leurs emplois.

Parallèlement, l’épanouissement du secteur tertiaire ayant eu lieu en centre-ville, les ouvriers

n’ont pas toujours les moyens économiques de supporter la hausse des loyers induite.

Enfin, l’étalement de la ville a pour conséquence générale le fractionnement social,

voire politique, du fait de la multiplication des centres.

C. Les processus de fragmentation urbaine

En plus de la transformation urbaine dominée par une logique concurrentielle,

l’expansion en termes de nombre d’habitants et l’étalement géographique de la ville

d’Istanbul ont été à l’origine des processus de fragmentation géographique, économique,

politique et sociale. La gentrification à Istanbul a fait naître un certain nombre de frontières

dans la ville.

1. La gentrification à Istanbul

Le terme « gentrification », inventé par la sociologue allemande Ruth Adele Glass en

1964, désigne un phénomène urbain d’embourgeoisement. Il consiste en une revalorisation

de l’environnement résidentiel, couplé à un changement de population aspirant à vivre au

cœur de la ville. Il n’existe pas d’équivalent adapté en français. Le terme

« embourgeoisement » tronque certains aspects essentiels de la gentrification.

Concrètement, la gentrification commence lorsque des groupes sociaux relativement

aisés découvrent ou redécouvrent un quartier situé en centre-ville qui offre de nombreux

avantages, et décident d’y migrer. Ceci contribue à augmenter les valeurs immobilières de la

zone en question. Par conséquent, les catégories sociales économiquement inférieures à la

nouvelle bourgeoisie fraîchement installée sont contraintes de migrer vers des quartiers à

moindres coûts. Dans le même temps, le quartier en proie à la gentrification subit de

profonds changements. L’embourgeoisement se traduit par une pression plus forte des

nouveaux habitants sur les pouvoirs publics, afin que ces derniers améliorent le quartier. La

gentrification comprend alors plusieurs dimensions, en termes d’éducation, de commerce et

de développement d’infrastructures.

56

A la fin des années 1980, démarre une période de forte évolution économique,

politique et culturelle dans l’ensemble de la Turquie. Cela a conduit à l’émergence de zones

« gentrifiées » à Istanbul. L’intégration au marché économique mondial et à l’économie

néolibérale a causé des changements non seulement économiques, mais également sociaux et

spatiaux.

Nilgün Ergün évoque quatre catégories de lieux en proie à la gentrification94. Tout

d’abord, sont touchées les zones de centres d’affaires et leurs environs. Ce type

d’investissement est alors plutôt résidentiel. Ensuite vient le tour des quartiers centraux, puis

des zones éloignées de la ville (les anciennes zones des gecekondu). Enfin, les murs de la

ville95 connaissent la gentrification après un renforcement des infrastructures et des

transports. Ces dernières années, se développe à Istanbul un mouvement de gentrification au

nom de la transformation urbaine. Nihal Coşkun et Selcen Yalçın ont réalisé une étude de

cas concernant la gentrification à Istanbul96. Y sont entre autres décrits comme « gentrifiés »

les quartiers d’Arnavutköy, d’Ortaköy et de Galata (figure 10). Les quartiers de Tarlabaşı,

Sulukule et Süleymaniye sont actuellement en cours de transformation.

94 N. Ergün, « Gentrification in Istanbul », Cities, Vol.21, n°5, 2004 95 L’expression « les murs de la ville » renvoie aux murailles de l’ancienne Constantinople, à savoir les

fortifications qui entouraient la cité. 96 N. Coşkun et Yalçın, “Gentrification in a Globalising World, case study : Istanbul”, ENHR, 2007

Figure 10 : le quartier gentrifié de Galata

Crédit : Marie Fonteneau

Crédit : Marie Fonteneau

57

2. Les frontières dans la ville

Les processus de transformation urbaine à Istanbul, en premier lieu la gentrification,

ont contribué à établir des frontières dans la ville.

D’une part, des espaces urbains sont devenus inaccessibles à certains groupes sociaux.

Comme l’indique G. E. Lelandais, les populations les plus touchées sont « les non-

propriétaires, les exclus, les discriminés du fait de leur origine ou de leur culture »97. Par

exemple, dans les cités aux logements luxueux construites par le promoteur TOKI, l’accès

est formellement interdit aux non-résidents. Un système de surveillance est mis en place,

avec des barrières et un poste de contrôle d’identité.

D’autre part, la ghettoïsation et la relégation vers les périphéries représentent une

forme de frontière. Depuis 2003, la majorité des projets de TOKI est destinée aux classes

sociales aisées (figure 11). Ces constructions sont réalisées sur les terrains des bidonvilles

(gecekondu), forçant les habitants à quitter les lieux. Aucun projet de logement réalisé sur les

terrains des gecekondu du centre-ville d’Istanbul ne prévoit de relogement sur place.

97 G. E. Lelandais, « Quartiers de contestation... quartiers d'exclusion », 2009

Figure 11 : Les projets en cours ou terminés, financés par TOKI à Istanbul

58

En définitive, la ville d’Istanbul est dominée par des logiques de séparations, à la fois

sociales et spatiales. Le concept de frontière dans la ville, entre les quartiers et entre les

habitants eux-mêmes, prend alors tout son sens. Il renvoie à la nécessité de réexaminer la

réalité urbaine et les politiques de la ville.

En conclusion, la transformation urbaine en cours à Istanbul depuis les années 1990,

dominée par une logique concurrentielle - la nouvelle bourgeoisie dominante fait pression

sur les loyers et la spéculation s’amplifie – a mené à la suburbanisation et à l’exclusion. La

croissance démographique constante et l’étalement urbain sont autant de conséquences

néfastes de la transformation d’Istanbul. En résulte une indéniable fragmentation urbaine. La

gentrification en est le symptôme. Finalement, des frontières s’élèvent à l’intérieur même de

la ville.

Le développement du secteur privé et la volonté de faire d’Istanbul une métropole

mondiale a entraîné une mutation de l’économie de la ville. La métropole stambouliote a

changé de visage. Elle s’est considérablement modernisée et développée. De nombreux

arguments à dominante économique viennent attester des bénéfices considérables de la

transformation urbaine. Néanmoins, d’importantes limites sont également apparues. Les

stratégies d’évolution de l’urbain mises en place depuis les années 1950 ont dans le même

temps favorisé le développement de l’habitat illégal.

59

Chapitre 3 : Le développement de l’habitat illégal

L’économie néolibérale a eu une forte influence sur les structures urbaines

stambouliotes. S’il est difficile de le démontrer de manière concrète, il paraît toutefois

évident que les pratiques et les lignes de conduite adoptées à l’échelle de la ville

correspondent à l’idéologie libérale, à travers un laisser-faire généralisé. Les forces du marché

se sont imposées. Le pouvoir en matière de transformation urbaine est partagé entre les

promoteurs immobiliers et les investisseurs étrangers d’une part, l’Etat et les collectivités

locales d’autre part. Cependant, loin d’exercer un rôle d’arbitre et d’imposer des règles

d’intérêt général, les pouvoirs publics suivent la logique libérale adoptée par les acteurs

privés. Cette tendance est en cours depuis les années 1950. Elle s’est accentuée à partir des

années 1990 et se poursuit encore actuellement.

Stéphane Yerasimos dénombre quatre catégories concomitantes de production de

l’espace urbain à Istanbul98. Tout d’abord, les opérations ponctuelles, menées par des

coopératives, concernent la création de grands équipements, de centres d’affaires et d’autres

lieux de concentration d’activités. Dans ce cadre, le logement social fait figure d’exception et

les opérations s’accompagnent de pratiques immobilières spéculatives. La seconde catégorie

est une reproduction de l’espace urbain légal, géré par des documents d’urbanisme. Les

opérations d’ensemble restent rares et ce mode de production n’empêche pas les

transgressions à la loi. Les deux dernières catégories sont la production de l’espace urbain

illégal et sa légalisation. Elles recouvrent une très grande partie de l’espace urbain

stambouliote.

La prépondérance du néolibéralisme en matière d’urbanisme à Istanbul est démontrée

par le développement de l’habitat illégal. Il s’agit d’un modèle d’implantation urbaine qui

ignore les permissions administratives (permis de construire), les standards de sécurité et les

restrictions d’occupation des terres.

Après avoir défini l’habitat illégal, la compréhension des causes de son apparition

amènera la question de sa gestion en Turquie.

98 S. Yerasimos, 1997.

60

I. Définir l’habitat illégal

Les définitions de l’habitat illégal, qu’elles soient données par Bernard Granotier99 ou

par Mike Davis100, mettent systématiquement en avant le phénomène d’invasion urbaine.

L’habitat illégal peut ensuite revêtir différentes formes. Enfin, la large place de ce type de

construction dans le paysage urbain est un critère commun aux villes méditerranéennes.

A. Les invasions urbaines

Ces « invasions » ont débuté, dans la plupart des pays, à la fin des années 1940 et au

début des années 1950. Elles se caractérisent par une importante préparation au préalable,

nécessitant la solidarité des acteurs internes et externes. Enfin il existe plusieurs formes

d’invasions urbaines.

1. Une installation rigoureusement organisée

Les invasions sont rarement le fait d’actes imprévus. Elles sont préparées en amont et

minutieusement planifiées. Parfois, des étudiants architectes ou des ingénieurs prennent part

à cette préparation. Les futurs « envahisseurs » étudient le plan du quartier et déterminent le

moment le plus approprié pour s’y installer. A Istanbul, cela a lieu la nuit. Ainsi le terme

gecekondu signifie littéralement « construit en une nuit ». De plus, le nombre d’envahisseurs

doit être relativement conséquent. Les gecekondu stambouliotes accueillent entre cinquante

et cent familles en une nuit.

Ces modalités d’action limitent considérablement l’action des autorités. En effet,

lorsque la police constate l’installation illégale de ces populations le matin, l’organisation et le

nombre important de personnes rendent toute évacuation impossible sans bain de sang. Les

autorités n’ont d’autre choix que de s’incliner devant le fait accompli.

99 B. Granotier, La planète des bidonvilles, 1980. 100 M. Davis, Le pire des mondes possible – De l’explosion urbaine au bidonville global, 2007

61

2. Une nécessaire solidarité

L’architecte franco-grec Candilis (disciple de Le Corbusier) a assisté par hasard à une

invasion. Les Nations Unies avaient chargé Candilis d’étudier l’évolution des bidonvilles de

Lima (Pérou). Ce dernier a donc pu témoigner de la planification minutieuse élaborée pour le

futur quartier et de la discipline des habitants à suivre le plan101. A l’intérieur même du

quartier auto-construit, dès les premières heures, la solidarité se met en place. Rien ne laisse

penser à une somme d’individus se déchirant pour gagner quelques centimètres de terrain ou

un meilleur emplacement. Dans les semaines et les mois qui suivent l’installation, un

véritable réseau se met alors en place. Celui-ci peut être fondé sur le village d’appartenance,

l’origine religieuse ou encore le critère familial.

En outre, des éléments extérieurs apportent leur aide lors de l’invasion. C’est le cas

des étudiants en architecture, des ingénieurs, mais également des associations de solidarité.

Ces individus, ces groupes pourront par la suite défendre la cause des populations des

quartiers illégaux face aux autorités qui chercheront à les expulser.

3. Typologie des invasions urbaines

B. Granotier précise qu’il existe différents modes d’invasion, comprenant différentes

caractéristiques selon les villes. Colette Vallat élabore une typologie des invasions urbaines102.

Tout d’abord, l’ « abus de zone » comprend des entorses aux lois urbanistiques en

vigueur. Les espaces colonisés étaient à l’origine réservés à l’agriculture, aux espaces verts et

aux équipements. Ce type d’illégalité correspond à la définition de « l’habitat non structuré ».

Ensuite, lorsque les bâtiments élevés sur des zones constructibles sont trop

nombreux ou trop élevés, on parle alors d’ « abus de norme ». L’Antiparokhi d’Athènes

illustre parfaitement ce type d’invasion. Cette situation est également caractéristique

d’Istanbul. En effet, le parking Park-Otel est trop élevé. De même le rapport entre la surface

au sol et la surface plancher autorisé n’a pas été respecté lors de la construction du centre

commercial et culturel de Şişli.

101 J.-M. Rodriguo, Le sentier de l’audace : les organisations populaires à la conquête du Pérou, p.53 102 C. Vallat, « Ville illégale, ville vivante : l’exception méditerranéenne », Réalités industrielles, 2008.

62

Enfin la squattérisation103 désigne une situation dans laquelle les occupants ne disposent

d’aucun document foncier. La classification se fait alors par rapport au statut foncier. Ces

habitants connaissent une grande précarité. Ils peuvent être chassés des terrains qu’ils

occupent sans droit, particulièrement s’il s’agit de propriétés appartenant à des fondations

pieuses. C’est notamment le cas des waqfs au Nord de l’Afrique, ou encore des terres de

l’Eglise orthodoxe à Athènes.

L’habitat illégal débute donc par une invasion rapide, rendue possible par une

planification minutieuse et une certaine solidarité. Une typologie des différents modes

d’invasions urbaines permet de mettre en lumière la diversité des situations. Il existe

également plusieurs formes d’habitat illégal.

B. Les différentes formes d’habitat illégal

La notion d’habitat illégal n’est pas linéaire. Elle se traduit de différentes manières en

fonction du temps et du lieu (une région, un pays, une ville). Selon la classification opérée

par B. Granotier104, il existerait trois formes principales d’habitat illégal, à savoir les quartiers

populaires, les quartiers populaires planifiés, et les bidonvilles.

1. Les quartiers populaires

Les quartiers populaires sont des lieux dans lesquels le mode de vie et l’identité

culturelle sont en opposition avec l’Occident. Ce sont souvent des quartiers porteurs

d’histoire, objets d’opérations de sauvetage de la part de l’UNESCO. L’auteur donne

l’exemple de la Médina de Fès (Maroc), qui, du fait de son importance historique et culturelle

et de par la vulnérabilité de ses constructions, est placée sous la protection de l’UNESCO.

Les quartiers populaires résultent d’une croissance spontanée. Ils sont alors construits

sans plan régulier. Les infrastructures et les services y sont insuffisants.

103 Squattérisation : néologisme issu de l’anglais squat, signifiant « s’accroupir », qui trouve ses racines dans

l’ancien français. En découle le verbe squatter, couramment utilisé en français, équivalent d’ « habiter, être installé de façon illégale dans un bâtiment ou sur un terrain ». La squattérisation désigne donc l’action de s’installer illégalement dans un endroit inoccupé.

104 B. Granotier, 1980, p.59-62

63

2. Les quartiers populaires planifiés

L’auteur part de l’exemple de la société d’hydrocarbures Pemex105, au Mexique, pour

définir les quartiers populaires planifiés. Cette entreprise construit des logements destinés

aux ouvriers de ses usines. En outre, les travailleurs sont privilégiés par leurs revenus et la

sécurité de l’emploi. Dans ces quartiers, une hausse du niveau de vie et un changement de

comportement sont à constater. Le nombre d’enfants par famille s’élève à seulement deux ou

trois. Dans le même temps, les préoccupations en termes de réussite scolaire pour ces

enfants sont devenues prégnantes.

Cependant, dans le cadre de cette étude, les quartiers populaires planifiés entrent

difficilement dans la notion d’habitat illégal. Bien que les pratiques n’y soient pas toujours

conventionnelles, les habitants profitent d’une certaine qualité de construction et de services.

3. Les bidonvilles

Les bidonvilles sont construits sur des terrains vacants intra-muros et dans les zones

péri-urbaines. En règle générale, ils sont implantés dans les endroits où les bâtiments

classiques ne peuvent s’installer. Cette interdiction peut être liée à la pollution, à un terrain

accidenté, à des pentes raides, des sols inondables, ou encore la présence de voies ferrées. Le

bidonville représente de fait l’habitat marginal le plus vulnérable aux catastrophes naturelles.

Une large part de l’habitat illégal est constituée de bidonvilles. Cependant, il est

difficile de le vérifier car la comptabilité n’est pas tenue. Ceci s’explique pour des raisons

pratiques mais également parce que les gouvernements n’ont pas intérêt à donner les chiffres

réels concernant les bidonvilles.

Les constructions de bidonvilles sont le fait de l’initiative des résidents eux-mêmes.

Aucune aide technique ni financière n’est fournie par les pouvoirs publics. Comme l’indique

l’urbaniste John Turner, raser les bidonvilles s’avère inefficace. En effet, la création

spontanée de capital fixe y étant très importante, il serait irrationnel de supprimer

l’investissement des habitants, en particulier dans un pays où les ressources se font rares.

105 Pemex, ou Petróleos Mexicanos est une entreprise publique mexicaine, créée en 1938 suite à la

nationalisation par décret de toutes les entreprises pétrolières travaillant sur le sol mexicain.

64

De plus, la notion de bidonville intègre un capital social. « Lieu d’entraide », « nid de

chaleur humaine », « espoir » sont les termes utilisés par B. Granotier pour définir le

bidonville. Un caractère émotif entre alors en jeu. Les bidonvillois revendiquent la

légalisation de l’occupation de leurs terrains par les autorités. La légalisation est non

seulement un gage de sérénité pour les occupants, mais également une motivation pour

investir dans l’amélioration du logis ou du quartier.

L’habitat illégal peut donc revêtir différentes formes, qui impliquent divers enjeux. Le

modèle du bidonville est à la fois le plus répandu, et celui qui correspond le mieux à la

définition de l’habitat illégal précédemment évoquée. Cependant, au sein même de la notion

de bidonvilles, les usages diffèrent. L’habitat illégal à Istanbul, majoritairement illustré par les

gecekondu, est un trait commun que cette métropole partage avec les autres villes

méditerranéennes.

C. Un trait commun aux villes méditerranéennes

L’urbanisme en Méditerranée est d’emblée l’objet d’une différenciation entre l’Orient

et l’Occident. En Occident, de nombreux plans et règlements viennent presque

systématiquement encadrer les initiatives individuelles. En revanche, dans le bassin

méditerranéen, les processus d’urbanisation échappent à toutes règles. La plupart des villes

ne sont pas planifiées. D’après l’étude de Colette Vallat106, l’habitat illégal à Istanbul répond

aux caractéristiques des villes méditerranéennes. La richesse du lexique utilisé pour désigner

l’habitat illégal dans le bassin méditerranéen renvoie finalement à une image générale de

paysages urbains de travaux et de chaos.

1. Différentes appellations pour un même phénomène

D’une part, au Sud de la Méditerranée, l’habitat illégal est désigné par le terme

Ashaw’yyah, qui signifie « aléatoire, spontané ». On l’utilise autant pour les douars (villages) ou

pour les Asabiyas (banlieues) du Maghreb, que pour les dhawâhî (banlieues) de l’Est du bassin.

106 C. Vallat, 2008

65

D’autre part, sur la rive Nord méditerranéenne, l’habitat illégal devient bairros di

latas (quartiers de planches) au Portugal, borgate (bourgades) en Italie, chabolas (baraques) en

Espagne, Antiparokhi (contre-échange) en Grèce, ou encore gecekondular107 en Turquie.

C. Vallat estime que « la variété du vocabulaire désignant cette anomalie urbaine

témoigne de son ampleur et de sa banalité »108. L’auteur précise que même si le vocabulaire

renvoie souvent à l’idée de spontanéité, il est préférable de parler d’habitat illégal, de

constructions illicites, ou de quartiers « abusifs ». Parler d’habitat « spontané » reviendrait à

souligner un choix délibéré des habitants, alors qu’il s’agit plutôt d’une nécessité.

2. Des paysages urbains de chaos et de travaux

Les périphéries informelles des rives méditerranéennes donnent l’image d’un

immense chantier vaste et mouvant. Il y a toujours des constructions en cours et beaucoup

de maisons semblent en chantier permanent, voire en friches. En effet, il n’est pas rare que

les travaux soient mis en attente pendant des mois ou même des années, dans l’attente des

moyens financiers nécessaires pour continuer. En Italie, 40% des borgate sont habitées alors

même que la toiture reste incomplète109. A Athènes, Alger et Damas, les structures porteuses

sont parfois laissées en suspens et les fers bondissent des terrasses.

Sur les rives de la Méditerranée, les quartiers illégaux sont en rapide expansion. En

quelques semaines seulement, des arrondissements entiers peuvent voir le jour. Ce fût le cas

pour 500.000 constructions illégales en Algérie, ainsi que pour le quartier d’Izbat Khaïrallah

en Egypte.

En revanche, les rénovations essentielles à la survie de ces quartiers n’ont pas lieu.

Nombre d’entre eux ont gardé la même physionomie que dans les années 1970, lors de leur

construction. La situation est d’autant plus préoccupante que ces habitations sont bâties à

107 Le suffixe –lar, ajouté au mot gecekondu, désigne, en turc, le pluriel. Le terme de gecekondu n’ayant pas de

juste équivalence en français, il n’est pas possible d’y ajouter un pluriel en –s. Cependant, le suffixe pluriel est utilisé de manière variable dans la langue turque. Ainsi de nombreux auteurs francophones choisissent de ne pas l’employer, et d’utiliser le mot gecekondu, au singulier comme au pluriel. Ici, C. Vallat a préféré utiliser le pluriel en –lar, qui sans être une erreur, ne constitue pas une généralité.

108 C. Vallat, 2008, p.37 109 C. Vallat, 2008, p.38

66

l’aide de matériaux de mauvaise qualité. Ceci représente un danger important pour leurs

occupants. Georges Candilis tient à ce sujet des propos très alarmistes110.

Enfin, l’aspect déstructuré des paysages péri-urbains des rives de la Méditerranée

provient de la grande disparité architecturale qui caractérise les constructions illégales.

La définition de l’habitat illégal débute donc avec les invasions urbaines, rapides et

empreintes d’une forte solidarité dans l’action. Ces invasions sont aussi fréquentes que

multiples, car elles peuvent être le fait d’un « abus de zone », d’un « abus de norme » ou de la

squattérisation. De plus, l’habitat illégal s’illustre de différentes manières, des quartiers

populaires aux bidonvilles, en passant par les quartiers populaires planifiés. Enfin, l’habitat

illégal à Istanbul n’est que le reflet d’usages courants sur les rives de la Méditerranée.

Il semble maintenant essentiel de comprendre l’origine et les causes d’apparition de

l’habitat illégal, en recentrant l’analyse sur la ville d’Istanbul.

II. Origine et causes d’apparition de l’habitat illégal à Istanbul

L’habitat illégal à Istanbul est le fait de causes globales, que partagent de nombreuses

villes dans le monde. Est le plus souvent pointé du doigt l’exode rural, qui a causé un afflux

de ruraux en milieu urbain. Mais dans le cas d’Istanbul, plusieurs causes spécifiques à la

métropole et à la Turquie sont à l’origine de l’émergence et de l’expansion de l’habitat illégal.

L’habitat illégal provient de l’explosion urbaine. Il peut être perçu comme une

réponse aux défaillances des institutions publiques. Il est enfin dû à l’incomplétude du

système.

110 J.-M. Rodriguo, 1990, p.53

67

A. L’explosion urbaine

Le bouleversement économique de la Turquie à partir des années 1950, développé en

détail dans le premier chapitre, est à l’origine d’un fort exode rural. Ce dernier a contraint les

structures urbaines stambouliotes à faire face au problème du nombre d’habitants. Suite à

cela, le sol disponible pour l’accueil des populations s’est fait de plus en plus rare. Enfin le

nombre de constructions n’a pas été à même de juguler l’explosion urbaine.

1. Faire face au nombre

La mécanisation de l’agriculture et le passage à la société industrielle sont les

principales causes de l’exode rural en Turquie. A cela, il convient d’ajouter les progrès en

termes d’éducation, qui ont vu un plus grand nombre de lycéens turcs s’installer dans les

grandes villes du pays (principalement Ankara, Istanbul, Izmir et Antalya) afin d’y poursuivre

leurs études supérieures.

L’offre d’emploi en ville étant insuffisante par rapport à une demande en constante

augmentation, s’est alors formé et développé un secteur informel. Egalement appelé

« économie grise », ou encore « économie souterraine », le secteur informel « regroupe un

large éventail d'activités allant des activités légales réalisées illégalement aux activités

illégales »111. De cette économie grise découle une urbanisation informelle, que représentent

les gecekondu.

2. La rareté du sol à Istanbul

Les terrains disponibles à l’arrivée des migrants vers Istanbul étaient de fait

insuffisants. Ainsi ces nouveaux arrivants, qui pour la majorité d’entre eux n’avaient pas les

moyens financiers de supporter les prix pratiqués dans les domaines foncier et immobilier,

n’ont eu d’autre choix que de s’installer illégalement.

La succession de plans quinquennaux de développement économique et social à

partir de 1963 n’a pas permis de diminuer la proportion de la population en quartiers sous-

111 Source : Encyclopédie Universalis

68

intégrés. Elle était de 13,5% en 1960, et déjà de 21,8% en 1965112. A partir de 1965, le taux

de croissance des quartiers irréguliers passe à 9,5% par an.

3. Un nombre de constructions insuffisant

B. Granotier chiffre le besoin en construction à 90.000 unités par an dans les années

1950. A cette époque, les réalisations manquent déjà. Seulement 52.000 unités sont

construites chaque année. La spéculation foncière vient détourner le capital. Celui-ci n’est

plus tourné vers l’investissement productif. Il se dirige progressivement vers l’immobilier, qui

permet certes d’attirer l’argent grâce à la spéculation foncière, mais aggrave le manque de

constructions.

La problématique du nombre, la rareté du sol et le manque de constructions à

Istanbul ont contribué à l’explosion urbaine qui se poursuit encore actuellement. Ces

caractères sont communs à de nombreuses grandes villes dans le monde, qui tout en s’étalant

continuellement, ne peuvent supporter une incontrôlable augmentation du nombre

d’habitants. Ainsi se développe l’habitat illégal. Cependant à Istanbul, la propagation de ce

type d’habitat est également due aux déficiences des institutions publiques.

B. La réponse aux défaillances des institutions publiques

Si l’origine de l’habitat illégal peut être imputée aux bouleversements socio-

économiques de la seconde moitié du XXème siècle, il apparait également que les institutions

publiques n’ont pas été à la hauteur des mutations urbaines. La résolution du problème que

constitue l’habitat illégal s’est avérée inadaptée. De plus, elle n’a pas été accompagnée d’une

politique de logement social. Enfin, les calculs électoraux des responsables politiques n’ont

fait qu’amplifier le phénomène.

1. Une résolution linéaire du problème inadaptée

B. Granotier113 estime que le développement de l’habitat illégal est en partie causé par

ce qu’il nomme « le dualisme de la structure urbaine »114. Ceci renvoie à un système dans

112 B. Granotier, 1980

69

lequel un aspect négatif d’un problème global est considéré isolément. En d’autres termes,

les autorités répriment un symptôme, de manière souvent artificielle, sans chercher à

comprendre le problème dans sa globalité. Les conséquences peuvent être encore plus

dommageables que les difficultés posées par le problème en lui-même.

A Istanbul comme ailleurs, le raisonnement est le suivant. L’installation illégale de

bidonvilles enlaidit le paysage urbain. La solution rapide et efficace consiste donc à raser les

bidonvilles, afin de les faire disparaître. Cependant les populations qui vivaient dans ces

habitations illégales se retrouvent donc sans abris, ramenées au point de départ. La situation

urbaine de base, qu’ils ont trouvée en arrivant dans la ville, n’a pas changé. La surpopulation,

la rareté du sol et les prix trop élevés des loyers sont toujours des réalités auxquelles ces

populations à bas revenus ne peuvent faire face. Très vite, ces sans-abris vont chercher à se

reloger, de la seule manière qui leur soit accessible. Les taudis ressurgissent alors dans des

sites encore moins adaptés, où apparaît une plus grande densité de pauvreté.

Résoudre le problème de l’habitat illégal de façon linéaire est inefficient et contre-

productif. Il est impératif de prendre en compte toutes les variables de ce système complexe

afin d’aboutir à des solutions durables. En outre, l’expulsion d’habitants à faibles revenus de

leur lieu de vie perd tout son sens si aucune solution de relogement n’est proposée.

2. L’absence de politique de logement social

L’absence de politique publique de logement social est également à l'origine de la

multiplication des constructions illégales à Istanbul.

Après la Seconde guerre mondiale, le modèle libéral de croissance accélérée

préconisait la maximisation du PNB afin de financer le développement et les aides sociales.

Cependant, les différentes couches de la société n’ont pas profité équitablement de cette

distribution. Comme l’indique B. Granotier : « Le bâtiment et les travaux publics – sauf

incitations correctrices de l’Etat, bien rares dans le Tiers monde capitaliste – n’ont aucun

intérêt à se consacrer à une amélioration de la pauvreté urbaine »115. Majoritairement, les

Etats ont choisi le laisser-faire, à savoir le ciblage d’autres populations pour l’investissement.

113 B. Granotier, 1980 114 B. Granotier, 1980, p.55 115 B. Granotier, 1980, p.106

70

La tendance était à l’ignorance délibérée de l’habitat précaire, tandis que celui-ci ne cessait de

se précariser. Finalement, on bâtit du logement « social » pour les couches supérieures.

A Istanbul, la politique du logement s’avère inadéquate et insuffisante. TOKI,

l’organisme gouvernemental dédié à l’origine au logement social de masse, finance

prioritairement des projets de logement de luxe (figure 12). J.-F. Pérouse confirme ce constat

par l’étude de l’ensemble des projets de TOKI. Sur sept projets recensés, cinq concernent la

construction de logements de luxe, un seul est réservé à de l’habitat social, le septième étant

destiné aux victimes du séisme116.

Figure 12 : Une cité de luxe financée par TOKI ( Ağaoğlu My World)

3. Les calculs électoraux des responsables politiques

L’habitat est un sujet politique central à Istanbul. Les hommes politiques, pour être

élus, doivent savoir le manipuler. Les calculs électoraux ont d’importantes conséquences sur

le domaine de l’urbain.

D’une part, les questions de sécurité et d’image d’un quartier, essentiellement liées à la

présence de l’habitat illégal et des gecekondu en particulier, n’échappent pas aux élus. Ces

116 Figure 11 p. 57

71

derniers, quelques temps avant les élections, vont avoir tendance à diaboliser les occupants

en situation irrégulière et à mettre en place des politiques de transformation urbaine

impliquant le rasement d’habitations précaires.

D’autre part, de nombreuses amnisties ont été pratiquées à la veille d’élections. Les

bidonvillois sont devenus des acteurs politiques à part entière, comme le souligne Hamit

Bozarslan, à propos des nouvelles forces politiques turques apparues dans les années 1970 :

« Ces forces sont nées, en deuxième lieu, de l'exode rural à destination des grandes

métropoles du pays, notamment Istanbul, Ankara et Izmir. Cet immigration donne

inévitablement naissance à des nouveaux acteurs : classe ouvrière, groupes estudiantins,

populations des quartiers de bidonvilles (gecekondu) »117. Les amnisties figurent parmi les

facteurs de développement de l’habitat illégal. Sans être directement encouragée, l’illégalité

s’accompagne, par le biais de l’amnistie, d’une perspective de légalisation a posteriori.

Enfin, les terrains publics sont mis à disposition des politiques pour leurs calculs

électoraux. J.-F. Pérouse note une forte extension des terrains publics à Istanbul, en

particulier dans les arrondissements périphériques. A titre d’exemple, à Beykoz, l’un des

grands terrains forestiers d’Istanbul, 86% de la superficie de l’arrondissement étaient

constitués de terrains publics en 2003118. Le foncier est donc un formidable pouvoir aux

mains de la puissance publique.

L’habitat illégal figure comme une réponse aux défaillances des institutions publiques,

incarnées dans la résolution linéaire et inadaptée du problème, l’absence d’une politique de

logement social, et les calculs électoraux des responsables politiques. En outre,

l’incomplétude du système légal urbain d’Istanbul est une porte ouverte à l’expansion de

l’habitat illégal.

117 H. Bozarslan, « Le chaos après le déluge : notes sur la crise turque des annèes 70 », Cultures & Conflits, n°24-25, 2007 118 J.-F. Pérouse, « « Mülk Allah’indir » (Ce bien est la propriété de Dieu) : stratégies de légitimation de la

propriété foncière aux marges d’Istanbul », EUI Working Papers, Mediterranean Programme Series, n°21, 2008

72

C. L’incomplétude du système légal urbain

J.-F. Pérouse pointe du doigt les différentes failles dans la législation urbaine à

Istanbul, ainsi que les pratiques particulières qui sont autant de causes du développement de

l’habitat illégal119. La « cadastralisation » imparfaite laisse place à des pratiques mafieuses. De

même les changements rapides de statut des terrains mènent à des comportements illégaux.

1. Une « cadastralisation » imparfaite

Le fait que certaines parties du territoire stambouliote ne soient pas couvertes par le

cadastre120 suppose l’existence de flous, de zones de non-droit. Les pratiques illégales

deviennent alors possibles. A Istanbul, ces flous s’avèrent nombreux et parfois de grande

ampleur. A Azayama (arrondissement de Küçükçekmece), 46% du territoire n’était pas

régulièrement inscrit au cadastre en 2004. Depuis 2007, une opération publique de reprise en

main du territoire du quartier consiste à la destruction de l’habitat spontané qui avait été

intensif dans les années 1980.

En sus de ces vides juridiques, le statut foncier reste très incertain. Il est rare de

trouver des zones totalement « occupées » par des populations illégalement. Le légal côtoie

l’illégal. Les copropriétés sont ultra fractionnées et des doutes pèsent sur l’identité des

copropriétaires. Ainsi il devient difficile d’opérer des généralisations en vue de légaliser les

zones.

2. Des pratiques mafieuses

Le contexte de l’incertitude permet les occupations abusives et les transactions à

caractère mafieux. Ces pratiques étaient répandues dans les années 1960 et 1970 lorsque

l’exode rural était très fort. Les ruraux aux faibles moyens financiers recherchaient alors des

terrains pour construire leurs gecekondu. Ils représentaient des proies faciles pour les

119 J.-F. Pérouse, EUI Working Papers, 2008 120 Le cadastre est un document dressant l’état de la propriété foncière d’un territoire. Il s’agit d’un document

administratif, qui définit les limites des propriétés et leurs cotations, garantit les surfaces des parcelles, et contient des informations concernant l’identité des propriétaires des terrains. Dans le cadre d’une étude de l’habitat illégal, le cadastre est important d’un point de vue juridique.

73

escrocs, notamment les faux propriétaires qui construisaient des habitations sommaires sur

des terrains qui ne leur appartenaient pas, dans le but de les revendre.

De plus, l’administration locale, la police et la gendarmerie sont parfois complices de

ces escroqueries. L’administration du cadastre étant loin d’être transparente, de nombreuses

irrégularités naissent sans être découvertes. Les pots de vin, la production de faux

documents, les abus de biens publics et autres pratiques illégales existent bel et bien. Du côté

de la mafia, les pratiques sont radicales. Le chantage, les menaces, l’intimidation, les

meurtres… ne font pas exception.

3. Des changements rapides de statut des terrains

Le flou entourant le cadastre d’Istanbul est amplifié par différents modes de

changement de statut des terrains. Ces pratiques servent les intérêts des autorités publiques

autant que des entreprises privées, qui coopèrent. Les terrains publics, constructibles ou non,

sont vendus au privé, toujours selon d’obscures conditions. Au niveau du foncier, des statuts

intermédiaires apparaissent. Ceci permet à l’habitat illégal de se développer dans des

conditions précaires et sans assurance de statut pour l’avenir.

Tout d’abord, l’administration exerce l’annulation de statut de terrains forestiers. A

Beykoz, 3597 hectares ont ainsi changé de statut. Autrefois non-constructibles, ces espaces le

deviennent, en vue d’être vendus à des prix élevés. En effet, il s’agit de terrains à forte valeur

ajoutée. Leur habilitation à la construction répond donc à une logique de rentabilité de la

part de l’administration. En Turquie, la vente de terrains publics dans un objectif

économique est encouragée par le FMI depuis 2001. Depuis lors, de nombreuses lois (dont

la loi 4916 de juillet 2003121), mesures, règlements et décrets sont autant de preuves de

l’accélération de ce phénomène.

Ensuite, dans les années 1960-1970, les autorités publiques vendaient des terrains à

des migrants récents afin de canaliser l’urbanisation. Il s’agissait alors de résoudre l’impasse

née de l’addition de l’urbanisation et de la rareté du sol. Des zones précises destinées aux

121 L’article 1 de la loi 4916 stipule que « le but de cette loi est de mettre en place les fondements et les

principes qui permettront de faire rapporter à notre économie, en un temps plus court, les biens immobiliers propriété du Trésor ainsi que de définir les procédures de vente des biens du Trésor désignés comme devant être vendus par décision du Conseil des Ministres ».

74

nouveaux arrivants ont été délimitées. Cependant, les titres de propriété n’étaient pas fournis.

Par la suite, les mairies d’arrondissements ont pu échanger ces terrains avec la Direction des

Fondations, sans prévenir les occupants au préalable.

Enfin, l’administration a recours aux baux emphytéotiques. Le bail emphytéotique, de

très longue durée, donne au locataire, l’emphytéote, la quasi-propriété du terrain. A Istanbul,

la durée du bail dépasse rarement 49 ans. Ces baux sont signés au nom du « bien public ».

Mais J.-F. Pérouse dénonce le fait que les terrains concernés finissent le plus souvent aux

mains du privé. Ainsi depuis 2003, le bail emphytéotique à destination du privé est devenu

une pratique institutionnalisée et systématisée par la Direction des Fondations.

Les modifications incessantes des documents d’urbanisme sont source d’insécurité

foncière et ouvrent la voie à l’illégalité. Les pouvoirs publics semblent préférer la recherche

effrénée de la rente urbaine à la résolution du problème de l’habitat illégal. Pire, l’intérêt

général est parfois mis à mal par la logique du profit. En effet, les terrains publics de bien

commun tels que les lycées ou les hôpitaux deviennent des zones de développement

touristique et commercial. De même les zones protégées se transforment en zones

d’urbanisation légales, au détriment des impératifs environnementaux et de santé publique.

Le quartier de Sarıyer, ancienne zone protégée, est maintenant à la merci du développement

urbain.

L’habitat illégal trouve donc les moyens de se développer à Istanbul dans

l’incomplétude du système légal, qui reste flou. La « cadastralisation » est imparfaite, ce qui

permet à la mafia de dominer le foncier dans certains quartiers. A ce flou législatif s’ajoute

des changements rapides de statut des terrains. En définitive, un manque de clarté généralisé

laisse place à l’illégalité. En amont, l’habitat illégal trouve son origine dans le développement

économique qui a bouleversé les structures urbaines. Les institutions publiques

stambouliotes et turques n’ont pas su prendre les mesures nécessaires pour faire face à ces

changements. Il convient maintenant de comprendre comment l’habitat illégal est géré à

Istanbul.

75

III. La gestion de l’habitat illégal : les amnisties

En Turquie, la gestion de l’habitat illégal passe par les amnisties. Cette pratique vise à

mettre fin à une situation d’illégalité par une intervention corrective. Les occupants

obtiennent a posteriori les droits attenants au sol qu’ils occupent de facto depuis plusieurs

années. L’historique des amnisties à Istanbul sera traité dans les chapitres suivants.

Si différentes approches du phénomène de l’habitat illégal sont possibles, la Turquie a

choisi celle des amnisties. Cependant, les autorités publiques tendent à restreindre ce type de

pratique.

A. Différentes approches possibles

B. Granotier liste les possibilités offertes aux politiques pour la gestion de l’habitat

illégal122. Elles peuvent être divisées en quatre catégories, en commençant par le laisser-faire,

puis les politiques restrictives, les politiques positives, enfin les solutions alternatives.

1. Le laisser-faire

La solution du laisser-faire consiste pour les responsables politiques à délibérément

ignorer les situations illégales, ainsi que les conséquences qu’elles impliquent : conditions de

vie précaires, marginalisation, dégradation de l’environnement… L’argument avancé est celui

du manque de ressources.

Dans le même temps, des logements « sociaux » sont construits pour les couches

supérieures de la population. Et lorsque que l’habitat précaire se propage jusqu’aux beaux

quartiers, la Police est envoyée pour faire le nettoyage. Istanbul est un exemple typique de

politique de laisser-faire.

122 B. Granotier, 1980

76

2. Les politiques restrictives

Celles-ci donnent une image de violence et d’intolérance. Les populations sont

rapatriées et les taudis détruits. Les autorités exercent une répression variable sur les

bidonvillois et les colonies de squatters. Ces habitants de l’illégalité sont (r)envoyés vers les

zones rurales ou vers la lointaine banlieue. Ces politiques restrictives ont été utilisées en

Chine lors de la désurbanisation des années 1960. L’ancien régime prochinois du Cambodge

a évacué 90% de la population de la capitale. A Istanbul en 1977 et 1978, l’armée a tiré sur

les occupants lors d’une expulsion.

Lorsque ces pratiques ont lieu dans les pays où la liberté de déplacement est garantie,

elles sont logiquement vouées à l’échec. En effet, les personnes rapatriées ont la possibilité

de revenir en ville. L’expansion des bidonvilles en est une conséquence directe. Les taudis du

centre de la ville détruits, on reconstruit des immeubles de standing. Ainsi les habitants

doivent migrer vers les bidonvilles.

3. Les politiques positives

Elles consistent en l’amélioration du bidonville et la création de lotissements neufs

pour les familles à très faibles revenus123. Deux méthodes existent alors.

D’une part, légaliser la colonie de squatteurs crée une incitation à l’auto-amélioration

du logement et du quartier. C’est la solution « barriada »124 apportée par l’urbaniste Turner au

Président du Pérou, Manuel Prado. Turner constate que les bidonvillois savent parfaitement

se débrouiller seuls et sont capables de restructurer eux-mêmes leur habitat. De ce fait, l’Etat

doit leur venir en aide pour la rénovation, plutôt que de mettre en place des programmes

coûteux et rarement fonctionnels de logements sociaux. Une baisse de la valeur potentielle

de certains quartiers et un préjudice au paysage urbain sont à craindre. Cependant, les

avantages sociaux, économiques et administratifs du maintien sur place se font très vite

sentir.

123 Ces lotissements neufs ne doivent pas être confondus avec les « logements sociaux ». Ils ne sont pas le fait

d’une politique sociale, mais bien de l’initiative privée. On ne peut donc pas parler d’aide sociale concernant ces constructions.

124 J.-M. Rodrigo, 1990, p.52

77

D’autre part, l’obsolescence prématurée du stock de logements à bon marché peut

être évitée. Une politique positive consisterait à un entretien régulier et une bonne gestion de

ces habitations. Le maintien en état d’un parc immobilier existant s’avère moins coûteux que

la construction de toutes pièces de nouveaux logements.

4. Les solutions alternatives

La Banque mondiale s’est constituée son propre modèle d’intervention dans le

secteur urbain. Deux brochures publiées en 1972125 et en 1975126 exposent les propositions

de l’institution. Il s’agit pour l’Etat de réaliser des « trames d’accueil », le plus souvent

destinées à recaser des populations qui ont été délogées lors d’une opération de

transformation urbaine, de réhabilitation d’un quartier, ou encore de dédensification du tissu

urbain127.

Ces « trames d’accueil » désignent concrètement des parcelles assainies sur des sites

équipés. Selon cette proposition, l’utilisation des ressources publiques est rationalisée, et le

temps et le travail des habitants optimisés. Selon les ressources, cela peut aller de la

délimitation de lots de terrains complétés par quelques services, à la planification

sophistiquée en vue de réaliser ce qui ressemblerait à une ville nouvelle. Dans tous les cas, les

habitants doivent être associés au projet.

Malgré les points positifs de cette solution alternative apportée par la Banque

mondiale, de tels projets restent très coûteux. Les coûts étant répartis sur les populations

aidées, cette alternative ne profite donc qu’aux classes moyennes inférieures. Cependant

B. Granotier reste optimiste : « La troisième décennie de l’ONU pour le développement

verra la généralisation des expériences de participation populaire à l’habitat, seule à même de

relever le défi »128.

Les autorités publiques disposent donc d’une large palette de moyens de gestion de

l’habitat illégal. Les solutions apportées dépendent de tout un contexte historique,

125 Banque mondiale, Urbanisation. Etude sectorielle, Washhington DC, Banque mondiale, 1972 126 Banque mondiale, Habitat. Politique sectorielle, Washington DC, Banque mondiale, 1975 127 A. Osmont, La Banque mondiale et les villes: du développement à l'ajustement, 2005, p.34 128 B. Granotier, 1980, p.113

78

économique, social et idéologique. En Turquie, le choix des dirigeants s’est tourné vers les

amnisties, qui entrent dans la catégorie des politiques positives.

B. Les amnisties

Les premières amnisties concernaient les occupations illégales d’Ankara. Elles ont

débuté en 1948. Depuis, pas moins de quinze amnisties ont été édictées. J.-F. Pérouse opère

une typologie des légalisations129. Au-delà des amnisties directes, d’autres cas de légalisation

ont été dénombrés, ainsi que des amnisties indirectes.

1. Les amnisties directes

Le cadre général des amnisties renvoie à la légalisation par la distribution de tapu

(titres de propriété). Cette légalisation a posteriori est souvent le résultat d’un long rapport

de force entre la population locale et les pouvoirs locaux. Les terrains occupés sont

finalement vendus aux habitants à des prix avantageux.

Cependant, dans les années 1990, la logique a changé. Avant 1996, les prix de vente

restaient symboliques. L’objectif était bien la légalisation. Par la suite, les prix ont augmenté

selon un principe de réalité. En 1997 à Mehmet Akif (arrondissement de Küçükçekmece),

sur les 420 familles concernées par les ventes de terrains, seules dix d’entre elles en avaient

les moyens financiers. De plus, un arrêt de la Cour de cassation de 1989 nie toute validité du

tapu distribué. A partir de là, la transformation du statut de l’illégalité en droit de propriété

n’est plus assurée. Les pratiques deviennent floues.

2. D’autres cas de légalisation par la vente ou la location de terrains

La loi n°5084 de février 2006 offre à l’Etat la possibilité de céder des terrains publics

à des investisseurs. Désormais les familles occupant illégalement les terrains ne sont plus

prioritaires pour l’achat de ces terrains. La pratique montre que les grands groupes de

construction, parfois liés au pouvoir politique, sont favorisés par rapport aux familles qui

occupaient déjà les lieux. Ces dernières se trouvent alors dans l’obligation de partir.

129 J.-F. Pérouse, EUI Working Papers, 2008

79

La vente et la location de terrains publics représentent une importante source de

revenus pour les collectivités locales. Le quotidien Milliyet publie en 2007 un article indiquant

que le total des ventes en 2006 se chiffrait à 954 millions de livres turques, c’est-à-dire 600

millions d’euros130.

3. Les amnisties indirectes

Un certain nombre de pratiques ont eu pour effet indirect de légaliser des situations

auparavant illégales. L’équipement de terrains en infrastructures permettant la distribution

d’eau et d’électricité, ou encore le raccordement aux transports publics, peuvent être

considérés comme un début de reconnaissance pour ces quartiers auparavant marginalisés.

En outre, des lois, des directives et des règlements ont pour conséquence indirecte

d’entériner les abus et les entorses au droit. J.-F. Pérouse prend l’exemple du règlement sur la

construction édicté en avril 2000. De même des amnisties ad hoc sont accordées aux

établissements industriels qui ne menacent pas les équilibres naturels.

Les amnisties représentent le fer de lance de la politique de gestion de l’habitat illégal

en Turquie. Paradoxalement, elles contribuent à l’accélération de l’habitat illégal. En effet, les

individus et les entreprises prennent plus facilement le risque de s’installer illégalement, du

fait de cette perspective d’obtention d’un titre de propriété par l’achat a posteriori. Les

amnisties sont désormais accordées prioritairement aux entreprises, dans une logique de

profit et de développement économique. Pour les acteurs publics, cette logique est plus

rentable. Les entreprises ont les moyens d’acheter à des prix plus élevés que les familles

installées illégalement, qui ont, par définition, de modestes revenus.

Les ventes symboliques renvoient à une période révolue. La stratégie du fait accompli

profite seulement aux groupes de construction, voire aux individus qui disposent de relations

sures dans l’appareil administratif. Car l’Administration se montre de plus en plus intolérante

envers ces pratiques de légalisation.

130 Hürriyet, “Hazine taşınmazlarından 1 milyar YTL'lik gelir”, Milliyet, 14.06.2007

80

C. Vers une plus grande intolérance

Si les amnisties constituaient la norme jusqu’à la fin des années 1990, on observe

désormais un changement d’attitude de la part des autorités publiques, vers moins de

tolérance vis-à-vis de l’habitat illégal. J.-F. Pérouse évoque « le temps révolu de la tolérance

politicienne »131. Dans cette perspective, le Code pénal turc a été modifié, avec la volonté

sous-jacente de créer de l’illégalité foncière.

1. « Le temps révolu de la tolérance politicienne »

Depuis le début des années 2000, les pouvoirs publics stambouliotes ont opéré un

changement d’attitude vis-à-vis de l’habitat illégal. La tolérance n’est plus de rigueur. Les

amnisties se font rares et sont accordées moins directement. Les groupes de revendications

citoyens en faveur de la légalisation semblent avoir perdu une part de leur pouvoir

d’influence.

Cette évolution se vérifie par l’augmentation du prix de vente des terrains publics en

vue de la légalisation. Les habitants se retrouvent en concurrence directe avec les entreprises

commerciales et industrielles, qui bénéficient d’une priorité d’achat du fait de leur proximité

avec les pouvoirs publics. En tout état de cause, les modes de légitimation restent toujours

très flous.

2. Des changements dans le Code pénal turc

Ces modifications vont dans le sens d’une criminalisation de l’installation et de la

construction illégales. L’illégalité foncière est sévèrement pénalisée. Les modifications les

plus marquantes datent de 2004.

L’article 184 alinéa 1 a été modifié par la loi 5237 du 26 septembre 2004. Le

législateur consacre alors la criminalité de l’acte en lui-même, ainsi que de la situation

d’occupation. Les occupants, mais également ceux qui ont toléré ou favorisé ces délits

encourent de sévères peines de prison, allant de un an à quatre ans d’enfermement.

131 J.-F. Pérouse, 2008

81

3. La volonté de créer de l’illégalité foncière

Néanmoins, cette évolution autant dans l’état d’esprit des autorités que dans la

législation ne reflète pas une volonté de favoriser la légalité et de faire appliquer le droit. En

substance, le but est de créer de l’illégalité foncière afin de justifier les opérations de

rénovation urbaine sur des terrains « occupés ».

La connotation très péjorative du statut d’ « occupant » révèle cet objectif sous-jacent

de faire passer les habitants en situation irrégulière pour des criminels. Les pouvoirs publics

gagnent ainsi la bataille de l’image. De destructeurs de lieux de vie d’une population

défavorisée, ils deviennent les personnes publiques de bonne volonté souhaitant réaliser des

travaux dans un but d’intérêt collectif, sans en avoir la possibilité. Parallèlement, les

« occupants » seraient des opportunistes profitant du système tout en empêchant le

développement urbain.

Cependant, ce manichéisme est invalidé par la pratique. A titre d’exemple, le quartier

d’Ayazma est présenté comme une zone occupée. Pourtant, plus du tiers des terrains est

possédé « légalement ». De plus, moins de 25% des terrains concernés par l’opération de

transformation urbaine appartiennent au Trésor et sont inscrits au cadastre comme terrains

publics. Enfin le reste des terrains concernés par la transformation n’est pas clairement

enregistré au cadastre. Les pouvoirs publics semblent donc « profiter » des statuts

intermédiaires et de l’illégalité.

En Turquie, la gestion de l’habitat illégal a longtemps pris la forme d’amnisties,

directes ou indirectes. Les prix de vente des terrains occupés illégalement restaient

symboliques. II s’agissait avant tout de prendre en compte les risques liés à cet habitat

précaire. Puis, le principe de réalité et la logique de profit ont pris le dessus. La récente

évolution vers l’intolérance des autorités publiques ne doit pas être entendue comme une

volonté de mettre fin à des pratiques illégales, dans un objectif d’imposition d’un droit

universel. Cette intolérance sert les objectifs financiers de l’Etat et des collectivités locales. Il

s’agit de renflouer les caisses publiques et de permettre en priorité le développement de

l’initiative privée, très souvent au détriment des familles qui se voient délogées.

82

En conclusion de ce chapitre, l’habitat illégal n’est pas une particularité d’Istanbul. Il

correspond au modèle des villes méditerranéennes et, plus largement, existe partout dans le

monde. A cet égard, l’œuvre de Mike Davis, Le pire des mondes possibles, nous éclaire sur le

caractère global de l’habitat illégal. Déjà en 1980, B. Granotier expliquait que la loi des

doublements s’était vérifiée dans les années 1970. Dans les PED, si le taux de croissance

démographique est de 2,5% à 3% par an, ces chiffres doivent être multipliés par deux pour

obtenir le taux de croissance urbaine. Quant au taux annuel d’extension des taudis, des

bidonvilles et des colonies de squatteurs, il se situe entre 10% et 12%. Les autorités

municipales et gouvernementales ne parviennent pas à juguler cette expansion de misère.

En sus de ces paradigmes globaux, à Istanbul, le rôle de l’administration publique est

central. Ses défaillances ont contribué au développement de l’habitat illégal. Le système

stambouliote est incomplet. Il donne l’image d’une administration qui n’a pas la main sur la

totalité de son territoire et qui a voulu retrouver ses prérogatives en comprenant les

possibilités financières offertes par la rente foncière. La gestion de l’habitat illégal est

incarnée par les amnisties. Si à l’origine la pratique de l’amnistie était générale et peu ciblée,

les relations de pouvoir semblent avoir pris le dessus, vers une plus grande intolérance et un

favoritisme envers les grands constructeurs proches du pouvoir.

J.-F. Pérouse conclut à la labilité et la relativité de la légalité foncière. Il convient

cependant de distinguer l’illégalité de l’illégitimité, pour ne pas succomber au lieu commun

consistant à considérer Istanbul comme une ville massivement illégale. Subsistent plusieurs

formes d’illégalité. Certaines sont relatives au sol, d’autres à la construction en elle-même.

On assiste actuellement à un conflit des légitimités, à l’origine de contradictions au sein du

dispositif légal existant. L’auteur estime que le terme gecekondu est l’objet d’un usage abusif.

Il semble donc opportun de sortir de la généralisation qu’implique la notion d’habitat illégal,

afin de revenir sur le concept de gecekondu, qui répond à un certain nombre d’enjeux qui lui

sont propres.

83

PARTIE 2

LE GECEKONDU STAMBOULIOTE COMME

LIMITE DU NEOLIBERALISME

Le gecekondu, forme d’habitat précaire illégal parmi tant d’autres dans le monde, est

la conséquence de divers procédés économiques, politiques et sociaux. Aucune forme

d’habitat ne peut s’imposer dans une ville, même globale, sans le consentement de ses

dirigeants. L’urbanisation fulgurante de ces cinquante dernières années n’a certes pas laissé

aux autorités le temps nécessaire à l’élaboration de stratégies permettant la mise en place de

structures d’accueil pour les migrants de l’exode rural. Mais l’évolution de l’habitat illégal qui

a suivi est issue de logiques économiques et politiques, qui lui ont permis de survivre, dans

des conditions toujours plus précaires.

A Istanbul, le gecekondu s’impose comme une limite du néolibéralisme. En effet, les

résultats des politiques néolibérales à l’échelle de la ville sont contestables. Pour le

démontrer, une définition préalable du gecekondu s’impose. Ensuite, le déclin des solidarités

et la menace qui pèse sur l’avenir des gecekondu doivent être évoqués. Enfin, les différents

enjeux dérivés de ce phénomène illustrent plus précisément les carences du néolibéralisme

urbain à Istanbul.

84

Chapitre 4 : Définir le gecekondu

Littéralement, le terme gecekondu désigne un bâtiment posé en une nuit1. Selon les

auteurs et les critères qu’ils privilégient, les définitions diffèrent. Mahir Gençay offre un

premier éclaircissement en 1962. Le critère de l’illégalité de l’occupation est choisi :

« Hébergement construit rapidement sur un lieu n’appartenant pas à celui qui construit, en

violation des règlements sur la construction, sans aucun souci des normes hygiéniques et

techniques »2 Puis, pour Ruşen Keleş, le gecekondu désigne une « forme d’habitat construit

par les familles pauvres ou à faibles revenus dont le besoin de logement n'est pas satisfait par

l'autorité publique, en dehors des normes de construction et d'urbanisme et sur les

propriétés foncières appartenant aux entités publiques ou privées sans le consentement ni la

connaissance du propriétaire »3.En 2004, Jean-François Pérouse conclut à « une forme

d’auto-construction illégale (sans autorisation), sur des terrains au départ non-possédés par

les constructeurs »4.

De prime abord, trois critères viennent définir le gecekondu, à savoir la propriété,

l’auto-construction et la pauvreté. Cependant,

certains habitants sont propriétaires de leur

gecekondu. De plus, l’auto- construction peut être

accompagnée d’une aide technique et d’une

autorisation légale. Enfin les quartiers de

gecekondu ne sont pas nécessairement les plus

pauvres de la ville. Ce type d’habitat renvoie

essentiellement à une solution à la demande

de logement des migrants, trouvée par eux-

mêmes. J.-F. Pérouse insiste sur le fait que le terme

gecekondu s’est à la fois élargi et banalisé, pour

1 Le terme gecekondu est formé des mots gece : la nuit et kondu : arrivé, atterri. 2 M, Günçay, cité par J.-F. Pérouse dans l’article « Les tribulations du terme gecekondu (1947-2004) : une lente perte de substance. Pour une clarification terminologique. » EJTS, 2004 3 R. Keleş, Kentleşme Politikası (Les Politiques de l’Urbanisation), 2008 4 J.-F. Pérouse, 2004

Figure 13 : un quartier de gecekondu

85

devenir scientifiquement contre-productif. Le gecekondu est systématiquement considéré

comme un problème.

Il ne s’agit pas ici de revenir à une définition stricte, mais de comprendre ce qui a

mené à son élargissement. Après une clarification des différents sens du mot gecekondu, les

implications de l’économie néolibérale dans le processus seront mises en avant, sans pour

autant laisser de côté les logiques externes à l’économie.

I. Un élargissement de la définition, lié à l’évolution des pratiques

Le terme gecekondu est apparu pour la première fois dans la presse stambouliote le 5

juin 1947. Le législateur l’a adopté très rapidement. La première utilisation publique par les

députés a eu lieu à la fin de l’année 1947, durant le vote du budget pour l’année 1948.

Si le premier critère à s’imposer est d’origine juridique, une définition architecturale a

ensuite été privilégiée. Une lente perte de sens a définitivement porté l’accent sur les

modalités de la construction.

A. Le gecekondu juridique : le statut du sol

On parle ici de « gecekondu foncier », en tant que relation entre le sol et son statut. La

définition se rapporte dans un premier temps à l’illégalité. Puis la légalisation du sol par les

amnisties implique finalement une redéfinition du terme.

86

1. Une définition se rapportant à l'illégalité

C’est en 1947, à la Grande assemblée nationale de Turquie5, qu’apparaît le terme

gecekondu. En 1953, Fehmi Yavuz explique que « les gecekondu sont des bâtiments édifiés

précipitamment, la plupart du temps dépourvus des conditions de confort les plus

élémentaires, et qui contreviennent aux lois sur la construction, sans tenir compte des droits

du propriétaire du terrain où ils s'installent »6. Cela témoigne d’une double illégalité, relative à

la fois au sol et à la construction.

La configuration initiale et invariable du « gecekondu foncier » renvoie donc à une

opération d’auto-construction illégale, sur des terrains non-possédés par les constructeurs.

Les terrains appartiennent, la plupart du temps, au domaine public ou aux fondations

pieuses. En effet, il s’agit d’espaces de non-droit par définition, de fait d’avantage

susceptibles d’être envahis illégalement.

2. La légalisation du sol par les amnisties

La gestion de l’habitat illégal en Turquie s’est traduite par les amnisties. La loi du 11

juin 19487 en est le texte fondateur. Cette loi s’applique uniquement à Ankara et vise à

l’amélioration des gecekondu par l’intermédiaire de services rendus aux habitants. La même

année, une seconde loi8 confère aux habitants de gecekondu de l’ensemble du pays le droit

de contracter un crédit bancaire. La municipalité peut alors reprendre le contrôle sur ces

zones et orienter le développement futur de la capitale. En effet, cette permission donnée

aux « revenus limités » de sortir de l’illégalité et de la précarité ne se fait pas sans

contrepartie. Les habitants ont l’obligation d’améliorer leur habitat en respectant des normes

minimales de qualité de construction. Concrètement, la loi de juin 1948 autorise la

délimitation de zones « autorisées ». En 1948, 70.000 personnes sont concernées à Ankara.

La loi répond donc à une nécessité.

5 Türkiye Büyük Millet Meclisi (TBMM) : Grande assemblée nationale de Turquie. Ce Parlement

monocamériste compte 550 membres, élus pour un mandat de quatre ans, et détient le Pouvoir législatif. 6 F. Yavuz, cité par Hakan Yücel, dans le cadre de son cours à l’Université Galatasaray d’Istanbul 7 Loi n°5218 du 11.06.1948 8 Loi n°5228 du 06.07.1948

87

Le texte le plus significatif est voté en 19539. Cette loi consacre la légalisation

généralisée de tous les gecekondu, par le droit offert aux municipalités d’allouer ou de céder

une partie du terrain et du sol aux habitants qui y ont construit leur logement. Cette loi

s’inscrit dans la volonté de légaliser l’habitat spontané, celui-ci ne pouvant être

raisonnablement détruit.

Ensuite, les années 1960 marquent un tournant dans l’histoire des gecekondu. Le

gouvernement reconnaît leur importance dans le processus d’urbanisation à travers le

gecekondu kanunu de 196610. Cette loi met en place un mécanisme permettant aux

établissements non planifiés d’obtenir un statut légal. Cette codification représente une réelle

avancée pour la vie des quartiers marginaux. Elle s’est faite en trois temps. A l’origine, le

gecekondu avait une existence de facto seulement, restant sous la menace permanente d’une

démolition (ruhatsız inşaat). Ensuite, le statut ıslah représentait une acceptation, qui n’était pas

pour autant une légalisation. Avec le gecekondu kanunu de 1966, des tapu, ces titres de

propriété légalisant l’occupation du terrain, peuvent désormais être distribués.

A partir du début des années 1980, on constate une systématisation des amnisties,

avec les lois de 198311 et de 198512. La loi de 1966 est à l’origine de cette politique

pragmatique. Les gecekondu sont juridiquement consolidés. Un premier pas est fait vers une

intégration sociale et politique, grâce aux plans d’amélioration compris dans les différentes

lois.

3. Une nécessaire redéfinition du terme gecekondu

Ces lois, ajoutées à une pratique politicienne résolument permissive, ont consacré la

légalisation et la pérennisation au sens juridique des gecekondu. La définition relative au

statut du sol, le « gecekondu foncier », semble alors obsolète. Actuellement, peu de

gecekondu répondent aux critères de définition énoncés en 1948. Un autre aspect doit donc

être mis en avant pour remplacer cette définition juridique.

9 Loi n°6188 du 29.07.1953 10 Gecekondu Kanunu (loi sur les gecekondu) n°775 du 20.07.1966 11 Loi n°2805 du 16.03. 1983 remplacée par la loi n°2981 du 24.02.1984 12 Imar Kanunu (loi sur la construction) n°3194 du 03.05.1985

88

B. Le gecekondu architectural : la forme de la construction

L’attention se déplace de l’illégalité, donnée purement abstraite, à une acceptation

visuelle et physique. Une forme de construction particulière caractérise le gecekondu. Cette

image mène parfois à une sorte de fétichisation. Les premiers gecekondu de masse sont

apparus à Istanbul à la fin des années 1940, dans le district de Kazliçesme-Zeytinburnu.

1. Une description visuelle du gecekondu

Deux ensembles de propriétés caractérisent le gecekondu (figure 14). C’est d’une part

un habitat sommaire, précaire et bas, dépourvu d’équipements de base. En effet, le temps de

la construction (une nuit) ne permet pas de mettre en place les installations élémentaires de

confort. Rares sont les maisons qui disposent de l’eau courante ou encore d’une installation

électrique de qualité. L’ameublement et l’immobilier y sont sommaires.

D’autre part, le gecekondu est une construction intrinsèquement évolutive. On

retrouve l’image d’un chantier permanent. Au fil des mois et des années, les habitants

trouvent les moyens d’améliorer leur habitat. En ce sens, il serait incorrect d’assimiler le

gecekondu aux classiques bidonvilles. Il se compose de bâtiments « en dur », pour citer

Collette Vallat13. Les gecekondu sont identifiables à leur architecture, à savoir de petites

maisons basses, aux matériaux relativement homogènes et solides.

2. L’image d’un gecekondu proche de l’habitat rural

Cette définition architecturale rapproche le gecekondu de l’habitat rural (figure 14).

La confusion entre gecekondu des villes et gecekondu de la campagne est relayée par le

cinéma, la littérature et la télévision. Les différents médias offrent une vision pittoresque de

cet habitat. C’est le cas du documentaire germano-turc de Anja Hansmann et Ebru Karaca,

intitulé Gecekondu – über Nacht gebaut14. Sur une photographie du film (annexe 5), des vaches

sont utilisées comme allégorie des gecekondu, en plein milieu de tours d’immeubles

13 C. Vallat, 2008 14 A. Hansmann et E. Karaca, Gecekondu – über Nacht gebaut, 2003

89

modernes. Pourtant, les matériaux de construction et les modes de vie sont très différents de

ceux de la campagne.

Figure 14 : Un habitat d'apparence rurale

Les écrits d’Ulrich Planck illustrent cette idée de ville à la campagne, et de campagne à

la ville : « Lorsque j’arrivai un doute m’assaillit. Etais-je bien dans la capitale de la Turquie ou

dans l’un de ses villages ? En effet, dans ce quartier de gecekondu, j’avais l’impression d’être

dans un village urbain. Tout d’abord, par l’architecture : des maisons basses à un ou deux

étages, solides mais dénotant un art certain du bricolage chez leurs constructeurs, jouxtaient

quelques apartkondu de trois à cinq étages. Bien souvent, on trouvait des jardins avec une

partie réservée à un poulailler. […] »15.

3. Une vision marginale et idéalisée du gecekondu

Au-delà même d’une vision pittoresque de la campagne s’installant à la ville, le

gecekondu est parfois exalté comme un milieu de vie préférable au développement urbain.

Ces petites maisons restent à taille humaine, en opposition aux gigantesques barres

d’immeubles dans lesquelles d’innombrables familles vivent en promiscuité. « Ce qui rend la

pauvreté si dure, ce ne sont pas les privations, c’est la promiscuité »16, écrivait Marguerite

15 U. Planck, cité par Benoît Fiche dans « La modernité est en bas : ruralité et urbanité chez les habitants d’un

gecekondu d’Ankara », European Journal of Turkish studies, 2009 16 M. Yourcenar, Alexis ou le traité du vain combat, 1976, p.67

Crédit : Marie Fonteneau

90

Yourcenar. En somme, selon cette vision, les familles à bas revenus seraient plus heureuses à

vivre dans les gecekondu, où l’entraide et la solidarité sont de mises.

Certains habitants de gecekondu préfèrent rester dans leur logement qu'aller dans

appartements des grandes tours. D’après J.-F. Pérouse, le tremblement terre de 1999 aurait

causé un retour au gecekondu architectural. Cependant, il convient de se garder de toute

vision idyllique de la vie au sein d’un gecekondu, et de rappeler qu’il ne s’agit pas d’un choix

pour ces populations, mais bien d’un dernier recours.

Après avoir invalidé la définition juridique du gecekondu, il semble que le critère

architectural trouve également son obsolescence dans l’évolution des formes de construction

du gecekondu.

C. La forme non réglementaire de la construction

La verticalisation des constructions plonge le critère architectural en désuétude.

L’apartkondu a progressivement remplacé le gecekondu. La définition s’est alors élargie à la

forme non-réglementaire de l’habitat illégal.

1. Le processus de verticalisation

Au début des années 1980, sous l’impact de la

généralisation des amnisties, les constructions de type

gecekondu se sont multipliées et banalisées.

Progressivement, les immeubles en béton ont remplacé

les gecekondu. A Zeytinburnu et à Bayrampaşa, qui

étaient des exemples significatifs de gecekondu des

années 1950 à 1970, on observe désormais des

ensembles d’immeubles jointifs, à peu près alignés.

Ces immeubles, appelés apartkondu (figure 15),

sont apparus de deux manières. Ils sont soit conçus de

toute pièce par des entrepreneurs, soit le résultat de l’ajout d’un ou plusieurs étages aux

Figure 15 : un quartier d'apartkondu

91

maisons basses qui existaient préalablement. Cela a pour conséquence d’amplifier les risques

liés aux défauts de construction.

2. L’invalidation de la définition architecturale

Depuis ce processus de verticalisation, qui s’est généralisé, le gecekondu architectural

n’existe plus. Les maisons basses construites à l’aide de matériaux de récupération tendent à

se raréfier (figure 16). En outre, la terminologie ne correspond plus à la définition d’origine.

Le concept de construction en une nuit a disparu17. Il est évidemment impossible de bâtir un

immeuble en une nuit. L’apartkondu est un « immeuble posé ». On s’éloigne également du

bidonville, car le bâti gagne en qualité et en solidité.

Figure 16 : le gecekondu architectural - une maison basse construite à l’aide de matériaux de

récupération

“L’apartkondu, immeuble non réglementaire dans ses modalités de construction, mais

édifié sur un terrain appartenant au constructeur, témoigne d'une tendance à la densification

immédiate du bâti illégal de bas de gamme. Le mode de construction dominant, actuel, est

en effet devenu l'auto-construction d'un immeuble -avec recours éventuel à un contremaître

(kalfa) pour certaines opérations délicates nécessitant un savoir-faire technique spécial- sur

un terrain légalement acquis et avec un permis de construction délivré par les autorités

compétentes »18. Selon cette définition de J.-F. Pérouse, « auto-construction » n’est pas

17 Le terme apartkondu renvoie au mot apartman, qui signifie « immeuble ». Il remplace le mot gece, « la nuit » de

gecekondu. 18 J.-F. Pérouse, 2004, §28

92

nécessairement synonyme d’illégalité. Le critère juridique lié à la légalité foncière est

également évincé.

3. L’extension du sens : la forme non-réglementaire de la construction

Le terrain appartient au constructeur et le bâtiment compte plusieurs étages. Le

dernier critère effectivement observable reste donc celui de la forme non-réglementaire de la

construction. Le bâti est en lui-même illégal.

Les secteurs de l’immobilier et du foncier à Istanbul sont l’objet d’une forte tendance

au bâti illégal bas de gamme. Les propriétaires ont recours à l’auto-construction d’un

immeuble, avec l’expertise éventuelle d’un contremaître.

En conclusion, l’apartkondu est assimilé au gecekondu alors qu’il ne correspond pas

aux définitions foncière et architecturale traditionnelles. Ceci n’est pas le fruit d’une erreur

méthodologique, mais bien d’une évolution dans les pratiques liées au gecekondu. Si J.-F.

Pérouse évoque une perte de sens, il n’en reste pas moins que les problématiques liées à

l’habitat illégal à Istanbul sont toujours d’actualité. D’abord juridique, puis matérielle, il

semble que la définition du gecekondu soit devenue en grande partie symbolique.

II. Une définition désormais symbolique

L’extension du sens donné au gecekondu a mené à une définition surtout symbolique.

Cette forme d’habitat représente l’illégalité. Le gecekondu s’est politisé. Il est l’objet d’une

stigmatisation sociale et économique.

93

A. La métaphore de l'habitat illégal

Bien que les pratiques entourant le gecekondu aient considérablement évolué, aucun

autre terme ne s’est imposé. Les chiffres officiels s’appuient tous sur le critère de l’illégalité.

1. L’immuabilité du terme gecekondu

Compte tenu de l’obsolescence des définitions données au gecekondu, un terme

différent aurait dû le remplacer. Pourtant, le mot gecekondu est resté. L’apartkondu ne s’est

pas imposé dans les discours universitaires et politiques. Les pratiques ont évolué mais le

terme est resté.

Non seulement l’usage du mot ne correspond plus à sa définition d’origine, mais cette

utilisation semble s’être généralisée, pour finalement désigner toutes formes d’illégalité. Si au

départ, l’illégalité est venue définir le gecekondu, le gecekondu représente désormais

l’illégalité.

2. Des chiffres officiels basés sur l’illégalité

J.-F. Pérouse note que pour certains auteurs, 60% des habitations stambouliotes sont

des gecekondu. La Préfecture d’Istanbul, quant à elle, comprend le gecekondu comme une

construction illégale. Ainsi en 1984, elle comptait 208.248 gecekondu, 350.000 en 1991, et

400.000 en 1995 (soit 65% de la population de l’aire urbaine). De même une enquête de

l’Institut des dynamiques urbaines d’Istanbul estime que la métropole compterait 200

gecekondu supplémentaires chaque jour19. En réalité, ces chiffres dépassent la forme

architecturale du gecekondu. Tous les statuts juridiques et les formes architecturales sont

confondus.

19 J.-F. Pérouse, 2004

94

B. Le gecekondu politisé

Le gecekondu a été l’objet d’une abstraction, d’une idéalisation, enfin d’une

politisation.

1. L'abstraction

Dans les années 1970, s’opère un nouveau glissement terminologique. Le gecekondu

ne désigne plus seulement une maison. Les universitaires, comme les pouvoirs publics,

utilisent ce terme pour désigner un ensemble de constructions, voire même un quartier

entier. Le gecekondu n’est plus considéré dans sa singularité. Cette abstraction est le résultat

de la disparition progressive du gecekondu architectural.

Ainsi se développe chez les observateurs un imaginaire fondé sur l’illégalité des

constructions. Le mot gecekondu est désormais utilisé au pluriel et sert plus à désigner un

mode de vie et des pratiques sociales qu’un type d’habitat spécifique. Cette évolution mène à

l’idéalisation et à la politisation du gecekondu en tant que lieu d’échanges et de naissance

d’un groupe social à part entière.

2. L'idéalisation

Les discours extérieurs, qu’ils soient politiques, journalistiques ou scientifiques,

traitent le gecekondu comme un espace d’entraide et de solidarité. Une figure urbaine

alternative se serait mise en place. Sur la base d’une vision marginale et idéalisée du

gecekondu architectural, la perception restrictive de l’environnement en immeuble est

opposée à une conception plus permissive des gecekondu.

Une enquête sur Ankara, réalisée par Erman en 199820, a montré que les habitants de

gecekondu s’estimaient libres de leurs actions. Ils vivent en paix, dans une logique de partage,

d’entraide et de solidarité. Les problèmes de bruit qui apparaissent dans les immeubles

n’existent pas dans les gecekondu. En revanche, la vie est plus oppressive pour les femmes

dans les gecekondu. Nalan Türkeli illustre ce propos dans son œuvre Une femme des

20 J.-F. Pérouse, 2004

95

gecekondu21. De manière générale, une grande partie des habitants de ces quartiers sont des

migrants forcés, aux conditions de vie très précaires.

3. La politisation

Sur le plan politique, le gecekondu est systématiquement associé à l’extrême gauche,

comme un symbole de résistance à l’ordre dominant et le refus d’un individualisme

consommateur et atomisant. Cet imaginaire est décrit dans la presse d’extrême-gauche, tel

que dans le magazine Ekmek ve Adalet22. Les habitants de gecekondu sont considérés comme

des acteurs politiques à part entière, dotés d’une identité de classe.

En 2005, J.-F. Pérouse estimait que les mouvements de résistance des habitants

restaient localisés, spontanés, ponctuels et apolitiques23. En 2011, Clémence Petit constate

leur multiplication et leur structuration autour d’organisations locales stables24. Leur

mobilisation dépasse l’échelle locale, à travers les associations de quartiers. Les habitants sont

rejoints dans leur action par des acteurs extérieurs, qui sont souvent de jeunes

« professionnels urbains » : étudiants, jeunes diplômés et enseignants en architecture,

urbanisme et sciences sociales de l’urbain. Des mouvements d’opposition aux plans de

transformation urbaine et de soutien aux victimes sont créés.

Dès lors, les quartiers de gecekondu deviennent des « réservoirs de voix » pour les

partis populistes. Les pouvoirs publics cherchent à réduire leur « potentiel révolutionnaire »,

par l’intégration et la normalisation juridique et physique. Cependant la corrélation entre

forme urbaine et morphologie sociale reste discutable. Elle suppose une homogénéisation

des habitants en un groupe social défini.

21 N. Türkeli, Une femme des gecekondu, 2000. N. Türkeli écrit son journal intime la nuit. Elle y décrit la violence

et la misère des gecekondu, un milieu hostile au changement et à l’affirmation des femmes. 22A traduire par « Pain et Justice » 23 J.-F. Pérouse, « Les compétences des acteurs dans les micro-mobilisations habitantes à Istanbul », in G. Dorronsoro, La Turquie conteste. Mobilisations sociales et régime sécuritaire, 2005, p. 127-146 24 C. Petit, « Engagement militant et politisation des mobilisations au sein des oppositions urbaines à Istanbul », EchoGéo, n°16, 2011

96

C. Un élément de stigmatisation sociale et économique

Les gecekondulu, littéralement « habitants de gecekondu », sont l’objet d’une

stigmatisation sociale et économique. Ils sont considérés comme des ruraux connaissant des

difficultés à s’intégrer au système urbain. De plus, le gecekondu est souvent assimilé au varoş,

donc à la pauvreté.

1. Un habitat de migrants ?

Le gecekondu est, à l’origine, la solution trouvée par les migrants issus des villages

turcs pour s’implanter en ville. L’imaginaire populaire ou académique les réduisait à des

paysans dans la ville, provoquant un certain exotisme, ou encore à des marginaux qui

devaient être assimilés. Cette nouvelle « société » montrait une fragilité pareille à leurs

habitations qui restaient en grande partie précaires et non légalisées.

Le lien de causalité entre migration et gecekondu est devenu quasi-automatique. Pour

J.-F. Pérouse, cette vision est trop fixiste et mécanique. Le discours universitaire connaît un

certain retard. Si les migrants vivaient essentiellement dans les gecekondu entre 1960 et 1985,

ce n’est plus le cas aujourd’hui. Il convient de reconsidérer le rapport entre migration et

gecekondu.

2. La stigmatisation : gecekondu, pauvreté et zone (varoş)

La définition socio-économique du gecekondu renvoie systématiquement à la

marginalité. La périphrase « La population des gecekondu » est utilisée pour parler des

pauvres en général. Le gecekondu devient alors la métaphore et le symbole de la différence,

de l’altérité sociale. Ces quartiers seraient le lieu de concentration de la « nouvelle pauvreté

urbaine ». « Cette « nouvelle pauvreté », se traduisant par la précarisation d’une partie de la

population urbaine, du fait de l’internationalisation de l’économie turque sur un mode libéral

et du relâchement des solidarités familiales et primordiales longtemps efficaces, aurait pour

lieu d’élection le gecekondu »25.

25 J.-F. Pérouse, 2004, §35

97

Depuis le milieu des années 1990, les médias turcs assimilent le terme varoş au

gecekondu. Varoş est un mot emprunté à la langue hongroise, qui désigne la périphérie des

métropoles. Ce premier sens ne fait aucune allusion à une connotation négative et reste un

terme conçu dans le cadre de la géographie urbaine. Mais, dans son utilisation actuelle par les

médias turcs, varoş décrit la périphérie urbaine auto-construite, ainsi que les quartiers habités

par les urbains pauvres au centre-ville. En résulte une multiple territorialité, bien que le

terme définisse essentiellement les quartiers auto-construits en périphérie. « La varoş, c'est

donc le gecekondu des exclus, sans avenir, désespéré, enfermé dans une altérité sociale quasi

irréductible, menaçante même pour ceux qui recourent à ce terme, sur fonds de crise

économique et de désaffiliation sociale »26.

Ainsi le gecekondu, qui était à l’origine une forme architecturale d’habitat spécifique,

reconnaissable à son statut juridique, est devenu un élément de définition socio-économique

d’une partie de la population urbaine. Le terme est utilisé pour désigner les migrants issus de

l’exode rural. La pauvreté et les problèmes d’intégration à la ville sont généralisés à

l’ensemble des quartiers et des habitants de gecekondu.

Le terme gecekondu est donc l’objet d’une perte de sens. Il désigne désormais la

pauvreté urbaine, l’illégalité au sens large, ainsi qu’une organisation de mobilisation politique.

C’est donc un concept global, d’importance majeure dans les problématiques qui entourent

l’urbain à Istanbul. Il s’agit maintenant de s’interroger sur la place occupée par les gecekondu

dans la métropole stambouliote. Cette prédominance dans les débats est-elle significative de

la présence réelle des gecekondu à l’échelle de la ville ?

26 J.-F. Pérouse, 2004, §35

98

III. La place des gecekondu à Istanbul

Le phénomène gecekondu occupe une place de choix dans les débats autour de la

gouvernance, des problématiques environnementales et du développement urbain à Istanbul.

Pourtant, comme le montrent les différentes études précédemment évoquées, ce type

d’habitat, dans sa forme architecturale et légale, tend à disparaître. A l’origine de ce paradoxe,

la progressive perte de sens que subit le terme gecekondu lui permet de subsister. Il convient

donc de s’interroger sur la place réellement occupée par les gecekondu à Istanbul.

D’une part, le lien établi entre gecekondu et périphérie doit être reconsidéré. D’autre

part, il convient de s’interroger sur la pérennité du gecekondu en tant que type d’habitat

urbain.

A. La remise en cause du lien gecekondu – périphérie

A l’origine de ce lien se trouve un impératif d’accessibilité des gecekondu aux zones

industrielles. Le déplacement de l’industrie remet en cause le rapport gecekondu –

périphérie. Enfin les gecekondu se retrouvent dispersés dans la ville.

1. Un impératif d’accessibilité aux zones industrielles

A partir des années 1950, l’industrie stambouliote représente un poids relativement

important pesant sur les structures urbaines. Comme le souligne Marcel Bazin, les activités

industrielles ont leur propre utilisation du sol urbain, qui s’entremêle avec les autres

pratiques27. Cette présence physique de l’industrie s’accompagne nécessairement d’une

présence sociale.

Ainsi Kemal Karpat montre que les gecekondu de la première génération étaient

localisés en fonction de l’accessibilité aux zones industrielles28. En effet, les migrants qui

construisent les gecekondu constituent une réserve de main d’œuvre pour l’industrie

27 M. Bazin, « D’athènes à Tachkent, métropoles et espaces métropolisés », CEMOTI, n°24, 1997 28 K. Karpat, « The Genesis of the Gecekondu: Rural Migration and Urbanization (1976) », EJTS, n°1, 2004

99

grandissante. Une étude29 réalisée par Eric Huybrechts explique que de nombreux réfugiés

yougoslaves se sont installés à l’extrémité de la Corne d’Or, à proximité des industries, entre

1948 et 1950.

2. Le déplacement de l’industrie

Dès 1955, des zones industrielles sont clairement délimitées par les pouvoirs publics

et les dispositions réglementaires de 1930, consistant en l’interdiction d’implanter en ville

certaines industries polluantes et bruyantes, sont appliquées. Depuis 1969, Istanbul compte

dix zones industrielles délimitées, où s’installent les entreprises30.

De plus, les activités industrielles sont sources de dégradation de l’environnement.

Ainsi, la Corne d’Or était devenue une sorte d’égout industriel. Afin de remédier à cette

situation, l’activité portuaire est délocalisée vers Haydarpaşa et Izmit. Puis, dans les années

1980, de vastes travaux sont entrepris par la municipalité du Grand Istanbul. En somme, le

déplacement de l’industrie en périphérie résulte de la volonté des autorités publiques, mais

également des acteurs privés qui ne trouvent plus la place de se développer dans le centre.

3. La dispersion des gecekondu

Si le lien d’emblée établi entre gecekondu et périphérie ne peut être complètement

remis en cause, les stratégies de localisation des acteurs s’avèrent en réalité plus complexes.

Comme le prouve la carte suivante (figure 17), les gecekondu n’ont pas systématiquement été

construits à proximité des industries.

Le lien fort qui associait à l’origine industries, exode rural et urbanisation spontanée

doit alors être remis en cause. Les débats autour de la régénération urbaine démontrent

l’installation géographique des gecekondu au cœur de la ville. Les quartiers les plus connus et

médiatisés ne se situent pas en périphérie, mais bien dans le centre historique et les nouveaux

centres attractifs. On peut notamment évoquer le cas de Tarlabaşı, de Sulukule, de Küçuk

Armutlu et d’Okmeydanı. Il est important de noter enfin que l’expansion urbaine a contribué

29 E. Huybrechts, L'urbanisation et la gestion des villes dans les pays méditerranéens - Etude sub-régionale :

Liban, Syrie, Turquie », Commission Méditerranéenne du développement durable, 2001 30 D. Balland, « Matériaux pour une géographie de l'industrie à Istanbul : Prof. Dr. Erol Tumertekin », Annales

de géographie, vol. 83, n°458 ; pp. 474-475, 1974

100

à la centralité des gecekondu. En effet, un quartier tel que Sarıyer, qui se trouvait avant 1987

à la périphérie de la ville, est depuis totalement intégré au tissu urbain central.

Figure 17 : Plan évoquant les emplacements des gecekondu dans les années 1960-70.

En rouge : les constructions réalisées la nuit sans autorisation.

En orange : les gecekondu des zones d’activité industrielle.

B. Un type d’habitat ?

Il devient légitime de se poser la question de l’existence même du gecekondu en tant

que type d’habitat à part entière. S’il existe toujours des exemples frappants de gecekondu

architecturaux, le paysage urbain stambouliote s’est en grande partie renouvelé.

1. Des exemples frappants de gecekondu architecturaux

En 2004, J.-F. Pérouse constate l’existence de véritables gecekondu architecturaux à

Istanbul31. Ceux-ci se situent au nord de l’arrondissement Gaziosmanpaşa, dans le quartier

de Zübeyde Hanım, ou encore à Kağıthane. On observe également de jeunes gecekondu

fragiles et exposés aux dégâts causés par les pluies violentes. En octobre 1991, treize

31 J.-F. Pérouse, 2004, §20

101

gecekondu ont été détruits par les inondations. Les gecekondu architecturaux se trouvent de

manière générale sur les pentes fortes et dans les endroits non-urbanisables, sur les versants

abrupts des collines notamment.

L’auteur les qualifie de « conservatoires de formes urbaines passées, qui persistent par

endroits à la manière de reliquats et de témoins »32. Les constructions restantes subsistent du

fait de l’imperfection de la couverture cadastrale d’Istanbul, restant inachevée. Au-delà de ces

exceptions, le paysage urbain stambouliote s’est renouvelé, faisant disparaitre le gecekondu

architectural.

2. Un nouveau paysage urbain

Les gecekondu ont pour la plupart été détruits ou réhabilités. Un nouvel élément-clef

du bâti urbain les a remplacés. Il s’agit des groupements d’immeubles datant des années

1980-1990. La politique de résorption massive des gecekondu mise en place au début des

années 1990 a considérablement diminué le nombre de zones témoins. Par exemple, les

gecekondu d’Içerenköy, construits dans les années 1960, ont été détruits en 2000 et

remplacés en 2002 par des logements collectifs construits par la société Kiptaş.

Le gecekondu architectural se retrouve donc en voie de disparition. Il ne constitue

plus un véritable type d’habitat urbain à Istanbul. Bien que le mouvement de construction de

cabanes continue, il renvoie à un habitat extrêmement précaire, qui se développe dans les

décharges, mais qui reste très marginal.

Pour conclure, la définition du gecekondu s’est progressivement complexifiée. D’une

simple forme d’habitat urbain, proche du bidonville, il s’est érigé en véritable phénomène, à

forte portée idéologique, sociale et politique. L’évolution des pratiques a mené à

l’élargissement d’une définition qui n’est plus que symbolique. En effet, aujourd’hui le

gecekondu n’existe plus, ou presque. Le déclin des solidarités a, au fil du temps, constitué

une menace pour l’avenir du gecekondu.

32 J.-F. Pérouse, 2004, §18

102

Chapitre 5 : Le déclin des solidarités et l’avenir des

gecekondu menacé

Les gecekondu, en tant que forme particulière d’habitat urbain, restent un sujet

central des études sur Istanbul, notamment d’un point de vue social. Si leur disparition

semble révélatrice des mutations architecturales passées et en cours dans la métropole, elle

pose surtout la question de l’avenir des populations marginalisées de ces quartiers, qui

peinent à s’intégrer à la ville.

Les politiques néolibérales ont modifié les comportements des nouveaux urbains. Les

notions d’entraide et de solidarité sont mises à mal par les perspectives d’enrichissement et

de réussite. Les liens qui unissaient les habitants de ces quartiers défavorisés se sont resserrés

autour la famille et des réseaux professionnels. On observe un déclin des solidarités, qui dans

le passé, assuraient un mode de vie acceptable au sein des quartiers illégaux, et leur

permettaient une intégration à la complexité de la ville. Dans ce contexte de désolidarisation

du groupe au profit de l’individu, l’avenir du gecekondu apparaît menacé.

Dans quelles circonstances la logique néolibérale s’est-elle imposée dans ces quartiers,

autrefois considérés comme les bastions de l’extrême-gauche à Istanbul ?

Dès leur apparition, les gecekondu se sont organisés, à tel point qu’un véritable

mouvement social est né. Ce dernier se trouve menacé par les politiques néolibérales.

L’avenir même des gecekondu est alors en danger.

103

I. L’organisation au sein du gecekondu

Dans son mémoire sur la lutte contre la transformation urbaine des quartiers de

gecekondu d’Istanbul, Gizem Aksümer résume le phénomène gecekondu comme un

« mécanisme informel qui permet aux classes défavorisées de se tenir dans la ville »33.

Cependant, le maintien de ces quartiers ne pourrait être assuré sans organisation et sans un

certain nombre de mouvements revendiquant les droits des habitants.

Le gecekondu est un espace de proximité et de solidarité. Les quartiers se sont

institutionnalisés. Ils ont également été l’objet d’une politisation et de l’intervention d’une

aide extérieure.

A. Un espace de proximité et de solidarité

La proximité se traduit par la forte densité de commerces et de cafés, tandis que la

solidarité se lit dans la constitution d’associations et de réseaux militants.

1. La densité des commerces et des cafés

En 2000, le territoire d’Istanbul comptait 28.500 cafés34. Mustafa Poyraz analyse cette

forte densité comme le lien entre les différents espaces urbains, à même d’atténuer la

ségrégation liée à la pauvreté. En ce sens, une certaine continuité est assurée dans la ville,

liant le centre et la périphérie, ainsi que les individus eux-mêmes. L’auteur insiste sur les

avantages de telles pratiques en termes d’emplois. Le café est également un espace de

protection et de contrôle pour les enfants et les jeunes des quartiers.

La vision idéalisée du « narguilé café », toujours très fréquenté, qui donnerait à la fois

une âme et une dynamique au quartier, ne doit pas être ignorée. Les commerces et les cafés

s’imposent comme autant d’éléments d’équilibre et de stabilité face à un environnement

33 G. Aksümer, « luttes contre la transformation urbaine des quartiers de gecekondu d’Istanbul : Etude de cas du quartier kazimkarabekir », Thèse de master recherche, 2010, p.21-22 34 M. Poyraz, « Les lieux et les liens de proximité : les Varoş d'Istanbul et les banlieues parisiennes », Pensée plurielle, n° 15, 2007

104

désordonné et informel. Lieu de passage quotidien pour beaucoup et surtout lieu d’échanges,

le café permet la formation d’un réseau informel, dans un contexte de liberté. On y boit du

çay ou du kahve35. La clientèle est diversifiée, bien que les hommes de plus de quarante ans

semblent constituer la majorité des habitués. On y partage un narguilé36 autour d’un jeu de

société traditionnel comme le Okey ou le Tavla37. On s’y réunit également pour regarder des

séries turques populaires et des matchs de football.

L’auteur réalise une étude comparative entre les quartiers populaires d’Istanbul et

ceux de la région parisienne. Pour lui, les grands ensembles de la région parisienne se

démarquent par la rupture et l’absence de lieux de contacts et de rencontres informels, ce à

quoi les cafés stambouliotes sont à même de remédier.

2. Les associations de hemşehri et les associations de quartier

Dans la langue turque, le terme hemşehrlik désigne la solidarité entre les groupes de

personnes issues de la même tradition. L’origine rurale des habitants de gecekondu se

retrouve alors à travers des associations réunissant et défendant les intérêts d’individus

originaires d’un même village. Le ministère de l’Intérieur turc dénombre 2332 associations de

ce type à Istanbul en 200138.

En outre, les associations de quartier, dont les plus répandues et les plus populaires se

nomment « association pour l’embellissement du quartier », disposent d’une forte légitimité

historique. En effet, comme le souligne G. E. Lelandais39, ces associations se sont efforcées

de défendre les quartiers dès leur création. De plus, toute autre association concurrente serait

vue comme une manœuvre de l’Etat pour diviser les solidarités.

Les associations de hemşehri et les associations de quartiers organisent la demande en

services publics, ainsi que les réclamations des occupants. Au quotidien, elles permettent de

réguler les activités des habitants. Certaines mettent par exemple en place des campagnes de

prévention contre la drogue. Leurs champs d’activités sont aussi larges que divers.

35 La Turquie est réputée pour ses recettes traditionnelles de thé (çay) et de café (kahve). 36 Le narguilé est une pipe orientale dont la fumée, qui traverse un flacon rempli d'eau, est aromatisée. 37 Okey : équivalent du Rummikub. Tavla : équivalent du Backgammon. 38 M. Poyraz, 2007, p. 144 39 G. E. Lelandais, 2009

105

3. Les réseaux militants

M. Poyraz estime que les réseaux militants sont également un élément central de

cohésion pour les quartiers de gecekondu. Les militants politiques et syndicaux, proches des

habitants, assurent les relations entre le quartier et le centre-ville. De plus, ces liens politiques

et citoyens peuvent compenser la perte des liens familiaux et communautaires traditionnels.

Une évolution des formes et des pratiques de la solidarité est notable. A l’origine, les

liens étaient formés autour de la famille et des réseaux de hemşehri. Puis les usines ont

constitué un pôle d’attractivité pour l’installation des nouveaux quartiers de gecekondu.

Enfin les militants de gauche et les syndicats ont contribué à la formation d’un univers

politique dans ces quartiers.

Finalement coexistent une attitude communautaire traditionnelle et une autre plus

moderne d’ouverture sur l’extérieur. Les liens de voisinage restent importants, provoqués par

une proximité accrue. Dans le même temps, les quartiers s’institutionnalisent.

B. L’institutionnalisation des quartiers

Afin de permettre la cohabitation de tous les occupants dans un espace

particulièrement réduit et précaire, les quartiers de gecekondu s’institutionnalisent peu à peu.

L’élection est à la base de cette organisation. Le muhtar s’impose alors comme chef de

quartier. Enfin, un certain nombre de règles sont définies.

1. L’élection comme base d’organisation

Dès 1980, B. Granotier fait le constat de l’institutionnalisation des quartiers de

gecekondu à travers l’élection de délégués40. Ces derniers forment un conseil

d’administration, appelé Gecekonduyu Güzelleştirme Derneği, autrement dit l’association

d’embellissement du quartier, évoquée précédemment. Le chef de cette association formée

de membres élus devient le porte-parole du gecekondu. Il coordonne les travaux, obtient des

40 B. Granotier, 1980, p. 126

106

titres de propriété pour les parcelles occupées, et négocie les revendications des habitants

ainsi que leurs voix avec les principaux partis politiques.

2. Le muhtar

Le muhtar est une autre figure importante du gecekondu. Cet administrateur est en

charge d’un muhtarlik, c’est-à-dire une partie d’un district. A ce titre, il s’impose comme

l’intermédiaire entre l’administration urbaine d’Istanbul et les résidents. Il est élu pour une

durée de quatre ans par les habitants du muhtarlik.

Cependant, le rôle du muhtar est plus administratif que politique ou social. Il ne porte

pas les revendications des gecekondu. Sa circonscription s’étend au-delà de ces quartiers.

Inséré dans la bureaucratie locale, il remplit des tâches officielles. Il n’en reste pas moins

sollicité, et parfois corrompu.

3. La définition de règles

Ces règles, qui conditionnent la vie quotidienne, peuvent être édictées par le muhtar,

les élus, les associations, ou encore les mouvements politiques. Elles sont respectées du fait

d’une certaine conscience citoyenne chez les habitants, ou imposées par les groupes les plus

influents.

A titre d’exemple, jusqu’au milieu des années 1970, le quartier de gecekondu Mustafa

Kemal était sous le joug d’une mafia, qui s’était illégalement arrogée le monopole de la vente

illégale de terrains. La municipalité d’Ümraniye, dont dépend le quartier Mustafa Kemal, était

informée de ce commerce illégal mais ne l’empêchait pas. A partir de 1977, des groupes

socialistes sont arrivés dans le quartier, en ont pris le contrôle, et y ont établi des règles. Il

s’agissait notamment de permettre la construction de maisons pour ceux qui n’en avaient

pas, ou encore de limiter le nombre de constructions à une maison par famille (afin qu’elles

n’acquièrent aucune valeur d’échange).

Ainsi les habitants s’organisent et les quartiers s’institutionnalisent. Dans nombre

d’entre eux, on peut constater une forte influence d’une pensée politique ancrée à gauche.

107

Les règles sont clairement définies et une forte surveillance du quartier est mise en place. Les

autorités publiques et gouvernementales sont de moins en moins tolérées dans ces zones.

C. La politisation des gecekondu et l’aide extérieure

Clémence Petit définit la politisation comme « un processus dynamique de

construction permanente des frontières entre politique et apolitique, d’étiquetage et de mise

en scène de la différenciation ou de l’interpénétration entre différents univers »41. Cela pose

le problème des moyens donnés aux individus, devenus citoyens, pour agir au niveau

politique, en vue de la prise en compte de leurs revendications citoyennes.

Les habitants de gecekondu ont une forte tendance à l’activité politique. Cette

politisation dépasse le cadre national. Mais elle reste ambigüe.

1. La forte activité politique des habitants de gecekondu

B. Granotier constate que dans les grandes villes turques, les résidents de gecekondu

représentent entre 40% et 60% de l'électorat global42. Ils votent 10 à 15% de plus que la

moyenne des citoyens. Une conscience politique forte perdure dans ces quartiers.

Selon M. Poyraz, la forte concentration de personnes pauvres dans les gecekondu est

à l’origine d’une nouvelle forme de réaction politique radicale43. Les mouvements syndicaux

et politiques, au premier rang desquels les mouvements de gauche et d’extrême-gauche, sont

un important facteur d’intégration. De plus, le contrôle politique exercé dans les quartiers

populaires permet de canaliser les « éléments déviants » et de les mener à une contestation

politique plus pacifique. De cette manière, la délinquance et la violence urbaines sont en

partie maîtrisées.

41 C. Petit, «Engagement militant et politisation des mobilisations au sein des oppositions urbaines à Istanbul»,

EchoGéo, n° 16, 2011, §8 42 B. Granotier, 1980, p.127 43 P. Poyraz, 2007, p.141

108

2. Une politisation qui dépasse le cadre national

G. E. Lelandais analyse la mobilisation populaire du quartier de Sulukule44. Elle

constate que le mouvement a dépassé le cadre local. D’une part, des contacts ont été établis

avec des artistes étrangers tels que le réalisateur français Tony Gatlif45, le chanteur espagnol

Manu Chao et le groupe musical new-yorkais Gogol Bordello.

D’autre part, le quartier de Sulukule bénéficie de l’intérêt que lui porte le groupe des

Verts au Parlement européen, qui a organisé une conférence sur Sulukule à Strasbourg en

200746. En outre, l’Union des Chambres des Ingénieurs et Architectes turcs d’Istanbul47, les

enseignants de la faculté d’architecture de l’Université des Beaux-Arts Mimar Sinan et des

associations comme « Human Settlement » soutiennent les habitants de Sulukule en

proposant un projet alternatif et en mettant en valeur certains lieux. Enfin, émerge une

coopération transnationale, du fait de la candidature de la Turquie à l’adhésion à l’Union

européenne et de l’engagement du pays dans de nombreux accords internationaux.

3. Une politisation ambigüe

Dans les années 1970, les militants de gauche et les groupes socialistes ont influencé

les mouvements de gecekondu, qui sont de fait devenus de plus en plus politisés. C. Petit

démontre le caractère ambigu de cette politisation48.

En effet, la majorité des habitants actifs sont des hommes âgés de 40 à 60 ans. En

tant que membres d’organisations politiques de gauche, ils ont connu et pris part aux

combats politiques armés des années 197049. Ils ont parfois été emprisonnés pendant

plusieurs années. Contre toute attente, ces hommes engagés adoptent une posture politique

mesurée. Ils ne sont pas dans l’opposition constante et prennent en compte les contextes et

44 G. E. Lelandais, 2009 45 Tony Gatlif (1948 -) est un réalisateur français d’origine algérienne. Il est également acteur, scénariste,

compositeur et producteur de films. Il a notamment réalisé Gadjo Dilo (1997), Vengo (2000), ou encore Exils (2005).

46 Cette conférence, intitulée « Istanbul face aux projets de renouvellement urbain. Le cas du quartier de Sulukule dans la péninsule historique », s’est tenue le 8 novembre 2007 à Strasbourg, à l’initiative des Verts européens.

47 En turc : Türk Mühendis ve Mimar Odarları Birliği (TMMOB) 48 C. Petit, 2011 49 L’image de la « terreur » politique et sociale des années 1970 en Turquie est développée dans le premier

chapitre de cette étude.

109

les acteurs auxquels ils font face. Leur priorité est d’obtenir gain de cause à leurs

revendications. Il convient donc de dépasser le lieu commun qui tend à exagérer l’opposition

entre habitants de gecekondu et pouvoirs publics.

Dans son mémoire50, Claire Codet réaffirme l’ambigüité de la politisation des

gecekondu introduite par C. Petit. Le quartier de gecekondu Mustafa Kemal est considéré

comme un espace rebelle et violent. Cet amalgame ne désigne pas directement des acteurs,

mais le lieu dans sa globalité. Des dispositifs de contrôle très contraignants ont été mis en

place. Les résistances deviennent donc problématiques, à tel point que les acteurs locaux

doivent s’autocensurer et adopter un « profil-bas » politique, en se soumettant aux règles.

Mais cette attitude n’a rien d’apolitique. Elle permet au contraire une réappropriation

physique et symbolique de l’espace. Les habitants, en démontrant leur capacité à s’intégrer au

territoire en respectant les règles très restrictives établies, se garantissent de tout reproche

quant à un extrémisme politique exacerbé.

Les quartiers de gecekondu, espaces de proximité et de solidarité, se sont à la fois

institutionnalisés et politisés. Mais ces liens, qu’ils soient familiaux, identitaires, sociaux ou

politiques, commencent à se transformer à partir des années 1980. Les politiques

néolibérales sont à l’origine des mutations subies par l’ensemble des mouvements sociaux

des gecekondu.

50 C. Codet, « Les acteurs de la construction du risque à Istanbul », Observatoire Urbain d’Istanbul

(Mémoire/Rapport de stage), 2006

110

II. Le mouvement social des gecekondu sous l’impact des

politiques néolibérales

Lors de la construction des gecekondu, les différents observateurs (experts et

politiques) et dans une certaine mesure les habitants eux-mêmes, pensaient qu’ils

disparaîtraient une fois le fort afflux de ruraux passé. Ce mode d’habitat était considéré

comme une transition entre société rurale et moderne, le temps que les migrants deviennent

des citadins. Mais les politiques d’annulation du phénomène ont échoué. Le gecekondu est

en fait passé d’une réponse à l’urgence du logement, à une approche opportuniste.

Les politiques néolibérales ont eu divers effets sur les quartiers de gecekondu. S’est

constituée une opposition aux démolitions. Ensuite les gecekondu, nouveaux objets de la

spéculation foncière, ont été commercialisés. Enfin, la montée de l’individualisme dans une

logique capitaliste a contribué à la décomposition des relations de solidarité.

A. La demande de droits nouveaux et l’opposition aux démolitions

C. Petit dénombre deux principales formes de mobilisation contre les projets de

transformation urbaine (PTU) à Istanbul. Les mouvements de résistance locaux sont

soutenus par les collectifs de professionnels urbains. Ces derniers, loin d’être homogènes,

entrent en concurrence du fait de leurs contradictions.

1. Les mouvements de résistance locaux

Au sein des gecekondu, il existe une certaine homogénéité de peuplement. Ajoutée à

une forte identification au quartier, à la densité des relations et à l’efficacité des réseaux

d’entraide, cette homogénéité est à l’origine d’une réelle capacité de mobilisation. Dans un

premier temps, les revendications des habitants, relayées par les associations de quartier et les

mouvements politiques locaux, concernent l’obtention de droits sociaux nouveaux. Sous

l’influence des bouleversements urbains opérés par une logique économique néolibérale, des

protestations s’élèvent contre les démolitions et le relogement qu’impliquent les PTU.

111

Le premier mouvement de gecekondu apparaît en 1947 dans le quartier de

Zeytinburnu. A sa création, il a pour objectif de forcer les autorités publiques à améliorer les

conditions de vie des habitants (infrastructures urbaines, services sociaux…) et d’obtenir un

statut légal. Lorsque ces demandes sont refusées, des techniques informelles pallient à

l’inactivité des pouvoirs publics. Certains quartiers se dotent par exemple de systèmes

électriques illégaux. Les associations demandent donc de nouveaux services publics et

organisent une forme de solidarité économique.

Puis les revendications se sont tournées vers l’opposition aux démolitions. C. Petit

note que les organisations de quartiers se sont remobilisées à l’occasion de l’annonce des

PTU. L’auteur appuie son analyse sur l’association locale de Gülensu-Gülsuyu. Créée dans les

années 1950 par les premiers migrants, elle organise, depuis sa renaissance dans les années

2000, des activités sociales et culturelles locales. Puis de nouveaux enjeux sont venus élargir

son champ d’action, avec l’annonce du PTU concernant le quartier en 2004. Les modes

d’action sont divers :

- Récolte d’informations sur le projet et les recours possibles ;

- Réunions d’information ;

- Mobilisation de réseaux politiques et médiatiques et rencontres avec les élus locaux ;

- Mise en circulation de pétitions ;

- Démarches juridiques pour faire annuler les plans d’urbanisme.

Cependant, ces associations de mobilisation sont souvent accusées d’être manipulées

par des groupes politiques, le plus souvent d’extrême-gauche, qui les dépassent. Ce doute

introduit par l’accent politique des revendications se retrouve dans les objectifs prônés par

les collectifs de professionnels urbains.

2. Les collectifs de professionnels urbains

Il s’agit d’acteurs extérieurs, qui, depuis le milieu des années 2000, soutiennent et

accompagnent les mouvements de résistance locaux, en développant des alternatives aux

PTU. Idéologiquement, ces professionnels urbains dénoncent les conséquences sociales et

économiques des projets d’inspiration « néolibérale ». Ces jeunes de 20 à 35 ans, issus de la

classe moyenne pour la plupart, disposent d’un savoir et d’un savoir-faire relatifs aux

questions urbaines.

112

A Istanbul, les collectifs de professionnels urbains sont structurés autour de deux

grands mouvements d’opposition aux PTU et de soutien aux victimes : DA et IMECE51. DA

est apparu en 2004, sous l’impulsion d’un étudiant du département de Planification Urbaine

et Régionale de l’Université Mimar Sinan. Contacté par une association de quartier suite à la

diffusion d’un PTU par la municipalité de Maltepe, cet étudiant a rassemblé ses camarades

de classe et ses professeurs, en vue d’apporter un soutien aux habitants du quartier de

gecekondu Gülensu-Gülsuyu, menacé de démolition par ledit PTU. Le mode d’action de DA

consiste en un travail de conseil « volontaire, indépendant et civil »52 auprès des habitants.

Concrètement, ces experts proposent des PTU alternatifs à ceux de la municipalité, qui

permettraient aux habitants de rester vivre dans leur quartier. Le collectif compte 238

inscrits en 2011.

IMECE, né en 2006, est plus marqué politiquement et idéologiquement que DA.

L’objectif affiché est très différent. Il s’agit de « lutter contre le néolibéralisme dans la ville »

et de « défendre les droits sociaux fondamentaux des populations urbaines les plus démunies

socialement et culturellement, en particulier le droit au logement et au travail, contre les

politiques néolibérales qui servent les « intérêts capitalistes » en mettant en place un système

de « rente urbaine » »53. De fait, IMECE revendique un projet « contre-hégémonique » et

révolutionnaire, résolument politique. Le collectif compte 650 inscrits en 2011.

Ces deux principaux collectifs de professionnels urbains stambouliotes s’inscrivent

donc dans un cadre idéologique anti-libéral commun. Pourtant, une profonde diversité dans

les conditions et les modes d’action les oppose.

3. Contradictions et concurrence entre les acteurs extérieurs

Les oppositions urbaines à Istanbul sont divisées, en termes de répertoire et de

stratégie d’action. D’une part, la stratégie experte de DA promeut la participation des

habitants à l’élaboration et la mise en œuvre de PTU. D’autre part, la stratégie politique

d’IMECE vise à politiser les mouvements locaux en vue de transformer l’ordre urbain et

politique (annexe 2).

51 DA, Dayanışmacı Atölye, peut être traduit par « Atelier solidaire ». IMECE, Toplumun Şehircilik Hareketi, peut

être traduit par « Mouvement d’urbanisme de la société ». 52 Site internet du collectif DA : http://dayanismaciatolye.org/ 53 C. Petit, 2011, §23

113

Les fortes tensions entre DA et IMECE sont à l’origine d’un clivage idéologique, qui

structure les comportements et les actions. Malgré les tentatives d’apaisement, les clivages

persistent. En 2010, un « Forum des mouvements urbains » a été organisé une semaine avant

le Forum social européen54, afin d’aboutir à une position commune des professionnels de

l’urbain sur la transformation urbaine et ses conséquences. Ce fût un échec.

Cette querelle entre experts et militants semble éloignée des préoccupations des

habitants de gecekondu. Ces derniers sont prêts à renoncer à leurs idéologies politiques en

vue de faire entendre leurs revendications. Sans être nécessairement manipulés par des

mouvements politiques, les habitants deviennent critiques envers l’action des experts.

En tout état de cause, le mouvement social des gecekondu tend à perdre de sa

ferveur. Les pratiques ont évolué. La logique capitaliste a mené à la commercialisation des

gecekondu.

B. La commercialisation des gecekondu et la spéculation foncière

Les gecekondu apparaissent dans les années 1950. Jusqu’au milieu des années 1960,

ces quartiers sont négligés par les pouvoirs publics. Par la suite, leur développement, leur

institutionnalisation et leur politisation permettent aux revendications d’être entendues.

Cependant, à partir des années 1980, ces quartiers sont intégrés au marché libre capitaliste.

La légalisation est le point de départ de la commercialisation. Puis les terrains entrent

dans une logique de rente urbaine. Mais le lien entre gecekondu et spéculation reste

complexe.

1. La légalisation comme point de départ de la commercialisation

Lorsque les habitants de gecekondu accèdent à la propriété, ils acquièrent de fait le

droit de vendre leurs maisons, tout comme leurs terrains. La systématisation des amnisties,

par les lois de 1983 et 1985, permet également d’ajouter des étages aux habitations. En outre, 54 Le Forum social européen est une déclinaison régionale du Forum social mondial. Il s’agit d’un espace de

rencontres et d’échanges entre les différents acteurs de la société civile se disant « engagés dans la

construction d'un autre monde possible centré autour de la personne humaine, et non sur le profit économique ».

114

certains quartiers de gecekondu se situent au cœur d’espaces à forte valeur ajoutée (vue sur la

mer ou sur le Bosphore, proximité des forêts…). Le voisinage change. L’explosion urbaine a

pour conséquence de faire cohabiter différentes classes sociales. Les quartiers voient leur

valeur augmenter. Puis une différenciation s’opère entre les quartiers, selon leur

emplacement dans la ville.

La commercialisation s’opère entre les anciens habitants et les nouveaux arrivants

principalement. C’est en somme un transfert de la pauvreté des anciens aux nouveaux. Cette

« pauvreté à tour de rôle » aurait pû continuer. Mais cela fonctionne seulement si

l’accroissement du phénomène gecekondu perdure. Or, la rareté du sol a causé l’épuisement

des terrains libres à occuper. S’est alors formée une masse de gens victimes d’une pauvreté

absolue.

Pour citer Marx, « c’est la propriété foncière, elle-même, qui a produit la rente »55.

2. La logique de la rente urbaine

La rente foncière est définie par ce que rapporte le sol à son propriétaire, à la plus-

value dégagée par la revente du sol56. Ce terme est issu d’une longue tradition dans la pensée

économique. Selon la théorie classique, la rente est un surplus de revenus sans coût. Limitée

au départ à la fertilité du sol pour l’agriculture, la théorie de la rente peut s’appliquer à

l’ensemble des agents naturels donnés et disponibles pour n’importe quelle activité. Par

exemple, la situation géographique est un agent naturel. La rente revient au propriétaire

foncier, car il dispose du monopole du sol.

La rente est liée à la spéculation foncière, dans la mesure où, dans un contexte de

croissance urbaine, les propriétaires anticipent sur les besoins des consommateurs. Ainsi, les

propriétaires de terrains de gecekondu cherchent à revendre leurs propriétés aux nouveaux

arrivants. Les rentes urbaines à Istanbul, du fait de la rareté du sol couplée à l’explosion

urbaine, sont très élevées.

55 K. Marx, cité par J.-F. Pérouse dans le cadre de son cours de « Economie et territoire urbain », à l’Université

Galatasaray, 2011 56 Cours de J.-F. Pérouse, 2011.

115

3. Le gecekondu objet de spéculation : une systématisation toute relative

A la fin des années 1980, le gecekondu devient une marchandise, un objet de

spéculation. Il constitue une source de revenus pour les premiers migrants, car il n’y a plus de

terrain en ville pour la construction de nouveaux gecekondu. Reste donc le choix de la

location ou de l’achat. Un lieu commun associe la spéculation foncière et le gecekondu. Cette

forme d’habitat serait alors l’expression la plus frappante et la plus réussie de la spéculation

foncière débridée. Le discours dominant stigmatise le gecekondu comme un symbole

d’enrichissement massif et indu au détriment de la collectivité nationale. L’enrichissement se

fait par l’accaparement de terrains publics et leur transfert dans la sphère privée (par l’octroi

de titres de propriété).

Cependant, J.-F. Pérouse estime que cette stigmatisation ne tient pas compte de

certains facteurs. Tout d’abord, ce sont les revendeurs-lotisseurs qui profitent de la

spéculation foncière à Istanbul. Ces intermédiaires, qui lotissent partiellement les terrains,

sont les véritables accapareurs. De plus, il existe une médiation politique complice du

processus d’occupation et de son prolongement. En échange des titres de propriété parfois

illégaux, les habitants doivent payer les mêmes taxes que les propriétaires légaux. Dans le

même temps, les pouvoirs publics profitent des légalisations à travers des bénéfices matériels

(taxe d’habitation et taxes et impôts locaux) et immatériels (électorat).

Le mythe de la rente foncière capitalisée par les propriétaires de gecekondu doit donc

être remis en cause. La commercialisation des gecekondu et des apartkondu semble plus

vraisemblablement être le résultat d’un processus indirect et inconscient, lié à la montée de

l’individualisme et à la décomposition des relations de solidarité.

C. La montée de l’individualisme et la décomposition des relations

de solidarité

Les forts liens de solidarité qui unissaient auparavant les habitants de gecekondu se

sont peu à peu érodés. Ce processus ne touche pas seulement les populations de ces

quartiers. La société turque dans son ensemble a connu cette évolution. Mais les personnes

116

en situation précaire sont plus touchées que les autres par cette montée de l’individualisme,

facteur d’exclusion.

M. Poyraz énumère les principales causes de ce phénomène57. En Turquie, les

événements politiques sont à l’origine d’un bouleversement des solidarités. Les nouvelles

politiques économiques ont contribué à la croissance de l’individualisme. Enfin l’esprit de

solidarité s’est peu à peu dissout.

1. Les mutations politiques à l’origine d’un bouleversement des solidarités

Tout d’abord, le coup d’Etat militaire du 12 septembre 1980 élimine par la force les

réseaux militants de solidarité. L’armée turque, avec à sa tête le général Kenan Evren, est

bien décidée à mettre un terme au climat de guerre civile qui règne dans le pays. Pour cela, le

régime militaire organise une sévère répression, qui touche en premier lieu les organisations

politiques extrêmes, de droite comme de gauche. Or au sein des gecekondu, les mouvements

militants locaux représentent un important facteur de cohésion sociale.

Ensuite, les autorités publiques ont mis fin à la politique de tolérance vis-à-vis de

l’habitat illégal. Les implications financières sont trop importantes pour laisser ce type

d’habitat perdurer. Depuis les années 1990, il est impossible de s’intégrer à la ville par le biais

de l’occupation et de la construction illégales.

Enfin, il convient de différencier les habitants de gecekondu issus de l’exode rural de

ceux issus de l’exode forcé. Pour les familles kurdes déplacées, la précarité est totale. Elles

sont à la fois déracinées et désespérées face à l’avenir. Cet exil collectif a déséquilibré les

tissus urbains et créé un phénomène de pauvreté non maîtrisée, selon M. Poyraz. Ces faits

sociaux ont causé délinquance et violences urbaines.

Ainsi les mutations politiques ont remis en cause les traditionnels liens de solidarité

urbaine. La montée de l’individualisme est quant à elle l’un des effets d’une nouvelle

politique économique.

57 M. Poyraz, 2007

117

2. Les conséquences d’une nouvelle politique économique sur la cohésion sociale

La nouvelle politique économique, démarrée au début des années 1980 et basée sur

l’ouverture au marché mondial, a deux types de conséquences sur les solidarités au sein des

gecekondu.

D’une part, le développement des villes augmente le nombre d’habitants. Les flux

migratoires s’intensifient. Le sol devient une ressource rare. Auparavant, les nouveaux

migrants trouvaient un espace d’accueil, même temporaire, auprès de leurs proches. Depuis

la fin des années 1980 et surtout depuis les années 1990, de telles pratiques sont plus rares.

Cette évolution est accentuée par l’intolérance croissante des pouvoirs publics envers

l’habitat illégal.

D’autre part, les bouleversements économiques ont directement marqué la société,

par un mouvement général en Turquie de montée de l’individualisme. M. Poyraz met en

exergue ce phénomène : « Ce changement radical va marquer à jamais le rapport entre la

solidarité collective et l’intérêt individuel dans la société turque. On voit apparaître un lien

complexe entre l’honneur traditionnel et le pouvoir de l’argent. Ce qui est évident, c’est le

fait que la société turque découvre le monde de l’entreprise et rentre dans une logique de

conquête économique »58

3. La dissolution de l’esprit de solidarité

Les décisions du 24 janvier 1980 et le coup d’Etat du 12 septembre 1980 ont

engendré un processus de dépolitisation et consacré le passage à la protection des intérêts

individuels. L’écrasement des forces de gauche par le pouvoir militaire a vidé les rapports de

proximité. Par conséquent, cela a laissé le champ libre aux mouvements islamistes et à un

discours marqué par la tradition et la religion. Cette tendance se traduit notamment par le

retour de la mosquée comme espace de solidarité privilégié.

En outre, la victoire de la logique capitaliste a forcé les gecekondu à s’intégrer au

marché libre. S’enrichir devient plus important que de s’intégrer à la ville de manière

collective. Ce désir d’enrichissement par le commerce crée un excès d’individualisme, par

58 M. Poyraz, 2007, p.142

118

lequel les plus faibles se retrouvent écartés, ne pouvant plus profiter des anciennes solidarités

informelles.

Enfin, la jeunesse est particulièrement touchée par l’isolement. Hakan Yücel explique

que les jeunes ne se retrouvent pas dans les associations de hemşehri créées par leurs parents

et grands-parents59. Ils montrent des signes significatifs d’éloignement des réseaux.

L’identification au village et à la région d’origine ne constitue plus une norme. Les jeunes se

sentent avant tout liés à leurs quartiers. Bien que d’autres associations existent au sein des

gecekondu, l’individualisme reste très fort.

Dans ce contexte, se pose la question de l’avenir même des gecekondu.

III. Quel avenir pour les gecekondu ?

En 1980, B. Granotier estime que les gecekondu ne constituent pas le problème

principal de la Turquie. En effet, dans une période d’anarchie et de terrorisme (2000

assassinats politiques ont été perpétrés en deux ans), les fortes inégalités de fortune, la

corruption et l’insolvabilité économique semblent prioritaires. L’auteur démontre même que

« dans un secteur aussi incertain, il est intéressant de noter que les anciennes colonies de

squatteurs, les gecekondus, en institutionnalisant la participation populaire, sont devenues des

secteurs de relative stabilité dans les grandes villes turques »60.

Cependant, l’évolution des pratiques urbaines de ces vingt dernières années mène au

constat alarmant de l’importante précarité dans laquelle se trouvent les populations de

gecekondu. Les quartiers et leurs habitants, sont, comme nous l’avons démontré, fortement

menacés par une logique néolibérale qui tend à les exclure des processus de développement

urbain. L’avenir de ces populations est plus qu’incertain.

59 H. Yücel, « Les jeunes alévis du quartier de Gazi (Istanbul) et les associations de hemşehri : identifications croisées », European Journal of Turkish Studies, No. 2, 2005 60 B. Granotier, 1980, p.128

119

Les quartiers de gecekondu sont sous la menace des nouveaux plans de

transformation urbaine. Dans le même temps, les besoins en projets socialement équitables

semblent ignorés par les acteurs publics. Enfin une analyse de deux quartiers en proie à la

transformation urbaine vient confirmer la perspective d’un avenir incertain.

A. La menace représentée par la « transformation urbaine »

Les nouveaux projets de transformation urbaine (PTU) répondent à trois logiques

majeures. Tout d’abord, depuis 1999, le risque sismique a servi de prétexte à la redistribution

de l’espace. Ensuite, Istanbul a suivi le mouvement global d’internationalisation des villes.

Enfin, l’image et le rayonnement de la métropole sont devenus une priorité pour les autorités

publiques.

1. Le risque sismique comme prétexte

Le tremblement de terre de 1999 en Turquie a marqué un tournant dans les pratiques

urbaines stambouliotes. Une prise de conscience s’est opérée vis-à-vis des dangers que

représente l’habitat illégal et informel, particulièrement vulnérable aux risques sismiques.

Mais les leçons tirées de cette catastrophe n’ont pas mené à la protection des populations

défavorisées.

A l’inverse, les classes sociales privilégiées se sont mises à la recherche d’endroits

résistants où s’installer. Elles se sont approprié les terrains de gecekondu construits sur de

tels espaces. En effet, les propriétaires de gecekondu sont des proies faciles pour les

investisseurs immobiliers. Leurs titres de propriété sont incertains, au moins dans les esprits.

De plus, la précarité de leurs ressources permet aux investisseurs d’acheter les terrains à des

prix inférieurs à ceux du marché.

120

2. L’internationalisation de la ville

Murat Güvenç établit une chronologie de l’histoire urbaine d’Istanbul de 1910 à nos

jours61. Il intitule la quatrième période, qui commence en 1980 et se poursuit jusqu’à nos

jours, « Istanbul ville mondiale ». Selon lui, « le développement urbain d’Istanbul peut être

appréhendé dans le cadre de problématiques et de concepts forgés pour appréhender les

villes mondiales »62.L’internationalisation des villes est un phénomène global. Elle s’effectue

dans un contexte de compétition territoriale, stimulée par l’accroissement de la mobilité

géographique et la médiatisation des activités urbaines63. M. Güvenç ajoute que dans le cas

de la Turquie, cette transition vers l’international s’est faite de manière brutale, sous

l’influence du régime militaire.

J.-F. Pérouse énumère ce qu’il appelle « des indices d’internationalité » à l’échelle de la

ville d’Istanbul64. L’économie stambouliote est résolument tournée vers l’extérieur. De plus,

les opérateurs étrangers investissent largement dans le marché immobilier. Enfin les pouvoirs

locaux apparaissent décidés à promouvoir leur ville à l’international. L’auteur évoque les

différentes formes de « l’indispensable mise aux normes » de la métropole, à savoir la

production de technopôles, le développement du tourisme d’affaires et de congrès, une

obsession pour les grands événements internationaux, ainsi que l’inflation des projets dans le

cadre de la nouvelle politique de « transformation urbaine ».

Les gecekondu sont directement touchés par l’internationalisation de la ville.

Apparaissent de nouvelles modalités de rentabilisation du foncier, qui visent les secteurs

stratégiques dont font partie les quartiers de gecekondu. Cette thèse est développée tout au

long du film Ekümenopolis, du réalisateur İmre Azem65.

61 M. Güvenç, « Istanbul 1910-2010, une approche historique et socio-spatiale », Revue Urbanisme, n°374, sept-

oct 2010, pp. 47-51 62 M. Güvenç, 2010, p. 51 63 G. Pinson et A. Vion, « L’internationalisation des villes comme objet d’expertise », Pôle Sud, n°13, 2000, pp.

85-102 64 J.-F. Pérouse, « Istanbul, entre Paris et Dubaï : mise en conformité « internationale », nettoyage et

résistances », in I. Berry-Chikhaoui et A. Deboulet (dir.) Villes internationales – Entre tensions et réactions des habitants, 2007, pp. 31-32

65 İmre Azem, Ekümenopolis, 2011

121

3. La priorité donnée à l’image de la ville

Poursuivant la logique d’internationalisation de la ville, la municipalité s’efforce de

donner une image positive d’Istanbul. Or les règles du « marketing international » prohibent

tous les « sombres » aspects de l’urbain. Les gecekondu en font indéniablement partie.

Comme le démontre la chercheuse Sibel Yardımcı, Istanbul 2010, « Capitale

européenne de la culture », est un excellent exemple de la volonté des dirigeants de faire

rayonner « la ville aux mille Lumières » depuis une trentaine d’années66. La Direction des

projets urbains a été le principal bénéficiaire du budget alloué par l’Union européenne, les

administrations publiques turques et plusieurs investisseurs privés. Le projet de rénovation

urbaine alors mis en place consiste en la transformation du tissu urbain et social de quartiers

entiers, qui sont détruits pour construire des équipements et des logements « modernes ».

Les activités industrielles sont délocalisées. C. Petit indique que les quartiers visés par cette

politique de transformation urbaine sont les zones « à risque sismique », les quartiers

« dégradés » du centre historique, les zones industrielles rendues désuètes et les anciens

quartiers d’habitat informel67.

Les quartiers de gecekondu se retrouvent donc fortement menacés par la

transformation urbaine qui a débuté dans les années 1980 et qui se poursuit actuellement

(figure 18). Cette volonté affirmée de maximiser la valeur de la ville ne serait pas une

dangereuse illusion si les besoins sociaux des populations défavorisées étaient compris et pris

en considération.

66 S. Yardımcı, « La face cachée de la métropole », Revue Urbanisme, n°374, sept-oct 2010, pp. 71-73 67 C. Petit, 2011, §2

122

B. L'ignorance générale des besoins en projets socialement

équitables

Les PTU prévoient rarement le relogement des populations de gecekondu. Les

nouveaux logements sont construits en priorité pour une minorité disposant de hauts

revenus. Dans le même temps, l’argumentaire justifiant le départ des habitants des quartiers

de gecekondu est instable. Enfin, l’ignorance générale des besoins en logements sociaux est

démontrée par une offre très limitée.

1. La priorité donnée aux logements d’une minorité à hauts revenus

G. E. Lelandais démontre que les institutions publiques turques réservent

d’importantes ressources à l’aménagement d’espaces réservés à une minorité68. Outre les

problèmes importants que cela pose en termes de justice sociale et de « justice spatiale », les

68 G. E. Lelandais, 2009, p.148

Figure 18 : les quartiers touchés (orange foncé) et les quartiers menacés (orange clair) dans le cadre de la transformation urbaine d'Istanbul

123

populations pauvres obligées de quitter leur quartier se retrouvent dans l’impasse. Deux

solutions s’offrent alors à elles, à savoir s’endetter sur quinze ans en vue d’acheter un

logement construit par TOKI, ou construire un bidonville ailleurs, sur d’autres terrains

publics.

La stratégie de la Municipalité d’Istanbul, en se mettant au service des classes aisées,

se résume donc à un « embellissement de façade », qui ne peut être ni durable, ni socialement

équitable. Les grands projets d’aménagement urbain représentent des sujets de contestation

quotidiens. L’argument de l’intérêt général, utilisé par les pouvoirs publics, devient ambigu.

Certes l’intérêt général est irréductible aux intérêts particuliers d’une minorité que

constituent les habitants de gecekondu. Mais peut-il à l’inverse servir les intérêts particuliers

d’une minorité aisée ?

2. Un argumentaire instable pour légitimer la démolition des gecekondu

Le président de TOKI, lors d’une conférence en 2007, s’exprime en ces termes :

« Aujourd’hui, la transformation urbaine figure parmi les deux-trois problèmes les plus

importants de la Turquie. Mais la Turquie ne peut pas parler du développement sans

résoudre le problème des bidonvilles. On sait que la source des problèmes de santé,

d’illettrisme, de drogue, de terrorisme et de défiance envers l’Etat se trouve dans les zones de

bidonvilles. La Turquie doit se débarrasser à tout prix des bâtiments illégaux et peu résistants

contre les séismes »69.

Cette prise de position du président de l’administration nationale du logement de

masse met en exergue l’amalgame opéré entre gecekondu et misère sociale, et, plus étonnant,

entre risque sismique et terrorisme. Ses paroles montrent l’urgence à donner à la

problématique des gecekondu, sans en donner les solutions. La dernière phrase contient en

substance la stratégie avancée, c’est-à-dire la démolition pure et simple d’un type d’habitat

considéré comme source de dangers et de violence. Pourtant, tout en niant la mémoire et

l’histoire des habitants, les démolitions ne font qu’aggraver la pénurie en logement social.

69 Ce discours a été prononcé par le président de TOKI à l’occasion de l’ouverture d’une conférence co-

organisée avec Urban Land Institute sur « Les projets de transformation urbaine et les investissements immobiliers », le 13 novembre 2007.

124

3. Bref état des lieux de l’offre réelle de logements sociaux à Istanbul

Il a été précédemment établi que les logements construits par TOKI étaient

principalement destinés aux classes moyennes et aisées70. Cet organisme ne semble pas se

préoccuper de l’habitat des plus démunis. En revanche, la loi n°775 de 1966 a fait naître la

Direction des Travaux liés aux logements et aux gecekondu. Cet établissement public

poursuit trois objectifs :

- La réhabilitation de gecekondu déjà existants ;

- La destruction des gecekondu en trop mauvais état ;

- Le frein à la création de nouveaux gecekondu.

La Direction réalise des plans d’aménagement des quartiers de gecekondu et prévoit

les infrastructures nécessaires. Un stock de logements est également prévu pour reloger les

expropriés des gecekondu détruits par les PTU. Ces logements sont effectivement destinés

aux plus pauvres, selon des critères strictement définis. On peut donc parler d’une véritable

politique de logement social. Les habitations sont proposées à la location, pour l’équivalent

de vingt euros par mois71, ou à la vente. Après cinq ans de loyer, le locataire peut devenir

propriétaire.

Cependant, l’action de la Direction des Travaux liés aux logements et aux gecekondu

reste limitée. En effet, seules 6000 familles ont bénéficié des logements proposés par la

Direction depuis 1966. 3000 à 5000 autres sont sur liste d’attente. Et depuis août 2002, le

service n’accepte plus de demande72. Les ressources de l’établissement proviennent

uniquement de l’autofinancement. Aucune aide de l’Etat ou des collectivités locales n’est

apportée. La Direction doit se contenter de réutiliser les fonds issus de la vente et de la

location de son stock de logements. Ainsi, une partie des logements qu’elle réhabilite n’est

pas destinée aux plus pauvres mais revendue aux prix du marché, afin de dégager des

bénéfices.

Les acteurs publics semblent donc ignorer les besoins en projets équitables d’une

partie de la population stambouliote, qui reste certes minoritaire, mais n’en est pas moins

70 Chapitre 3 de ce mémoire 71 Un mois de loyer coûte 30 millions d’anciennes livres turques, ce qui correspond à vingt euros actuels. A

titre indicatif, en 1967 en Turquie, le salaire moyen s’élevait à environ 339 euros. 72 Mémoire de M. Tixeire, « Bilan critique des politiques de logement social à Istanbul », OUI-IFEA, 2003

125

conséquente, et vulnérable de surcroit. La stratégie consistant à éliminer à tout prix les

quartiers de gecekondu sans proposer de solution de relogement apparaît paradoxale. Elle se

vérifie pourtant dans la pratique, à travers l’expérience de plusieurs quartiers d’Istanbul.

C. Deux exemples de quartiers touchés par la transformation

urbaine

Les quartiers « Bir Mayıs » et Sulukule, objets d’un véritable matraquage médiatique

ces dernières années, ont été touchés par la transformation urbaine.

1. La destruction et la parcellisation des gecekondu du quartier « Bir Mayıs »

« Bir Mayıs » est un quartier de gecekondu apparu à la fin des années 1970 dans le

district d’Ümraniye. Il s’agit d’une période de polarisation politique extrême en Turquie. A

Istanbul, des affrontements quotidiens opposent les militants d’extrême droite et d’extrême

gauche. Les groupes d’extrême gauche prennent alors le contrôle du quartier « Bir Mayıs »,

qui s’appelait à l’époque « Mustafa Kemal ». Ces groupes avaient pour objectif de mettre en

place une organisation sociale et politique basée sur l’idéologie socialiste dans le quartier.

Une politique de distribution foncière, des institutions et des services (comité populaire,

maison du peuple, espace santé, école, coopératives…) ont été créés. Le 2 septembre 1977,

après un troisième succès de résistance aux forces de police et à l’armée qui menaçaient de

détruire le quartier, les habitants le rebaptisent « Bir Mayıs »73 et le déclarent kurtarılmış bölge,

« zone libérée ». Ce statut empêche tout instrument social, politique ou répressif de pénétrer

dans le quartier. Une intervention militaire en 1980 vise à reprendre le contrôle du quartier.

Les militants sont poursuivis, tués ou emprisonnés. Les familles sont victimes de rafles

nocturnes, d’emprisonnements et de tortures. Une station de Police est installée et le quartier

retrouve son ancien nom : « Mustafa Kemal ». Mais « Bir Mayıs » s’est imposé dans les

esprits. Ce quartier a toujours été considéré comme le bastion de l’extrême gauche

révolutionnaire, faisant l’objet d’une surveillance militaire et policière particulière.

73 En hommage aux 35 militants d’extrême-gauche tués lors d’une manifestation, le 1er mai (en turc, bir mayıs)

1977

126

L’un des projets urbains prioritaires de la mairie d’Istanbul concerne l’arrondissement

d’Ümraniye, constitué majoritairement de gecekondu. Les raisons évoquées mettent en avant

l’instabilité du sol face au risque sismique. Le projet est présenté comme un vecteur

d’amélioration des conditions de vie des habitants, sous l’égide de l’UNESCO. Aujourd’hui,

on peut constater que le parc immobilier local s’est développé et les services urbains

améliorés. Au milieu des années 1980, le quartier Mustafa Kemal a été divisé en deux par la

construction d’un axe autoroutier. 1500 habitations ont alors été détruites. La population

s’est quant à elle largement renouvelée. En somme, après 25 ans, le visage du quartier « Bir

Mayıs » n’a plus rien de semblable au kurtarılmış bölge de 1977.

2. Projet de transformation et de rénovation du quartier Sulukule

Le quartier Sulukule se situe dans l’arrondissement de Fatih, cœur historique et

touristique de la ville d’Istanbul. La raréfaction des terrains urbanisables proches du centre-

ville a fait naître un nouvel intérêt pour les zones du centre historique telles que Fatih. En

avril 2006, une décision du Conseil des ministres d’assainir les quartiers insalubres a mené au

projet de rénovation de Sulukule. Il s’agissait de détruire les maisons en ruine, de rénover les

maisons stambouliotes traditionnelles, et d’opérer un rééquilibrage démographique. Un

documentaire réalisé par Naomi Steuer, intitulé Die letzten Tage von Sulukule, met en image la

destruction du quartier de Sulukule, occupé par une population rom depuis plusieurs

siècles74.

571 familles sont alors sommées de quitter le quartier pour s’installer dans des

logements situés à 40 km du centre-ville, construits par TOKI. Des scientifiques, des

universitaires, ou encore l’UNESCO et le Parlement européen s’opposent tout de suite au

projet. La mobilisation s’organise avec le soutien d’ONG. Des alternatives permettant de

réhabiliter le bâti et de développer l’économie locale tout en maintenant les populations dans

le quartier sont proposées.

Finalement, en 2010, seules sept familles sont restées dans le quartier. Les prix de

location des logements proposés par TOKI se sont avérés trop élevés par rapport aux

revenus des familles qui ont quitté le gecekondu. Toutes charges comprises, ces habitations

coûtent 1000 TL par mois aux locataires, soit environ 480 euros. Rappelons que le salaire

74 N. Steuer, Die letzten Tage von Sulukule, 2011

127

minimum légal, que la plupart des habitants de gecekondu n’atteignent pas, est de 305 euros

par mois en Turquie75.

Les projets de transformation urbaine à Istanbul ne prennent pas en considération les

enjeux sociaux qui s’y rattachent. Les besoins en logements sociaux ne sont que très

partiellement couverts. A l’inverse, la priorité est donnée à l’habitat destiné aux hauts

revenus. La logique poursuivie par les pouvoirs publics consiste à masquer les « zones

d’ombres » de la ville et à mettre en avant les atouts d’Istanbul. En effet, l’image de la ville

est un paramètre essentiel de son internationalisation. En somme, les projets de

transformation urbaine sont autant d’épées de Damoclès placées au-dessus des habitants des

gecekondu.

En conclusion, les politiques urbaines d’inspiration néolibérale se sont imposées à

l’échelle du gecekondu. A l’origine, ces quartiers constituaient des espaces de proximité et de

solidarité. Les processus d’institutionnalisation et de politisation ont permis aux réseaux

locaux de perdurer. Puis les politiques néolibérales sont venues remettre en cause leur

organisation. Dans un premier temps, l’opposition aux démolitions dans le cadre des projets

de transformation urbaine a constitué un motif de renaissance pour les mouvements sociaux

des gecekondu. Mais rapidement, les propriétaires sont entrés dans une logique capitaliste

menant à la commercialisation des habitations, empreinte de spéculation foncière. Puis la

montée de l’individualisme a causé la décomposition des relations de solidarité. Enfin,

l’avenir même des gecekondu, mais surtout de leurs habitants, est menacé par les tendances

urbaines néolibérales. Les nouveaux projets de transformation, ciblés sur les gecekondu, ne

sont pas accompagnés de mesures propres à couvrir les besoins en logements sociaux.

Ce chapitre a également mis en exergue la complexité des rapports politiques,

économiques et sociaux qu’entretiennent les différents agents au sein de la métropole

75 Le moniteur du commerce international (lemoci)

128

stambouliote. Le contrôle du territoire est l’objet d’affrontements et de profondes tensions.

En témoignent les conflits et controverses liés aux projets d’aménagement et de

transformation urbaine. Le débat sur le sens de l’intérêt général dans un contexte de fortes

disparités économiques et sociales représente la limite posée à une éventuelle sortie de crise

négociée et acceptable pour toutes les parties.

Le phénomène gecekondu est un marqueur durable des problématiques et des enjeux

majeurs qui entourent la gouvernance urbaine à Istanbul.

129

Chapitre 6 : les principaux enjeux dérivés du phénomène

gecekondu

L’étude des gecekondu a permis de montrer les caractères de l’implantation de

l’économie néolibérale dans les pratiques urbaines stambouliotes. L’évolution de ce mode

d’habitat illégal est déterminée par des logiques économiques concurrentielles, visant à la

promotion de la ville à l’échelle mondiale et à la réalisation de profits.

Idéologiquement, la néolibéralisation de la ville vise à la libération des forces

économiques et sociales et à une allocation optimale des ressources et des investissements.

L’accumulation de richesses est source d’externalités positives, censées profiter à tous. En

pratique, le développement urbain reste très inégalitaire. On constate une polarisation

spatiale de la richesse et la création de villes duales. Les besoins des habitants sont relégués

au second plan, derrière un objectif central de compétitivité de la ville au niveau régional et

international.

Le programme d’ « Istanbul Capitale Européenne de la Culture 2010 » illustre ce

dilemme. A l’origine, le projet de candidature émanait d’une initiative conjointe entre des

acteurs privés et la société civile. La transformation urbaine en était l’un des thèmes

centraux. L’art et la culture devaient permettre de responsabiliser les citoyens sur la

préservation de leur environnement et de leur patrimoine. L’année 2010 était en outre vue

comme une opportunité de réhabilitation urbaine des quartiers, en tenant compte en priorité

des besoins et des attentes des habitants, tout en respectant l’esprit de la ville. A l’inverse, les

projets de 2010 ont été instrumentalisés et exploités dans l’intérêt du marketing de la ville, du

tourisme et de la gentrification. Le masterplan de la municipalité du Grand Istanbul a de fait

misé sur l’image contemporaine de la ville. Les municipalités d’arrondissement ont mis en

place une stratégie commerciale afin d’attirer les investisseurs culturels. Loin des intérêts des

citoyens, le Premier ministre Recep Tayyip Erdoğan affirmait : « le but principal est d’attirer

10 millions de touristes à Istanbul en 2010 »76.

76 M. Debard, Istanbul 2010, Capitale Européenne de la Culture : un challenge pour la Turquie, Université d’Aix-

Marseille, 2009-2010, p. 64

130

Cet événement marque la faiblesse de la culture civique en milieu urbain. La volonté

d’internationalisation de la ville justifie tous les projets et semble sans limite. Pourtant, les

logiques néolibérales appliquées à l’urbain rencontrent des limites. L’étude des gecekondu a

mis en exergue les enjeux représentés par ce type d’habitat, ainsi que par la transformation

urbaine dans son ensemble.

La population à faibles revenus se retrouve marginalisée. La gestion urbanistique des

risques est entravée. La gouvernance d’Istanbul doit de ce fait être questionnée.

I. La marginalisation d’une population à faibles revenus

Les populations défavorisées se retrouvent marginalisées. Le gecekondu est toujours

synonyme d’altérité. De plus, les ménages à faibles revenus sont exclus du marché du

logement. Enfin l’habitat illégal des plus pauvres est l’espace d’une économie parallèle.

A. Le gecekondu toujours synonyme d’altérité

L’altérité, dans le sens de distance et de différence, se retrouve dans la précarité des

conditions de vie dans les gecekondu, dans le rejet des populations pauvres à la périphérie,

ainsi que dans un déficit d’intégration au tissu urbain.

1. La précarité des conditions de vie

B. Granotier77 énumère les principales caractéristiques de l’habitat précaire. Tout

d’abord, la précarité est physique. Les quartiers irréguliers sont peu raccordés aux réseaux

urbains fondamentaux (eau, tout-à-l’égout…). Ensuite apparaissent des problèmes sociaux.

Il convient à ce propos d’éviter toute généralisation d’une vision romantique du bidonville,

77 B. Granotier, 1980

131

telle que l’image rurale du gecekondu précédemment évoquée78. L’habitat illégal et précaire

est un marqueur de l’inadaptation du système industriel et urbain dans ces quartiers. Le

surpeuplement et la pauvreté sont souvent à l’origine de violences et de criminalité.

2. Le rejet des populations défavorisées à la périphérie

Ces quartiers sont mal reliés au tissu urbain. La médiocrité des transports en commun

limite les possibilités d’emploi et aggrave les inégalités. A Istanbul, les lacunes en autobus

sont en partie comblées par les transports semi-collectifs, appelés dolmuş. Pour relier les

arrondissements périphériques au centre, existe le système de metrobüs. Ce moyen de

transport, qui utilise une voie routière réservée, est particulièrement rapide. Les quatre lignes

(figure 19), mises en place à partir de 2007, sont utilisées par environ 600.000 personnes par

jour79. Aux heures de pointe, ces bus sont littéralement pris d’assaut par les habitants. Les

capacités d’accueil des metrobüs restent très insuffisantes.

78 Chapitre 4, I, B, 2 79 www.iett.gov.tr

Figure 19 : les quatre lignes de metrobüs relient le centre aux périphéries les plus éloignées

132

B. Granotier conclut : « le désenclavement des bidonvilles et colonies de squatteurs

dépendra donc […] d'une desserte améliorée et d'une réhabilitation des moyens de

locomotion consommant peu d'énergie »80.

3. Un déficit d’intégration au tissu urbain

Le manque d’intégration urbaine des quartiers défavorisés à Istanbul peut s’expliquer

par le traitement politique, médiatique et éducatif qui en est fait. La violence y est généralisée

à l’extrême. Ces quartiers sont compris dans leur globalité. Ainsi les investisseurs potentiels

sont tenus à distance, les habitants subissent une discrimination à l’emploi et les relations

avec les autorités administratives sont tendues. En sus, certains textes destinés à l’éducation

populaire stigmatisent les gecekondu. Le « parti révolutionnaire pour la libération du peuple-

Front » (DHKP-C) présente le gecekondu comme « la tête de l’opposition sociale »81.

L’objectif consiste à forger un imaginaire du gecekondu en tant que symbole de la résistance

à l’ordre dominant. De même, dans le film Keşanlı Ali Destanı, le réalisateur Atıf Yılmaz offre

une vision caricaturale des habitants de gecekondu, qu’il tourne en ridicule82.

Cette marginalisation comporte un risque de communautarisation du malaise social, à

même d’accentuer la dualité de la ville, déjà réalisée par l’exclusion des populations pauvres

du marché du logement.

B. L’exclusion du marché du logement

Les populations pauvres de la métropole stambouliote se retrouvent exclues du

marché du logement. En effet, la demande est très forte et l’offre est destinée en priorité aux

classes moyennes et privilégiées. En résulte une dualité du marché du logement à Istanbul.

1. Une demande importante sur le marché du logement

La demande est très difficile à quantifier. La croissance démographique est restée

extrêmement forte ces dix dernières années. Entre 2002 et 2009, 2,5 millions de personnes

80 B. Granotier, 1980, p.110 81 www.ozgurluk.org 82 A. Yılmaz, Keşanlı Ali Destanı, 1964

133

ont migré vers Istanbul83. La croissance démographique de la ville est toujours extrêmement

forte. Dans ce contexte, le logement social est devenu une nécessité. Selon une enquête

réalisée en 2002, le Fonds d’Aide Social estime à 10% la part de la population totale de la

ville qui aurait besoin d’un logement social84.

En outre, selon un rapport de la Chambre des Urbanistes d’Istanbul, l’ensemble des

habitations illégales représentaient 75% des 1,7 millions de logements recensés à Istanbul fin

200285. L’habitat illégal constitue une alternative au manque de logement social. En effet,

l’offre de logement est réservée aux classes moyennes et supérieures.

2. Une offre de logements réservée aux classes moyennes et supérieures

Istanbul ne connaît pas de pénurie de logement, bien au contraire. Le rapport de la

Chambre des Urbanistes précité affirme que le parc de logement à Istanbul permet de loger

24 millions de personnes, soit l’équivalent du double de la population de la ville. Les

nouvelles constructions sont de plus en plus nombreuses, supérieures au nombre de

nouveaux arrivants. Ceci s’explique par la forte augmentation de la valeur du foncier et de

l’immobilier à Istanbul. Entre 2004 et 2006, les prix du foncier ont augmenté de 60%86. Le

marché du logement s’avère particulièrement lucratif. Les Turcs préfèrent l’investissement

immobilier à l’épargne bancaire.

Cependant la construction de logements neufs est destinée en priorité aux classes

sociales les plus aisées, facilement solvables. Les acteurs du secteur de l’habitat à Istanbul ont

changé. Les grandes sociétés et multinationales ont remplacé les entrepreneurs indépendants

de petite taille. Ainsi la rentabilité est au cœur des logiques de construction, ce à quoi

correspondent les projets de cités privées à grande échelle. Par conséquent, le marché du

logement s’est dualisé.

83 www.ibb.gov.tr 84 Electroui n°1, Observatoire Urbain d’Istanbul 85 Electroui n°11, Observatoire Urbain d’Istanbul 86 L. Marchand, « Istanbul est à son tour gagnée par la fièvre immobilière », Le Figaro, 21.10.2006

134

3. La dualité du marché du logement

Dans le secteur de l’habitat, deux mondes se superposent sans se confronter. Le

premier se caractérise par la légalité et le luxe, et concerne les classes aisées qui s’installent en

périphérie. Le second marché est irrégulier et non-contrôlé. Il concerne des logements

souvent insalubres, dispersés dans la ville et destinés aux nécessiteux. Un grand nombre de

transactions ont lieu hors de tout cadre juridique. Ce système parallèle reste flou et laisse peu

de choix aux demandeurs. Les plus pauvres louent des logements illégaux. Ils ne disposent

alors d’aucun droit à l’indemnisation ou au relogement en cas d’expropriation, suite à un

PTU par exemple.

Il existe un véritable réseau de loueurs informels à Istanbul. Aucune rigueur politique

ne s’impose. A l’inverse, les pratiques de corruption entre les décideurs et les mafieux locaux

font rage. Ce marché parallèle manque d’un acteur social fort. Enfin la dualité du marché du

logement à Istanbul fait écho à l’existence d’une économie parallèle.

C. L’espace d’une économie parallèle

L’économie néolibérale tolère des formes de travail spéciales, illégales. Le marché du

travail, comme celui du logement, est dual. Les populations défavorisées trouvent du travail

au sein de l’économie parallèle. La typologie primaire – secondaire – tertiaire est devenue

obsolète, remplacée par une dichotomie entre secteur informel et secteur moderne. Istanbul

est alors confrontée à des défis économiques majeurs.

1. L’obsolescence de la distinction entre secteurs primaire, secondaire et tertiaire

Le marché du travail stambouliote ne peut plus être décrit selon les types d’activités

exercées. On distingue désormais le secteur formel ou moderne et le secteur informel ou

non structuré. Les activités du primaire, du secondaire et du tertiaire se retrouvent dans les

secteurs formel et informel.

135

B. Granotier87 opère une distinction entre ces deux marchés. D’une part, le marché

formel est protégé. Il emploie les fonctionnaires, les salariés des entreprises importantes, et

les professions libérales. Les métiers y sont sûrs, les salaires élevés et les profits abondants.

Le secteur moderne se considère comme la locomotive du développement économique du

pays. D’autre part, sur le marché informel, une multitude de petites unités de production et

de commercialisation absorbent une bonne partie du surplus de main d'œuvre que le secteur

moderne ne parvient pas à contenter. Les travailleurs sont le plus souvent non-qualifiés. On

y trouve les personnes travaillant à leur compte, les employés à temps partiel, les

domestiques et les travailleurs ayant des occupations plus ou moins légales.

Le géographe brésilien Milton Santos oppose circuit inférieur et circuit supérieur dans

l’économie urbaine88, dont les caractéristiques principales sont résumées dans le tableau

suivant (figure 20).

Circuit supérieur Circuit inférieur

Stocks Grande quantité et/ou haute

qualité Petites quantités et qualité

inférieure

Capitaux Importants Minces ou négatifs

Technologie De pointe Périmée ou traditionnelle

Emploi Réduit et inélastique Multiple et élastique

Salariat Dominant Pas obligatoire

Crédit Bancaire, institutionnel Personnel, non institutionnel

Rapports avec la clientèle Indirects et/ou avec papiers Directs, personnalisés

Marges bénéficiaires Réduites à l'unité,

importantes par le volume des affaires

Elevées à l'unité

Dépendance directe de l'extérieur

Grande activité extravertie Réduites ou nulles

Source : B. Granotier, 1980, p.74

Figure 20 : Principales caractéristiques des deux circuits de l'économie urbaine

Selon une étude de l’OCDE en 200889, l’économie informelle emploie environ 30%

de la main d’œuvre d’Istanbul. Il existe en outre une économie souterraine, qui représente

87 B. Granotier, 1980 88 M. Santos, Les villes du Tiers Monde, 1971, p.396 89 OCDE, « Examens territoriaux de l’OCDE : Istanbul, Turquie », Synthèse, mai 2008, p.3

136

près de la moitié du PIB et concentre 40% des forces de travail90. Le secteur informel est

composé de plusieurs dizaines de milliers d’entreprises, souvent des sous-traitants

d’entreprises légales. Les métiers concernés sont divers : vendeurs de rue, artisans de la

construction, mais également des métiers du secteur tertiaire (publicité, tourisme…). Au sein

même d’entreprises établies, une partie du personnel est employée sans être déclarée. Les

secteurs informel et moderne entretiennent donc des liens.

2. Les liens entre le secteur informel et le secteur moderne

Ces deux secteurs communiquent. Ils sont interdépendants, entretenant une relation

plus complémentaire que compétitive, notamment lorsque les unités artisanales produisent

mieux et moins cher que le secteur moderne. Cependant, ce dernier établit lui-même les

frontières qui le séparent de l’économie informelle, qu’il domine et exploite.

Par ailleurs, il est intéressant de noter que l’existence même du secteur informel

prouve les limites de l’accès des actifs à la formation et des moyens de valorisation du capital

humain. Il s’agit pourtant d’éléments nécessaires au renforcement de la capacité d’innovation

et de la productivité des entreprises : « Les contraintes qui s’exercent sur le développement

du capital humain et la place du secteur informel freinent les niveaux de productivité et

creusent les écarts de revenus »91. En d’autres termes, ces formes de travail illégales tolérées

par l’économie néolibérales en constituent également les limites.

3. Les défis économiques pour Istanbul

L’objectif principal consiste à faire face à la concurrence internationale et à devenir

un pôle d’innovation national. En ce sens, l’économie parallèle est nuisible car elle ne permet

pas d’augmenter les capacités d’innovation et de rayonnement économique. Elle contribue

également à la marginalisation des personnes qui y sont employées. La réalisation des

objectifs économiques devrait donc avoir des répercussions sociales favorables.

90 « L’économie turque : forces et faiblesses », La documentation Française (en ligne), 2005 91 OCDE, 2008, p.1

137

Parmi les défis92, l’Etat turc doit favoriser l’officialisation des entreprises informelles,

afin qu’elles entrent dans l’économie moderne. Ceci se traduit par la création d’un cadre

juridique pour les micro-entreprises. De plus, les activités de la ville doivent être

modernisées, et leur contenu technologique renforcé. « Il est essentiel de mieux intégrer le

souci du développement social aux politiques économiques et urbaines actuelles, non

seulement pour faire face aux éventuels chocs macroéconomiques – et les amortir – mais

aussi pour s’assurer du capital social nécessaire à une stratégie de compétitivité à long

terme »93.

La marginalisation des populations défavorisées, habitant ou non dans les gecekondu,

passe par une mise à distance aussi bien théorique que pratique. Reléguées à la périphérie de

la ville, ces personnes sont de fait isolées, stigmatisées et mal intégrées au tissu urbain. Cette

marginalisation prend

évidemment une coloration

sociale, mais pas seulement.

Le marché moderne du

logement et les emplois du

secteur formel ne leur sont

pas accessibles. Istanbul est

de fait l’objet de fortes

divisions socio-spatiales

(figure 21). La métropole

doit également faire face à

des risques conséquents, liés

à l’urbanisation.

92 OCDE, 2008, p. 4-6 93 OCDE, 2008, p.6

Figure 21 : Les divisions socio-spatiales à Istanbul

138

II. La gestion des risques liés à l’urbanisation

D’un point de vue urbanistique, Istanbul doit être considérée comme un territoire de

richesse, de diversité et de mouvement. L’historicité de la ville et la multiplicité des

monuments forment un formidable patrimoine historique, culturel et architectural.

Cependant, construite comme son homologue italien sur sept collines, la métropole

stambouliote paie aujourd’hui le prix de l’urbanisation tous azimuts de ces cinquante

dernières années.

Tout d’abord, le patrimoine de la ville est en danger. Ensuite, d’autres risques sont liés

aux constructions et à la protection de l’environnement. Enfin le droit de l’urbanisme est

constamment contourné.

A. Un patrimoine en danger

Le patrimoine de la ville est en danger. En effet, le centre historique est déserté. La

transformation urbaine représente également une menace. Finalement, l’UNESCO pourrait

retirer Istanbul de son patrimoine mondial.

1. Le centre historique déserté

La stratégie des grandes sociétés de construction et des multinationales se concentre

sur les périphéries d’Istanbul, conduisant au départ des populations aisées du centre

historique. La gentrification, qui dirige l’action des autorités publiques sur les quartiers où

vivent ces populations, ne s’applique plus dans le centre. Ainsi le bâti ancien a tendance à se

dégrader.

L’UNESCO indique à ce propos que « le tissu urbain est menacé par un manque

d'entretien et par la pression qu'exerce son évolution »94. Les quatre zones historiques

suivantes sont inscrites sur la Liste du Patrimoine mondial (figure 22) :

94 Site Internet de l’UNESCO, rubrique « Zones historiques d’Istanbul » whc.unesco.org/fr/list/356

139

1. Le Parc archéologique, à

l’extrémité de la Péninsule

historique ;

2. Le quartier de

Süleymanye ;

3. La zone d’habitations de

Zeyrek ;

4. La zone le long des deux

côtés de la muraille

terrestre de Théodose II.

La muraille de Théodose II était un espace occupé par l’habitat illégal et les activités

économiques clandestines. Depuis 1985, des opérations d’évacuation et de rénovation

rapides visent à réhabiliter ce monument. Ces dernières sont l’objet de conflits entre les

acteurs concernés car elles ne respecteraient pas les enjeux historiques et sociaux essentiels

liés à ce lieu.

2. La menace représentée par la transformation urbaine

Istanbul est une ville en pleine expansion et recomposition depuis les années 1980,

particulièrement depuis le début des années 2000.

D’une part, les programmes européens et internationaux financent les restaurations.

Cependant leur mise en œuvre n’est pas cohérente et les bâtiments restaurés ne sont pas

entretenus. En découle une juxtaposition de zones rénovées de haut standing et de poches

d’habitat populaire dégradées, comme à Beyoğlu. Pour J.-F. Pérouse, l’une des stratégies de

transformation urbaine des autorités publiques stambouliotes consiste à « laisser pourrir » la

Figure 22 : Les 4 zones historiques d’Istanbul inscrites à la Liste du Patrimoine mondial de l’UNESCO

140

situation des habitants en situation précaire, afin de procéder par la suite à une « rénovation

autoritaire » en expulsant les populations pauvres95.

D’autre part, pour la municipalité d’Istanbul comme pour l’Etat turc, la culture est un

business. En tout état de cause, c’est l’idée qui ressort des PTU des quartiers historiques.

L’histoire, la culture et l’art doivent servir l’image de la ville. Kadir Topbaş, maire de la

Municipalité du Grand Istanbul, affirme : « dans une capitale des finances et des services,

l’image c’est tout »96. La politique poursuivie par les autorités centrales et locales est

préjudiciable à l’intégrité historique et culturelle de la ville. C’est pourquoi l’UNESCO

menace de déclasser les sites stambouliotes de la liste du Patrimoine mondial.

3. Le risque de déclassement de l’UNESCO

Cette menace plane sur la ville depuis la réunion de l’UNESCO à Vilnius en 2006. Un

délai de deux ans avait alors été accordé à la Turquie afin qu’elle remplisse ses engagements

concernant la protection de ses sites historiques. En 2011, un nouveau projet inquiète

l’UNESCO. Il s’agit de la construction d’un pont aérien de métro au-dessus de la Corne

d’Or. La ville d’Istanbul pourrait être placée sur la liste des sites « en danger », car

l’Organisation internationale estime que les monuments historiques ne sont pas

suffisamment protégés.

Ce projet n’est pas le seul à alarmer l’UNESCO. La construction d’un bâtiment

supplémentaire pour l’hôtel de luxe « Four Season » sur des vestiges archéologiques, le métro

Marmaray ou encore le « renouvellement urbain » du quartier de Sulukule en font partie.

Outre le patrimoine, les constructions et l’environnement sont également en danger.

95 C. Girardot, « Urbanisme : Istanbul l'anarchique hésite « entre Paris et Dubaï » », blog de Mediapart,

14.12.2008 96 M. Debard, Istanbul 2010, Capitale Européenne de la Culture : un challenge pour la Turquie, 2009-2010, p. 62

141

B. Les risques liés aux constructions et à la protection de

l’environnement

La sismicité et les inondations sont devenues des risques majeurs dans le cadre du

développement de l’habitat illégal et de la transformation urbaine. La protection de

l’environnement figure également parmi les enjeux essentiels liés à l’urbanisation.

1. Le risque sismique : l’ambivalence des enjeux

La métropole se situe à proximité de la faille nord-anatolienne. L’histoire sismique

d’Istanbul a été particulièrement mouvementée, de la « Petite Apocalypse » de 1509 qui a tué

entre 5000 et 6000 personnes, au séisme du 17 août 1999. Ce dernier a eu des conséquences

exceptionnellement lourdes sur le plan économique et sociopolitique. En sus des milliers de

morts et de blessés, des centaines de milliers de logements et de lieux de travail ont été

détruits ou endommagés. Cet événement est à l’origine d’une nouvelle perception du risque

en Turquie. Une équipe de chercheurs franco-turque pilotée par le CNRS est depuis lors

chargée d’évaluer le risque sismique dans la région. Les études ont démontré qu’un séisme de

très grande ampleur surviendra dans les trente années à venir97.

Le tremblement de terre de 1999 a montré les failles de la gestion du risque sismique

à Istanbul. Le problème réside principalement dans la fragilité des constructions et la

vulnérabilité de fait des habitations illégales, en particulier des gecekondu. Ceux qui n’ont pas

été détruits par la transformation urbaine sont construits sur des sols non-urbanisables et sur

les pentes raides, à l’aide de matériaux peu résistants. La brique et la pierre sont lourdes, peu

élastiques et peu flexibles. La Municipalité du Grand Istanbul a exigé l’élaboration d’un

masterplan (figure 23) prévoyant la restructuration des quartiers les plus menacés par les

risques sismiques. Zeytinburnu a servi de zone pilote.

97 Y. Koc, Les stratégies de réponses des acteurs d’Istanbul au tremblement de terre : étude de cas, Rapport de stage à

l’OUI, p.20

142

Mais rapidement, le risque sismique a permis à la Municipalité de justifier les projets

de transformation urbaine. « La menace sismique sert d’alibi technique aux élus pour justifier

les démolitions des quartiers […] »98, estime Derya Özel.

2. Les inondations

En septembre 2009, une grave inondation à Istanbul a fait 31 morts et des dégâts

considérables. Les médias ont dénoncé à cette occasion l’urbanisation anarchique d’Istanbul.

Le ministre de l’environnement Veysel Eroğlu reconnaît les erreurs majeures d’aménagement

commises, parmi lesquels les constructions dans les lits des rivières. Le chef du

gouvernement Recep Tayyip Erdoğan parle quant à lui « (d)’urbanisation mal contrôlée »99.

Les urbanistes donnent des illustrations de ces erreurs : bétonnage massif, ignorance

du relief naturel, multiplication des ouvrages routiers… Depuis une quarantaine d’années,

ces phénomènes se sont accrus de manière spectaculaire. Le risque d’inondation est l’objet

98 D. Özel, « Rénovation urbaine dans les quartiers populaires d’Istanbul - La lutte des habitants contre la

démolition de leurs lieux de vie », Dialogues, propositions, histoires pour une citoyenneté mondiale (site internet), juin 2008

99 Cité par A. Wurtz dans son article « Inondations en Turquie : Istanbul, une cité engloutie ! », www.developpementdurable.com

Figure 23 : masterplan du quartier de Zeytinburnu, réalisé pour la protection contre le risque sismique

143

de polémiques politiques. Deniz Baykal (député CHP) a mis en cause le gouvernement et la

Municipalité Métropolitaine d’Istanbul (tendance AKP) pour les errements de la

planification urbaine et de la gestion municipales. Elle dénonce le fait que 24.000 immeubles

aient été construits sur des zones à risques.

3. La protection de l’environnement

L’urbanisation, la transformation urbaine et les pratiques illégales représentent un

frein à la protection de l’environnement, car elles sont facteurs de pollution et menacent les

ressources naturelles.

D’une part, la pollution de l’air est causée par la croissance rapide de la population, la

place inappropriée accordée à l’industrie, l’utilisation d’une mauvaise qualité de carburant, ou

encore d’insuffisants efforts réalisés pour la réduction du trafic. En somme, la protection

climatique ne représente pas une priorité pour les autorités publiques, les entrepreneurs

privés et les citoyens stambouliotes. Des efforts sont à constater depuis 1995, à travers la

mise en place de onze stations de calcul du niveau de pollution de l’air et la baisse des taux

de dioxyde de souffre dans l’air. Cependant, la pollution de l’air est encore très élevée à

Istanbul, de même que la pollution de l’eau. Le Bosphore et les mers entourant la ville sont

très pollués. Si la Municipalité du Grand Istanbul démontre constamment sa volonté de

limiter les dégâts, ses intentions sont rarement suivies d’effets. Le système de transports

publics reste trop limité. Les ponts au-dessus du Bosphore sont constamment surchargés.

Les Stambouliotes semblent avoir une véritable culture du véhicule particulier. Près de trois

millions de véhicules sont enregistrés à Istanbul, qui en compte 600 supplémentaires chaque

jour. La politique de prévention et d’encouragement à l’utilisation de véhicules propres mise

en place par la Mairie Métropolitaine est insuffisante.

D’autre part, le dynamisme de l’extension actuelle de l’agglomération met en péril la

durabilité des réserves forestières et hydrauliques périurbaines. La grande industrie s’étend à

l’ouest vers Edirne et à l’est en direction d’Ankara. De nombreuses opérations de logement

collectif ont lieu aux marges de l’agglomération. Les pratiques spéculatives se transforment

en une course effrénée aux réserves foncières périphériques. Enfin les cités privées, en plein

essor, sont construites à proximité des ressources naturelles des marges de l’agglomération

stambouliote (Bosphore, mer Noire, mer de Marmara, grandes forêts périurbaines, lacs…).

144

Figure 24 : La croissance urbaine périphérique menace les réserves naturelles

L’extension urbaine fait donc peser une lourde menace sur les ressources naturelles de la ville

(figure 24).

Le risque sismique, les inondations comme les menaces sur l’environnement font

l’objet d’une gestion limitée, entravée par les contournements du droit.

C. Le droit et le contournement de la loi

Le droit de l’urbanisme turc tente de limiter les risques. Mais la législation est

constamment contournée, par la corruption et le clientélisme d’une part, à travers la non-

application des règles de planification urbaine d’autre part.

1. Un droit contourné par la corruption et le clientélisme

La corruption rend les réglementations inefficaces. Le séisme de 1999 a mis en

lumière l’étendue de cette pratique en Turquie. Les autorités ferment les yeux face au non-

respect des règles de construction, et accordent facilement des permis de construire contre

des pots-de-vin. Par exemple, certains bétons utilisés pour la construction des immeubles

étaient mélangés avec du sable de mer, qui n'avait pas subi de traitement de désalinisation au

préalable, rendant ainsi le béton friable.

145

De plus, la pratique politicienne des amnisties, aujourd’hui plus limitée, a eu des effets

incitateurs sur les constructions illégales. Les autorités publiques s’assurent une clientèle de

redevables.

2. La non-application des règles de planification urbaine

De nombreux plans d’aménagement sont conçus depuis les années 1930. Plus

récemment, a été créé l’Atelier d’Urbanisme et de Planification (IMP), chargé de définir les

enjeux stratégiques du développement métropolitain et de concevoir les plans

d’aménagement. Les plans et les rapports de l’IMP délimitent les zones historiques et

naturelles à protéger.

Mais les habitations informelles et les grandes opérations immobilières continuent

leur progression sans prendre en compte les plans, devenus inefficaces et contournés dans

les faits. L’urbanisation semble donc commandée par les intérêts privés. Les décisions

concernant les grands travaux d’infrastructures de transport sont guidées par des

perspectives de spéculation foncière et immobilière100. Martine Candelier-Cabon et Benoît

Montabone concluent : « Ainsi, la juxtaposition de grands projets déterritorialisés ne fait pas

un projet urbain cohérent »101.

L’urbanisation, l’habitat illégal et la transformation urbaine représentent donc une

menace pour le patrimoine et l’environnement. Les pratiques illégales augmentent la

vulnérabilité de nombreuses constructions aux différents risques. La législation reste

impuissante face à ces dangers, car elle se trouve le plus souvent contournée. Dans ce

contexte, la gouvernance d’Istanbul doit être questionnée.

100 J. F. Pérouse, « Gouverner Istanbul aujourd’hui », Rives méditerranéennes, n°2, 1999 101 M. Candelier-Cabon et B. Montabone, « Istanbul, une internationalisation forcée ? », EchoGéo, 2009, §22

146

III. La gouvernance urbaine en question

Qu’il s’agisse des gecekondu, de l’habitat illégal en général ou de la transformation

urbaine, la majorité des études sur l’urbanisme à Istanbul pointe du doigt les errements des

autorités publiques. Il convient donc de faire le point sur l’actuelle gouvernance d’Istanbul.

Celle-ci revêt une importance capitale lorsque les dangers qui planent sur la ville mettent en

jeu la vie des Stambouliotes (risque sismique, inondations…).

La question de la gouvernance renvoie à la définition des acteurs et des échelons d’un

système de gestion, afin de déterminer leurs compétences et de juger de la mise en œuvre ou

non d’une « bonne gouvernance ». Le modèle de « bonne gouvernance » a été théorisé dans

les années 1980 et devait être instauré dans les PED, en vue d’une redéfinition du

fonctionnement et des échelles de l’administration publique, vers la décentralisation et la

démocratisation. Quelle gouvernance pour Istanbul ?

Tout d’abord, la gouvernance est exercée par différents acteurs. Elle s’avère ensuite

particulièrement complexe. Enfin de nombreux acteurs essentiels ne peuvent y prendre part.

A. Les acteurs de la gouvernance à Istanbul

On dénombre trois catégories d’acteurs de la gouvernance à Istanbul, à savoir l’Etat

et les collectivités locales, la TMMOB, et l’AKP.

1. L’Etat et les collectivités locales

D’une part, les aires de représentation de l’Etat central à Istanbul sont le département

(il), les arrondissements (ilçe) et les quartiers. Le préfet (vali) est le représentant principal de

l’Etat. Il est responsable d’une série de services départementaux, tels que la police, l’état civil

et le contrôle des constructions. Ensuite les 38 arrondissements d’Istanbul comportent des

sous-préfectures (kaymakamlık), simples relais du pouvoir central et de ses services. Enfin à

l’échelle du quartier se trouve le muhtar, qui, même s’il est élu, peut être considéré comme

l’ultime représentant du pouvoir central.

147

D’autre part, les pouvoirs locaux, décentralisés, sont concentrés entre les mains de la

Municipalité Métropolitaine (MM), nommée Istanbul Büyükşehir Belediyesi (IBB), la

Municipalité du Grand Istanbul. Bien qu’en voie d’élargissement, ses pouvoirs ne

s’appliquent que sur une partie de l’espace réellement urbanisé, limitée aux 38

arrondissements centraux (figure 25).

Figure 25 : Carte des arrondissements de la Municipalité

Métropolitaine d'Istanbul

L’IBB est dirigée par un « maire métropolitain » élu. Kadir Topbaş assure cette

fonction depuis 2004. Sa mission consiste à assurer la coordination des différents niveaux

d’administration et la cohérence des politiques urbaines mises en œuvre par les municipalités

d’arrondissement. En effet, l’IBB dispose d’un pouvoir de contrôle et de ratification des

décisions des municipalités d’arrondissement (figure 26).

Municipalité Métropolitaine (MM) : Istanbul Büyükşehir Belediyesi (IBB)

Municipalités d’arrondissement : İlçe Belediyesi

Fixe les objectifs stratégiques et les conditions de planification

Attribue les permis de construire

Elabore le plan d’aménagement du territoire métropolitain

Le maire métropolitain ratifie les plans d’application

Elabore les plans d’application en fonction du plan d’aménagement du territoire

métropolitain

Définit les principales politiques urbaines

Figure 26 : Les compétences de l'IBB et des municipalités d'arrondissement

Réalisation : Marie Fonteneau

148

Les compétences de l’IBB ont récemment été redéfinies, en matière de construction

de logement social et de gestion du patrimoine foncier public. Mais la loi de 2004 a été

l’objet d’une déconcentration plus que d’une décentralisation des pouvoirs. L’Etat

central garde un rôle décisif dans la gestion locale. Il coordonne les institutions municipales.

Il possède en outre pas moins de 65% des sols turcs102 et contrôle les zones dites

« spéciales » par le biais de lois extraordinaires. Les trois quarts du budget des municipalités

turques sont alloués par l’Etat. Enfin le Ministère de l’Aménagement et du Logement jouit

d’un droit d’intervention sur les plans d’aménagement et d’urbanisme. Finalement, la

répartition des compétences entre l’Etat et les collectivités locales est à l’origine d’un système

territorial très complexe.

2. L’Union des Chambres des Ingénieurs et Architectes turcs d’Istanbul (TMMOB)

Cette organisation rassemble et connecte les chambres professionnelles dans les

domaines de l’architecture et de l’ingénierie. Sans fonds particuliers, elle régule et organise les

actions communes. La TMMOB s’impose comme une instance d’action contre les risques

environnementaux à Istanbul. Elle dispose d’un rôle officiel en tant qu’institution publique.

Le statut des chambres professionnelles est défini par la Constitution turque et par la loi. Son

premier rôle consiste à réguler la profession. Il est obligatoire d’être membre d’une chambre

professionnelle pour exercer les professions concernées, y compris pour le secteur privé.

Le statut de la TMMOB est réglé par l’Etat. Mais cela ne l’empêche pas de dépasser

son cadre professionnel pour entrer dans le champ du politique. Les Chambres estiment

intervenir au nom de l’intérêt général. Des valeurs à portée universelle, telles que la

démocratie, les droits de l’Homme et la défense de l’environnement, sont au cœur de l’action

de la TMMOB. Cette dernière utilise les institutions internationales favorables à

l’environnement (UNESCO, Forum sur l’eau…) pour justifier son action.

Les relations entre la TMMOB et l’IBB sont souvent conflictuelles. La TMMOB est

également très critique envers le pouvoir central. Pour elle, la Municipalité Métropolitaine

d’Istanbul réfléchit uniquement à court terme et l’Etat ne porte aucun intérêt à la défense de

l’environnement. Cependant, les instances professionnelles se retrouvent constamment

102 C. Codet, 2006, p. 31

149

court-circuitées par les autorités. Par exemple, le projet du troisième pont routier sur le

Bosphore, fortement critiqué par ces instances, se poursuit.

3. L’AKP, un acteur central

Peu après son accession au pouvoir en 2002, la suprématie politique de l’AKP lui a

permis de contrôler de manière très stricte les effets politiques et économiques des réformes

décentralisatrices. A l’inverse des pratiques de « bonne gouvernance » prônées par les

institutions internationales et européennes, l’AKP a favorisé la consolidation des pratiques

autoritaires, clientélistes et spéculatives.

Le nouveau modèle de gestion urbaine mis en place par le parti de la Justice et du

Développement sert en priorité les intérêts politiques et économiques du parti lui-même. Les

stratégies de communication, loin de rendre l’action publique plus transparente, révèlent un

refus de concertation avec les acteurs locaux.

Compte tenu de la multiplicité des acteurs et du caractère contradictoire des intérêts

qu’ils défendent, la gouvernance urbaine à Istanbul est devenue très complexe.

B. La complexité de la gouvernance

Cette complexité se retrouve dans les conflits de compétence, les difficultés de la

planification et l’incohérence de la transformation urbaine.

1. Les conflits de compétence

Ils apparaissent au niveau local d’une part. Ils opposent le maire métropolitain et son

conseil municipal, ainsi que la mairie métropolitaine et les mairies d’arrondissement autour

de l’affectation des ressources principalement. En outre, les municipalités d’arrondissement

sont en lutte permanente pour l’application des projets de la Municipalité Métropolitaine.

D’autre part, apparaissent de profonds désaccords entre le pouvoir central et le

pouvoir local. Les municipalités d’arrondissement et l’administration préfectorale se

disputent l’attribution des marchés publics et l’usage des terrains publics. De plus, des

150

conflits opposent le « Conseil des monuments », le « Conseil pour la protection » et la Cour

constitutionnelle à certains ministères, dont celui du tourisme.

2. Les difficultés de la planification urbaine

Toute planification urbaine semble jusqu’ici vouée à l’échec. En effet, la carte

administrative est régulièrement modifiée. Les pressions spéculatives et les ambitions

politiques des acteurs de la gouvernance urbaine mènent à une redéfinition constante des

limites des quartiers, des arrondissements et des municipalités.

En outre différents acteurs traditionnel et modernes viennent entraver la

planification. Les confréries et fondations religieuses sont influentes aux marges de l’aire

urbaine. Les grands holdings et les sociétés de construction internationales ont également un

poids important. C’est nommément le cas de la société de travaux publics Albayrak. Enfin

les conseillers du FMI présents dans les instances de planification tendent à faire entendre

leur voix.

3. Le mode de transformation urbaine

Pour G. E. Lelandais, le circuit de Formule 1 « Istanbul Park » est le symbole du

modèle de développement urbain stambouliote103. Construit à quarante kilomètres du

centre-ville, il a tout de même causé une multiplication par dix du prix des logements

alentours. A proximité de la piste, les logements coûtent entre 250.000 et 400.000 dollars. En

dépit de l’urgence sociale, de tels projets sont source de gentrification. Il devient de plus en

plus difficile pour les populations pauvres de se loger.

Ainsi les pouvoirs publics ne cherchent pas à répondre aux besoins des différentes

tranches de la population, mais bien de construire une nouvelle image moderne, propre et

attractive. La complexité du système territoriale, qui se retrouve dans la diversité des

échelons administratifs, des territoires de compétence et des attributions financières,

foncières et politiques, est à l’origine de conflits. Ceci ajouté à la logique de transformation

urbaine privilégiant les intérêts privés et financiers et l’image internationale de la ville, la mise

103 G. E. Lelandais, 2009, p.148

151

en œuvre d’une stratégie efficace de développement urbain et de maîtrise de l’urbanisation à

Istanbul apparaît utopique.

C. Le manque de prise en compte des acteurs

La politique de transformation urbaine par les acteurs publics est poursuivie sans

mesure des effets ni prise en compte des acteurs concernés ou des experts. Le droit au

logement n’est pas appliqué. Les attentes des habitants ne sont pas réalisées. En somme, la

transformation urbaine s’avère autoritaire.

1. Un droit au logement bafoué

La transformation urbaine d’Istanbul, qui touche en premier lieu les quartiers de

gecekondu, comprend l’expulsion forcée de familles à faibles revenus. Ces pratiques sont

fortement critiquées par Amnesty International. « De telles évictions forcées sont interdites par

la loi internationale »104, rappelle Andrew Gardner, chercheur sur la Turquie de l’équipe

d’Amnesty International.

Le quartier de Tarlabaşı, situé au centre d’Istanbul, est menacé par un ambitieux

projet de construction d’hôtels de luxe, d’un centre commercial et de bureaux. Amnesty

International a exigé l’arrêt des expulsions au nom du Pacte international relatif aux droits

économiques, sociaux et culturels, signé par la Turquie en 2003. Mais les expulsions n’ont pas

cessé pour autant. Plus de la moitié des personnes vivant dans la zone du projet ont déjà

quitté leur logement. Ces populations sont relogées à deux heures de bus de Tarlabaşı.

2. Des ambitions urbaines en décalage avec les attentes des habitants

Un malentendu constant oppose les résidents des quartiers illégaux populaires et les

pouvoirs publics. Les premiers commencent par occuper un terrain, y édifient eux-mêmes

leurs abris, puis se préoccupent des équipements communautaires. A l’inverse, la municipalité

crée des infrastructures, y construit des logements, puis cherche des habitants qui

représentent une demande solvable.

104 Cité par N. Sobecki, « L’économie croissante de la Turquie opprime les populations urbaines pauvres »,

JOL Press, 28.07.2011

152

De plus, les autorités publiques cherchent constamment à développer le potentiel

touristique de la ville. Pour ce faire, l’histoire des lieux historiques peut être réécrite et

magnifiée. C’est le cas de la Muraille de Théodose II. Elle a été peu à peu colonisée par

l’habitat précaire des franges les plus pauvres de la population - issues de l’exode rural –, par

les minorités nationales (Kurdes, Roms, Syriens), et par les catégories marginales de la

population. Niant les traditions et les différentes formes sociales qui se sont développées au

fil du temps autour de la muraille, la municipalité a débuté en 1985 l’expulsion des occupants.

Une réinterprétation linéaire de l’histoire de la Muraille s’est alors imposée, se résumant à la

conquête de Constantinople par le Sultan Mehmet le Conquérant le 24 mai 1453.

3. Une transformation urbaine autoritaire

Les grandes ambitions des autorités publiques, illustrées par le « projet fou » du

« Canal d’Istanbul » du Premier ministre Erdoğan, ne constituent pas un projet de ville, mais

un développement par projet et par arrondissement. Plutôt que de réhabiliter ou d’apporter

des améliorations au tissu urbain, on préfère détruire des quartiers entiers et les reconstruire.

Les habitants ne sont ni informés, ni pris en compte dans les processus de décision.

Pourtant, les citoyens se mobilisent. En novembre 2006, à l’occasion du symposium

sur la rénovation urbaine à Ankara, une plateforme d’habitants contre la démolition des

quartiers est née. C’est l’IMDP, Istanbul mahalle dernekleri platformu, ou plateforme des

associations de quartiers d’Istanbul. A Gülsuyu, l’association a réussi à retarder le PTU de la

municipalité. Mais de manière générale, les associations n’ont qu’un poids très faible. Les

mobilisations locales sont décrédibilisées. De plus, les recours des citoyens sont

systématiquement entravés. Enfin les collectifs de professionnels urbains sont manipulés par

les autorités, qui parviennent ainsi à leur faire perdre leur légitimité auprès de la population.

La gouvernance urbaine à Istanbul voit donc l’interaction de multiples acteurs,

étatiques et locaux, aux intérêts aussi variés que contradictoires. Ce rapport de force s’inscrit

dans une logique de transformation urbaine qui privilégie l’image de la ville aux besoins et

aux droits des habitants, loin des théories de le « bonne gouvernance ».

153

Pour conclure, les principaux enjeux dérivés du phénomène gecekondu renvoient à la

complexité du système urbain d’Istanbul et mettent en lumière les défis majeurs auxquels

devront faire face les responsables politiques dans les années à venir. La marginalisation

d’une population à faibles revenus, à travers l’exclusion du marché du logement et de

l’économie modernes, atteint ses limites. D’un point de vue social et économique, la situation

devient insoutenable. La gestion des risques liés à l’urbanisation est entravée par le

contournement de la loi. Le patrimoine, fer de lance de la promotion de la ville au niveau

national, régional et international, se retrouve menacé. Ainsi la gouvernance urbaine à

Istanbul doit être remise en cause. Les conflits de compétence sont préjudiciables à tous les

acteurs, en premier lieu la population stambouliote, dont la parole reste muselée.

154

Conclusion générale

Cette étude contribue dans un premier temps à développer le lien entre les mutations

de l’économie turque depuis les années 1950 et l’évolution du phénomène gecekondu. Très

souvent traité sous son aspect social, ce type d’habitat représente pourtant un marqueur

essentiel du bouleversement économique qu’a subit le pays, en particulier la métropole

d’Istanbul qui a vu ses structures urbaines durablement modifiées. Il est couramment admis

que l’exode rural massif des années 1950, lié à l’industrialisation et le recul progressif de

l’agriculture dans le pays, s’impose comme la cause essentielle d’apparition des gecekondu.

Sans remettre en cause ce prérequis, il est intéressant de poursuivre l’étude économique du

phénomène gecekondu. En effet, le passage à l’économie néolibérale a considérablement

influencé l’évolution du gecekondu, jusqu’à le faire disparaître. Celui-ci ne trouve plus sa

place dans une métropole devenue internationale, où la concurrence et le désir d’attractivité

sont au premier plan des préoccupations.

Apparait dans un second temps un paradoxe frappant, celui du poids considérable

qu’occupe l’Etat turc dans une économie pourtant résolument tournée vers le néolibéralisme.

Alors que la théorie néolibérale privilégie le recul de l’Etat et que le concept de « bonne

gouvernance » implique la croissance du rôle des autorités locales, les responsables politiques

centraux imposent leurs lignes directrices quant à la transformation urbaine d’Istanbul.

D’une part, la modernisation a effectivement permis d’attirer de nombreux investisseurs

internationaux. D’importants holdings se sont constitués, tels que Sabanci, Eczacıbaşı, Koç,

ou encore Berggruen. Mais cela n’aurait pas été possible sans le cadre économique et

juridique favorable offert par l’Etat au secteur privé. Pour ce faire, l’Etat a autorisé, ou au

moins ignoré, des pratiques illégales préjudiciables à l’équilibre social, à l’environnement, au

patrimoine, de même qu’à l’histoire de la ville. D’autre part, la force décisionnelle de l’Etat

sur les politiques urbaines stambouliotes reste importante, malgré la décentralisation de

2004, qui s’est avérée être un leurre.

A l’issue de cette étude, certaines questions restent donc en suspens. L’avenir de la

métropole tout d’abord, dépendra de la gestion des défis environnementaux et patrimoniaux.

Un éventuel déclassement de l’UNESCO menace la vitrine touristique de la ville. De même,

155

l’étalement urbain remet en cause le système de gouvernance mis en place. La superposition

des territoires de compétence ne permet pas actuellement de faire émerger un

développement d’ensemble cohérent.

Quant au devenir des populations de gecekondu, tout laisse à penser qu’elles

continueront d’être tour à tour reléguées à la périphérie. Ceci contribuerait aux divisons

socio-spatiales que connaît déjà Istanbul. Cependant la sociologue Saskia Sassen offre de

nouvelles perspectives en termes de revendications et de résistance urbaines. Dans son

œuvre La Globalisation. Une sociologie de 2009, l’auteur évoque de nouvelles possibilités

d’action politique des acteurs locaux dans le cadre des villes globales. Les habitants

défavorisés et invisibles aux yeux des politiques ont désormais la possibilité de se faire

entendre, principalement via le medium que constitue internet, en tant que tremplin de

participation aux luttes globales. A l’échelle mondiale, cette possibilité s’est affirmée dans les

réseaux activistes et dans les luttes spécifiques, au premier rang desquelles figurent

l’altermondialisme, l’écologie, la protection des enfants… Si ces revendications semblent

considérablement éloignées des problématiques des habitants de gecekondu, on peut tout à

fait imaginer qu’un rassemblement autour du problème du droit au logement puisse avoir un

impact notable sur les politiques publiques. Le développement récent du « Tourisme-réalité »,

en anglais slum tourism, pourrait également permettre une mise en lumière de la précarité des

conditions dans lesquelles survivent les habitants de gecekondu.

Pourtant, aussi longtemps que le parti AKP restera au pouvoir, tant à la tête de la

Municipalité Métropolitaine d’Istanbul que de l’Etat turc, il semble difficile d’imaginer un

tournant à venir dans la gestion urbaine de la métropole stambouliote. Les divers « projets

fous », en cours et à venir, ne laissent pas présager l’émergence d’une quelconque limite

institutionnelle à l’extension urbaine. Recep Tayyip Erdoğan présentait en 2011 son idée de

construction de deux grandes villes autour d’Istanbul, dans des zones sans risque au niveau

sismique. En outre, l’officialisation de la candidature d’Istanbul pour l’organisation des Jeux

Olympiques de 2020 le 15 février 2012 démontre une fois encore la volonté

d’internationalisation de la ville émanant des autorités publiques.

156

Annexes

Annexe 1 : Comparaison entre la conception traditionnelle et la conception optimale de

l’Etat

Conception traditionnelle de l’Etat Conception optimale de l’Etat

Etat centraliste, centralisateur, tutélaire Etat décentralisé

Etat social interventionniste, Etat providence Etat limité et responsable

Etat qui assure lui-même les services Etat qui fait en sorte que les services soient

assurés, proposés

Etat qui commande, qui donne des ordres Etat qui régule

Etat monopoliste Etat qui encourage la concurrence

Etat renfermé sur lui-même/Etat prohibitif Etat libéral, libertaire

Etat despote, tyran Etat de droit, Etat démocratique

Etat conservateur, statuquoïste Etat réformiste

Etat distribuant des rentes Etat encourageant la production

Etat sacré Etat valorisant l’individu

Etat dépensier Etat économe

Etat paternaliste Etat responsable

Source : TÜSİAD, 1995, p.149

157

Annexe 2 : Illustration des différences de modes d’action entre IMECE et DA

A gauche : affiche réalisée par IMECE pour faire connaître ses activités

A droite : exemple de plan réalisé par DA pour Gülensu-Gülsuyu.

158

Annexe 3 : Entretien avec Mme Yeseren Eliçin

Note : les questions ont été envoyées par e-mail le 7 février 2012. Lors de l’entretien du 24

février, Mme Eliçin a remis une version écrite de ses réponses (transcrites ci-dessous).

L’entretien a donc fait l’objet d’un approfondissement des points abordés, ainsi que d’une

discussion autour des logiques de gestion de l’urbain à Istanbul.

M. F. : Selon vous, quelles sont les principales conséquences de l’économie

néolibérale sur les structures de l’habitat urbain à Istanbul ? En d’autres termes,

en quoi le passage à une économie néolibérale a-t-il modifié les pratiques

urbaines concernant l’habitat ?

Y. E. : Selon François Ascher, les manières de concevoir, de réaliser et de gérer les

villes se développent conformément aux modes de pensée dominants. Il est vrai que le

néolibéralisme a également créé ses formes et ses outils d’intervention. Dans le passé, en

Turquie, la demande en logement des groupes à revenus moyens et supérieurs était

comblée par des entrepreneurs indépendants de petite taille qui étaient faibles en capital.

Aujourd’hui, ce sont de grandes sociétés et des multinationales (Trump towers à Istanbul)

qui investissent dans le secteur du logement, qui s’avère toujours le secteur le plus

rentable en termes d’investissement. De plus, selon Feyzan Erkip, ces entreprises

« envahissent » des terrains publics avec le consentement des autorités publiques de la

même manière que le faisaient autrefois les gecekondu. D’une part, les autorités publiques

vendent des terrains publics aux grandes entreprises multinationales. D’autre part, elles

préparent les bases légales ou juridiques de la transformation des terrains urbains

dégradés ou occupés par des gecekondu (Sulukule, Ayazma, Başıbüyük…)

Un autre changement intéressant dans le secteur du logement concerne le rôle joué

par l’Etat lui-même. En effet, TOKI, qui est devenu l’un des géants du secteur du

logement aujourd’hui, avait été créé dans les années 1980 pour soutenir les habitants à

travers des coopératives pour le logement.

159

Aujourd’hui, TOKI est devenu l’acteur le plus important sur le marché du logement

et dans le secteur de la construction, avec des droits considérables en matière de

planification urbaine. En somme, les compétences en matière de planification urbaine

avaient été décentralisées au milieu des années 1980. Par le biais de TOKI, le pouvoir

central intervient sur le marché urbain sans se préoccuper des collectivités locales, ni des

habitants de la ville. Le Premier ministre lui-même a ses projets pour Istanbul. Sauf que le

projet, appelé par lui-même « projet-fou », contredit les politiques urbaines majeures,

élaborées et poursuivies depuis les années 1960. Nommément, sont concernées les

politiques urbaines qui visent à réduire les inégalités régionales et à soutenir les régions

sous-développées qui se trouvent essentiellement à l’est et à l’ouest, à arrêter l’immigration

vers les villes métropolitaines du pays, ainsi que le schéma directeur de la ville, qui vise à

établir un équilibre entre les côtes asiatique et européenne de la ville.

Donc les pratiques de planification urbaine ont été complètement modifiées. Une

frénésie de grands projets semble envahir les autorités publiques. Faire d’Istanbul « une

ville de marque » est présenté comme un objectif qui légitime tout : l’éloignement des

catégories défavorisées du centre-ville, la destruction des biens culturels et naturels de la

ville, la destruction des forêts et des bassins d’eau de la ville. Peu importe désormais le

schéma directeur établi et approuvé par l’administration de la ville, ainsi que la volonté ou

l’avis des citoyens. Ce qui est intéressant, c’est que le maire métropolitain accueille ce

projet avec enthousiasme et admiration, sans poser de question sur cette intervention

brutale dans son champ de compétences.

160

M. F. : Peut-on affirmer que le développement de l’habitat illégal à

Istanbul soit une réponse nécessaire aux difficultés posées par l’économie

néolibérale ?

Y. E. : L’habitat illégal (je présume que vous entendez par « habitat illégal », non

pas les gecekondu mais les bâtiments construits sans permis et en infraction aux règles

d’urbanisme) est une pratique ancienne. Selon une recherche réalisée par le sous-

secrétaire d’Etat à l’habitat collectif en 2002, en Turquie le taux d’habitats construits

sans permis et en infraction aux règles d’urbanisme atteint 38% du stock national.

Selon certains auteurs, à Istanbul, le taux de gecekondu et d’habitat illégal est de 75%.

Le développement de l’habitat illégal à Istanbul comme dans d’autres villes turques est

engendré surtout par la rente urbaine. Car bien qu’illégal ou sans permis de

construction, ce secteur est très lucratif.

M. F. : Quelles sont les causes du développement de l’habitat illégal à

Istanbul, autres qu’économiques ? Je pense notamment à des causes ayant trait

au système urbain stambouliote, telles que des pratiques politiques

particulières, un système légal spécifique…

Y. E. : Lorsqu’il s’agit de terrains qui ne sont pas encore planifiés - donc pas

ouverts à l’urbanisation - ou bien lorsque les prescriptions du plan urbain existant sont

contraignantes, il est plus commode de construire sans autorisation. Les propriétaires

peuvent toujours espérer arriver à un accord avec les autorités. Dans certains cas, c’est

une modification du plan qui règle le problème. Dans d’autres cas, ces dernières

ferment les yeux, pour des raisons clientélistes, ou bien on achète simplement le silence

de celles-ci. Cependant, il faut souligner qu’il y a eu un changement significatif dans les

politiques publiques depuis les années 2000. Les autorités publiques sont beaucoup

moins tolérantes vis-à-vis de l’habitat illégal. Mais pour les grands investisseurs, ces

mécanismes marchent toujours, comme dans l’exemple de Demirören Plaza à Beyoğlu.

161

M. F. : Mon étude porte sur les gecekondu à Istanbul. Ce sujet a été – et est

toujours – l’objet de nombreuses études, prouvant l’attrait des milieux

universitaire et scientifique pour cette forme d’habitat. Pensez-vous que le

gecekondu, en voie de disparition (sous sa forme initiale : architecturale et

illégale), soit encore aujourd’hui un marqueur des structures urbaines

stambouliotes ? A-t-il été remplacé par d’autres pratiques, plus significatives ?

Y. E. : Actuellement, les zones de gecekondu sont sujettes à des projets de

gentrification. Le marché foncier est beaucoup plus compétitif, les joueurs sont plus

grands et les sols urbanisables sont beaucoup plus rares. Quant aux autorités publiques,

obstinées par l’idée de faire de la ville une « ville de marque », elles ne négocient qu’avec

le grand capital. Donc pour les catégories urbaines défavorisées, il n’existe pratiquement

pas de moyens d’accéder au marché du logement.

162

Annexe 4 : entretien avec M. Jean-François Pérouse

Note : les questions ont été envoyées par e-mail le 7 février 2012. Un entretien a eu

lieu le 24 février 2012. Le fait qu’il se soit déroulé sous la forme d’une discussion informelle

ne permet pas d’en transcrire les réponses exactes. Les questions n’ont pas toutes été traitées

de manière approfondie et d’autres se sont ajoutées au fil de la discussion.

Question 1 : En 2004, dans votre article publié dans European Journal of Turkish

Studies, intitulé « Les tribulations du terme gecekondu (1947-2004) : une lente perte de

substance. Pour une clarification terminologique », vous concluez à une disparition

progressive du gecekondu sous sa forme architecturale et selon sa définition basée sur

l’illégalité. Selon vous, quelle est la place du gecekondu « original » actuellement à Istanbul ?

Où les situez-vous de manière géographique ?

Question 2 : Pourquoi continue-t-on encore de parler de « gecekondu », dans la

mesure où ceux-ci se font de plus en plus rares ?

Question 3 : Les mobilisations autour des quartiers de gecekondu de Sulukule,

Mustafa Kemal, Küçük Armutlu, ou encore Okmeydanı ont été relayées dans la presse et

dans les différentes études sur le phénomène gecekondu. Ces quartiers se situent au

« centre » d’Istanbul. Pensez-vous que les problématiques politiques, sociales et urbaines

soient injustement focalisées sur les quartiers du « centre », au détriment des gecekondu

périphériques ?

Question 4 : Existe-t-il encore des quartiers de gecekondu dans le centre d’Istanbul ?

Si oui, quel avenir pouvez-vous imaginer pour ces quartiers ?

Question 5 : Quels sont les enjeux actuels concernant les gecekondu et l’habitat

illégal à Istanbul ?

Question 6 : Pensez-vous que le gecekondu constitue une forme d’habitat urbain

d’exception dans le monde ? Dans l’espace méditerranéen ?

163

Annexe 5 : Photographie du film Gecekondu – über Nacht gebaut

http://www.anjahansmann.com/documentary/gecekondu/

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Populationdata, informations, cartes et statistiques sur les populations et les pays du

Monde http://www.populationdata.net

ENTRETIENS

Entretien avec Mme Yeseren ELIÇIN, le 24 février 2012 (annexe 3)

Entretien avec M. Jean-François PEROUSE, le 24 février 2012 (annexe 4)

FILMOGRAPHIE

STEUER, Naomi (2011), Die letzten Tage von Sulukule (Les derniers jours de Sulukule),

Allemagne/Turquie, documentaire, 42 minutes

AZEM, Imre, Ekümenopolis, Allemagne/Turquie, 2011, documentaire, 88 minutes

HANSMANN, Anja, KARACA, Ebru (2003), Gecekondu – über Nacht gebaut (Gecekondu –

construit dans la nuit), Allemagne/Turquie, documentaire, 41 minutes

YILMAZ, Atıf (1964), Keşanlı Ali Destanı (Le destin de Ali Keşanlı), Turquie, comédie, 93

minutes

Table des figures

FIGURE 1 : LES BIDONVILLES DANS LE MONDE ............................................................................................ 6 FIGURE 2 : TABLEAU RECAPITULATIF DES RELATIONS ENTRE LA STABILITE ECONOMIQUE ET LA

STABILITE POLITIQUE ............................................................................................................................. 18 FIGURE 3 : CROISSANCE DU PIB PAR HABITANT ....................................................................................... 26 FIGURE 4 : INFLATION ................................................................................................................................... 27 FIGURE 5 : PRINCIPAUX INDICATEURS MACROECONOMIQUES ................................................................. 29 FIGURE 6 : BEYKOZ KONAKLARI - UN EXEMPLE DE CITE PRIVEE A ISTANBUL ....................................... 41 FIGURE 7 : PRINCIPAUX DEPARTEMENTS AYANT ALIMENTE L'IMMIGRATION A ISTANBUL ................... 52 FIGURE 8 : LES ETAPES DE LA CROISSANCE URBAINE D'ISTANBUL .......................................................... 53 FIGURE 9 : DYNAMISME DE L'EXTENSION URBAINE A ISTANBUL ............................................................. 54 FIGURE 10 : LE QUARTIER GENTRIFIE DE GALATA .................................................................................... 56 FIGURE 11 : LES PROJETS EN COURS OU TERMINES, FINANCES PAR TOKI A ISTANBUL ....................... 57 FIGURE 12 : UNE CITE DE LUXE FINANCEE PAR TOKI ( AGAOGLU MY WORLD)................................. 70 FIGURE 13 : UN QUARTIER DE GECEKONDU ............................................................................................... 84 FIGURE 14 : UN HABITAT D'APPARENCE RURALE ....................................................................................... 89 FIGURE 15 : UN QUARTIER D'APARTKONDU ................................................................................................. 90 FIGURE 16 : LE GECEKONDU ARCHITECTURAL - UNE MAISON BASSE CONSTRUITE A L’AIDE DE

MATERIAUX DE RECUPERATION ........................................................................................................... 91 FIGURE 17 : PLAN EVOQUANT LES EMPLACEMENTS DES GECEKONDU DANS LES ANNEES 1960-70. 100 FIGURE 18 : LES QUARTIERS TOUCHES ET LES QUARTIERS MENACES DANS LE CADRE DE LA

TRANSFORMATION URBAINE D'ISTANBUL ......................................................................................... 122 FIGURE 19 : LES QUATRE LIGNES DE METROBÜS RELIENT LE CENTRE AUX PERIPHERIES LES PLUS

ELOIGNEES ............................................................................................................................................ 131 FIGURE 20 : PRINCIPALES CARACTERISTIQUES DES DEUX CIRCUITS DE L'ECONOMIE URBAINE ........ 135 FIGURE 21 : LES DIVISIONS SOCIO-SPATIALES A ISTANBUL ..................................................................... 137 FIGURE 22 : LES 4 ZONES HISTORIQUES D’ISTANBUL INSCRITES A LA LISTE DU PATRIMOINE

MONDIAL DE L’UNESCO ................................................................................................................... 139 FIGURE 23 : MASTERPLAN DU QUARTIER DE ZEYTINBURNU, REALISE POUR LA PROTECTION CONTRE

LE RISQUE SISMIQUE ............................................................................................................................. 142 FIGURE 24 : LA CROISSANCE URBAINE PERIPHERIQUE MENACE LES RESERVES NATURELLES ........... 144 FIGURE 25 : CARTE DES ARRONDISSEMENTS DE LA MUNICIPALITE ...................................................... 147 FIGURE 26 : LES COMPETENCES DE L'IBB ET DES MUNICIPALITES D'ARRONDISSEMENT .................. 147

Table des annexes

ANNEXE 1 : COMPARAISON ENTRE LA CONCEPTION TRADITIONNELLE ET LA CONCEPTION OPTIMALE DE L’ETAT ............................................................................................................. 156

ANNEXE 2 : ILLUSTRATION DES DIFFÉRENCES DE MODES D’ACTION ENTRE IMECE ET DA ..................................................................................................................................................................................... 157

ANNEXE 3 : ENTRETIEN AVEC MME YESEREN ELIÇIN ....................................................................... 158

ANNEXE 4 : ENTRETIEN AVEC M. JEAN-FRANÇOIS PÉROUSE ......................................................... 162

ANNEXE 5 : PHOTOGRAPHIE DU FILM GECEKONDU – ÜBER NACHT GEBAUT ...................... 162

Notes sur l’alphabet turc et les noms propres

Pour une question de précision il était préférable de conserver l’orthographe originale

des noms propres. Voici une liste qui indique les lettres caractéristiques de l’alphabet turc

utilisées dans ce mémoire :

C – c se prononce dj

Ç – ç se prononce tchè

Ğ – ğ le guè mou « allonge la voyelle qui suit »

I – ı i sans point (son inconnu en français entre le son i et le son eu)

İ – i se prononce comme i en français mais la majuscule comporte un point

Ö – ö se prononce eu comme dans « beurre »

Ş – ş se prononce ch

Ü – ü se prononce comme le u français

U – u se prononce ou comme dans « trou »

Table des matières

SOMMAIRE REMERCIEMENTS TABLE DES SIGLES ET ACRONYMES INTRODUCTION ............................................................................................................................................................................. 1

Istanbul, ville-monde ......................................................................................................................... 1 Ville néolibérale et néolibéralisme urbain................................................................................... 3 Le gecekondu : déclinaison turque du bidonville ? ................................................................. 5

PARTIE 1 : L'INFLUENCE DE L'ECONOMIE NEOLIBERALE SUR LES STRUCTURES DE L'HABITAT URBAIN A ISTANBUL ................................... 10

CHAPITRE 1 : NAISSANCE ET DEVELOPPEMENT DU NEOLIBERALISME EN TURQUIE ........ 12

I. Le contexte économique et politique des années 1960-1970 .................................................................. 12

A. Développement, modernisation et tertiarisation de l’économie ............................................. 13

1. L'essor de l'agriculture et de l'industrie sous Mustafa Kemal Atatürk (1923-1938) ...................................................... 13 2. Le relatif recul de l'agriculture et l'ancrage de l'industrie .................................................................................................... 14 3. La tertiarisation de l'économie ................................................................................................................................................. 14

B. Les maux propres à l’économie turque ................................................................................................................. 15 1. Le cercle infernal inflation – dévaluation – pénurie............................................................................................................. 15 2. Le populisme à l'origine de la persistance de déficits publics élevés ................................................................................ 16 3. Le poids de l'économie informelle .......................................................................................................................................... 16

C. L’instabilité politique chronique : l’échec du modèle de développement étatique et protectionniste ...................................................................................................................................................................................... 17

1. Le lien entre l'instabilité politique et l'instabilité économique ........................................................................................... 17 2. Une société profondément modifiée ...................................................................................................................................... 18 3. L'ingouvernabilité ....................................................................................................................................................................... 19

II. Le tournant des années 1980 : l'avènement du néolibéralisme en Turquie ....................................................... 20

A. La fin de la « substitution aux importations » et l’ouverture commerciale................................ 20 1. La fin de la « substitution aux importations » ....................................................................................................................... 20 2. La nécessaire ouverture de l'économie ................................................................................................................................... 21 3. Les décisions du 24 janvier 1980 ............................................................................................................................................. 21

B. L’ouverture vers l’extérieur dans un contexte économique mondialisé ....................................... 22 1. Le préalable rapprochement de la Turquie avec l'Occident ............................................................................................... 22 2. L'influence du contexte international ..................................................................................................................................... 23

C. Le recul du l’interventionnisme étatique au profit du développement du secteur privé . 23 1. Le gouvernement de Turgut Özal et les privatisations ........................................................................................................ 23 2. Les PME comme pilier du développement du secteur privé ............................................................................................. 24 3. Le poids persistant de l’État dans l'économie ....................................................................................................................... 24

III. La pratique turque du néolibéralisme ........................................................................................................................ 25

A. Un système économique fragile .................................................................................................................................. 26 1. Une économie volatile ............................................................................................................................................................... 26 2. La responsabilité de l’État ......................................................................................................................................................... 27 3. Des crises à répétitions .............................................................................................................................................................. 28

B. Le tournant néolibéral de 2001 ..................................................................................................................................... 29 1. Des réformes nécessaires .......................................................................................................................................................... 29 2. Le programme de réformes ...................................................................................................................................................... 30 3. Les résultats .................................................................................................................................................................................. 31

C. L'économie turque aujourd'hui .................................................................................................................................. 32 1. La coexistence du moderne et du traditionnel ...................................................................................................................... 32 2. Les forces du système bancaire turc ........................................................................................................................................ 32 3. L'Etat patrimonial enterré, une société plus individualiste ................................................................................................. 33

CHAPITRE 2 : LA TRANSFORMATION DES STRUCTURES URBAINES ....................................................... 35

I. La transformation urbaine à Istanbul ........................................................................................................................ 36

A. L’origine et les causes de la transformation urbaine .................................................................................. 36 1. Un désir d’attractivité ................................................................................................................................................................. 36 2. Une zone à haut risque sismique ............................................................................................................................................. 37 3. La préservation de l’héritage historique ................................................................................................................................. 38

B. Les grands axes de la transformation urbaine à Istanbul depuis les années 1990 ................ 39 1. Les grands projets ....................................................................................................................................................................... 39 2. La formation des centres secondaires ..................................................................................................................................... 40 3. La reconstruction des zones urbaines par les promoteurs immobiliers .......................................................................... 40

C. Le rôle de l’autorité publique dans la transformation urbaine ............................................................ 41 1. Favoriser l’urbanisation .............................................................................................................................................................. 41 2. Rationaliser la transformation urbaine ................................................................................................................................... 42

II. La logique concurrentielle ............................................................................................................................................... 43

A. La nouvelle bourgeoisie dominante ......................................................................................................................... 43 1. Son origine ................................................................................................................................................................................... 43 2. Les secteurs d’activités concernés ........................................................................................................................................... 44 3. Son installation géographique .................................................................................................................................................. 44

B. La spéculation foncière ...................................................................................................................................................... 45 1. Le terrain : une simple marchandise ....................................................................................................................................... 45 2. Le développement de la spéculation foncière et immobilière ............................................................................................ 45 3. L’absence de mesures fiscales palliatives ................................................................................................................................ 46

C. Les conséquences de la spéculation sur la planification urbaine ...................................................... 47 1. Les ravages de la spéculation foncière .................................................................................................................................... 47 2. Un nombre élevé de terrains vacants ...................................................................................................................................... 48 3. La demande dépendante de l’offre .......................................................................................................................................... 48

III. La suburbanisation et l’exclusion ................................................................................................................................ 49

A. L’expansion démographique permanente .......................................................................................................... 49 1. Les deux dimensions de l’immigration interne en Turquie ................................................................................................ 50 2. Les flux migratoires régionaux et internationaux ................................................................................................................. 51 3. Les prévisions de Stéphane Yerasimos ................................................................................................................................... 51

B. L’étalement urbain ................................................................................................................................................................ 52 1. Des chiffres significatifs ............................................................................................................................................................ 53 2. Une pluralité de centres urbains............................................................................................................................................... 53 3. Les conséquences de l’étalement urbain................................................................................................................................. 54

C. Les processus de fragmentation urbaine ............................................................................................................. 55 1. La gentrification à Istanbul ....................................................................................................................................................... 55 2. Les frontières dans la ville ......................................................................................................................................................... 57

CHAPITRE 3 : LE DEVELOPPEMENT DE L’HABITAT ILLEGAL.................................................................... 59

I. Définir l’habitat illégal ................................................................................................................................................... 60

A. Les invasions urbaines ....................................................................................................................................................... 60 1. Une installation rigoureusement organisée ............................................................................................................................ 60 2. Une nécessaire solidarité ........................................................................................................................................................... 61 3. Typologie des invasions urbaines ............................................................................................................................................. 61

B. Les différentes formes d’habitat illégal ................................................................................................................. 62 1. Les quartiers populaires ............................................................................................................................................................. 62 2. Les quartiers populaires planifiés ............................................................................................................................................. 63 3. Les bidonvilles ............................................................................................................................................................................. 63

C. Un trait commun aux villes méditerranéennes ............................................................................................... 64 1. Différentes appellations pour un même phénomène .......................................................................................................... 64 2. Des paysages urbains de chaos et de travaux ........................................................................................................................ 65

II. Origine et causes d’apparition de l’habitat illégal à Istanbul ................................................................................. 66

A. L’explosion urbaine .............................................................................................................................................................. 67 1. Faire face au nombre .................................................................................................................................................................. 67 2. La rareté du sol à Istanbul ......................................................................................................................................................... 67 3. Un nombre de constructions insuffisant ............................................................................................................................... 68

B. La réponse aux défaillances des institutions publiques ........................................................................... 68 1. Une résolution linéaire du problème inadaptée .................................................................................................................... 68 2. L’absence de politique de logement social ............................................................................................................................. 69 3. Les calculs électoraux des responsables politiques............................................................................................................... 70

C. L’incomplétude du système légal urbain ............................................................................................................. 72 1. Une « cadastralisation » imparfaite .......................................................................................................................................... 72 2. Des pratiques mafieuses ............................................................................................................................................................ 72 3. Des changements rapides de statut des terrains ................................................................................................................... 73

III. La gestion de l’habitat illégal : les amnisties ............................................................................................................. 75

A. Différentes approches possibles ................................................................................................................................. 75 1. Le laisser-faire .............................................................................................................................................................................. 75 2. Les politiques restrictives .......................................................................................................................................................... 76 3. Les politiques positives .............................................................................................................................................................. 76 4. Les solutions alternatives ........................................................................................................................................................... 77

B. Les amnisties ............................................................................................................................................................................. 78 1. Les amnisties directes ................................................................................................................................................................. 78 2. D’autres cas de légalisation par la vente ou la location de terrains ................................................................................... 78 3. Les amnisties indirectes ............................................................................................................................................................. 79

C. Vers une plus grande intolérance ............................................................................................................................... 80 1. « Le temps révolu de la tolérance politicienne » ................................................................................................................... 80 2. Des changements dans le Code pénal turc ............................................................................................................................ 80 3. La volonté de créer de l’illégalité foncière .............................................................................................................................. 81

PARTIE 2 : LE GECEKONDU STAMBOULIOTE COMME LIMITE DU NEOLIBERALISME .......................................................................................................................................................................... 83

CHAPITRE 4 : DEFINIR LE GECEKONDU ................................................................................................................ 84

I. Un élargissement de la définition, lié à l’évolution des pratiques .......................................................................... 85

A. Le gecekondu juridique : le statut du sol ............................................................................................................. 85 1. Une définition se rapportant à l'illégalité ............................................................................................................................... 86 2. La légalisation du sol par les amnisties ................................................................................................................................... 86 3. Une nécessaire redéfinition du terme gecekondu ................................................................................................................ 87

B. Le gecekondu architectural : la forme de la construction....................................................................... 88 1. Une description visuelle du gecekondu .................................................................................................................................. 88 2. L’image d’un gecekondu proche de l’habitat rural ............................................................................................................... 88 3. Une vision marginale et idéalisée du gecekondu .................................................................................................................. 89

C. La forme non réglementaire de la construction ............................................................................................. 90 1. Le processus de verticalisation ................................................................................................................................................. 90 2. L’invalidation de la définition architecturale .......................................................................................................................... 91 3. L’extension du sens : la forme non-réglementaire de la construction .............................................................................. 92

II. Une définition désormais symbolique .......................................................................................................................... 92

A. La métaphore de l'habitat illégal ................................................................................................................................ 93 1. L’immuabilité du terme gecekondu ......................................................................................................................................... 93 2. Des chiffres officiels basés sur l’illégalité ............................................................................................................................... 93

B. Le gecekondu politisé ......................................................................................................................................................... 94 1. L'abstraction................................................................................................................................................................................. 94 2. L'idéalisation ................................................................................................................................................................................ 94 3. La politisation .............................................................................................................................................................................. 95

C. Un élément de stigmatisation sociale et économique ............................................................................... 96 1. Un habitat de migrants ? ........................................................................................................................................................... 96

2. La stigmatisation : gecekondu, pauvreté et zone (varoş) ...................................................................................................... 96

III. La place des gecekondu à Istanbul ............................................................................................................................... 98

A. La remise en cause du lien gecekondu – périphérie ................................................................................... 98 1. Un impératif d’accessibilité aux zones industrielles............................................................................................................. 98 2. Le déplacement de l’industrie ................................................................................................................................................... 99 3. La dispersion des gecekondu .................................................................................................................................................... 99

B. Un type d’habitat ? .............................................................................................................................................................. 100 1. Des exemples frappants de gecekondu architecturaux...................................................................................................... 100 2. Un nouveau paysage urbain .................................................................................................................................................... 101

CHAPITRE 5 : LE DECLIN DES SOLIDARITES ET L’AVENIR DES GECEKONDU MENACE ........ 102

I. L’organisation au sein du gecekondu......................................................................................................................... 103

A. Un espace de proximité et de solidarité .............................................................................................................. 103 1. La densité des commerces et des cafés ................................................................................................................................. 103 2. Les associations de hemşehri et les associations de quartier ............................................................................................... 104 3. Les réseaux militants ................................................................................................................................................................ 105

B. L’institutionnalisation des quartiers ...................................................................................................................... 105 1. L’élection comme base d’organisation .................................................................................................................................. 105 2. Le muhtar ..................................................................................................................................................................................... 106 3. La définition de règles .............................................................................................................................................................. 106

C. La politisation des gecekondu et l’aide extérieure ..................................................................................... 107 1. La forte activité politique des habitants de gecekondu ..................................................................................................... 107 2. Une politisation qui dépasse le cadre national .................................................................................................................... 108 3. Une politisation ambigüe......................................................................................................................................................... 108

II. Le mouvement social des gecekondu sous l’impact des politiques néolibérales .................................................. 110

A. La demande de droits nouveaux et l’opposition aux démolitions .................................................. 110 1. Les mouvements de résistance locaux .................................................................................................................................. 110 2. Les collectifs de professionnels urbains ............................................................................................................................... 111 3. Contradictions et concurrence entre les acteurs extérieurs .............................................................................................. 112

B. La commercialisation des gecekondu et la spéculation foncière .................................................... 113 1. La légalisation comme point de départ de la commercialisation ..................................................................................... 113 2. La logique de la rente urbaine ................................................................................................................................................ 114 3. Le gecekondu objet de spéculation : une systématisation toute relative ........................................................................ 115

C. La montée de l’individualisme et la décomposition des relations de solidarité ................... 115 1. Les mutations politiques à l’origine d’un bouleversement des solidarités ..................................................................... 116 2. Les conséquences d’une nouvelle politique économique sur la cohésion sociale ........................................................ 117 3. La dissolution de l’esprit de solidarité ................................................................................................................................... 117

III. Quel avenir pour les gecekondu ? ............................................................................................................................... 118

A. La menace représentée par la « transformation urbaine » .................................................................... 119 1. Le risque sismique comme prétexte ...................................................................................................................................... 119 2. L’internationalisation de la ville ............................................................................................................................................. 120 3. La priorité donnée à l’image de la ville ................................................................................................................................. 121

B. L'ignorance générale des besoins en projets socialement équitables .......................................... 122 1. La priorité donnée aux logements d’une minorité à hauts revenus ................................................................................ 122 2. Un argumentaire instable pour légitimer la démolition des gecekondu ......................................................................... 123 3. Bref état des lieux de l’offre réelle de logements sociaux à Istanbul.............................................................................. 124

C. Deux exemples de quartiers touchés par la transformation urbaine ............................................ 125 1. La destruction et la parcellisation des gecekondu du quartier « Bir Mayıs » ................................................................. 125 2. Projet de transformation et de rénovation du quartier Sulukule ..................................................................................... 126

CHAPITRE 6 : LES PRINCIPAUX ENJEUX DERIVES DU PHENOMENE GECEKONDU ................... 129

I. La marginalisation d’une population à faibles revenus ........................................................................................ 130

A. Le gecekondu toujours synonyme d’altérité .................................................................................................... 130 1. La précarité des conditions de vie ......................................................................................................................................... 130 2. Le rejet des populations défavorisées à la périphérie ......................................................................................................... 131

3. Un déficit d’intégration au tissu urbain ................................................................................................................................ 132 B. L’exclusion du marché du logement ..................................................................................................................... 132

1. Une demande importante sur le marché du logement ...................................................................................................... 132 2. Une offre de logements réservée aux classes moyennes et supérieures ......................................................................... 133 3. La dualité du marché du logement ........................................................................................................................................ 134

C. L’espace d’une économie parallèle ......................................................................................................................... 134 1. L’obsolescence de la distinction entre secteurs primaire, secondaire et tertiaire ......................................................... 134 2. Les liens entre le secteur informel et le secteur moderne ................................................................................................. 136 3. Les défis économiques pour Istanbul ................................................................................................................................... 136

II. La gestion des risques liés à l’urbanisation .............................................................................................................. 138

A. Un patrimoine en danger ............................................................................................................................................... 138 1. Le centre historique déserté .................................................................................................................................................... 138 2. La menace représentée par la transformation urbaine ...................................................................................................... 139 3. Le risque de déclassement de l’UNESCO ........................................................................................................................... 140

B. Les risques liés aux constructions et à la protection de l’environnement ................................ 141 1. Le risque sismique : l’ambivalence des enjeux ..................................................................................................................... 141 2. Les inondations ......................................................................................................................................................................... 142 3. La protection de l’environnement ......................................................................................................................................... 143

C. Le droit et le contournement de la loi .................................................................................................................. 144 1. Un droit contourné par la corruption et le clientélisme ................................................................................................... 144 2. La non-application des règles de planification urbaine ..................................................................................................... 145

III. La gouvernance urbaine en question .......................................................................................................................... 146

A. Les acteurs de la gouvernance à Istanbul ......................................................................................................... 146 1. L’Etat et les collectivités locales ............................................................................................................................................. 146 2. L’Union des Chambres des Ingénieurs et Architectes turcs d’Istanbul (TMMOB) .................................................... 148 3. L’AKP, un acteur central ......................................................................................................................................................... 149

B. La complexité de la gouvernance ............................................................................................................................ 149 1. Les conflits de compétence .................................................................................................................................................... 149 2. Les difficultés de la planification urbaine ............................................................................................................................. 150 3. Le mode de transformation urbaine ..................................................................................................................................... 150

C. Le manque de prise en compte des acteurs ..................................................................................................... 151 1. Un droit au logement bafoué ................................................................................................................................................. 151 2. Des ambitions urbaines en décalage avec les attentes des habitants .............................................................................. 151 3. Une transformation urbaine autoritaire................................................................................................................................ 152

CONCLUSION GENERALE ...................................................................................................................................................... 154

ANNEXES ....................................................................................................................................................................................... 156

BIBLIOGRAPHIE Ouvrages et articles generaux Ouvrages et articles consacres a la turquie et a istanbul Sitographie

Organisations publiques et privées turques et stambouliotes Organisations françaises, européennes et internationales Instituts de recherche en turquie Presse et sites d’information générale

Entretiens Filmographie

TABLE DES FIGURES

TABLE DES ANNEXES

NOTES SUR L’ALPHABET TURC ET LES NOMS PROPRES

TABLE DES MATIERES