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1 Introduction Présentation du projet ethnographique 1 La question, comme un cheveu sur la soupe Notre programme est le suivant : essayer de cerner ce que l'on dit de l'amour dans une société non chrétienne. La question peut paraître iconoclaste à l'université française, pour une thèse qui se veut relever de l’ethnologie. Il ne s'agit ni de système de parenté, ni de structure de pouvoir, pas directement de rite ou de mythe, et si peu de système foncier (bien qu'en bon enfant de la sociologie française nous pourrions montrer que l’amour a tout de même un peu à voir avec chacun de ces thèmes consacrés) 2 . La question semble à première vue encore plus curieuse dans un contexte académique japonais. On trouverait bien, outre quelques définitions stimulantes dans les dictionnaires, deux pages sur l’amour rédigées par un grand psychiatre et les considérations intelligentes d’un penseur à la mode 3 , une série de savantes recherches sur la conception du corps au Moyen âge (Hotate : 1994, Tanaka Takako : 1999), les explications d’un étymologiste spécialiste des néologismes modernes (Yanabu : 2001a et b) ou un ensemble d’essais inégaux considérant l’amour dans la littérature 1 Nous remercions Laurence Caillet pour la relecture très stimulante qu’elle a bien voulu faire de ce chapitre. 2 Nous faisons d’ailleurs nôtre cette préoccupation de Georges Duby (1990 : 35-36) : « Il ne saurait s’agir pour moi de situer l’évolution de l’amour au niveau d’une simple histoire des sentiments, des passions, des « mentalités », qui serait autonome, isolée de l’histoire des autres composantes de la formation sociale, désincarnée. Il s’agit bien au contraire – et la part fondamentale que ménagent à l’incarnation les penseurs sacrés du XII e siècle (...) m’inciterait à elle seule à le faire – d’insérer cette évolution dans la matérialité des rapports de société et du quotidien de la vie ». 3 Il s’agit de Doi Takeo 土居健郎 et Umesao Tadao 梅棹忠夫 en l’occurrence.

La question, comme un cheveu sur la soupe7 Propos sur le mariage (Kon’in no hanashi 婚姻の話) regroupe une série de textes dont la plupart, une dizaine d’articles, écrits

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    Introduction

    Présentation du projet ethnographique1

    La question, comme un cheveu sur la soupe

    Notre programme est le suivant : essayer de cerner ce que l'on dit de l'amour

    dans une société non chrétienne. La question peut paraître iconoclaste à l'université

    française, pour une thèse qui se veut relever de l’ethnologie. Il ne s'agit ni de système

    de parenté, ni de structure de pouvoir, pas directement de rite ou de mythe, et si peu

    de système foncier (bien qu'en bon enfant de la sociologie française nous pourrions

    montrer que l’amour a tout de même un peu à voir avec chacun de ces thèmes

    consacrés)2. La question semble à première vue encore plus curieuse dans un contexte

    académique japonais. On trouverait bien, outre quelques définitions stimulantes dans

    les dictionnaires, deux pages sur l’amour rédigées par un grand psychiatre et les

    considérations intelligentes d’un penseur à la mode3, une série de savantes recherches

    sur la conception du corps au Moyen âge (Hotate : 1994, Tanaka Takako : 1999), les

    explications d’un étymologiste spécialiste des néologismes modernes (Yanabu :

    2001a et b) ou un ensemble d’essais inégaux considérant l’amour dans la littérature

    1 Nous remercions Laurence Caillet pour la relecture très stimulante qu’elle a bien voulu faire de ce chapitre.2 Nous faisons d’ailleurs nôtre cette préoccupation de Georges Duby (1990 : 35-36) : « Il ne saurait s’agir pour moi de situer l’évolution de l’amour au niveau d’une simple histoire des sentiments, des passions, des « mentalités », qui serait autonome, isolée de l’histoire des autres composantes de la formation sociale, désincarnée. Il s’agit bien au contraire – et la part fondamentale que ménagent à l’incarnation les penseurs sacrés du XIIe siècle (...) m’inciterait à elle seule à le faire – d’insérer cette évolution dans la matérialité des rapports de société et du quotidien de la vie ».

    3 Il s’agit de Doi Takeo 土居健郎 et Umesao Tadao 梅棹忠夫 en l’occurrence.

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    (Moyen âge ou période contemporaine). Quelques écrits féministes encore,

    inévitablement, à tendance sociologique ou historienne (Takamure : 1977), mais bien

    peu de choses en ethnologie. Yanagita Kunio, le « père des études folkloriques

    japonaises », a, il est vrai, consacré quelques pages à l’amour4, outre les inévitables

    mentions des chants d’amour villageois (koi-uta 恋歌)5. D’abord par une

    comparaison des pratiques amoureuses à la ville et à la campagne, intégrée dans une

    tentative d’analyse historique menée sur le Japon moderne6, puis dans une longue

    réflexion sur le mariage, commencée à la fin des années vingt et poursuivie surtout

    4 On pourra se reporter à l’index des Œuvres, vol. annexe 5, aux entrées Ai 愛, Koi 恋, Ren’ai

    恋愛, Danjo 男女.

    5 Les chants d’amour et leurs conditions d’énonciation sont évoqués à diverses reprises tout au long de l’œuvre de Yanagita (35 volumes dans la collection des œuvres complètes fixée par Chikuma shobô), mais la seule étude qui leur est véritablement consacrée est incluse dans Traité sur les chants populaires, Min’yô gakusho 民謡学書, compilation regroupant des articles écrits entre 1925 et 1939 ; Yanagita (1969a).

    6 Histoire de Meiji et de Taishô (Meiji-Taishô shi 明治大正史, 1931), en particulier le chapitre

    8 intitulé « Évolution des techniques amoureuses » (Ren’ai gijutsu no shôchô 恋愛技術の消長), et la section du chapitre 13 considérant « Les associations des jeunes hommes et les comités de femme » (Seinendan to fujinkai 青年団と婦人会) ; Yanagita (1970a : 288-306 et 383-386). Il faut dire que ce travail, qui n’a semble-t-il pas rencontré un grand succès, s’inscrivait dans une logique de contestation de l’historiographie classique, et était sous-tendu par la conviction que les usages urbains ne pouvaient être qu’une dépravation des coutumes villageoises.

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    dans les années de l’après-guerre7. Orikuchi Shinobu, son « rival » académique, fidèle

    à ses intérêts poétiques, a lui aussi consacré quelques textes aux chansons d’amour et

    aux lettres galantes8. Peu de choses après eux pourtant. Certes il existe un courant

    continu d’originaux agissant aux frontières de la sphère académique qui poursuivent

    des recherches – trop souvent des élucubrations, mais le sujet s’y prête – sur les cultes

    7 Propos sur le mariage (Kon’in no hanashi 婚姻の話) regroupe une série de textes dont la plupart, une dizaine d’articles, écrits en 1946 et 1947. Yanagita évoque tout à tour les chants d’amour, l’éducation sexuelle, les jeux amoureux, les rapports de l’amour à la littérature. Le dernier texte, le premier qu’il ait écrit sur le sujet en réalité, est resté célèbre comme symptomatique de la position engagée du folkloriste ; « Muko-iri kô » 婿入考, « Sur le mariage par adoption du gendre », 1929, sous-titré de manière explicite : « Un thème des études folkloriques contre les sciences historiques ». Yanagita, qui avait été très marqué dans son enfance par la difficile situation d’une belle-sœur qu’il affectionnait particulièrement, y fait des propositions pour rénover l’institution du mariage ; Yanagita (1969b).8 Orikuchi Shinobu (1995a et b, 1996a et b). Les articles originaux ont paru dans les années 30 et 40. Sur le rôle central de Yanagita dans la création, l’organisation, la définition des études folkloriques à partir des années 1910, et le problème que cela implique toujours aujourd’hui, on se reportera à Koschmann (1985); sur l’influence des travaux de Frazer sur les thèses de Yanagita, ainsi qu’une présentation très pertinente de ces dernières, Caillet (1999). Pour une confrontation avec l’altérité de sa rhétorique, la traduction en français de l’un de ses textes, Yanagita (1982). Orikuchi, dont l’œuvre est plus contrastée, a moins été étudié par les Occidentaux. On pourra toutefois se référer à Berthon (1994) et Shiina Ryôsuke (1994). Les ouvrages japonais, eux, ne manquent pas. Les folkloristes les plus importants font l’objet de fiches très instructives in Segawa Kiyoko et Uematsu Akashi (1994) par exemple.

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    phalliques et les rituels de fécondité9. Deux folkloristes, dont le milieu ne cesse de

    rappeler l’originalité, trop particuliers en tout cas pour être représentatifs des thèmes

    et problématiques de la discipline, ont eux aussi poursuivi des recherches originales.

    Nakayama Tarô, auteur d’un dictionnaire de folklore japonais dont on ne compte plus

    les rééditions, a tenté de tracer l’immense fresque de 3000 ans d’histoire du désir au

    Japon (1995). Son imagination est débordante, et son travail est en réalité

    difficilement utilisable. Akamatsu Keisuke s’est lui fait une spécialité des pratiques

    nocturnes (1994 par exemple). Son œuvre tourne autour des pratiques sexuelles dans

    les quartiers réservés, ce qui ne rejoint que très rarement nos intérêts. L’amour n’est

    pas un thème pour l’ethnologie japonaise, notre question n’a jamais soulevé un réel

    intérêt. Plus exactement, la question n’intéresse pas car elle n’a pas d’objet : Nihon ni

    wa ai ga nai 日本には愛がない : « Il n’y a pas d’amour au Japon » est une phrase

    que nous avons souvent entendue de la bouche d’anthropologues japonais. Cette

    assertion est d’ailleurs reprise par l’étymologiste sus-cité qui montre comment le

    concept a été introduit au début de l’ère Meiji (1867-1912), quand le Japon cherchait

    à s’approprier les fondements de la si puissante civilisation occidentale10.

    Il n’y a pas d’amour au Japon... La question est « sans intérêt », comme nous

    le confirma sans fard un chauffeur de taxi de Tôkyô un jour que la mousson obligeait

    à abandonner la bicyclette.

    – Vous vous débrouillez bien en japonais ! Ça doit faire longtemps que vous êtes

    là... Que faites-vous ici ? Vous travaillez pour une entreprise ? Ou bien université ?

    – Université. Je m’intéresse à la culture japonaise... Les divinités pour

    amoureux...

    9 On pourra avoir une idée de l’ampleur de la production depuis les travaux de la première moitié des années 20 (Deguchi Yonekichi 出口米吉, traducteur par ailleurs du The sex-worship de

    Clifford Howard dès 1922 ; Saitô Shôzan 斉藤昌三, Yokoyama Ryûisei 横山流星, Sawada Shirôsaku

    沢田四郎作, Kubo Morimaru 久保盛丸) en consultant les 5 volumes édités récemment par Kawamura Kunimitsu (1998). On y trouvera d’ailleurs l’étude sur le phallicisme que présentait Katô Genchi au monde occidental en 1924, « A Study of the Development of Religious Ideas Among the Japanese People as Illustrated by Japanese Phallicism » ; Kawamura (1998, vol. 5, 65 p.). 10 Yanabu (2001a : 89 et suivantes par exemple).

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    – Ah ? Bof...

    – Okyaku-san, nihongo umai desune. Nihon, nagai deshô. Nani o nasatterun

    desuka. Kaisha ? Daigaku ?

    – He, daigaku desu. Nihon no bunka ni tsuite no kenkyû. En-musubi no kami

    toka no atari.

    – Mâ, tsumaranai.

    � ̶お客さん、日本語うまいですね。日本、長いでしょう。何をなさってるんです

    か。会社?大学?

    �̶へ、大学です。日本の文化についての研究。縁結びの神とかのあたり。

    �̶まあ、つまらない。

    « Sans intérêt » (« tsumaranai ») de par là-bas, la question relevait bien

    finalement d’une tradition de par ici, celle d’une France chrétienne et romantique,

    soucieuse de cette réussite conjugale qui ouvre à l’universel. Elle trouvait un écho

    dans la réflexion d’intellectuels que l’on reconnaît justement là-bas comme bien

    français, en commençant par Roland Barthes, qui préfaçait ainsi ses Fragments :

    La nécessité de ce livre [nous dirions : de cette étude] tient dans la

    considération suivante : que le discours amoureux est aujourd’hui d’une extrême

    solitude. Ce discours est peut-être parlé par des milliers de sujets (qui le sait ?), mais il

    n’est soutenu par personne ; il est complètement abandonné des langages

    environnants : ou ignoré, ou déprécié, ou moqué par eux, coupé non seulement du

    pouvoir, mais aussi de ses mécanismes (sciences, savoirs, arts). Lorsqu’un discours est

    de la sorte entraîné par sa propre force dans la dérive de l’inactuel, déporté hors de

    toute grégarité, il ne lui reste plus qu’à être le lieu, si exigu soit-il, d’une affirmation.

    Cette affirmation est en somme le sujet du livre [nous dirions : de la thèse] qui

    commence11.

    11 Roland Barthes, « Fragments d’un discours amoureux » (1977), in Barthes (1995 : 459). Le constat semble toujours valable un quart de siècle plus tard, quand Boltanski (1990 : 10) introduit « L’amour et la justice comme compétences ».

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    Il n’y a pas d’amour au Japon, pas plus que dans les autres cultures exotiques.

    L’amour, et le rôle démesuré qu’il occupe aujourd’hui dans les rouages de nos

    sociétés, seraient l’apanage de la civilisation occidentale. Cela expliquerait sans doute

    le peu de – bonnes – pages que lui a consacrées l’ethnologie exotique. L’explication

    du – justement – peu célèbre anthropologue de service est édifiante. L’amour,

    occidental, est le résultat d’une longue évolution12 :

    On pourrait peut-être répartir comme suit, en ordre progressif, la marche des

    divers continents sur la route qui mène de l'amour animal à l'amour humain : Australie,

    Afrique, Amérique, Océanie, en soulignant que c'est également celui qui va de la

    stérilité à la fertilité des sols (...).

    La situation chez les sauvages est beaucoup moins compliquée [que chez nous] :

    d'abord parce que la physiologie, qui y joue le rôle prépondérant, ne cherche pas midi à

    quatorze heures...

    Il n’y a pas d’amour au Japon... Sans doute ! Mais à condition de préciser de

    quelle sorte d’amour on parle. Et pourquoi pour ce faire ne pas recourir aux

    catégories grecques ? La triade éros-agape-phile est bien connue au Japon,

    enseignement des pères missionnaires oblige13. Il est à parier toutefois qu’une telle

    démarche aboutirait effectivement à la conclusion qu’il n’y a pas d’amour au Japon.

    Nous avons préféré adopter un point de vue que les ethnosciences diraient

    « émique » : choisir un terme indigène, une expression qui fait « très

    japonais » (tottemo nihon-teki とっても日本的, comme on nous l’a dit), un concept

    que différents auteurs, japonais comme occidentaux, avouent avoir du mal à traduire ;

    essayer de prendre conscience de toute la largeur de son champ sémantique, relever

    ses applications pratiques ; tenter une comparaison entre ce qu’il désigne et ce qu’une 12 Gustave Welter (1955 : 121).13 L’atteste récemment encore le livre destiné au grand public du jésuite Javier Garralda (1995).

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    certaine tradition occidentale entend par amour.

    Par un petit bout de lorgnette : « nouer un lien »

    Les êtres humains sont unis par des liens. La rencontre entre un homme et une

    femme, la formation d’un couple suite à une rencontre, la relation entre parents et

    enfants, entre frères, voici comment se manifeste le lien dans ce monde humain. Ce lien,

    qu’on ne saurait qualifier autrement que de mystérieux, n’est pas quelque chose que les

    hommes peuvent obtenir d’eux-mêmes ; c’est un don reçu de quelque chose d’immense,

    la source même de la vie.

    Qu’un homme et une femme s’aiment, se fassent confiance, qu’ils désirent

    ardemment devenir mari et femme, s’il manque le lien, ils ne pourront se marier. Un

    homme et une femme qui, bénéficiant d’un lien, se sont mariés, peuvent certes tomber

    dans une conjoncture néfaste. Mais ils parviennent alors à nourrir leur cœur de cette

    épreuve et vivent, tressant joie et plénitude de la vie. Le lien n’apporte pas seulement

    bonheur et joie à l’homme. Monts et flots des difficultés et du malheur sont aussi des

    manifestations du lien dans ce monde des humains14.

    Ningen wa en ni yotte musubareru. Danjo ga deai, meguri atte fûfu ni naru no

    mo, mata oyako, kyôdai to naru no mo hito no yo no en de aru. (...)

    人間は縁によって結ばれる。男女が出遇い、めぐり遇って夫婦になるのも、ま

    た親子・兄弟となるのも人の世の縁である。この不思議としかいいようのない縁は、人

    間が自ら求めて得られるものではなく、その人が大いなるものに授けられたものであ

    り、その人の生の根源であろう。

    男女が愛し合い、信じ合い、夫婦になることをひたぶりに切望しても、縁がなけ

    れば結婚することはできない。また縁に恵まれた男女が夫婦になっても、不運としかい

    いようのない境遇に陥ることもある。そんなときは、その試練を人生のこころの糧とし

    14 Préface au livre Enishi (Liens), de Shima Kazuharu (1992 : 1). Bien que son nom ne fasse pas partie de la liste des écrivains les plus célèbres de son pays, Shima Kazuharu, né à Kumamoto en 1930, est l’auteur de plusieurs livres. Il a reçu le prix de littérature paysanne (Nômin bungaku shô 農民文学

    賞) en 1960.

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    て、生命の充実と歓びをつむぎながら生きていくこともできる。縁が人間にもたらすも

    のは、幸福と歓喜だけではない。苦難と悲しみの山河も、人の世の縁である。

    Cette traduction souffrante d’un texte quelque peu emphatique est l’exact

    reflet du travail que nous proposons ici. L’interprétation, dans des termes qui nous

    sont familiers, d’une notion qui échappe à notre compréhension immédiate. « Lien

    noué » entre deux êtres, en-musubi 縁結び, telle est l’expression que nous avons

    choisi d’analyser. Nous en discuterons l’origine et les implications dans la première

    partie de cette thèse. Le texte cité ci-dessus le laisse entrevoir, sur un ton qui rappelle

    un célèbre passage de la première lettre de Paul aux Corinthiens (XIII, 1-13), lien et

    amour diffèrent : « Qu’un homme et une femme s’aiment (...) s’il manque le lien, ils

    ne pourront se marier ». Ils ont pourtant partie liée, et sont mobilisés dans le discours

    lors de situations similaires : « La rencontre entre un homme et une femme, la

    formation d’un couple suite à une rencontre, (...) voici comment se manifeste le lien

    dans ce monde humain ».

    Je devais avoir dix-douze ans quand j’ai demandé à ma mère :

    – Dis maman, dis moi. Pourquoi vous vous êtes mariés avec papa ?

    Ma mère a souri et a répondu :

    – Hé bien, tu vois, c’est parce qu’il y avait un lien (en ga atta kara yo).

    Parce-ce-qu’il-y-avait-un-lien...La fille que j’étais et qui commençait à sentir

    germer en elle la passion de l’amour ne pouvait se satisfaire de cette réponse

    inintéressante (tsumaranai).

    – Un lien ? Tu parles comme une mémé. Tu m’avais dit que vous vous étiez

    mariés par amour.

    – Hé oui... C’est parce qu’il y avait un lien qu’on a fait un mariage d’amour.

    – ....(Ça marche pas ça, me disais-je, mais je ne trouvais rien à contester).

    Pour moi, à cette époque, le mot « amour » (ren’ai) évoquait quelque chose

    d’extrêmement actif, de volontaire. Par contre, « lien » me laissait une impression de

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    vaguement passif, de l’ordre de l’inconscient.

    Mais, en passant les vingt-cinq ans, j’ai vraiment compris ce que voulait dire

    ma mère. J’en suis même arrivée à considérer que quoi qu’on dise de l’amour,

    finalement, il était le résultat de liens. Simplement, ce n’est pas parce que c’est le lien

    qui décide que l’on ne s’agite pas quand on a trouvé quelqu’un que l’on aime. C’est le

    fait même de s’agiter pour cette personne qui vient du lien15.

    On le voit, pour nos contemporains, lien et amour sont distincts et pourtant

    peuvent être assimilés. Mais que les spécialistes se rassurent : notre propos n’est pas

    de réduire le lien noué à cette partie de son champ qui a à voir avec l’amour, mais

    bien d’abord de le considérer pour lui-même, dans sa plus grande ampleur, pour

    essayer ensuite de déterminer quelle compréhension des relations amoureuses entre

    homme et femme il propose. Pour cela un travail philologique nous a semblé

    nécessaire. Nous essaierons, dans une première partie, de retracer l’histoire des

    termes en, musubi, ainsi que le sens que prend la locution qu’ils composent. Si la

    littérature peut être mobilisée à son heure (comme ici), la part essentielle de cette

    recherche se veut ethnographique et relève de l’ethnologie religieuse : il s’agit de

    repérer des cultes rendus à des divinités, de décrire des lieux, des pratiques, des

    objets, qui sont dits « nouer un lien » (en o musubu 縁を結ぶ) ; de recenser des

    discours de spécialistes et de profanes sur ces lieux et pratiques ; d’accumuler des

    anecdotes ; de tenter de retracer des logiques.

    Tel était déjà notre objectif il y a quelques années, quand nous l’avons 15 Telle est l’anecdote que développe la poétesse Tawara Machi (1995 : 172-173), connue pour sa précocité entre autres poétique, afin de commenter le poème 86 des Contes d’Ise (Xe siècle). Remarquons en passant qu’elle utilise pour qualifier la réponse de sa mère le même mot que notre chauffeur de taxi.

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    subordonné à un premier travail : la détermination de lieux d’enquête fructueux, des

    « lieux de liens » (en-musubi no ba) où pourraient s’observer et se recueillir les

    pratiques, objets et discours sus-définis. Nous rapporterons nos observations au

    chapitre 4 de la première partie.

    Au terme d’une enquête effectuée sur l’ensemble du territoire japonais – nous

    expliquerons ce que cela implique dans les pages qui suivent –, nous avons

    finalement choisi de restreindre notre présentation à deux types de lieux,

    correspondant à deux dimensions de la question qui nous intéresse : le village

    « traditionnel » (partie II), et le territoire national (partie III). On verra que ceux-ci

    s’organisent de telle manière que des correspondances sont possibles et autorisent une

    première définition de ce que le lien noué dit de la conception de l’amour aujourd’hui

    au Japon.

    La méthode : sources, terrain et sources

    À la recherche de lieux (de liens)

    Une première étape de ce travail a consisté à établir une liste de lieux

    communément reconnus comme endroits dont la visite pouvait permettre l’attribution

    d’un bon lien, la reconnaissance ou la consolidation d’un lien déjà existant. Ont été

    interrogés, au hasard des rencontres : employés de bureau travaillant dans des

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    entreprises japonaises ou étrangères (région du Kantô et du Kansai), office ladies

    (banque et grands magasins), lycéens, personnel enseignant d’un lycée de Tôkyô,

    étudiants et professeurs d’université, agriculteurs (plus d’une vingtaine de

    départements), facteurs, tenanciers et tenancières de bars ainsi que leurs clients,

    offices du tourisme, guildes de commerçants liés à un quartier (Sapporo, Yokohama,

    Kanazawa), fonctionnaires locaux chargés de la promotion de leur petite commune,

    association des jeunes hommes, associations des anciens, tous sexes confondus,

    (quartier de Nakamaru 中丸 à Yokohama), moines et desservants de sanctuaires...

    L’entretien spontané a très rapidement indiqué qu’il fallait extirper nos observations

    d’un cadre domestique ou communautaire restreint (le quartier, le village), et

    s’intéresser avant tout à des lieux spécifiques du territoire. Le lien noué n’évoquait

    pas tout d’abord des rites familiaux, des pratiques locales, mais des voyages jusqu’à

    certains lieux saints, des logiques de pèlerinage. Lieux dont la visite est recommandée

    aux célibataires et à leur mère inquiète, lieux par lesquels les jeunes couples passent

    lors de leur parcours amoureux, leur existence semblait faire partie d’un savoir

    populaire diffus, que l’on pourrait qualifier, en usant de la terminologie des sciences

    du langage, de « passif »16. Si la question « Connaissez-vous des lieux de liens, des

    divinités lieuses ? » ne suscite bien souvent en effet que des réponses évasives,

    l’évocation de lieux de liens précis rencontre par contre une reconnaissance amusée

    (« ah, oui !... » あ、そうですね, « En effet, on le dit... »�そうそう、そういう話聞きまし

    16 Est « passif » le vocabulaire que le locuteur comprend sans pourtant pouvoir le mobiliser de lui-même lors d’un acte d’élocution.

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    13

    た, « ouh, mais vous êtes rudement au courant vous !... » � よく知ってますね) et

    provoque même des commentaires plus nuancés (« on dit que c’est une divinité

    lieuse, mais en réalité il semble que... » 確かに縁結びの神といわれているんです

    が、実は). L’interviewé est bien en terrain connu.

    Il est ainsi assez rapidement apparu que les interviews non directives ne

    permettaient pas de déterminer plus d’une poignée de lieux : le Grand sanctuaire

    d’Izumo, le Kiyomizu-dera 清水寺 à Kyôto17, et, dans le meilleur des cas, un ou deux

    autres noms, cette fois directement reliés à l’histoire personnelle de l’interviewé :

    sanctuaire bien connu car proche du lieu de domicile, endroit récemment visité ou

    conseillé par un ami. Vérifications faites sur place, il s’est avéré bien souvent

    d’ailleurs que ces dernières réponses étaient sans grand rapport avec la question

    posée, et qu’il fallait une élasticité dogmatique toute particulière, mais peu

    surprenante dans le contexte japonais, pour assimiler la divinité indiquée à une

    divinité lieuse. Nous n’avons en général pas porté ces lieux sur notre liste, car si le

    mécanisme du « n’importe quoi pourvu que ça paraisse marcher » semble commun,

    l’information elle-même était par trop dépendante d’un individu spécifique. Il nous

    paraissait important en effet que le lieu indiqué réponde à deux critères : qu’on puisse

    effectivement y observer des pratiques effectuées en vue de l’obtention d’un bon

    lien ; qu’il bénéficie d’une certaine notoriété, garde-fou contre les idiosyncrasies les

    17 Il s’agit en réalité du Jishu jinja 地主神社, que le Kiyomizu-dera héberge. Ce dernier, qui domine Kyôto du haut de son estrade de bois, est classé patrimoine universel de l’humanité. C’est l’un des temples les plus visités au Japon.

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    plus originales. Les interviews se montraient finalement, à ce stade de l’enquête,

    extrêmement peu informatives.

    Peu informatives ou seulement mal exploitées ? N’est-ce pas justement ce

    premier jet du discours, cette ouverture sur un savoir qui semble a priori inorganisé,

    c’est-à-dire vivant, non encadré, qui intéresse en premier lieu l’ethnologue ? Chercher

    dès ce stade une adéquation entre représentations et réalité d’un culte ne serait-il pas

    révélateur de la pensée dogmatique du chercheur ? Nous aimerions pourtant défendre

    cette approche en tant que stratégie. Il ne s’agissait pas pour nous de retracer le

    paysage religieux des Japonais, car alors l’entretien spontané aurait justement dû être

    notre matière première, mais de pénétrer un réseau particulier : celui des Japonais qui

    ont affaire avec une divinité lieuse, qui désirent plus spécifiquement nouer un lien,

    pour ensuite, à partir de ce réseau, reconstituer certaines pratiques, certaines logiques.

    L’expérience a d’ailleurs confirmé que si l’on pouvait retrouver au sein de ce réseau

    des discours similaires à ceux recueillis lors des premiers entretiens, l’inverse n’était

    pas vrai, sauf sans doute à interroger la majeure partie de la population japonaise.

    Avec 125 millions d’indigènes, l’ethnologue a bien besoin de trouver des raccourcis.

    D’autre part, si réseau il y a, celui-ci est indépendant de toute organisation réfléchie.

    Ce qui créé le réseau ce sont d’abord les gens qui y circulent. Or ceux-ci ne sont pas,

    à de rares exceptions près, des spécialistes du lien amoureux. Peu d’entre eux

    connaissent plus de quatre à cinq lieux. La plupart ignorent tout des personnes qui

    agissent comme eux. Les pèlerins du lien échappent à tout cadre, toute institution,

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    n’appartiennent pas même à un club ou à un forum de discussion. Leur point commun

    est leur désir de nouer un lien à travers un culte, leur connaissance de l’existence d’au

    moins une divinité, sise en un lieu, et, finalement, leur présence – non simultanée – en

    ce type de lieu. Ce qui nous est apparu central donc, c’est le lieu qui génère le culte,

    qui draine les requêtes amoureuses.

    Le savoir populaire relatif à ces lieux a été dit passif. Toute une série de

    médias se charge de le réactiver, de l’approvisionner, de répondre à la quête de lieux

    de lien en reproduisant, voire en produisant, des histoires unissant de manière

    convaincante un lieu et un bénéfice magique pouvant être obtenu en ce monde-ci

    (genze riyaku 現世利益)18. L’un de ses lieux volatiles de re-création populaire est

    bien sûr la télévision. Telle émission avait pour avantage de proposer régulièrement

    un classement des lieux, objets, pratiques ou mots les plus à la mode, telle autre

    d’offrir des escapades dans des milieux interlopes souvent conservateurs sur le plan

    de leurs pratiques, une troisième de mettre des jeunes en présence pour suivre la

    progression de leur flirt (et donc leur passage par un lieu de lien). Tous morceaux de

    choix. Magazines hebdomadaires et mensuels se devaient d’être consultés. Là encore

    il y a pléthore au Japon, la politique des maisons d’édition étant de cibler un lectorat

    très spécifique (jeunes femmes de 25 à 30 ans ; passionnés de golf et de manga ;

    primipares...). Nous avons pu heureusement bénéficier de l’excellente qualité des

    outils de recherche autochtones : la bibliothèque Ôya Sôichi 大宅壮一文庫, par

    18 Nous traitons de ce thème important de l’étude de la religion japonaise au chapitre 4 de la première partie.

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    exemple, rassemble la plupart des hebdomadaires et mensuels et répertorie chacun

    des articles par un ensemble de mots clefs. Il est alors possible de lancer une

    recherche sur « lien noué », ou « lieu de rendez-vous amoureux » (dêto supotto デート

    スポット, de l’anglais date spot), et de récupérer en quelques instants une liste

    d’informations sur des lieux qui furent, un jour ou l’autre, à la mode19. Il existe enfin

    des livres spécialisés, des guides répertoriant sanctuaires et temples en fonction de

    l’efficacité de la divinité qui y est vénérée. Nous les avons amplement explorés et

    présenterons le genre section 4.2 de la première partie.

    Un cadre d’étude de guingois : Carte de répartition nationale

    Les sources présentées ci-dessus sont, on l’a vu, diverses. Leur relative

    hétérogénéité compense, du moins l’espérons-nous, les biais qu’impliquait chacune

    d’elles. Les informations qu’on y a recueillies ont permis de nourrir une base de

    données des lieux de lien connaissant une certaine renommée. Le propre d’un média

    populaire est cependant le faible degré de certitude de ses informations. Une série

    d’enquêtes sur le terrain nous a vite fait comprendre combien pouvait être ténue

    l’adéquation entre article d’un magazine et réalité d’un culte, que celui-ci soit

    spontané ou institutionnel. Nombre de prêtres et de moines s’en plaignaient d’ailleurs,

    certains disaient même avoir décidé de ne plus jamais répondre aux sollicitations des

    médias de peur que la nature de la divinité qu’ils desservaient n’y soit rapportée

    19 Ôya Sôichi bunkô, du nom du journaliste et essayiste Ôya Sôichi qui constitua cet énorme fond, est situé dans l’arrondissement de Setagaya, à Tôkyô.

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    déformée20. Il a donc fallu recouper ces premiers renseignements avec d’autres

    sources, ouvrages édités par l’Agence gouvernementale gérant les sanctuaires (jinja-

    chô 神社庁), travaux de spécialistes (historiens des religions, folkloristes)21,

    compilations historiques locales. Il a été nécessaire surtout d’aller constater sur

    place – pensum bien agréable à la vérité. Nous avons finalement dressé une liste qui

    compte aujourd’hui trois cent trente et un lieux. Trois cent trente et un noms, ceci est

    bien sûr loin de couvrir la totalité des lieux de liens au Japon (il est probable que

    chaque village possède, à sa manière, ses divinités lieuses), mais constitue déjà un

    corpus plus que confortable lorsqu’il s’agit de cerner le savoir partagé relatif aux

    divinités lieuses. La liste est toujours susceptible de s’allonger, au gré des nouvelles

    publications, mais l’on a pu vérifier en dépassant le cap des trois cents noms que la

    probabilité pour qu’une parution contienne des informations inédites devenait

    extrêmement faible. Nous possédons donc, avec cette première base, une collection

    quasi complète du fond des lieux de lien mobilisables par les médias populaires

    aujourd’hui au Japon, et, en définitive, de ces endroits que nous recherchions : lieux

    qui possèdent une réelle accointance avec la culture populaire et bénéficient d’une

    renommée attestée.

    La carte de répartition des lieux recensés (carte 1, page suivante) permet de

    20 Il est possible ici de vérifier l’indépendance des guides et magazines par rapport aux institutions religieuses. Mais certains desservants sont moins bégueules, cherchent et savent tirer profit de la culture de masse et de ses produits. C’est le cas des trois sanctuaires les plus cités dans les guides : Izumo Taisha 出雲大社 (département de Shimane), Jishu Jinja 地主神社 et Yasui Konpira-gû

    安井金比羅宮 (Kyôto).

    21 Le dictionnaire édité récemment par le Centre de recherche sur la culture japonaise de l’Institut des études nationales (Kokugakuin daigaku Nihon bunka kenkyûjo, 1999) recense près de cinq cents sanctuaires dans le Japon entier et constitue une source de renseignements précieuse. Il a cependant le désavantage de ne présenter que la partie officielle, reconnue, des cultes ayant lieu dans les sanctuaires, d’insister sur l’aspect construit, « nationalisé », du Shintô, au détriment des pratiques réelles, parfois puissantes, souvent anciennes, mais considérées comme relevant de la superstition (meishin 迷信). Sur la constitution d’un shintô national et l’extirpation de croyances plus spontanées, François Macé (2002).

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    constater que les médias proposent des lieux de liens de manière relativement

    homogène pour l’ensemble du territoire japonais, Hokkaidô et Okinawa y compris,

    malgré la spécificité culturelle indéniable de ce dernier. On remarque de très fortes

    densités : celles-ci correspondent presque terme à terme aux grandes concentrations

    de population, Tôkyô, Kyôto, Ôsaka, et, de manière moins notable, Yokohama,

    Nagoya, Niigata, Kôbe ou Kanazawa (Cf carte 2). Présentes sur tout le territoire, y

    compris dans des départements réputés très ruraux (Shimane, Nagano, ou les

    départements des îles de Shikoku et de Kyûshû), les divinités du lien ne sont pas

    propres à la culture urbaine. Le nombre de lieux de culte dans les grandes villes

    montre cependant qu’elles sont loin d’avoir été reléguées au rang de souvenirs de

    musée par la modernisation. Bien au contraire : les divinités lieuses ont, sous une

    modalité qu’il nous faudra déterminer, fortement à voir avec la culture citadine. La

    comparaison avec une carte des grands centres urbains (carte 2) fait percevoir un

    certain décalage cependant entre densité de lieux de culte et densité de population. Il

    faut y voir l’effet du caractère propre à chaque ville : Kyôto, cité impériale épargnée

    par les bombardements américains, charme par ses centaines de temples et de

    sanctuaires, par la subsistance, malgré une urbanisation désastreuse, de lieux de

    traditions ayant marqué la culture japonaise, à travers la littérature en particulier.

    C’est sans surprise qu’on y dénombrera plus de divinités lieuses qu’à Ôsaka,

    mégapole quasiment détruite par la guerre et plus volontiers organisée aujourd’hui

    selon des logiques commerciales. De même Kanazawa, quoique relativement modeste

    par sa taille et sa population22, se fait remarquer par ses lieux de culte. Connue,

    comme le dit son surnom de « petite Kyôto », pour avoir conservé des mentalités, des

    pratiques, des artisanats plus rapidement oubliés ailleurs, elle est le type même de la

    22 Kanazawa est la trente-troisième ville du Japon en terme de population, avec 438.000 habitants (chiffre de 2000) ; Asahi shimbun (2000).

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    ville traditionnelle et fait l’objet, à ce titre, d’attentions particulières de la part des

    chercheurs – historiens ou ethnologues – ainsi que des touristes23.

    23 L’ethnologie urbaine japonaise doit beaucoup aux études menées à Kanazawa par la Société d’étude du folklore de la ville de Kanazawa (Kanazawa minzoku o saguru kai 金沢民俗をさぐる会)

    animée par Kobayashi Tadao 小林忠雄 et active surtout dans les années 1980.

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    Répartition sur le territoire japonais des lieux de liens recensés (un point = un lieu).

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    Les grands centres urbains au Japon en 1990 ; selon P. Gentelle et P. Pelletier (1994 : 363).

    Comme Kyôto, elle bénéficie de l’image d’une authenticité plus grande, ses

    temples paraissent posséder un charme plus émouvant, ses divinités une efficace

    ressentie comme plus sérieusement attestée par la tradition.

    Il nous faut nous arrêter un instant sur cette carte du Japon, car celle-ci

    introduit à une originalité possible d’un travail occidental sur le Japon. La

    visualisation de notre cadre d’étude reprend, aux extrémités méridionales et

    septentrionales près, la délimitation politique du Japon contemporain. Il paraîtra

    curieux de le noter. Quoi de plus normal, quand on travaille sur le Japon, qu’une carte

    du Japon, précisément ? Et pourtant, nous avons pu constater lors de divers exposés

    dans des groupes de recherche japonais que ceci provoquait des remous

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    d’insatisfaction : il n’est pas sérieux de vouloir prendre le Japon entier quand on se dit

    scientifique. Le Japon est trop grand, trop divers. Les pratiques qu’on y collectionne

    sont trop variées, à la fois proches et contradictoires. La tradition académique

    japonaise demande, au contraire, que l’on s’attache à un village particulier, un

    quartier, ou, mieux, un immeuble d’un quartier d’une petite ville24. « Quel est ton

    village, quel est ton terrain ? », telle est la question qui importe entre spécialistes. Et

    alors que le mot « Japon » revient comme une litanie dans le titre des ouvrages, il

    existe bien peu d’études qui se risquent à considérer le Japon dans son ensemble

    territorial. Chacun parle d’un point de détail concernant une sorte de bac à sable dont

    il est le roi, c’est l’accumulation des points de vue particuliers qui est censée donner,

    à qui les lirait tous, une idée de l’ensemble.

    On ne saurait passer sous silence le fait que cette organisation du travail

    scientifique correspond à une tradition rhétorique différente de celle qui est suivie ici,

    24 L’étude effectuée en 1973 par Kuraishi Tadahiko sur un immeuble de la petite ville de Ueda, dans le département de Nagano, lança une mode qui nourrit les études folkloriques urbaines naissantes. Elle est un bon exemple de l’extrême étroitesse du champ d’étude choisi par une bonne analyse selon l’académisme japonais. L’insistance sur une définition aussi minimale du terrain peut pourtant surprendre quand on découvre avec quelle aisance les chercheurs japonais utilisent des analyses restreintes pour professer des généralisations qui touchent à la culture japonaise dans son immuabilité temporelle et spatiale. Il est vrai que ce refus du cadre national peut sembler récent. L’Agence de la culture (bunka-chô 文化庁) du ministère de l’Éducation nationale ne lançait-elle pas, dans ce même début des années 70, un grand mouvement d’enquête afin d’établir des cartes de répartition nationale des rites, mots et coutumes ? Cette ambitieuse entreprise était en réalité directement inspirée par le programme fixé aux études folkloriques par leur fondateur, Yanagita Kunio. Il s’agissait dans un premier temps de recenser en chaque région du Japon les moeurs, coutumes, dialectes. La comparaison de toutes les formes d’un même fait était censée permettre, par la suite, de gommer les particularités extravagantes, ou mieux, de les réintégrer au sein d’un schéma évolutionniste. Une attention toute particulière devait être portée aux extrémités du territoire national, celles-ci, du fait de leur éloignement des grands centres de diffusion culturelle, conservant les pratiques les plus primitives, les plus proches du Japon archaïque. L’objectif final étant d’atteindre les pratiques originelles, celles qui révèlent ce qu’est l’essence même du Japon, dans l’espoir de, comme le définit très bien Laurence Caillet (1999 : 190), « réaliser une description substantialiste de l’identité japonaise ». On ne s’étonnera pas d’apprendre que ces cartes de répartition ont sombré dans un oubli quasi-immédiat. La collecte des données était de toute manière trop hétérogène pour autoriser la comparaison, l’échelle choisie trop grande pour que soit consignées les diversités locales, les éléments retenus pour l’enquête trop décontextualisés pour qu’on puisse s’en servir ne serait-ce que comme indicateurs par la suite.

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    à une rhétorique qui fait de l’exemple un argument convaincant au-delà de la raison25.

    Elle est également le résultat d’un choix scientifique assumé pour une plus grande

    rigueur. Comment être général en effet sans perdre de la précision ?

    D’autre part, et si les présupposés sont différents, c’est, pour les plus

    innovateurs des folkloristes, bien le cadre national qui semble le moins adéquat pour

    parler du Japon. Refusant, avec quelques raisons, de penser la culture dans le moule

    nationaliste, ils veulent voir, à la suite de l’éminent historien Amino Yoshihiko, les

    espaces marins entre les terres de l’Extrême-Orient en terme de continuité plutôt que

    de rupture26, et s’essaient à de savants découpages : Kyûshû sera scindée en deux

    pour qu’une de ses parties paraisse faire bloc avec le sud de la péninsule coréenne, le

    nord de Shikoku rattaché aux régions de Honshû qui longent la mer intérieure, tandis

    que le sud de l’île sera plus volontiers mis en rapport avec Kyûshû. Ces jeux

    d’arpenteurs ont leurs raisons scientifiques et leur utilité épistémologique, sinon

    pédagogique et politique. Ils mettent l’accent sur l’hétérogénéité de la culture

    japonaise, sur ses liens avec des zones culturelles autres, faits que les générations

    précédentes de folkloristes auraient plutôt eu tendance à ignorer. Nous adhérons à leur

    objectif, et apprécions leur efficacité. Ils ne nous semblent toutefois pas les plus

    pertinents pour la question que nous nous posons, et ce pour deux raisons, dont l’une

    tient aux sources et l’autre à un choix.

    Il existe, sans aucun doute, une culture de masse au Japon (taishû bunka 大衆

    文化), qui vient surmodeler peu à peu les cultures locales. La propagation de celle-ci

    25 Bernard Frank écrivait (1968 : 11) : « Dans notre langage quotidien, « intérêt anecdotique » n’est-il pas à peu de choses près synonyme de « manque d’intérêt »? Il est pourtant des civilisations qui, reconnaissant à l’anecdote une valeur exemplaire, ont fait d’elle un important usage didactique et lui ont donné dans leur tradition une place non négligeable. La civilisation japonaise est de celles-là ». 26 On pourra se reporter en français aux traductions et présentations de Pierre Souyri, dont Amino (1995). Il est intéressant de constater par ailleurs que cette logique a pu stimuler un livre de vulgarisation récent en français ; Elisseeff (2001).

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    s’appuie sur des médias dont la puissance étonne, comparée à ce que l’on connaît en

    Occident. Ceux-ci forment et révèlent, tout à la fois, un savoir partagé. Interrogé sur

    une pratique religieuse somme toute périphérique, ce dernier répond en traçant une

    carte administrative. Force est alors d’accepter la prégnance de l’identité politique du

    Japon contemporain dans les pratiques et les représentations culturelles qui y

    prennent place, quelle que récente et factice elle puisse nous sembler. Nous avons

    décidé de travailler sur le Japon tel que défini par ses frontières politiques parce que

    nos sources nous y forcent27.

    La seconde raison, qui est en réalité première dans l’histoire de notre

    recherche, est, faut-il l’avouer, naïveté commune aux apprentis – et mauvais ? –

    japonologues. Nous voulions considérer tout le Japon pour n’en rien laisser échapper.

    Nous pensions que seule une étude aussi extensive pouvait permettre de mettre à jour

    des distinctions entre, par exemple et a priori, culte éminemment local, culte régional

    (qu’il soit propre à une culture régionale ou limité à une région par sa clientèle), et

    culte bénéficiant d’une renommée nationale. Et finalement, contre ceux qui nous

    déconseillaient l’aventure, que seule la tentative persévérante de ce travail pouvait

    autoriser à conclure à son impossibilité.

    Étudier le Japon comme totalité politique, des îles Sakhaline aux terres les

    plus méridionales de l’archipel des Ryûkyû, peut d’ailleurs paraître une nécessité

    s’imposant à qui s’intéresse à la culture japonaise contemporaine. Il n’en est

    certainement pas moins indispensable d’entrer dans des considérations plus fines, 27 Hokkaidô et Okinawa doivent être traités à part. C’est, et plus particulièrement pour Okinawa, une nécessité qui découle des sources (on trouve finalement peu de renseignements sur les Ryûkyû dans nos ouvrages), mais aussi une décision de notre part. Cette dernière est motivée par une évidence ethnologique et historique : Okinawa est réellement un cas à part, aussi réelles que soient les ressemblances culturelles traquées par les folkloristes de la première génération. C’est aussi une délimitation induite par ce qui est encore communément pensé aujourd’hui au Japon, malgré le sommet du G7 de 1999 et les efforts du gouvernement japonais pour assimiler les îles du sud. « Okinawa n’est pas le Japon ». Sur le travail d’intégration des îles du sud à l’archipel japonais, et la fluctuation des frontières japonaises, Oguma Eiji (1998).

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    d’atteindre sur certains plans le niveau de précision des spécialistes indigènes.

    Comment appréhender autrement toute la profondeur et la complexité de la

    dimension historique, comment se rendre compte de la spécificité des interactions

    entre une communauté et sa niche écologique ? Or cette dernière approche réclame un

    effort que peu d’Occidentaux, et en réalité guère plus de Japonais, sont capables de

    produire seuls. Il y a ici nécessité de dépendre des nombreux travaux des

    prédécesseurs et contemporains autochtones.

    Nous avons parlé de naïveté. Il y a toujours, dans cet écheveau de causes

    emmêlées qui sous-tendent une pratique culturelle, des éléments qui échappent à la

    connaissance nécessairement artificielle, inévitablement lacunaire, que nous avons de

    la culture de l’autre. La japonologie pourrait pour sa part se caractériser par la rigueur

    du contraste entre le haut niveau de spécialisation de l’ethnologue dans un domaine

    restreint et son ignorance crasse dans une série d’autres champs de la culture (sinon la

    majeure partie de ce qui constitue la culture japonaise). Il faut, mettant l’amour

    propre au placard, reconnaître que cette naïveté est le propre du japonologue, et, plus

    loin, de toute ethnologie. Reconnaître que cette exigence de « l’étude de la totalité »

    qui définit heureusement un travail anthropologique est une aspiration utopiste

    quoique nécessaire, là mieux que partout ailleurs. Naïfs et finauds, car nous pouvons

    toujours nous justifier d’une petite idée derrière la tête, nous déterminons des cadres

    d’étude extravagants, pour nos pairs japonais mais aussi intrinsèquement, étant donné

    la question que nous posons. C’est qu’ils sont pensés d’ici, en relative incohérence

    avec la tradition de là-bas, et ceci fait, pour nous, l’une de nos originalités.

    Retrouver le nord : terrain et dépendance scientifique

    La carte 3, qui répertorie les 37 lieux les plus mentionnés dans nos sources,

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    offre une vision du paysage religieux plus détachée de considérations

    démographiques que la première carte proposée. En réalité, bien peu nombreux sont

    les lieux les plus communément connus et les plus fréquemment évoqués28. Comme

    le montre le tableau 5 ci-dessous, à peine plus de 10 % des lieux recensés dans les

    sources écrites sont cités plus d’une fois. De cela, nous pouvons comprendre deux

    choses : il existe un nombre quasi infini de lieux de liens au Japon ; la plupart n’ont

    qu’une renommée limitée, une clientèle restreinte et peu susceptible de changer. Les

    lieux vraiment connus de tous, qui bénéficient d’une notoriété établie, se comptent sur

    les doigts de la main29.

    28 La liste complète des lieux de liens recensés est fournie Annexe I.29 Le nombre, somme toute faible, d’apparitions de lieux de liens dans les médias consultés peut surprendre. Est-il vraiment raisonnable de se pencher sur une question qui mobilise si peu les attentions ? Il faut rappeler ici la touffeur et la diversité des informations traitées par les médias auxquels nous avons eu recours. Ceux-ci offrent des pistes, c’est ensuite à l’enquête de terrain de vérifier la réelle place de ces manifestations socio-religieuses dans la culture populaire. La suite de l’exposé convaincra mieux sans doute de l’importance des pratiques que nous évoquerons.

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    Nombre de lieux de liens recensés et de lieux de liens visités, classés par leur nombre d’apparitions

    dans les sources écrites.

    L’homogénéité présentée par les médias (carte 1) se révèle factice dans les

    mentalités. Le Japon possède bien un centre, un lieu qui se caractérise par le nombre

    et l’intensité des cultes qui y sont célébrés, Kyôto (15 divinités importantes). Tôkyô

    émerge ensuite, le centre historique de la capitale (6 divinités) ainsi que sa grande

    périphérie : les frontières nord-est sont signalées par la présence de deux grands

    sanctuaires (le mont Tsukuba 筑波山 et le Katori jingû 香取神宮 de Chiba) ; l’ouest

    par les noms non moins célèbres de Kawasaki-Daishi 川崎大師 et d’Enoshima 江ノ

    島, lieux saints qui se sont développés dans le sillage de la nouvelle capitale politique,

    le long de l’axe du Tokkaidô. Pointent alors quelques lieux dont l’importance a été

    soutenue par la proximité des deux capitales : Ôsaka, et son sanctuaire pour

    courtisanes ; Kôbe, ville ouverte sur la Chine et l’Occident, où se trouve une île

    artificielle qu’affectionnent les jeunes gens ; le sanctuaire de Taga 多賀神社, non loin

    de Kyôto. Et pour l’est : Kamakura, ancienne capitale shôgunale, aujourd’hui petite

    ville de villégiature dans la sphère du grand Tôkyô.

    Parallèlement apparaissent des lieux propres à la constitution d’une ville d’une

    certaine importance : outre Ôsaka et Kôbe, déjà évoqués, Kanazawa ou Niigata. On

    remarque enfin des endroits plus inattendus, et dont la présence est plus difficilement

    rattachable à l’évolution démographique ou politique récente du Japon. Tous font face

    à la mer du Japon, et possèdent une histoire longue : le grand sanctuaire d’Izumo et le

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    Lieux de liens les plus mentionnés par les médias populaires (un point = un lieu)

    Yaegaki jinja 八重垣神社 à Shimane, le Shirayama-hime jinja 白山比 神社 dans le

    département de Kanazawa. Leur existence est plus directement reliée au thème de

    notre étude. Deux lieux resteront des mystères, faute d’enquête. Le Tajima jinja 田島

    神社 et l’Enoki-hara jinja 榎原神社 (respectivement numéros 39 et 13 dans notre

    base), dans l’île de Kyûshû.

    Tout en établissant cette base de données, nous avons commencé à rendre

    visite aux temples, sanctuaires, lieux touristiques, dont on nous disait qu’ils étaient

    lieux de liens. Il s’agissait de découvrir le plus grand nombre d’endroits, en effectuant

    des pointages dans différentes catégories établies a priori à partir de distinctions

    potentiellement discriminantes : temple, sanctuaire, phénomène naturel (arbre, roche),

    point de vue sur le paysage ; lieu célèbre en milieu urbain, en milieu rural ; institution

    appartenant à un courant dominant du shintô ou du bouddhisme, petit sanctuaire sans

    desservant ; lieu de lien à la montagne, en bord de mer.

    Déambulant en un lieu à propos duquel nous possédions des textes, nous nous

    sommes exercé à vérifier les informations, à affiner notre compréhension des sources

    écrites et de leur style littéraire, à lire entre les lignes parfois. Arrivant sur un lieu,

    nous avons tenté, en le parcourant en tous sens et d’abord de manière insensée, c’est-

    à-dire non conventionnelle, de comprendre son organisation, sa position dans le

    quartier, le village et le paysage. Appareil au poing, nous avons scruté les indices

    permettant d’estimer la vitalité du culte : taille du parking attenant, nombre et style

    des boutiques longeant le chemin d’accès, des objets votifs déposés, variété des

    amulettes proposées, importance du personnel, richesse du bâtiment, nombre de fêtes

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    célébrées... Pour certains endroits, selon l’intérêt qu’ils représentaient pour l’enquête,

    ont été effectués des comptages à différentes heures de la journée, et à différents

    moments de l’année pour les plus importants.

    Nous avons également systématiquement interrogé les spécialistes religieux,

    moines ou desservants, ainsi que le personnel moins qualifié mais plus loquace :

    dévot rendant de menus services, vieille femme tenant la boutique de l’établissement,

    jeune miko 巫女30 professionnelle, vendeuse de souvenirs, restaurateur..., mais aussi

    spécialiste de l’histoire locale employé à la mairie31 et responsable du musée local32.

    La discussion informelle avec des personnes proches de l’établissement religieux

    mais ne possédant pas de responsabilités officielles s’est souvent avérée fort

    instructive : la discordance entre discours de l’autorité et pratiques réelles y était

    dévoilée avec plus de franchise. Ces témoignages, entendus sur quelques minutes ou

    durant de longues heures, selon le caractère de l’interlocuteur et sa sympathie à notre

    égard, forment l’essentiel du discours recueilli sur chaque lieu. L’interview des

    pèlerins a – relativement – été peu pratiquée. Les sociologues pourront nous

    reprocher une timidité regrettable, nous plaiderons coupable, tout en nous réservant le

    droit de revendiquer une ethnologie respectueuse de la pudeur des « observés »,

    30 Originellement médium féminin chargée en particulier d’offrir des danses à la divinité, la miko est aujourd’hui la petite main des grands sanctuaires urbains. La plupart des jeunes filles qui portent la jupe rouge et les longs cheveux caractéristiques – souvent postiches – sont des étudiantes payées à l’heure. Certaines vivent pourtant leur fonction comme une véritable vocation.31 Toute bonne enquête de terrain commence par la visite à la Commission d’éducation Kyôiku i.inkai 教育委員会, logé dans un bâtiment de la mairie. On y trouve, à côté des administrateurs des activités pédagogiques et des évènements culturels, un employé, parfois très diplômé, chargé de la collecte des matériaux ethnographiques. Lui rendre une visite de courtoisie peut permettre de trouver un informateur efficace, et de récupérer brochures et imprimés introuvables ailleurs.32 Il y aurait aujourd’hui au Japon 528 musées s’intéressant au folklore local (Kyôdo hakubutsukan 郷土博物館) et 1613 musées mettant en scène l’histoire locale (chiffres de 1999). Ce nombre est toujours en constante augmentation quoique de manière un peu ralentie depuis l’éclatement de la bulle financière ; Asahi Shinbun (2000). À propos de l’histoire des musées au Japon, on se reportera à l’article très documenté de Christophe Marquet (2002).

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    couples non encore officiels ou célibataires en mal d’amour, rappelons-le.

    L’expérience accumulée au fil des enquêtes a d’ailleurs tendu à faire penser qu’il n’y

    a pas, quand on s’intéresse aux pratiques les plus quotidiennes, à chercher à extirper

    quelque secret propre à la religion ésotérique d’une Asie mystérieuse, secret dont seul

    le pratiquant serait le détenteur. L’évident, le connu de tous, suffit amplement à

    satisfaire plaisir de l’exotisme et intérêt pour des logiques autres33. L’examen d’objets

    proches des pèlerins (plaquettes votives, amulettes) a voulu pallier ce relatif manque

    de contact direct avec les principaux acteurs des cultes.

    Précisons enfin que nous nous sommes rendus également sur des lieux de

    culte sans rapport connu avec des pratiques de lien lié (une centaine de lieux), en

    suivant le même protocole de visite, afin de discerner ce qui pouvait faire la

    spécificité des lieux qui nous intéressaient.

    De retour à la table de travail, il est apparu que cette masse de documents

    bruts était finalement peu exploitable, que nous étions bien peu capables d’organiser

    les éléments ténus, parcellaires, que nous avions rassemblés, en un texte cohérent et

    informé, acceptable par un lecteur occidental. Les discours étaient sensibles,

    évocateurs, mais justement : il n’en restait, dans nos notes, enregistrements ou

    photographies, que des impressions. Fortes, amicales, nostalgiques (déjà !), mais sans

    corps. Les objets récoltés ne parlaient pas d’eux-mêmes. Les brochures fournies par

    les établissements étaient souvent d’une aridité décourageante. Comment donc

    réconcilier observations personnelles et pratiques académiques ? Comment allier le

    choix d’un travail extensif, effectué sur l’ensemble du territoire, et la nécessité d’une

    33 Nous ne nions pas qu’il existe des secrets, que les desservants du Shintô aiment à ne rien dévoiler des rites et des pratiques. L’accumulation d’enquêtes nous a un peu éveillés à discerner le dissimulé. Pour autant, le secret ne se situe pas dans le plan d’une tradition mystique, comme l’imaginent parfois quelques délirants introducteurs contemporains au B.A. BA du Shintô, mais relèverait plutôt d’un discours de type politique, qui cherche à donner des rites et des pratiquants une vision cohérente, unifiée, alors que ceux-ci sont de toute évidence diversité et paradoxe.

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    précision monographique ? Du panorama offert par la série des lieux visités, il a fallu

    focaliser l’intérêt sur quelques endroits uniquement. Ceux-ci ont bien sûr été

    sélectionnés en fonction d’un critère que nous dirions méthodologique. Il était

    important que par eux puisse être présenté l’ensemble des pratiques relatives aux liens

    amoureux. On a cherché, d’autre part, à ce qu’ils soient représentatifs des catégories

    émergeant de l’enquête. Mais il faut encore avouer que ces lieux ont également été

    choisis en fonction d’un critère académique : chacun devait avoir été l’objet d’une

    littérature ethnologique et folklorique suffisante pour que nous puissions nous y

    référer. L’essentiel du travail a consisté, à ce stade, à compiler des travaux

    universitaires japonais et à recueillir des informations précises concernant la genèse,

    l’histoire, ou l’organisation des lieux de liens sélectionnés, les rites effectués en ces

    lieux. Jusqu’à un certain point cependant, car la précision des chercheurs japonais

    s’est souvent révélée déroutante, impliquant perplexités et questions impossibles à

    retranscrire dans un travail occidental. Ainsi donc s’est peu à peu organisé notre texte,

    fait de coupes et d’approximation décidées au jugé, en fonction de la patience et de la

    curiosité supposées à un lectorat occidental savant face à une culture et une histoire

    autre. On comprendra que sous nos affirmations se cacheront bien des doutes et des

    débats de spécialistes.

    Nous disions avoir du nous « résoudre » à faire appel aux compilations, études

    et analyses produites par le monde académique japonais. Là se trouvaient des dates,

    des noms, des descriptions, et mieux encore : des reconstitutions de formes, de

    motivations, de logiques. Épais dictionnaires renseignant sur les mœurs et les

    coutumes japonaises34, grandes compilations rassemblant sur plus d'une dizaine de

    volumes tout le savoir ethnologique accumulé depuis le début du XXe s. mais

    réorganisé selon une problématique au goût du jour, revues régulières relevant de 34 Les principaux sont cités dans l’annexe bibliographique I.

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    grands musées, d'universités ou d'organismes régionaux, réseaux de groupes d'étude

    allant de la société savante locale à la puissante organisation nationale35 : œuvres et

    institutions témoignent de ce que les Japonais s'examinent avec au moins autant de

    circonspection que nous nous scrutons nous-mêmes. Or, si l'intérêt soucieux que le

    Japon porte à sa propre culture nourrit parfois des genres peu recommandables36, il

    sait aussi stimuler de fructueuses recherches, qui n'ont rien à envier aux travaux de

    l'ethnologie de la France par exemple. Il supporte en outre la pratique de disciplines

    qui peuvent rester distinctes alors qu'elles ont dû, tout au moins officiellement,

    fusionner chez nous : la recherche sur la culture japonaise dans son rapport aux

    traditions relève au Japon aussi bien des études folkloriques que de l'ethnologie à

    proprement parler37. L'avidité du public pour un discours qui lui enseigne les clefs de

    traditions – par ailleurs largement ignorées – permet une large diffusion du savoir

    académique ; la compétition que se livrent quelques grandes maisons d'édition

    35 Sur ces derniers points, on pourra consulter le panorama des études folkloriques japonaises que dressait déjà René Sieffert en 1952. 36 Jacqueline Pigeot (1983) présentait ainsi au public français les désormais fameux nihonjin-ron 日本人論, « traités sur les japonais » qui, bien que parfois dus à des universitaires de bonne formation, allient simplisme théorique et patriotisme ardent dans leur démonstration de la spécificité de la culture japonaise.37 Contrairement à certains spécialistes occidentaux de l'ethnologie japonaise, nous tenons à cette distinction entre « études folkloriques » (minzokugaku 民俗学, littéralement, en suivant les caractères chinois qui servent à transcrire le mot, « étude des us et coutumes populaires »), et « ethnologie » (minzokugaku également, mais écrit avec des caractères pouvant se traduire par « étude des ethnies » 民族学). Celle-ci existe d'un point de vue institutionnel comme d'un point de vue académique et théorique au Japon. Cf Butel (2001 : 28-29), et l'introduction de notre texte à paraître Les orientations contemporaines des études folkloriques japonaises. Disons en deux mots qu'en opposition aux études folkloriques qui se sont développées, pour une large part, dans une certaine autarcie, l'ethnologie ou anthropologie culturelle et sociale (bunka/shakai jinruigaku 文化・社会人類

    学) se nourrit des grands travaux occidentaux et des théories anthropologiques élaborées en Europe ou aux États-Unis.

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    conduit à des merveilles éditoriales38 ; le réseau des bibliothèques offre à l'étudiant,

    ou au dilettante, et souvent en libre accès, une série sans cesse en expansion

    d'ouvrages solides dirigeant les premières découvertes39. La pratique de l'écriture

    scientifique, qui ne craint pas la redondance, autorise une large diffusion des idées-

    38 Ceci est vrai en particulier de Iwanami 岩波, Kôdansha 講談社, Sanseidô 三省堂 ou

    Heibonsha 平凡社, mais possède ses variantes dans chaque discipline. On pourra le vérifier en se reportant à la liste des dictionnaires relevant des études folkloriques en annexe bibliographique.39 Selon les statistiques les plus récentes que nous avons pu compiler (2000), il y aurait 2.639 bibliothèques publiques au Japon, soit un peu moins qu’en France (2.656). Celles-ci accueilleraient comparativement plus de lecteurs (35,8 millions contre 6,6 millions en France). La différence se fait au niveau du réseau des bibliothèques universitaires et scientifiques, beaucoup plus dense (1.640 établissements contre 102). L’importance des collections est sidérante : les bibliothèques universitaires japonaises recueillent dix fois plus d’ouvrages que leurs homologues françaises (267 millions contre 25), les bibliothèques publiques les relayant avec 287 millions de livres. Il y aurait 505 millions de livres empruntés par an dans ces dernières, contre 155 millions en France. Les chiffres des livres empruntés dans les bibliothèques universitaires japonaises ne nous sont pas connus, mais l’on peut penser qu’ils compenseraient l’impression – évidemment fausse – que les Français qui empruntent des livres lisent relativement plus que les Japonais. Il faudrait de plus comparer ces chiffres à ceux de l’industrie du livre (65.000 titres publiés au Japon en 1999, 790 millions d’exemplaires vendus) pour se faire une idée de la proximité des livres pour un Japonais. Sources : Asahi Shinbun (2000) ; http://www.enssib.fr/autressites/csb/ ; http://fermi2.sup.adc.education.fr/asibu/. Nous remercions Dominique Filippi, conservateur des bibliothèques, pour ces références.

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    force40. Soutenu par les riches travaux de ses prédécesseurs, entraîné depuis son

    entrée à l'université à la difficile lecture des manuscrits anciens (komonjo 古文書),

    encadré au sein d’équipes se réunissant régulièrement (et bénéficiant, quand leur

    existence est officielle, de moyens techniques et financiers importants), le chercheur

    japonais peut s'atteler à des problèmes très spécifiques requérant un haut niveau de

    technicité. Loin de se résumer à un exercice d’ascèse personnelle, son effort trouvera

    un public, il pourra être jugé et apprécié par un certain nombre de pairs, questionné

    par des médias relayant les interrogations des néophytes. Précision des données de

    terrain, connaissance d’un vaste contexte, profondeur historique, utilité publique,

    40 Il n'est ainsi pas rare qu'un même article paraisse d'abord dans une revue de spécialistes, puis dans une compilation rassemblant plusieurs auteurs autour d'un sujet précis, enfin dans un livre groupant différents textes du même auteur, en attendant d'être classé dans un des volumes de ses œuvres complètes. Un scientifique n'hésite pas, d'autre part, à reprendre des passages entiers d'un ancien texte au sein d'un nouvel écrit commandé par une autre maison d'édition, pour une autre collection, ou par un autre média, revue ou journal plus populaires par exemple. Il y a profusion de livres au Japon, un auteur illustre peut facilement signer plus d'une centaine d'ouvrages dans sa carrière : les redites sont inévitables, et autorisées, sinon favorisées. Cette pratique, qui serait sans doute peu excusable dans notre culture de l'original, permet au lecteur d'avoir toujours une idée de ce qui se dit : il y a peut être moins de grands livres incontournables, mais le savoir est diffusé avec une plus grande chance d'atteindre un large public.

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    telles pourraient être les qualités principales des écrits japonais sur le Japon41.

    Point n’est besoin d’insister davantage sans doute : il est évidemment

    impensable pour qui voudrait atteindre un degré de précision décent sur les choses

    qu’il étudie de faire fi des inévitablement très nombreux travaux japonais traitant de

    la question. « Se résoudre », car l’effort demandé pour pouvoir lire cette littérature

    parfois peu exaltante, souvent très technique, y compris dans son vocabulaire, est

    grand pour celui qui cherche avant tout à capter des logiques quotidiennes. Se

    résoudre également, car il est vite apparu inévitable que la rédaction de notre propre

    travail soit réorientée en fonction de l’avancée de la recherche japonaise, de la

    disponibilité des analyses qu’elle a menées.

    Dès lors, quel est l'intérêt d'un travail non japonais sur le Japon ? Quel est

    l'apport de Ruth Benedict ou John Embree à la connaissance que nous avons de sa

    culture ? L'ethnologie non japonaise du Japon ne se réduirait-elle pas à la seule

    introduction, dans une langue compréhensible par un Occidental, du B.A. BA de

    l'ethnologie japonaise ? Introduction que l'on pourrait d'ailleurs craindre simpliste,

    dépassée et largement erronée, étant donnée la vitalité des études indigènes et

    l’impossibilité pour l'Occidental rentré au foyer de se tenir au courant des dernières

    41 Cet avis pourrait être nuancé. L’historienne du Japon moderne Nathalie Kouame se plaint par exemple (2001 : 24), fort justement, de ce que les documents ne sont que trop peu souvent accompagnés de commentaires autres que laconiques, « d’aucun secours pour connaître dans le détail chacun des documents ». Pour elle, les compilations de documents et autres ouvrages de références ne constituent qu’un « pis-aller » pour l’Occidental. Certes, le choix des textes paraît parfois bien arbitraire et n’est quasiment jamais explicité, certes les transcriptions sont données – surtout dans les éditions régionales – sans qu’il soit possible de vérifier leur adéquation aux documents originaux ; effectivement, il nous est offert une abondante matière première dont il est difficile au premier abord de comprendre l’origine et la pertinence ; en effet la critique textuelle n’est peut-être pas aussi rigoureuse au Japon qu’ici. La remise en perspective d’un texte, de ses auteurs, de sa transmission, de ses objectifs, nous semble cependant en général possible, à condition d’effectuer un long travail d’insertion dans le domaine privé de l’académisme japonais, de ses réunions réservées et de ses longues nuits alcoolisées. Par convention sociale, respect pour les anciens et le labeur effectué, fidélité à la tradition académique, la critique publique est rare. Les études, construites selon un principe de citation – malheureusement – implicite et d’accumulation, s’empilent sur les travaux précédents plutôt que ne s’élèvent en réaction à eux. On a pu constater que cela ne signifie certainement pas absence d’esprit critique en privé.

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    progressions de la recherche au Japon.

    « Les études étrangères nous sont précieuses car elles nous montrent un aspect

    du Japon que nous n'avions pas forcément noté jusqu'alors. Elles sont très stimulantes

    dans leur approche. Il est absolument nécessaire que nos étudiants en lisent ». Telle

    est en général la réponse que font nos interlocuteurs japonais à notre interrogation

    inquiète. Politesse nippone ? Le fait est que la lecture en anglais des travaux

    occidentaux sur le Japon est un exercice classique de l'entraînement que subit un

    étudiant de troisième cycle. Il y est souvent aidé par l'existence d'une traduction en

    japonais, la japonologie « étrangère » étant régulièrement visitée par d'éminents

    spécialistes42. Certaines pratiques déviantes peuvent cependant faire douter : nous

    avons constaté parfois que le texte choisi était la version anglaise d'un texte écrit par

    un Japonais. L'exercice ne serait-il donc que linguistique, et l'intérêt pour le texte

    factice ? Une conversation surprise entre un puissant éditeur japonais et un historien

    français confirmerait dans ce doute. Caressant le projet de créer une revue, Kan, qui

    serait au Japon l'équivalent des Annales, l'autoritaire directeur des éditions Fujiwara

    multipliait les contacts avec les chercheurs français de cette école43. Expliquant à

    42 The Chrysanthemum and the Sword : Patterns of Japanese Culture (1946) de Ruth Benedict a été traduit dès 1948 par Hasegawa Matsuji 長谷川松治, et abondamment commenté depuis ; l’ouvrage non moins classique de John F. Embree, A Japanese village, Suye mura (1946), en 1955 par Uemura Motokaku 植村元覚. La réelle valeur ethnographique de ce travail explique sans doute qu’il n’ait pas eu le retentissement du livre de Benedict. La recherche savante de Bernard Frank Kata-Imi et Kata-Tagae : Etude sur les interdits de direction à l’époque Heian (1958) est consultable en japonais depuis 1989 grâce à la traduction de Saitô Hironobu : les japonologues français pénètrent moins vite, on s’en doute, que leurs collègues de langue anglaise. Certaines collections se donnent en outre pour mission de faire connaître les travaux non japonais qui concernent le Japon. C’est le cas de la Série de Japonologie française chez Heibonsha (Furansu japonorojî sôsho フランス・ジャポノロジー叢書) qui a publié successivement Jacques Pezeu-Massabuau (1996), Cécile Sakai (1997), Jacqueline Pigeot (1997), Francine Hérail (1997) et Bernard Frank (1998).

    43 Fujiwara shobô 藤原書房 est d'ailleurs la maison d'édition de bon nombre d'historiens français (Jules Michelet, Fernand Braudel, Georges Duby, Michelle Perrot, Alain Corbin, Helène Carrère d’Encausse, Jean-Louis Flandrin, Emmanuel Todd, mais aussi Immanuel Wallerstein, Bourdieu et Passeron, Louis Althusser...). Son travail est sérieux et soigné. La revue Kan tire aujourd’hui à près de 5.000 exemplaires, ce qui est la preuve d’un réel succès.

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    l’historien Alain Corbin le genre de textes qu'il désirait traduire du français en regard

    à des contributions de spécialistes japonais, et réagissant à la proposition que lui

    faisait le « patron » des études folkloriques japonaises, Miyata Noboru, il n'hésita pas

    un instant : « Ah non ! Surtout pas des japonologues ! ». Comprenez : leurs travaux ne

    disent rien que nous ne connaissions déjà, et leurs systèmes théoriques ne sont pas

    attrayants le moins du monde.

    Ignorants de leur terrain et dépassés dans leur discipline ? Que nos aînés nous

    pardonnent ! L'opinion n'est-elle pas partagée par un certain nombre d'administrateurs

    et de scientifiques, qui cherchent à privilégier l’étude de thèmes « transversaux » aux

    dépens de travaux « limités » à une aire culturelle ?

    Où donc pourrait bien résider l'originalité du travail des japonologues

    occidentaux ? Nous avons voulu suggérer dans cette introduction qu’il est possible de

    nous accorder deux caractéristiques : l’extravagance de notre question de départ, et

    l’inadéquation du cadre d’étude sélectionné. Ce serait finalement cette tension entre

    découverte laborieuse de l’épaisseur d’une pensée autre et désir de parler d’amour, ce

    tiraillement entre altérité résistante d’un concept et projet élaboré au sein de notre

    tradition, cette inadéquation de notre question à la culture à laquelle nous

    l’appliquons, qui constituerait notre première originalité par rapport à la recherche

    japonaise.

    Mais plus généralement : quelle est donc la validité d'une ethnologie

    appliquée à des sociétés qui produisent, sans nous, un discours de type scientifique

    sur elles-mêmes ? Peu de japonologues, par ailleurs, ont impressionné les théories

    ethnologiques. Peu de sinologues, si l’on excepte l’inévitable Granet... un peu plus

    d'indianistes. On ne saurait en tout cas que trop conseiller à qui voudrait révolutionner

    l'ethnologie de préférer l'Amazonie, l'Afrique ou la Mélanésie. L'ethnologie des

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    sociétés à écriture non occidentales serait-elle condamnée à une double indifférence :

    celle de ses indigènes et celle de sa propre discipline44 ?

    Quel est d’autre part le statut à accorder au terrain, quand l’essentiel du travail

    consiste finalement en une compilation – idéalement raisonnée – de textes indigènes,

    quand la majeure partie du temps est vouée au déchiffrement de travaux folkloriques

    et historiques japonais, quand les plus fondamentales de nos informations sont dues à

    des recherches élaborées dans une tradition autochtone ? Quelle place réserver, dans

    l’élaboration de notre étude, à notre propre visite des lieux de culte et à l’observation

    des pratiques ?

    Il nous semble que le temps passé à attendre et regarder, attendre et écouter,

    attendre et attendre encore, n’a finalement eu qu’une fonction : permettre

    l’acquisition – toujours précaire, toujours soumise à caution, réfutation et

    reformulation – d’un certain bon sens, d’une certaine sensibilité à ce qui est probable

    et ce qui ne l’est pas, et travaille finalement à l’affûtage progressif de cette capacité

    de jugement absolument nécessaire pour aborder les thèses, arguments et données

    d’un texte savant japonais. De petites rencontres ratées en discussions réussies, le

    terrain fournit peu à peu le sens critique autorisant à rejeter une thèse douteuse (ou

    pour dire mieux, au fur et à mesure que s’affine la connaissance de l’académisme

    local : un point de vue ultranationaliste, folkloriste au sens le plus péjoratif du terme,

    théorico-marxiste, mystico-politique...), à décider d’en accepter une autre, pourtant

    moins reconnue au sein de sa discipline. Insistons. Ce sens critique est toujours

    indispensable, d’autant plus peut-être pour des travaux japonais dont nous avons dit la

    fidélité aux précédents, et à propos desquels on pourrait rajouter qu’un bon nombre

    44 C’est un constat similaire qu’établissaient Carmen Bernand et Jean-Pierre Digard (1986 : 58) au sujet de ce Moyen-Orient qui partage avec l’Extrême de tenir « l’écrit en véritable vénération ». Et de conclure : « Le décalage de l’ethnologie par rapport à l’orientalisme fut d’autant plus grand que celui-ci, notamment en France, s’était montré plus brillant ».

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    d’entre eux semble répondre à une exigence de justification de la culture japonaise, ce

    qui n’est pas forcément la préoccupation principale d’un chercheur occidental45.

    Pourtant, le crible une fois posé, il nous faut avouer notre irrémédiable dépendance

    pour l’essentiel de nos informations, et, plus encore, la majeure partie de nos

    explications.

    * * *

    « Contre le théoricien, l’observateur doit avoir le dernier mot, et contre

    l’observateur l’indigène » affirmait Claude Lévi-Strauss dans un texte célèbre46.

    Coquetterie de grand théoricien ? Nous avons voulu montrer tout au long de cette

    introduction que tel était en tout cas le destin douloureux du japonologue : que sa

    connaissance, sa réflexion, étaient corsetées dans la gaine de la connaissance et de la

    réflexion de ses primitifs de prédilection. Abasourdi par l’abondance du discours

    indigène, sa naïveté finaude lui sert de filtre, sa pratique du terrain de correcteur

    acoustique. Il lui reste alors à faire face à un choix. Se soumettant à l’imposture

    45 On peut avoir une idée de ce que donne l’utilisation de sources japonaises sans beaucoup de sens critique dans un certain nombre de travaux concernant la religion. Un bel exemple de fourvoiement est ainsi offert par les ouvrages de Jean Herbert sur la « religion primitive » du Japon. Ayant eu la chance d’accéder à des sommités de l’organisation étatique qui gère le shintô, de visiter de très nombreux sanctuaires, d’organiser des rencontres entre spécialistes du religieux, le savant Suisse avait bien des cartes qu’on lui envierait aujourd’hui pour offrir un compte-rendu synthétique du shintô. Victime de sa compréhension romantique du religieux (pour lui philosophie et mystique avant d’être pratique), piégé par une vulgate locale réfléchie – de bonne foi peut-être – pour être servie aux étrangers, ne connaissant que ce qu’on a bien voulu lui montrer, et uniquement – semble-t-il – à travers une langue tierce, l’anglais, il a réussi le tour de force de retracer un portrait complètement biaisé, sans être réellement faux dans ses informations. On lui préférera le gros volume du père des Missions Étrangères de Paris Jean Marie Martin (1927). L’association de Jean-Pierre Berthon, fin connaisseur des phénomènes religieux contemporains, et de Toki Masanori, savant chercheur japonais, propose un meilleur exemple de ce que l’on est en droit d’attendre d’un japonologue. Au recadrage intelligent – quoique succinct – du premier, répond de manière stimulante la précision de l’exposé du second ; Berthon et Toki (1996).46 « Le champ de l’anthropologie », Leçon inaugurale au Collège de France, 5 janvier 1960, in Lévi-Strauss (1997 : 11-44, ici p. 15).

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    ethnologique, il lui faudra se résoudre à manier, seul, une question inopportune dans

    un cadre incongru. Peine perdue ? « En choisissant un sujet et un objet radicalement

    distants l’un de l’autre, l’ethnologie court pourtant un danger : que la connaissance

    prise de l’objet n’atteigne pas ses propriétés intrinsèques, mais se borne à exprimer la

    position relative et toujours changeante du sujet par rapport à lui » rappelait un peu

    plus loin Lévi-Strauss47. Le japonologue, et avec lui l’ethnologue contemporain des

    sociétés produisant un discours réflexif sur elles-mêmes, bénéficie d’un avantage.

    Pour limiter la fantaisie un peu clown de son bricolage, il possède certes les bons

    outils que lui procure la tradition de sa discipline. Mais il a encore la chance de

    pouvoir user d’excellents matériaux indigènes et même, mais ce point sera sans doute

    plus difficile à accepter par les ethnologues occidentaux, de quelques nouveaux

    instruments empruntés aux savants de son terrain. Issus d’une langue et d’une

    tradition qui ont assimilé la démarche ethnologique mais sans réellement participer à

    son développement encore, ceux-ci viennent à leur tour interroger l’ethnologie dans

    ses fondements théoriques qui semblaient les mieux assurés. Evoquons deux pistes.

    Notre détour par la présentation des guides de l’époque d’Edo pourra peut-être faire

    ressentir, par exemple, en quoi les travaux japonais ravivent le vieux débat de

    l’intégration de l’histoire dans la réflexion ethnologique. Les chercheurs japonais

    questionnent également, de manière plus dérangeante, une affirmation fonctionnant

    comme un véritable dogme. Le discours ethnologique tirerait sa validité, on l’a assez

    dit, du fait de l’altérité de l’ethnologue à la culture étudiée. Son grand principe est le

    regard éloigné. Soyons sérieux : jusqu’à quel point ceci ne dissimule pas une triste

    farce ? Combien la réitération de ce qui est simplement un état de fait ne sert pas

    simplement à masquer notre ignorance, ou notre médiocrité ? Lorsque Yanagita

    47 Ibid., p. 38.

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    Kunio, justement, prônait une ethnologie faite par les indigènes eux-mêmes48, était-ce

    vraiment par « frilosité devant le comparativisme », comme l’écrit Laurence Caillet

    (1999 : 211), ou au contraire réfléchi, une fois constatée la difficulté rencontrée par

    les Occidentaux à analyser le Japon de manière qui puisse convaincre les Japonais

    eux-mêmes ?

    Le moment n’est-il pas venu, maintenant que nous possédons une masse de

    réflexion fournie par l’ethnologie exotique suffisante pour éviter les dérives

    communes à toutes les études folkloriques, et après avoir expérimenté sur nous-

    mêmes l’ethnologie du proche et du contemporain, d’avouer l’inaccessible adéquation

    de l’ethnologie indigène aux faits qu’elle décrit ? Ne pourrions-nous pas enfin passer

    outre une rhétorique anthropologique aux rouages parfois déroutants, et parier pour

    un réel et fructueux dialogue entre notre tradition et l’ethnologie non-occidentale ?

    Cet échange, qui si souvent tourne court quand il est commis en colloque ou à

    l’occasion de publications communes trop rapidement assembl�