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La réappropriation du foncier et du bâti de la ville de Battambang dans le contexte (post)socialiste du
Cambodge (1979-1993)
Mémoire
Rémy Darith Chhem
Maîtrise en anthropologie
Maître ès arts (M.A.)
Québec, Canada
© Rémy Darith Chhem, 2016
iii
Résumé
En avril 1975, les Khmers rouges prennent le pouvoir du Cambodge et forcent
l’évacuation presque complète des villes du pays vers les campagnes. Le régime
restreint à l’extrême les droits individuels, dont la propriété privée. À la chute du
régime khmer rouge en janvier 1979, le foncier urbain est en théorie détaché de
tous droits antérieurs. Par une enquête historique et ethnographique menée à
Battambang, ce mémoire explore comment les relations de propriété autour des
ressources foncières et immobilières préexistantes de la ville se sont développées
dans ce contexte. Il examine plus précisément les mécanismes d’accès et
d’exclusion, issus à la fois des normes politico-légales et de la coutume, qui ont
alors légitimé la propriété sur divers types de biens immobiliers situés surtout en
ville. La recherche couvre une période historique allant de 1979 à 1992-1993,
années de la transition du régime socialiste vers une démocratie libérale.
Les résultats montrent que plusieurs logiques d’accès et de possession se
sont croisées durant ces années, souvent en marge de la loi et parfois de manière
conflictuelle et violente. La diversité de relations de propriété révélée par
l’éclairage historique « par en bas » nuance l’idée que l’allocation de la propriété
en contexte socialiste a été essentiellement chaotique et contrôlée par un État
néopatrimonial. Elle nuance aussi l’idée qu’une pleine privatisation de la propriété
a eu lieu au tournant des années 1990. Les nombreuses frictions qui ont résulté de
cette formalisation, particulièrement entre l’État local et les petits occupants,
invitent à conceptualiser la propriété de manière plus large et à repenser les
penchants normatifs pour un régime foncier strict basé sur des droits de propriété
individuels et exclusifs, particulièrement dans des régimes post-conflit. En outre, le
mémoire sert à donner une profondeur historique à la crise foncière que connaît
actuellement le Cambodge.
v
Table des matières
Résumé ................................................................................................................... iii
Table des matières ................................................................................................... v
Liste des tableaux ................................................................................................... ix
Liste des figures ...................................................................................................... xi
Liste des abréviations et note sur la traduction ..................................................... xiii
Remerciements .................................................................................................... xvii
Chapitre 1 : Introduction et problématique .............................................................. 1
1.1 Introduction .................................................................................................... 1
1.1.1 Le foncier au Cambodge, un enjeu de taille ............................................ 1
1.1.2 Des coûts sociaux en milieu rural et urbain ............................................. 2
1.1.3 Le rôle des organisations internationales et des ONG............................. 3
1.2 Le départ d’une problématique ...................................................................... 3
1.2.1 Les réformes institutionnelles .................................................................. 4
1.2.1 La nécessaire formalisation de la propriété ............................................. 5
1.2.3 Des simplifications historiques ................................................................. 7
1.3 La proposition et l’agenda de recherche ........................................................ 8
1.3.1 L’agenda de recherche ............................................................................ 8
1.3.2 La justification du site d’étude .................................................................. 9
1.3.3 Les divisions du mémoire ...................................................................... 10
Chapitre 2 : Cadre conceptuel, objectifs et méthodologie ..................................... 11
2.1 Cadre conceptuel ......................................................................................... 11
2.1.1 Histoire orale et histoire de vie .............................................................. 11
2.1.2 Propriété, tenure foncière et accès/exclusion ........................................ 12
2.2 Questions et objectifs de la recherche ......................................................... 18
2.3 Cadre méthodologique ................................................................................. 19
2.3.1 Choix et justification de l'approche qualitative et empirico-inductive ...... 19
2.3.2 Terrain ethnographique : étudier la question foncière au Cambodge .... 19
2.3.3 Un mélange de méthodes de collecte de données et de sources ......... 21
2.3.4 La transcription, l'analyse de contenu thématique et l’écriture............... 29
vi
2.3.5 Réflexivité et positionnalité ..................................................................... 31
Chapitre 3 : Cadre contextuel ................................................................................ 33
3.1 Cadre général de la recherche : le Cambodge ............................................. 33
3.1.1 Géographie et démographie .................................................................. 33
3.1.2 Évolution historique ................................................................................ 34
3.1.3 Évolution de la propriété foncière et immobilière de 1863 à 1979 .......... 42
3.2 Cadre spécifique de la recherche : Battambang .......................................... 46
3.2.1 La province de Battambang ................................................................... 46
3.2.2 La ville de Battambang : Histoire et caractérisation urbaine .................. 48
3.3 Avant, pendant et après l’évacuation forcée de Battambang ....................... 54
3.3.1 État de la ville de Battambang avant l'évacuation .................................. 54
3.3.2 La prise et l’évacuation de Battambang ................................................. 56
3.3.3 La vie dans la zone 5 du Nord-Ouest, sous un « État agraire » ............. 60
3.3.4 Battambang durant le régime Khmer rouge ........................................... 63
3.3.5 Une commune rurale durant le régime Khmer rouge ............................. 64
3.4 Conclusion : les répercussions du Kampuchéa démocratique ..................... 65
Chapitre 4 : Les résultats de la recherche ............................................................. 67
4.1 Le contexte des premières années de la RPK ............................................. 67
4.1.1 Le retour de la population à Battambang ............................................... 68
4.1.2 Insécurité et état de guerre .................................................................... 71
4.1.3 Administration et gouvernance ............................................................... 73
4.1.4 L’état de la ville et les conditions générales de vie................................. 80
4.1.5 Travailler pour l’État ............................................................................... 85
4.1.6 Travailler dans le commerce .................................................................. 91
4.2 La réappropriation et le maintien du foncier et du bâti, entre logiques
individuelles et étatiques (1979-1989) ................................................................ 93
4.2.1 La réappropriation du foncier et du bâti en milieu urbain ....................... 94
4.2.2 La politique des krom samaki en milieu rural ....................................... 116
4.3 Décollectivisation, privatisation et conflits fonciers (1989-1993) ................ 124
4.3.1 Introduction .......................................................................................... 124
4.3.2 La loi foncière de 1992 ......................................................................... 125
vii
4.3.3 Les conflits selon les entrevues ........................................................... 126
4.3.4 Les conflits selon les archives de l’APRONUC .................................... 132
4.3.4 Quelques thèmes transversaux ........................................................... 146
4.3.5 Conclusion : une intervention aux résultats mitigés ............................. 150
Chapitre 5 : Conclusion ....................................................................................... 153
5.1 Discussion des principaux résultats de recherche ..................................... 153
5.2 Appréciations, limites et avenues potentielles de la recherche .................. 156
Bibliographie ....................................................................................................... 159
Annexes .............................................................................................................. 171
Annexe I : Le Cambodge ................................................................................. 172
Annexe II : La municipalité de Battambang dans la province de Battambang . 173
Annexe III : Le centre de la ville de Battambang .............................................. 174
Annexe IV : Phases du développement urbain de Battambang ....................... 175
Annexe V : Total US Ordnance Dropped on Cambodia (1970-1973) .............. 176
Annexe VI : Mouvements de population durant les Khmers rouges ................ 177
Annexe VII : Le Cambodge sous les Khmers rouges, zones et régions .......... 178
Annexe VIII : L’invasion vietnamienne du pays (déc. 1978 à janv. 1979) ........ 179
Annexe IX : L’espace frontalier et les camps de réfugiés vers 1990 ................ 180
Annexe X : Principales régions d'origine des réfugiés des camps en 1989 ..... 181
Annexe XI : Photos .......................................................................................... 182
Annexe XII : Tableau des participants ............................................................. 185
Annexe XIII : Formulaire de consentement écrit en français ............................ 187
Annexe XIV : Schéma de questions initial en français ..................................... 189
Annexe XV : Description du lot d’archives de l’UNTAC ................................... 195
ix
Liste des tableaux
Tableau 1 : Processus juridique de conversion des usages résidentiels en droits de
propriété, 1975-2001 ............................................................................................. 43
Tableau 2 : Population de la municipalité de Battambang, de 1998 à 2006, par
communes............................................................................................................. 49
xi
Liste des figures
Figure 1 : Les communes dans la municipalité de Battambang ............................ 49
Figure 2 : La rue no. 1 ........................................................................................... 51
Figure 3 : Axonométrie volumétrique d'un compartiment chinois, à Siem Reap ... 52
Figure 4 : Le psar Nath ......................................................................................... 53
Figure 5 : Phnom Penh le 17 avril 1975 ................................................................ 57
Figure 6 : La libération de Phnom Penh par l’armée vietnamienne ....................... 66
Figure 7 : Government of the People's Republic of Kampuchea, 1987 ................. 75
Figure 8 : Distribution schématique des blocs par départements, à partir des
entrevues ............................................................................................................ 103
Figure 9 : Ligne du temps des institutions gérant le foncier ................................ 119
Figure 10 : Structure administrative de l’UNTAC ................................................. 133
Figure 11 : Hiérarchie et structure administrative de Battambang en 1994 ......... 136
Figure 12 : Les dix quartiers de Battambang en 1992 ......................................... 137
xiii
Liste des abréviations et note sur la traduction
ANC : Archives nationales du Cambodge APRONUC : Autorité provisoire des Nations unies au Cambodge Cambodge : Royaume du Cambodge CCHR : Cambodian Center for Human Rights CDRI : Cambodia development research institute CPK : Communist Party of Kampuchea CPP : Cambodian People’s Party ELC : Economic Land Concessions FUNCINPEC : United National Front for an Independent, Neutral, Peaceful and Cooperative Cambodia FUNSK : Front uni national de sauvetage du Kampuchéa GIZ : Coopération internationale allemande pour le développement KD : Kampuchéa démocratique KPNLF : Khmer People's National Liberation Front KPRAF : Kampuchean People's Revolutionary Armed Forces KPRP : Khmer People's Revolutionary Party LICADHO : Cambodian League for the Protection and Defense of Human Rights MLMUPC : Ministry of Land Management, Urban Planning and Construction MOI : Ministry of Interior OHCHR : Office of the United Nations High Commissioner for Human Rights ONG : Organisation non-governmentale PAVN : People's Army of Vietnam PRPK : People's Revolutionary Party of Kampuchea RPK : République populaire du Kampuchéa SLC : Social Land Concessions UNTAC : United Nations Transitional Authority in Cambodia
À travers le texte, pour les mots en cambodgien, j’utilise premièrement une
traduction libre en français et indique ensuite en parenthèse et en italique leur
écriture latine (ex. krom samaki). Cette écriture latine ne suit pas de convention
particulière, mais plutôt la prononciation à l’oral.
xv
À mes parents et aux gens de leur
génération qui m’ont tant appris et
inspiré ces dernières années.
xvii
Remerciements
Ce mémoire signifie bien plus que l’aboutissement d’un programme d’étude. À
travers ce parcours de recherche, je me suis défini comme chercheur en sciences
sociales et comme Québécois-Cambodgien. Je tiens ici à exprimer ma
reconnaissance aux individus qui ont contribué à faire de ce projet une entreprise
dont je suis fier. Avant tout, je remercie ma mère, mon père et ma grand-mère,
sans qui ce mémoire et ces réflexions n’auraient probablement jamais vu le jour.
Tout au long de ce chantier, vos efforts inconditionnels m’ont aidé à passer outre
ma connaissance imparfaite de la culture khmère. J’aurai particulièrement bon
souvenir des longues heures passées avec vous à écouter, lire et traduire. Mon
directeur Jean Michaud, presque devenu un troisième parent pour le temps de ce
travail, m’a aussi fourni un accompagnement clé. Pour m’avoir introduit à
l’anthropologie, à votre réseau de recherche, pour votre rigueur intellectuelle, votre
engagement, votre patience et vos conseils toujours à point, merci infiniment. Des
remerciements spéciaux vont également aux professeurs Sabrina Doyon et Martin
Hébert qui ont évalué ce mémoire. Vos suggestions et commentaires éclairés ont
pertinemment rehaussé la qualité de ce document.
Au Cambodge, à BB, je tiens premièrement à remercier Sotheareak Den, qui m’a
assisté dans mes recherches. Entre nous s’est développée une heureuse relation
intellectuelle et d’amitié et j’espère que ce mémoire le rend bien. Je suis aussi
profondément reconnaissant envers tous ceux qui m’ont partagé leurs expériences
et j’ai une pensée toute spéciale pour ceux qui nous ont quittés durant le temps
écoulé entre mon terrain et la rédaction de ce document. Ming Saroung, om Hay et
les proches de Slaket ont été des plus aidants. Leur enthousiasme dans la
recherche m’a amené sur des chemins inattendus qui ont donné la teinte de ce
mémoire. Je remercie aussi bang Phally et Phalla pour leurs apports ponctuels et
Theang Ly, Nehru, Untac, Sopheap, Seawyi et Chenda pour leur camaraderie. Au
niveau institutionnel, les contributions des équipes GIZ, du Master plan et du
cadastre de BB et du Département du MLMUPC m’ont aidé à me mettre sur les
xviii
rails. À PP, je remercie ming Mitha, bang Chet, les oncles, tantes, cousin(e)s qui
ont rendu mon séjour agréable ainsi que l’équipe des ANC et de KA-TOURS.
Au passage, plusieurs professeurs et chercheurs m’ont transmis leur joie de la
recherche et m’ont conseillé, aussi brièvement soit-il : Adéline Carrier et Erin
Collins qui m’ont convaincu que cette recherche était possible et en valait la peine,
om Khun-Neay, pou Sam-Ell, om Mongkol, Jean-Christophe Diépart, Hel
Chamroeun, Sabrina Ouellet, Christopher Goscha, Frédéric Roy, Gabriel
Fauveaud, Carol Kidron, Peter Leuprecht, François Dufaux… De plus, Steven
High, Ève-Lyne Cayouette-Ashby et Lisa Ndejuru du Centre d’histoire orale de
l’Université Concordia ainsi que tous les proches collaborateurs au feu groupe
Cambodge du projet Histoires de vie Montréal (surtout Davith, Paul, Marita, Ry et
Sam) m’ont ouvert les yeux à la profondeur du récit et de la mémoire. À l’Université
Laval, je remercie mes collègues en anthropologie, particulièrement ceux du
CIÉRA (et Stéphanie Vaudry pour une relecture partielle). Un sincère merci va
également aux professeurs Thierry Rodon et Normand Brodeur qui m’ont
gentiment encouragé à la complétion de ce mémoire et avec qui j’ai eu la chance
de peaufiner mes compétences de recherche. Au département d’anthropologie et à
la faculté des sciences sociales, Manon Deschênes, Natacha Gagné, Marie-
Andrée Couillard, Sylvie Bourassa et plusieurs autres m’ont aidé à différents
stades de la recherche. Merci au soutien financier du Bureau international de
l’Université Laval et du LOJIQ pour mon terrain.
Pour leur présence et leurs encouragements sentis, je remercie les Gouson et ma
famille immédiate. Je souligne l’apport substantiel de mon grand frère Danny, qui a
été des plus utiles. Une mention singulièrement accessoire va à mes vieux amis.
Enfin, avec toute la pompe qu’il se doit, je remercie Marie-Ève Samson, ma
complice et compagne depuis les débuts de mon virage dans les sciences
sociales. Merci de croire en moi et d’avoir écouté, lu, commenté et inspiré avec
enthousiasme mes idées et mes écrits. Ton attitude cool, ton intelligence, ta
patience et ta créativité nous rendent meilleurs.
1
Chapitre 1 : Introduction et problématique
1.1 Introduction
1.1.1 Le foncier au Cambodge, un enjeu de taille
Dans les 25 dernières décennies et particulièrement depuis la montée fulgurante
des prix des terrains et de la spéculation foncière au Cambodge en 2008, les
conflits fonciers dans le pays se sont multipliés. Malgré une tendance à la baisse
l'année suivante, le problème s'est accéléré à nouveau de 2010 à 2012 (NGO
forum, 2014). Ces conflits se placent dans le contexte de développement
économique rapide que connaît le Cambodge depuis les années 1990. En effet,
entre autres depuis le rétablissement d’une monarchie constitutionnelle en 1993, la
dissolution définitive des Khmers rouges vers la fin des années 1990 et l’adhésion
du pays à l’Organisation mondiale du commerce en 2004, le pays connaît une
stabilisation politique et une libéralisation économique croissantes. Il en résulte
une performance macro-économique exemplaire. De 2006 à 2011, la croissance
du PIB s’est maintenue au-delà de 10% et de 2004 à 2011, les foreign direct
investments dans le pays ont été multipliés par 12 (Hugues et Un, 2011).
Pour certains chercheurs, le « land rush » cité précédemment remonte à un facteur
interne particulier, soit le moratoire signé en 2002 pour limiter la déforestation
massive qui sévissait alors (Global Witness, 2007 : 14; So et Un, 2009 : 129). Les
ressources forestières et leur exploitation devenant limitées, le foncier - au même
titre que les mines et le pétrole par ex. - devient une source alternative de revenus
pour le pouvoir en place, afin qu’il puisse entretenir un réseau de patronage et un
support politique, notamment de la part des élites commerciales (Un et So, 2011).
Dans cette perspective, le gouvernement cambodgien reproduirait un système
d’informalité et de corruption que certains ont associé à la notion de « shadow
state » (État fantôme), caractérisé par « l’utilisation de réseaux informels pour
l’accumulation de richesses personnelles et l’exercice du pouvoir, la déstabilisation
des institutions formelles du gouvernement et un style de pouvoir lié au culte de la
personnalité qui ne se fonde pas sur la loi » (Reno, 1995; dans Marschke, 2008).
2
Dans la littérature, ce système a notamment été observé dans les secteurs de la
foresterie (Le Billon, 2002) et des pêcheries (Sneddon, 2007). Malgré les réformes
qui promettaient une pénétration durable de la démocratie, du droit et un meilleur
bien-être de la population, ils observent à plusieurs niveaux un gouvernement
incapable de remplir son rôle de protection sociale.
1.1.2 Des coûts sociaux en milieu rural et urbain
Cette politique économique des ressources naturelles se montre aussi défaillante
au niveau du foncier. En milieu rural, dans le sillon de la crise alimentaire et
financière, l’octroi de concessions foncières économiques à des fins agro-
industrielles a mené à « l’accaparement » (land grabbing) massif des terres de
l’État par des entreprises étrangères et domestiques, liées la plupart du temps à la
classe politique. La prévalence du phénomène diffère toutefois selon les sources.
Les statistiques du Ministère de l’agriculture, des forêts et des pêches mentionne
qu’il a alloué des concessions foncières économiques (ELC) à 122 compagnies,
pour une couverture totale de 1 316 396 hectares (MAFF, 2014 : 64; dans NGO
forum, 2014 : 5). Les rapports d’organisations non-gouvernementales tendent à
donner des chiffres beaucoup plus importants. Un rapport du CCHR estime par
exemple que plus de trois millions d'hectares, soit environ 16,6% de la superficie
totale du Cambodge, auraient été accordés (CCHR, 2013 : 22). Mais au-delà de
ces chiffres, la multiplication des ELC aurait accru la proportion des familles sans
terre, réduisant ainsi leur capacité à soutenir des conditions de vie et des moyens
d’existence adéquats : « in the lowland area a growing number of households
(more than 25 percent) live with less than 0.5 ha of land, which is not enough to
sustain a family throughout the year » (Diépart, 2015 : 17). Les impacts seraient
aussi particulièrement intenses pour les populations les plus vulnérables (ex.
femmes, enfants, minorités ethniques) et l’environnement (ADHOC, 2013; CCHR,
2013; Subedi, 2012).
Les villes ne sont pas en reste. L’insécurité foncière et les conflits fonciers sont là
causés par le développement d’infrastructures et de projets urbains, par la
3
spéculation foncière et par l’appropriation par des élites locales, à plus petite
échelle (Baird, 2014). Cela résulte notamment en des évictions forcées et en une
gestion questionnable des habitats (et des habitants) dit informels. À ce niveau, le
cas qui a suscité le plus d'attention au niveau local et international dans les
dernières années a certainement été celui de Boeung Kak. En 2007, une
concession économique de 133 hectares a été accordée pour 99 années à la
compagnie Shukaku Inc. (dirigée par le sénateur cambodgien Lao Meng Khin)
pour qu’un immense projet immobilier y soit développé. Plus de 4000 familles ont
été affectées, la plupart expulsées de force et sans compensation juste ou sans
compensation du tout jusqu’à aujourd’hui (voir Brickell, 2014).
1.1.3 Le rôle des organisations internationales et des ONG
Ces problèmes fonciers ont suscité des critiques et des résistances vives, entre
autre de la part des médias et des organisations de la société civile, à l’échelle
nationale et internationale. En fait, un corpus de recherche considérable a été
produit par des ONG cambodgiennes et internationales, notamment par Global
Witness, LICADHO, NGO forum, le CDRI et Amnistie internationale. Des
représentants de l’ONU - pensons aux rapporteurs spéciaux du Conseil des droits
de l'homme des Nations unies pour les droits humains au Cambodge, depuis 1996
- ont aussi critiqué sévèrement la politique des concessions foncières (voir par ex.
Subedi, 2012). Bien que ces organisations aient cherché à analyser
rigoureusement ces enjeux et à y trouver des solutions, en partenariat avec les
principales parties prenantes (ex. gouvernement, donateurs, société civile), cette
littérature a souvent été prestement rejetée de la main par les représentants, celle-
ci étant jugée comme « irrespectueuse »1.
1.2 Le départ d’une problématique
Cette situation générale d’inadéquation et cette notion de « respect » (ou
d’irrespect) ont constitué, je crois, à un certain point, le déclic pour la
1 Voir par exemple les échanges tendus entre le Premier ministre Hun Sen et les rapporteurs spéciaux du Conseil des droits de l'homme des Nations unies pour les droits humains au Cambodge, en 2006 (Ghai) et 2010-2 (Subedi) : The Phnom Penh Post, « Hun Sen says UN envoy 'lacks respect' », 2010-06-22.
4
problématique de ce mémoire. À partir de là, mon but n’était non pas de chercher à
mieux comprendre comment le produit de la recherche pouvait être mieux absorbé
par le gouvernement, ni d’offrir des solutions compréhensives à la crise foncière.
J’ai plutôt voulu voir comment l’analyse des conflits fonciers pouvait s’ouvrir, en
réfléchissant à la notion de propriété dans son sens large, d’un point de vue
anthropologique. Pour amorcer cette discussion, voici trois points ou
manquements dans la littérature que j’ai trouvés importants de préciser.
1.2.1 Les réformes institutionnelles
Les organisations ci-haut militent de manière générale pour une amélioration de la
sécurité de la tenure foncière, pour le bénéfice des classes vulnérables du
Cambodge. Pour remédier à la situation, les organisations internationales telles
que le Conseil des droits de l'homme des Nations unies en particulier (et il m’a
semblé celles utilisant une approche de droits humains), invoquent une
« mauvaise gouvernance », incarnée dans le non-respect de standards tels que
l’efficacité du secteur public, l’impartialité, l’imputabilité et la transparence. Ces
lacunes sont généralement attribuées à un manque de capacité institutionnelle et à
une absence d’État de droit et elles résultent en un écart grave entre la loi et la
pratique (Hugues et Un, 2011; voir Subedi, 2012 : 67).
Cette posture, qui s’apparente à la « thèse des prérequis du développement » et à
celles de la littérature classique sur les États fragiles et défaillants (voir Di John,
2008) a été critiquée sur quelques points. Premièrement, son argumentation
comporte la prémisse normative que ces pays sont fautifs et devraient performer et
s’orienter selon un modèle occidental de l’État, apparenté à l’idéal wébérien
(Mcloughlin, 2012 : 6). Deuxièmement, une telle posture comporte des
imprécisions analytiques : « [It] does not adequately differentiate between the
unique economic and socio-political dimensions of states […] [it considers that]
social change can be engineered through careful planning » (Mcloughlin, 2012 : 9).
5
Ceci invite à un examen plus détaillé de l’évolution historique et des contextes
propres à chaque situation.
Si l’on revient à la question foncière, il est intéressant de voir que des appels
similaires ont marqué la littérature récente sur l’enjeu critique de l’accaparement
des terres. Scoones (2013 : 475) par exemple argumente que ces « policy
narratives-storylines about the world that frame the problem and suggest a solution
- are always underpinned by particular knowledge claims, supported by evidence
and data ». Les discours d’une majorité de campagnes d’ONG et de médias grand
public sont en effet socialement conditionnés. Ces « global meta-narratives » sont
utiles pour sonner l’alarme sur des enjeux d’importance, mais ils ne servent pas
toujours bien l’analyse de phénomènes complexes comme l’accaparement des
terres, qui se déploient à diverses échelles spatiales et temporelles et à travers
des mécanismes variés (Baird, 2014). Pour comprendre les processus liés à la
propriété, il convient donc de mettre en veille une approche « normative-
idéaliste », en faveur d’une approche plus analytique et constructiviste, basée sur
des données empiriques prises d’une perspective émique et « d’en bas » (Öjendal
et Lilja, 2009 : 8; voir aussi la distinction que Wagner-Pacifi (2012 : 182) fait entre
les postures de recherche descriptive et normative/prescriptive, en discutant de la
littérature sociologique sur les conflits).
1.2.1 La nécessaire formalisation de la propriété
Une autre mesure envisagée par certaines ONG pour solutionner l’enjeu foncier
sur le territoire cambodgien est de s’engager vers une formalisation foncière plus
uniforme. Emboîtant partiellement le pas dans cette direction, le gouvernement a
mis en place de nouvelles institutions, politiques et mécanismes pour améliorer la
gestion et la sécurisation des droits fonciers à l’échelle du pays, tentant ainsi de
prévenir et de résoudre en partie les conflits fonciers potentiels et en cours (NGO
forum, 2014). Par exemple, dans la continuité de la plus récente loi foncière de
6
2001, le « Land Management and Administration Project » (2002-20092), supporté
principalement par la Banque mondiale, a octroyé de manière systématique des
titres de propriété à ceux qui pouvaient prouver l’occupation légitime et continue de
leur lieu de résidence (So et Un, 2011). Ceci afin de réduire la pauvreté,
promouvoir la stabilité sociale et stimuler le développement économique (Bulgaski,
2012 : 35), en continuité avec la vision des institutions financières internationales
du titrage foncier. En effet, dans la logique économique classique, rendre la
propriété formelle équivaut à renforcer le cadre institutionnel et assurer une
croissance macro-économique durable. Le sentiment de stabilité créé encourage
l’investissement, un meilleur accès au crédit (usage du bien comme garantie), une
augmentation des prix et une meilleure allocation des usages (CDRI, 2007). Sans,
les propriétaires des pays en développement sont assis sur un « capital mort » (De
Soto, 2000 : 210).
En même temps, de nombreuses études ont montré les limites de cette approche,
argumentant qu’à l’inverse, la délimitation plus claire de la propriété privée (et
conséquemment de la propriété de l’État3) privilégiait les élites locales dans leur
capacité d’appropriation, souvent au détriment des populations plus vulnérables
(Bromley, 2008; Dwyer, 2015). Au Cambodge, les bienfaits du « formalization fix »
seraient davantage des hypothèses théoriques que des certitudes confirmées par
les évidences empiriques (voir Grimsditch et al. 2012). En fait, la sécurité de tenure
dépendrait moins du statut légal que de la perception des résidents par rapport à la
légitimité des politiques du gouvernement en la matière (Payne, 2004 : 173); ce qui
exige donc des analyses contextuelles et qualitatives plus poussées.
Au Cambodge, il est encore trop tôt pour statuer sur le degré de succès atteint par
ces nouvelles réformes foncières, mais toujours est-il que des disputes foncières
restent fréquemment rapportées par les médias locaux et internationaux au
2 Le programme a été prolongé dans les années suivantes par le Land Administration Sub-Sector Program (LASSP) en 2009 et par la directive 01 en 2012. 3 En plus qu’en contexte de sous-développement, l’État constitue souvent ce que Benda-Beckmann (2003 : 189) surnomme un « property monster », c’est-à-dire qu’il contrôle assez fermement une majorité du territoire national, notamment pour son profit.
7
Cambodge. L’ONG en droits humains LICADHO annonçait qu’en mars 2014, le
nombre de personnes affectées par des conflits fonciers depuis 2000, et où l’État
était impliqué, était passé à un demi-million. Il s’agissait d’une preuve que le
programme d’enregistrement des terres du gouvernement avait échoué. L’ONG
ADHOC (2013 : 37) notait que les
projects intended to give effect to the Land Law and other regulations […] have failed to provide security of tenure to the most vulnerable households and to address unjust power dynamics […], resulting in exclusions of marginalized groups, entrenchment of a system of power abuse, and contributing to an increasingly inequitable distribution of development benefits and burdens.
1.2.3 Des simplifications historiques
Critiquant un certain pan de la recherche récente sur l’accaparement des terres
davantage concernée par le « here and now », Edelman (2013 : 1521) explique
qu'une bonne connaissance du contexte historique est nécessaire pour
comprendre les transformations contemporaines du monde agraire : « The spaces
in which land grabbing occurs have almost always been created and shaped by
earlier processes of political contention, longstanding patterns of land tenure and
use, and pre-existing social formations ». Pour le Cambodge, j’ai remarqué que la
littérature « mainstream » attribuait un grand rôle à la période des Khmers rouges
et de la PRK pour expliquer la crise foncière actuelle. Toutefois, une démonstration
claire manque4. Par exemple, on dit souvent que la reconstitution de la propriété
après les Khmers rouges s’est faite sans foi ni loi :
From the mid-1980s onwards, land and property rights were gradually and informally de-collectivized, and the PRK delegated the administration of de-collectivization to local officials. Since there was no formal structure or legal framework in place, the implementation of this scheme was haphazard and tended to be influenced by patronage ties (CCHR, 2013 : 9).
Ce genre d’interprétation, qui suppose la presque absence d’un cadre juridique au
profit de dynamiques de patronage, simplifie grandement la complexité historique
et politique (entre autres) des dynamiques en jeu. La diversité des expériences et
les spécificités locales ne me semblent pas prises au sérieux.
4 Je me rappelle que Frederick Cooper parle de « leap-frogging » pour surnommer cette stratégie d’écriture historique.
8
1.3 La proposition et l’agenda de recherche
La recherche part donc de quelques hypothèses :
- la propriété est basée sur des relations de pouvoir et sur des relations
société-État complexes qui varient selon le contexte;
- au niveau théorique, la formalisation est basée sur une conception
simplifiée et idéaliste de la propriété et des institutions qui la supportent et
au niveau pratique, elle n’assure pas absolument une sécurité de tenure;
- l’analyse nuancée de la propriété requiert une approche sensible au
contexte historique et à une variété d’acteurs et de processus sociaux.
1.3.1 L’agenda de recherche
Ceci dit, pour mieux comprendre l’enjeu contemporain des droits de propriété au
Cambodge, cette recherche s’intéresse aux points de rupture, aux transformations,
aux résistances et aux continuités des régimes fonciers qui se sont succédé entre
1975 et 1993. Cette étude adopte une approche historique et s’intéresse à la
perspective double de l’État (aux niveaux provincial, communal et villageois) et de
sa société, dans une posture constructiviste et non-prescriptive. Ce faisant, je ne
nie pas les faibles capacités de l’État cambodgien, ni les impacts graves des
conflits fonciers. Au lieu de développer sur le rôle souhaité des institutions, j’ai
préféré observer et analyser ce que les gens font ou ont fait dans leur quotidien,
« dans le vrai monde », à partir d’une approche descriptive.
L’année de départ de la recherche est fixée à 1975, car j’émets l’hypothèse que le
problème de la juste distribution du foncier et de l’immobilier au Cambodge prend
particulièrement source dans le « temps zéro » que constitue la prise du pays par
les Khmers rouges; il y a là un lien de causalité fort, pourtant souvent mal compris
ou articulé dans la littérature. En effet, en avril 1975, ce régime révolutionnaire
nouvellement au pouvoir abolit la propriété privée, détruit l'ancien cadastre et force
l’évacuation presque complète des villes. Le régime a mené à des pertes
humaines et matérielles considérables ainsi qu’à un renversement des classes
sociales et des rapports de pouvoir préexistants. Au lendemain de la chute du
9
régime en janvier 1979, le foncier est en théorie rendu libre de tous droits
antérieurs (Carrier, 2007). Ensuite, pour comprendre la problématique foncière
actuelle et ses facteurs politique, économique, social et culturel sous-jacents, il
m’apparaît indispensable d’étudier plus en détails comment les relations de
propriété ont émergé et se sont transformées depuis 1979, à la lumière de la
succession relativement rapide des régimes politiques que sont la République
populaire du Kampuchéa (1979-1989), l’État du Cambodge (1989-1991),
l’APRONUC (1992-1993) et le Royaume du Cambodge (1993-) et des régimes
fonciers qui leur ont été associés. Des résultats, j’espérais montrer un portrait plus
nuancé de la propriété et révéler de nouveaux angles de vision sur la question. En
plus, j’espérais tester une approche de recherche de la propriété liant une
sensibilité politique-économique et une sensibilité aux spécificités historiques et
culturelles.
1.3.2 La justification du site d’étude
Pour ancrer cette problématique, j’ai choisi Battambang comme site d’étude.
Pourquoi? Il y a premièrement des raisons personnelles. Il s’agit en effet de la ville
natale de mes parents. J’avais envie de mieux comprendre où ils avaient grandi,
qu’est-ce qu’ils avaient (in)volontairement laissé en choisissant d’immigrer au
Canada, comment le lieu avait évolué depuis. De plus, la dépossession engendrée
par les Khmers rouges les a touchés au même titre que la plupart des urbains de
l’époque, même si de manière plus indirecte. En tout cas, cette relation
personnelle avec le sujet a aidé à ce que je m’engage pleinement dans le projet.
D’un point de vue plus propre aux enjeux soulevés plus haut, Battambang est une
des villes secondaires les plus importantes du pays, mais elle a été très peu
étudiée. Également, entre les années 1979 et 1993, son contexte était à plusieurs
égards différent de celui de la capitale, Phnom Penh. Effectivement, cette ville
subissait encore intensément les assauts des troupes localisés dans les derniers
bastions khmers rouges. De plus, du point de vue économique, Battambang est
poussé par une activité agricole forte. La ville est également située près de la
10
frontière thaïe, ce qui a impliqué des dynamiques commerciales et migratoires bien
spécifiques. Depuis récemment, certaines villes secondaires du Cambodge (dont
Battambang) sont également impliquées dans de nouvelles stratégies de
planification urbaine qui diffèrent du centre. En résumé, Phnom Penh et
Battambang se sont reconstruits différemment et je suppose que les contrastes
identifiés entre les deux permettront de mieux informer le processus de
réappropriation du foncier urbain de la ville après les Khmers rouges.
1.3.3 Les divisions du mémoire
Ce mémoire est divisé en cinq chapitres. Le présent chapitre justifiait la pertinence
de la recherche en introduisant les grands enjeux sous-jacents à ce mémoire. Le
deuxième explique comment les principaux concepts utilisés dans le mémoire sont
compris et articulés dans le contexte cambodgien. La seconde section du
deuxième chapitre aborde les questions, objectifs et la méthodologie qui ont guidé
la recherche. Dans le troisième chapitre, je présente un survol de l’histoire
moderne du Cambodge et de son régime de propriété, en insistant sur les périodes
concernées par la guerre civile (1970-1993) et j’esquisse l’évolution urbaine et
politique de la ville de Battambang. Les principaux résultats de recherche sont
présentés au chapitre 4. La section 4.1 traite du contexte de retour dans la ville de
Battambang en 1979 et insiste particulièrement sur l’insécurité de la région,
l’administration de la ville, son état physique et la situation du travail et de l’emploi.
La section 4.2 traite dans en premier de la réappropriation de la propriété foncière
et immobilière de la ville de Battambang entre 1979 et 1989 et dans un deuxième,
de cette réappropriation dans quelques secteurs plus ruraux. Principalement à
partir d’archives de l’APRONUC, la section 4.3 esquissera quelques types de
conflit et modes de résolution qui sont apparus surtout vers la fin des années 1980,
avec la décollectivisation du foncier. Enfin, en guise de conclusion, le chapitre 5
fera la synthèse de l’ensemble des résultats et discutera des points forts et des
points faibles de la recherche, en pointant vers quelques directions possibles.
11
Chapitre 2 : Cadre conceptuel, objectifs et méthodologie
2.1 Cadre conceptuel
Le cas étudié dans ce mémoire constitue un cas extrême unique dans l’histoire
mondiale et il m’a ainsi semblé improbable qu’un cadre théorique puisse l’expliquer
parfaitement. Ceci dit, j’ai adopté une posture d’enquête exploratoire et un cadre
conceptuel ouvert, qui laissaient place aux données du terrain et qui me
permettaient en plus de m’engager humblement dans une conversation théorique.
Comme il n'existe pas à proprement dit de cadre conceptuel qui articule clairement
la propriété, le socialisme, la transition et la guerre, j’ai dû en bricoler un à partir de
plusieurs perspectives disciplinaires, entre autres l’anthropologie, la sociologie et la
géographie critique. Pour me convaincre de la légitimité de ce bricolage, il m’a été
utile de comprendre qu’un cadre théorique est une hiérarchie de plusieurs niveaux
conceptuels qui chacun à leur façon informent les différents aspects du
phénomène étudié (Leshem, 2007). Ainsi, dans ce chapitre, je présenterai des
concepts qui localisent la recherche dans une approche historique et d’autres qui
précisent le thème de la propriété dans les contextes politique et économique
propres à la ville, au conflit, au socialisme et à la transition vers le capitalisme. Ces
orientations conceptuelles cohabitent et se soutiennent, à l’image d’un
échafaudage pour la recherche.
2.1.1 Histoire orale et histoire de vie
L’histoire orale n’est pas un concept comme tel, mais une pseudo-discipline qui
m’a inspiré tout au long de ma démarche de recherche5. L’histoire orale part d’en
bas. Elle s’engage à comprendre les évènements en sondant des lieux, des
expériences quotidiennes et des acteurs délaissés par l’historiographie classique
et/ou contraints par le pouvoir institutionnel et étatique (Perks et Thompson, 1998 :
ix; Passerini, 1998 : 55). L’histoire orale est un champ contesté, voire mal aimé au
sein de la discipline historique. Plusieurs ont critiqué la subjectivité et la
5 En fait, initialement, le projet de faire l’histoire sociale de Battambang après les Khmers rouges me semblait aussi valable que ce projet d’analyser l’évolution de la tenure foncière dans cette même ville, entre 1979 et 1993.
12
malléabilité du récit de vie et questionné leur véracité et leur fiabilité (Portelli,
1990 : 50). Pour ma part, je considère cette subjectivité essentielle pour
comprendre comment les individus font culturellement sens de leur expérience
dans le présent et comment leur récit est formé et reformé en considération d’une
« demande sociale » (Linde, 1996 : 7). Ceci est d’autant plus primordial dans un
contexte de recherche marqué par un État autoritaire et par le conflit (voir par
exemple Davis, 2004; Fortmann, 1995). En outre, pour ce mémoire, j’ai choisi de
consulter à la fois des sources orales et écrites et j’ai tenté de trouver un équilibre
entre les témoins « ordinaires » (ex. les résidents-propriétaires et les petits
commerçants) et ceux appartenant à la sphère étatique (nous y reviendrons dans
la section sur la méthodologie).
2.1.2 Propriété, tenure foncière et accès/exclusion
2.1.2.1 La propriété comme objet social : des processus et des pratiques
Si l’histoire orale constitue l’approche générale de cette recherche, la propriété en
est le concept central. Le plus simplement posé, la propriété constitue un
ensemble de droits6 négocié entre un ensemble d’individus, autour d’un objet
(Needham, 2001 : 12206). La propriété n’est pas l’objet lui-même, comme l’usage
courant du terme l’entend. Elle est « enchâssée » dans des aspects sociaux autant
matériels que symboliques (Hann, 2005 : 111). Ceci dit, dès ses débuts,
l’anthropologie a cherché à comprendre comment les relations de propriété autour
de la terre se déployaient dans leur diversité et complexité. Le concept, analysé
conjointement avec la parenté, la religion, l’organisation sociale ou la hiérarchie
politique7 par exemple, a ainsi servi de prisme pour ethnographier des sociétés
dites primitives et modernes.
En montrant que la propriété était inscrite dans des cultures et des institutions
politico-économiques situées, l’anthropologie a participé à la critique de la
6 De la propriété découle non seulement des droits, mais aussi des devoirs et des responsabilités auxquels peuvent être associées des sanctions. Ainsi, comme la propriété n’est pas absolument « positive », Verdery suggère d’utiliser des termes plus neutres comme « claims », « liabilities » ou « debts » (Verdery, 2004 : 6). 7 Comme exemples, pensons notamment à Bloch (1975), Firth (1939), Goody (1962; 1976), Gluckman (1962; 1965), Hallowell (1955), Humphrey (1983), Leach (1961), Lowie (1928), Malinowski (1935) (énumérés dans Hann, 2000 : 2).
13
conception hégémonique de la propriété privée (Benda-Beckmann 1999 : 20). En
effet, à la fin du XVIIIe siècle, avec l’essor du capitalisme moderne en Europe,
l’institution de la propriété privée individuelle et exclusive en est venue à façonner
les « collective understandings of the possibilities of social life, the ethics of human
relations and the ordering of economic life » (Gregory et al. 2009 : 594). Par
exemple, le concept a été instrumental dans le colonialisme européen et
l’appropriation et le contrôle de vastes territoires, selon l’idée que « Europeans
could exploit the Americas more effectively than the native peoples because
Europeans would create private property in land and improve it, something the
natives did not do » (Verdery et Humphrey, 2004 : 3).
Les études anthropologiques ont plutôt montré que les modes de tenure foncière
changent et ne suivent pas une perspective linéaire et téléologique vers la
modernité (Shipton, 2001 : 8257). Benda-Beckmann et al. (2006) disent par
exemple que la catégorisation des « big four » de la propriété - open access, state
property, private property, communal property - est une simplification et n’apparaît
jamais comme tel dans la réalité. Ainsi, il serait plus juste de concevoir la tenure
foncière comme une stratification et un continuum de différents droits et obligations
(Hann, 2000). La critique de la notion individualisante d’ownership permet en outre
de faire apparaître, autour de la propriété, un réseau d’individus et de groupes
d’intérêt :
Property relationships are often only one aspect of a many-stranded social relationship combined with kinship or patron-client relations, neighbourhood, relations of political authority, economic dependence and membership in religious groups […] a multitude of persons are nevertheless engaged in actual multistranded relationships (Benda-Beckmann, 1999 : 33).
Ce postulat a été particulièrement bien démontré par Max Gluckman (1965) qui, en
proposant la notion de « hierarchies of estates of administration », a montré que
les droits d’utilisation de la terre chez les Lozis du sud de l’Afrique étaient
imbriqués dans une toile de relations sophistiquée, ayant sa propre logique.
En mélangeant différentes définitions d’anthropologues (Bonte et Izard, 2000 : 605;
Shipton, 1994 : 349; Goody, 1962 : 287), on peut dire que la propriété est un
processus social dynamique dont le point de départ serait l’appropriation d’une
14
« chose », en l’occurrence le foncier. Ensuite, des individus, des groupes ou des
institutions instaurent des droits, administrent et délimitent le foncier (légitimement
ou non), ce qui a comme effet d’exclure. Ensuite, ils l’utilisent, l’occupent, le
transforment, l’exploitent, développent une appartenance. Une fin partielle ou une
transformation de la propriété survient lorsque les détenteurs détruisent la chose,
l’échangent, l’aliènent, la transmettent. De ce fait, pour comprendre la propriété, le
statut accordé importe moins que les pratiques qui sont associées à l’objet.
Malinowski nous prévenait que : « property is better understood through asking
about use than about ownership » (dans Verdery, 2004 : 196).
Pour simplifier, il est d’ailleurs commun (et utile) de « désagréger » la propriété en
quelques « bundle of rights », en distinguant notamment les droits de régulation
des droits d’usage et d’exploitation économique (Demsetz, 1967; voir Davis, 2004 :
468 pour une application dans le contexte postsocialiste chinois). Toutefois, pour
prendre en compte un spectre encore plus large de relations de propriété, je
partirai du « modèle » de Franz et Keebet Von Benda-Beckmann, deux juristes-
anthropologues, qui suggèrent d’analyser la propriété empiriquement selon quatre
couches superposées et interreliées : « 1) les cultural ideas and ideologies, 2)
normative and institutional regulation, 3) social property relationships et 4) social
practices » (Benda-Beckmann, 1999 : 22).
2.1.2.2 Propriété postsocialiste
La propriété socialiste est un autre modèle dominant, issu de la modernité, qui a
participé à restructurer et simplifier des régimes de propriété existants (Scott,
1998 : 217-220). En effet, pour faciliter l’implantation de leurs projets
révolutionnaires, les régimes socialistes ont à divers degrés fragilisé les
subjectivités et institutions qui organisaient et protégeaient les citoyens (Cheng,
2009 : 5). Au Cambodge, cette « atomisation du social » était beaucoup plus
sévère durant les Khmers rouges que pendant la PRK. Ce dernier n’était toutefois
pas exempt de l’idée de réformer ses sujets pour qu’ils « cultivent l’amour de la
patrie, servent le peuple avec efficacité, apprennent à devenir de bons travailleurs
15
et de courageux militants » (citation du ministre de l’éducation en 1984, dans
Luciolli, 1988 : 193).
Malgré qu’elle se soit déployée selon une grande variété de « actually existing
socialisms »8, on peut dire que l’économie politique socialiste porte généralement
deux caractéristiques fondamentales : la propriété étatique et collective des
moyens de production les plus importants et le monopole des activités politiques
par un parti unique autoritaire, ce qui laisse peu de place à la contestation de
groupes d’intérêt divergents (Verdery, 2005 : 10; Hann et Hart, 2011 : 122).
L’économie centralisée et planifiée promue par l’État socialiste avait selon certains
auteurs des défaillances inhérentes; c’était une « shortage economy ». Pour
combler ses intérêts, il devenait ainsi nécessaire de participer à une économie
familiale et des réseaux informels de « réciprocité », sous la forme de pots-de-vin
entre autres (Verdery, 1991; Hann et Hart, 2011 : 128-129). En théorie, du
processus de collectivisation, qui fixait l’allocation et l’utilisation des moyens de
production, résultaient des catégories claires de propriété (étatique, coopérative,
personnelle et privée) et de possesseurs (l'État, les coopératives et les individus).
La propriété d'État était considérée supérieure aux autres et l'État agissait à la fois
comme propriétaire et souverain (c'est-à-dire comme la seule entité capable de la
gouverner). Celui-ci allouait toutefois des droits à partir d’un hiérarchie de sujets de
droit : « jural personhood was a function of property status, and to be a jural person
automatically entailed having certain property rights » (Verdery, 2004 : 192-193).
La propriété dans les études postsocialistes a surtout pris ancrage dans la
collectivisation des communautés rurales, la privatisation des grandes fermes
collectivisées et la restitution des terres, particulièrement dans les pays
anciennement annexés à la sphère soviétique (Hann, 2005 : 551).9 En effet, le
8 Pour faire une distinction entre le socialisme dans la doctrine marxiste-léniniste et le socialisme appliqué, on parle de « real socialism » ou de « actually existing socialism ». 9 À ce niveau, les pays sud-est asiatiques me semblent périphériques dans cette littérature et le cas du Cambodge encore plus, vu son degré d’industrialisation moindre et ses conditions matérielles peu aptes à accueillir le socialisme. En fait, je dois avouer que je n'ai pas trouvé exactement ce que je cherchais dans les écrits recensés. C'est un champ qui est très orienté sur le rural, sur les pays de l'ancienne sphère soviétique et sur la notion de transition, dont le terme « fuzzy property » en découle à mon avis (voir aussi la critique de Thelen, 2011). La teneur de mes données ne me permet d’ailleurs
16
postsocialisme a mis un accent particulier sur l'après-socialisme et la transition
vers le capitalisme et la démocratie, notamment avec l’effondrement du bloc
soviétique et le basculement de plusieurs nations. Pour plusieurs auteurs, la notion
classique de la transition est questionnable, car elle sous-entend un nouvel
équilibre stable. En réalité, les interprétations et les niveaux d’acceptation ou de
rejet du (néo)libéralisme à la chute du socialisme sont loin d’être univoques
(Doyon, 2008). De plus, la transition dépend de plusieurs facteurs comme
l’intensité de la privatisation des biens d’État et le désengagement de celui-ci dans
les champs qui avant lui incombaient. Certains préfèrent ainsi parler de
transformations (Hann et Hart, 2011 : 136). En ce qui a trait à la propriété, certains
auteurs dont Verdery (2008) soutiennent qu’après la décollectivisation, il ne
s’ensuit pas un vide dans la propriété (« property vacuum »), qui demande à être
comblé par des droits individuels, mais une « fuzziness », ou une
« recombinaison » (Stark, 1996). Dans ces situations, plusieurs acteurs sociaux
luttent pour établir et faire reconnaître les régimes de propriété qu’ils jugent
légitimes et peinent donc à trouver une reconnaissance mutuelle ou un contrat
social (Sikor et Lund, 2009).
2.1.2.3 Accès et exclusion
Pour mieux tenir compte de ces revendications et contestations autour de la
propriété, il convient d’introduire dans le cadre conceptuel une notion plus apte à
mettre en lumières les rapports de pouvoir. Pour mieux relever empiriquement ces
« bundles of powers » et les « bundles of owners » qui y sont associés, Peluso et
Ribot (2003) privilégient la notion d’accès à celle de propriété, car elle va au-delà
de la conception de la propriété comme un droit (le vol, la corruption et la violence
sont des modes « légitimes » d’accès). Aussi, un droit formel à un objet n’assure
pas nécessairement l’accès. Selon les auteurs, l’accès se définit comme tous les
moyens ou habiletés permettant à une personne de bénéficier de quelque chose
pas de faire une analyse à un tel niveau, dans une tradition économique plus néo-institutionnelle. Le postsocialisme est un champ d’étude que j’ai beaucoup exploré avant d’aller sur le terrain, qui a pris beaucoup de place dans ma conceptualisation des choses, mais finalement il m’a plus ou moins servi. Quand même, j’ai trouvé des éléments plus descriptifs qui m’ont aidé à comprendre comment fonctionnaient l’économie et les institutions sous un régime socialiste.
17
(2003 : 156). Peluso et Ribot (2003) parlent de mécanismes légaux et illégaux et
de mécanismes structurels et relationnels qui incluent la technologie, le capital, les
marchés, le travail, le savoir, l’autorité et l’identité sociale. Pour Lund et Sikor
(2009), plus fondamentalement, l’accès à la propriété se construit à travers
l’exercice de l’autorité, qui découle des rapports de pouvoir et des différentes
pratiques de légitimité10. Parmi celles-ci, les auteurs insistent particulièrement sur
les discours qui permettent le « contrôle des processus de catégorisation » (2009 :
7), les pratiques de territorialité qui permettent le contrôle de l’espace et des
individus via des techniques et des politiques de classification, d’enregistrement et
de cartographie, et la force et la violence qui établissent des « settled facts »
tangibles et qui suscitent notamment les sentiments de peur et de risque de la part
de ceux visés ou exclus (2009 : 14).
Pour étudier les cas de conflit observés sur le terrain et dans les archives, il sera
utile de complémenter la notion d’accès avec celle d’exclusion, telle qu’elle a été
conceptualisée plus récemment par Hall, Hirsch et Li (2011). Les trois considèrent
que l’exclusion est inhérente à toute relation de propriété liée au foncier (Hall et al.
2011 : 6). L’inverse de l’exclusion ne serait pas « l’inclusion », qui a un sens positif
de « vouloir améliorer », mais l’accès tel que compris par Peluso et Ribot (2003).
Le concept d’exclusion se différencie de l’accès parce qu’il permet d’accorder une
attention plus importante au conflit, au contentieux et à la violence11. Selon Hall et
al., quatre « pouvoirs » interreliés expliquent l’exclusion : la régulation (« it’s not
allowed »), le marché (« I can’t afford it »), la force (« I’ll get hurt if I try ») et la
légitimation (« it’s wrong ») (Hall et al. 2011 : 15). En bref, j’utilise ces trois
notions (propriété, accès et exclusion) de manière différenciée pour m’aider à
donner un ordre et un sens, selon les cas analysés.
10 Ils utilisent aussi l’expression « grounded practices of sovereignty ». 11 Cette posture est à mon avis problématique. Je me souviens d’une intervention au AAA de 2011 d’Allan Young qui faisait l’analogie entre l’anthropologue et son cadre conceptuel et l’individu qui a en ses mains un marteau : « lorsqu’on a un marteau dans les mains, il y a un risque que tout ce qu’on voit soit des clous » (traduit). De la même manière, si on croit que les relations de propriété sont nécessairement conflictuelles, il y a des bonnes chances qu’on voit des conflits. Parti sur le terrain avec cette posture - car informé par certaines idées de Hall et al. (2011) et des écrits de Verdery - je m’attendais à voir une multiplicité de conflits, ce qui ne s’est pas tout à fait réalisé. Je reviendrai sur cette contradiction au chapitre 4.
18
2.1.2.4 Clarification de la notion de propriété urbaine
La recherche porte spécifiquement sur le sol et le bâti situés en ville et utilisés
principalement à des fins résidentielles et commerciales. Il est à noter que j’ai
privilégié l’expression propriété urbaine, immobilière ou foncière à tenure foncière,
pour souligner le caractère urbain (et non rural ou agricole) et double (sol et bâti12)
de l’objet. Ceci dit, comment décrire la chose immobilière? Dans une perspective
économique libérale classique, les biens immobiliers ont quatre caractéristiques
fondamentales qui les distinguent des biens de consommation courants : ils
constituent un bien durable, un actif réel, non fongible et localisé (Granelle, 1998;
dans Fauveaud, 2011 : 68-69). Ces caractéristiques impliquent que leur valeur
sera déterminée entre autres par leur emplacement, mais aussi par une
adéquation entre les besoins des usagers et les qualités physiques du lieu,
notamment l’espace, le confort et la qualité des infrastructures (D’arcy, 1999 :
917). Vu l’importance de la propriété immobilière à l’économie urbaine (Gibb,
2003 : 888), celle-ci s’inscrit généralement dans un cadre de planification du
développement urbain. Dans les villes émergentes du sud-est asiatique, la maîtrise
du sol et la sécurisation de la tenure sont souvent préalables à des prospectives
d’urbanisation planifiée (Carrier, 2007 : 8). Il est à noter que ces notions
interviendront plutôt tardivement dans les résultats.
2.2 Questions et objectifs de la recherche
La problématique esquissée en introduction et développée grâce au cadre
conceptuel peut se résumer à la question de recherche suivante : à la lumière des
réformes foncières instituées par la RPK/SOC (1979-1991) et par l’APRONUC
(1992-1993) ainsi que du climat de guerre et d’insécurité qui régnait dans ces
mêmes années, comment et selon quels facteurs des occupants de
Battambang ont-ils eu accès et se sont-ils réapproprié le foncier et le bâti de
la ville? À cette question sont liés les objectifs suivants :
12 Pour parler de la tenure du bâti, on peut utiliser l’expression « housing tenure » définie comme « the variegated ways in which people acquire rights in real property » et qui désigne ainsi différents statuts : propriétaires, locateurs et locataires (Gregory et al. 2009 : 408).
19
1- De manière préalable, décrire et analyser l’évacuation de 1975 ainsi que la
(ré)installation et la réorganisation sociale de la vie urbaine à Battambang, à
partir de sources secondaires et d’entretiens avec des occupants, des
administrateurs et des représentants locaux qui ont vécu cette expérience.
2- De 1979 à 1993, avec en tête le cadre légal, identifier les processus et les
facteurs socio-politiques qui ont joué sur l’accès et l’exclusion à la propriété
foncière et immobilière urbaine de Battambang, selon ces mêmes entretiens
et les archives de l’APRONUC.
3- De manière exploratoire, tenter de décrire comment les facteurs d’accès et
d’exclusion à la propriété décrits au point 2 sont en rupture et en continuité
avec les régimes de propriété qui ont suivi, en comparant les résultats
principaux avec des sources secondaires.
2.3 Cadre méthodologique
2.3.1 Choix et justification de l'approche qualitative et empirico-inductive
Les sections précédentes ont montré que le cas à l’étude, unique en soi, était
sous-documenté et avait le potentiel d’ouvrir à de multiples significations de la
propriété. De ce fait, dans une perspective exploratoire, j’ai suivi une approche
qualitative et empirico-inductive, ancrée dans un terrain ethnographique. La
recherche qualitative cherche à étudier des processus, des constructions sociales
de la réalité, un savoir local, selon un nombre réduit de cas (Denzin et Lincoln,
2005 : 11). Elle privilégie le contact proche et prolongé avec les sujets de
recherche, ce qui implique de leur parler dans leurs termes à eux (Paillé et
Mucchielli, 2008; Patton, 2002 : 21). Dans ce paradigme de recherche, la
réflexivité est importante, car le chercheur est l’interprète de cette « réalité
observée ». Je reviendrai plus loin sur comment ma positionnalité a joué sur le
dénouement du terrain et l’interprétation des données.
2.3.2 Terrain ethnographique : étudier la question foncière au Cambodge
Mon terrain a eu lieu au printemps 2013 et a duré approximativement trois mois. Je
résidais dans la maison de ma grand-mère, située un peu en périphérie de la ville,
20
dans la commune de Chamkar Samrong et le village de Srae 100. Mon étude s’est
principalement concentrée sur trois communes de la ville de Battambang : la
commune du centre-ville nommée Svay Por et deux autres communes, Slaket et
Chamkar Samrong, à caractère plus rural mais officiellement considérées
urbaines. Le site de Svay Por avait été choisi avant que j’amorce le terrain et les
deux autres se sont posés après, naturellement : Slaket étant la commune natale
de mon père et Chamkar Samrong celle où je résidais.
Pour comprendre comment les lois et politiques conçues par les autorités centrales
avaient été interprétées et appliquées à Battambang, il importait de discuter avec
d’anciens officiels et fonctionnaires de la ville et de la province. Les recherches
concernées par l'accès et le contrôle des ressources, particulièrement dans des
contextes marqués par le conflit et la violence (comme le Cambodge), pose des
enjeux méthodologiques et des contraintes au chercheur. Pour un Khmer ordinaire
la propriété est un sujet potentiellement en marge de la loi, litigieux et certains
préfèrent ne pas en parler ouvertement. Du point de vue d’un représentant, être
questionné sur le sujet du foncier peut donner l’impression d’être critiqué, suscitant
ainsi la suspicion ou l’adoption d’une posture défensive. De plus, les institutions
locales de recherche sont souvent peu développées et les chercheurs sont parfois
censurés13. En même temps, je savais que la recherche au Cambodge n'était pas
contrôlée aussi strictement qu’au Vietnam ou en Chine (voir Turner, 2013).
Néanmoins, ces a priori ont créé des appréhensions et teinté l’allure de mon
terrain. Me disant qu'il était compliqué de se mettre en relation avec des cadres et
fonctionnaires et de leur poser certaines questions, je les ai interviewés assez
tardivement et j’ai omis ceux des échelons supérieurs (ex. au niveau national,
d’anciens gouverneurs ou vice-gouverneurs)14. En fait, en premier, j'ai surtout
interviewé des membres éloignés et assez âgés de ma famille qui habitent
13 Par exemple, j'avais entendu dire qu’à la faculté de droit de l’Université royale de Phnom Penh (RULE), il était devenu fortement découragé de choisir le foncier comme sujet de mémoire ou de thèse. Ceci m’a amené à mettre des gants blancs quand j’ai élaboré mon schéma d’entrevue par exemple. 14 En même temps, les autorités locales ont eu un rôle prédominant dans l’application des politiques foncières. Par ailleurs, tout ce milieu m’apparaissait étranger et c’était déjà difficile de comprendre la structure administrative de l’époque. En plus, il fallait retracer les gens qui occupaient ces positions à l’époque, ce qui n’est pas évident non plus.
21
majoritairement la commune de Slaket. Cette stratégie a été utile pour prendre
confiance et m’approprier mes outils de recherche. Cela ne m’a toutefois pas
empêché d’entrer en contact avec les représentants de quelques organisations
liées aux droits humains et de départements municipaux et provinciaux dès le
début, pour faire connaissance et présenter mon projet. Grâce à l’aide
supplémentaire de certains contacts associés à la famille, j’ai éventuellement
rencontré des gatekeepers15 qui m’ont ouvert à leurs réseaux de connaissance. De
cette façon, peu à peu, j’ai surmonté mes doutes et développé une aise avec les
« agents de l’État ». J’ai rapidement constaté que cette aise pouvait être facilitée
en étant mieux informé (même si l’information est souvent partielle). En effet, il faut
comprendre le contexte historique et juridique, la structure de leur organisation et
le jargon propre à leur travail. Pour parler d’une loi, il faut l’avoir lue, avoir compris
sa raison d’être, ses mécanismes. Cela fixe des repères au cours de la discussion
et aide à ce que l’interviewé reconnaissance notre intérêt et crédibilité. En même
temps, en rétrospective, je me suis rarement fait refuser des entrevues et les
officiels étaient plutôt approchables. Bref, les difficultés d’accès étaient peut-être
davantage imaginées que réelles.
2.3.3 Un mélange de méthodes de collecte de données et de sources
De manière générale, pour la collecte de données, j’ai mélange plusieurs
méthodes qualitatives, incluant diverses formes d’entrevues (semi-dirigées,
séquences de vie, guerilla interviewing), d’archives (essentiellement des
documents relatant des litiges fonciers) et de sources secondaires (livres, articles,
rapports, textes de loi, etc.)16. Cette orientation est justifiée parce que le
phénomène avait été peu exploré et parce que je l’étudiais de deux points de vue;
celui juridique et institutionnel et celui « par en bas ». En effet, il y avait une zone
grise entre ce à quoi les gens avaient droit en principes, dans les lois par exemple
et ce à quoi les gens avaient accès dans la pratique. Il est commun que la
15 Un gatekeeper peut-être défini comme « those who provide access to key resources needed to do research, be those resources logistical, human, institutional or informational » (Turner, 2013 : 7). 16 De façon mineure, j’ai aussi obtenu des informations préliminaires sur le sujet en rencontrant des Cambodgiens de Montréal et en faisant des parallèles entre Battambang et d’autres villes secondaires que j’avais visitées comme Siem Reap et Kampot. Phnom Penh est un cas beaucoup mieux étudié avec lequel je peux faire des comparaisons directes.
22
recherche qualitative implique la collecte et l’étude d’une variété de types de
données empiriques (Naepels, 2010 : 882; Olivier de Sardan, 2008 : 72). Celles-ci
contextualisent et aiguisent notre compréhension des situations étudiées. Outre
mes observations quotidiennes de la culture cambodgienne et du fait que le
phénomène étudié est « passé », l’observation participante a pris un rôle mineur
dans la collecte de données, c’est pourquoi je ne l’aborde pas directement ici.
2.3.3.1 Les entrevues
L’entrevue semi-dirigée et la séquence de vie
Pour discuter de la propriété d’après-guerre, j’ai privilégié les entrevues semi-
dirigées. Celles-ci permettent un équilibre entre une discussion en profondeur des
thèmes suggérés par l’interviewé, une ouverture à des sujets émergents et
l’évitement de digressions (Schensul, 1999 : 121). Ces entretiens font appel à la
mémoire, au savoir, aux pratiques des acteurs locaux et au sens qu’ils leur en
donnent (Olivier de Sardan, 2008 : 55-56). Comme mon objet d’étude se déploie
sur plusieurs décennies, j’ai aussi employé la méthode de la séquence de vie,
qu’on pourrait définir comme des histoires de vie circonscrites. Cette approche m’a
permis de contextualiser le vécu des interviewés (ex. leur famille, leur statut social,
leurs premières occupations et lieux de résidence, etc.) et le rapport qu’ils avaient
au passé et à des évènements de l’histoire récente du pays. Comme j’ai
mentionné dans le chapitre 2, lorsque les gens évoquaient leur passé, souvent,
leur récit n’était pas chronologique et les dates données étaient approximatives.
Ce manque de linéarité ne devrait pas être vu comme une lacune, mais comme
une caractéristique propre aux histoires de vie et à la mémoire sociale.
Le déroulement général des entrevues
Les entrevues étaient la plupart du temps faites individuellement, mais parfois en
couple, ce qui a donné lieu à des dynamiques imprévues assez intéressantes. La
majorité était en khmer. Ma maîtrise de la langue locale était suffisante pour
conduire les entrevues, mais pour être sûr de ne rien manquer et pour pouvoir
poser des questions de relance plus précises, j’étais assisté d’un étudiant
23
originaire de Battambang, j’en discuterai en détails plus loin. Avant que l’entrevue
commence, les participants étaient bien informés de la recherche et de ses
objectifs. Je leur donnais une copie du résumé et il m’est arrivé parfois de leur
donner le questionnaire avant même l’entrevue, pour qu’ils puissent se préparer en
avance. Le consentement informé et éclairé a été par la suite obtenu, à l’oral la
plupart du temps et à l’écrit si jugé nécessaire (voir annexe XIII)17. La majorité des
entrevues ont été enregistrées18. Parce que la question foncière au Cambodge est
sensible, révéler l’identité des interviewés pourrait leur poser des problèmes de
sécurité. Ainsi, aucun véritable nom propre cambodgien n’a été associé à des
extraits d’entrevues ou d’archives, sauf indication contraire ou pour des
personnalités publiques. En fait, par mesure de précaution, j’ai anonymisé par
défaut l’ensemble des citations utilisées (voir annexe XII). Pour garder un peu de
contexte, j’ai parfois donné quelques informations sur la position de la personne
(ex. son occupation, son sexe, son âge approximatif), ce qui ne permet pas pour
autant de l’identifier facilement.
Pour m’orienter lors des entrevues, j’ai utilisé trois schémas d’entrevue distincts :
pour les « citoyens propriétaires ordinaires », les administrateurs locaux et les
représentants locaux19. Les entrevues étaient généralement organisées de
manière chronologique et questionnaient surtout les trajectoires d’occupation et de
possession, des Khmers rouges jusqu’au moment de la conversion en droits de
propriété formels (voir annexe XIV). Pour les administrateurs et les représentants,
je posais des questions supplémentaires sur leur travail et leur organisation. Au fil
du terrain, selon un processus itératif, certaines questions ont été supprimées,
ajustées et d’autres se sont ajoutées. Vers la fin, nous ne suivions presque plus les
17 Tous les documents dont il a été question ont été traduits en khmer afin qu’ils puissent être bien compris des participants. 18 Pour protéger mes participants et les mettre en confiance, différentes mesures étaient à leur dispositions durant l’entrevue. Le participant pouvait choisir d’y mettre fin à tout moment et demander que l’enregistrement de l’entrevue soit détruit. Après l’entrevue, les participants avaient la possibilité de revoir les termes de leur participation et d’apporter tout changement au formulaire de consentement. Une fois l’entrevue terminée, l’accès aux fichiers numériques était sécurisé par des mots de passe. Je me suis également engagé à utiliser les données recueillies seulement dans le cadre de cette recherche et des différentes publications qui pourraient en découler. Les informations divulguées ont été rendues anonymes par usage de codes (voir annexe XII). Après que l’entrevue ait été faite, si possible, j’ai aussi tenu à revoir les gens, leur reparler, afin de tisser avec eux une certaine relation authentique. 19 Pour préciser l’échantillon, une distinction a été faite entre les « citoyens propriétaires ordinaires » et ceux qui avaient une appartenance à l’État, soit comme administrateur ou comme représentant local. Ces catégories ne sont toutefois pas exclusives, car les participants peuvent correspondre à plusieurs de ces variables. Dans ces cas, je les ai identifiés selon
24
schémas et nous pouvions croiser les récits avec ceux déjà obtenus.
Des entrevues informelles, du « guerilla interviewing »
En plus des méthodes d’entrevues formelles citées plus haut, nous avons utilisé la
méthode plus spontanée du guerilla interviewing. Selon le sociologue Thomas
Gold, cette méthode réfère à des « unchaperoned, spontaneous but structured
participant observation and interviews as opportunities present themselves ». Dû
au peu d’autonomie et de contrôle dont nous disposions pour certaines entrevues,
notamment avec les cadres de l’État et les commerçants, il était devenu
nécessaire de les rencontrer en dehors de temps bien établis, à l’improviste. Ce
moyen utilisé surtout vers la fin du terrain, quand les jours étaient comptés, a
permis de récolter de l’information diversifiée assez rapidement.
Le recrutement, les méthodes d’échantillonnage et l’échantillon final
D’emblée, la méthode d’échantillonnage suivie était non-probabiliste (Bernard,
2002 : 146). De manière générale, mon échantillon s’est construit par « boule de
neige », à partir de réseaux familiaux et d’informateurs-clé (Bernard, 2002 : 196),
rencontrés via des institutions telles que les services municipaux et le Bureau du
cadastre. Par après, pour obtenir une diversité de points de vue, j’ai cherché à
interviewer des hommes, des femmes, de différentes professions (ex. agriculteurs,
commerçants, fonctionnaires), des citoyens ordinaires et des élus ou représentants
locaux de différentes régions de la ville20. En même temps, de viser une diversité à
tout prix n’est pas nécessairement efficace. Le processus de recherche est itératif.
Plus les objectifs de recherche se précisent, plus il faut cibler l’information et les
informateurs en conséquence. Je n’ai pu appliquer pleinement ce principe pour
mon terrain, car je n’ai pas eu le temps de transcrire mes entrevues au fur et à
mesure pour voir clairement vers où s’en allaient mes résultats. Ce n’est qu’une
fois les entrevues transcrites et relues que j’ai regretté de ne pas avoir interviewé
un tel, posé telle question, approfondi tel thème.
leur occupation principale. 20 Il est aussi à noter que le recrutement pour certaines populations, a posé problème. Par exemple, les commerçants propriétaires de maison à proximité du marché sont durs d’approche et ont peu de temps à nous accorder.
25
Cette remise en question est normale, mais je constate tout de même certaines
tendances dans mon échantillon : il est dispersé géographiquement, il y a une
sous-représentation des commerçants, une surreprésentation des membres de
l’État de communes périphériques, une quasi absence de forces de l’ordre et une
absence d’élites économiques et de représentants au niveau national. Aussi, ceux
qui ont été dépossédés dans le processus de formalisation des droits de propriété
ont été très peu sollicités pour la recherche. Si j’avais procédé autrement, j’aurais
probablement pu mieux comprendre les conflits fonciers et leur résolution, les
rapports de pouvoir inhérents à ceux-ci ainsi que les dynamiques du marché
foncier. Par contre, il faut garder à l’esprit que cet échantillon a été guidé par des
choix et par ma positionnalité. De plus, la consultation des archives est venue
éclairer certains points moins abordés lors des entrevues. Au final, avec le temps
et les ressources à ma disposition, j’ai réalisé un total de 38 entrevues, dont la
durée, le nombre de sessions et l’intensité si l’on peut dire variaient. On pourrait
donc chiffrer l’échantillon brut à 38 personnes, sans compter les conjoint(e)s
rencontrés lors des quatre entrevues faites en couple21. De ce nombre, neuf ont
été mises de côté et n’ont pas été analysées en profondeur : certaines entrevues
n’étant pas tout à fait terminées, s’étant mal déroulées, manquant de cohérence ou
divergeant du sujet d’étude et ayant un enregistrement audio de mauvaise qualité.
Ces entrevues enlevées, on se retrouve avec un nouveau total de 29 (pour leur
profil détaillé, voir annexe XII).
2.3.3.2 Un « terrain » dans les archives de l’UNTAC
Identifier les archives pertinentes et y accéder
Pour faire état de transformations sociales qui ont eu lieu sur quelques décennies,
j’ai fait le choix de recourir à l’expérience de terrain et aux archives. Localiser les
archives pertinentes et y accéder a été un processus ambivalent. La tâche a été
facile aux ANC à Phnom Penh, mais plus complexe aux services municipaux et
21 Des experts et chercheurs ont également été consultés pour qu’ils puissent me guider dans la recherche, mais ceux-ci n’ont pas été considérés dans l’échantillon.
26
provinciaux de Battambang. Pour faire une histoire courte, les registres de famille,
datés de 198922, détenus par le Département municipal de la planification urbaine,
étaient plutôt parsemés et difficiles à interpréter. Au Département provincial du
MLMUPC, les personnes en charge soit ignoraient l’existence d’anciens
documents de planification urbaine (plans cadastraux, circulaire d’application…) ou
me référaient à des autorités supérieures (ex. le gouverneur de la province)23.
Au final, considérant les efforts qui auraient été nécessaires et le peu de temps
dont je disposais, j’ai laissé tomber cette piste24. Au contraire, les archives de
disputes foncières tenues par les ANC étaient accessibles, relativement bien
classées et souvent traduites en anglais, ce qui facilitait l’interprétation des
données. Il est à noter que cette visite aux ANC est venue plutôt tardivement dans
mon terrain, dans son dernier tiers. Si j’avais pleinement pris connaissance du
contenu avant, j’aurais pu croiser ces informations lors de mes entrevues, en
posant des questions plus pointues ou mieux orientées. Finalement, j’ai fait des
photocopies des documents originaux et je les ai retranscrites et analysées une
fois rendu au Canada.
Comment lire l’archive?
Maintenant, comment lire l’archive d’un point de vue anthropologique? Face aux
archives, Stoler suggère d’adopter une démarche plus « ethnographique » que
« extractive » et à les considérer plus comme des sujets que des réserves de faits
(Stoler, 2002). Comme pour un terrain ethnographique, cela implique de porter
attention par exemple aux marques du pouvoir ou à l'ethnocentrisme des auteurs
(Des Chene, 1997) et de s’attarder à leur forme et leur organisation (parfois
22 Les registres avant 1989 se trouveraient plutôt dans les postes de police de chaque commune. 23 En même temps, cela fait écho à l’expérience d’autres chercheurs, qui requéraient l’accès à ce genre de sources, notamment Vickery qui commente sa situation dans les années 1980 : « For the formal acquisition of information, one must reach the top to get anything at all » (1986 : XIV). 24 En même temps, cette absence de « culture de la conservation » est répandue, l’archive moderne étant un dispositif qui vient généralement avec l’État moderne bureaucratique. Plusieurs anthropologues ont d’ailleurs relaté leurs expériences frustrantes avec des archives détruites, altérées, perdues, en désordre, éparpillées, non reproductibles, et dont l’accès dépend des autorités et des institutions qui les contrôlent (voir par ex. Feldman, 2011 en Palestine, Tappe, 2012 en Guinée-Bissau; Verdery et Kligman, 2011 en Roumanie). Dans les trois cas, cet état résulte de guerres civiles violentes et parfois de déplacements forcés. Cela rappelle l’extrait d’un témoignage pris sur le terrain : « Moi je faisais partie des survivants et je suis arrivé pour faire le travail, je ne savais pas pour les documents. […] Quand je suis entré, au cadastre, il n'y avait plus
27
imparfaite), pour comprendre comment elles ont produites (Stoler, 2002 : 10025).
En fait, cela revient en quelque sorte à suivre les critères de validité et de fiabilité
chers aux historiens: « [an] assessment of the social position, intelligence and
linguistic abilities of the observer, the attitudes that may have influenced the
observations, what is included and what is omitted, what is the intended audience
and the motivation for creating the document and what is the narrative style »
(Brettell, 2000 : 517).
Les « Records of the UNTAC »
Cette collection intitulée « Records of the United Nations Transitional Authority of
Cambodia (UNTAC) » contient 7 mètres linéaires de fichiers imprimés et
manuscrits. Selon le site Internet des ANC :
This small collection contains documents produced by the United Nations Transitional Authority in Cambodia (UNTAC) during the years 1992-1995. The documents stem from the processing of land disputes and complaints relating to the ownership of real estate in Cambodia. The records are arranged by province and complainant’s name. (ANC, consulté en 2015)
Parmi la vingtaine de boîtes de la collection, dont la plupart couvre le territoire de
la capitale, seulement deux portent sur Battambang (15.1 et 15.2). À l’intérieur, on
retrouve huit dossiers (voir annexe XV). Parmi les peut-être 200 cas, plusieurs ont
été écartés à cause de leur manque de pertinence (non lié au foncier, propriété
rurale, cas bénins, etc.). L’échantillon transcrit s’est finalement chiffré à 63 cas. J’ai
ensuite analysé le contenu de chaque cas selon environ dix grandes catégories et
quelques autres dizaines de sous-catégories. Malgré que les cas soient
généralement brefs (quelques pages), ils ont le bénéfice de décrire clairement ce
qui est en jeu et ce qui pose problème. À travers plusieurs types de
correspondance26, il y a une précision sur la date, les lieux, les acteurs impliqués,
les causes exactes des conflits fonciers et la succession des évènements qui l’ont
précédé ou qui l’ont suivi. Quelques rares cas plus complexes s’étendent sur
rien, tout avait été détruit par les Khmers rouges. Aussi, nous étions plus préoccupés à trouver de la nourriture, à survivre, qu'à retrouver des documents. Le travail se basait surtout sur la connaissance que nous possédions » (CKO19). 25 Elle parle de lire l’archive « along the grain » et non « contre le grain ». 26 Lettre de plainte, lettre de réponse à la plainte, rapport d’enquête (ex. par un enquêteur, la police locale), mémorandum, procès-verbal de rencontre, décision de la cour, déclaration transcrite, documents attestant la propriété (anciens plans, reçus de taxe, livrets de famille…), etc.
28
environ une vingtaine de pages, où les plaignants, les autorités locales et celles
onusiennes sont pris dans un long bras de fer. Une limite importante du corpus est
que souvent, les conflits rencontrés ne sont pas des « affaires réglées », c’est-à-
dire qu’on relate les évènements jusqu’à 1993 et ensuite plus rien, on ne sait pas
s’ils ont été résolus. En fait, on peut s’imaginer que l’unité qui était chargée de
recevoir et d’analyser les plaintes s’est dissoute en même temps que l’UNTAC,
mettant fin au processus. Plusieurs plaintes au final sont probablement restées
lettre morte.
2.3.3.3 Les textes de loi et les sources secondaires
Pour la recherche, étudier le cadre légal du foncier, rendu à travers des
constitutions, lois, décrets, circulaires et autres, a été important car celui-ci délimite
en théorie les pratiques admises, notamment le statut de la possession, l’usage et
l’aliénation. Par contre, il faut aussi lire ces documents comme des « évidences
anthropologiques », car dans le contexte du socialisme et de la transition, comme
nous avons vu dans le cadre conceptuel, il y a la plupart du temps un décalage
assez important entre le cadre politico-légal, la norme et la pratique. De plus, selon
plusieurs analystes, la « règle de droit » au Cambodge est plus issue de la
coutume que de textes de loi. Par exemple, Jennar explique crûment que :
Cambodians do not see [the Constitution] as a supreme law binding upon them or public life. The very notion of the rule of law largely escapes a people who have generalised the patron-client relationship to such an extent as to create system of which nepotism, favouritism and misappropriation of public funds are the principal characteristics […] These constitutions should not, then, be seen as snapshots of the regime. At the very most they allow one to observe the principal preoccupations of the ruling class, including the image of the country they hoped to offer to the outside world (1995 : 2).
Pour ce qui est des sources secondaires, il est à noter que la propriété urbaine
foncière et immobilière après les Khmers rouges a été relativement peu explorée
dans la littérature. Ce manque d'écrits, surtout au début, a constitué une difficulté
de taille. Il y a certes quelques travaux pionniers, traitant davantage de la capitale
Phnom Penh, mais ceux-ci se comptent sur les doigts d’une main (Atelier parisien
d'urbanisme, 1997; Carrier, 2007; Gottesman, 2003). En fait, je me dois de
souligner la thèse exceptionnelle de doctorat en urbanisme d’Adéline Carrier sur
29
Phnom Penh, publiée en 2007, qui a été particulièrement inspirante pour mon
propre travail. Lors de mon terrain, j’ai réalisé des recherches documentaires dans
différentes bibliothèques à Phnom Penh et Battambang (le Center for Khmer
Studies, le Centre Bophana, la bibliothèque du CDRI, la bibliothèque Hun Sen, la
bibliothèque du Centre culturel français, etc.). Les sources pertinentes trouvées
provenaient surtout d’ONG et d’agences de développement international.
Certaines sont particulièrement intéressantes (Parker, 1994; Yap et al. 1992) et
m’ont aidé à éclairer le contexte foncier urbain, dans la première moitié des
années 1990. La municipalité m’a aussi fourni des rapports et des documents
techniques réalisés récemment (Battambang Municipality, 2009 et 2010), qui en
présentant des enjeux actuels de planification urbaine, m’ont aidé à éclairer les
enjeux du passé.
2.3.4 La transcription, l'analyse de contenu thématique et l’écriture
La transcription
Une fois les entrevues réalisées, elles ont été organisées et classifiées puis, par la
suite, traduites et transcrites. Traiter la grande quantité et longueur des entrevues
et des documents d’archives a exigé beaucoup d’efforts comme plusieurs étaient
en langue khmère et devaient être traduits. Je maîtrise bien la langue khmère,
mais pour faciliter la traduction et bien comprendre les détails du contenu,
particulièrement à l’écrit, j’ai été souvent assisté de mon père et parfois de ma
mère. L’interaction avec eux durant l’écoute et la traduction des entrevues ont
mené à des conversations qui ont informé ma compréhension des données. En ce
sens, la transcription a constitué une activité de recherche et d’analyse en soi
(McLellan, 2008 : 64).
Analyse de contenu thématique assistée par ordinateur et écriture
Pour répondre à la question principale - comment des occupants de Battambang
ont-ils eu accès et se sont-ils réapproprié le foncier et le bâti de la ville? (ici
abrégée) - j’ai essentiellement suivi une analyse de contenu thématique. Cette
démarche m’a permis de comprendre le sens précis des principaux documents
30
textuels avec lesquels je travaillais, à travers l’identification de « catégories »
(L'Écuyer, 1987 : 50; voir aussi Bernard, 2002 : 464). Pour me souvenir du sens de
chaque entrevue dans son contexte (voir Beaud et Weber, 2003), j'ai commencé
par relire et résumer chaque transcription d’entretien ainsi que les notes que j'avais
alors prises, réécoutant parfois l’enregistrement audio original. J'ai noté également
mes réflexions lors de cette première analyse, jugeant par exemple de la validité
interne des propos et des biais apportés soit par l'interviewer ou l'interviewé.
Dans un second temps, pour faire une analyse plus systématique, les
transcriptions d’entrevues27, les archives et les notes (des entrevues et de mon
journal de bord) ont été codées avec le logiciel d’analyse de données qualitatives
QDA Miner (pour les archives, j’ai plutôt fait une codification dans Word, à partir de
cas sélectionnés, étant donné la très abondante quantité d’informations). Grâce à
cet outil informatique, j'ai pu faire l'analyse de contenu thématique de mes
données de manière rigoureuse et faire ressortir le contenu complexe et parfois
implicite qu’il contenait (Paillé et Mucchielli, 2008 : 162). Je ne suis pas parti de
thèmes pré-définis. Plutôt, des thèmes principaux et des sous-thèmes sont
ressortis au fil de l’analyse. En révisant l'arborescence de codes qui en a résulté et
en ajustant les catégories selon quelques relectures des extraits d’entrevues, ma
compréhension du phénomène à l'étude s'est raffinée. L’écriture du chapitre 4 (les
résultats) est d’ailleurs partie de cette arborescence. En outre, c’est à la suite de
multiples réécritures et relectures que les idées se sont construites et
reconstruites, que les « biais » de mon analyse ont été ajustés et que les grandes
tendances ont été plus clairement cernées. Donc, l’analyse assistée par ordinateur
m’a permis de réduire les données et de les analyser systématiquement, tandis
que l’écriture a davantage servi à condenser les principales conclusions, en faisant
des liens avec les objectifs initiaux et le cadre conceptuel.
27 De manière générale, lors de la transcription, j'ai tenté de reproduire les propos tels qu'ils m'ont été véhiculés durant l'entrevue, en préservant la ponctuation, le non-dit de l'interviewé, etc. Pour certaines entrevues, pour lesquelles les propos me semblaient moins pertinents, j'ai fait une transcription plus expéditive, davantage sous la forme d'un résumé. Pour les citations, j’ai visé une restitution presque intégrale, mais arrangé des extraits pour les raccourcir et les rendre plus lisibles. L’ordre des idées et le sens des phrases et des idées ont été préservés. De manière générale, j’ai aussi cherché à inclure le plus souvent possible des extraits d’entrevue, ceci découlant de ma démarche ethnographique et inductive.
31
Enfin, dans le mémoire, j’explicite certains doutes et hésitations quant à la
démarche de recherche, de sorte que le lecteur puisse suivre le fil d’analyse que
j’ai suivi. D’inclure ainsi des doutes et des épisodes réflexifs dans un document qui
se veut « scientifique » ne s’est pas toujours fait naturellement. À cet égard, je ne
crois pas avoir trouvé une stratégie discursive satisfaisante, car ces commentaires
au final apparaissent comme « périphériques », étant souvent relégués en
annexes ou en notes de bas de page28.
2.3.5 Réflexivité et positionnalité
Considérer la positionnalité du chercheur, c'est admettre que « all knowledge is
produced in specific contexts or circumstances and that the situated knowledges
are marked by their origins [...] one's race, class, gender, age, sex » (Turner, 2013
: 7). Ceci dit, je discute ici des éléments de ma positionnalité qui ont joué dans la
production de ces « savoirs situés », particulièrement mon identité comme jeune
Cambodgien de la diaspora, la question de la langue et le fait de travailler avec un
assistant de recherche. Au final, j’ai décidé de ne pas aborder directement la
question des liens familiaux (mon étiquette de « fils d’un tel »), mais inutile de dire
qu’ils ont influencé mon accès au terrain et aux personnes rencontrées, les
rapports avec eux et les informations qu’ils m’ont données29.
Être un « insider-outsider »
Au-delà du fait que je sois étranger et universitaire - ce qui suscitait généralement
une série de questions classiques telles que où je reste, est-ce que j’ai une copine,
est-ce que je vais rester travailler au Cambodge après mon séjour, quel est mon
salaire, etc. - le fait d’être d’origine cambodgienne de par mes deux parents a
suscité une autre série d’intérêts qui montrent la sympathie de plusieurs
répondants pour leurs ressortissants. Ainsi j’ai souvent partagé avec eux l’histoire
de notre famille au Canada, notre rapport au pays et à la culture par exemple. Le
28 J’ai même failli placer ce paragraphe en note de bas de page… 29 Parfois ça faisait en sorte que j’approfondissais beaucoup trop certaines questions familiales, perdant un peu l’objet principal de la recherche. Par exemple, je me souviens que lors de la transcription, mon père m’avait fait remarquer que dans le cas de SS02, je posais des questions tellement précises et j’insistais tellement sur les détails que c’était comme si je voulais plaider sa cause en cour. Je pourrais essayer de mieux articuler ces réflexions un jour, car elles sont fructueuses et interpellent l’exil, la diaspora, l’éclatement de l’identité, l’engagement.
32
fait d’être un jeune Cambodgien étudiant de la diaspora me positionne
différemment d’un étranger blanc (barang). Certes, le niveau de richesse et
d’éducation peut créer une distance entre moi et l’interviewé, mais d’autres
facteurs comme l’âge m’amènent à être reconsidéré comme quelqu’un d’inférieur
dans la hiérarchie, une sorte de « neveu » éloigné. Pour les gens en dehors de la
famille, avec les agents de l’État par exemple, cette étiquette de « jeune » pouvait
miner ma crédibilité. Dans ces situations, j’ai plutôt recentré mon image vers celle
du chercheur universitaire à la recherche d’information pour écrire son mémoire.
La question de la langue et la relation avec un assistant de recherche
Le fait que je ne maîtrise pas le khmer à 100% (plus à l’écrit qu’à l’oral) a fait en
sorte que parfois, dans le feu de la conversation, je pouvais avoir de la difficulté à
poser des questions de suivi au bon moment et avec l’exactitude souhaitée. Aussi,
il m’arrivait de perdre des bouts de conversation quand le niveau technique volait
trop haut. Pour ces raisons, j’ai souhaité être accompagné d’un assistant local.
Dans mon cas, Sotheareak30 s’est impliqué dans l'identification des informateurs
clé, la conduite des entrevues, la traduction de documents écrits et comme guide
touristique parfois. Nous faisions les entrevues ensemble. Je posais les questions
et il précisait au besoin. Chaque journée de travail se concluait par un court
débriefing. J’ai beaucoup apprécié sa capacité à commenter les résultats de nos
entrevues et à rebondir sur certaines idées autant théoriques que
méthodologiques. La dynamique piétinait au début31, mais des ajustements
constants ont résulté en une meilleure complicité, une amitié et une confiance qui
ont rendu le travail plus naturel au final.
30 Pour recruter l’assistant de recherche, j’ai publié une annonce sur le forum web nommé « Battambang-Connect ». La première question qui se pose une fois que l’on rencontre différents candidats est « comment le choisir »? Comme l’assistant de recherche est impliqué dans l’interaction de l’entrevue, je souhaitais qu’il me ressemble un peu : un âge à peu près semblable, un étudiant ou diplômé universitaire, une expérience en recherche. C’est Sotheareak, diplômé en littérature, étudiant en informatique et chercheur en sciences sociales à temps partiel, qui a correspondu le plus à ce profil. 31 Au départ, le principal défi était de trouver notre rythme, de savoir composer avec l’anglais (pour la traduction parfois) et le khmer, de comprendre le sens des questions et leur utilité, de savoir quand l’un ou l’autre relançait la question. En fait, pour consolider rapidement notre chimie, nous nous sommes assurés que chacun comprenait bien les objectifs de la recherche et se sentait libre d’émettre commentaires et critiques pour que l’on puisse s’ajuster au fur et à mesure.
33
Chapitre 3 : Cadre contextuel
3.1 Cadre général de la recherche : le Cambodge
Maintenant que j’ai exposé les bases de la recherche, soit la problématique, le
cadre théorique, les objectifs et la méthologie suivie pour les atteindre, ce chapitre
montre comment cette démarche s’ancre dans le contexte géographique et
historique du Cambodge et de Battambang. En premier, je présente la géographie
et la démographie actuelle du Cambodge ainsi qu’un bref historique de 1953 à
1993, soit de l’indépendance du pays à la réhabilitation du Royaume du
Cambodge. J’ai raccourci le contenu voué aux périodes à l’étude - le Kampuchéa
démocratique, la République populaire du Kampuchéa et l’Autorité provisoire des
Nations unies au Cambodge (APRONUC ou UNTAC en anglais)32 - pour les
décrire plus longuement aux chapitres 3 et 4, notamment en utilisant les récits que
j’ai collectés. S’ensuivent une description de l’évolution des régimes de propriété
au Cambodge et une mise en contexte plus précise qui porte sur l’histoire urbaine
et politique de la province et de la ville de Battambang.
3.1.1 Géographie et démographie
Le Cambodge est un pays d’Asie du Sud-Est continentale, bordé par la Thaïlande
au nord-ouest, le Golfe de la Thaïlande à l’ouest, le Laos au nord et le Vietnam au
sud-est (voir annexe I). Le relief du pays est généralement plat, à l’exception de
trois chaînes montagneuses : celle de l'Éléphant au sud, celle des Cardamomes à
l'ouest et la Cordillère annamitique à l'est. Le fleuve Mékong traverse le pays et
approvisionne le lac Tonlé Sap, principale ressource halieutique. Le climat est
tropical et a deux saisons : la saison des pluies qui s’étend de mai à novembre, et
la saison sèche qui s’étend de décembre à avril. À la saison des pluies, le courant
du Mékong s'inverse et s’écoule vers le Tonlé Sap qui alors gagne
considérablement en superficie. Le World Factbook de la CIA chiffre la population
à environ 15 500 000 habitants en 2014. Le pays est le moins urbanisé des pays
32 UNTAC réfère à « United Nations Transitional Authority to Cambodia ». Ayant consulté majoritairement des sources secondaires en anglais et ayant travaillé dans des archives de l’époque majoritairement en anglais, je suis plus habitué à utiliser cette abréviation. J’ai toutefois tenté au fil du texte d’utiliser l’abréviation française APRONUC.
34
de l’ASEAN avec un taux d’urbanisation d’environ 20% en 2011 (CIA, 2014). La
majorité du peuplement urbain est concentrée dans la capitale Phnom Penh (1,5
millions d’habitants), mais on retrouve quelques autres capitales provinciales de
taille moyenne (ex. Battambang, Kompong Som et Siem Reap) et des villes qui se
développent rapidement en périphérie de Phnom Penh (ex. Prey Veng, Ta Khmau
et Kompong Speu). Le Cambodge actuel est divisé en 24 provinces (khaet),
divisées elles-mêmes en districts (srok) et en municipalités (krong). Les districts
sont eux-mêmes divisés en communes (khum), en quartiers (sangkat), en villages
(phum) et en groupes (krom). L’ethnie khmère est majoritaire (90%), devant les
Vietnamiens (5%) et les Chinois (1%). La langue officielle est le khmer (95%) et la
religion officielle est le bouddhisme theravada (96,9%) (CIA, 2014).
3.1.2 Évolution historique
3.1.2.1 Les prémisses du régime Khmer rouge (1953-1970)
Pour comprendre la trame de fond de cette recherche, il faut remonter à
l’indépendance du Cambodge, obtenue par le roi Sihanouk en 1953 grâce à sa
« croisade » pacifiste et diplomatique33. Déjà consacré par l’Histoire comme
véritable héros, il ne s’arrête toutefois pas là. Lors des élections nationales de
1955, il abdique du trône et crée son propre parti, le Sangkum Reastr Niyum. Élu
sans surprise avec une écrasante majorité, il détient alors un pouvoir quasi-
absolu34. En général, les Cambodgiens de l’âge de mes parents se souviennent
des années après l’indépendance comme d’un « âge d’or », libre, prospère et
paisible. Plusieurs réalisations positives ont alors vu le jour et ont donné au pays
des fragments de modernité : diversification de l’économie et industrialisation,
campagne d’éducation massive et création du réseau universitaire35, grands
chantiers publics et développement de la culture et des arts (Tully, 2005 : 140).
33 Lors de son décès en octobre 2012 à l’âge de 89 ans, la carrière du roi-père Norodom Sihanouk a été décrite comme une «carrière à éclipses ». Depuis son couronnement en 1941 par les Français, Sihanouk a successivement servi son peuple comme monarque, premier ministre, effigie de la révolution communiste, leader en exil, monarque (à nouveau), jusqu’à son abdication du trône en 2004 en faveur de son fils Norodom Sihamoni. 34 Dans les années qui précèdent et suivent l’indépendance, Sihanouk et ses alliés ont fait usage de différentes tactiques plus ou moins frauduleuses pour bloquer les partis d’opposition : assassinats, arrestations arbitraires et persécution, blocage de l’assemblée, transfuges, trucage du vote, etc. 35 Le gouvernement ne pouvait deviner que cette mesure progressiste allait se retourner contre lui. En effet, le marché de l’emploi ne pouvaient absorber un aussi grand nombre de gradués des niveaux secondaires et universitaires. Plusieurs de
35
Toutefois, le régime n’était pas tout blanc comme en témoigne la disparition de
centaines de dissidents qui s’y sont opposés (Chandler, 2008 : 240). Malgré que
Sihanouk ait tenté à tout prix de préserver la paix et l’intégrité des frontières du
pays, celui-ci a inévitablement basculé dans l’arène de la Guerre froide. Le vent a
tourné définitivement lorsque les liens d’assistance militaire et économique (et
éventuellement diplomatiques) avec les États-Unis ont été coupés en 1962-1963.
Trois ans plus tard, Sihanouk s’allie secrètement avec les Nord Vietnamiens et via
la « Ho Chi Minh Trail » chemine alors de l’équipement militaire. À cause d’une
administration incompétente et corrompue, le pays est tombé dans une crise
économique et le pouvoir de Sihanouk a décliné jusqu’à ce qu’il soit renversé par
les plus conservateurs du gouvernement, notamment son cousin, Sisowath Sirik
Matak et le premier ministre Lon Nol (Tully, 2005 : 144).
3.1.2.2 La République (1970-1975)
Dans les mois qui suivent le coup d’État et avec l’institution de la République en
octobre 1970, le nouveau gouvernement tente de rééquilibrer les dérives
économiques du régime précédent, en privatisant les banques par exemple. Le
changement de régime est bien accepté par certaines classes éduquées urbaines
et l’armée, mais plusieurs protestations se multiplient dans les milieux ruraux,
amplifiées par Sihanouk qui de son gouvernement en exil appelle le peuple à la
résistance36. L’armée républicaine, mal entraînée et équipée, ne fait pas le poids
face aux Vietnamiens communistes. Lon Nol trouve chez les Vietnamiens habitant
le pays une cible plus facile à persécuter, qu’ils soient véritablement ou non
d’allégeance communiste. À Phnom Penh, cela s’est traduit par des « pogroms
vietnamiens » (Tully, 2005)37. Comme pour le régime précédent, la corruption est
rampante et les cadres profitent de la situation trouble pour s’enrichir. Le régime
décline lentement.
ces jeunes instruits et issus de la ville, ne pouvant trouver un emploi à la hauteur de leurs qualifications se sont désaffiliés du Sangkum, certains joignant les rangs du mouvement communiste. 36 Cette décision extrêmement controversée aura suivi Sihanouk jusqu'à sa mort, considérant qu’il s’était allié aux Chinois et aux Vietnamiens et qu'à la prise du pouvoir par le régime des Khmers rouges en 1975, il était officiellement le chef d'État, avant d'être forcé à la démission l'année suivante. 37 Il m’a été raconté que les corps de ceux assassinés étaient disposés dans la rue pour donner l'exemple.
36
Vers la fin de 1972, Lon Nol contrôlait seulement Phnom Penh, les grandes
capitales et la majorité de Battambang, soit environ 15% du territoire. Il est aussi à
noter que deux ans avant la chute de Phnom Penh en mai 1973, des campagnes
de collectivisation avaient déjà été initiées promptement dans des régions
contrôlées par les Khmers rouges, en ligne avec leur programme de
« coopérativisation » (Frings, 1997 : 834). Le support populaire pour les
communistes s’est raffermi encore davantage avec l’intensification des
bombardements américains en sols cambodgiens dans les premiers mois de 1973.
Selon des données récentes, sous la veille du président Nixon et de son secrétaire
à la sécurité Henry Kissinger, 2 756 941 tonnes d’explosifs auraient été larguées;
un chiffre qui ne se compare même pas aux plus importants bombardements de la
Deuxième guerre mondiale (Kiernan et Owen, 2006; voir annexe V). Ces attaques
aériennes, en plus des guerres qu’elles ont occasionnées, ont causé directement
et indirectement la mort de 500 000 individus. Au final, Phnom Penh, alors
surpeuplée de 2 millions de personnes, est tombée quelques mois après que les
routes de ravitaillement des États-Unis aient été coupées38.
3.1.2.3 Le Kampuchéa démocratique (1975-1979)
Les Khmers rouges originent du Khmer People’s Revolutionary Party formé en
1951. Autour des élections de 1955, plusieurs membres de ce groupe
révolutionnaire et communiste ont été brutalement réprimés par le gouvernement
Sihanouk et ont trouvé refuge au Vietnam. Toutefois, une cellule dirigée par Nuon
Chea et Pol Pot s’est maintenue secrètement en ville, pour devenir en 1966 le
Communist Party of Kampuchea (CPK). Qui étaient les têtes dirigeantes de ce
mouvement qui pendant longtemps se sont cachées derrière le couvert d’une
haute direction nommée « l’Angkar » (l’organisation)? La plupart a étudié à
l’étranger (particulièrement en France) dans les années 1950, notamment Saloth
Sar (Pol Pot39), Son Sen, Khieu Samphan et Ieng Sary et sont revenus au
Cambodge pour donner un visage plus radical à la révolution. L’idéologie khmère
38 On dit que l’assistance militaire américaine et les bombardements ont permis de retarder la chute du gouvernement de deux ans. 39 D’ailleurs, les gens vont parfois référer au KD comme le « régime de Pol Pot ».
37
rouge aurait été nourrie par une obsession pour la période pré-coloniale, centrée
sur une image idéalisée et mythifiée de la cité glorieuse d’Angkor (Edwards, 2007)
et par un maoïsme poussé à l’extrême; une vision à la fois tournée vers le passé,
ce que Kiernan appelle le « culte de l’antiquité » (Kiernan, 2007) et se projetant
vers le futur. Cette idéologie, aussi motivée par une résurgence de la nation et la
protection de l’intégrité du territoire40, a résulté en une utopie agraire et autarcique,
à l’abri de toute intervention étrangère « impérialiste ». Un mode de vie agraire
organisé selon des coopératives agricoles et des modes de production
anachroniques - notamment les « barrays » (réservoirs) et les systèmes d’irrigation
- devaient permettre un « super grand bond en avant » (Galway, 2013 : 86).
Nettoyer la ville et la population : un urbicide
Les Khmers rouges sont arrivés au pouvoir le 17 avril 1975 et ont dès lors ramené
le pays à « l’année zéro », en amorçant une profonde réingénierie de la société.
Sans attendre, ils ont détruit la plupart des institutions qui prévalaient : abolition de
la propriété privée, suppression des marchés et de la monnaie et mise en place
d’un régime draconien de production et de distribution des biens, séparation des
familles, interdiction de la pratique religieuse et artistique, de la liberté de parole et
de circulation (Hinton, 2004 : 157; Martin, 1981; 1985). La mesure qui a
probablement le plus marqué les esprits est l’évacuation presque complète des
villes du pays (voir annexe VI). Cette mesure radicale et sans pareil a déplacé
quatre millions de personnes en tout, dont deux millions à Phnom Penh41. Durant
le Kampuchéa démocratique, seulement 50 000 individus, des bureaucrates,
militaires et ouvriers y sont demeurés (voir Chandler, 2008 : 274). Bien que le
Vietnam et la Chine aient imposé de telles mesures avant, la désurbanisation ou
l’exode urbain forcé n’a atteint de telles proportions qu’au Cambodge (Carrier,
2010 : 233-247). La décision aurait été décidée à huis clos par le Comité central du
CPK trois mois avant les faits et aurait fait l’objet de peu de réflexion42.
40 Emblème aussi repris et instrumentalisé par les régimes précédents pour construire le nationalisme cambodgien naissant (Edwards, 2007). 41 La population de Phnom Penh avait presque doublé à cause des nombreuses personnes qui étaient venues s’y réfugier durant la guerre civile débutant au tournant des années 1960-1970. 42 La constitution et le plan quadriennal, succinct, n’ont été écrits qu’en 1976.
38
Conséquemment, la stratégie de planification urbaine n’était pas claire et la
collectivisation de l’économie s’est faite sans un usage rationnel et planifié de la
main-d’œuvre citadine. Le parti a donné deux principales raisons pour justifier
l’évacuation des villes : l’insécurité alimentaire et la supposée intensification des
bombardements américains. En réalité, les raisons tacites étaient le contrôle et la
surveillance effective de la population et le transfert des forces productives des
villes vers la campagne, pour rendre possible la réforme agraire et la
collectivisation des moyens de production. En effet, une hostilité anti-urbaine
entretenue par la propagande laissait croire que les villes, improductives, étaient le
lieu où les élites se livraient à des actes immoraux de corruption qui participaient
aux inégalités dans le partage des richesses et des terres (Carrier, 2010 : 242)43.
Les Khmers rouges ont donc cherché à abolir immédiatement les statuts
hiérarchiques et les liens de servitude antérieurs. Une fracture est créée entre «
l’ordre social féodal » et la nouvelle société. Les « anciens » (procheachon chas)
ou ceux de « plein droit » (peng sit) issus de la paysannerie sont maintenant en
position d’autorité sur les « nouveaux » (procheachon thmey) qui sont considérés
comme ennemis de la révolution (Hinton, 2004 : 162). Les premières purges ont
visé tous ceux qui occupaient les rangs les plus élevés durant l’ancien régime : la
royauté, l’armée, les fonctionnaires, les commerçants, les intellectuels, les bonzes,
artistes, etc. Les minorités chinoises et vietnamiennes ont aussi été visées.
Les contrecoups du régime
À la fin du régime, la fatigue, la famine, les maladies et les exécutions ont abouti
au décès d’environ 1,7 millions d’individus, soit près du cinquième de la population
totale avant l’évacuation (Kiernan, 2008 : 577). L’ancienne classe dirigeante
urbaine et intellectuelle a été en grande partie décimée44. De plus, environ 600 000
personnes ont trouvé refuge dans les camps installés au Vietnam et de part et
d’autre de la frontière thaïlandaise, sans compter les milliers de déplacés internes
dans le pays même. Environ 250 000 se sont ensuite exilés principalement aux
43 Ces allégations tenaient peu la route. Le fait urbain dans les années 1960 était très marginal, s’élevant à 10% à l’échelle du pays (7% des 10% à Phnom Penh) et le taux des familles sans terre était relativement peu élevé, vu la basse densité du pays (Willmott, 1981).
39
États-Unis, au Canada, en France et en Australie (Thibault, 2001 : 434; voir aussi
les annexes IX et X). Nous reviendrons brièvement sur l’enjeu des réfugiés et des
déplacés internes vers la fin du chapitre 4. Plusieurs ont finalement trouvé toit dans
la province et la ville de Battambang.
3.1.2.4 La République populaire du Kampuchéa (1979-89) et après
Le 24 décembre 1978, le « Front uni national de sauvetage du Kampuchéa »
(FUNSK ou Renakse), constitué de l’armée vietnamienne et d’anciens
communistes khmers restés au Vietnam ou ayant fui les purges sous le régime
khmer rouge, envahissent le Cambodge (voir annexe VIII). Après la prise de
Phnom Penh le 7 janvier 1979, le Conseil Populaire Révolutionnaire du
Kampuchéa (CPRK) s’installe, appuyé par le Parti révolutionnaire du Kampuchéa,
renommé ainsi lors du troisième Congrès du parti en avril 1979, pour se
différencier de l’ancienne appellation donnée par les Khmers rouges (Frings,
1997b : 810). Au quatrième Congrès en mai 1981, le régime est officiellement
renommé la République populaire du Kampuchéa. Il est initialement dirigé par le
président Heng Samrin45 et le Premier ministre Pen Sovann, qui en décembre
1981 est démis de ses fonctions, « [for pursuing] political and economical policies
that ‘betrayed communist principles’ » (Gottesman, 2003 : 131). Ce
« gouvernement occupé » n’étant pas reconnu par l’ONU et les États-Unis46, le
pays est presque réduit à l’assistance économique des pays du bloc soviétique
(Vickery, 1986 : 171); En 1982, le Gouvernement de Coalition du Kampuchéa
Démocratique (GCKD)47 est formé avec Norodom Sihanouk comme chef de l’État,
Son Sann comme premier ministre et Khieu Samphan comme vice premier
ministre et chargé des affaires étrangères. En exil, ils visent à contrecarrer l’action
de la RPK48.
44 La proportion exacte de citadins qui ont péri durant le régime est inconnue (Carrier, 2010). 45 D’ailleurs, les gens vont parfois référer à la RPK comme le « régime de Heng Samrin ». 46 Jusqu’en 1990, ironie du sort, ce sont les Khmers rouges qui représentent le Cambodge à l’ONU et à l’UNESCO. 47 La coalition regroupait le « Khmer People's National Liberation Front » (KPNLF), le « Khmer Rouge Party of Democratic Kampuchea » et le parti du prince Sihanouk, le « United National Front for an Independent, Neutral, Peaceful and Cooperative Cambodia » (FUNCINPEC). 48 Un informateur a joint la résistance et a fait partie de ce que certains appellaient les « para », c’est-à-dire les forces postées à la frontière du pays qui s’opposaient au gouvernement. Il dit avoir occupé certaines maisons, mais il les a quittées
40
Au lendemain des Khmers rouges, le Cambodge se trouve dans des conditions
désastreuses. C’est le chaos sur le plan économique et social. Des centaines de
milliers de personnes auraient péri de famine dans les deux premières années du
régime, poussant des centaines de milliers d’autres à rejoindre les camps de
réfugiés à la frontière thaïlandaise, où l’aide humanitaire est organisée (Slocomb,
2003 : 94). Malgré ces difficultés et l’apparente insatisfaction de la population, la
RPK préserve la ligne socialiste, mais l’atténue en quelque sorte. Parmi les
politiques mises en place de 1979 à 1985, notons le rétablissement des villes, des
marchés et de la monnaie (en 1980), la légalisation de la petite entreprise privée
familiale (parallèlement avec les entreprises d’État et coopératives), le
rétablissement de la liberté de culte, des écoles primaire et secondaire et des
hôpitaux; des institutions qui avaient été abolies ou fortement altérées sous les
Khmers rouges (Regaud, 1992 : 69). Vers 1985, le régime constate plus clairement
l’inefficacité de certaines politiques économiques et réorganise notamment celle
des « groupes de solidarité » qui organise le travail agricole. Avec le retrait graduel
des troupes vietnamiennes sur son territoire dès décembre 1988, son retrait officiel
en 21 septembre 1989 et la volonté de s’attirer l’appui populaire, la RPK s’engage
progressivement dans des réformes de fond (Carrier, 2007 : 134). Celles politiques
sont davantage cosmétiques et incluent par exemple un changement de nom pour
« l’État du Cambodge », le changement du drapeau, de l’hymne national, la
suppression des références à la « révolution » dans la constitution. Les réformes
économiques, plus substantielles, aboutissent au quasi rétablissement de la
propriété privée (Gottesman, 2003 : 304). Ces transformations, au cœur de ce
mémoire, seront développées au chapitre 4.
3.1.2.5 L’APRONUC (1992-1993) et le Royaume du Cambodge (1993)
En octobre 1991, grâce à un difficile compromis politique entre les quatre partis du
pays à l’époque (l’État du Cambodge et les trois factions du CGDK), les accords
de Paris ont été signés. Quelles étaient les composantes de cet accord et les
bases conséquetes de l’APRONUC? Selon Gottesman :
suite à ses déplacements à la frontière.
41
The actual agreement set forth the role of UNTAC in ensuring a « neutral political environment conducive to free and fair general elections » and included the details of the election process, the withdrawal of foreign troops and verification thereof, the cease-fire and the cessation of outside military forces, human rights guarantees, provisions for the return of refugees, the release of prisoners of war, and principles for a new, post-election constitution » (Gottesman, 2003 : 344)49
En février 1992, l’APRONUC est mise sur pied pour désarmer et cantonner les
troupes de chaque faction, afin de permettre la tenue d’élections libres et la
transition démocratique et économique du Cambodge (Frings, 1997 : 19). L’État du
Cambodge reste effectif, mais le pouvoir suprême repose entre les mains du
Conseil suprême national (SNC), composé équitablement de membres des
différentes factions opposées. Pour l’ONU, l’APRONUC a été une opération d'une
ampleur inégalée. De février 1992 à septembre 1993 (18 mois), L'organisation et
ses partenaires internationaux ont mobilisé, seulement pour le volet militaire, 15
547 troupes, 893 observateurs, 3500 policiers civils, 1149 civils et 465 volontaires,
investissant environ 1,6 milliard de dollars dans l'entreprise (Widyono 2014 : 1). En
septembre 1993, la mission est accomplie. Après des élections législatives tenues
en bonne et due forme au mois de mai précédent, une nouvelle constitution
adoptée par le parlement cambodgien rétablit le Royaume du Cambodge. Le
portrait général est toutefois en demi-teintes. Le rôle assigné à chacune des unités
administratives de l’UNTAC au départ ne s’est pas pleinement concrétisé sur le
terrain, pour plusieurs raisons. Certains commentateurs ont noté les effectifs
insuffisants de la police civile ainsi que leur manque de coordination. Néanmoins,
la période marquée par la présence des casques bleus a insufflé pour le peuple
cambodgien un vent d’espoir et d'enthousiasme : « it was immediately apparent
that Cambodian citizens were deeply invested in the transition, and not just
because they yearned for peace. Having dutifully suscribed to so many passing
ideologies, they were nonetheless genuinely excited about democracy »
(Gottesman, 2003 : 350).
49 En plus, au congrès d'octobre 1991 du CPRK, le Parti a été réformé pour devenir le CPP actuel. Les références au marxisme-léninisme ont été abandonnées et un engagement envers l'économie de marché, la séparation des pouvoirs, la démocratie libérale, les droits humains et le pluralisme politique a été formulé (Gottesman, 2003 : 345).
42
3.1.3 Évolution de la propriété foncière et immobilière de 1863 à 1979
Cette section cherche à ancrer la notion de propriété dans le contexte de la
recherche, en retraçant l’évolution des régimes de propriété au Cambodge entre
1863 et 1979. Les régimes de propriété des périodes qui concernent plus
spécifiquement la recherche (1979-1991 et 1992-1993) seront abordés dans le
développement du mémoire (chapitre 4 sur les résultats). Les changements de
régimes fonciers au Cambodge témoignent des révolutions sociales et politiques
majeures qui l’ont marqué (voir tableau 1). On peut s’imaginer que de chaque
période subsiste aujourd’hui des traces qui sont percevables dans les pratiques et
représentations liées à la propriété. Par ailleurs, selon Luco (2002 : 12), la
complexité des trajectoires foncières actuelles et historiques au Cambodge invite
le chercheur à ne pas faire de généralisations trop hâtives et à porter une attention
particulière au contexte :
les problèmes fonciers ne seront pas les mêmes s’il s’agit d’un quartier urbain (problèmes de constructions mitoyennes), d’un village ancien (terres des ancêtres / loi coutumière), d’un village nouveau (terres distribuées en 1979 / loi foncière officielle), d’un village ancien où les terres ont été distribuées (rencontre entre loi coutum ière et loi foncière officielle), d’un village avec une partie ancienne et une partie peuplée de nouveaux arrivants, d’un village resté jusqu’à récemment sous le contrôle de la résistance armée et d’un village en paix depuis 1979.
43
Tableau 1 : Processus juridique de conversion des usages résidentiels en droits de
propriété, 1975-2001
Source : Carrier, 2007 : 25
3.1.3.1 Valeurs traditionnellement associées au sol et à la propriété
Selon certains auteurs, le sens de la propriété et la maison sont très importants
dans la société cambodgienne, car ils fondent l’unité sociale de base qu’est la
famille nucléaire (Luco, 2008; Népote, 2003; Pan, 2003 : 60). Les Khmers affirment
généralement cette possession du lieu par l’action de « clore » l’espace extérieur
de la maison. De plus, selon Népote, « la maison semble faire l’objet d’un tabou
social : on ne montre pas sa maison et on ne communique guère sur ce qui s’y
passe. Les Cambodgiens n’aiment pas que des ‘gens du dehors’ s’intéressent à
leur espace. » (Népote, 2003 : 96). Pour plusieurs ruraux, la terre constitue la base
sur laquelle s’appuie leur principale source de revenus, l’agriculture (CCHR, 2013 :
14). Elle constitue aussi le principal legs entre les membres d’une famille via la
44
succession et l’héritage (Hauser-Schaublin, 2011 : 105). Plusieurs anthropologues
ont noté que la relation entre le peuple cambodgien et son environnement était
caractérisée par le culte des génies neak ta (littéralement, « individus vieux »). Ces
ancêtres réincarnés dans des lieux et des éléments naturels précis jouent les rôles
de protecteurs du sol et des communautés rurales (Forest, 1992 : 5)50. Pour
entretenir une bonne relation avec eux, il est sommé de leur faire régulièrement
des offrandes. Conformément à ces mêmes croyances animistes, construire sa
maison au Cambodge implique également une série de rites et de prescriptions
(Pan, 2003 : 49), « on ne saurait dissocier l’édification rituelle de l’édification
matérielle » dit Giteau (1971 : 103). Avant la construction de la maison, un maître
spirituel, un astrologue et/ou un médium auront notamment comme responsabilités
de déterminer le bon site d’implantation et le bon type de maison. On peut penser
que ces valeurs et croyances se sont conservées en milieu urbain et qu’elles
cohabitent avec la modernité. Par exemple, Thibault, dans son étude des réfugiés
cambodgiens, explique que même si plusieurs sont allés se réfugier en ville après
la guerre, ils sont restés attachés à un mode de vie rural (Thibault, 2001 : 367-
368). Les résultats de cette recherche amèneront indirectement un éclairage à
quelques-uns de ces aspects d’un ordre plus culturel.
3.1.3.2 Pré-colonial (avant 1863)
L’organisation politique du Cambodge avant le Protectorat français est décrite par
les premiers explorateurs comme un système hiérarchique et féodal, de patronage.
La terre est la propriété du roi, « il est reconnu comme étant le maître de la terre et
de l’eau (mechas dei mechas teuk) » (Luco, 2008 : 423). La terre est en pratique
accessible à tous et l’exploitation des rizières est régie par le principe «
d’acquisition par la charrue » ou de « land to the tiller », qui soutient que la terre
appartient à celui qui la défriche, l’aplanit, la borne et la travaille (Cleary et Eaton,
2004 : 4). En contrepartie de ce droit d’usufruit et d’une protection, les paysans
doivent donner une portion de leurs revenus ou de leurs récoltes aux chefs locaux
de village, « à tous les étages du système hiérarchique, chacun, à la mesure de
50 Cette pratique religieuse animiste a néanmoins échappé pendant longtemps à l’intérêt des chercheurs de la société
45
son titre, a le privilège de ‘manger le royaume’ localement » (Luco, 2008 : 423).
Cette propriété ne saurait être réduite à une propriété privée, elle témoigne plus
d’une propriété publique basée sur une entente mutuelle à long terme (voir
notamment Carrier, 2007). Néanmoins, il était possible pour le paysan possesseur
de transmettre sa terre, par voie d’héritage et de testament (Delvert, 1994 : 488). À
cette époque, considérant que la superficie de terre disponible était abondante et
que la population était modeste, c’est plutôt la main-d’œuvre et le travail qui
avaient de la valeur, ce qui amène Delvert à dire que « la richesse au Cambodge
[était alors] commerciale, nullement terrienne » (1994 : 498).
3.1.3.3 Protectorat français (1863-1953)
En 1884, la première loi sur l’administration des terres est instituée par le
gouvernement colonial français. Elle abolit les droits de propriété exclusifs au roi et
cherche à régulariser et formaliser la tenure des terres pour stimuler la production
agricole, particulièrement au bénéfice des commerçants français. C’est de cette
façon que « le sol du Royaume jusqu’à ce jour propriété exclusive de la Couronne
cessera d’être inaliénable; il sera procédé par les autorités françaises et
cambodgiennes à la constitution de la propriété » (Delvert, 1994 : 490). La
sécurisation des terres passe par l’introduction en 1912 d’un système cadastral,
doté de plans parcellaires et de certificats d’immatriculation. Cette campagne ne
connaîtra toutefois pas la participation espérée, un très faible pourcentage des
terrains ayant été cadastré et enregistré (Ouellet, 2009 : 12). La propriété privée
est reconnue officiellement par le code civil de 1920, calqué sur la loi française.
3.1.3.4 Post-indépendance : le « Sangkum » et la République (1953-1975)
Durant cette période, les principes de la loi sur les terres de 1884 sont maintenus.
En effet, les constitutions de 1956 et 1972 réitèrent la prééminence du principe de
propriété privée initiée à la base par les autorités coloniales. Le processus
d’enregistrement et de cadastrage des terres continue à connaître des
avancements limités, car ces pratiques ne sont pas reconnues par une majorité de
cambodgienne qui la renvoyait à l’ordre des superstitions, à une forme d’« arriération culturelle » (Forest, 1992).
46
la population. Selon Delvert (1994 : 497-500), les grands propriétaires dans les
années 1960 sont la « couronne et quelques familles princières, les pagodes,
d’anciens fonctionnaires, commerçants, la plupart d’origine chinoise récente ou
même Chinois naturalisés, Français, l’État cambodgien ». Un marché foncier
émerge dans les années 1960, avec les premières tentatives de culture intensive
et commerciale initiées par de riches fonctionnaires ou commerçants et avec la
campagne de « la colonisation des terres nouvelles » amorcée par le prince
Sihanouk (Luco, 2008 : 426). L’échec de celle-ci et de d’autres initiatives
économiques mène au déclin du prince jusqu’à 1970. Au début des années 1970,
les bombardements massifs troublent les campagnes cambodgiennes, alimentent
le conflit civil et des centaines de milliers de personnes se déplacent vers les villes
pour y chercher refuge.
3.1.3.5 Kampuchéa démocratique (1975-1979)
Le 17 avril 1975, les Khmers rouges, dirigés par Pol Pot, prennent le pouvoir de
Phnom Penh et évacuent les populations urbaines vers les campagnes. Le
mouvement pousse à l’extrême son idéologie agro-collectiviste inspirée du
maoïsme. En 1976, la mise en place officielle d’une constitution et d’une économie
centralisée et planifiée officialise l’abolition de la propriété privée dont celle de la
terre et de l’argent et une collectivisation agricole radicale. Selon l’article 2 de la
Constitution de 1976 : « Tous les moyens de production importants sont la
propriété collective de l’État populaire et la propriété communautaire du peuple.
Quant aux biens d’usage courant, ils demeurent la propriété individuelle des
particuliers ». En outre, les registres cadastraux sont détruits, ce qui rend
aujourd’hui complexe la détermination des limites et des statuts juridiques autrefois
en vigueur. Nous verrons de manière plus détaillée comment la propriété foncière
a évolué à partir de là, dans les sections et les chapitres suivants.
3.2 Cadre spécifique de la recherche : Battambang
3.2.1 La province de Battambang
Afin de comprendre la région dans laquelle s’insère cette recherche, voici un
47
portait général de la province et de la ville de Battambang. La province se trouve
entre le lac Tonlé Sap et la frontière thaïlandaise (à environ 130 km) et touche aux
provinces de Siem Reap, Banteay Meanchey, Pailin et Pursat51. Elle compte un
peu plus de 950 000 habitants en date de 2005 et elle est divisée en une
municipalité (celle de Battambang), 13 districts, 96 communes et 741 villages
(Battambang Municipality, 2009). Grâce à ses abondantes terres fertiles et son rôle
important dans la production nationale du riz inondé (environ 10%), la province est
surnommée le « bol de riz du Cambodge » 52. D’ailleurs, dans les années 1960, les
premiers projets de culture agricole intensive au pays y ont été initiés, provoquant
l’apparition d’un certain marché foncier. Dans les années 1990, Yap parle d’un
« northwestern corridor » qui incluait Phnom Penh, Pursat, Battambang, Sisophon
et Poipet et qui se serait développé autour de la production et du commerce
agricole, notamment avec la Thaïlande voisine (1992 : 74).
La province, avec Siem Reap, Sisophon et une partie du Laos, a été sous la tutelle
de la Thaïlande (le Siam, jusqu’en 1939) de 1795 à 1907 et de 1941 à 1947, avec
le régime de Vichy notamment. De ce fait, certains disent que Battambang
possède un caractère politique particulier (Ashley, 1996). Durant la deuxième
tutelle, à l’abri de la supervision des colonisateurs français et de la royauté, la
province a été le nid du mouvement anticolonialiste et nationaliste des Khmers
Issaraks. Des années après, alors que des mouvements dissidents connaissaient
une forte répression à Phnom Penh, des acteurs clés de la lutte anti-royaliste dont
Son Ngoc Thanh sont venus se réfugier à Battambang pour poursuivre leur action.
Enfin, autre évènement notable, à Samlaut en 1967 a eu lieu une des rébellions
paysannes les plus importantes de l’histoire récente du pays53. Le soulèvement
populaire a été rapidement et violemment maté par les forces armées du prince
Sihanouk, occasionnant du coup des milliers de victimes (Chandler, 2008 : 244).
51 En termes de distance, la ville se situe à 40 km du Tonlé Sap, à 292 km de Phnom Penh et à 129 km de la frontière thaï (Parker, 1994 : 11). 52 Battambang est aussi la province la plus importante en ce qui a trait à la transformation du riz (Goad, 2012 : 6). La Battambang Rice Miller Association sert les intérêts des agriculteurs de la région et fait la promotion du label «Battambang». 53 Pour certains révolutionnaires communistes, les révoltes de Samlaut constituent le point de départ de la lutte armée contre le gouvernement, ce qui aurait d’ailleurs valu à la région du Nord-Ouest le numéro 1 durant le régime des Khmers rouges (Vickery, 1999 : 72).
48
3.2.2 La ville de Battambang : Histoire et caractérisation urbaine54
Portrait général actuel
La capitale Battambang, qui porte le même nom que sa province, est la deuxième
ville la plus populeuse du pays après la capitale nationale Phnom Penh, avec une
population de 180 000 habitants selon le recensement de 2008 (Battambang
municipality, 2009). La rivière Sangker (stung Sangker), qui constitue la principale
voie d’accès au lac Tonlé Sap, descend de la chaîne de montagnes des
Cardamomes et traverse la ville du nord au sud, la divisant en deux. La
municipalité elle-même comprend 10 communes et 62 villages. 3 des 10
communes sont dites rurales (Kdol Doun Teav, O Mal et Wat Kor) et 7 sont dites
urbaines (Prek Preah Sdach, Svay Por, Tuol Ta Ek, Rattanak, O Char, Chamkar
Samrong et Slaket) (voir figure 1). Le terrain de recherche, réalisé au printemps
2013, avait lieu principalement à Svay Por (17 758 habitants en 2006), commune
du centre-ville, ainsi qu’à Chamkar Samrong (16 075 habitants) et Slaket (6 713
habitants), deux communes au nord du centre-ville55 (voir tableau 2). Quelques
entrevues ont aussi été faites à Rattanak et à Prek Preah Sdach.
54 L’agence allemande de coopération et de développement, la Gesellschaft für Internationale Zusammenarbeit (GIZ), a apporté son aide à l’administration de Battambang depuis le début des années 2000. Les autorités ont ainsi cumulé une expertise locale et une quantité appréciable de données et de documents portant sur son urbanisation, sa planification urbaine et son histoire. GIZ a également appuyé l’élaboration d'un plan d'aménagement d’ensemble en 2009, dont le «Technical Report on the Land-Use Plan for Battambang Municipality», que j’ai abondamment consulté pour cette partie, est une étape préliminaire. 55 Pour donner une idée du nombre de familles présentes dans chaque commune, on retrouve 5.67 personnes par familles en moyenne (Battambang municipality, 2009).
49
Figure 1 : Les communes dans la municipalité de Battambang
Source : Battambang Municipality, 2009 : 26
Tableau 2 : Population de la municipalité de Battambang, de 1998 à 2006, par communes
Source : Battambang Municipality, 2009 : 30
50
Aux abords de la municipalité se trouvent les districts de Thmor Kol et d’Aek
Phnom au nord, de Sangker à l'est et de Banan au sud et à l'ouest (voir annexe II).
La municipalité couvre une superficie de 115,44 km2, desquels 85,5 km2 sont des
zones agricoles, soit 74% du territoire. La route nationale no. 5 traverse
Battambang du nord-ouest au sud-est. Elle connecte la ville à Sisophon, Poipet et
Siem Reap au nord et à Pursat et Phnom Penh au sud. La route no. 57 rencontre
la route no. 5 au centre-ville et connecte Battambang à Pailin. Le chemin de fer qui
passe en plein cœur connecte Phnom Penh à Sisophon. L'aéroport a cessé de
fonctionner en 2003.
La période précoloniale
La ville de Battambang a été fondée au XIe siècle. Selon une légende, sa création
viendrait d’un bâton en ébène qui aurait été perdu (bat dambaung kraneung) et qui
aurait été retrouvé dans la forêt par son propriétaire, à proximité de l’emplacement
actuel de la ville. Au tournant du XIXe siècle, la ville s’est développée
essentiellement comme un poste d’échange. L’occupation se faisait de manière
spontanée, principalement sur les rives de la rivière Sangker où étaient implantées
une douzaine de pagodes. Au sud, plus en recul, un fort avec une enceinte et la
résidence du seigneur-gouverneur thaï (aujourd’hui appelée la maison du
gouverneur) ont été construits en 1837 et 1905.
La colonie française
Le 23 mars 1907, les provinces de Battambang, Siem Reap et Sisophon sont
restituées à la colonie française d’Indochine. Dans les décennies qui suivent, les
nouveaux administrateurs mettent en œuvre des plans de développement urbain
qui mènent à l’implantation d’un système de transport urbain et interrégional
moderne. Dotée de ces nouvelles infrastructures, la localité accueille des
structures administratives, des lieux de commerce et des industries de taille
moyenne et peut désormais se targuer d’être un véritable centre régional urbain
51
(Grant Ross, 2003). Le premier plan56 urbain prévoit une trame quadrillée de
routes et de parcelles sur la rive ouest de la rivière et oblige de construire les
maisons sur la terre et non sur pilotis. Des parcelles plus grandes sont également
prévues pour des institutions comme la prison et l’hôpital. Le plan prend forme en
1917 avec l’aménagement de trois rues et deux sous-rues parallèles à la rivière,
numérotées 1, 1.5, 2, 2.5 et 3, et deux ponts traversant la rivière (un en acier, un
en béton). Chaque îlot est divisé en parcelles de trois à quatre mètres de large et
vingt-cinq mètres de profondeur et des compartiments chinois - « shophouses » en
anglais et « pteah lveng » en khmer - de un ou deux étages sont construits
particulièrement à l’intention des Chinois qui contrôlent la grande majorité des
activités commerciales du centre-ville (voir figure 2 et voir annexe III).
Figure 2 : La rue no. 1
Crédit photo : auteur, 2013
56 Celui-ci aurait été créé par Ernest Hébrard célèbre urbaniste de l’Indochine française (Battambang Municipality, 2009).
52
Les compartiments comprennent à la fois commerces au rez-de-chaussée et
habitations à l’étage. Ils ont une entrée principale sur rue qui permet un accès
direct au commerce, prolongée parfois par une galerie en façade qui couvre le
piéton. Une ruelle vers l’arrière sert à la livraison des marchandises et à l’accès à
un bâtiment annexe aux dimensions plus petites, orienté vers l’intérieur de l’îlot
(voir figure 3). Les compartiments chinois sont construits en briques recouvertes
de stuc. La charpente est en bois et les planchers sont généralement recouverts
de tuiles céramiques. Avec ce modèle qui « répond parfaitement à la vocation
commerciale du lieu, et représente un véritable outil de production et de
densification des quartiers marchands », on introduit à Battambang, par le
lotissement, un rapport inédit à l’espace public (Mission du patrimoine, 2011 : 15).
Figure 3 : Axonométrie volumétrique d'un compartiment chinois, à Siem Reap
Source : Mission du patrimoine, 2011 : 16
Avec la création d’un chemin de fer qui relie la ville à Phnom Penh au début des
années 1930, un second plan qui prévoit l’extension de la ville est développé.
53
Durant cette période, des compartiments chinois sont construits jusqu’à la station
de train nouvellement construite. Plusieurs autres bâtiments publics et résidentiels
(ex. des villas) sont érigés, dont le marché central (Psar Nath) en 1937, aujourd’hui
le centre névralgique de la ville (voir figure 4).
Figure 4 : Le psar Nath
Crédit photo : Marie-Ève Samson, 2012
Sangkum Reastr Niyum
Le vent de modernisation amorcé sous les Français se poursuit après
l’indépendance, sous la gouverne du prince Sihanouk et de son parti. Pour
répondre aux nouvelles aspirations de la population grandissante, un troisième
plan prévoit le développement de quatre nouvelles zones distinctes : le secteur de
l’éducation et des services publics à l’est et au sud-est, le secteur culturel au sud,
54
le secteur résidentiel au nord57 et le secteur industriel plus à l’ouest (Grant Ross,
2003 : 39; voir annexe IV). La mise en œuvre du plan fait en sorte que la superficie
de la ville de Battambang croît par cinq. Sur le plan résidentiel, les blocs à
logements de trois à quatre étages plus standards, qu’on appelle simplement «
bloc », et les villas individuelles plus cossues, se multiplient un peu partout dans la
ville, notamment au sud et au nord du centre-ville et de l’autre côté de la rivière, à
l’est58. En tout, environ 75 constructions institutionnelles sont érigées; notamment
des écoles, un tribunal, une université, un complexe de sport, un musée, un centre
des congrès et une salle d’exposition. Un aéroport et une extension du chemin de
fer vers la ville voisine de Poipet sont également réalisés. Quatre principales
usines sont construites plus en périphérie : la filature d’Andoeuk Hep (1965),
l'usine textile Sangkum Niyum preah puth sasna (1967), l'usine de tissage de jute
SRN preath puth sasana à Daun Teav (1968) et la raffinerie de sucre à Kompong
Kaul (1969). Ces projets étaient pour la plupart du temps financés conjointement
par le public et le privé. Par exemple, les usines de textile ont bénéficié
d’investissements privés français et chinois.
3.3 Avant, pendant et après l’évacuation forcée de Battambang
Après la prise du pouvoir du pays par les Khmers rouges, l’ensemble des centres
urbains du pays, dont Battambang, ont été vidés de leur population. Cette section
va au-delà de l’historique général exposé précédemment. Il présente l’expérience
de cette évacuation forcée et des années troubles qui l’ont précédé, du point de
vue de résidents de Battambang qui ont été interviewés. Additionnés à des
sources secondaires, ces témoignages font comprendre que cette période de crise
majeure a grandement conditionné la capacité de la RPK à reconstruire le pays et
rendre effectives ses politiques économiques et foncières dans les années 1980.
3.3.1 État de la ville de Battambang avant l'évacuation
Avant que les Khmers rouges prennent le pouvoir du pays, un certain climat
57 Surnommé le « quartier vert du sangkum », mais qui n’a pas été complètement réalisé. 58 Par ailleurs, pour plus tard, notons que pour décrire la forme ou le volume des maisons en ville, les Cambodgiens utilisent un vocabulaire assez simple. Le mot « lveng » est utilisé pour parler d’une rangée, « khnong » pour parler d’un jumelé à
55
d'insécurité régnait déjà dans la ville de Battambang et sa périphérie. Avec les
bombardements américains qui s’intensifiaient et la montée des Khmers rouges
dans les campagnes du pays, plusieurs ruraux se sont réfugiés dans les villes et
en Thaïlande; faisant en sorte qu’environ 120 000 personnes auraient habité
Battambang avant l’évacuation (Ponchaud, 2001 : 55)59. Paradoxalement,
approvisionner la ville en nourriture devenait de plus en plus problématique avec la
coupure du tronçon Pursat-Kompong Chhnang de la voie ferrée qui reliait
Battambang à Phnom Penh et avec la fermeture de la route nationale 5 depuis
1973. La sécurité de la région était également compromise par les affrontements
soutenus entre troupes khmères rouges et républicaines. Un répondant m’a
expliqué que les combats sévissaient particulièrement en dehors de la ville et aux
limites de celle-ci (ex. le secteur du Psar Leu), mais très rarement à l’intérieur.
Malgré cela, des épisodes ponctuels de révolte y avaient lieu. Un des répondants
raconte qu’un peu avant la chute :
il y avait eu une protestation faite par des étudiants et instiguée secrètement par un professeur pro-khmer rouge qui les avait incités à combattre les urbains (niey toun). Le groupe d’étudiants saccageait et mettait le feu aux maisons, sortait les meubles à l’extérieur et les incendiait dans la rue. J'ai vu ces évènements de mes yeux! Personne n'osait intervenir auprès de ces jeunes qui étaient nombreux et forts (TL04).
Un autre répondant explique aussi que les Khmers rouges avaient par moments
réussi à infiltrer la ville :
Des soldats khmers rouges avaient lancé des grenades dans une salle de cinéma, causant la mort de dizaines de personnes. Ils brûlaient aussi des maisons. La bataille entre les Khmers rouges et Lon Nol avait lieu par ci par là dans la région et toute notre famille qui habitait les alentours est déménagée et est venue vivre à Battambang. (TL27).
Pour pallier à ces conditions de vie difficiles, les autorités de l’époque ont pris
quelques mesures. Un répondant nous explique par exemple que des milices
civiles volontaires, dirigées par des « chefs d’îlot », avaient été créées pour faciliter
le contrôle et l’administration des cinq secteurs de la ville. Ces groupes étaient
notamment en charge de la sécurité et de la distribution des biens et de la
l’arrière et « choan » pour parler d’un étage. 59 Ponchaud parle d’une population de 120 000, qui avant la guerre était de 40 000 - donc ça aurait triplé. Ashley (1996 : 160) parle qu’au plus un million de personnes auraient été déplacées « from Battambang Town and different parts of the country to the rural areas of the province », ce qui porte plutôt à confusion. J’ai utilisé le chiffre le plus conservateur.
56
nourriture à travers des coopératives.
3.3.2 La prise et l’évacuation de Battambang
L’évacuation quasi-complète des villes par les Khmers rouges, malgré son
caractère unique dans l’histoire, n’a pas fait l’objet de beaucoup d’études
historiques détaillées. On en connaît la teneur surtout grâce aux nombreux
témoignages rapportés par écrit, après la fin du régime, par des survivants
majoritairement originaires de Phnom Penh. À Battambang, avec la population qui
avait presque triplé dans les dernières années du régime de Lon Nol, plus d’une
centaine de milliers d’habitants ont été déplacés de force et ont dû faire la grande
marche vers les campagnes pour participer aux travaux dans les rizières60. La ville
de Battambang est tombée à peu près en même temps que Phnom Penh, du
moins la même journée. Le 17 avril au matin, la chute de Phnom Penh est
annoncée par radio et on ordonne aux troupes de la République à travers le pays
de déposer les armes. Celles de Battambang continuent à combattre jusqu’en
soirée, soit jusqu’au moment où le chef d'état-major de la province ordonne de
cesser les combats, ce qui ouvre la porte aux libérateurs communistes. En effet,
vers 18h, un contingent militaire khmer rouge parade dans la ville et fait le tour du
marché central, devant une foule réjouie par leurs promesses de paix et de justice.
Un répondant décrit que « des gens avaient disposé de la nourriture et de l'eau sur
le bord de la route pour accueillir les nouveaux venus. Certains avaient aussi fait
des drapeaux blancs avec leurs chemises » (TMY12). Ce sentiment de bienvenue
n’était pas partagé par tous. Une répondante dit par exemple que lorsque les
camions Khmers rouges sont arrivés, son sentiment de peur l’a poussée à se
réfugier dans sa maison, fermant portes et fenêtres. En fait, peu de gens
comprenaient ce qui les attendait réellement.
60 Le père François Ponchaud a fait le compte-rendu des évènements dans quelques villes de la région, à partir de récits qu’il a collectés de personnes réfugiés en Thaïlande (2001 : 54-70).
57
Figure 5 : Phnom Penh le 17 avril 1975
Crédit photo : Roland Neveu, 1975
Dans les jours suivants, différentes mesures présagent le chaos à venir. Le 18 par
exemple, les autorités khmers rouges ordonnent aux commerçants d’abaisser le
prix des denrées alimentaires à un niveau ridicule, « le kilo de porc ne coûte que
douze riels au lieu de 300 la veille, le riz est à trois riels le kilo au lieu de 150, le sel
à un riel seulement [...] c’est la cohue générale » (Ponchaud, 2001 : 56). En dépit
de leur désespoir, les commerçants respectent les ordres pour s’éviter des ennuis.
Cette situation a nui à certains et profité à d’autres. Une répondante explique que
c’est grâce à cette chute de prix qu’elle a pu se faire des réserves de nourriture
avant son évacuation, ayant eu la nouvelle et ayant pu aller au marché tôt en
journée (MS16). Le 19 avril, les chefs Khmers rouges donnent l’ordre à tous les
militaires de se rassembler à la préfecture, pour qu’ils soient informés du
fonctionnement du nouveau régime. Ils sont ensuite divisés en trois groupes : les
officiers devaient aller dans l'enceinte de l'école primaire Sâr Hoeur, les sous-
officiers à l'école primaire Eap Kuth et les soldats réguliers au lycée de
58
Battambang. Dans les jours qui suivent, ces groupes sont transportés en camion à
l’extérieur de la ville, sous prétexte qu’on les amenait recevoir le roi Sihanouk à
Phnom Penh. En chemin, presque tous sont exécutés. Cet épisode sombre a été
corroboré par plusieurs répondants. Enfin, bien que des ordres d’évacuation aient
déjà été donnés avant, c’est le 24 avril61 que des voitures et des militaires munis
de porte-voix parcourent les rues et donnent aux civils l’ordre définitif de quitter
Battambang dans les trois heures suivantes. Ceux qui s’y opposaient étaient tués
sur place. Un répondant qui a vu de ses yeux des gens exécutés précise que « les
cadavres étaient laissés sur le bord de la route pour donner l’exemple aux autres »
(TL04). Une répondante décrit le climat de terreur qui régnait :
Les Khmers rouges avaient gagné et ils disaient à la population de quitter la ville dans les trois jours pour qu'ils puissent nettoyer les ennemis (kmaing). Qui étaient les ennemis? On ne savait pas. Si les gens ne suivaient pas leurs ordres, ils étaient fusillés. Tu n’avais pas le choix d’obéir, tu ne voulais pas qu'ils tuent tes enfants (LM05).
L’évacuation n’a pas été planifiée, elle s’est faite dans le désordre général. Les
routes grouillaient de gens désorientés, ne sachant pas les causes de leur départ.
Un répondant nous dit « qu’après trois jours ils nous ont évacués et ils nous ont
forcés à voyager à pied. On ne savait pas où aller, on marchait sans direction,
sans but » (TL27). Il y aurait eu pour certains des directives plus claires, par
exemple celle de s'éloigner à dix kilomètres des routes nationales et de rejoindre
ensuite les zones « libérées » de longue date (Ponchaud, 2001). En réalité,
plusieurs personnes, sans meilleure indication, ont tenté de retrouver leur village
natal, accompagnées souvent de proches. La préparation du départ s'est faite
dans la hâte, la population collectant rapidement ce qui lui était le plus nécessaire :
les gens partaient selon la compréhension qu'ils avaient de l'évacuation et ils apportaient tout ce qui leur était possible d'apporter. On a mis nos choses dans un sac et le reste (ex. les meubles) est demeuré là. Plus tard, les Khmers rouges ont récupéré ces objets qu’ils considéraient comme les biens des classes riches (sakadephum). (TL04)62
61 Il y a un flou quant à la date réelle de l’évacuation massive de la population de Battambang. Ponchaud (2001) donne comme date le 24 avril, mais plusieurs répondants parlent plutôt de deux-trois jours suivant l’arrivée des Khmers rouges à Phnom Penh le 17 avril, donc entre le 17 et le 20 avril. 62 Le même principe s'appliquait d’ailleurs pour les rizières et les terres de plantation qui étaient réquisitionnées et converties en propriété commune. Ceux qui en détenaient une grande quantité, les « kamiset kras », c'est-à-dire les « possédants croches », étaient particulièrement visés par les purges khmères rouges. Nous y reviendrons plus loin.
59
Les conditions du départ et les objets de valeur apportés avec soi n'étaient pas les
mêmes pour tous. Une personne dit n'avoir apporté que du riz, des vêtements, son
vélo, tandis qu'une autre dit être partie avec l'auto de son beau-frère, ce qui lui a
permis de transporter beaucoup plus de choses, bien que la voiture ait été
réquisitionnée plus tard sur la route. Une autre répondante nous raconte que l'or et
les bijoux qu'elles avaient emportés lui ont beaucoup servi durant le régime :
« c'est grâce à mon or63 et mes bijoux que j'ai pu faire des échanges pour de la
nourriture et que j'ai pu survivre. » (TL27). À cet instant, plusieurs réalisent qu’ils
perdront ou devront se départir de ce qu’ils avaient de plus précieux. Par exemple,
une évacuée de Phnom Penh dit : « j'avais une maison à Phnom Penh, en fait
c’était celle de mes parents. [...] C'était une maison en rangées (pteah lveng) de
deux étages. Quand nous avons été évacués, c'était parti, nous n'avions plus
rien » (LM05). Un interviewé pour sa part, se désole plutôt de la perte d’objets
d’une grande valeur symbolique :
ils sont venus nous fouiller. Moi j'avais apporté dans mon sac à dos mon diplôme, mon acte de naissance, les plans de mon terrain, des photos de l'ancien régime. Ils ont tout pris. Même les livres et cahiers de notes dans lesquels j'avais inscrit les jours de naissance de membres de la famille. Ça m'a fait mal au cœur. (SS02)
L'évacuation, occasionnait d’autres déchirures difficiles à vivre. Plusieurs disent à
ce moment avoir craint par-dessus tout d’être séparés de leurs familles, car une
fois déplacé, il devenait difficile de retrouver ses proches. Les choses se
compliquaient également selon la dispersion et la taille de la famille à délocaliser
ainsi que l’âge de ses membres. En outre, une fois sur la route, les personnes
interviewées ont connu des trajectoires de migration forcée extrêmement variées.
Voyageant à pied, en camion et en train, elles ont transité vers plusieurs
destinations plus ou moins éloignées de la ville de Battambang. Les plus jeunes et
les célibataires, qui souvent étaient enrôlés dans les « brigades mobiles » (kong
chalat), étaient plus susceptibles d’avoir à changer fréquemment de lieu de travail
ou de chantier. Une répondante nous explique que selon les saisons, elle était
63 Pour transiger l'or au Cambodge, on utilise toutes sortes d'unités de mesure, les principales sont le tomleung (qui signifie petit lingot), le chi, le hun et le ly. 10 ly équivalent à un 1 hun. 10 hun équivalent à 1 chi. 10 chi équivalent à 1 tomleung, qui équivaut à 0,11 kg d'or ou 450$ US en date de décembre 1993 (Parker, 1994 : 7). Ces unités ont été fréquemment évoquées durant les entrevues.
60
constamment envoyée dans diverses localités par l'Angkar pour la récolte, le
repiquage, pour creuser des canaux, terrasser des rizières et des mini-barrages
(MS16).
3.3.3 La vie dans la zone 5 du Nord-Ouest, sous un « État agraire »
Pour mieux administrer le pays, le parti communiste du Kampuchéa a divisé son
territoire en sept zones (phumipheak) elles-mêmes divisées en 32 régions
administratives (dombons) (voir annexe VII). Les conditions générales de vie dans
chaque zone variaient grandement selon entre autres le style de gouvernance des
chefs régionaux et l'accès aux ressources. Selon Chandler, les conditions de la
zone 5 du Nord-Ouest, où était située la ville de Battambang, étaient
particulièrement difficiles : « conditions were relatively tolerable through 1976 in the
northeastern and eastern zones, somewhat worse in the southwest, central, and
west, and worst of all in the northern and northwestern zones » (2008 : 258-259).
Ceci est dû au fait que le parti a misé fortement sur la production de la zone 5 pour
nourrir la population des régions moins productives sur le plan agricole. La région
de Battambang était initialement sous-peuplée, avec environ 170 000 individus;
mais de 1975 à 1977, environ 800 000 travailleurs, issus principalement des zones
du Sud et de l’Ouest et déplacés initialement de Phnom Penh, ont été envoyés
dans la région 5 pour mettre l’épaule à la roue. Cette migration de masse a
fortement contribué à créer une insécurité alimentaire qui causa la mort de
plusieurs. Ces conditions difficiles étaient attribuables à la faible base paysanne de
la région (la plupart étant du « nouveau peuple »), aux vastes projets d’irrigation
initiés pour soutenir la riziculture, à l’usage de la violence par les autorités pour
inculquer une discipline de travail et à l’élimination fréquente des leaders locaux
(Kiernan, 2008 : 216-220).
En 1976, la constitution qui établit officiellement le Kampuchéa démocratique
officialise plusieurs des mesures déjà prises par le régime : une interdiction de la
liberté de pensée et de circuler, une économie centralisée et planifiée qui abolit la
propriété privée et l’argent. Le modèle radical d’organisation de la production
61
agricole, inspiré de celui du temps d’Angkor, se base sur le travail manuel de
masse et la maîtrise de l’eau. On impose un parcellaire constitué de grands lots de
100 mètres par 100 mètres, divisées par de hautes et larges diguettes. Parce que
ce système ne tenait pas compte de la topographie locale, l’eau était mal répartie;
même avec l’élaboration de vastes systèmes d’irrigation par canaux (Frings, 1997 :
12-13). Ces dispositions techniques se sont avérées inefficaces, résultant en des
taux de production à peine équivalent à ceux des années 1960 (Martin, 1981 : 16;
Tyner, 2015). La nouvelle vie sociale qui en découle est organisée sous la forme
de coopératives (sahakum). Toutes les pratiques du quotidien - par exemple,
travailler, manger, apprendre - sont réalisées en commun et sous l’autorité des
Khmers rouges. La plupart des citadins envoyés dans les campagnes lointaines
n'étaient pas préparés aux emplois qu'on leur réservait dans les rizières. Un
répondant nous a par exemple exprimé la difficulté particulière du travail dans les
champs pour la minorité sino-khmère qui traditionnellement n’y était pas familière.
Déjà que les tâches demandaient un certain savoir-faire, le rythme de travail était
aussi très intensif. En effet, pour mettre en œuvre le super grand bond en avant
(maha lot ploh) un ancien travailleur nous explique que « on exigeait que soient
faites en une demi-journée des tâches qui normalement se faisaient en deux jours.
Tant que ce travail n'était pas fini, tu ne pouvais pas aller manger […] si dans un
groupe de travail de dix personnes, le travail avançait plus vite que prévu, on disait
à deux-trois d’aller aider un autre groupe » (TC03). On comprend donc que les
horaires quotidiens étaient longs et très stricts et qu’il n'y avait pas de place pour
des pauses et encore moins des vacances.
De nombreuses autres difficultés sont évoquées par les personnes rencontrées : la
surveillance et les exécutions, la sous-alimentation, la maladie, etc. En effet, la
population était fortement surveillée pour éviter la révolte (lpeut lpeung) et ceux qui
étaient contre le régime étaient rapidement exécutés. Les commerçants, les
fonctionnaires, les riches (kahapadey ou niey toun) étaient spécialement
suspectés. À l’inverse, les Khmers rouges avaient promu ceux issus des classes
pauvres, notamment les ouvriers et les agriculteurs. Plusieurs répondants disent
62
ainsi avoir dissimulé leur véritable identité. Un en particulier raconte :
Durant le régime, nous n'osions pas garder nos titres fonciers car ils auraient pu servir de pièces à conviction, de preuves pour les Khmers rouges. Donc on les brûlait en poussières (dot komtik). Certains les ont jetés dans la rivière ou enfouis dans la boue. Tous les papiers qui montraient notre capacité à lire, écrire, être intellectuel (pagnavoan), nous les avons détruits. (TMY12)
Un des enquêtés avait une figure intéressante pour décrire cette répression des
classes aisées : « nous devions respecter les politiques de l'Angkar. Si quelqu'un
tenait à ses anciens droits, il était exécuté. Il fallait qu'on tourne avec la « roue de
l'histoire » (kan provoatsass). Si on ne pouvait tourner au même rythme, la roue
allait nous écraser » (SS02). Ainsi, plusieurs répondants disent avoir accepté les
ordres des Khmers rouges, même si souvent ils les savaient incompétents dans
les tâches administratives qu’ils accomplissaient.
La mauvaise alimentation est un autre sujet qui a particulièrement suscité la
discussion64. Plusieurs interviewés ont déploré les maigres rations et le peu de
diversité dans la nourriture qui leur était donnée, la plupart du temps du riz trempé
dans de l’eau (bor-bor) en infime quantité. Un témoignage exprime bien cette
situation de pénurie : « Il n'y avait pas assez de nourriture, donc ils distribuaient du
potage. Quand il manquait de potage, ils nous donnaient du son. Et enfin, quand il
manquait de son, on faisait bouillir le tronc des bananiers ou des papayers. »
(TMY12) Devant cette situation, diverses stratégies ont été adoptées. Plusieurs ont
affirmé s’être privés pour donner leur portion à leurs enfants. Il était aussi parfois
possible de trouver assistance. Une personne ayant appartenu aux brigades
mobiles dit avoir survécu grâce à des « anciens » qui lui avaient donné de la
nourriture par compassion, du fait qu'elle était toute seule et qu’elle avait été
séparée de sa famille. Un ancien responsable de l’entrepôt de nourriture durant les
Khmers rouges m’a aussi raconté comment il donnait en cachette beaucoup plus
de nourriture que ce qui avait été rationné par les autorités. Grâce à son poste, ce
même individu trouvait également des arrangements pour évacuer hors du village
64 Fait assez curieux et drôle, l’alimentation traverse les entrevues, que ce soit parce qu’on en parle directement ou parce qu’on en parle comme métaphore. Des propos, semble se dessiner une sorte de hiérarchie des mets d’accompagnement, où le blé et le bouillon de riz nature sont en bas de l’échelle et où le riz blanc et les nouilles sont en haut.
63
les gens qui à son avis avait une situation sécuritaire ou alimentaire précaire. En
outre, les conditions sanitaires déficientes étaient enclines à la contraction de
maladies. Une dame raconte :
L'eau qu'on buvait et qui était utilisée pour faire la cuisine était prise d'un étang souillé par des cadavres. On essayait de la filtrer avec des tissus. Ça sentait mauvais. [...] C'était très dur, j'ai failli mourir plusieurs fois. Ils nous ont envoyées, ma sœur et moi, à la frontière thaïlandaise. Il y a eu beaucoup de morts à cause du paludisme. Nous étions abandonnées à notre retour. (TL27)
3.3.4 Battambang durant le régime Khmer rouge
Durant les 3 ans, 8 mois et quelques vingt jours du régime de Pol Pot, la ville de
Battambang est devenue une ville-fantôme quasiment déserte. La présence
humaine se résumait à quelques cadres ou soldats qui surveillaient les lieux, à des
travailleurs d’usine en banlieue qui s’activaient jour et nuit et à des civils qui parfois
y circulaient pour remplir une tâche ordonnée par l’Angkar. Les frontières du
centre-ville n’étaient pas délimitées comme telles, mais elles étaient fortement
contrôlées par les soldats khmers rouges. Pour y accéder, il était nécessaire
d'obtenir une autorisation délivrée par la coopérative du village, sous peine de
représailles. Un interviewé relate un incident qui témoigne de ce contrôle serré :
« ma femme, parce qu'elle s'ennuyait trop de sa sœur, est allée la voir à côté du
Wat Bopir. Elle a été immédiatement arrêtée par les gardes. […] En fait, le régime
disait qu'il avait des yeux comme un ananas (phneik menoah) tout ce qu'on faisait,
ils le voyaient. » (SS02) Les maisons ont été complètement vidées et plusieurs ont
été converties en entrepôt. Un des répondants a rapporté ce qu’il a vu durant
quelques rares visites :
J'y suis allé quelques fois, une fois parce qu'on m'avait demandé d'aller chercher des réservoirs d'essence. C'était une ville-fantôme, il n'y avait personne, les maisons étaient fermées. À l'intérieur des maisons, il y avait du papier et des objets pêle-mêle, des armoires et des tables qui n'avaient pas pu être amenés lors de l'évacuation. C'était très tranquille, il n'y avait que les « gens en noir » (pouk a khmao), qui ne faisaient rien sauf manger et dormir (dek si). Ils étaient 4-5 par maison et ils jouaient un peu le rôle d'agents de sécurité. (TL04)
À Phnom Penh, les nombreux bâtiments inhabités servaient à l'entreposage des «
butins de guerre » ou « biens collectifs » : tissus, céréales, appareils divers,
voitures, motos, etc. (Atelier parisien d'urbanisme, 1997 : 50). Un résident qui était
64
allé couper des arbres à l'intérieur de l’enceinte de l'hôpital de Battambang en août
1975 rapporte que les rives du Stung Sangker étaient jonchées de meubles sortis
des maisons, car ils constituaient des « objets de classe qui devaient disparaître »
(voir Ponchaud, 2001 : 62). Ce désordre de la ville a été confirmé par quelques
répondants qui ont eu à y transiter durant cette période.
3.3.5 Une commune rurale durant le régime Khmer rouge
Il est à noter que tous n’étaient pas évacués. Dans certaines communes situées en
périphérie du centre-ville et perçues davantage comme rurales, les individus plus
vieux ou jugés comme faisant partie de l’ancien peuple ainsi que certaines femmes
et jeunes enfants ont eu la permission de rester dans leur lieu de résidence ou ont
été évacués plus tardivement. C’est le cas de la commune de Slaket que nous
décrivons ici. Selon les Khmers rouges, celle-ci était située dans la campagne
(chunabot), donc en dehors du secteur du centre-ville (phumpheak)65. Malgré que
les gens aient pu rester dans leur résidence, ils ont été dépossédés de leur bien,
au même titre que les urbains. Un répondant nous explique :
Un jour, il y a un comité de village qui est venu constater nos avoirs et qui a ramassé tout ce qu'on avait, par exemple les assiettes, les casseroles, les radios, les motos, les autos... nous laissant le strict minimum. Cette maison à côté [il nous pointe la maison] servait d'entrepôt. Un étage de la maison avait été réservé au propriétaire de la maison. Comme lui, ma maison n'a pas été réquisitionnée et j'ai pu y rester. (SS02)
De plus, cette même personne explique que sa maison, qui était assez grande et
cossue, a été partiellement détruite, pour être reconstruite selon le style d’une
« maison modèle » khmère rouge :
Les grandes maisons dans ce village, dont la mienne, ont été démontées (rouh reuh). Les Khmers rouges récupéraient les matériaux pour construire les coopératives (sahakor) hors du village. Des centaines de charrettes tirées par des bœufs ont transporté ces matériaux vers d'autres villages et régions. [...] En remplacement, ils construisaient des maisons modèles (pteah komrou). Ils en ont construites dix dans le village autour de 1978, celle-ci [il pointe la sienne] est la troisième (SS02).
À défaut de ne pas avoir été évacué et de ne pas travailler exclusivement dans les
champs, ces individus se sont adonnés chez eux à des petits travaux ouvriers ou
65 Lorsque je lui ai demandé les limites, il a répondu : « Ce n'était pas précis. Au nord, c'était à partir de Sala Otarak, au sud c'était à partir du pont qui servait à la traversée du train, à côté de Wat Kdeung et par là, à l'est, c'était vis-à-vis d’Anlong Vil, à côté de l'université et à l'ouest, c'était à Kapko Chas ou Ochar. À l'intérieur de la zone, les soldats y habitaient. » (SS02)
65
artisanaux, comme le tissage, l’assemblage de matériaux de construction, la
réparation de machines, etc. Un interviewé retrace son expérience personnelle :
Les hommes en forme travaillaient dans les rizières et la culture des légumes pour supporter les besoins alimentaires du village. Les femmes travaillaient aussi dans les rizières […] et les vieux travaillaient comme ouvriers. Ce travail dépendait de leurs connaissances. Certains faisaient des cordes, des paniers et ceux qui avaient moins de savoir-faire comme moi taillaient des pièces de bambou pour en faire des lattes. Autrement, j'allais réparer des maisons. (SS02)
Éventuellement, plus tard durant le régime, certains ont toutefois été relocalisés
dans les campagnes pour travailler de force dans les rizières. C’est le cas de ce
dernier qui finalement a été évacué en 1978 vers Boeung Rieng, un village qui se
trouve sur la route vers Mongkol Borei.
3.4 Conclusion : les répercussions du Kampuchéa démocratique
Une offensive massive, constituée de forces vietnamiennes et d’un front de
libération constitué d'anciens communistes khmers restés ou réfugiés au Vietnam
a marqué la fin du régime khmer rouge le jour de Noël de l’année 1978. La victoire
a été acquise sans grande résistance de la part des opposants. Ce dénouement
était en quelque sorte inévitable. Lors de ses presque quatre années de règne, le
régime du Kampuchéa démocratique a couru à sa propre perte en ordonnant avec
rigidité des purges à l’intérieur de ses rangs et des politiques économiques et
agricoles désastreuses. Dans les premières sections du prochain chapitre, nous
verrons comment la poursuite de la guerre ainsi que le piètre état de
l’environnement bâti et des institutions publiques ont compliqué la reconstruction
du pays et d’un cadre foncier plus stable. Le régime qui a suivi a hérité d’une
lourde tâche, devant rebâtir un pays et une population déstructurés sur les plans
économique, social et culturel, et handicapés par la mort de centaines de milliers
des leurs, par cause d’exécutions, de travaux forcés et de famines. Les anciennes
classes sociales sont inversées et les solidarités fragilisées. Néanmoins, à partir
de 1979, le vide urbain laissé par les Khmers rouges à Battambang est réinvesti.
Peu à peu, la ville se reconstruit et une vie citadine reprend son cours.
66
Figure 6 : La libération de Phnom Penh par l’armée vietnamienne
Crédit photo : The Digital Archive of Cambodian Holocaust Survivors (consulté en
août 2015)
67
Chapitre 4 : Les résultats de la recherche
4.1 Le contexte des premières années de la RPK
MS16 était en choc lorsque l’armée vietnamienne prit le contrôle du village où elle
restait, faisant ainsi fuir les forces khmères rouges qui l’avaient jusque-là assujettie
à la captivité et aux travaux forcés. Même si au loin, elle entendait encore des
affrontements entre les deux forces armées, elle savait que la liberté, aussi relative
soit-elle, n’était plus très loin. Dans l’état de paix incertain qui régnait, elle planifia
avec prudence son retour vers Battambang, sa ville natale. Ses priorités étaient
d’accumuler les provisions nécessaires au voyage et de retrouver ses proches
dont elle avait été séparée depuis déjà longtemps. C’est pourquoi elle resta un
mois de plus à son village pour récolter le riz des rizières, en pleine foison en ce
mois de janvier. Durant cette période, ayant été informée que sa mère avait habité
un temps dans un village à proximité, elle s’y rendit, cherchant quelque indice ou
quiconque pouvait avoir des nouvelles d’elle. Elle y apprit que certaines personnes
de sa parenté - frères et sœurs, cousins et cousines - étaient décédées, mais que
d’autres personnes comme ses parents et sa tante avaient survécu. C’est ainsi
qu’elle repartit sur la route, un peu de la même manière qu’elle avait été forcée de
le faire quelques années plus tôt, mais en chemin inverse. Le voyage se fit en
plusieurs étapes. Elle fit le premier bout de chemin à vélo, parcourant et s’arrêtant
à divers points intermédiaires. De Banteay Ning, à côté de Mongkol Borei, dans la
province de Battambang, à plusieurs dizaines de kilomètres de la ville, elle put
embarquer dans un camion transportant du riz, en échange d’un pendentif qu’elle
avait soigneusement dissimulé durant les années du régime. Le camion s’arrêta à
Chamkar Chek, à Chrey en périphérie de la ville et de là, elle marcha jusqu’à chez
elle, dans la commune de Norea à Battambang. Elle arriva trois mois après la
chute des Khmers rouges, devant la consternation de ses proches qui, quelques
semaines plus tôt, avaient fait les cérémonies pour honorer ceux qui les avaient
quittés durant le régime, dont elle.
68
4.1.1 Le retour de la population à Battambang
Les expériences évoquées dans ce récit constituent la règle plus que l’exception
pour les Cambodgiens qui sont retournés dans les villes après en avoir été
évacués sous le Kampuchéa démocratique. Dans les mois qui ont suivi la chute
des Khmers rouges, au début de l’année 1979, chacun est retourné à ses
occupations et a cherché à recouvrir une certaine normalité. Les trajectoires et les
moyens pris pour ce faire ont été multiples. Cette première section tente de rendre
compte de cette diversité d’expériences. Elle décrit les conditions initiales,
généralement précaires, des individus et des familles qui vivaient à Battambang.
Plus précisément, j’insiste sur le climat d’insécurité pressenti, l’état physique de la
ville et les stratégies de subsistance ou les occupations professionnelles. Ces trois
aspects sont importants à aborder avant d’entrer dans le vif du sujet. En effet,
comme nous expliquerons plus en détails plus loin, un tel contexte était proprice à
la coexistence floue et instable de règles formelles et informelles d’accès ou
d’exclusion à la propriété, tenues autant par l’État que par la population.
L’annonce de la libération
La libération du pays par les forces vietnamiennes est survenue officiellement le 7
janvier 1979, avec la prise de Phnom Penh. Cette nouvelle n'a pas été reçue
immédiatement et de la même façon par la population, celle-ci étant dispersée sur
le territoire et sous l’emprise de diverses administrations. Par exemple, un
répondant mentionne que des avions avaient parachuté des tracts qui déclaraient
que la capitale Phnom Penh avait été reconquise et qui expliquaient la procédure
pour « réintégrer la nouvelle société » (TMY12). D’autres racontent qu’au retour de
leur journée de travail, ils ont retrouvé leur village déserté des Khmers rouges et
en désordre, le sol parfois jonché de cadavres de soldats. Comment étaient
perçues la libération et la transition du régime des Khmers rouges à la RPK?
L’expression « cheng pi moat kla, choal knong moat tropeu » (UN31), qui se traduit
littéralement par « sortir de la bouche du lion pour entrer dans la bouche du
crocodile », évoque bien cette idée d’un passage d’une situation de danger ou
d’instabilité vers une autre. La nouvelle semblait moins pire toutefois. En effet, les
69
gens se sont dits soulagés de ne plus avoir à être confinés à des conditions
extrêmes de travail, de logement et de pouvoir manger à leur fin, de retourner dans
leur village d’origine et de retrouver leurs proches; « on était au courant des
soulèvements et révoltes (bah bao) et on savait que c'était sur le bord de changer
(prer proul). Les gens disaient « on est proches de manger des nouilles (ketiw) »
[…] on savait que bientôt on allait être libérés et on allait pouvoir aller où on le
souhaitait », partage un des interviewés (SS02). Par ailleurs, il est intéressant de
noter que certaines personnes interviewées, plus âgées, attribuent leur survie à
leur accumulation de mérites (koursol) et de bonnes actions (bonns). Voici un
extrait qui en témoigne particulièrement :
Pourquoi je suis encore vivant aujourd’hui, pourquoi je peux encore conduire mon auto à mon âge? C’est grâce à mes bonnes actions. Ça m'a aidé à survivre durant la guerre, ça m'a permis d'occuper des postes importants […] si tu fais du bien, tu vas recevoir du bien (tveu bonn ban bonn). […] Ma vie a été réussie, j’ai atteint la cible. » (TL04)
Ces croyances, bien ancrées dans le bouddhisme, montrent bien comment la
chaîne des causes et des conséquences aux actions et au destin est conçue.
Les détours de la population et le voyage de retour vers les villes
La chute du régime provoque un mouvement de masse de la population, à
l’intérieur du pays et aux frontières, surtout thaïlandaises (Thibault, 2001; 2007)66.
Plusieurs centaines de milliers de personnes, libérées du joug des Khmers rouges
et du mode d’organisation imposé des coopératives, tentent alors de retrouver leur
chez-soi et leurs proches. En partance des villages où ils ont été astreints,
plusieurs gens intègrent à la ville, parce qu’ils y sont originaires parfois, mais aussi
parce qu’ils veulent éviter les affrontements qui ont lieu principalement dans les
régions périphériques et le long des routes principales. Les deux extraits suivants
témoignent de ce choix d’élire domicile à proximité du centre-ville pour des raisons
de sécurité :
Au début, j’habitais dans le coin de Pothivong, mais il y avait souvent des
66 La plupart reviendra au Cambodge entre 1992 et 1993. Ce qui demanda un effort d’accueil et de réintégration de cette population par les autorités cambodgiennes. Nous verrons rapidement, dans la section 4.3, comment ce réancrage des populations déplacées s’est réalisé.
70
affrontements. On m’a dit qu’au centre-ville, il restait beaucoup de maisons libres que personne ne voulait occuper, donc j’ai déménagé ici. (UN31) Les Khmers rouges attaquaient les villages aux alentours, volaient des objets et des meubles et dans ces cas-là, c'était plus sécuritaire d’aller se réfugier en ville, proche du marché. Les jeunes avaient peur et partaient en ville et les vieux restaient dans les maisons. Donc, beaucoup de jeunes dont moi avons fait des demandes pour des propriétés en ville et sommes venus nous y installer. (MS16)
Le chemin du retour vers Battambang n’a pas été de tout repos pour ceux
rencontrés. Certaines routes, marquées par des affrontements intenses, devaient
le plus possible être évitées, rendant le trajet moins direct et beaucoup plus long.
Un peu de la même manière qu’ils avaient été évacués, les gens ont dû faire le
voyage de retour en plusieurs étapes, utilisant différents moyens de transport
comme la marche, le vélo ou les camions de marchandises ou militaires, s’arrêtant
parfois pendant plusieurs semaines dans des villages pour prendre du répit, se
ravitailler et trouver de l’information sur des proches. Au moins, manger à sa faim
était moins un problème. Plusieurs interviewés soulignent que le mois de janvier
coïncidait avec la moisson du riz et qu’il était donc possible de faire des provisions
en cultivant les champs situés le long des routes. Grappiller ainsi comportait
toutefois son lot de dangers, explique une femme: « nous n'avions pas grand-
chose à manger, mais j'ai été quand même chanceuse parce qu'à ce moment-là
c'était la période de la récolte du riz. […] Nous risquions quand même d'être la
cible des Khmers rouges. Certains essayaient de voler des poulets, des légumes
et parfois ils ne revenaient pas vivants. » (TL27) Par ailleurs, il est à noter que
cette récolte spontanée et improvisée a mené à une crise alimentaire majeure,
nous y reviendrons.
Des politiques de réinstallation ailleurs qu’en ville
Ce n’est pas tout le monde qui décidait de migrer en ville. Certains ont même été
« contraints » de ne pas y aller, selon des politiques de relocalisation sur
lesquelles j’ai trouvé peu de détails. En effet, dans son étude du retour à Phnom
Penh en 1979, Carrier fait brièvement mention de la politique du « retour au village
d’origine », lancée par le gouvernement de Heng Samrin (Carrier 2007 : 142).
Celle-ci visait à limiter l’affluence de la population libérée dans le centre-ville de
71
certaines provinces, en l’encourageant à se rediriger vers leur village d’origine.
Dans ces cas, les droits antérieurs à 1975 pouvaient être reconvertis en droits
d’occupation. Dans les archives de l’APRONUC, deux individus et familles ont
orienté le choix de leur lieu de retour en suivant une politique qui semble s’y
apparenter. Par exemple, un homme nous dit qu’après la libération en 1979, le
Front a annoncé « la politique no. 110 », qui consistait à retourner vivre dans son
ancien domicile pour la reconstruction du pays. Dans un second cas, un individu
rapporte qu’en 1981, « le Parti et les autorités ont diffusé et déclaré que « les
populations qui vivaient ici doivent retourner vivre dans leurs maisons d’origine »;
mesure qui s’appliquait à son voisin.
4.1.2 Insécurité et état de guerre
Lorsque les forces vietnamiennes envahissent et prennent le contrôle du
Cambodge, chassant ainsi les Khmers rouges des hauts lieux du pouvoir, un
certain climat de guerre persiste. Comparativement à la région de Phnom Penh, le
Nord-Ouest du pays - où se sont constitués les bastions khmers rouges de Païlin
et d’Anlong Veng et d’autres poches de la résistance de l'alliance nationaliste du
GCDK (voir annexe IX) - est demeuré perturbé par les conflits armés quasiment
jusque vers la fin des années 1990 (Chandler, 2008 : 272-276; Slocomb, 2003 :
53-54)67. Lors de leur déroute initiale, les Khmers rouges amènent sur leur chemin
l’insécurité, continuant les affrontements armés et perpétrant divers actes de
guérilla, souvent la nuit. Une répondante explique par exemple que des gens
étaient kidnappés et pris en otage :
Il y a une partie de la population que les Khmers rouges ont amenée pour aller dans la région du Phnom Dangrek, vers Païlin, pour aider à transporter de l'équipement. […] Beaucoup couraient vers la ville. Les Vietnamiens tiraient d'un côté et les Khmers rouges de l'autre. C'était terrible. Certains mourraient… On courait sans cesse (TL27).
De plus, il n’était pas rare que les Khmers rouges franchissent les limites de la
ville. Ils avaient réussi une fois à pénétrer dans la commune de Chamkar Samrong
67 Nous parlerons de la situation de la sécurité, à la fin des années 1980 et dans la première moitié des années 1990, davantage dans la section 4.3 de ce mémoire. Par ailleurs, il est à noter qu’à cause des conflits prégnants dans la région du Nord-Ouest, les représentants politiques de Battambang, de l’État ou du Parti, ont pendant longtemps eu une ascendance militaire, ex. Ung Sami qui est devenu plus tard une figure proéminente de l’armée loyale au CPP (Ashley, 1996).
72
alors qu’elle exerçait ses fonctions d’infirmière, ce qui l’a obligée à aller se réfugier
dans un puits avec des collègues (TL27). Une mère raconte que les Khmers
rouges s’étaient rendus jusqu’au grand hôpital et qu’ils avaient bombardé la ville,
perçant le toit de sa maison (LM05). Devant une telle insécurité, certains précisent
qu’ils devaient constamment vivre en état d’alerte. C’est le cas de cette dame dont
le mari était haut-fonctionnaire :
Des fois, il y avait des Khmers rouges qui bombardaient la région. Il y avait des projectiles qui tombaient tout proche. […] Moi j'étais toujours prête pour fuir avec mes enfants et ma mère, avec mon sac et les dossiers de mon mari. Les chefs de village et les chefs de commune nous avertissaient si les Khmers rouges s’en venaient. […] Je cachais nos documents, parce qu'ils auraient vu que j'étais l'épouse d'un haut-fonctionnaire. Donc, je n'avais pas l'esprit tranquille (at mirn sekdey sok) (TMY12).
D’autres disaient devoir bouger constamment de lieu de résidence, allant parfois
s’abriter dans des tranchées :
Il existait une ligne de combat entre les armées opposées et là il y avait des tranchées. Lors des années 1980, ma famille et moi on bougeait d'un endroit à l'autre pour nous protéger. Chaque fois, on devait emmener nos objets avec nous et parfois on se réfugiait temporairement dans ces tranchées, où on pouvait trouver des déchets, des animaux dangereux, des cadavres même. (YON30)
Un répondant explique qu’un couvre-feu était parfois même établi, comme mesure
de protection : « Si les autorités voyaient qu'il y avait un danger, ils interdisaient la
circulation ou les spectacles, la danse dans la ville après minuit. […] On était en
temps de guerre. » (OS26)
La conscription et le plan k5
Le quotidien des familles n’était pas seulement perturbé par le fait qu’il y avait des
affrontements, mais aussi par le fait que des civils, particulièrement les jeunes,
étaient recrutés comme soldats par l'intermédiaire des villages et des communes.
La conscription pour fournir la « auxiliary national defence labour » a été
particulièrement intense lors de la mise en place du plan K5, en 1984, aussi
surnommé « le mur de bambou » (Vickery, 1986 : 126; Slocomb, 2003 : 229). Ce
projet visait la construction d’une ligne de défense longue de 800 kilomètres à la
frontière thaïlandaise et constituée de mines antipersonnel, pour faire face aux
incursions khmères rouges. Selon un enquêté, ce plan nécessitait l’envoi de
73
volontaires durant cinq-six mois dans la forêt, dans la région de Païlin. Les
conditions de travail étaient extrêmement difficiles et plusieurs centaines de jeunes
auraient péri dans l’entreprise, notamment à cause de la malaria68. Un autre
explique que peu répondait à l’appel et que les candidats trouvaient toutes sortes
de stratagèmes pour s’éviter ces obligations : « […] Pour ne pas être enrôlé, on
devait prétendre être homosexuel, fou ou sinon on pouvait joindre l'ordre religieux.
La population avait peur que les jeunes se fassent engager dans l'armée » (DS29).
Pour inciter le recrutement et remercier les volontaires de leurs services, la
province, les comités locaux et les groupes villageois amassaient et donnaient des
cadeaux ou des récompenses en argent aux familles des soldats envoyés au
front69. En outre, ce fut une politique extrêmement impopulaire qui marqua
négativement autant les esprits que le bilan de la RPK70, malgré les tentatives du
régime de présenter la campagne comme une mesure nécessaire pour la défense
nationale.
4.1.3 Administration et gouvernance
La mise en place et l’organisation des structures administratives locales à la suite
du régime khmer rouge variaient selon les régions, les orientations centrales
semblant avoir été interprétées de différentes façons. Par exemple, dans la
commune de Svay Por, le recrutement des chefs de villages et de communes s’est
fait par nomination par un comité externe (kanakamika chos chouy moulethan
khum), sans passer par des élections. Dans la commune de Slaket, il n’y aurait
pas véritablement eu de chefs nommés, mais plutôt un comité de cinq-sept
personnes approuvées par des conseillers vietnamiens et un représentant de
l'armée cambodgienne. Les rôles assignés dans chaque comité variaient selon
l’ampleur de la localité et des enjeux à gérer. Au niveau de la commune, on
retrouvait généralement un chef (prothean), un responsable de la police et de la
sécurité (nokorbal), un responsable de l’armée (youthir), un responsable des
affaires sociales (prothean sangkum makek) et un responsable des affaires
68 Esmeralda Luciolli, médecin ayant travaillé pour Médecins sans frontières et la Croix-rouge française durant plusieurs années au Cambodge, donne un compte-rendu détaillé de toute l’entreprise dans son livre daté de 1988, pp. 105-135. 69 Pour plus de détails sur le recrutement des forces armées à l'époque de la guerre civile, voir Kubota 2013.
74
commerciales (prothean setakek). Il y avait aussi parfois un groupe de jeunes
hommes (youvachoun) et de jeunes femmes (neary), ayant aussi leur chef (CY25).
Selon Vickery, durant la période 1979-1980, les autorités ont été nommées par le
comité central. Elles auraient plutôt été élues en mars 1981, pour les communes et
en mai 1981, pour les représentants nationaux (Vickery, 1986 : 107). À ce
moment, le gouvernement de la PRK était divisé en quatre niveaux (voir figure 7) :
national, provincial (khet), district (srok) et local, lui-même divisé en sous-districts
ou communes (khum) et en villages (phum); en plus des deux municipalités,
Phnom Penh et Kompong Som, divisées elles-mêmes en quartiers (sangkat) et en
groupes (krom). Le pouvoir d'État reposait dans les organes que sont l'Assemblée
nationale (organe suprême), le Conseil d'État, le Conseil des ministres et le Front
(le Parti, qui a lui-même son Comité central71) et était appuyé par diverses
« organisations de masse » (notamment l’Union des travailleurs, l’Association des
femmes et l’Organisation des Jeunes). Les provinces et les municipalités
relevaient du gouvernement central, particulièrement du Conseil des ministres,
tandis que les districts ainsi que les niveaux au-dessous relevaient des autorités
provinciales, ce qui a toutefois été modifié à partir de 1985 (Vickery, 1986 : 112).
Aux niveaux provincial, district et local, les représentants étaient regroupés dans
ce qu'on appellait les Comités révolutionnaires populaires (kanakamika
procheachoun padivoat). Leurs membres au niveau de la commune étaient élus
directement, mais ceux au niveau provincial et du district étaient nommés par les
représentants du niveau inférieur (Vickery, 1986 : 109). Ces comités étaient dirigés
par un Président ou un « Leading Cadre ». Selon la loi, chaque commune devait
avoir de 5 à 7 membres, âgés minimalement de 21 ans. Cette structure peut
sembler très stricte et imperméable, mais en réalité, comme dans la plupart des
régimes socialistes, le gouvernement et le Parti étaient confondus à plusieurs
niveaux et une personne pouvait occuper différentes positions à plusieurs
70 Gottesman (2003 : 231) en parle comme « perhaps the most resented policy of the PRK ». 71 Comme pour la branche administrative de l'État, le Front avait des branches provinciales et municipales, desquelles les branches du srok et du sangkat dépendaient. Selon Vickery, « the Front is a political and administrative organ of the state, with the function of gathering all classes together without regard for political tendency in order to consolidate the party and state. The Front serves as a bridge between party and people in both directions » (1986 : 113).
75
échelons (voir Vickery, 1986 : 116-117). Il est aussi difficile de savoir comment
certains représentants ou fonctionnaires ont été choisis aux niveaux inférieurs,
considérant la pénurie de travailleurs qu'il pouvait y avoir et l’interprétation variable
des autorités locales vis-à-vis des lois concernant les élections72.
Figure 7 : Government of the People's Republic of Kampuchea, 1987
Source : Ross, 1990 : 212
Sur le rôle des conseillers vietnamiens
Depuis l'occupation du pays par les forces armées vietnamiennes, une intense
rhétorique contre eux a été perpétuée, particulièrement par la résistance qui y
voyait une violation de l'intégrité nationale (Gottesman, 2003 : 140). Toutefois, il
est important de décliner la catégorie « Vietnamien » (ou yuon en khmer, terme
72 Les élections communales par exemple n’auraient pas été complétées en bonne et due forme dans l'ensemble du pays
76
qu'on dit parfois péjoratif), car celle-ci n’était pas monolithique :
A wide assortment of Vietnmese operated in Cambodia, including generals and footsoldiers, government ministers and low-level cadres. Depending on their professional backgrounds, their personalities, or their origin, from the north or the south, the Vietnamese operating in Cambodia experienced the occupation differently, behaved differently, and promoted different policies. (Gottesman, 2003 : 138)
Premièrement, il faut distinguer les conseillers vietnamiens qui agissaient au
niveau du pouvoir d’État (pour les lois ou l’idéologie par ex.) et ceux qui jouaient un
rôle technique notamment dans les départements et ministères73. Aux niveaux des
communes et villages où j’ai effectué mes recherches, il semblerait que
l’implication vietnamienne ait été minimale et cantonnée à quelques secteurs clés
ou projets ponctuels. On retrouvait un seul conseiller permanent dans chaque
commune, qui au besoin pouvait être sollicité par les villages. Certains parlaient un
peu le khmer et les rapports entretenus avec ces experts pouvaient être assez
proches. Un administrateur à la commune nous dit que le conseiller dormait sur le
lieu même du travail : « il avait une chambre au bureau de la commune et il
mangeait avec nous. La commune lui fournissait la nourriture, mais parfois sa
famille venait le visiter et lui en donnait également. Nous lui fournissions un certain
support, selon nos capacités, mais ils avaient leur propre salaire. » (CY25) Par
ailleurs, ce même fonctionnaire souligne leur amabilité et leur rigueur doctrinaire :
Comme représentant, j'ai été invité une fois par les Vietnamiens pour un dîner. Eux mangeaient peu, ils mangeaient la moitié d’un gâteau et ils nous donnaient le reste. Je lui ai demandé « pourquoi me laissez-vous ça? », il m'a répondu « c'est la doctrine communiste. On doit partager notre poignée de riz à la population. On ne mange qu'une partie et le reste on le donne. » […] Leur doctrine était bien. (CY25)
Autrement, de manière générale, il semblait y avoir une certaine distance entre les
envoyés vietnamiens et les administrateurs locaux, plusieurs interviewés disant
que leur responsabilité se limitait à la sécurisation militaire de la région.
L’armée cambodgienne, l’armée vietnamienne et la police
Selon Vickery, il y avait durant la RPK trois catégories de forces armées : les
(Vickery, 1986 : 112). 73 Il y avait aussi des conseillers non Vietnamiens qui provenaient d’autres pays communistes. Ceux-ci étaient présents dans quelques provinces seulement (dont Battambang). Ils coûtaient toutefois plus cher que ceux vietnamiens qui étaient « bon marché » on pourrait dire (Gottesman, 2003 : 146).
77
forces principales, les forces régionales (attachées à la province, au srok et à la
commune) et les forces locales (Vickery, 1986 : 124). Tous les militaires étaient
des volontaires. En plus des tâches militaires s'ajoutaient des tâches liées à la
construction et l'agriculture. À Battambang, les soldats cambodgiens et
vietnamiens occupaient deux zones militaires distinctes. L'armée cambodgienne
se trouvait à côté du Psar leu à l'ouest, et l’armée vietnamienne à l'est de la rivière,
entre autres dans l’enceinte des Wat Kandal, Bovil, Sangker et Pachang; zone
surnommée la « zone 5 ». Les quelques échos reçus dans les entrevues à ce
propos suggère que pour des motifs plus ou moins fondés, la relation entre la
population et les armées cambodgienne et vietnamienne était tendue74. C’est le
cas d’un homme qui s’est dit inquiet d’être accompagné par des soldats
vietnamiens alors qu’il retournait à Battambang, à la chute du régime khmer rouge,
se rappelant d’histoires qu’il avait entendues sur des massacres atroces (tae on)
de Cambodgiens par les Vietnamiens au début du XXe siècle. En même temps, ce
même interviewé a dit apprécier leur assistance lors du retour en ville :
Tout le long du chemin, les Vietnamiens qui venaient de Hanoï et qui parlaient khmer nous posaient des questions simples « avez-vous des enfants, êtes-vous marié...? » Les Vietnamiens de Saigon sont arrivés par après. Ceux de Hanoï étaient très gentils en tout cas, ils aidaient la population, aidaient à transporter l'eau. (TMY12)
Quelques autres interviewés ont aussi mentionné craindre que leur lieu de
résidence soit trop proche des bases militaires vietnamiennes, particulièrement
pour leurs enfants et leurs jeunes filles. L'interviewé précédent explique :
[De quoi aviez-vous peur?] Que les soldats vietnamiens nous fassent du mal. [Vous ne leur faisiez pas confiance?] Pour ceux qui restaient là il n'y avait pas de problème. Mais moi j'avais une famille et il aurait pu y avoir un soldat plus mauvais que les autres qui aurait par exemple violé une de mes filles. Ce n’est pas tout le monde qui est mauvais, mais ça peut arriver. En tout cas, c'est mieux d'être prudent. (TMY12)
Un autre répondant évoque des situations d’abus de la part de militaires et même
parfois des situations de confrontation, soulignant l’idée que les Vietnamiens
n’étaient pas toujours perçus comme des alliés :
Ça arrivait aussi parfois que nous nous défendions contre eux. Il est arrivé que les Vietnamiens soient venus chercher des chiens dans le village et qu’ils aient tiré en
74 Cela a d’ailleurs eu un effet indirect sur l’accès à la propriété, nous y reviendrons dans la section suivante.
78
prétextant que certains étaient des Khmers rouges. On se méfiait parfois d’eux. […] Il y avait des bons et des mauvais, c'est pour ça qu'on avait peur d'eux. […] Les premiers Vietnamiens qui sont arrivés étaient bons, mais les Vietnamiens du sud qui sont arrivés durant les 2e et 3e vagues étaient plus méchants. 75 (CY25)
Un autre témoignange, relatant un incident plus récent, illustre les abus
occasionnels des militaires cambodgiens : « vers la fin des années 1980, les
militaires étaient comme des rois. Je me rappelle d’un incident qui est survenu au
Psar Nath où des militaires qui s'étaient faits interpelés par des policiers76 s’étaient
vengés d’eux en forçant, avec des collègues, les policiers à parader nu autour du
marché » (YON30).
Un contrôle des accès et une surveillance de la population
Immédiatement après la libération, il semblerait que la population pouvait accéder
et circuler librement au centre-ville. Cet accès libre a toutefois été restreint après
quelques mois, lorsque l’administration a mis en place un règlement (appliqué de
manière plus ou moins stricte) qui permettait seulement aux travailleurs de l’État
d’y résider. Un informateur explique le principe : « chaque fonctionnaire pouvait
occuper une maison. Le contrôle se faisait donc par les membres des
départements eux-mêmes. […] Donc, à ce moment, il y avait peu de civils. Il n'y
avait que la parenté qui pouvait y rester, ceux de l’extérieur non » (OS26). Pour
accéder à ces postes, particulièrement ceux de cadre, il fallait passer une série
d’entrevues plus ou moins formelles (des « biographies ») qui permettaient à l’État
de s’assurer que le candidat était compétent et idéologiquement droit. Une
procédure apparentée était imposée à ceux qui souhaitaient joindre les rangs du
Parti. Un informateur la décrit :
Pour que quelqu’un puisse joindre le Parti (pak ou crop snoal), les autorités faisaient des recherches sur la situation de sa famille, ses amis, ses comportements, est-ce qu'il s’adonnait à des jeux de hasard? C’était fait de manière subtile, en posant par exemple des questions aux voisins. C'est comme si tu entrais dans une religion, tu
75 Cette citation et celle précédente rejoignent peut-être ce que Gottesman dit sur les Vietnamiens du sud et du nord, qu’il dit culturellement et politiquement différents, à l’époque. Selon la perception des Khmers, ceux du nord étaient plus rigides, plus dogmatiques, « they generally viewed the northerners as more professional, more formal and more polite » et moins portés à la discrimination; tandis que ceux du sud constituaient une plus grande menace à cause de la domination économique qu'ils représentaient traditionnellement et potentiellement (Gottesman, 2003 : 158-159). 76 Il est à noter que l’armée ne jouait pas le rôle de police pour la ville. Un administrateur explique qu’au début des années 1980, il existait deux niveaux de police, officielle et civile, toutes deux soumises aux autorités de la région et de la province. Éventuellement, vers les années 1985-87, la police civile a été abolie et celle officielle a pris en charge la sécurité de manière autonome.
79
commençais novice avant de devenir senior. On suivait tes moindres gestes, même quand tu allais manger de la soupe. (TMY12)
Le règlement cité précédemment, qui limitait l’accès au centre-ville, s’est
matérialisé par un périmètre de sécurité surveillé (ksay cravat kapir krong). Selon
une interviewée, les limites approximatives de cette zone étaient le Psar Leu au
sud, l'usine de tissage à l'ouest, le Wat Sophi du côté nord-est et la route no. 5 du
côté est (TL27). Plus généralement, il semblerait même que l’accès pour
l’ensemble de la ville aurait été interdit ou du moins limité pendant une certaine
période après la chute des Khmers rouges, comme cela avait été fait pour la ville
de Phnom Penh; forçant la population à s’installer le long des routes en périphérie
(CKO; voir Yao, 1997). Dans la même logique de contrôle, quitter la ville
nécessitait une autorisation : « si tu voulais aller à la frontière, pêcher durant la
saison forte, il fallait demander la permission du chef de groupe : combien de jours
tu allais partir, quand tu allais revenir… C’était à cause que la sécurité était
instable (chbok chboal) » précise un ancien administrateur (CY25). En même
temps, vu le manque de personnel et la population grandissante, les autorités ont
été excédées et n’ont pu assurer un tel suivi. Un répondant le confirme : « dans les
années 1979-1989, il n'y avait pas vraiment de loi. […] Oui il fallait faire une
demande, mais plusieurs se déplaçaient librement. […] Comme il manquait de
nourriture, 40-50% des gens sont allés en Thaïlande. » (SS07)
Les recensements (seteytek ou chomreun) et les registres familiaux ont constitué
d’autres outils utiles au gouvernement pour rester à l’affût des faits et gestes de sa
population et assurer la sécurité de la ville et des environs. Selon un autre
enquêté, il y avait en tout cinq livres, nommés kor-1 à 5 (A-1 à A-5) et ayant
chacun un rôle distinct77. Aujourd’hui, la police des communes s’occupe de la
gestion de ces documents. À écouter les informateurs m’en parler longuement et
77 Sans vouloir entrer dans les détails, le livre kor-4 (sipeuw krousa ou snak neuw), qui a remplacé le kor-3, servait à identifier chacune des familles ou nouveaux arrivants nouvellement installés77. Le livre kor-2 était destiné à l'inscription de nouveaux arrivants faisant partie de la famille élargie d’individus déjà installés. Un autre registre (krom chemroh) servait à colliger les changements de résidence et de groupe, qui d'ailleurs dans les premières années étaient particulièrement fréquents. Enfin, le livre kor-5 ou registre de changement de résidence (plah pdo ti lomneuw) compilait les changements de résidence définitifs et s'appliquait pour ceux qui quittaient définitivement la ville pour aller vivre dans une autre ville, une autre province ou à l'extérieur du pays.
80
de manière exhaustive, on peut en déduire qu’il s’agissait d’un travail dont les
fonctionnaires s’acquittaient avec attention. En effet, ils m’ont semblé montrer un
certain enthousiasme à expliquer leur système de gestion, qui sur papier était clair,
mais qui, on s’imagine, pouvait défaillir lorsque mis en application. Un extrait
montre la difficulté d’un tel travail de recensement :
Quand les autorités supérieures nous donnaient une politique ou un projet, il fallait que notre administration soit capable de la mettre en œuvre de manière satisfaisante. C'était parfois une tâche énorme, il fallait compiler la force de travail des bœufs, des buffles, inventorier les maisons avec des toits en paille, en métal, les maisons en bois, en pierre, en béton, etc. (CY25)
4.1.4 L’état de la ville et les conditions générales de vie
L’état physique de la ville
Les premiers arrivés à Battambang décrivent la ville comme une ville fantôme et
déserte. Tous sont frappés par sa tranquillité, son silence, son « étrange
étrangeté » (Clément-Charpentier, 2008), résultat d’un abandon complet de
presque quatre années. Comme pour Phnom Penh78, la ville de Battambang aurait
été préservée en bonne majorité durant les Khmers rouges. En fait, seulement
deux bâtiments emblématiques auraient été détruits : l’édifice de la trésorerie et
l’ancien bureau du cadastre (CKO19). Généralement, les bâtiments ont été
seulement dégradés par l’action du temps, dû à leur abandon et à leur manque
d’entretien. Des répondants notent que certaines ouvertures de leur façade avaient
été agrandies et les portes et fenêtres arrachées, probablement pour faciliter la
fonction d’entrepôt. Certaines toitures avaient aussi été fortement endommagées
et coulaient. Souvent, des amoncellements d’ordures et d’objets sans valeur se
sont accumulés au rez-de-chaussée des habitations. Un grand ménage était
initialement de mise avant d’emménager.
Une dépossession des biens mobiliers
À leur retour dans leur ancien domicile, plusieurs constatent avoir perdu la plupart
des objets de valeur qu’ils possédaient autrefois. Des agriculteurs par exemple
78 Quelques bâtiments iconiques, symboles de la culture occidentale (notamment la banque nationale et la cathédrale de Phnom Penh) ont été détruits et environ 2/3 des habitations ont été endommagés, mais restaient utilisables (Carrier, 2003, dans Clément-Charpentier, 2008)
81
mentionnent que les Khmers rouges avaient pris tout leur équipement, leurs
tracteurs et leurs bœufs (TR13). Une autre résidente relate : « nous avions
dissimulé les objets plus gros, ceux en argent par exemple. Durant le régime
j'imagine, des gens ont creusé et ils les ont déterrés. En tout cas à notre retour,
nous avions tout perdu » (TL27). Gottesman décrit bien cette situation de « chasse
au trésor », où des gens, désespérés, étaient prêts à tout pour trouver les
ressources nécessaires pour subvenir à leurs besoins :
Almost immediately after the Vietnamese invasion, much of Cambodia’s prerevolutionary wealth emerged, from homes and yards in towns and from secret hiding places in cooperatives. Sometimes the original owners had returned. More frequently the gold found its way into the hands of Cambodians for whom searching every possible hiding place was an act of desperation. Graves, where one might find gold-capped teeth, were frequently dug up. (Gottesman, 2003 : 88)
Plus généralement, il est intéressant de se demander où sont passés les objets qui
avaient été accumulés et entreposés par les Khmers rouges durant l’évacuation79.
C’est une question qui n’a pas de réponse certaine et quelques répondants m’ont
fait part de leurs hypothèses :
Avant que nous puissions entrer en ville, les Vietnamiens avaient réorganisé la ville et amassé les biens matériels qui avaient été accumulés par les Khmers rouges. Moi-même je travaillais sur des bateaux à Anlong Vil et sur le Tonlé Sap et on pouvait voir des embarcations qui allaient jusqu'au Wat Romdoul, pour qu’ils soient remplis d’objets et emportés ensuite jusqu'au Vietnam […] À Phnom Penh, il y a beaucoup de machinerie et d'outils qui ont été donnés par les Chinois dans le temps des Khmers rouges et qui ont été repris par les Vietnamiens, pour être envoyés au Vietnam. Par exemple, j'ai vu de mes propres yeux des machines qui servaient à construire des roues de train prises par les Vietnamiens […] (LH14) Je me demande ou tout ça est parti. Tout était parti. Comme je vous disais, Pol Pot avait mis les assiettes, les casseroles à un endroit et à la chute du régime, tout est parti. […] Une chose est sûre c'est que ce sont ceux en position d’autorité (nea thom) qui ont pris tous ces objets. Ils ne les ont pas redonnés aux anciens possédants. Ils ont tout vendu. Tout ce qui avait de la valeur - les défenses d'éléphant en ivoire, l'or, l'argent - ils l'ont pris, mais on ne sait pas ce qu'ils ont fait avec tout ça. (SS02)
En fait, un seul cas de redistribution (et non de restitution) des biens mobiliers m’a
été rapporté. En l’absence d’une autorité supérieure, la procédure aurait été
79 Il y a certainement des parallèles à faire avec la spoliation des biens des vaincus, considérés comme « butins de guerre » dans le contexte d'autres grandes guerres et conflits. L'exemple qui vient immédiatement à l'esprit est la spoliation des juifs de France (voir par ex. Fogg, 2014) et d'Allemagne et de Pologne (voir par ex. Meng, 2011) par le régime Nazi, notamment dans le cadre de la Möbel Aktion (Mobilier Action) amorcée en janvier 1942 (Fogg, 2014 : 280). Ce qui est toutefois différent et curieux, c’est que la spoliation est moins motivée par des divisions ethno-religieuses que par des divisions basées sur les classes. Il s’agit en effet de Cambodgiens (ou de Vietnamiens) qui auraient spolié d’autres Cambodgiens.
82
désordonnée. Un interviewé raconte : « je n'étais pas là, mais j'ai entendu dire que
les gens s'étaient un peu chicanés pour obtenir les objets. C’était un peu le chaos
comme nous étions libres et qu'il n'y avait pas de chef pour encadrer la chose.
Chacun obtenait ce qu'il pouvait… une charrette, un poulet, un bœuf, une assiette,
une casserole » (SS02). Par ailleurs, j’avais entendu des anecdotes semblables
sur Phnom Penh. Le même principe de « premier arrivé, premier servi » se serait
appliqué et certains, plus ambitieux que d’autres, auraient par exemple pris
possession de machinerie lourde (plutôt que de simples biens de consommation).
Les services publics et sanitaires
Pour remettre sur pied les institutions publiques telles que les écoles et les
hôpitaux, on a réhabilité les bâtiments de l'ancien régime. C'est ainsi que l’hôpital
provincial a réouvert assez rapidement, malgré que selon plusieurs, il ait été mal
organisé au départ. Au milieu des années 1980, des cliniques de santé plus petites
se seraient multipliés dans chaque commune. Les écoles auraient aussi réouvert
assez rapidement, celles du niveau primaire en premier. Un professeur constate
l’état du système d’éducation à l’époque : « toutes les anciennes structures étaient
détruites. Les salles de classe étaient inadéquates, il manquait de professeurs.
Nous devions tout remettre sur pied » (SS02)80. L’actuel directeur du Département
des affaires religieuses m’a mentionné que les premières pagodes à avoir ouvert
sont celles situées en régions. Celles de la ville de Battambang ont ouvert plus
tardivement, premièrement du côté Ouest de la rivière (ex. Damrey Sar, Piphet),
parce que celles du côté Est étaient en majorité occupées par l’armée
vietnamienne. Malgré tout, ces pagodes étaient desservies par peu de bonzes,
ceux-ci ayant été particulièrement la cible des Khmers rouges81.
Dans les premières années de la RPK, la plupart des services courants tels que
l’électricité, l’aqueduc et l’eau courante n’étaient pas disponibles. En conséquence,
s’approvisionner en eau (propre, mais non potable) et se laver se faisaient
80 De plus, il semblerait qu’il ait manqué d’enseignants formés. C’est seulement à partir de 1985 qu’il y aurait eu des écoles de formation pour les enseignants. (OS26).
83
directement à la rivière, qui d’ailleurs abondait de poissons. L’approvisionnement
directement à la rivière pouvait toutefois occasionner des problèmes selon un élu
du centre-ville :
Durant certaines années, pendant la saison sèche, la rivière était presque à sec et il restait très peu d'eau. C’était encore plus difficile pour les personnes âgées d’acheminer l’eau à leurs maisons. Comme il n’y avait pas d’eau courante pour évacuer les eaux usées et que s’en procurer était trop compliqué, celles-ci préféraient faire leurs besoins à l’extérieur dans les boisés pour ensuite les enterrer, ce qui occasionnait certains problèmes sanitaires. (OS26)
Plusieurs enquêtés disent aussi qu’ils s’éclairaient à la bougie ou à la lampe à
l’huile. Un rapporte qu’au tournant des années 1990, sa famille et lui ont pu avoir
accès pour la première fois à une génératrice, à un prix de 20 000 riels par mois,
ce qui leur permettait par exemple de regarder la télévision. L’électricité par câble
et l’eau courante sont venues plus tard. De plus, au début, les routes étaient en
mauvais état et les moyens de transport limités. Même un vélo était une dépense
considérable.
Une ruralisation de la ville par la population rurale
Il est important de mentionner qu’une bonne partie de la population installée à
Battambang après les Khmers rouges était rurale (nea srae), n’avait jamais vécu
en ville par le passé82 et n’était donc pas familière avec le mode de vie urbain83.
Un répondant mentionne par exemple que la ville, le marché et le commerce
étaient davantage l’affaire des Sino-Khmers, les Khmers préférant la campagne et
les grands espaces (DS11). Cette arrivée de nouveaux migrants a mené à toutes
sortes d’adaptations individuelles et à l’implantation en ville de comportements ou
de mentalités qu’on aurait plus tendance à associer au monde rural. Un
représentant local explique que ces changements ont rendu la vie dure à certains :
Avant 1985, j'avais peur que les gens ne veuillent pas venir s'installer en ville. Parce qu'il y a des gens qui n'étaient pas capables de vivre en ville en prétextant que c'était trop à l'étroit, que les gens se chiaient sur la tête […] Les gens n’étaient pas habitués de vivre sur différents étages et d’avoir des toilettes qui se trouvaient l'une sur l'autre.
81 Selon Stock, seulement 3 à 7% de l’ordre monastique bouddhiste aurait survécu aux Khmers rouges, en date de 1981 (2010 : 6). 82 Les statistiques sur la provenance géographique des nouveaux arrivants n’existent pas à ma connaissance, que ce soit à Phnom Penh ou Battambang. 83 Consulter Saphan (2010) par exemple, pour un compte-rendu plus exhaustif de la situation à Phnom Penh.
84
Même à la campagne, c'est inapproprié de vivre l'un en dessous de l'autre […] Pour les personnes âgées qui ont une pensée traditionnelle, ça ne marche pas. Elles préfèrent vivre dans la campagne où il y a des puits ou des mares d'eau, des terres pour la culture. Mais certains ont persisté à garder leur travail et sont restés en ville. (OS26)
Un exemple curieux de ruralisation de la ville était la culture de plantations au
cœur même du centre-ville84. Un interviewé me raconte en riant la situation :
Si tu étais venu au début des années 1980, tu aurais vu qu'en ville, il y avait des bananiers et des cocotiers partout. Par exemple, au marché central, ce n'est que récemment que les cocotiers ont été coupés, même tout le long de la rue numéro 3… C'était comme ça à partir des Khmers rouges. Et ça poussait très vite. Même dans l'enceinte de l'hôpital, ils ont cultivé des cocotiers! […] Avant c'était facile de trouver un endroit pour pisser, parce qu'autrefois c'était quasiment la forêt, aujourd'hui ce n’est plus pareil. (TMY12)
À l’échelle plus réduite des logements et des immeubles, cette ruralité en ville
pouvait résulter en une indépendance excessive à l’égard des voisins. Par
exemple, « face à cette absence de service urbain [...] dans un immeuble collectif
ancien, chaque habitant construit son propre système d’arrivée et d’évacuation de
l’eau, et parfois même, son propre escalier » (Luco, 2002 : 102). Ces
« constructions anarchiques » causaient problème pour la circulation et la
délimitation de chaque logement.
Les places de marché, le commerce et les devises
À partir de 1979, les grands marchés que sont aujourd’hui le Psar Nath et le Psar
Leu n’étaient pas encore ouverts. Les marchandises ont plutôt commencé à se
vendre le long de certaines avenues passantes, au ras du sol, dans des petits
marchés dits libres. Une commerçante précise : « il n'y avait pas de boutiques ou
de stands de marché comme aujourd'hui. […] On vendait nos produits sur des
ketéls (sorte de tapis tressé à la main). On vendait les fruits et les légumes qu'on
avait cueillis » (LM05). Ces petits marchés se trouvaient un peu partout, dans
chaque commune. Certains ne portaient même pas de nom et étaient appelés
selon leur localisation, « le marché du Wat Sophi » ou « le marché de Sala
84 Clément-Charpentier décrit une dynamique apparentée à Phnom Penh : « On plante des légumes ou des arbres fruitiers dans les espaces publics, les cocotiers envahissent les rues. Une place est transformée en bananeraie, le terrain de sport du lycée Sisowat est converti en champ de canne à sucre. Petit à petit, le paysage urbain prend un caractère rural » (Clément-Charpentier, 2008 : 5).
85
Otarak » par exemple. Ce n'est que vers la fin des années 1980 que des marchés
plus formels et organisés ont vu le jour. Par ailleurs, le riel, la devise
cambodgienne, n’a commencé à être utilisée qu’en 1981-1982. Avant, le riz et l’or
étaient les principales monnaies d'échange, comme en témoigne une ancienne
commerçante : « le riz était mesuré selon des cannettes (kpong) et quatre canettes
équivalaient à environ un kilo de riz, comme nous n'avions pas encore de
balance. » (MS16) Cette absence d’étalon pouvait rendre les transactions un peu
laborieuses. En parallèle des marchés libres, qui parfois faisaient circuler des
produits de contrebande, il y avait des marchés d’État appelés « coopératives
commerciales » (sahakor pinichakam ou pianik). Là étaient vendus pour moins
cher des produits de base (ex. riz, essence, casseroles, textiles) provenant des
pays socialistes frères.
4.1.5 Travailler pour l’État
À la sortie immédiate des Khmers rouges, la situation des résidents de
Battambang est marquée par un dénominateur commun, la précarité matérielle.
Parmi la population d’enquête, les individus ont trouvé des occupations de toutes
sortes à partir de 1979, celles-ci étant souvent en continuité de celles qu’ils
occupaient sous l’ancien régime et couplées avec des occupations secondaires
d’appoint (voir annexe XII pour les occupations de chacun)85. Les occupations
étaient diversifiées, mais la variété d’employeurs était restreinte. Simplement dit,
on travaillait soit pour l’État, au sein des coopératives ou pour la famille, autrement
dit à son compte. En effet, en juin 1981, un mois après les premières élections
législatives sous la tutelle du Vietnam, une nouvelle constitution est adoptée par
l’Assemblée nationale. Les premiers articles du chapitre II qui définissent le
système économique statuent sur les trois secteurs de l’économie : l'économie
d'État, l'économie collective [ou coopérative] et l'économie familiale (Jennar, 1995 :
85 Ceux qui habitaient un peu en périphérie de la ville, à un moment ou à un autre du régime, ont eu à faire de l’agriculture également. Nous y reviendrons plus en détails dans la section 4.2.2 du mémoire.
86
95; voir aussi Carrier, 2007 : 143). En ce qui a trait au commerce, l’article 1986
stipule que :
The internal trade of the State shall be developed to bring about the circulation of good, stimulate production and serve the life of the people. […] The citizens may make commercial deals on agricultural produce and family-run handicraft products. The purchase and sale practised by the people in conformity with the political line of the State are guaranteed by law. […] Foreign trade is the monopoly of the State. (Jennar, 1995 : 95)
Ces dispositions montrent que le commerce familial ou individuel était permis, mais
seulement dans des proportions jugées raisonnables par l’État. Il devait
essentiellement se limiter à assurer à la subsistance de la famille, pour éviter qu’un
esprit capitaliste et spéculatif, contraire à la doctrine socialiste, se développe. Cette
ouverture était nécessaire considérant les conditions de vie très difficiles de la
population dans les premières années de la RPK :
Le gouvernement réalisa que le meilleur moyen de favoriser un redressement de la production agricole était de procurer aux paysans des incitations matérielles pour qu’ils développent leur économie familiale […] Afin de réduire ces difficultés, le Front et le Conseil […] ont promulgué un principe approprié dans le domaine du développement de l’économie familiale afin de compléter l’économie collective (Frings, 1997 : 47-48).
Le recrutement difficile des travailleurs de l’État
Dans les premiers mois de 1979, une des priorités du gouvernement a été de
d’engager des travailleurs pour organiser les services publics. Le manque à
gagner en termes d’effectif était important, parce que plusieurs anciens
fonctionnaires avaient péri sous les Khmers rouges ou avaient quitté vers un
troisième pays. Rapidement, un appel à candidatures a été fait auprès de
l’ensemble de la population. Les chefs de département étaient choisis selon leur
compétence et leurs expériences de travail. Aussi, comme le climat politique était
tendu, choisir des individus favorables au régime était important. Avant d’être
engagés, les autorités faisaient donc des recherches approfondies sur les
candidats, questionnant eux et leurs proches. De plus, les choix devaient au final
être approuvés par les autorités provinciales. Les représentants locaux ainsi que
les cadres et fonctionnaires de haut niveau étaient également tenus de suivre une
formation politique, dont la longueur et l’intensité variaient selon le poste occupé.
86 Plus généralement, sur les questions d’économie, voir les articles 11 à 20.
87
Une « école politique » (sala niobay) avait été instaurée à ces fins87. Le contenu,
qui portait sur les fondements du socialisme et les grandes orientations du Parti,
avait été conçu par un comité issu du Département provincial de l’information et de
la propagande. Pour un interviewé, le passage à la sala niobay avait une portée
surtout pratique. Il dit qu’on y dispensait des cours pour apprendre à comprendre
et gérer les besoins de la population et qu’il fallait étudier environ de 3 à 6 mois
pour « renforcer sa conscience politique ». Des réunions entre collègues
permettaient le partage d’expériences : « s'il y avait quelque chose à signaler par
rapport à la population, c'est là qu'on en parlait et qu'on trouvait des solutions »
(CY25). Une autre personne interviewée nous dit que la formation pouvait être
suivie de manière graduelle et à temps partiel, pour assurer une présence dans les
bureaux et éviter que « le travail soit mis sur pause » (OS26).
Les candidats aux échelons inférieurs n’étaient pas soumis à un concours formel,
ils devaient plutôt passer de simples entrevues. En premier, l’État réengageait
ceux qui dans l’ancien régime avaient travaillé dans le gouvernement. En général,
il semblerait que ceux-ci aient été favorables à reprendre leurs anciennes
responsabilités. Le même principe s’est appliqué pour la formation. Par exemple,
dans le domaine de la santé, c’est par bouche-à-oreille que s’est passé le mot
comme quoi les écoles de médecine réouvraient et recrutaient. Pour les anciens,
les critères d’entrée étaient abaissés et les gens qui avaient seulement fait leur
baccalauréat en sciences étaient également plus facilement acceptés88. Si l’on
prend l’exemple du Département du cadastre, on apprend que de nombreux
professionnels ont là aussi dû être formés entre 1980 et 1989. Certains anciens
avaient heureusement survécu aux Khmers rouges et ont pu par la suite enseigner
leur savoir aux plus jeunes89.
Des critères de sélection encore abaissés
Le recrutement des fonctionnaires peinant encore et peu de gens disposant du
87 Elle était située un peu au nord de l’actuel centre-ville, proche de l’actuel Psar Boeung Chouk. 88 Les études étaient généralement accompagnées d’une présence accrue sur le terrain dû au manque de personnel important sur les planchers et parfois, la formation était raccourcie ou accélérée.
88
niveau d’expérience requis, les critères de sélection ont été à nouveau abaissés.
On s’en est alors remis aux gens qui avaient atteint un certain niveau d’étude et
qui savaient lire et écrire certaines langues. C’est le cas d’une infirmière qui
raconte : « l'État encourageait les gens qui avaient un certain niveau d'éducation à
appliquer. Moi je connaissais un peu le français, j'écrivais… Il y avait un test de
français et ceux qui réussissaient étaient pris. » (TL27) Ces exigences réduites
transparaissaient dans les propos des répondants. Pour un chef de commune du
centre-ville, il n’y avait pas de critères de sélection précis. Dans sa commune de
Svay Por, à tous les sous-niveaux de l’administration, des citoyens sans
qualification, ont été choisis pour joindre les rangs de l’État. La décision se faisait
plutôt à partir d’une première impression de la capacité et de la volonté des gens à
accomplir la tâche (chomko chomheur reung) et à adopter une attitude de
discipline et d'écoute. Une évaluation générale servait à voir chez le candidat « sa
culture, ses idées, sa capacité d'analyse » (OS26). Un autre administrateur local
abonde dans le même sens : « on vérifiait si les gens étaient capables de travailler
avec nous, s'ils étaient capables de bien s'entendre avec nous, même si souvent
on se connaissait déjà » (CY25). Dans un village de Slaket, le déficit était tel que
parfois « il a fallu nommer les gens, les obliger à prendre les postes - la population
avait en quelque sorte assigné des gens à des positions, selon leur impression,
leur réputation » (TC03). Des standards placés aussi bas ont parfois mené à des
problèmes. Par exemple, certains chefs de village ou de commune, ne savant faire
autre chose que cultiver le riz, ont eu initialement beaucoup de difficulté à
comprendre et remplir leur rôle administratif (OS26). En fin de compte, plusieurs
n’osaient pas tout simplement pas soumettre leur candidature, parce qu’ils
n'avaient pas d'expérience dans le domaine et ne connaissaient pas le travail.
Un salaire maigre et en rations
Avant tout, plusieurs fonctionnaires trouvaient leur revenu faible et voyaient dans le
commerce une entreprise plus lucrative. Le commerce en gros à la frontière thaïe
était une alternative particulièrement attirante, les bénéfices étant élevés et les
89 Une « école normale » aurait même été créée (SONG28).
89
moyens de transport pour y aller s’étant améliorés d’années en années. Un
administrateur explique comment il était alors difficile d’attirer des gens :
Les gens qui voulaient travailler avec nous étaient rares. […] C'est parce qu'il y avait un « problème d'estomac ». Le salaire était juste de 20 kilos de riz et parfois on le recevait, parfois on ne le recevait pas. Il fallait nourrir la famille, donc il n’y avait pas d'intérêt à venir travailler. (CY25)
Malgré cela, certains employés de l’État (comme ce dernier) continuaient leur
engagement, jugeant que le service rendu au public importait plus que le salaire :
Le travail qui nous était demandé des autorités, on le faisait assez bonnement sans trop penser au salaire (si chok) - l'important c'était de bien servir la population. On travaillait pour notre patrie et nos compatriotes en premier (aoy procheachoun mirn mon, yeung mirn kraoy) […] Si personne ne faisait le travail, qui allait le faire? Donc, je continuais. […] Les rations qui étaient données par les autorités c’était comme un bonus (rongvoan), une forme de cadeau. (CY25)
Pour les employés du gouvernement, il semble donc que le salaire n’était pas
considéré comme un incitatif, excepté peut-être pour le fait qu’il soit stable et versé
sur une base assez régulière. Un répondant, avec une pointe d’ironie, dit que de
toute façon, les choses étaient meilleures que sous les Khmers rouges : « durant
Pol Pot, on ne savait même pas ce qu'était un salaire, alors après, lorsqu'on te
donnait quelque chose à manger, tu l'acceptais. » (OS26)90 En quoi consistait ce
salaire? Au début des années 1979 et 1980, le gouvernement fournissait du riz et
du blé, quelques autres denrées alimentaires en petite quantité (ex. de l’huile, du
sucre, du poisson séché), quelques objets utilitaires de la vie courante et parfois
de l’or. Un ancien professeur nous raconte qu’à la fin de sa première année, il
recevait du riz de mauvaise qualité de l’URSS (angkor saley91), du maïs, du
poisson séché et que chacun était responsable d’aller chercher ces rations au
marché d’État qui les fournissait et les pesait (DS11). En ce sens, les travailleurs
ne parlaient pas véritablement d’un salaire, mais d’une ration (rebob), donnée en
échange du travail.
90 Une autre personne, qui trouvait sa situation économique initiale très difficile comme livreur de riz, relativise en disant que « au moins, comparativement à notre situation durant le régime des Khmers rouges, nous étions libres et nous pouvions faire ce que nous voulions, faire des échanges commerciaux par exemple » (SS02). 91 Il est intéressant de noter que plusieurs répondants ont montré une certaine répugnance envers le riz de l’étranger (angkor saley) ou le blé importé de l’extérieur (pot saley). En général, les Cambodgiens semblent avoir une grande appréciation pour le riz blanc local, produit au pays ou du moins dans la région.
90
Des salaires améliorés, en argent
À partir de 1982, la monnaie a été restaurée, si bien que les salaires étaient
désormais donnés en argent et s’ajoutaient parfois aux rations déjà distribuées.
Les répondants disent alors avoir été plus satisfaits de leur rémunération. Dans
ces années, un cadre au Département du cadastre gagnait 140 riels par mois, ce
qui était un salaire raisonnable selon lui, considérant les activités commerciales de
sa femme et considérant le faible coût de la nourriture (CKO19). Un enseignant
suppléant disait être payé 90 riels, ce qui lui suffisait pour nourrir sa famille, en plus
que le riz était également fourni (SS02). Un cadre local nous explique que un peu
avant, 25 riels (ou un chi d’or) et 21 kilos de riz étaient donnés aux chefs de
village, de police et militaire. Les adjoints ne recevaient toutefois pas de salaire,
donc il dit avoir dû partager une partie de ses revenus avec eux pour qu’ils
subviennent à leurs besoins92 (chaik khniear rouh93) (CY25). Au milieu des années
1980, une pharmacienne nous raconte qu’elle obtenait un salaire de 30 000 riels
par mois du fait qu’elle avait été classée comme cadre supérieur (thnak odom). En
plus, l’État lui fournissait des rations comprenant quinze kilos de riz, deux
morceaux de sucre, un litre d'huile de cuisson, du savon, de l’huile pour l’éclairage,
etc. (MS16) On note donc une nette amélioration, bien que la valeur de la monnaie
ait évolué et qu’il soit difficile de faire une juste comparaison des montants.
La pénibilité du travail au sein de l’État
La difficulté du travail était un autre facteur dissuasif pour joindre les rangs de
l’État. Les emplois étaient stables et les salaires et bénéfices passables, mais le
travail était souvent ardu et intense. L'épouse d'un des interviewés explique par
exemple comment le statut important de son mari l’obligeait à faire des missions
d'envergure qui toutefois, étaient mal rémunérées :
Pour une journée de mission, il était payé quatre riels, pas quatre dollars... cette coupure d'argent-là n'existe même plus! Pendant qu'il était parti pendant des mois, nous n'avions rien à manger, même que je lui donnais les bijoux des enfants pour qu'il
92 Parfois, lorsque les cadres rendaient certains services à des citoyens, ils pouvaient être remerciés en recevant quelques riels de leur part, argent qui était redistribué au sein du comité local. Ces petits montants, une fois accumulés, aidaient à « arrondir les fins de mois » (TC03). 93 Cette expression semble d’ailleurs faire référence à une forme d’entraide ou de solidarité traditionnelle, ancrée dans la culture cambodgienne. Le degré de détails des entrevues à ce niveau ne permet pas d’en expliquer pleinement le sens.
91
puisse les vendre et s'acheter des choses à manger [en mission]. Son salaire ne pouvait être encaissé qu'au moment où il revenait [...] Et l'organisation des missions était pire que l'organisation militaire. On nous avertissait une heure avant et il partait. J'ai tant pleuré que les larmes ne sortaient plus. (TMY12)
Une infirmière nous raconte pour sa part comment les conditions à l’hôpital
pouvaient être inadéquates et pénibles : « je travaillais à l'hôpital central et je
soignais surtout des combattants khmers rouges. Ils étaient jeunes et mal en point.
[…] J’injectais des médicaments, je faisais des bandages. […] Il fallait chercher
l'eau de la rivière pour nettoyer les malades, on s’éclairait seulement avec des
bougies » (TL27). Un administrateur local raconte en riant une anecdote, pour
illustrer comment le travail sur le terrain pouvait être difficile :
Pour constater un vol par exemple, le responsable de la sécurité pouvait marcher des bureaux ici jusqu’à srae 100 [un village situé à quelques kilomètres] sur une route plein de boue, pas en asphalte comme aujourd’hui. Le temps qu’il arrive sur les lieux le voleur était déjà parti depuis longtemps! [rires] (CY25)
4.1.6 Travailler dans le commerce
Le petit commerce pour pallier à la précarité économique
À la chute des Khmers rouges, pour subvenir à leurs propres besoins et à ceux de
leurs proches, plusieurs envisagent temporairement le petit commerce comme
activité d’appoint. Ce sont tous les membres de la famille, des plus vieux aux plus
jeunes, qui s’y engagent, espérant dégager une petite marge de profit de la vente
de produits qu’ils ont transformés. C’est le cas d’une répondante qui, avant de
retourner à sa vocation d’avant-guerre, s’est affairée à vendre divers produits
alimentaires :
En 1979, on faisait beaucoup de commerce chez moi : la culture des germes de soja, la fermentation de l'alcool, du dessert en gelée, des nouilles (ketiw). Il y avait beaucoup de personnes qui y étaient impliquées. Ma sœur faisait de l’alcool, moi je vendais des germes de haricot, mon frère vendait du taper (dessert au riz fermenté). On faisait tout ce qu'on pouvait pour gagner notre vie et apprendre (MS16).
Pour soutenir sa famille et son mari qui était souvent parti à l’extérieur, une autre
femme explique comment elle a cumulé la vente de petits services :
Le jour je travaillais et la nuit j'avais l'obligation de m'occuper des enfants. J'ai travaillé comme sage-femme, mais aussi je faisais la réparation des dents, je vendais des petites choses (chap houy) et je transcrivais des romans. […] Je dormais trois-quatre heures par jour, parce que la nuit je transcrivais les livres, et le matin je devais apporter les livres à Norea. Avec l'argent on nourrissait la famille. (TMY12)
92
Pour quelques autres, le commerce a été une véritable vocation et leur a permis
de gagner leur vie jusqu’à aujourd’hui (MK24 et LM05). Un type de commerce
courant consistait à acheter des produits agricoles directement du paysan ou
amenés de Phnom Penh pour les vendre plus chers dans les marchés de
Battambang. Une interviewée précise toutefois que le commerce restait très limité :
« il n'y avait pas encore de banque et personne n'avait un niveau de scolarité
élevé, donc le commerce était petit. Si les gens avaient du succès, ils n'osaient
pas encore se montrer, ils avaient peur » (LM05).
Le commerce privé à proximité de la frontière khméro-thaïlandaise
Il est à noter qu’à l’ouest de Battambang, la prospection et le commerce des
pierres précieuses ont constitué une activité économique très lucrative dans les
années 1980. Selon un représentant, ce marché a attiré plusieurs travailleurs de
l’État, qui ont alors littéralement quitté leur emploi :
Le commerce principal de Païlin provenait de la prospection des pierres précieuses (tbong). Voyant que certains étaient devenus riches et pouvaient réussir en y allant, plusieurs ont suivi et ont ainsi quitté leur emploi […] Ici, les gens mangeaient de la farine de blé (pot saley) et ne pouvaient pas continuer à supporter cette situation. Là-bas, il y avait du riz importé de la Thaïlande à cause de la proximité de la frontière. (OS26)
L’ampleur du phénomène était tel que selon des rapports gouvernementaux, il était
estimé que « between 10 and 20 percent of all state workers in Battambang
province were leaving their duties to dig for gems » (Gottesman, 2003 : 297)94.
Dans la même région, d’autres profitaient des bas prix des produits vendus dans
les marchés d'État pour faire de l’import-export en Thaïlande. Cette activité était
lucrative et attirait d’autres travailleurs insatisfaits de leurs conditions dans
l’agriculture ou le fonctionnariat. Ce commerce à la frontière était illégal en
principes, du fait que le commerce extérieur était l'exclusivité de l'État. Toutefois,
l’enjeu sur le terrain était beaucoup plus complexe. En fait, tout au long de la RPK,
les autorités centrales, incapables de contrôler ce commerce « privé » au nom de
94 Cette mouvance a toutefois ralenti lorsque les Khmers rouges ont repris le contrôle de Païlin (et de l’exploitation de la ressource) en octobre 1989, après le départ des forces armées vietnamiennes.
93
l’idéologie socialiste95, ont graduellement fait des concessions aux personnes
directement impliquées (les commerçants khmers et thaïlandais, les autorités
locales, etc.96) Éventuellement, l’écart entre l’idéal socialiste et la réalité
(marchande) est devenu tel qu’à la fin des années 1980, des réformes
économiques majeures se sont imposées au gouvernement. Celles-ci ont affecté
non seulement le commerce, mais aussi l’appropriation des ressources foncières.
Ainsi, j’y reviendrai vers la fin de la section suivante. Le contexte politique,
économique et social de l’époque posé, j’examine maintenant de plus près
comment la propriété y a évolué et tente de comprendre « comment et selon quels
facteurs des occupants de Battambang se sont réapproprié le foncier et le bâti de
la ville » (la question de recherche initiale).
4.2 La réappropriation et le maintien du foncier et du bâti, entre logiques
individuelles et étatiques (1979-1989)
Dans la section 4.1, nous avons vu que la vie urbaine s’est lentement et
difficilement réorganisée après la chute des Khmers rouges et le retour de la
population. Le quotidien était troublé par de multiples facteurs comme le climat
d’insécurité, les migrations internes et externes nombreuses ainsi que l’état
déplorable des infrastructures et des services publics. Cet instantané de la ville
nous a permis d’entrevoir quelques mécanismes d‘accès qui ont établi les droits de
possession initiaux, notamment la vocation professionnelle et l’accès au capital.
Cette section approfondit les dynamiques de réappropriation et d’occupation qui
ont initialement légitimé la possession et explique comment cette possession s’est
maintenue et formalisée par la suite, grâce à des réformes économiques majeures
entreprises à la fin des années 1980. Les droits de propriété en question
concernent principalement l’immobilier urbain, mais en fin de section, nous verrons
aussi brièvement comment ce processus s’est déployé en milieu rural et semi-rural
avec la tenure des rizières et de terrains vacants non-construits. Enfin, il est utile
95 C’est pour cette raison d’ailleurs que la province de Banteay Meanchey, où se situe la ville frontalière de Poipet, centre commercial névralgique, a été créée en 1984; pour assurer une gouvernance plus directe et un meilleur contrôle (Gottesman, 2003 : 297).
94
de rappeler que la réappropriation du foncier se fait à deux niveaux. Comme
l’explique Luco, on observe « un système traditionnel et fluide pour l'accès et
l'exploitation de la terre, [puis] un système moderne encadré par des outils
législatifs et juridiques souvent incomplets ou manquants » (2008 : 442). Les
résultats de cette section seront présentés chronologiquement et selon cette
distinction entre les pratiques encadrées par la loi et en marge de la loi.
4.2.1 La réappropriation du foncier et du bâti en milieu urbain
Une prise de possession « spontanée »
Le retour dans une ville vidée de sa population éveille le mystère et l’imagination.
Lorsque je faisais part pour la première fois de mon sujet de recherche à mon
entourage ou à des inconnus, plusieurs étaient frappés d’une curiosité devant ce
phénomène étrange et à la limite du réel. En fait, nous verrons que l’idée selon
laquelle la propriété foncière et immobilière des villes du Cambodge aurait été
inexistante, ramenée à zéro - à la base de ce sentiment d’étrangeté à mon avis -
n’est pas fondée dans la réalité. Il ne s’agissait pas d’un « open access », des
règles informelles basées sur les normes et coutumes s’appliquaient et un champ
social était présent, comme cela a toujours été le cas97. Ainsi, posé plus
simplement, le problème initial pourrait être : sans loi officielle et sans État pour
l’appliquer, que se passait-il?
Ceux qui sont revenus rapidement à Battambang et avant les autres ont découvert
une situation anarchique. En effet, les logements disponibles étaient abondants,
car plusieurs anciens propriétaires étaient décédés ou s’étaient réfugiés dans les
camps. Comme dans le cas des biens mobiliers vu avant, il était quasiment
possible de s’approprier l’habitation de son choix. « Les gens allaient où ils
voulaient, l'important c'était de survivre. Au début ce n’était pas très bien
96 Un administrateur de la commune de Slaket a expliqué qu’à Battambang, les diverses restrictions sur le commerce à la frontière, à « Ochreuw » (un cours d'eau avec un pont qui marquait la frontière, désigné par plusieurs par le diminutif « O »), ont été enlevées autour de 1986-1987, ce qui a permis de faire des affaires plus librement (CY25). 97 Verdery (2003), en parlant plus généralement de la propriété après la chute des régimes socialistes, fait une observation apparentée lorsqu’elle utilise l’expression « property vacuum ». Selon elle, la propriété après le socialisme n’était pas vide de sens ni de relations et n’attendait pas d’être remplie par la propriété privée, positive, comme le souhaitaient certains adeptes de la réforme.
95
organisé » souligne un fonctionnaire au cadastre (TR13). Signe de ce libre choix,
une interviewée nous raconte qu’elle avait alors délibérément élu domicile au
centre-ville, jugeant que c’était un choix d’avenir pour elle et ses enfants : « À
l'époque de Pol Pot, il y avait des travaux beaucoup trop durs. […] nous n'avions
pas de droits, nous n'avions rien. Donc je me suis dit, si notre pays va mieux, je
vais vivre dans la ville, près de l'école, près du marché, près de l'hôpital, pour que
mes enfants puissent aller de l’avant. » (MK24) Par ailleurs, il faut préciser que les
gens emménageaient rarement seuls et étaient accompagnés de leur famille
proche et parfois étendue qui avait survécue. Pour un répondant, cela est propre à
la culture khmère : « normalement, nous voulous toujours vivre tous ensemble » a-
t-il dit (DS11). Cette cohabitation donne lieu à une occupation et une possession
fragmentée entre les membres, qui souvent changent au fur et à mesure que leur
situation familiale et financière évolue98.
À ce stade, il est difficile de dire quel était le degré de sécurité de cette possession.
Les mots utilisés par les répondants renforcent l’ambiguïté. Pour décrire le statut
de cette occupation, à plusieurs reprises on m’a répété la formule (dont la
redondance est un peu déconcertante) « neak na neuw te na neuw te neung », qui
signifie « celui qui reste là, reste là »99. Ce principe général, est par exemple
exprimé dans les témoignages d’un professeur et d’un cadre de département :
À cette époque, les premiers qui se sont installés en 1979 avaient le droit de possession. Il n'y a pas vraiment eu de distribution, ceux qui s'installaient à un endroit restaient là. C'était partout comme ça. Au centre-ville, les maisons étaient gardées surtout pour les fonctionnaires, mais il y avait aussi des gens qui sont venus s'installer là sans qu'ils soient des fonctionnaires […] Il y avait une loi qui indiquait que ceux qui habitaient à tel endroit possédaient cet endroit-là. (SS02)
C’est comme s’il n’y avait pas de directive précise. Ça dépendait des gens. Tu avais envie d’aller là? Tu y allais. Et les autorités te laissaient, en autant que ce soit vacant […] (DS11).
98 Notons également que plus récemment, dans les dernières années, certains enquêtés possédant un large terrain en ont légué des parties à leurs enfants par héritage et succession et eux par la suite ont construit et densifié la parcelle. 99 D’ailleurs, il y à la un enjeu de traduction et d’interprétation important. Certaines expressions ne peuvent se traduire littéralement par « occupation », « possession » ou « propriété », d’où l’importance de bien placer chacune des phrases dans leur contexte original d’énonciation.
96
De ces deux extraits, on comprend qu’initialement, l’occupation était presque libre,
car restreinte légèrement par les autorités locales et la présence antérieure
d’occupants (cas spécifiques sur lesquels nous reviendrons). Il est aussi pertinent
de préciser que l’occupation était souvent spontanée et temporaire. Elle n’aspirait
pas nécessairement à une possession durable comme le témoigne cet extrait :
« pour les maisons, on pouvait en occuper une, rester là quelques jours et partir
plus tard. Ensuite quelqu'un d'autre allait en profiter. […] Quand tu avais quitté, ce
n'était plus à toi. » (LM05) Ce nomadisme de circonstance si l’on peut dire a été le
cas de plusieurs interviewés. Une fois arrivés à Battambang avec leur famille, ils
disent ne pas avoir occupé immédiatement la résidence qu’ils occupent aujourd’hui
(et que certains possédaient avant les Khmers rouges), soit à cause qu’elle était
déjà occupée, que leur maison n’était pas encore construite ou qu’ils étaient en
transit, espérant par exemple rejoindre les camps en Thaïlande. Ainsi,
temporairement, ils ont occupé une petite habitation en bois (SS02), une cabane
servant à entreposer le riz (TMY12), ou cohabité avec des parents (TL27) ou des
amis proches (TL04). Ceci dit, pourrait-on croire que la formule « celui qui reste là,
reste là » signifie en réalité « celui qui est là, possède le lieu où il reste »? Comme
le sens des mots et l’idée d’un statut défini nous font peu avancer sur la question,
voyons comment ce principe s’est mis en pratique, dans des situations concrètes.
Un principe « d’acquisition par la charrue » en milieu urbain
Pour plusieurs, mettre des efforts dans la remise en état de sa maison et s’investir
dans celle-ci renforce et rend légitime la possession. On s’approprie les lieux par le
travail, par un processus d’identification matériel et émotionnel. C’est le cas d’une
répondante qui, devant l’état lamentable de sa maison, a dû avec son mari faire un
nettoyage de fond en comble de son logement :
Lorsque je suis entrée, il y avait des ordures partout! C'était comme si une maison avait été laissée à l'abandon. Quand nous sommes venus, nous avons nettoyé, nous avons balayé, l'odeur a persisté pendant des semaines, nous avons pris l'eau de la rivière pour pouvoir frotter. C'est mon mari qui a fait ça, moi j'étais enceinte de mon deuxième enfant et je ne pouvais rien faire. (MK24)
97
Comme autre exemple, un répondant dit avoir sorti une trentaine de motos de sa
maison avant de pouvoir l’occuper. D’ailleurs, des gens qui ont fait le ménage de
leur logement et qui ont dû le quitter par après ont parfois demandé une
compensation pour le travail initial qu’ils avaient fait. Parfois, cette mise en ordre
tarde et n’est effectuée que lorsque l’espace encombré est vraiment nécessaire,
montrant ainsi la valeur relative qu’on pouvait accorder à l’espace intérieur :
La partie arrière, qu'on loue au café en ce moment, c'était rempli de déchets. Il y avait des vieilles voitures brisées, de la cochonnerie (etchay). C'est en 1984, sachant que nous ne pouvions plus partir pour l'étranger, que nous avons nettoyé la partie arrière et l'avons louée. (TL27)
En fait, on peut penser que ce mode d’appropriation est presque naturel pour les
Cambodgiens qui ont été habitués pendant des siècles à l’application du principe
« d’acquisition par la charrue » en milieu rural. On pourrait s’attendre à une
continuité et une adaptation du principe en ville. Certains extraits nous le font
croire du moins. Entre autres, un employé du cadastre explique que le marquage
de la propriété urbaine n’était pas matériel, mais reconnu par une mise à l’effort de
l’espace : « pour pouvoir conserver cette surface de terre, tu devais l’exploiter. Pas
besoin de construire une véritable clôture, les gens pouvaient passer, une clôture
humaine (lbang kloun) suffisait » (TR13). Le cas d’une répondante qui s’était fait
offrir une maison par une lointaine connaissance, illustre aussi bien ce principe
fondamentalement moral :
Je ne voulais pas avoir cette maison, parce que je n'avais pas contribué à l’aménager, ce n'était pas l'héritage de ma famille, je n'avais pas acheté les meubles… et à quoi m’aurait-elle servi? […] [La propriété] doit venir d'une parenté ou d'un « effort de sueur et de sang » (komlang gnueh chim). […] Les gens sont différents. Il y en a qui veulent s'enrichir outre mesure en employant des tactiques frauduleuses (prae labek kol), d'autres en fournissant leur force de production. Et dans ma vie, je n'ai pas besoin d'une maison qui ne vient pas de ma force, de mon argent. Tous les biens, objets que tu possèdes, ce sont des biens qui restent, qui sont harmonieux (trochey trochoum, kong vong), mais les biens que tu t'accapares frauduleusement, ça n'apporte pas le bonheur. Ce sont les conséquences immédiates de tes actes. (LM05)
Un parc immobilier en mauvais état, déprécié et peu mis en valeur
Au sortir des Khmers rouges, la plupart des bâtiments était en relativement
mauvais état et nécessitait des travaux d’entretien et de réparation importants
avant d’être occupés; ce qui n’était pas donné à tous par faute de moyens. Ce
98
délabrement a motivé certains interviewés à ne pas prendre possession de
maisons au centre-ville, en faveur de maisons situées dans les communes rurales.
Ce choix d’habiter en périphérie se justifiait également par des habitudes ou des
préférences résidentielles qui ne pouvaient être reproduites en ville. Cette
considération semble avoir joué un rôle non négligeable dans l’appropriation de la
propriété urbaine de Battambang et dans les migrations ville-campagne
subséquentes. Elle se décline en plusieurs aspects. Premièrement, plusieurs
soulignent l’importance d’avoir un espace de verdure pour cultiver des fruits et des
légumes :
Il y en a qui refusaient de rester en ville parce qu'ils n'auraient pas eu de place pour cultiver des légumes. En ville il n'y avait que de la pierre, de la brique, du sable et de la céramique. (TMY12) Personne ne voulait rester dans les maisons au centre-ville, parce qu'il n'y avait pas de marge avant. À Chrey Kaong, tu peux faire pousser des légumes. En ville, il n'y a que de la pierre, ceux qui habitent dans des maisons en pierre100 mangent de la pierre (nea neuw pteah thmor si thmor). (DS11)
Dans la section 4.1, nous avons entendu des gens qui trouvaient étrange de vivre
sur plusieurs étages, l’un en-dessous de l’autre. Au contraire, certains ont souligné
le caractère inhabituel et incommode de vivre au ras du sol :
Les trottoirs étaient en mauvais état, des arbres avaient poussé partout, il y avait des ordures et des excréments partout. On ne savait pas qui avait fait ses besoins là. C'est pourquoi les gens choisissaient de ne pas vivre en bas, au rez-de-chaussée et allaient plutôt vivre en haut. Mais finalement, ils ont regretté parce que c'est en bas que ça vaut cher. Le ménage s’est fait peu à peu et ça s’est embelli. (DS11) J’en connais qui aujourd’hui ont tout vendu. Les Cambodgiens restaient dans les logements d'en haut et vendaient les logements d'en bas à prix relativement bas, parce qu'ils ne savaient pas rester au rez-de-chaussée, ils aimaient avoir du vent par exemple. (TTL15)
Cela est peut-être aussi dû au fait que les maisons traditionnelles cambodgiennes
sont généralement sur pilotis et surélevées de plus d’un mètre, tout dépendant du
climat. Le mauvais état des infrastructures et des services publics et la tranquillité
des lieux ont aussi amené certaines personnes à élire domicile ailleurs qu’au
centre-ville. Une personne par exemple déplorait qu’elle devait transporter l’eau de
99
la rivière jusqu’à son logement situé au deuxième étage. Toutefois, graduellement,
avec la résurgence des commerces et des infrastructures, une urbanité a
réémergé et les mentalités se sont adaptées. C’est ce qu’explique par exemple cet
ancien cadre du Bureau du cadastre :
C'est seulement lorsque la ville s'est développée que les gens ont été intéressés à y aller, pour faire du commerce. À cause de ça, le prix de l'immobilier en ville a augmenté. […] Aujourd'hui, la ville est devenue quelque chose de spécial, de recherché, les gens préfèrent la ville. (CKO19)
Constatant leur erreur après une montée modérée des prix dès la moitié des
années 1980 et une montée accélérée à partir des années 1990, plusieurs ont
regretté leur choix de vendre prématurément leur ancien logement à bas prix. Les
propos d’une professionnelle de la santé confirment cette observation :
Il y a des gens qui ont vendu dans les années 1980 parce qu'ils doutaient de la sécurité du secteur et aujourd'hui ils regrettent d'avoir vendu, parce qu’aujourd'hui c'est sécuritaire et ça a de la valeur […] Aujourd'hui il y a une minorité qui a reçu des propriétés en 1979 et qui sont encore propriétaires aujourd'hui (MS16)
Ces expériences démontrent qu’en l’absence d’un marché immobilier formel, la
valeur des terrains et des maisons était basée sur une variété de critères très
subjectifs, liés à leur usage projeté et à leur adéquation avec les préférences
résidentielles des occupants. Ainsi, au début de la RPK, on peut mieux
comprendre pourquoi le principe de « premier arrivé, premier servi » n’a pas mené
automatiquement à un accaparement et une accumulation excessive de biens, les
valeurs moindres d’usage et d’échange ne le justifiant pas.
Une acquisition de biens limitée par la modestie ou l’humilité
En même temps, cette frugalité ou tempérance face au gain et au profit reflétait un
état d’esprit de l’époque, peu entreprenant et marqué par la survie au jour le jour,
par des attentes limitées. Cette conception des choses se manifeste dans le
témoignage d’un enseignant :
À cette époque, personne n'avait pensé à faire de l'argent là-dessus en échangeant et tout. C’était la période communiste et selon le principe, on ne devait pas réfléchir au
100 Il est à noter que les maisons en pierre ne sont pas véritablement en pierre, mais plutôt en brique enduite d’un crépi. L’appellation « maison en pierre » réfère plus généralement à une maison « faite en dur », différente d’une maison traditionnelle en bois ou faite d’un matériau végétal par exemple.
100
bénéfice privé, on ne pensait qu'à avoir de la bouffe dans sa propre assiette. Donc on n’a jamais pensé à capitaliser sur l’immobilier. […] Reste où tu es, pense à ton travail au gouvernement, prends ton salaire même s'il est maigre et efforce-toi de travailler, je me disais (DS11).
Se contenter de peu était d’autant plus justifiable quand on arrivait tout juste à se
tirer d’affaire :
[Et pourquoi n’êtes-vous pas allés à la frontière] H : Je ne sais pas, ça ne me semblait pas possible. Je trouvais que le pays était correct et je m'en suis contenté [rires]. Nous avions de la nourriture à manger et de l'eau à boire. F : Nous avions déjà quatre enfants et nous en avons eu un autre. Il y avait aussi ma mère qui avait plus de 80 ans. Aussi, mon mari était souvent parti en mission, alors c'est comme s'il n'était pas là. (TMY12) À cette époque, j'étais encore jeune, je ne pouvais pas encore y penser. J'allais faire quoi avec une autre maison? Nous étions déjà heureux même si nous possédions peu. Et mes parents n'avaient pas d'enfant sauf moi. [...] Ceci dit, je n'avais pas envie d'avoir une maison, de penser à ci, penser à ça. Je me disais seulement « comment faire pour que nous puissions être en famille et vivre dans le bonheur, vendre de la nourriture ». (MK24)
Pour certains, ce sentiment vient aussi d’un abattement moral. En effet, il est
difficile d’aspirer à grand lorsqu’on a déjà presque tout perdu :
Je n'avais pas d'intérêt dans la propriété et aussi, j'étais déçu de ce que j'avais par rapport à ce que je possédais avant. J'étais déçu qu'il ne me reste plus grand-chose et je ne voulais plus posséder grand-chose. Ils avaient détruit ma maison et ils avaient pris mes autres terrains… Sinon, j'aurais pu posséder des maisons au centre-ville. Ceux qui étaient ambitieux, qui avaient une vision dans le temps sont devenus millionnaires aujourd'hui. (SS02)
Aussi, considérant le climat politique tendu de l’époque et un régime socialiste
toujours surveillant et autoritaire, les gens interviewés se contentaient d’un seul
logement, l’accumulation excessive de biens pouvant attirer les soupçons. L’idée
qu’il est nécessaire de partager, d’en laisser aux autres pour assurer un vivre-
ensemble était aussi un idéal véhiculé par l’État socialiste. Cet administrateur
d’une commune semi-urbaine l’illustre bien :
Les terrains appartenaient à l'État pour que tout le monde puissent y rester. Donc, on les partageait pour pouvoir vivre (chaik khnir rouh). Par exemple, s'il y avait trois personnes […] chacun prenait sa part, mais de manière raisonnable, pour que tout le monde ait un toit. Le plus important c'était de chaik khnir rouh. […] Si tu prenais trop grand, le chef de la commune ne te l'aurait pas permis. […] À cette époque, il fallait apprendre à être solidaires. Si quelqu'un était malade, on allait l'aider, « sroh khnir nah […] aoy khnir teuv veng teuw mow ». (CY25)
101
D’aller à l’encontre de ce principe et de viser une maison dont l’opulence était trop
manifeste pouvait d’ailleurs susciter des embrouilles. Dans un cas, dès 1979, une
dame et sa famille ont choisi d’occuper une villa, sise sur un grand terrain, qui
aurait appartenu à un ancien gouverneur provincial. La maison était à un point tel
cossue qu’obtenir des droits de propriété est jusqu’à aujourd’hui compliqué et ce
malgré que l’interviewée et des membres de sa famille travaillent pour l’État, ce qui
en principes leur aurait valu la reconnaissance de leur possession :
Il restait beaucoup de maisons libres que personne ne voulait occuper et j’ai choisi une maison qui appartenait supposément à l'ancien gouverneur de la province. [Pourquoi avez-vous réussi à occuper cet endroit?] J’ai été sotte (legnogn). Des gens m'avaient prévenue que j’allais avoir des problèmes à cause que c’était une grande villa et maintenant je me retrouve un peu dans le trouble. En tout cas c’était très pratique parce que ça se trouvait à proximité de la rivière Sangker […] Au début il y avait trois familles et aujourd'hui on en retrouve six. Je travaillais au département de la propagande (toussenaka), situé sur les rues 2 et 3. Mes parents travaillaient au département du commerce et mon cousin au département de l’éducation. (UN31)
En somme, se pourrait-il que la population vivant au jour le jour, pour « survivre »,
n’ait pas eu tendance à capitaliser ou spéculer sur l’immobilier à cause d’une
méconnaissance ou d’un désintérêt des rouages des marchés fonciers, laissant
ainsi ces pratiques à des individus plus en moyens ou possédant un savoir-faire en
la matière? Il y a plusieurs hypothèses plausibles et nous reviendrons sur cette
question de la mise en valeur plus loin, lorsqu’il sera question de l’achat et de la
vente des propriétés.
Un contrôle accru de l’État et l’assignation par blocs aux fonctionnaires
Jusqu’ici, j’ai présenté des processus plus coutumiers qui ont permis la
réappropriation du foncier et de l’immobilier de Battambang. Progressivement, à
ceux-ci se sont ajoutés d’autres mécanismes d’accès propres à l’autorité politico-
légale de l’État. Comme nous avons vu auparavant, en 1979 et 1980, l’appareil
étatique cambodgien peinait à se remettre sur pieds. En juin 1981, un mois après
les premières élections législatives sous la tutelle du Vietnam, une nouvelle
constitution est adoptée par l’Assemblée nationale, dans laquelle les bases
économiques du nouveau régime sont posées. Les premiers articles du chapitre
sur le système économique statuent sur la prééminence de la propriété d’État :
102
« Land, forests, the sea, rivers, the lakes, natural resources, economic and cultural
centres, national defence bases and other State constructions constitute State
property » (PRK, 1981, dans Jennar, 1995 : 95). Par ailleurs, cette prééminence
avait déjà été déclarée par le Front dès 1979 (Carrier, 2007 : 141). À l’intérieur de
ce cadre, selon l’article 15, chaque citoyen disposait d’un droit d’usage sur la terre
: « Citizens have the right to use and inherit land allotted by the state to each family
according to the provisions of law, on which to build a house and grow crops or
develop orchards » (Jennar, 1995 : 95). Carrier (2007 : 141) résume bien la
logique du régime foncier alors en place :
La propriété publique fut le support fractionné d’une distribution hiérarchisée aussi bien au niveau des structures qu’au niveau des catégories de biens fonciers et immobiliers. Elle distinguait le résidentiel (terrain à bâtir, logement), le productif (terrain à vocation agricole, immobilier, industriel), l’administratif (civil et militaire), les équipements collectifs. Cette donne constitua les fondements de la distribution des biens de l’État en 1979 et cela aux échelons de l’institution, du groupe et de l’individu.
Pour comprendre comment l’État concevait la propriété à l’aube de l’invasion, il
faut ajouter à l’idée de propriété d’État, celle de « propriété de la victoire » (trob
sombat cheyaphon) (DS11; CKO19). Car parallèlement à l’idée que sous un
régime socialiste, la propriété est collective et gérée par l’État, plusieurs cadres et
administrateurs expliquent que la propriété était aussi un « trésor » ou un « butin
de guerre ». Le Front ayant chassé les Khmers rouges et victorieusement
reconquis le territoire, le parc foncier et immobilier des villes lui revenait. Un ancien
administrateur résume bien l’idée : « d'après la loi, toute la propriété de l'ancien
régime appartenait à l'État après la libération. On appelait ça « cheyaphoan »,
c’était tout ce qui nous revenait après la fin du régime de Pol Pot. C'est la
« propriété de la victoire » [en français]. » (CKO19). Un autre extrait va dans le
même sens : « ce n'était pas les maisons des individus, toute la propriété
appartenait à l'État parce qu'il avait libéré (romdoh) la population » (TL27). Ceci dit,
dès que l’administration s’est minimalement remise sur pieds, le gouvernement a
voulu s’assurer du contrôle de son territoire. Pour recenser et contrôler aisément
ses sujets, il a distribué des droits d’usage sur les maisons du centre-ville à ses
103
travailleurs101. En même temps, du point de vue des travailleurs de l’État, habiter à
proximité de leur lieu de travail était pratique, surtout considérant les moyens de
transport limités à l’époque. C’est ainsi donc que le centre-ville de Battambang est
devenu segmenté en zones (bloc) réparties entre chaque département (voir figure
8). Les autorités provinciales et le comité populaire révolutionnaire de la province
étaient chargés de faire cette distribution et d’en assurer le suivi, en faisant à
chaque année un nouvel inventaire du parc, a expliqué l’ancien directeur-adjoint du
cadastre de la province.
Figure 8 : Distribution schématique des blocs par départements, à partir des entrevues
Crédit : auteur
La plupart des personnes que j’ai interviewées (des enseignants, des
fonctionnaires et des cadres de différents départements), qui vivaient alors au
centre-ville, ont eu accès à leur maison de cette façon. Pour les travailleurs, cette
allocation ou ce don était vu comme une reconnaissance de leur travail : « Il n'y a
pas d'explication à donner. En tenant compte de l'exploit de mon travail, la
province m'a donné une maison. » (TMY12) Une autre personne explique « À
partir de ce moment-là c'était à nous, l'État nous avait donné la maison; « tu as
persévéré à travailler avec nous depuis le début, donc nous te donnons cette
101 Plus tôt, nous avons vu le cas d’une personne qui fût obligée de quitter sa maison, car elle ne travaillait pas pour l’État. Cette règle n’était pas appliquée à 100%, plusieurs disant que des non fonctionnaires ont également été leurs voisins. Cela
104
maison en échange » […] » (TL27). Certains le voyaient en outre comme une
extension des rations données en salaire, rappelant ainsi l’idée d’un « welfare
benefit » ou d’un « non-productive welfare good » évoquée par Davis (2004) en
référence à l’allocation de logements sous le socialisme chinois.
Il n’est toutefois pas clair si la distribution profitait à tous les employés. Avant tout,
il semblerait que les résidences les plus convoitées allaient souvent à ceux en
position de pouvoir, a expliqué un représentant de la commune de Chamkar
Samrong : « La distribution des maisons en bois n’était pas compliquée parce que
c’était peu convoité. Pour les maisons en pierre ça allait au plus fort ou c’était
premier arrivé, premier servi. » (DS29) Pour les autres, au début, l’offre était
abondante et il y avait un grand choix. Il suffisait de faire une demande auprès de
son supérieur et on obtenait une maison, que l’on choisissait (TL27). Avec le
temps, il semblerait toutefois que l’offre ait diminué et que l’accès se soit restreint.
Dans le cas d’un ancien professeur, seulement cinq maisons (environ) avaient été
rendues disponibles aux employés de son école et celles-ci avaient été distribuées
par tirage au sort, pour que ce soit équitable (SS02). Il pouvait aussi arriver qu’à
défaut de ne pas avoir de maisons disponibles au centre-ville, des terrains
résidentiels, construits ou non, soient donnés un peu en recul du centre-ville.
Quelqu’un explique par exemple avoir reçu un grand terrain marécageux,
inondable, qu’il a un jour comblé pour construire sa maison (CKO19). Comme
autres exemples, les terrains d’un ancien hôpital et d’anciennes bases militaires et
policières auraient également été redistribués aux employés (ces cas spécifiques
seront approfondis plus loin). Un chef de commune explique :
Des organismes de l'État tels que les travaux publics et les hôpitaux possédaient beaucoup de terrains vacants. Par exemple, il y en avait beaucoup dans l’enceinte de l'hôpital soviétique qui se trouvait à Boeung Chouk. […] Ainsi, l'hôpital avait le droit de distribuer des terrains à ses employés. […] Donc, ils ont mesuré le terrain et l'ont subdivisé en lots et ont déterminé combien de personnes pouvaient y rester […] Il y avait aussi la police et l’armée qui disposaient d'une grande superficie de terrain. Si les responsables de ces organismes connaissaient des chefs de village ou de commune, ils pouvaient donner un lot à eux, mais normalement, ça allait plus aux employés. (OS26)
s’explique peut-être par le fait qu’il était possible d’échanger des propriétés et que certains aussi enfreignaient le règlement qui interdisait leur achat et leur vente.
105
Anciens propriétaires, réclamations et pertes
La prééminence de la propriété d’État sous-tendait que les droits de propriété
antérieurs à 1975 n’étaient pas reconnus. En vertu de la loi, il était donc impossible
pour un propriétaire de la période du Sangkum, par exemple, de réclamer par les
voies officielles ses anciens droits de propriété; principe qui a d’ailleurs été
réaffirmé dans toutes les lois foncières subséquentes. Pourquoi est-ce qu’une telle
restitution a-t-elle été écartée de facto? Les intentions du Parti n’étaient pas claires
à cet effet, mais on peut supposer que cette précaution remplissait un rôle à la fois
idéologique et stratégique. À voir l’expérience de certains pays de l’Europe de l’Est
(voir par ex. Verdery, 2002), on imagine également que le processus aurait été très
complexe et difficile au niveau administratif. Aussi faut-il dire, la réalité, aussi
cruelle soit-elle, était que plusieurs anciens propriétaires avaient péri ou avaient
quitté de manière prolongée leurs anciennes résidences, pour rejoindre un pays
tiers ou les camps de réfugiés. Souvent, la question des anciens droits ne se
posait alors même pas, sauf s’il y avait des descendants directs. En tout cas, les
gens interviewés ont exprimé un consensus clair autour de cette impossibilité.
Quand j’ai posé la question à ce sujet, plusieurs font référence à la loi :
[Et êtes-vous allé voir ces personnes pour réclamer votre maison?] Non, je ne leur ai pas parlé. Je savais qu'ils étaient là. […] Qu'est-ce que tu voulais leur dire. Il fallait respecter ce qui avait été dit dans la loi de 1979. […] Même si tu allais te plaindre auprès des autorités, tu ne pouvais pas gagner contre ceux qui étaient arrivés en 1979. Nous étions perdants, nous étions arrivés après. (SS02) [Donc quand vous êtes venue vous installer, aucun propriétaire d'origine n'est venu réclamer la maison?] Non. Parce qu’ils connaissaient les règles de possession depuis les Khmers rouges. Ils savaient qu’ils n’avaient pas le droit de réclamer ou de dire quoi que ce soit (MK24).
Pour certains, récupérer leur bien était impossible, celui-ci ayant été démoli durant
la guerre. Ces évènements sont présentés avec tristesse et s’accompagnent d’un
fort sentiment de perte :
[Lorsque vous êtes arrivée, êtes-vous allée voir votre ancienne maison?] Oui, mais la maison avait été démolie. Les six rangées de maison avaient été réduites à des débris de brique. […] J'ai pleuré en voyant ça, j'étais triste, c'est là que j'avais habité par le passé. Mon père avait acheté des éléphants en céramique de cinq couleurs (pangcharon) qui venaient de Chine. Ils étaient si beaux. Des Thaïlandais nous avaient
106
offert deux millions de baht pour chacun. […] La gang de Pol Pot les a brisés, même les débris auraient pu être vendus… Je n'ai rien pu récupérer. Tout a été brisé. […] Même ma maison à Cheu Teal, les gens ont tout pris. [Et cette maison vous n'avez pas essayé de la récupérer?] Non, parce qu'on nous a dits qu'on avait déjà une maison. La population a tout démoli et a distribué le bois entre eux. Et nos plantations d'oranges, ils les ont converties en marché […] Et les rizières, l'État les ont prises, et il y en avait beaucoup. J'avais les mains vides (dai tete). (TL27)
Une autre dame nous dit que dans le contexte d’après-guerre, le climat de peur, ou
le trauma individuel peut-être, rendait difficile d’envisager la récupération de ses
biens (ce qui ne l’a pas empêchée d’aller visiter la maison plus tard, pour la
montrer à ses enfants) :
[Est-ce que vous avez eu l'intention, le désir de reprendre cette maison-là?] À cette époque, j'avais encore peur. Mes parents ont été emportés lors des Khmers rouges. Dans ma famille on était sept et je ne sais pas où chacun d’eux a été emmené. Et moi j’ai été mariée de force durant l'époque des Khmers rouges, de force. […] Je n'ai même pas pensé à revenir chez moi. Tout ce qui me traversait la tête, c’était à quel moment ils allaient me tuer. Je n'avais même pas l'espoir de survivre… Chaque jour on avait peur de mourir. On n'a pas pensé à la maison et tout ça! (LM05)
Devant cette impasse légale, plusieurs ont tout de même réussi à réacquérir leurs
biens en négociant, en offrant une maison ou un terrain en remplacement ou de
l’argent en compensation ou en acceptant de partager l’espace habitable. Un
répondant par exemple explique qu’en discutant, il a pu convaincre les occupants
de sa maison d’aller s’installer ailleurs :
Je leur ai dit que c'était anciennement ma maison et je leur ai demandé de quitter. Lorsqu'ils ont compris cela, ils ont accepté de quitter et depuis ce moment-là, c'est devenu ma propriété à nouveau. Ils avaient des cerveaux pour comprendre la situation et ils se sont trouvé un autre endroit pour vivre. S’ils n'avaient pas voulu sortir, je n'aurais pu rien faire, car ils étaient arrivés en premier […] À cette époque, les gens cherchaient seulement la paix et évitaient les problèmes, les histoires. (TL04)
En fait, selon certains, il y avait une certaine éthique qui faisaient que les gens
sentaient l'obligation de retourner la maison à leur ancien propriétaire s'il retournait
et la réclamait. Cette éthique aurait été plus prononcée en campagne à cause de
la plus grande abondance de terrains vacants et de la relocalisation plus facile. À
l’inverse, il est arrivé que des gens aient prétendu être l’ancien propriétaire pour
prendre frauduleusement possession de propriétés.
107
Enfin, quelques cas de « restitution » ont été répertoriés. Un répondant nous
explique qu’avant les Khmers rouges, il avait fait construire sept maisons contiguës
avec l'argent qu'il s'était fait en exploitant une machine pour décortiquer le riz. En
1979, le département du commerce s’est installé dans cette zone et les employés
ont occupé les maisons. Le propriétaire original a éventuellement fait une
demande pour les récupérer, mais il n’en a obtenu qu’une seule. (SL09) On
retrouve quelques cas de « restitution » également dans les archives de
l’APRONUC, mais ils sont rares. Les demandes étaient généralement menées par
des personnes influentes ou fortunées, prêtes à lutter, ce qui montre que la
procédure n’était pas à la portée de tous. De façon anecdotique, on peut observer
qu’avec le temps, les anciens propriétaires n’ont pas nécessairement développé
de rancune vis-à-vis de l’État ou des nouveaux propriétaires. Une commerçante
raconte comment sa rencontre avec un ancien propriétaire, vivant maintenant à
l’étranger, a été cordiale :
[Et plus tard, est-ce qu'un des propriétaires de l'époque est venu vous demander quelque chose?] En 2010, un monsieur qui avait été accepté dans un pays à l'extérieur […] marchait en souriant et il est venu regarder, comme ça. Et je lui ai demandé « est-ce que vous aimeriez manger un mi kala? ». « Non j'ai déjà mangé, je n'ai plus faim. » « Alors venez-vous asseoir ». Il s'assoit. « Ça fait longtemps que vous habitez ici? » il me demande. « Ah je suis ici depuis l'année 1980 ». Je ne lui dis pas 1979, mais bien 1980. « Cette maison-ci c'est ma maison. » « Ah c'est votre maison, alors vous voulez la reprendre, je vais vous la redonner ». « Non, non, non [rires] », je m'amuse avec le monsieur… « Vous voulez que je vous la redonne, je vais vous la redonner ». « Non, non, non, je ne la prends pas, je la prendrais pour quoi faire, j'ai déjà une maison ». […] « Est-ce que vous regrettez, ressentez de la nostalgie lorsque vous voyez cette maison? ». « Non, je n'ai pas de regret ou de nostalgie. De voir que des gens l'ont occupée, que des gens y restent, je me dis que vous êtes heureux, que vous avez du plaisir, je suis satisfait ». (MK24)
Un marché foncier parallèle
Selon l’article 17 de la Constitution de 1981, il était interdit d’acheter, de vendre ou
de louer les terres102. En théorie, l’État contrôlait l’ensemble du parc foncier et il
allouait des droits d’occupation non-aliénables à la population. Un des cadres du
cadastre a souligné cette interdiction : « La vente était interdite, c'est seulement à
partir de 1989 que ça a été permis. […] C'était le principe communiste, il était
102 La Constitution fait référence aux terres agricoles et elle semble être surtout concernée par les terres productives. Comme il n’y a pas de précision concernant spécifiquement le foncier urbain, je fais l’interprétation que cela s’appliquait aussi aux terres de l’ensemble du pays.
108
interdit de faire des transactions et si tu n'avais plus besoin du terrain, tu le
retournais à l'État […] S’il y avait vente, les autorités du cadastre n'osaient pas
reconnaître la transaction » (CKO19). L’échange ou le transfert (pté sit) de la
propriété urbaine était toutefois permis, c’est-à-dire qu’un logement pouvait être
échangé contre un autre (DS29). En fait, l’État tentait de limiter la création de
revenus ou de profits via l’immobilier. Cette interdiction a eu les effets escomptés
pour certains. Premièrement, dans le contexte d’un État autoritaire, quelques
enquêtés ont dit ne pas avoir osé aller à l’encontre des lois. Toutefois, il semble
que la notion « d’échange » ait été mal interprétée (ou interprétée trop largement)
et que des transactions de toutes sortes aient finalement eu lieu. En effet, dans
certains témoignages, il y a un flou à savoir si la vente et l’achat étaient tolérés.
Les trois extraits suivants illustrent cette incertitude sur le degré de liberté permis.
[Pouvait-on vendre, acheter, échanger, louer des maisons ou des terrains, y avait-il une autorisation du gouvernement?] Possiblement qu'on pouvait faire tout ça, je ne suis pas tout à fait sûr… Il était possible de faire une transaction, juste en écrivant une lettre avec témoin qui indiquait les informations du vendeur, de l’acheteur, les dimensions du terrain, le prix […] sinon on pouvait toujours faire les transactions avec l'aide des autorités (SS02). Si tu voulais acheter une autre pteah lveng, tu pouvais. Ça ne coûtait rien, c'était environ 2 chis. Dans cette période-là, il n'y avait pas encore de plan, donc on négociait de personne à personne. Si tu achetais la maison, tu en prenais possession et l'autre personne quittait. (TL27) [Donc, du fait que c'était un régime communiste, la vente était interdite?] Ça dépendait plutôt de l’idée des gens. Personne ne nous défendait de le faire, on pouvait faire un peu n'importe quoi (at mirn pleuw ka), c'était très facile. (DS11)
Selon un ancien dirigeant, les gens prenaient tout de même leurs précautions et
les ventes se faisaient discrètement, sous le couvert de la loi :
[Dans les premières années] S'il y avait des ventes, ça se faisait en catimini (louik lek) et ça se faisait avec de l'or. Il y en avait, mais rarement. Il n'y avait pas de papier pour justifier la vente, c'était seulement su par les policiers, c'était accepté ainsi. Les papiers officiels sont venus avec le décret [025]. (OS26)
Une fois que les règles concernant l’achat et la vente de biens se sont assouplies
(les interviewés parlent généralement des années après 1985 environ), il
semblerait que plusieurs des propriétaires-fonctionnaires originaux ont vendu leur
maison en ville, pour s’installer plus confortablement en périphérie ou pour
109
recouvrir des dettes causées par le salaire très bas. D’ailleurs, plusieurs
mentionnent que ces ventes ont profité majoritairement aux « Chinois », qui au fil
des années auraient réussi à prendre possession du centre-ville commercial, qui
selon certains leur était presque naturellement dédié :
Les autorités des hautes sphères habitaient surtout aux alentours du marché et les gens riches voulaient aussi s'y installer, mais pour faire du commerce. Ces derniers ont donc négocié pour acquérir ou échanger ces lieux, à partir de 1992-1993. […] C'étaient des métis sino-khmer. Ils étaient doués pour faire le commerce. Ce n'est pas comme nous, dès qu'on a un tomleung d'or, on le dépense sur de la nourriture. Les Chinois à l’inverse vont le garder et manger du prahok et du sel [bref ils mangent frugalement]. Après dix ans, les Chinois peuvent construire une villa et les Cambodgiens ils mendient [rires]. (CKO19)
De manière générale, une dynamique semblable de morcellement de la propriété
se serait produite pour certains grands terrains situés en périphérie de la ville. Le
pouvoir de grands propriétaires s’étant amenuisé par manque de moyens, mais
aussi à cause de leur incapacité de préserver leurs frontières103 :
[Est-ce qu'il y a beaucoup d'anciens propriétaires qui restent dans les alentours maintenant?] Non, pas tellement, plusieurs sont morts. Par exemple, à Chrey Kaong, il n'en reste que quelques-uns, quatre-cinq, qui ont des grands terrains. Mais ces terres elles ont été toutes vendues pour vivre (lou ktik, si oh hay). Ils ne possèdent plus 50 hectares comme avant. (CY25)
La minorité ethnique chinoise
De ces informations partielles, plusieurs observations et questions émergent.
Premièrement, on constate que la vente de biens immobiliers, parfois obligée, de
la part de fonctionnaires, aurait principalement profité aux Chinois qui auraient su
s’enrichir durant les années 1980 par leurs activités commerciales. Dans quelles
proportions cela s’est-il réalisé? Impossible de le dire, mais ce sont des tendances
qu’il serait intéressant de creuser. Deuxièmement, il y a deux profils ou classes
sociales qui ressortent assez clairement des entrevues : les Chinois commerçants
capitalistes et les Cambodgiens fonctionnaires conservateurs, peu enclins à
spéculer sur l’immobilier. Bien que plusieurs répondants y fassent référence dans
les entrevues, il n’est pas clair si cette domination de l’économie par les Chinois
103 Le cas de la plantation de « They Yan », un terrain semi-vacant situé dans la commune de Slaket, m’a été communiqué par plusieurs interviewés. Il montre une appropriation graduelle d’un terrain préalablement occupé, par différents migrants et minorités musulmanes. Le cas illustre bien la lutte que le foncier pouvait susciter, entre différents registres de légitimitation. Malheureusement, par manque d’espace, ce cas n’a pas été décrit ici.
110
est réelle quantitativement parlant ou basée sur une catégorisation populaire d’un
sujet chinois bourgeois104.
Quoi qu’il en soit, dès les premières années de la RPK, les autorités nationales ont
jugé nécessaire de surveiller et contrôler la minorité ethnique chinoise qui
représentait une menace : « behind every noodle shop, they feared, hid a capitalist
network » (Gottesman, 2003 : 175). Parce qu'elle gérait une bonne part du
commerce privé et troublait le secteur public de l'économie et l'idéologie marxiste-
léniniste du Parti, des politiques discriminatoires (plus ou moins efficaces)
empêchaient par exemple la minorité chinoise d'être employée dans les institutions
et industries de l'État. Cette discrimination m'a d’ailleurs été confirmée par un
commerçant sino-khmer, qui lui-même en avait été victime. À un certain point, des
déportations avaient été envisagées par les autorités centrales, mais finalement,
l’action du gouvernement s’est limitée à une collecte massive d’informations sur la
minorité ethnique chinoise, via la circulaire 351. Finalement, celle-ci a été un échec
et n’a mené qu’à peu d’interventions concrètes (Gottesman, 2003 : 183).
La possession de bâtiments ou terrains institutionnels et publics
Durant la RPK, la propriété et l’usage des terrains et des bâtiments qui
éventuellement en sont venus à être catégorisés comme « publics » incombaient
évidemment à l’État. Plusieurs terrains vacants, anciens bâtiments institutionnels,
villas et quelques bâtiments industriels (on retrouve quatre-cinq grandes usines105
à Battambang et quelques-unes plus petites) ont été réhabilités ou convertis par
les autorités, pour servir notamment de bureau, de base militaire, d’école ou
d’hôpital. De grandes superficies de Battambang étaient ainsi détenues par les
forces armées vietnamiennes et cambodgiennes. La population parfois hésitait à
s’installer à proximité de ces zones :
Le secteur où il y a maintenant l’hôtel Khemara Battambang était couvert. [Pourquoi
104 Donald-Donini, dans une conférence de la CASCA en 2015, pour décrire ce processus de catégorisation, parlait par
exemple de la classe chinoise en Malaysie comme d’un « bourgeois subject ». 105 Le cas de l’usine Pepsi, que je ne développerai pas ici, est bien particulier. Selon un des répondants, cette grande usine, qui autrefois servait à produire de la glace et à embouteiller des boissons, serait restée dans les mains de son propriétaire original, mais pendant qu’il était à l’extérieur, en France (SS02). L’usine a été démolie assez récemment, en août 2013.
111
les gens n'osaient pas habiter le secteur boisé?] Parce que c'était un secteur occupé par les Khmers rouges durant le régime de Pol Pot, le secteur s'appelait « phiek ». Et une fois que les Vietnamiens sont entrés, ils ont repris le contrôle de ce secteur. C'était la limite du quartier, on n'osait pas y aller. (CY25) [Donc en 1981, vous avez acheté cette maison en périphérie?] Oui, nous l'avons achetée au prix de cinq chis. […] Avec cinq chis, on aurait pu acheter trois rangées de maison en ville. Mais nous n'osions pas rester là, parce que c'était rempli de soldats vietnamiens. Là où nous habitons en ce moment, nous n'étions pas seuls, il y avait des gens à proximité. En ville, c'était trop tranquille, c’était comme une ville fantôme, il n'y avait que les soldats vietnamiens.
Après leur départ, les terrains délaissés étaient souvent ouverts à l’occupation et
l’appropriation. Les militaires ont vendu leur droit de propriété à la population
comme l’expliquent les extraits suivants :
[Et quand les militaires ont quitté, qu'est-il advenu des terrains?] Ils les ont vendus. Et mon frère a pu en acheter un. À cette époque-là, les terrains n'étaient pas vendus très chers, on achetait avec de l'or. […] [À quel moment est-ce que les terrains ont été vendus?] En 1984-1985, non en 1986. Le terrain a été distribué aux soldats cambodgiens comme ils n'avaient pas d'autres endroits où rester, ensuite les terrains ont été vendus à la population. » (TL27) [Quand les vietnamiens sont partis, ils ont fait quoi avec les lieux?] Ça a été transféré à l'armée cambodgienne, l'armée cambodgienne a fait ce qu'elle voulait avec ce coin. Si tu voulais réclamer ou acheter, tu pouvais, il n'y avait pas de propriété claire. […] Je ne sais pas combien de propriétaires se sont succédés, mais aujourd’hui on retrouve des grosses villas. (DS11)
La réforme économique et le sous-décret no 25
Plus tôt, nous avons vu que le gouvernement de la PRK a depuis 1979 peiné à
concilier son agenda socialiste avec celui de la population (et de certains
dirigeants), davantage préoccupée par l'avancement de ses intérêts économiques,
via le commerce et la spéculation. Pour ce faire, dès le milieu des années 1980, le
nouveau premier ministre Hun Sen a promu une « voie du milieu »106 (Gottesman,
2003 : 193). Celle-ci consistait à étendre le système commercial d'État et à tirer en
même temps profit du commerce privé local, pour maintenir les réseaux de
patronage qui assuraient des revenus au gouvernement et aux individus en son
106 Il est ici nécessaire de faire un bref historique de la carrière politique de Hun Sen durant la RPK. En 1979, avec l'installation d'un nouveau gouvernement, Pen Sovan était le premier ministre et Hun Sen, âgé alors de 26 ans, était le ministre des affaires étrangères (d'ailleurs le plus jeune au monde à l'époque). Pen Sovan a été démis de ses fonctions en 1981, considéré être contre Hanoï et il a été remplacé par Chan Si, mort durant ses fonctions en décembre 1984. Hun Sen, ayant impressionné de plus en plus les autorités vietnamiennes et s'étant construit une base d'appui importante au sein de la classe politique cambodgienne, a été promu au poste de premier ministre le 14 janvier 1985 (HRW, 2015 : 22). Son influence dans les affaires économiques, particulièrement depuis le milieu des années 1980, a été décisive.
112
centre. Comme résultat, le Conseil des ministres a décentralisé le pouvoir
économique vers les provinces en 1984. En 1989, il leur a donné pleine autonomie
sur le contrôle des ressources humaines, du foncier et de la propriété de chaque
province et municipalité (Gottesman, 2003 : 328). On a alors aussi permis aux
cadres de l’État d’utiliser leur temps de travail, leur terre et leur logement pour
entreprendre des initiatives commerciales privées (Gottesman, 2003 : 281-282).
Cette tension entre le pouvoir central et les structures locales, pour le contrôle des
revenus du commerce, revenait au final à se questionner sur la réforme et
l’ouverture économique du système socialiste. Cette tension s’est plus
définitivement résolue à la fin des années 1980, avec le départ des troupes
vietnamiennes et la perestroïka khmère qui en a résulté. En effet, l’ouverture
économique tracée par Hun Sen dès le milieu des années 1980 a défini les
assises du système économique postsocialiste du Cambodge :
In Phnom Penh, reform-minded bureaucrats and former Sihanouk and Lon Nol officials were pushing for capitalist investment, from which they hoped to generate personal wealth as well as state revenues. In the provinces, state enterprises were expected to survive withtout subsidies, and local authorities were permitted to import and export. Yet this was not exactly market economics. By encouraging competition within the state sector, Hun Sen and like-minded leaders were creating a kind of state capitalism in which officials were prone to consider the resources at their disposal - land, factory, parts, timber, vehicles, soldiers - as assets to be exploited for profit (Gottesman, 2003 : 299-300).
Ce « state capitalism » s’est évidemment répercuté sur le régime foncier et la
tenure des terres et des habitations en ville. Plusieurs réformes de fond votées en
1989 ont permis de réinstituer une certaine forme de propriété privée, activant ainsi
de nouvelles logiques d’appropriation et d’occupatio.
On peut dire que le véritable geste législatif qui a restitué le droit de propriété est le
sous-décret no 25, adopté le 22 avril 1989, sur « la délivrance de la propriété sur
l’habitation au citoyen cambodgien »107. En effet, l’article 2 du document stipule
107 Une circulaire d’application a été adoptée un mois après et une loi foncière a été votée en 1992. Celles-ci ont apporté certaines nuances au droit de propriété privée établi en avril 1989, mais n’ont pas eu d’impact significatif sur les pratiques des individus comme tel, les gens n’ayant pas tenu compte des subtilités juridiques amenées par chacun des nouveaux textes (Gottesman, 2003). Pour simplifier et ne pas se perdre dans les dédales de ces spécificités, tenons-nous en au fait que le décret no 025 a rétabli les droits de propriété.
113
que « the State distributes definite property rights to families of the people of the
State of Cambodia on all habitation buildings in which the families are living in the
communes or quarters throughout the country and that is recognized by the State,
commune and quarter. » Le sous-décret permet désormais un usage sans durée
limitée, la transmission par succession aux descendants, la donation et la vente
pour fin d’occupation, en autant que cela soit conforme à l’esprit de la loi.
Toutefois, son champ d’application est limité aux terrains d’habitation et aux
habitations. Ainsi, il exclut les rizières et les plantations notamment. Pourquoi?
Selon un ancien travailleur du cadastre (CKO19), il était important de régulariser
prioritairement les maisons situées en ville, car elles causaient de nombreux
conflits. Aussi, les maisons à la campagne avaient souvent été construites après
1979 et il ne s’agissait donc pas de propriété d’État.
La procédure générale pour l’obtention des droits de propriété
L’obtention des droits de propriété était conditionnelle au suivi de quelques
procédures. Premièrement, on demandait que dans un certain délai, les chefs de
famille fassent une demande d’occupation et de propriété sur leur bien auprès de
leur commune. Les travailleurs de l’État (incluant les ouvriers, les policiers, les
militaires, les fonctionnaires des départements) qui avaient obtenu un logement à
travers leur emploi devaient plutôt faire la demande auprès de leur employeur;
demande qui était ensuite approuvée par les autorités supérieures. Un
représentant de la commune du centre-ville explique :
Après le décret, la province donnait une lettre autorisant chaque organisme à créer un comité pour mesurer les dimensions des terrains attribués aux employés. Ça se faisait de manière très discrète, secrètement (lea ka bamphot), sans en informer la population. (OS26)
On imagine que de faire les choses ainsi, sous couvert, rendait plus difficile
l’identification d’irrégularités dans le processus et la protestation. En échange des
droits de propriété, l’État demandait aux futurs détenteurs un montant en argent
variable, notamment pour les démarches administratives initiées par la province.
Les fonctionnaires payaient une somme réduite (thomlay anoukrouh), ce qui
représentait encore un autre avantage pour eux. Les prix auraient également été
114
fixés en fonction de la superficie et de la localisation du bâtiment. Selon un ancien
administrateur, « ça pouvait aller jusqu’à dix riels par mètre carré, soit 3000 riels
pour une maison en rangées. » (CKO19) Selon un autre répondant, pour une
maison au centre-ville, le prix de rachat était d’environ dix tomleungs d'or pour une
maison en pierre et quatre tomluengs d'or pour une maison en brique. » (SL09).
Avant que ces certificats de propriété plus officiels soient créés, divers types de
document (ex. reçu de taxe (pkan dai), certificat de reconnaissance, etc.) ont servi
à la population; ce qui a d’ailleurs posé problème parce qu’il fallait harmoniser
plusieurs systèmes de titres108. Pour obtenir le certificat de propriété, une
répondante nous explique que les autorités locales, à partir des registres de
famille, vérifiaient sur place l’occupation réelle des maisons et elles faisaient
également enquête auprès des voisins pour que ceux-ci confirment qu’ils
connaissaient les occupants (LM05).
La distribution dans la ville de Battambang comportait certaines dispositions
particulières. Par exemple, un ancien administrateur du cadastre explique que si
un bâtiment avait plusieurs logements en hauteur sur plusieurs étages, l’ensemble
du bâtiment devait être tenu par une seule personne ou une seule famille, selon le
principe de propriété indivisible (CKO19). Aussi, il y avait des limites sur la quantité
de propriétés que l’on pouvait réclamer, comme nous explique un représentant :
Lors du décret no. 25, il a été décidé qu'une personne ne pouvait posséder plusieurs maisons à différents endroits. Si tu en avais plusieurs, on allait te surveiller, pourquoi as-tu obtenu plusieurs maisons, comme tu en as beaucoup (sabaom mleh)! Il faut partager avec les autres » [rires]. […] Mais si tu contrôlais trois maisons en rangée, dans le même bloc, avec d'autres membres de la famille, c’était correct. Mais si tu occupais plusieurs maisons en rangée en entier et que deux autres personnes souhaitaient y habiter également, tu ne pouvais pas refuser. Sauf, s'il y avait échange avec la personne de manière cachée (pleuw gnogneut - lgneut), par exemple en donnant une somme d'argent. (OS26)
Éventuellement, les parcelles et les bâtiments ont été arpentés par le Département
du cadastre, qui avait été créé expressément en 1989, pour qu’ils s’acquittent des
108 Lors de mes entretiens avec les administrateurs du cadastre et de l’aménagement urbain de la ville, ces systèmes m’ont été expliqués de manière détaillée. Je ne juge pas primordial toutefois que ces détails techniques et procéduraux soient décrits ici, même si je suis conscient que l’analyse de ces instruments peuvent nous dire beaucoup sur le rôle de l’État et le contrôle effectif de la population. En tout cas, les interviewés semblaient y accorder une importance forte.
115
nouvelles tâches apparues avec l’adoption du sous-décret 025. Tout le travail de
relevé aurait extrêmement ardu pour les administrations de l’époque, vu le manque
de travailleurs compétents en la matière (Frings, 1997 : 160-161).
Conclusion partielle : quelle équité, quelle justice?
Poser en fin d’entrevue la question à savoir si la distribution et la formalisation des
droits de propriété durant la RPK avait été juste ou non, pour tous types de
propriété confondus, m’a permis d’entrevoir plus clairement qu’il y avait eu des
conflits et que certains administrateurs ou représentants m’avaient caché une
partie de la vérité sur ces questions. Plusieurs autres m’ont répondu à la négative,
disant que généralement, soit en se basant sur leur propre expérience ou parfois
sur des cas spécifiques (ex. la zone 7 makara, des places de marché qui ont
donné place à des développements résidentiels), la loi du plus fort avait joué,
qu’un « chacun pour soi » avait privilégié une poignée de personnes. Voici
quelques-unes des réponses entendues qui vont dans ce sens :
Je ne sais pas quoi dire… C’était chacun à sa mesure (nea na mirn chran, chran, nea na mirn tek, tek, nea na mirn pteah thom, thom, nea na mirn pteah toik, toik, ke mirn ring kloun […] tam rieng yeung teuw […] tam samathapheap rieng kloun). […] Les droits ont été reconnus par les autorités. Avant ça, il n'y a pas eu de distribution formelle comme telle […] Ensuite, ceux qui savaient faire du commerce ont réussi à en acheter d'autres […] » (DS11). Comment est-ce que ça a pu être juste s'il y en a qui en ont reçus et d'autres non? Où est la justice dans tout ça? Et la distribution a été limitée. […] Comme disent les Khmers c'était comme une aventure de chance (doik psongpreng). Si tu as de la chance, tu vas en avoir plus, si tu n'en a pas, tu n'as rien. Comme moi, je n'ai pas eu de chance [rires]. Les dons et les bonnes actions que j’ai faits ne se sont pas rendus, je les ai faits sans la foi nécessaire, (tveu bonn ot doal, tveu bonn sday) (SS02).
D’autre part, un chef de commune m’explique que la distribution a été juste, que
chacun a pu en bénéficier, mais que ce sont les individus qui ont pris de
mauvaises décisions par la suite et qui n’ont pas su profiter de leurs acquis;
certains ayant par exemple dû se départir de leur bien pour recouvrir des dettes.
Nous reviendrons plus spécifiquement sur la question des conflits dans la section
4.3.
116
4.2.2 La politique des krom samaki en milieu rural109
Introduction
Dans la section précédente, nous avons vu que plusieurs mécanismes d’accès à la
propriété se sont croisés en milieu urbain, souvent en tension l’un contre l’autre et
en marge de la loi. Dans cette section, nous verrons brièvement comment cette
dynamique s’est déployée en milieu rural, à partir des exemples des rizières de
Slaket, Chamkar Samrong et du village de Chrey situé un peu à l’extérieur de la
ville. La politique des « groupes de solidarité » (krom samaki) a principalement
régulé la possession, l’usage et l’allocation de ces rizières. Pour appuyer mes
propos, je ferai des références fréquentes au livre de Viviane Frings sur les krom
samaki (1997) qui constitue à mon avis l’étude la plus aboutie sur le sujet.
Une récolte anarchique et une restauration difficile du secteur agricole
Dans les premiers mois de 1979, libérée du joug des Khmers rouges et des
rationnements sévères qui lui avaient été imposés, la population a pratiquement
pillé comme bon lui semblait les champs de riz alors en foison. L’acquisition de
l'équipement agricole et des animaux de trait après la fuite des Khmers rouges a
suivi ce même principe de « premier arrivé, premier servi », ce qui a certainement
avantagé certains individus. Cette récolte anarchique a permis à la population de
se soutenir pour quelques mois (Frings, 1997 : 30). Toutefois, comme plusieurs
champs avaient été désertés et non moissonnés et comme d’autres avaient été
incendiés par les Khmers rouges dans leur déroute, la famine n’a pas tardé à sévir.
La pénurie alimentaire marqua 1979, mais aussi les années à venir, résultats entre
autres de la mauvaise planification de la plantation, du manque d’intrants agricoles
et des aléas météorologiques.
Le récent gouvernement avait placé en haut de sa liste de priorités la
réorganisation de la production agricole. La tâche était urgente, car le riz servait
non seulement à nourrir la population et les travailleurs de l’État, mais aussi de
109 Une version antérieure du mémoire laissait place à une section sur la distribution des terres de plantation ou de cultures maraîchères (dey chamkar), celle-ci a été enlevée par souci de concision.
117
monnaie d’échange pour se procurer divers biens. L'objectif de retrouver des
niveaux de production équivalents à ceux d'avant la guerre n’était pas mince. En
effet, le système agricole avait été mis en ruines après la succession de la guerre
civile des années 1960, des bombardements américains et du régime khmer
rouge. Il y avait un manque flagrant d’outils agricoles de base, de semences de riz,
d’animaux de trait110, de travailleurs agricoles et de cadres et techniciens
compétents (Frings, 1997 : 29), qui quittaient d’ailleurs en masse vers les camps
de réfugiés en Thaïlande pour obtenir de l’assistance. Le problème était accentué
par les attaques des factions opposées au régime ainsi que par un embargo sur le
commerce et le crédit, partagé avec le Vietnam (Slocomb, 2003 : 93).
Les krom samaki : principes, implantation et gouvernance
Pour pallier à cette pénurie de biens de production, le gouvernement a entériné le
26 mai 1979 une première circulaire qui instituait les krom samaki, littéralement les
« groupes de solidarité »111 (Slocomb, 2003). Comme son nom l’indique, ce
système d’organisation agricole obligeait les familles de paysans à travailler en
groupes et à s’entraider, pour équilibrer les forces humaines et matérielles
disponibles. En effet, à la sortie de la guerre, les écarts étaient parfois significatifs.
L’extrait d’un communiqué de l’époque, rédigé par le Ministère de l’Éducation et de
l’Information, résume bien l’esprit de cette mesure :
Un grand nombre de familles font face à de sérieuses difficultés : elles manquent de force de travail, n’ont pas de bœufs ou de buffles, pas d’outils agricoles, pas de semences, et beaucoup de familles n’ont pas de logement. Si nous laissons ces familles produire individuellement sans s’entraider à tour de rôle, il est clair qu’un grand nombre de gens ne pourraient pas produire, mourraient de faim ou de maladie, ou vivraient pauvrement et misérablement. C’est pourquoi en ce moment plus qu’à aucune autre époque, [les Cambodgiens] doivent être solidaires les uns envers les autres, travailler ensemble et s’aider les uns les autres dans le travail productif et dans leur vie de tous les jours selon les très bonnes traditions de notre peuple. (Frings, 1997 : 36)
Cette collectivisation partielle était un compromis. L’État devait suivre les principes
socialistes promus par le Parti et ses conseillers vietnamiens, mais après presque
quatre ans d’expérience de la collectivisation extrême sous les Khmers rouges, il
110 Un rapport de 1981 faisait état de 1 084 000 bœufs et buffles en 1979, comparativement à 2 479 000 en 1967 (Frings, 1997 : 30).
118
devait éviter de s’aliéner une partie de la population. Au final, les agriculteurs
n’étaient pas propriétaires de leurs terres et devaient travailler en groupe, mais en
contrepartie, ils récoltaient le fruit de leur labeur et ils étaient pleinement
propriétaires de leur équipement agricole, malgré que leur usage soit en principes
mis en commun.
Dans le village de Slaket, les krom samaki ont été implantés assez rapidement,
soit environ quatre mois après la libération du pays par les forces vietnamiennes.
La première tâche à réaliser a été de déterminer les limites des terres, de les
partager et d’organiser leur exploitation. Selon les dires d’un administrateur, pour
faciliter ce partage, les chefs de village et de commune ont repris le découpage du
territoire agricole des Khmers rouges (TC03). La directive générale, qui a été
appliquée différemment d’une localité à l’autre, prescrivait un nombre d’environ dix
familles par kroms (généralement constitués selon les liens de parenté), chaque
krom ayant un chef, parfois élu, parfois nommé (Frings, 1997 : 43). Le nombre de
kroms variait donc selon la grosseur du village. Par exemple, à Chrey Kaong, un
petit village, il y avait 24 groupes, à Chen Dam Spey de 35 à 38 groupes et à
Slaket de 24 ou 25 groupes (CY25). La superficie de terre assignée à chacun
dépendait des sols disponibles. Dans la localité de Slaket et dans celles voisines,
chaque groupe disposait de trois hectares de rizières. D’ailleurs, la qualité des sols
était inégale et certaines rizières se trouvaient parfois très loin des lieux de
résidence, ce qui les rendait difficilement accessibles (TC03).
Vu l’importance supérieure accordée au secteur agricole, il n’est pas surprenant de
voir que tout ce qui avait rapport au foncier (urbain ou rural, indistinctement) était
géré par le « Department of Agricultural Economic Policy Management112 », lui-
même sous le Ministère de l’Agriculture (voir figure 9). Selon un interviewé, à
l’intérieur de ce département, il existait à Battambang un autre sous-comité chargé
de la gestion des terres tenues par des groupes de solidarité (CKO19). Il ajoute
111 Une personne a également utilisé l’expression srae samaki, soit « rizières solidaires ». 112 Avec la réforme économique et foncière de 1989, ce département est devenu le « Département du cadastre » (ou Bureau du cadastre), pour tenir compte de sa nouvelle fonction d’enregistrement des terres et ce, autant en milieu rural qu’urbain.
119
que la distribution initiale des terres incombait à ce sous-comité, mais que la
responsabilité d’en faire le suivi reposait entre les mains des autorités villageoises,
qui en déléguaient une partie aux groupes et à leurs chefs. Selon un
administrateur, « à cette époque, les chefs de groupe étaient très forts, peut-être
même plus que les chefs de village et les chefs de commune, parce qu'ils avaient
sous leur administration 10-15 familles » (OS26). Contrôler leur pouvoir de
décision était difficile113.
Figure 9 : Ligne du temps des institutions gérant le foncier
Source : Hap, 2010 : 64
113 Par ailleurs, notons que le rôle des Vietnamiens dans le domaine de l’agriculture aurait été mineur et avant tout idéologique. Selon Frings : « Leur rôle consistait en fait à superviser l’élaboration des politiques et à veiller à ce qu’elles entrent dans un cadre socialiste et respectant les intérêts nationaux du Vietnam. La mise en application des politiques restait l’affaire des Cambodgiens, ce qui leur laissait une certaine marge de manœuvre. […] le gouvernement vietnamien n’avait pas les ressources nécessaires pour envoyer des cadres vietnamiens surveiller tout ce qui se passait dans chaque village du Cambodge. » (1997 : 15)
120
Sur les modalités de la production et de la distribution
Selon un document rédigé par le Ministère de l’Agriculture en 1980, qui donnait
des directives détaillées pour l’organisation des krom samaki, les moyens de
production devaient être distribués équitablement, quantitativement et
qualitativement parlant (Frings, 1997 : 42). Les produits de la récolte devaient
aussi être divisés entre l’ensemble des membres en suivant une sorte de système
de points qui considéraient diverses variables dont l’effort fourni (en jours), la taille
des familles et l’apport matériel et technique. Une part était également réservée
pour les agents de l’État (qui devaient tout de même s’impliquer dans les champs)
et ceux en incapacité de travailler (les parents, enfants, personnes âgées,
handicapés, etc.) C’est ainsi qu’on faisait la distinction entre une main-d’œuvre
« principale », « auxiliaire » et les « personnes à charge » (Frings, 1997 : 45). Ces
principes n’étaient toutefois pas systématiquement appliqués et la distribution se
faisait souvent à parts égales, « peu importe si tu étais paresseux ou non », ce qui
causait des insatisfactions chez plusieurs, nous dit un informateur (K06). Par
honnêteté, certains individus employés ailleurs renonçaient à leur part de la
récolte, la laissant à ceux qui travaillaient véritablement la terre (TMY12).
À quel point les directives citées plus haut étaient-elles respectées? Une majorité
de témoignages montre qu’elles importaient peu. À Battambang, il semble que
chaque membre des groupes pouvait s’investir dans l’agriculture comme il le
souhaitait. Un habitant du village de Chen Dam Spey explique :
Ce n'était pas très sévère, on était divisés en groupes et chaque famille s'organisait comme elle le voulait pour que le travail soit fait; par exemple on faisait nos propres horaires de travail […] Dans chaque famille, on ne pouvait prendre qu'une seule personne pour participer au groupe. Donc, dans un groupe, on pouvait avoir dix personnes de dix familles différentes […] Parfois, une personne seule possédant l’équipement nécessaire pouvait faire le travail en entier (TC03).
Un autre extrait souligne que le travail agricole n’était pas exclusif :
La gestion des kroms était assez libre. Elle dépendait de la volonté des chefs et de facteurs matériels dont l’équipement agricole disponible. Par exemple, grand-père a travaillé comme agriculteur, mais aussi comme camionneur (remork), même si dans ces années-là, on ne laissait pas les gens faire librement du commerce, parce que ça ne contribuait pas à l’effort collectif des krom samaki. (TR13)
121
Au final, les interviewés se disaient quand même prêt à faire le strict minimum pour
garder leur affiliation administrative au groupe, pour être conformes aux yeux des
autorités et pour rester possesseurs des terres qui leur avaient été allouées. Parce
que vers 1982, peu de krom samaki suivaient les principes édictés en 1980, l’État
en est venu à distinguer trois types de groupes, selon leur niveau de
collectivisation : soit le travail était fait en groupe (type 1), en bénéficiant parfois de
l’aide des autres familles (type 2) ou individuellement, par chaque famille (type 3).
Selon un rapport daté de 1983, seulement 10% des groupes correspondaient au
type 1 (Frings, 1997 : 52)114. L’État a tenté de promouvoir la collectivisation
agricole de plusieurs façons - achat du paddy à un prix concurrentiel,
développement des marchés d’État115 - mais sans succès marquant. L’institution
éventuelle d’une taxe sur la production du riz (des « contributions patriotiques »)
n’a pas aidé. À Chamkar Samrong par exemple, selon un interviewé, cette taxe
calculée selon la qualité des sols mettait de la pression sur un travail agricole déjà
peu rémunérateur : « le revenu était minime comparativement à ce qui pouvait être
obtenu du commerce. Et le travail manuel que ça demandait était difficile et
pénible, entre autres par ce qu’il n'y avait pas d'animaux pour aider », dit-il (TC03).
La dissolution des krom samaki et la décollectivisation des terres
Malgré les bonnes intentions derrière la politique des krom samaki, son application
a été de courte durée et son succès mitigé. Les gens ont été particulièrement
dissuadés par le fait que les efforts supplémentaires investis n’étaient pas
récompensés à leur hauteur. De plus, à Battambang, les gens étaient plus enclins
à travailler sur une base familiale que collective. Selon un administrateur du
Département du cadastre de Battambang, les krom samaki constituaient une sorte
d’abstraction, peu conciliable avec la réalité :
114 Battambang était la province qui en comptait le moins : 0,1% de niveau 1, 20% de niveau 2, 79,9% de niveau 3. Cela s’explique par le fait qu’elle était la province la mieux fournie pour le travail agricole. Aussi, les autorités auraient été plus laxistes dans l’application des directives, pour éviter que la population, insatisfaite, migre vers la Thaïlande à proximité (Frings, 1997). 115 Dans le cas du village de la commune de Slaket, un marché d’État avait été créé au bureau de la commune pour ce faire. La vente de riz donnait accès à des coupons échangeables contre divers produits d’usage quotidien tels que des assiettes, des poêles, des cuillères, du sucre, de l'huile, des tissus (CY25). Pour faciliter la gestion des lieux, ces commerces n’étaient pas ouverts au grand public, mais seulement aux chefs des groupes qui s’occupaient des transactions.
122
Les krom samaki ne fonctionnaient pas, ça a amené de mauvais rendements […] c'était pour la forme (chie tomrong), pour appliquer un système sociologique, mais en réalité [ce n’était] pas la peine de le faire […] les gens n'aimaient pas ça, comme pour les Khmers rouges, ils préféraient être libres de leurs actions. (CKO19)
Au-delà de ces facteurs « psychologiques et culturels » (1997 : 10), Frings donne
d’autres facteurs d’ordre structurel pour expliquer l’échec de la collectivisation
agricole : le manque de cadres locaux convaincus116 et compétents, les abus de
pouvoir de certains, le manque de suivi et de contrainte, le rôle effacé du
gouvernement et des autorités vietnamiennes, etc. (1997 : 136-137) Aussi, dans la
région de Battambang, les combats armés ont rendu de vastes zones cultivables
inaccessibles :
The heightened level of insecurity bit deeply into agricultural production, not only because farm labor had to be diverted to the war effort, but also because vast tracts of arable land became dangerous no-go zones [...] the governor of Battambang told a foreign journalist in 1989 that "roughly half the rice fields in his province have been forced out of production during the past decade of fighting." (Slocomb, 2003 : 247)
Une loi, amendant la constitution et datée de février 1989, accordait un droit de
gérer et d’utiliser les terres pour fin d’habitation et d’exploitation (un droit
d’usufruit). Malgré cela, c'est véritablement avec le sous-décret 025 d'avril 1989
qu'on reconnaît la propriété sur les terres d’habitation et la possession sur les
terres cultivées (Frings, 1997 : 146-147). Dans le concret, une grande part de la
population n'a jamais fait clairement la distinction légale entre propriété et
possession (ou ça ne leur a pas été expliqué clairement) et les gens ont alors cru
que les terres leur avaient été données et qu’ils étaient propriétaires de leurs
terres. Cette distinction légale un peu floue ressort autant des entrevues avec
certains cadres qu'avec des résidents. Toutefois, il est à noter que les travailleurs
agricoles n’ont pas attendu le décret de 1989 pour distribuer leurs terres, le
processus s’étant amorcé bien avant parfois117.
Plusieurs membres de krom samaki, incapables de participer aux travaux agricoles
116 En effet, certains extraits de la part des administrateurs montrent un presque laisser-faire dans leur application : « les krom samaki concernaient seulement ceux qui souhaitaient faire des travaux agricoles, les gens qui n'y participaient pas étaient libres de faire du commerce, à part. C'était la formule communiste » (CKO19). 117 Une réforme en 1984 sur la gestion et l’utilisation des terres agricoles (mal interprétée) aurait convaincu certains de le faire (Frings, 1997 : 82).
123
sont sortis du groupe assez tôt et ont vendu ou échangé leur part. Pour eux, ce
travail agricole n'avait pas d’attrait (DS11). Cet avis est partagé par un chef de
commune à l’époque qui dit que la distribution n’a « fâché » personne, plusieurs
n’étant même pas intéressés à posséder quoi que ce soit (TK17). À Hay San, dès
1984 environ, la production a été divisée en petits groupes de trois à quatre
familles et dans les années suivantes, la production s’est presque organisée en
des fermes privées. À Slaket, la plupart des interviewés s’entendent pour dire qu’à
la base, les trois hectares initialement à la disposition de chacun des groupes,
étaient divisés entre chacune des familles et le numéro du terrain était pigé par les
chefs par souci d’équité. À Chen Dam Spey, seulement quelques personnes qui
travaillaient véritablement en ont bénéficié. D'autres membres se seraient plaints
de cette situation, mais selon un des bénéficiaires, c’était logique :
Dans mon groupe, il ne restait que trois personnes dont moi. Les autres étant partis faire du commerce. On s'est associés et on a acheté une machine pour labourer (ko youn). […] Finalement, on a divisé la surface en trois et on a refait les digues entre les lots. Dans le cas où il y avait des terres plus basses ou plus hautes, on faisait un tirage au sort. (TC03).
Pour ces bénéficiaires, le terrain ne pouvait toutefois pas nécessairement être
exploité, par manque de main-d’œuvre. La personne citée précédemment explique
son cas :
[Et avez-vous encore ces terres?] Non, j'ai tout vendu [rires]. C'était dans les années 1980. J'ai vendu parce que je n'avais pas le temps ni les ressources, l'équipement de m'en occuper. Aussi ma mère était malade et j'avais aussi à m'occuper des affaires du village, comme chef de village. [Et combien avez-vous vendu cette terre?] Un tomleung. [Et vos voisins ou associés?] Eux aussi ils ont tout vendu (TC03)
Des irrégularités
Dans les deux villages vus précédemment, les officiels (ex. chef de commune ou
de village) avaient été récompensés de leur travail en recevant un lot. Un ancien
conseiller local justifie la décision : « nous passions notre temps à servir la
population et nous avions peu de temps à passer avec la famille. Nous ne
pouvions pas non plus participer aux travaux agricoles. Comparativement au reste
de la population, nous ne pouvions occuper d’autres métiers. » (SS07) Des
124
allégations d’abus de pouvoir se trouvaient rarement dans les entrevues et elles
étaient présentées plutôt vaguement. Un enseignant qui possédait un bout de
terrain repris par le chef de la commune mentionne « je ne sais pas ce qu'ils en ont
fait, s'ils l'ont donné à quelqu'un, s'ils l'ont vendu pour leur profit » dit-il (SS02). Un
ancien combattant et travailleur agricole nous dit que « parfois les mé khum et mé
phum gardaient les propriétés pour eux ou les échangeaient avec des membres de
leur famille (K06). Une dame semblait de la même manière convaincue que les
autorités auraient tiré profit de ce processus :
Parfois, les autorités ont abusé. Ayant à distribuer une surface de 50 hectares et ayant des hectares en excédent par exemple, ils ont ajouté plus de noms que permis dans la liste des bénéficiaires, le nom de leurs enfants, de leurs proches… (TMY12)
Toutefois, à travers le pays, dans d’autres localités, les chefs locaux auraient
abusé de leur pouvoir en distribuant injustement et en s’appropriant les terres.
Selon Frings, la population était à la merci de pressions et de dépossessions
illégales de la part de responsables villageois et communaux et face à ces
transactions illégales, les mécanismes de résolution étaient biasés et inefficaces.
Ceci aurait selon elle eu des conséquences importantes pour les personnes
défavorisées. Parce que les villageois manquaient de capital d’exploitation pour
l’achat d’intrants et qu'ils devaient recourir à des emprunts à des taux usuriers,
plusieurs ont été pris avec des dettes et des relations de dépendance; ce qui en
général mena à un accroissement des inégalités et à une concentration croissante
de la propriété foncière (Frings, 1997 : 161-168).
4.3 Décollectivisation, privatisation et conflits fonciers (1989-1993)
4.3.1 Introduction
De la section précédente, on comprend que le régime foncier des années 1980
était basé sur une primauté de la propriété d’État, du moins jusqu’aux réformes de
1989. Cette démarcation claire entre la propriété privée et publique était projetée,
car une fois mise en pratique, elle a révélé des conceptions et des pratiques
diverses et divergentes. Particulièrement lors de la décollectivisation et de la
privatisation des droits subséquente, cette multiplicité a donné lieu à des conflits
125
fonciers118. Ce sous-chapitre traite particulièrement de ceux-ci. En les analysant, je
cherche à voir les tensions et les possibles (dé)formations sociales qu’ils
engendrent, qu’il y ait eu résolution ou non. Ces situations constituent des portes
d’entrée sur le climat social et politique du Cambodge au tournant des années
1990. La période était marquée par un faible degré d’institutionnalisation des
mécanismes de résolution, les situations conflictuelles se dénouaient souvent plus
en suivant des dynamiques coutumières.
Pour mettre la table, je commence par préciser en quoi consistait la mission de
l’APRONUC et par montrer ses limites comme dispositif de justice et de résolution
de conflits. Dans un premier temps, je présenterai quelques-unes des catégories
qui ont émergé de l’analyse des entrevues. Ensuite, quelques cas de litiges
fonciers pris des archives de l’APRONUC, sélectionnés pour leur densité, leur
pertinence et leur complémentarité avec les entrevues, seront présentés. En
conclusion, d’autres thèmes clés de la période 1992-1993 seront courtement
abordés.
4.3.2 La loi foncière de 1992
La loi foncière de 1992 a tenté d'amener de la clarté au cadre légal précédent. Il
reconnaissait deux principaux niveaux de droit : la propriété et la possession. La
principale nouveauté était que la conversion des droits de possession en droits de
propriété était admise, à condition que l'occupation du lieu ait été pacifique et sans
ambiguïté pendant cinq années consécutives et sans que la terre n'ait déjà été
enregistrée. Selon So et Un (2011), cette disposition, en apparence favorable,
aurait permis aux élites - ayant un plus grand pouvoir et une meilleure information -
de convertir rapidement leur demande de possession en propriété, ce qui aurait
118 Dans le cadre de ce mémoire, les termes « conflit », « dispute » et « litige » seront employés assez indistinctement,
malgré que certains auteurs distinguent clairement ces trois notions, argumentant qu’ils ne sont pas de gravité équivalente; voir par exemple (Pacifici et Hall, 2012). Lorsque des Cambodgiens vivent des problèmes, ils utiliseront les expressions « il y a des histoires » (mirn rueng), « il y a un problème » (mirn paniaha) ou « il y a une dispute » (mirn tumnoah) (Luco, 2002 : 7). Les conflits qui prennent leur source dans le foncier ou l’immobilier seront formulés comme « paniaha dey pteah », signifiant « problème terre maison ». De plus, Luco réfère à la conciliation ou la réconciliation par le terme « somroh somruel » - somruel signifiant « facile » et somroh « uniformiser, mettre ensemble ». Une démarche de réconciliation serait alors « tveu somroh somruel » - tveu significant faire (Luco, 2002 : 7). Résoudre peut-être traduit par « dahsray » - damnah signifiant faire sortir (ex. un prisonnier) et sray signifiant régler, résoudre (ex. pour parler de l’action de démêler des fils).
126
donné place selon eux à un « accaparement des terres » avant l’heure. De plus, la
confusion entre le cadre de reconnaissance formel et semi-formel aurait causé des
conflits lorsque deux revendications se chevauchaient. Voyons ce que les
entrevues et les archives montrent sur la question.
4.3.3 Les conflits selon les entrevues
La situation générale : peu de conflits ou des conflits mineurs
De manière générale, que l’on parle des cas de la commune de Chrey, de Svay
Por ou de Slaket, les administrateurs et représentants avec qui j’ai discuté me
disent que les conflits étaient rares, voire inexistants. Lorsque j’aborde le sujet, on
me dit par exemple : « À Hay San il n'y en avait pas » (SS07); « De ce que je sais,
il y a eu seulement 2 à 3 cas dans mon quartier, je ne connais pas la situation
dans les autres quartiers » (OS26); « Il n'y en avait pas tant, très peu […] les gens
se disputaient surtout à cause des héritages, c'est un petit pourcentage tout de
même, peut-être 1% » (CKO19). Une manière alternative de signifier cette idée est
de dire que les conflits étaient mineurs et facilement résolus :
Il y avait des querelles par rapport au vol des poules, il n'y avait que ça. Des cas de vol de riz, de bananes, de légumes [rires] […] Avant, les gens ne s'étaient pas nécessairement entendus sur les limites strictes de chacun. Donc « toi prends ce bout de terrain-là et fais tes trucs »… C'était ça les petits problèmes, ceux d'un ordre plus grave, il n'y en avait pas. (CY25) [Y avait-il des problèmes liés à l'application du décret 025?] Oui il y a eu des problèmes. Dans le cas des maisons non, mais pour la mesure et les limites de terrains oui. Par exemple, des limites qui pouvaient varier de quelques décimètres, au maximum un mètre. […] Les autorités régionales et provinciales ont résolu beaucoup de ces cas, si bien qu'aujourd'hui il en reste peu. (OS26)
Ou de dire qu'à cette époque, une sorte d'esprit de partage et un fort sens moral
préservaient les communautés de potentiels abus :
[Y avait-il des conflits?] Peu car les Cambodgiens ont un sens moral aigu, « Khmer yeung mirn selathor chran », il n’y avait pas tant de personnes qui restaient temporairement et qui réclamaient le terrain ensuite (TK17).
En fait, s’il y avait des conflits graves, ceux-ci seraient plutôt apparus une fois que
le marché foncier aurait été plus mature et fluide. Avant, les gens ne savaient pas
127
que ces biens avaient de la valeur, donc la demande et la compétition autour de la
ressource étaient moindres (DS11).
Cette absence de conflits, du point de vue des représentants, m’apparaît peu
plausible, considérant les cas nombreux que nous verrons plus loin. Toutefois, que
les propriétaires m’aient dit en avoir rencontrés peu m’apparaît plus probable. En
effet, vu le petit échantillon rencontré, il se peut bien qu’il n’y ait eu de problème
majeur. L’expérience de cette interviewée rend bien cette « normalité » : « depuis
que je suis arrivée, tous mes enfants sont nés, je n'ai jamais eu de problème avec
mes voisins ni eu à recourir aux autorités de la commune ou du quartier. Depuis
1980, nous avons des papiers en règle et après, nous avons payé les taxes. Il n’y
a pas eu de problème. » (LM05) Voici quelques incidents qui m’ont été rapportés.
Empiètement et accaparement
Dans certains cas, des mésententes ou des chevauchements sur les limites des
propriétés, « qui pouvaient bouger avec le temps » (DS29), sont à la source du
conflit. Un interviewé résume comment ces problèmes se présentaient :
C'est seulement à partir de 1987 qu'on a commencé à faire un recensement des terrains, pour assurer un meilleur contrôle. […] Les gens déclaraient les limites et les dimensions de leur terrain et parfois entre voisins ça se chevauchait, donc il y avait mésentente. Un tel disait qu'il occupait l'entièreté de tel terrain et l'autre disait la même chose. (TC03)
En milieu semi-rural, une personne a évoqué que l’arrière de son terrain avait été
tronqué par la construction non-consentie d’une clôture et qu’il n’avait pu faire
grand-chose à cause que son voisin avait des relations proches avec le chef de la
commune de l’époque (SS02). En milieu urbain, un travailleur de l’État explique
que les dimensions de l’appartement dont il avait fait la demande auprès de la
province ont été réduites, entre le moment de l’obtention de l’autorisation et de la
délivrance du logement. Sa femme explique :
Cette maison avait 24 mètres de profondeur et 4 mètres de front et la province avait délivré un plan avec 24 mètres. Quand nous avons pris la maison, l'autorité a pris 12 mètres et nous a laissé seulement 12 mètres. […] J'étais fâchée. J'ai dit à mon mari que j'avais envie d'aller voir le gouverneur de la province […] Au final, j'ai réussi à récupérer les 24 mètres qui nous avaient été promis par la province. […] On a eu
128
beaucoup plus d'espace pour la famille. (TMY12)119
Pour ce couple, les irrégularités n’étaient pas caractéristiques de la classe politique
en entier, mais plutôt des autorités locales, qui appliquaient les lois :
« [Le cas que vous me décrivez, est-ce que ça arrivait fréquemment?] TMY12 : Oui il y en avait beaucoup. Les autorités supérieures ont bien fait leur travail, mais ceux en bas ont mal appliqué les politiques, ils étaient corrompus. Les autorités en haut devraient regarder plus profondément, parce que c'est obscur la société en bas. […] TMY12 : Le poisson séché continue à pondre des œufs (trey gnit chlit poang) [c’est-à-dire, les gens vont essayer d'en profiter dès qu'il y a une faille à exploiter, même si leur situation convient déjà].
Parfois, ce genre d’accaparement était fait par les voisins et non par les autorités,
de manière dissimulée. Un ancien professeur rapporte que son appartement situé
à l’étage lui avait été volé par le propriétaire de l’étage inférieur. Le cas montre en
outre une difficulté à faire valoir ses droits et à trouver des mécanismes de
résolution sûrs :
Le propriétaire en bas, qui était aussi enseignant, il était malin, il a vendu la partie en bas et en haut, sans même m'en informer. […] C'est un peu plus tard que j'ai su. […] J'étais mécontent, mais je n'avais pas de preuve ou de témoin pour dire que j’étais propriétaire (banhang chie saksei). [Et vous n’avez pas fait recours au chef de commune?] Non, je n'ai rien posé comme question, j'ai laissé tomber la cause, j'ai arrêté d'y penser, c'était déjà vendu. […] Après la vente, il a demandé à être muté à Phnom Penh. Et il est resté là depuis, je ne l'ai plus jamais revu. […] À l'intérieur j'étais fâché, parce que je n'étais pas intelligent comme lui. (SS02)
L’occupation et « l’accompagnement » temporaire
Cette situation, qui reste d’actualité aujourd’hui avec les habitats dit informels, était
assez répandue à travers toutes les villes du pays et particulièrement susceptible
de créer des mésententes. Le problème général est que des occupants
permettaient que d’autres individus ou familles restent sur leur terrain de manière
temporaire. Mais une fois que les premiers occupants leur demandaient de quitter,
ceux-ci refusaient, continuaient à y rester ou demandaient une compensation.
119 Ce cas est assez curieux, parce que la femme avait un point de vue tranché, opposé à celui de son mari. Ce dernier était plutôt en désaccord avec les recours entrepris par sa femme auprès des autorités supérieures. De son point de vue, ces actes étaient illégitimes et ils témoignaient d’une sorte de cupidité (lop loan) - il aurait par exemple dit « les personnes cupides comme toi, les Khmers rouges n'ont pas fini de les éliminer ». Ceci à cause qu’il avait la croyance, plutôt idéaliste, que la propriété d’État devait profiter à l’ensemble du peuple (et non à lui seulement) et que l’État était capable d’assurer une redistribution équitable. Il désapprouvait d’ailleurs fortement les autorités locales qui allaient à l’encontre de ces principes en profitant de la situation et supposait que ces contrevenants avaient été « dissous ». Cet interviewé montre une rigueur doctrinaire tout au long de son entrevue et cela provient certainement de ses nombreuses années comme cadre supérieur au sein du gouvernement. Bref, il y aurait les bons cadres et les mauvais. On retrouve quelques cas apparentés dans les archives de l’APRONUC.
129
Comme plusieurs restaient là depuis cinq ans, en vertu de la loi ils étaient en
quelque sorte en droit de faire une demande de reconnaissance aux autorités
(TC03). Selon une interviewée, ce problème avait été créé par les propriétaires
eux-mêmes, elle explique :
Il y a deux motivations qui poussaient les gens à en héberger d’autres : la gentillesse et la compassion, et la peur de rester seul. […] Il y a des cas comme quelqu'un qui avait une grande maison, ex. une villa, et qui hébergeait de la parenté, de la famille, des amis proches parce que la maison était trop grande pour y vivre seul et il pouvait avoir peur. Ces gens-là restaient provisoirement en attendant de trouver un autre endroit pour vivre, sans payer un sou. Une fois qu'ils sont installés, c'est gens-là deviennent confortables [et ne veulent plus quitter]. […] Et il n'y a pas de témoin. Quand on voit que les gens ont la capacité de partir, ceux-ci ne veulent plus partir parce ce qu'ils se sont inscrits à la commune comme faisant partie du même groupe. Après cinq ans d'occupation [en référence au décret], pourquoi quitteraient-ils? Comme un arbre qui est en fleur et qui dans un an va donner des fruits pour manger, pourquoi quitter alors? (TMY12)
Elle poursuit en disant que pour ces occupants temporaires, l’occupation
constituait du temps investi et une forme d’accompagnement et de supervision
(comdor). Ainsi, selon elle, une compensation allait de soi (TMY12). Pour les
autorités locales, ces situations étaient délicates, car la relocalisation sur un terrain
équivalent était difficile : « les occupants temporaires qui ne voulaient pas quitter
[…] disaient « c'est le chef de village qui devrait trouver un terrain pour moi ». Mais
où est-ce que je pouvais trouver un tel terrain? » (TC03) Avec la clarification de la
loi, il semblerait que les choses se soient améliorées :
Un peu avant 1993-1994, les demandes de résolution de conflits ont été mises en réserve jusqu'à l'attente de la nouvelle loi, autrement les gens allaient se tuer. […] Aujourd'hui, avec les nouvelles lois, la clôture est plus droite (moan), il y a un « nettoyage » qui a été fait dans les procédures. (DS29)
Dans les documents d'archives, nous retrouvons des cas apparentés. Par
exemple, il y a un cas où une personne, partie deux ans pour se faire soigner pour
la tuberculose dans les camps à la frontière thaïlandaise, se fait confisquer sa terre
par le chef du village pour qu'elle soit vendue à une autre personne. Une autre
jeune femme raconte que lorsqu'elle est partie à Phnom Penh pour étudier, elle a
confié sa terre et sa maison à une autre femme, mais lorsqu'elle est revenue
quelque temps après, celle-ci a refusé de les lui redonner.
130
La non-reconnaissance de l’occupation de biens publics par l’État
La réquisition par l’État de biens déjà occupés, à des fins d’utilité publique, était
assez fréquente et elle a créé de nombreuses mésententes. Voici deux cas. Nous
en aborderons d’autres dans la section suivante, basée sur le contenu des
archives. Ils montrent en général l’ascendant que l’État avait sur la détermination
des statuts de propriété et sur le contrôle des biens en question. Le cas vu plus
haut, d’une interviewée qui a choisi d’occuper une luxueuse résidence d’un ancien
gouverneur, est intéressant à cet effet. Un jour, elle a fait la demande d’un titre de
propriété au chef du cadastre, mais il lui a dit que c'était un terrain du
gouvernement et qu’il lui était impossible d'obtenir des droits. Selon elle, ces
derniers lui seraient pourtant dus : « j’ai toujours persévéré à travailler à la radio
locale. Je me réveillais à 3h-5h du matin à tous les jours, mais je n’ai jamais rien
eu en retour du parti. S’ils veulent être développés, civilisés, qu’ils me donnent
mes droits de propriété » (UN31) En contrepartie, le gouvernement a souvent
réclamé les lieux et lui a offert différentes compensations en retour : de l'argent, un
terrain et une maison en périphérie, etc. Elle a refusé ces offres, car elle fait peu
confiance au gouvernement et pour son travail, changer de secteur est peu
commode. Lorsque j'ai questionné le chef de la commune sur la question, celui-ci
m'a dit que les deux parties n'arrivaient pas à trouver un terrain d'entente car les
occupants demandaient un prix trop élevé, pour une maison qui à ses yeux était
vétuste et présentait des risques de sécurité. Il note d'ailleurs sa difficulté en tant
que représentant à équilibrer des intérêts divergents : « en tant que fonctionnaire
de la commune, j'ai deux préoccupations, celle politique et celle administrative où
j'applique la loi. Je ne peux pas trop m'en écarter, mais parfois appliquer la loi trop
durement n'est pas correct pour le citoyen ». (OS26)
Un cas apparenté est celui d'une famille qui habite une ancienne maison de la
zone de la gare de train (on les surnomme d'ailleurs les « gens du train »). Le père
était l'ancien chef de gare avant les Khmers rouges. Très tôt en 1979, ils ont
occupé une maison sur la rue no. 3. Toutefois, peu de temps après, ils l'ont quittée
pour une maison située à proximité de la gare de train, parce que le
131
gouvernement, qui manquait d'ouvriers, a demandé au père de venir travailler
dans la gestion du transport ferroviaire. Plus tard, des décisions administratives ont
transformé le site en propriété d'État et ensuite, celui-ci a été transféré au privé.
Ainsi, pour des raisons de sécurité publique également, cet homme et sa famille
n'ont jamais obtenu de droits de propriété sur leur maison et ils sont aujourd'hui
toujours considérés comme des « habitants temporaires », malgré leur service
fourni à l’État et leur occupation continue.
Corruption et patronage
À un niveau plus haut, quelques interviewés ont décrit, sans nécessairement
donner de nom ou de cas précis, des dynamiques de patronage et de clientélisme
qui ont fait en sorte que le trésor public s’est délité au profit d’une poignée de
personnes en position de pouvoir. La distribution des biens publics et des
jouissances qui leur sont liées se fait selon une hiérarchie fondée sur des filiations
politiques et familiales120. D’ailleurs, les interviewés utilisaient souvent des
métaphores de la famille pour décrire la situation :
Lorsque les familles des autorités grandissent, ceux-ci amènent leur parenté à occuper de plus en plus d’endroits (oy ke te neuw), ensuite ils y restent ou ils louent. C’est comme ça que ça marche, la distribution se fait selon le pouvoir. Ceux qui sont en position d'autorité prennent plus de biens et ensuite ils en sécurisent l'accès. Ça fonctionne comme s’il y avait un chef (mé kbal) et des petits-enfants (kon chao), ça ne profite pas au public. (PS20) [Est-ce qu'en général vous pensez que la distribution de la propriété s'est faite de manière juste?] Non ce n’était pas égal. Parce que les gens qui ont du pouvoir ont pu en profiter plus. Par exemple, et je parle pour vrai, je n'ai pas peur de parler de ça, pour les communes, le chef, le vice-chef et les senakhum ont reçu plus de terrains que les autres. Comme nous à la maison, les parents on va manger le ketiw (les nouilles) au restaurant et les enfants vont manger du bor-bor (bouillon de riz) à la maison. C'est une tradition chez les Cambodgiens. Et si je prends l'exemple de mon mari, si sa famille va à l'hôpital, le personnel va s'en occuper mieux. Pourquoi? Parce que nous sommes leur chef. Il y a des médicaments qui sont réservés spécialement aux familles des médecins. […] Si ce n'était pas comme ça, notre salaire serait ridicule… Bref, comme les autorités communales gèrent les terres de la commune, ils en obtiennent plus. […] [Mon mari] s'occupait de l'hôpital, il ne pouvait pas distribuer les bâtiments de l'hôpital à ses enfants. Je parle de ce que j'ai vu, « yol, sour tit ». (TMY12)
120 Pour décrire ce genre de filiations, les Cambodgiens utilisent souvent l’expression « cordes » ou « fils » (ksay).
132
D’ailleurs, Gottesman donne une description détaillée et convaincante de la
dynamique de patronage au Cambodge, description qui rejoint en plusieurs points
ce qui a été dit plus haut :
Civil servants, whose salaries are still too low to support themselves and their families, are allowed to pocket a percentage of any fines, taxes, fees, or bribes that they impose on the citizenry. The rest of the money is handed up, sometimes for state or Party coffers but generally to individual patrons. The result is a power structure made up of vertical - and yet mutually dependent - relationships. Top officials engage in direct corruption when they conclude deals with foreign investors. But the leadership also promotes lower-level corruption by perpetuating a weak salary system and by making nepotistic appointments. (Gottesman, 2003 : 335)
4.3.4 Les conflits selon les archives de l’APRONUC
L’administration de l’APRONUC concernée par les plaintes
Les conflits retrouvés dans les dossiers de l’ANC rapportent des cas souvent
sévères de violation des droits de propriété et des « droits humains », parfois
accompagnés d’intimidation et de violence121. Les cas illustrent bien la tension
forte qu’il pouvait y avoir à l’époque entre différentes interprétations de ce qu’était
une possession légale, morale ou juste. Les fautifs et les victimes sont de tout
horizon : l’État, les autorités locales, les forces policières et l’armée, des familles et
des voisins propriétaires et non propriétaires, etc. Par État, on entend l’État du
Cambodge et non les trois factions opposées, qui elles n’étaient la plupart du
temps pas incluses dans les enquêtes; les Khmers rouges ne faisant pas partie du
territoire contrôlé par l’APRONUC par exemple (Greve, 1993).
Ceux qui formulaient les plaintes les plus complexes m’ont semblé provenir de
classes plus aisées ou privilégiées. On retrouve par exemple des cadres au
gouvernement, des travailleurs de l’État (fonctionnaires de départements,
d’institutions publiques et d’organisations de masse122), des membres du Parti,
d’anciens riches propriétaires terriens. Leur position et leur savoir-faire semblent
leur avoir permis de constituer une plainte étoffée, plus facilement recevable par
l’administration de l’APRONUC. D’ailleurs, parmi ses sept composantes (voir figure
121 On retrouve aussi quelques cas qui n’ont rien à voir au foncier, comme des vols d’argent et de biens et des crimes violents. Ces cas particuliers n’ont pas été considérés dans l’étude. 122 Par exemple, au Ministère de l’Industrie, au bureau de poste provincial, au département de l’information, de la culture et de la presse, à la centrale d’eau et d’énergie de la province de Battambang, à la prison militaire provinciale, etc.
133
10), trois étaient concernées par les conflits fonciers : la police civile,
l'administration civile et l’unité des droits humains. La police civile devait superviser
la police locale et assurer le maintien de la loi et de l'ordre, l'administration civile
avait comme mission de superviser les institutions de l'État du Cambodge123 et
l'unité des droits humains, polyvalente, intervenait dans plusieurs dossiers de
grande ampleur, par exemple en enquêtant sur les allégations de violation aux
droits humains (Widyono, 2014). Selon plusieurs commentateurs, le manque de
personnel pour renforcer les lois a fait en sorte qu’en l’espace de deux ans, peu de
cas ont trouvé résolution.
Figure 10 : Structure administrative de l’UNTAC
Source : Findlay, 1995 : 30
123 Ce rôle majeur lui aurait en quelque sorte échappé, parce qu’il n’aurait jamais été clairement établi au départ avec le gouvernement cambodgien. Par exemple, l’administration civile supervisait certains ministères, mais pas celui de l’Intérieur, qui avait au final le contrôle sur plusieurs des grandes décisions du pays (Widyono, 2014).
134
La gestion des plaintes124
Selon plusieurs auteurs, les plaintes contre l’État du Cambodge, adressées à
l’APRONUC durant les années de son mandat, concernaient très majoritairement
les disputes foncières (Greve, 1993 : 30). Pour l’Autorité transitionnelle, cette
responsabilité était importante, parce que les disputes foncières et les expulsions
pouvaient potentiellement affecter le climat politique neutre et pacifique nécessaire
à la tenue d’élections libres et justes. C’est ainsi que des mécanismes de réception
et d’investigation des plaintes ont été mis en place pour prévenir les abus liés aux
procédures touchant l’allocation et l’usage de la propriété foncière et immobilière.
Les plaintes, pour être entendues, devaient correspondre à une de ces quatre
catégories suivantes : 1- non-suivi des lois et procédures domestiques, 2- violation
des droits humains fondamentaux, 3- violation de l’esprit des accords de paix, 4-
non-respect de plus d’un des trois premiers points (Greve, 1993 : 37-38). Dans ce
contexte, l’APRONUC n’agissait toutefois pas comme « législateur » ou « juge
suprême », car cela serait allé à l’encontre de sa neutralité. Il agissait plutôt
comme superviseur des pratiques administratives du gouvernement, soulevant ces
déficiences et conseillant conséquemment le Conseil suprême national. Ainsi,
« the primary mandate and responsibility is not to solve individual complaints, but
to guide and chasten the existing Cambodian authorities in the transitional period
[…] » (Greve, 1993 : 38); ce qui explique entre autres pourquoi plusieurs cas sont
demeurés lettre morte125.
La plainte était initialement reçue au niveau local concerné, sinon au quartier
général de l’APRONUC. Ensuite, le directeur provincial de l’administration civile ou
un de ses employés allait sur le terrain pour clarifier les faits autour de la plainte et
constater si les actions ou orientations prises par les autorités locales se fondaient
dans le Droit126. De cette première enquête découlait un rapport écrit en khmer qui
124 Section essentiellement basée sur un rapport très intéressant produit par Greve (1993). Je n’ai pas trouvé d’autres sources qui traitent en détail de la gestion des plaintes à cette époque. 125 D’ailleurs, pour plusieurs des cas, nous ne savons pas s’ils ont été résolus ou non, c’est une limite importante à l’analyse de ce corpus de données. 126 D’ailleurs, il n’était pas rare que l’enquêteur note plus ou moins explicitement dans son rapport les difficultés qu’il rencontrait lors de son travail d’enquête, parfois presque seul. Souvent, il était toutefois accompagné d’un interprète et témoin et d’un recording officer qui pouvait conduire les entretiens sur le terrain. Les cas les plus importants ou litigieux nécessitaient une telle équipe. Pour les Cambodgiens impliqués dans les enquêtes, leur travail pouvait également comporter
135
devait être signé par les autorités locales. Dans un deuxième temps, une
traduction « informelle » en anglais ou en français devait être produite et incluse au
dossier. De ce rapport, avec l’approbation du directeur provincial, résultait un avis
(éventuellement traduit en khmer) qui concluait sur la conformité ou la non-
conformité de la conduite des autorités locales; celles-ci devaient être contactées
et en être informées (Greve, 1993 : 38-39). Si hors de tout doute, une injustice
envers le plaignant était relevée, une compensation ou des mesures réparatrices
justes étaient exigées. À la suite de ces démarches, un rapport résumant les
démarches et disant si le cas avait été réglé ou non, était envoyé au plaignant.
Dans plusieurs cas, l’intervention de l’APRONUC n’aurait rien donné.
À travers toute cette démarche, les agents de l’APRONUC devaient y aller de
gants blancs. Premièrement, il était important d’assurer la sécurité des plaignants
et de leur famille qui, avec raison, pouvaient être victimes de représailles, à la suite
des plaintes. En effet, une expression populaire alors disait : « [once the boat [the
UNTAC] leaves, the harbour [the Cambodian People] remains » (Greve, 1993 : 38-
39). À un certain point, il était même devenu dangereux de rapporter des plaintes à
l’APRONUC, car les noms n’étaient pas protégés, mais rendus publics aux
autorités; dans un contexte en plus où le judiciaire et l’État n’étaient pas
indépendants. En conséquence, il semblerait que « the confidence of the
Cambodian people in the UNTAC has reportedly rapidly diminished in most regions
as the UNTAC is perceived as having failed in establishing control over the ‘SOC’
administration » (Greve, 1993 : 39). Pour les mêmes raisons, l’administration civile
devait également suivre un juste équilibre avec les autorités. Elle devait par
exemple éviter d’étaler sur la place publique les manquements de certains
individus « to avoid unnecessary humiliation of the authorities involved » et se
demander si « authorities’ mistakes [were] premeditated » (Greve, 1993 : 40).
Comme ces dirigeants allaient aussi rester au Cambodge après le départ de
l’APRONUC, l’administration civile les aurait ménagés en quelque sorte, jouant au
final peut-être davantage un rôle d’éducation et de sensibilisation aux droits
un certain danger, étant associés à l’APRONUC ou autrement dit, au camp adverse.
136
humains que de procureur. Par ailleurs, avant d’exposer les résultats, notons que
les structures du gouvernement de l’État du Cambodge et que les limites du
territoire de la ville différaient de celles effectives durant la RPK. À titre de
référence, la figure 11 présente la hiérarchie et la structure administrative de
Battambang en 1994 et la figure 12 présente les dix quartiers de Battambang en
1992. Ces structures ont été effectives de 1989 à 2000 environ.
Figure 11 : Hiérarchie et structure administrative de Battambang en 1994
Source : selon Parker et al. 1994 : 15
137
Figure 12 : Les dix quartiers de Battambang en 1992
Source : Yap et al. 1992 : 52
Un état de paix fragile durant l’UNTAC
Comme il a été dit avant, le Nord-Ouest du pays a continué pendant longtemps à
être affecté par des conflits armés confrontant l’État du Cambodge et la résistance
de l'alliance nationaliste du GCDK et des Khmers rouges en particulier. En fait,
selon un reportage télévisé français consulté au Centre Bophana, les troupes
vietnamiennes auraient pris contrôle de Païlin le 22 octobre 1989, mais elles
l’auraient reperdue aux mains des Khmers rouges en 1991. Le 8 janvier 1991, ces
derniers seraient même passés proches de reprendre la ville de Battambang,
perturbant par exemple le centre-ville. L’intensité des affrontements a été telle que
plusieurs milliers de gens ont dû être déplacés : « Battambang was one of the first
provinces where people were displaced due to the fighting around Pailin in October
138
1989. By March 1991, the number of displaced persons in the province of
Battambang had reached 43,000 » (Yap, 1992 : 46). Au début de 1989, les
activités de guérilla des Khmers rouges étaient intenses et structurées : « The KR
were using the strategy of "Scatter 2 and Build 4" : scatter the state authorities at
the base, scatter the armed forces at the base, build the state authority of DK, build
the armed force, build the genuine political force, and build the core force through
individuals and families. » (Slocomb, 2003 : 246)
Durant la période de l’UNTAC, la branche civile de la mission a répertorié de
nombreuses violations et actes de terreur, autant de la part de l’État du Cambodge
que des Khmers rouges, pour déstabiliser et intimider la partie adverse. Du côté
des Khmers rouges, on note premièrement, des détentions arbitraires et des
exécutions sommaires, visant particulièrement des cadres de l’État du Cambodge;
deuxièmement, des attaques triviales effectuées sur des lignes de transport ou de
communication et troisièmement, des actes de pillage et de vandalisme (Ashley,
1996 : 164). En réaction, les forces de l’État du Cambodge ont réagi vivement en
exécutant les soldats ou cadres du NADK capturés, parfois même ceux qui
s’étaient rendus127. Ces actes de violence sont restés impunis par les autorités de
l’UNTAC, ce qui a d’ailleurs contribué à miner leur crédibilité. Une accalmie dans
les actes de violence n’a été obtenue qu’à la suite d’une succession d’événements
tels que le coup d’État de juillet 1997, la mort de Pol Pot et la chute du dernier
bastion khmer rouge d’Anlong Veng et les élections nationales en juillet 1998 qui
ont consolidé le pouvoir du CPP et du premier ministre Hun Sen.
Un contexte d’irrégularités
En jetant un coup d’œil à la presse de l’époque, on constate que les enjeux
fonciers et immobiliers, particulièrement ceux liés aux propriétés de l’État, était
déjà fort problématiques dans l’intervalle de la création du Royaume du
127 D'autres abus sont également survenus durant la période. Par exemple, les structures juridiques et légales de l'État du Cambodge, mal établies, pouvaient mener à des détentions arbitraires, des procès non conformes selon les standards internationaux, un manque de partialité, etc. On notait également une grande croissance dans les crimes et le banditisme ainsi que dans la violation de droits économiques et sociaux, tels que ceux concernant les droits de propriété (voir Ashley, 1996 : 179).
139
Cambodge; provoquant « une sérieuse érosion du trésor public » selon les Nations
unies (Hayes, 1993). L’ampleur de la vente ou même de la donation de biens
publics à des individus ou des membres de la classe politique a été telle qu’en juin
1993, un « moratorium on the sale, transfer or leasing of public assets in
Cambodia » a été établi par l’APRONUC; effectif jusqu’à l’établissement d’un
nouveau gouvernement et d’une Constitution conséquente. L’extrait suivant en
explique les tenants et aboutissants :
The simple effect of the ban is that during the moratorium all transactions involving the sale, transfer or leasing of public assets are deemed illegal and, therefore, any transactions of this nature will be null and void. […] The U.N. has been pushing for such a ban for several months. Concern arose within UNTAC over the issue after various irregularities were documented which included cases of state property being transferred to individuals or political parties without cost. As well, sales of public land were documented either at no cost or at below market value or with the stated cost being less than the amount paid by the buyer. (Hayes, 2013)
Je ne sais pas si une telle mesure a limité ces irrégularités, mais en tout cas elle
montre un fort ascendant des autorités sur les procédures encadrant la gestion des
biens fonciers et immobiliers, particulièrement ceux aujourd’hui dits « publics » ou
« d’État ». Cette tendance qui perdure jusqu’à aujourd’hui n’est pas nouvelle. Elle
s’est accélérée avec la chute de l’Union soviétique et le départ de l’armée
vietnamienne du territoire cambodgien. En effet, la diminution significative du
support provenant des pays frères et l’appauvrissement du SOC résultante (qui
pourtant avait des dépenses militaires croissantes) ont forcé l’État à privatiser et
vendre des actifs publics, par exemple les entreprises d’État déficitaires. Le futur
politique incertain du Cambodge à l’époque - qui pouvait par exemple renverser le
Parti au pouvoir au profit de la résistance - motivait des individus, à la veille
d’élections, à s’assurer que certains biens restent sous leur gouverne, pour
préserver leur influence ou simplement tirer profit de la situation128. Cette
dynamique a été décriée par le pouvoir central. Le Ministre de la justice, Uk
Bunchheuan, aurait notamment comparé la situation à celle qui prévalait durant le
régime de Lon Nol, s’exclamant : « We are in a war of houses and a war of land »
(Gottesman, 2003 : 320). Cependant, l’État disposait d’une autorité insuffisante
128 Nous traiterons plus loin de la question des land swaps (doh-do), qui sont une forme de liquidation des propriétés d’État.
140
pour gérer ces excès. Depuis la promulgation de la loi-décret sur la protection de la
propriété d’État en 1982, les institutions comme la police et les cours de justice ont
peu collaboré. En 1990, le Conseil d’État mentionnait que, par souci de
transparence, des instructions avaient été données aux institutions et
organisations publiques pour obliger l’inventaire des biens mobiliers et immobiliers
en leur possession, mais peu ont répondu à l’appel (Gottesman, 2003 : 321-322).
Conflits collectifs et projets de modernisation par l'état
Parmi les cas recensés, quelques-uns concernent des projets de grande
envergure. Ces projets d’ampleur, qui nécessitent de larges étendues de terre,
bousculent l’occupation et remet en doute les droits de possession d’un nombre
parfois important de familles. Je présente seulement un cas ici, celui du psar
Boeung Chouk (« le marché du lac aux lotus »129), qui est aujourd’hui le marché le
plus grand et le plus vibrant de la ville de Battambang130. Dans une série de lettres,
écrites autour du mois d’août 1993, un groupe de trente citoyens (représentant
trente familles), à l’origine de la plainte, s’adresse au quartier général de l’UNTAC
à Phnom Penh :
Au 9 juillet 1993, au matin vers 9h, il y a un groupe des autorités de la province de Battambang possédant des armes, environ dix personnes, dirigé par [anonyme], pour intimider, menacer la population habitant la région citée plus haut, pour démolir les maisons que nous habitons actuellement. Ils nous ordonnent de partir tout de suite, mais nous refusons de les laisser démolir nos maisons parce que nous n’avons pas d’argent et d’autre part, nous n’avons pas de terre pour reconstruire de nouvelles maisons. Les autorités nous ont en plus dit que si nous ne quittions pas les lieux, ils allaient mettre en feu à nos maisons.
Quelle est la raison de cette éviction forcée? Un document explique que l’ancien
secteur du psar Boeung Chouk - on retrouvait un marché là avant, plus petit - allait
être réaménagé (riep chom dombon) selon une formule « d’investissement mixte ».
En effet, un Cambodgien venu de France allait investir un million de dollars pour
129 Pourquoi le « lac aux lotus »? C’est parce qu’il n’y a pas si longtemps, le quadrilatère aujourd’hui entièrement construit et occupé laissait place à un grand lac naturel, un réservoir qui par sa forme et sa topographie avait le don de recueillir et réguler les eaux de surface et souterraines, capacité particulièrement utile durant la saison des pluies. Selon une carte de l’armée américaine produite en 1971, on peut à cet endroit déceler quelques arbres et habitations parsemés. Il en sera ainsi jusque vers le début des années 1990, lorsque le lac a été remblayé. 130 Installé sur deux étages, on retrouve des sections à part réservées aux fruits et légumes, aux viandes, aux plats cuisinés, aux articles de cuisine et de ménage, aux vêtements, et au fil des années, la vente s’étend de plus en plus vers les rues avoisinantes.
141
construire un nouveau marché, en association avec la province :
[Le] vice-président provincial a donné une décision selon la lettre no. 160 ssr, datée du 15 juin 1992, acceptant de donner le terrain, les bâtiments de l’ancien marché Boeung Chouk, d’une superficie de 62.917 m2 à M. [anonyme] pour investir et planifier, aménager, construire le psar Boeung Chouk de nouveau selon la forme mixte État/privé, semi-public (roupheap roat chomroh aekchun). […] la partie A a assuré de défendre [la partie B] contre tous les actes qui pourraient empêcher la construction du projet.
Selon les autorités, l’expulsion des trente familles par la force est fondée. Les
justificatifs donnés sont : l’interdiction formelle de s’installer sur le terrain établie et
réitérée par de nombreuses circulaires, les conditions de logement et d’hygiène
déplorables des occupants actuels, la nécessité de « développer la ville pour la
rendre plus attrayante » (poungrik krong dombey mirn sophoanapheap) et la
conformité administrative de la procédure pour « gouverner les terrains », « depuis
l’échelle villageoise jusqu’en haut ». Lorsque sommés de fournir une compensation
aux déplacés, les autorités répondent : « ça sera très difficile, parce que nous-
mêmes avons de la difficulté à trouver des terrains. Nous ne pouvons régler ce
problème de terrain, mais pour l’argent, ça se peut ». Les occupants défendent
quant à eux leur position en évoquant leur occupation « docile » et continue depuis
1979, leur précarité financière et la co-dépendance entre leur lieu de résidence et
leur occupation professionnelle131. Bref, le cas donne une idée assez claire de la
position du gouvernement local de l’époque face aux occupants illégaux et aux
projets d’investissement majeurs.
Éviction en vertu de l’utilité publique contestée
Dans de nombreux cas, l'aliénation à l'État d'un bien foncier et immobilier en vertu
de l'utilité publique, est contestée dans les années qui suivent. Selon les situations
rencontrées, le désaccord est causé par plusieurs motifs dont la mauvaise
utilisation du bien par l'État, la vente projetée du bien à des intérêts privés ou
l'absence de compensation juste. Dans un cas, une dame âgée explique que les
autorités de la RPK lui ont demandé d'emprunter sa propriété en 1979 pour en
faire un faire un hôpital de quartier. La plaignante spécifie qu'elle a construit la
142
maison en dur sise sur le site par elle-même (ptoal day) et avec son propre argent,
dans les années 1960. En 1983, les autorités ont plutôt envisagé de transformer
les lieux en une école maternelle. Enfin, depuis 1984, les lieux ont été convertis en
caserne militaire. Maintenant que les militaires ont quitté le site, les autorités
envisageraient de vendre le terrain et la maison à son insu. Ainsi, la plaignante
demande de reprendre possession de la maison et de son terrain. Un cas
apparenté raconte qu’un plaignant avait construit une petite maison sur son ancien
terrain en 1979. Par après, les autorités lui ont demandé de quitter le terrain sous
prétexte que les autorités allaient utiliser l'endroit pour installer une base militaire. Il
avait été alors entendu que lorsque les militaires allaient quitter les lieux, le terrain
allait lui être redonné. Jusqu'en date de la plainte, le requérant, malgré le retrait de
l'armée, n'avait toujours pas pu récupérer son bien et c'est pourquoi il faisait appel
à l'APRONUC pour résoudre sa situation, soulignant son statut résidentiel précaire.
Celui qui accepte de léguer sa propriété, ne se trouve généralement pas démuni et
les mains vides. L’État se charge dans plusieurs cas de lui trouver un habitat en
remplacement. Ce qui cause problème, c’est lorsque le propriétaire ne juge pas le
bien comme étant de la même valeur en termes de localisation, de confort,
d’espace, etc. Dans un cas, un individu raconte qu'il a vécu dans une maison du
centre-ville depuis 1981, mais que le Comité populaire de la ville s'est emparé de
sa maison pour la vendre à une compagnie. L'individu explique qu'il a été chassé,
sa famille et lui et qu'en remplacement, une autre maison située dans la rue 2.5
leur a été proposée. Il décrit la maison comme une maison médiocre dans laquelle
sa famille et lui ne peuvent vivre (oan bampoth) : « elle est différente de ma
maison comme la terre et le ciel ». Malgré des démarches subséquences auprès
du « Comité d'évaluation des plaintes » et du gouverneur de la province, avec des
papiers en règle en mains : « après 3 jours, c'est-à-dire le 20 mai 1992, à 4h PM, il
y a un groupe du comité populaire de la province qui est arrivé chez nous et a lu
un verdict [...] pour que ma famille et moi sortent de la maison pour aller rester
dans la maison ». Des menaces ont ensuite été faites : « Si ma famille et moi ne
131 Un administrateur ancien, qui avait participé à l’aménagement du site, questionné sur le cas, m’a dit que le site était
143
partons pas dans ce délai, le comité va utiliser la force, les armes et autres [...] le
24, à 11h, il y a des forces armées et un autre groupe qui sont arrivés chez nous et
ont fait des choses non convenables (meun krobey), c'est-à-dire fouiller dans mes
biens et les mettre dans un camion, pour ensuite aller les transporter [ailleurs] [...]
En plus, ils nous ont crié après et nous ont menacés (sraik komring komheang)
injustement (ayutithor bamphot), ne respectant pas les droits de la personne. Ma
famille et moi, catégoriquement, n'acceptons pas cela. » Conséquemment, le
plaignant exige la résolution du problème et la justice pour lui et sa famille, dans
les meilleurs délais possibles.
Appropriation forcée ou violente
Dans un cas, un ancien cadre au sein du département de santé publique explique
qu'il a cédé son appartement, acquis légitimement en 1979, au Comité provincial
en 1985. Il note toutefois que depuis, l'appartement a été occupé de force par « un
Vietnamien et ses autres amis khmers complice ». Devant la situation, le
gouverneur de la province aurait tenté d'intervenir à plusieurs reprises, en
cherchant par exemple une compensation (par ex. un appartement équivalent),
mais « les occupants illégaux refusent de l’accepter [...] obstinés et têtus ». Ainsi,
le requérant sollicite les autorités de l'APRONUC pour « [lui] rendre justice en
faisant déloger sans condition ces occupants illégaux qui ont gravement violé le
droit de l’homme aussi bien que le droit foncier d’un citoyen Khmer ». Ce cas
montre en quelque sorte l'incapacité de la province à prendre faveur et prendre
acte pour certains individus.
Dans un autre cas, un plaignant s'élève contre un chef des forces armées de
Battambang qui a confisqué sa maison et se l'est appropriée pour lui et sa famille,
prétendant toutefois qu'elle allait servir comme office militaire. Il raconte qu'avec sa
tante et d'autres membres de sa famille, il a habité la maison de 1979 à 1986 et en
juin 1986, il en a été expulsé de force : « In the act of enforcement and dismissal
my family from home, they used 10 men with various rifles to threaten the entire
pratiquement inoccupé, personne ne souhaitait habiter à proximité de cet ancien lac.
144
families to be out of home in raining-day without declaring at first, or delaying time
and referring that, it will be becoming the office of soldier »132. Malgré des
démarches de résolution auprès des autorités locales et de membres de
l'Assemblée nationale postés à Battambang, il dit qu'il n'a pas eu de résultats,
parce que « they was deterred and fearful of the highest rank and power of Mr.
[anonyme] ». En date de la plainte, la maison était louée à l'ONG CARE.
Collusion
Dans un cas, une jeune femme explique que depuis 1979, elle a habité un terrain
avec sa mère et ses petits frères - « nous avons fait un potager et planté des
arbres en guise de clôture du côté est du terrain » - et elle a construit une seconde
maison en 1985. Lorsqu'est venu le temps de faire une demande de
reconnaissance pour obtenir des droits de propriété, elle raconte que l'ancien chef
de village « a refusé de soumettre ma demande à l’autorité en disant que je n’ai
pas le droit de posséder le terrain étant donné que je n’ai pas de mari. Je suis
retournée avec mon frère et je l'ai supplié, mais il a encore refusé ma demande. »
Par après, un couple de fonctionnaires, de concert avec le chef de village, a
secrètement fait des demandes pour posséder le terrain et a obtenu le papier de la
province. La plaignante raconte que suite à cela, « ils ont utilisé leur pouvoir et
m’ont menacée pour me chasser de maison, m’obligeant à la démolir et clôturer
ma maison avec des barbelés. Ils m’ont également insultée et m’ont fait des
menaces de mort. » Enfin, le 3 juillet 1992, elle explique que malgré une plainte
auprès de l’autorité de la province, qui lui a donné raison, les deux contrevenants
ont refusé la décision jusqu’à ce temps.
Problèmes de voisinage
Dans un premier cas, le plaignant explique « qu'au départ de Pol Pot en 1979,
lorsque nous sommes retournés vivre dans notre maison [construite par lui en
1964], de nombreuses familles inconnues s’installent dans ma maison et dans le
terrain aux alentours. Peu à peu les familles partent et il ne reste seulement que
132 Les lettres traduites ou écrites originellement en anglais ou en français comportaient souvent des erreurs, je ne les ai pas
145
deux familles ». Malgré la volonté du plaignant que ces deux familles quittent,
celles-ci refusent de le faire. De plus, elles s'approprient son espace et ses terrains
aux alentours et ils « créent de mauvais atmosphères autour de sa famille ». Il
décrit un exemple :
Avec l’aide de six militaires, ils sont venus enlever neuf de mes poteaux qui servaient à protéger mes arbres fruitiers. Et après, ils ont construit une autre maison, sans obtenir l’autorisation de qui que ce soit [...] ils ont fermé le passage, empêchant ainsi mon fils d’emmener les vaches au pâturage et bloquant les autres personnes qui avaient utilisé ce passage depuis 1979.
Il décrit aussi des actes de violence physique et d'intimidation. Suite à l'incapacité
des autorités villageoises de faire cesser ces menaces et ces désagréments, le
plaignant s'adresse à l'UNTAC. Dans un autre cas, les relations avec un voisin
négligent et irrespectueux fait perdre au plaignant toute qualité de vie. Le plaignant
décrit le voisin comme suit : « M. [anonyme] est très sale, il a abattu des vaches
sur le bord de la rivière [qui est à l'usage de tout le monde], laissant les déchets et
les os dans la rivière [...] il y a de la graisse qui surnage. Il a lavé la peau des
animaux en les trempant à l'arrière de la maison [...] ce qui dégage des odeurs
fétides. [...] Il chie partout, d’une manière dégueulasse. Il fait ses besoins dans un
sac et il les lance sur son oranger, près de la maison. [...] Concernant la moralité, il
n’a pas de tolérance envers les autres. [...] à chaque fois, il y a des amis qui
viennent et ils parlent fort, font trop de bruit. Ils méprisent tout le monde ». En
outre, le plaignant souhaite résoudre le problème en obligeant [anonyme] à quitter
le terrain.
Réclamation d’un ancien propriétaire abusif
Enfin, un cas en particulier se distingue du cas de figure de « l’ancien propriétaire
qui réclame » vu dans les entrevues, et renverse l’idée que ceux-ci étaient
nécessairement des « victimes ». Le cas concerne la réclamation réussie d’un
grand domaine par le supposé descendant d’un riche propriétaire foncier qu’on
imagine disparu durant la guerre. Du point de vue des vingt plaignants, on apprend
que celui-ci a utilisé toutes sortes de stratagèmes (par ex. en s'entendant avec les
corrigées et je rapporte les propos comme tel.
146
autorités du quartier, en prétendant qu'il était le petit-fils de [anonyme]) pour
récupérer les droits de possession sur des maisons et des terrains appartenant à
des personnes qui vivaient dans le quartier soit depuis l'ancien régime, soit depuis
1979. Les plaignants énumèrent ses méfaits :
Il a enlevé la clôture, détruit nos cultures en plantant les siennes. [...] Il fait intervenir le comité du village pour des détails insignifiants. Il a interdit à la population de rénover leurs maisons ou d'en construire de nouvelles. Il demande aux autorités de venir démolir les maisons. [...] Il a également interdit l'élevage de cochons parce qu'il a peur que cela nuise à sa culture de bananes [...] Il a même enlevé les cordes à linge des autres d'une façon arrogante et à sa tête. Il agresse verbalement et parfois il frappe des gens, même les femmes enceintes. Il n'a pas de moralité.
Parce que le dit propriétaire souhaite s’accaparer les terrains des autres,
notamment en payant des gens cher pour témoigner pour lui, les plaignants « se
lèvent pour demander justice et manifester contre la cupidité de l’individu » et ils
demandent d’obtenir les droits de pleine propriété sur les terrains qu’ils occupent,
pour « vivre librement et pleinement ».
4.3.4 Quelques thèmes transversaux
Les mécanismes de résolution
Durant cette période, afin de trouver résolution aux conflits, un mélange de
pratiques traditionnelles et de pratiques nouvelles a été employé. Luco (2002) a
établi une typologie constituée de dix grandes catégories pour faire sens des
mécanismes utilisés par les Cambodgiens pour résoudre leurs conflits fonciers.
Plusieurs de ceux-ci m’ont semblé pertinents pour expliquer les cas observés :
l’étouffement du problème, l’arrangement à l’amiable, le favoritisme, recourir à un
plus haut niveau hiérarchique du gouvernement ou des tribunaux (jusqu’aux
instances nationales). L’arrangement à l’amiable se faisait généralement en
négociant et en s’entendant sur des mesures justes de compensation et de
partage des biens. Un administrateur donne son point de vue sur la question :
Généralement on arrivait à s'entendre et on partageait. Et parfois, les anciens propriétaires vendaient aux nouveaux et allaient s'installer ailleurs, « prends-le je vais trouver une autre place ailleurs ». [Et lorsqu'il y avait un problème grave, comment arrivait-on à le résoudre?] C'était au niveau du village et de la commune. Si le chef du village n'arrivait pas à résoudre la situation, on faisait appel au chef de la commune. Mais, généralement ça restait au niveau du phum [rires]. (CY25)
147
Dans ce genre de conflits, il semblerait que les autorités locales aient
généralement joué un rôle neutre de médiateur. Elles aidaient à ce que les parties
discutent entre elles et s’entendent, mais ne prenaient pas en charge la résolution
comme tel (CKO19). Lorsqu’un ancien représentant a été questionné sur ce rôle, il
a par exemple dit : « essentiellement on supervisait la population et on arrangeait
les conflits qui pouvaient survenir entre les personnes et à l'intérieur des familles.
Bref, on agissait comme médiateur pour les conflits. » (TC03) Comme nous avons
vu avant, les autorités locales n’étaient toutefois pas toujours impartiales, étant
même parfois impliquées directement dans le conflit. Enfin, recourir au Conseil des
ministres ou au tribunal de la province restait assez exceptionnel et concernait les
cas les plus sévères et qui s’allongeaient dans le temps. En plus, dans le contexte
de l’époque, il fallait considérer que « there is no independent judiciary in the SOC.
All decision making authorities are part and parcel of the overall political system »
(Greve, 1993 : 40); et que ces démarches étaient généralement coûteuses.
L’impartialité des juges était d’ailleurs un manquement fréquemment dénoncé par
les plaignants, l’exemple de cette plaignante en témoigne bien :
Pech Choeut, chef du tribunal de Battambang n’a pas demandé mes témoins à la barre pour témoigner que je suis bel et bien propriétaire de cette maison. Au lieu de cela, il m’a menacé, disant que si nous ne trouvions pas de résolution à ce problème, il fallait démolir la maison, parce qu'elle était trop désuète. [...] Je veux juste vous préciser qu’à chaque fois que nous sommes allés en cour pour résoudre ce cas, M. Pech Choeut parle pour elle, c'est comme s’il agissait en son nom. […]
La culture des droits et des droits humains
L’idée de droit coutumier, qui stipule qu’il existe parallèlement aux droits tenus par
des institutions telles que l’État et la Cour suprême un droit construit par l’habitude
et la tradition, ne doit pas amener un biais selon lequel la population ne serait pas
informée de la loi. En fait, pour le sujet étudié, plusieurs plaignants connaissent
bien le cadre qui délimitait alors la possession foncière. Par exemple, plusieurs
font mention du sous-décret 025 et s’en servent pour contester des décisions qui
leur sont défavorables. Dotés en plus de preuves tangibles et pertinentes (témoins,
documents), plusieurs contestent également leur cause devant les tribunaux et
remettent ainsi en question la légitimité et la partialité du juge et de la cour
148
populaire provinciale qui arbitrent leurs cas
De plus, notons que l’APRONUC a ouvert la voie à ce que des plaintes soient
entendues par une autorité légitime supérieure, avec un certain espoir de voir son
litige foncier réglé, malgré les dangers que cela pouvait impliquer. En cela, cette
dénonciation des abus participe à ce que l’anthropologue Marston (1994) définit
comme une « étiquette du discours »; concept qu’il a toutefois plutôt utilisé pour
analyser les stratégies discursives des journaux locaux khmers durant la RPK, la
SOC et l’APRONUC. Dans le cadre de cette dernière, le discours des droits
humains a certainement transormé le paysage moral du Cambodge. Plusieurs
plaignants invoquent les droits humains pour soutenir leur cause, mais sans
toujours en comprendre les tenants et aboutissants. Luco explique bien les
implications de l’implantation de ce concept au Cambodge :
Les principes des Droits de l’Homme sont abordés parfois dans le discours quotidien, lors de conflits et de leurs tentatives de résolution. Pas toujours bien compris, leur application reste encore floue pour beaucoup. Dans cette société traditionnelle qui a connu de longues années de guerre, les principes des Droits de l’Homme résonnent comme une promesse à la liberté et aux droits individuels. Ceci ne va pas sans créer certaines confusions (Luco 2002 : 168).
Le rapatriement des réfugiés
Dans les années 1990, la proximité de la province de Battambang à la Thaïlande a
été un facteur qui a joué indirectement sur l’accès à la propriété en ville. En effet,
lorsque 380 000 réfugiés dans les camps à la frontière thaïlandaise ont dû
retourner au Cambodge133, 60% ont choisi d’élire domicile dans les provinces de
Battambang et de Banteay Meanchey (Thibault, 2001 : 354, 365-375). Lorsque
questionnées sur leur ville souhaitée de retour, 2 418 familles (10 176 personnes)
se sont dites en faveur de Battambang et 2214 en faveur de Phnom Penh (Yap et
al. 1992; selon des statistiques datées de du 29 janvier 1992). C’est ainsi qu’en
peu de temps, une forte concurrence pour l’accès au foncier se serait jouée entre
133 Sans compter les milliers de militaires démobilisés à travers le pays. En les considérant avec les déplacés internes, le nombre de personnes à relocaliser se serait élevé à 750 000 (Yap et al. 1992).
149
ancien résidents, déplacés internes et rapatriés externes134. Pour faciliter le retour
des réfugiés, le Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés leur offrait
une sorte de « kit de survie », qui se déclinait en trois options qui incluaient soit un
lopin de terre ou un montant d’argent. Malgré cette assistance, les rapatriés se
sont heurtés à plusieurs obstacles. La réintégration aurait par exemple été rendue
difficile par le manque de terres, la discrimination politique et sociale et la faiblesse
des structures de solidarité et d’entraide à l’intérieur des villages reconstitués
(Ojendal et Eastmond, 1999 : 45-54).
Après la fermeture des camps de réfugiés, plusieurs dynamiques de retour se sont
croisées : des sites de rapatriement formels en milieu rural et urbain et des formes
de relocalisation spontanée, par exemple sur des terrains qu'on considère
aujourd'hui publics (ex. pagodes, chemins de fer, terrains d'organisations
publiques, etc.). À Battambang, deux sites principaux de relocalisation avaient été
prévus pour les retournés : un site dans la commune de Chamkar Samrong (42
hectares pour 897 familles) et un autre dans la commune de Omal (300 hectares
pour 1 521 familles). Déjà, dans les premiers mois, à Chamkar Samrong, on
déplorait l’éloignement de la ville (8-9 km de la ville et 3-4 km de la route
principale) et l’absence de terres à cultiver (Yap et al. 1992 : 47; pour une
observation participante du processus, voir Healy, 1992)135. Au final, selon le chef
de commune actuel de Chamkar Samrong, 600 familles auraient été relocalisées
là. Elles auraient obtenu des lots de 6 mètres par 16 mètres. Selon lui, un travail
important a été fait pour éviter l'exclusion. Par exemple, selon ses dires, on ne les
appelait pas les réfugiés (nea chomron) et il n'y avait pas de distinction entre les
anciens et les nouveaux. Des directives très claires et des sanctions avaient été
prévues à cet égard. Ils ont intégré la commune comme un village à part égale
134 L’impact réel de cette population sur l’accès à la propriété en ville est difficile à évaluer. Certains ont acheté des propriétés en bonne et due forme, d’autres se sont installés par l'intermédiaire de leurs familles, d’autres ont occupé « illégalement » des terrains vacants sur le territoire et le long des rues, etc. 135 Un film daté de 2010, réalisé par Christine Bouteiller, intitulé « Les égarés » traite d'ailleurs des conditions de vie de ces personnes qui ont été rapatriées à Chamcar Samrong en 1992. Voici le synopsis : « Rescapés de 30 ans de guerre au Cambodge, ils ont été rapatriés en 1992 parmi les 380 000 réfugiés des camps de la frontière thaïlandaise, et réinstallés dans un village construit pour eux par les Nations unies. Comment rebâtir une société unie après un tel éclatement ? "Ceux qui sont restés" ont vu arriver avec méfiance ce déferlement de familles devenues étrangères en 13 ans d'exil, menaçant leurs terres et leur équilibre. Les villageois ont donné aux anciens réfugiés un sobriquet que ces derniers portent encore aujourd'hui : les égarés. »
150
(khum te mouy) (DS29). Il est à noter que dans le village de Chrey en périphérie
de la ville, trois hectares ont été partagés entre 80 familles, ce qui a donné des
parcelles de 15 mètres par 20 mètres pour chaque famille (SS07).
4.3.5 Conclusion : une intervention aux résultats mitigés
Malgré qu’au départ, la protection des droits humains faisait partie intégrante du
mandat de l’APRONUC, il semblerait que dans certains secteurs - notamment pour
les « housing, land and property rights » - il y ait eu des manquements, une
incapacité à relever et adresser systématiquement ces problèmes (Leckie, 2007).
En effet, à travers les cas (souvent irrésolus), on observe notamment des actes de
violence, d'intimidation, de vol, d’expulsion forcée, de détention arbitraire, de
destruction matérielle; des conflits et de la mauvaise conduite entre voisins; des
représentants locaux qui profitent de leur statut et de leur pouvoir pour faire
pencher les situations en leur faveur ou pour leurs proches; des décisions
relativement arbitraires et impartiales de la part des autorités supérieures et des
acteurs responsables de juger et régler les cas (parfois aussi, elles proposent des
arrangements irréalistes, comme celui de « couper la maison en deux ». Pourtant,
dans un contexte d’irrégularités et d’autoritarisme sévère, une intervention ferme
aurait parfois été nécessaire. Ainsi, certains commentateurs ont noté le rôle plutôt
effacé de l’administration civile et des forces de l’ordre sur le terrain : « Partly
because of the passive role CIVPOL was mandated to play […] UNTAC was
accurately criticized as devoting far more attention to political abuses than equally
pernicious nonpolitical crimes such as banditry and corruption. » (Ashley, 1996 :
179) De plus, il est à noter que la venue de l’APRONUC a eu des effets significatifs
sur l’économie locale, suscitant par exemple une forte inflation et une spéculation
foncière et immobilière. Un rapport écrit en 1993 soulignait par exemple que :
[the] various imbalances in the market situation resulted in major distortions, with rents increasing by as much as four times and land prices escalating exponentially in anticipation of a period of rapid economic growth generated by the UNTAC-led peace process. In some cases, UNTAC paid Phnom Penh-based rents at the provincial and district levels, resulting in a dramatic increase in the price of rental accommodation in many parts of the country. (Curtis, 1993 : 20)
En tout cas, on pourrait croire que l’incapacité de l’administration civile de
151
l’APRONUC à installer un État démocratique, libéral et moderne s’est butée à une
culture politique bien ancrée chez les Khmers, basée notamment sur les liens de
patronage et de clientélisme.
153
Chapitre 5 : Conclusion
En faisant cette recherche et en écrivant ce mémoire de maîtrise, j’avais comme
objectif principal d’identifier les processus et les facteurs sociopolitiques qui ont
joué sur l’accès et l’exclusion à la propriété foncière et immobilière urbaine, après
les Khmers rouges, de 1979 à 1993136. Ce travail était nécessaire parce que je
jugeais que la littérature conventionnelle sur les conflits fonciers contemporains au
Cambodge, particulièrement celle produite par les ONG, avait tendance à offrir une
perspective normative qui simplifiait l’histoire, les conceptions et les relations
société-État qui marquent la propriété dans ce contexte. J’ai ainsi choisi d’étudier
le concept de propriété, à partir du cas de la ville de Battambang, particulière à
cause de son caractère semi-urbain et de sa proximité avec la frontière thaïe.
Le choix d’une approche qualitative et empirico-inductive, ancrée dans un terrain
ethnographique historique, a permis de rassembler pour l’analyse 29 entrevues
semi-dirigées et plusieurs archives relatant des épisodes de conflits fonciers. La
recherche exploratoire a mis au jour une grande diversité de trajectoires et
d’échelles de relations de propriété. L’observation de cette diversité dans un
contexte d’après-guerre et postsocialiste conforte l’idée que la propriété est
« enchâssée » dans le social et marquée par une cohabitation plus ou moins
stable de règles politico-légales et de normes sociales (Benda-Beckmann, 1999;
Hann, 2005; Sikor et Lund, 2009; Verdery, 2008).
5.1 Discussion des principaux résultats de recherche
Entre 1979 et 1993, cet équilibre entre règles politico-légales et normes sociales
connaît quelques moments clés. Ceux-ci correspondent à peu près à l’institution
de nouvelles lois et de nouvelles administrations pour les faire respecter, qui à leur
tour correspondent à certaines pratiques sociales et certains discours autant de la
136 La question de recherche initiale était : « À la lumière des réformes foncières instituées par la RPK/SOC (1979-1991) et par l’APRONUC (1992-1993) ainsi que du climat de guerre et d’insécurité qui régnait dans ces mêmes années, comment et selon quels facteurs des occupants de Battambang ont-ils eu accès et se sont-ils réapproprié le foncier et le bâti de la ville? »
154
part de la population que de l’État. Dans les premières années de la RPK, avec la
chute des Khmers rouges et le retour spontané de la population en ville, les
mécanismes d’accès formels étaient presque inopérants; la loi et le régime n’étant
pas encore tout à fait connus de la population. Ceci ne signifie pas pour autant qu’il
y avait absence d’un régime de propriété ou qu’il s’agissait d’un « open access »
prompt au chaos et au désordre social. En fait, l’accès à la propriété urbaine avait
tendance à se baser sur des choix individuels et en cas de mésentente, sur une
certaine éthique relationnelle issue d’un relatif retour à la paix. La population
choisit de retourner dans sa résidence d’origine ou d’occuper un lieu inoccupé
selon des préférences résidentielles et la nécessité d’une proximité familiale.
L’appropriation est spontanée et elle est légitimée par un principe d’acquisition par
la charrue qui est reconnu par le voisinage et les autorités locales naissantes. La
propriété comme « valeur au marché » importe peu, car les habitations sont
abondantes et les infrastructures publiques et l’environnement physique sont dans
un piètre état. Les résidents de Battambang sont plutôt préoccupés par la survie et
la réorganisation de la vie sociale. Au niveau individuel, les entrevues montrent
que les gens étaient physiquement et psychologiquement éprouvés par le régime
précédent. Plusieurs avaient développé des attentes limitées par rapport à leur
futur et craignaient la répression du nouveau régime, qui arrivait à exercer un
certain contrôle malgré les conditions de reconstruction difficiles.
Progressivement, l’État arrive à mieux s’organiser. En juin 1981, une nouvelle
constitution adoptée par l’Assemblée nationale établit la distinction entre
l’économie étatique, collective et familiale. Dans un effort de territorialisation et de
contrôle des marges - notamment apparent dans le discours de « propriété de la
victoire » - tout le foncier appartient désormais à l’État et les citoyens disposent
d’un droit d’usage seulement (voir Sikor et Lund, 2009). Selon la nouvelle loi, la
propriété d’avant 1975 n’est pas reconnue (à quelques rares exceptions) et l’achat
et la vente (et non l’échange) sont prohibés. Pour s’assurer du contrôle du parc
foncier du centre-ville de Battambang, les autorités l’ont segmenté en zones (bloc)
et l’ont réparti entre chaque département pour que des droits d’occupation soient
155
légués aux fonctionnaires de l’État, sous forme d’un « welfare benefit » (voir Davis,
2004). Il s’établit une forme de distribution hiérarchisée des biens fonciers et
immobiliers. En échange d’une loyauté et de services minimaux rendus, l’État
assure un certain bien-être à ses travailleurs en lui allouant un petit salaire et une
résidence. Des relations privilégiées avec des membres de l’appareil d’État
semblent avoir facilité l’accès voire l’accaparement de biens pour certains
individus. Ainsi, on peut dire que le cadre légal de l’époque a créé une hiérarchie
de « sujets de droit » (Verdery, 2004), dans laquelle les « ayant droit » doivent
offrir leur force de travail en échange et dans laquelle certains sont exclus de la
possession (ex. l’ethnie chinoise). En pratique toutefois, les entrevues montrent
que dès 1979, la population a passé outre les règles établies par l’État et un
marché foncier et immobilier relativement fluide a pratiquement toujours existé en
parallèle. En effet, à cette époque, les administrations locales ont significativement
manqué de travailleurs compétents, de règles claires et impersonnelles et
d’expertise pour rendre l’État fonctionnel. Les mêmes dysfonctionnements étaient
observables en milieu rural. La distribution et l’usage des terres étaient organisés
selon un mode de coopérative et les groupes locaux, menés par un chef, suivaient
des modes de fonctionnement très variables et imprévisibles.
Avec l’adoption du décret no 025 de 1989 et une ouverture graduelle à l’économie
de marché dans ces mêmes années, des droits de possession (perçus comme des
droits de propriété) sur les habitations et les terrains ont pour la première fois été
alloués. Avec une population grandissante et un parc immobilier en grande partie
occupé, une course vers la reconnaissance de ses biens semble de plus en plus
nécessaire; ce qui provoque de nombreuses revendications conflictuelles. Dans
cette course à la propriété, tout le monde n’a pas le même pouvoir : accès à
l’information, proximité avec les autorités locales, ressources financières, recours
juridiques, etc. Les archives de l’UNTAC et les conflits qui y sont relevés montrent
que les élites locales et des voisins tirent le plus souvent profit de cette situation de
transition. Ils procèdent parfois à l’enregistrement de titres fonciers. Ils font aussi
usage à leur avantage des décisions des administrations locales et des tribunaux,
156
marqués par l’impartialité et la personnalisation des cas. Le recours à la force et à
la violence, autant physique que symbolique, est aussi fréquent. Bref, on note un
grand décalage entre ceux capables de légitimer leur propriété selon la loi et ses
instruments (nouvellement développés) et ceux qui fondent leur légitimité sur des
relations plus traditionnelles comme les autorités locales ou le voisinage.
La clarification de la loi sert aussi l’État cambodgien, car il assoit de manière plus
forte son autorité sur les terres de l’État, notamment selon les discours de l’utilité et
de la sécurité publiques. En effet, une volonté nouvelle de modernisation et
d’embellissement exclut une nouvelle catégorie de gens, jugés non-civilisés ou
illégaux face à la loi. Ceux-ci n’obtiennent pas une compensation juste à cause
qu’ils n’ont pas de titres formels (entre autres) et ce, malgré une occupation en
règle. De là résulte une illégitimité de l’État du point de vue de plusieurs
interviewés. Cette désillusion vis-à-vis des autorités locales amène plusieurs
occupants à faire appel aux autorités de l’UNTAC pour formuler leurs plaintes. À
défaut de pouvoir résoudre pleinement les problèmes qui leur sont présentés,
l’administration civile et policière de l’APRONUC introduit de nouveaux discours et
registres de légitimité, notamment celui des droits humains. Fait à noter, tout au
long de la période étudiée, il y a une presque absence de la société civile pour
contester et résister aux abus subis par la population, en lien avec la propriété. En
sommes, les cas présentés montrent un paysage changeant des pratiques de
légitimité et une asymétrie assez forte du pouvoir; asymétrie observable encore
aujourd’hui et qui se trouve à la base des conflits fonciers contemporains.
5.2 Appréciations, limites et avenues potentielles de la recherche
En somme, il semble que l’approche historique et qualitative se soit montrée assez
efficace pour accumuler une grande quantité de données et révéler les relations de
propriété dans leur complexité, que ce soit aux niveaux des acteurs ou des
processus et mécanismes d’accès en jeu. La recherche et les résultats, en plus
d’éclairer un sujet très peu étudié, ont permis d’aller au-delà d’une classification
rigide des régimes de propriété (ex. les « big four ») et de la « thèse des prérequis
157
du développement » (Di John, 2008). Elle a réussi à présenter conjointement des
idées liées au cadre politico-légal, aux normes sociales et à la coutume. Il en
ressort que la propriété constitue un bon spectre pour ethnographier une société à
plusieurs niveaux, dans ses dimensions politiques, économiques et culturelles.
Toutefois, il est important de noter que certains aspects n’ont pu être pleinement
abordés, même si les résultats pointaient parfois dans leur direction.
Premièrement, les interviewés faisaient parfois référence aux situations foncières
de manière abstraite, sans évoquer leur propre vécu, mais davantage en exposant
des situations imaginées, un peu à la manière de paraboles - par exemple quand
un interviewé mentionne que « [sur la réclamation des terrains] les Cambodgiens
ont un sens moral aigu » (TK17). Alors que ces passages en disent peu sur la
propriété comme pratique, ils en disent beaucoup sur la juste propriété comme
idéal d’un ordre moral en situation de crise. Une réflexion plus poussée sur ces
questions m’aurait permis d’alimenter la discussion sur le lien entre la mémoire et
la morale bouddhiste en contexte d’après-guerre, par exemple (voir Zucker, 2015).
L’adaptation individuelle et familiale à la dépossession relève également de
stratégies culturellement situées pour gérer avec l’adversité et avec des
évènements qui déstructurent la vie sociale. Dans une perspective plus
culturaliste, j’aurais par exemple pu approfondir les émotions exprimées par les
interviewés quant à la perte de leur bien ou quant à la violence subie. Brickell
(2014), en référence à d’autres auteurs, parle notamment de « domicide » et de
« intimate geopolitics » pour décrire l’expérience quotidienne du risque d’éviction.
En outre, les réformes foncières récentes que le Cambodge a connues ont la
plupart du temps succédé à des transformations politiques majeures, d’où
l’importance d’étudier les forces se jouant à l’interne, mais aussi les facteurs
d’ordre géopolitique. Il est évident dans ce cas que les conflits régionaux causent
de rapides et drastiques transformations politiques, économiques et spatiales qui
peuvent provoquer des vagues violentes de dépossession. Ainsi, des études
portant sur l’allocation du foncier, et plus généralement des ressources naturelles,
158
dans un contexte post-conflit - voire sur la dépossession par la conquête, ou la
restitution - auraient pu ouvrir des pistes d’analyse intéressantes (voir notamment
Le Billon; 2007; Unruh et Williams, 2013; Leckie et Higgins, 2011). Elles auraient
peut-être permis de mieux étudier les dynamiques d’informalité associées par
exemple au néopatrimonialisme, caractéristique de la culture politique des
dirigeants actuels du Cambodge. Notons également que le cadre théorique
mobilisé était beaucoup basé sur des études en milieu rural et agraire. Il serait
intéressant d’analyser les données davantage à partir de la littérature produite en
milieu urbain.
Ce projet était probablement trop ambitieux pour les ressources et moyens
disponibles. Plusieurs des limitations sont dues à l’approche de terrain
exploratoire, centrée sur des entrevues. En fait, la volonté de prendre en compte la
diversité des contextes rencontrés sur le terrain (localités, types de terrains et de
législations, diversité d’acteurs) et les difficultés méthodologiques décrites dans la
section 2.2.2 ont dilué les résultats. Pour arriver à des résultats plus ciblés, il aurait
été judicieux de réduire l’étendue des cas observés et de se limiter par exemple à
l’étude d’une seule commune (ex. Svay Por), d’un seul type de propriété (ex. le
résidentiel) ou du point de vue d’un seul type d’acteur (ex. les commerçants).
Aussi, vu l’approche qualitative choisie, il est difficile de voir quelle était la véritable
ampleur des conflits qui se sont déployés lors de la décollectivisation et de la
formalisation des droits de propriété au tournant des années 1990. Une approche
plus quantitative (par exemple, à partir de registres fonciers) aurait constitué une
approche utile et complémentaire à la mienne. En somme, l’ensemble de ces
limitations rappelle la nécessité d’étudier la propriété et la question foncière dans
leur contexte global et leurs spécificités locales. Cela constitue une tâche difficile et
un grand défi pour le cadre d’un mémoire de maîtrise, mais c’est un sujet qui après
tout vaut la peine d’être adressé.
159
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171
Annexes
172
Annexe I : Le Cambodge
Source : www.visitbattambang.com (consulté en août 2015)
173
Annexe II : La municipalité de Battambang dans la province de
Battambang
Source : Battambang Municipality, 2009 : 25
174
Annexe III : Le centre de la ville de Battambang
Source : www.visitbattambang.com (consulté en août 2015)
175
Annexe IV : Phases du développement urbain de Battambang
Source : Battambang Municipality, 2009 : 38
176
Annexe V : Total US Ordnance Dropped on Cambodia (1970-1973)
Source : Kiernan et Owen, 2006 : 66
177
Annexe VI : Mouvements de population durant les Khmers rouges
Source : Hensengerth (2008 : 27)
178
Annexe VII : Le Cambodge sous les Khmers rouges, zones et régions
Source : Vickery, 1999 : XVIII
179
Annexe VIII : L’invasion vietnamienne du pays (déc. 1978 à janv. 1979)
Source : Jennar, 1995
180
Annexe IX : L’espace frontalier et les camps de réfugiés vers 1990
Source : Thibault, 2008 : 167
181
Annexe X : Principales régions d'origine des réfugiés des camps en 1989
Source : Thibault, 2008 : 168
182
Annexe XI : Photos
L’évacuation de la ville de Phnom Penh en avril 1975, Crédit photo : The Digital Archive of Cambodian Holocaust Survivors (consulté en août 2015)
Phnom Penh en janvier 1979, à l’arrivée du Front, Crédit photo : The Digital Archive of Cambodian Holocaust Survivors (consulté en août 2015)
183
La maison du gouverneur, Crédit photo : Marie-Ève Samson, 2012
184
La statue de « Ta tombong kagnou », emblème de la ville, Crédit photo : Marie-Ève Samson, 2012
185
Annexe XII : Tableau des participants137
Code Sexe Âge Occupation Commune
(village) Date
entrevue
CC01
F 80 n.d. Chamkar Samrong
(Srae 100) 2013-04 2013-04
SS02 M 88 Enseignant
Slaket (Chrey Kaong)
2013-04 2013-05 2013-06
TC03 M 72 Chef de village
Slaket (Chen Dam Spey)
2013-04 2013-06
TL04 M 85 Administrateur
Slaket (Chrey Kaong) 2013|04
LM05 F 57 Commerçant Svay Por 2013|05
K06 M - Enseignant Rattanak 2013|05
SS07 M 59 Chef de village
Chrey (Hay San) 2013|05
KL08 M 72 Chef de commune Chrey 2013|05
SL09 M - n.d. Svay Por 2013|05
KS10 F - Directeur départ. Svay Por 2013|05
DS11 M - Directeur départ. Chamkar Samrong
2013-05 2013-06
TMY12 M 68 Directeur départ.
Slaket (Chrey Kaong)
2013-05 2013-06
TR13 M - Administrateur
Slaket (Chen Dam Spey) 2013|05
LH14 M - Administrateur Rattanak 2013|06
TTL15 M - Directeur départ. Svay Por 2013|06
MS16 F 61 Pharmacienne Rattanak
2013-06 2013-06
TK17 M - Chef de commune
Slaket (Chen Dam Spey) 2013|06
TCB18 M - Administrateur Svay Por 2013|06
CKO19 M - Administrateur Svay Por 2013|06
PS20 M 53 Commerçant Svay Por 2013|06
137 Les noms et prénoms ne sont pas divulgués dans l’ensemble du document pour des questions de confidentialité. J’ai donc substitué les noms avec un code. Les code sont ordonnés et numérotés selon la date d’entrevue. Les informations sont valides en date d’avril à juin 2013.
186
Code Sexe Âge Occupation Commune
(village) Date
entrevue
WK21 F - Commerçant Wat Kor 2013|06
RP22 F - n.d. Svay Por 2013|06
YM23 M - Administrateur ONG Prek Preah Sdek 2013|06
MK24 F - Commerçant Svay Por 2013|06
CY25 M 65 Administrateur
Slaket (Chen Dam Spey) 2013|06
OS26 M - Chef de commune Svay Por 2013|06
TL27 F 58 Infirmière Svay Por 2013|06
S28 M - Directeur départ. Svay Por 2013|06
DS29 M - Chef de commune Chamkar Samrong 2013|06
TOTAL
H = 21 F = 8
68
n.d. = 3
Commerçant = 4 Administrateur = 7
Santé et éducation = 4 Cadre = 5
Représentant village = 2 Représentant commune = 4
Wat Kor = 1 Rattanak = 3
Prek Preah Sdek = 1 Chrey = 2
Chamkar Samrong = 3 Slaket = 7
Svay Por = 12
187
Annexe XIII : Formulaire de consentement écrit en français
1 de 2
FORMULAIRE DE CONSENTEMENT
Projet : Le retour et la réappropriation de la propriété urbaine de la ville de Battambang dans le contexte (post-)socialiste du Cambodge entre 1979 et 1993
Présentation Je, RÉMY DARITH CHHEM, suis un étudiant à la Maîtrise en anthropologie et je vous sollicite aujourd’hui afin de participer à ma recherche qui s’effectue dans le cadre de mon mémoire, sous la direction de Jean Michaud, rattaché au département d’anthropologie de la Faculté des sciences sociales de l’Université Laval à Québec, Canada. Avant d’accepter de participer à ce projet de recherche, veuillez prendre le temps de lire et de comprendre les renseignements qui suivent. Ce document vous explique le but, la procédure, avantages, risques et inconvénients de ce projet de recherche. Je vous invite à poser toutes les questions que vous jugerez utiles à votre compréhension. Il est possible de modifier les termes de ce consentement en tout temps, même une fois l’entrevue complétée. Nature de l’étude La recherche cherche à comprendre comment d'anciens résidents de Battambang redevenus propriétaires après la fin du régime khmer rouge, ont eu accès et se sont réapproprié la propriété foncière et immobilière urbaine de la ville, pendant la période allant de 1979 à 1993. Déroulement de la participation Votre participation à cette recherche consiste à faire une entrevue, d’une durée d’environ deux heures, sur le sujet de la propriété foncière et immobilière urbaine de Battambang, après la fin du régime khmer rouge. Cette entrevue se déroulera à l’endroit de votre convenance et sera enregistrée en format audio-numérique. Voyez la section « Confidentialité et gestion des données » pour les détails. Si nécessaire, il se pourrait que votre participation soit sollicitée pour plus d’une entrevue. Avantages, risques ou inconvénients possibles liés à votre participation Le fait de participer à cette recherche vous offre une occasion de réfléchir et de discuter en toute confidentialité à l’expérience que vous avez vécue en revenant à Battambang à la fin du régime khmer rouge. Relater certaines de ces expériences de conflit et de déplacement pourrait ramener des souvenirs tristes et difficiles lors de l’entrevue. Toutefois, vous n’êtes pas tenu de répondre aux questions qui vous rendent inconfortable. Vous aurez également la possibilité de prendre une pause durant l’entrevue, de la reporter si nécessaire et même de l’annuler. Participation volontaire et droit de retrait Vous êtes libre de participer à ce projet de recherche. Vous pouvez aussi mettre fin à votre participation sans conséquence négative ou préjudice et sans avoir à justifier votre décision. Dès lors, toutes vos informations seront détruites. Confidentialité et gestion des données Pour assurer la pleine confidentialité de votre participation, le formulaire de consentement et tout document écrit faisant référence à l’entrevue seront conservés sous clé. Les fichiers informatiques résultant de l’entrevue (fichiers audio, retranscriptions des entrevues) seront protégés par un mot de passe et le matériel informatique lui-même sera conservé sous clé. Aussi, les retranscriptions d’entrevues et les textes qui en découleront seront codés et dénominalisés de manière à les rendre anonymes irréversiblement. Je prendrai des photos des résidences, mais celles-ci ne seront jamais publiées. Seulement mes assistants de recherche et moi auront accès à tout ce matériel et ces données et n’utiliserai vos informations et réponses qu’aux fins de la diffusion des résultats de mon mémoire de maîtrise, le tout dans le respect de votre anonymat. Un résumé des résultats et des conclusions de la recherche peut vous être envoyé si vous le désirez. Pour ce faire, indiquez votre adresse de correspondance dans le présent document.
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Pour des renseignements supplémentaires Si vous avez des questions sur la recherche, sur les implications de votre participation ou si vous souhaitez modifier les termes de ce formulaire de consentement, n’hésitez pas à communiquer avec moi : RÉMY DARITH CHHEM, 016 841 920, [email protected] Remerciements Votre collaboration est précieuse et je vous remercie de m’accorder votre temps et votre confiance . Signatures Je soussigné(e) __________________________________________________ consens librement à participer à la recherche intitulée : « Le retour et la réappropriation de la propriété urbaine de la ville de Battambang dans le contexte (post-)socialiste du Cambodge entre 1979 et 1993 ». J’ai pris connaissance du formulaire et j’ai compris le but, la nature, les avantages, les risques et les inconvénients du projet de recherche. Je suis satisfait(e) des explications, précisions et réponses que RÉMY DARITH CHHEM m’a fournies, le cas échéant, quant à ma participation à ce projet. ________________________________________ __________________________________ Signature du participant Date Nom (majuscules) : ________________________ Prénom : __________________________ Adresse de correspondance (facultative) Si vous désirez recevoir un résumé des résultats de ma recherche et mes conclusions, après le dépôt de mon mémoire, veuillez indiquer clairement vos noms et coordonnées postales ou adresse courriel : Nom : ___________________________________________________________________________________ Adresse : ________________________________________________________________________________ Courriel : __________________________________________ Téléphone : ____________________________ J’ai expliqué le but, la nature, les avantages, les risques et les inconvénients du projet de recherche à la participante. J’ai répondu au meilleur de mes connaissances aux questions posées et j’ai vérifié la compréhension de la participante. _________________________________________________ Date : _________________________________ Plaintes ou critiques Toute plainte ou critique sur ce projet de recherche pourra être adressée, en toute confidentialité au Bureau de l'Ombudsman de l'Université Laval : Pavillon Alphonse-Desjardins, bureau 3320 2325, rue de l’Université Université Laval Québec (Québec) G1V 0A6 Renseignements - Secrétariat : 1-418-656-3081 Ligne sans frais : 1-866-323-2271 Courriel : [email protected]
Copie de RÉMY DARITH CHHEM (UNE COPIE SERA ÉGALEMENT REMISE À CHAQUE PARTICIPANT)
Initiales :____
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Annexe XIV : Schéma de questions initial en français
Guide des entrevues semi-dirigées avec des résidents de Battambang
(Présentation de la recherche et des modalités de la participation)138 Identification de l’entrevue No ou code de l’entrevue : __ No de la session : __ Date : ____________________ Heure : ____________________ Lieu : ____________________ Nom, prénom de l’enquêteur : ____________________ Durée de l’entrevue : ____________________ Langue de l’entrevue : __ Enregistrement audio : __ Notes manuscrites : __ Photos : ____________________ Autres documents supports à l’entrevue : ____________________ Renseignements généraux Nom, prénom du répondant : ____________________ Sexe : __ Âge : __ État civil et âge du conjoint : __ Enfant(s) : __ Lieu de naissance personnel et des parents : ____________________ Scolarité et profession : ____________________ Langues parlées : ____________________ Adresse (province, district, commune, phum) : ________________________________________ Autres repères de localisation : ____________________ No de téléphone : ____________________ Courriel, facebook, skype : ____________________
138 L’ordre des questions et leur contenu sont sujets à ajustement lors de l’entrevue. Le répondant sera libre de répondre ou non aux questions de son choix. Il sera aussi libre de prendre une pause durant l’entrevue ou d’y mettre fin. Avant de commencer l’entrevue, la recherche sera présentée. De plus, les salutations d’usage seront faites (me présenter, parler de mes origines, expliquer mon lien avec le Cambodge, mon intérêt pour le sujet, s’informer à savoir si la personne va bien, comment a été sa journée, etc.) Des fruits et rafraîchissements seront apportés. Le consentement sera obtenu au début ou à la fin de l’entrevue. Dans la mesure du possible, le contact sera préservé avec la personne après l’entrevue.
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Localisation de la parcelle et photo de l’immeuble
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1- Le profil du répondant 1.1- Quel est votre nom et votre prénom ? 1.2- Quel âge avez-vous (année de naissance) ? 1.3- Êtes-vous né dans la ville de Battambang (BB) ? Vos parents et votre famille sont-ils aussi originaires de [lieu de naissance] ? Comment décririez-vous votre statut social anciennement? 1.4- Êtes-vous marié ? Est-ce que votre épouse/époux est aussi originaire de BB? 1.5- Combien avez-vous d’enfants ? 1.6- Où avez-vous étudié ? 1.7- Parlez-moi de votre travail (actuel ou passé) ? 2- La trajectoire résidentielle du répondant (avant les Khmers rouges) 2.1- Depuis quand habitez-vous cette maison? Êtes-vous propriétaire? 2.2- Où avez-vous habité auparavant, depuis votre naissance ? Énumérez et décrivez-moi ces autres habitations (superficie, lotissement, valeur, statut d’occupation, raison du déménagement, etc.) ?
2.3- Est-ce que vous ou vos parents étiez propriétaire d’autres types de terrain à BB (rizière, plantation, résidence secondaire, location, etc.) ? 2.4- Pour ces biens fonciers, aviez-vous des titres de propriété ? Sinon, comment vous assuriez-vous d’être le propriétaire? Expliquez. 3- Évacuation de la ville de BB en 1975139
3.1- Étiez-vous à BB lorsque les Khmers rouges ont pris le contrôle de la ville et ont évacué la population? Racontez-moi comment vous avez vécu cet évènement (ex. qu’avez-vous apporté avec vous, qui)? 3.2- Savez-vous ce qui en était de la ville et de ses environs durant la période des Khmers rouges? Qui y restait par exemple? 4- Retour et réinstallation dans la ville de BB en 1979
139 Probablement que les gens vont faire une longue intervention sur les KR à ce moment, c’est selon chacun…
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4.1- Où étiez-vous à la fin du régime khmer rouge ? Parlez-moi du contexte général de la libération? Que pensiez-vous du régime de la RPK? 4.2- Quand, comment, avec qui êtes-vous retourné à BB? 4.3- Est-ce que l’accès à la ville était restreint ou contrôlé, est-ce qu’on pouvait y entrer comme on voulait? Expliquez les démarches administratives suivies à votre arrivée (ex. autorisation, identification, enregistrement, etc.) ? 4.4- Décrivez-moi l'état de la ville à votre retour, qu’est-ce qui avait changé ? - le parc immobilier, l’environnement? - les infrastructures, les services, les transports? - les lieux de marché et de commerce? - la composition de la nouvelle population (ex. anciens/nouveaux, ruraux/urbains, groupes ethno-religieux) ?
- est-ce que la ville était sécuritaire ? Y avait-il des affrontements armés ici ou en périphérie ?
4.5- Qu’avez-vous fait une fois revenu ? Racontez-moi votre vie quotidienne? - quels étaient vos moyens de subsistance ? Parlez-moi de votre travail? - que faisaient les autres membres de votre famille (conjoint/e et enfants)? - décrivez les conditions de vie matérielles? - quels étaient vos réseaux d’entraide (famille, associations ou groupes dans la communauté) ? - quelles étaient vos activités quotidiennes, ex. alliez-vous à la pagode? 4.6- Dans ces premières années, qui gérait votre ville/votre commune/votre village, quels étaient les niveaux d’administration (incluant la police et l’armée)? Étaient-ils élus? Comment était organisée votre vie de quartier ? 4.7- Y avait-il certaines lois ou règlements qui encadraient la vie sociale à cette époque dont vous vous souvenez en particulier? Y avait-il des interdits (ex. libre circulation)? 4.8- Comment les conditions de vie et l’encadrement de la vie sociale ont-ils évolué à BB durant les 12 années suivant les Khmers rouges (RPK et SOC, avant UNTAC)?
5- Accession, maintien et usage du foncier et du bâti résidentiel140 5.1- À votre arrivée, à quel(s) endroit(s) et comment vous êtes-vous installé? - Énumérez et décrivez cette/ces habitation(s) (accès, superficie et limites, lotissement, état physique et matériaux, statut d’occupation, valeur, raison du déménagement, accès au service d’eau/d’électricité/d’égoût, etc.) ?141
140 Expliquer que l’on tombe dans le sujet principal du mémoire qui est la réappropriation de la propriété urbaine. 141 S’assurer de poser ces questions de manière évolutive, donc à différents moments durant le régime.
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- Avez-vous réoccupé votre ancien/ne maison/logement? Expliquez? - Donnez-moi des exemples de gens que vous connaissez qui ont réclamé leur ancienne propriété et qui l’ont obtenue / pas obtenue ? - Avez-vous déjà cohabité/partagé l’espace avec quelqu’un d’autre? - Comment avez-vous organisé l’espace (pièces et usages) ? - Au fil du temps, avez-vous réalisé des travaux importants (surélévation, constructions annexes, aménagement de la terrasse, du toit, autres)? - Parlez-moi de votre voisinage ? 5.2- En dehors des terres résidentielles, aviez-vous des rizières, des terres de plantation? 5.3- Durant la RPK et SOC, avez-vous profité d’une quelconque (autre) « distribution » de biens fonciers ou immobiliers par l'État (ex. comme employé)? 5.4- Avez-vous déjà loué, vendu, acquis des biens fonciers ou immobiliers, ou songé à le faire ? Expliquez. 5.5- En général et en résumé, quels étaient les lois, principes, critères qui guidaient l’occupation de ces biens? Autrement dit :
- quel était le cadre légal et le régime de propriété en vigueur? - comment étaient distribués les biens meubles? - comment étaient distribués les biens immeubles? - comment étaient distribués les terrains?
- auriez-vous pu occuper n’importe quelle propriété ? - quels secteurs de BB et de votre commune ont été occupés en 1er? - quelles étaient les autorités responsables du foncier et du bâti? À quel moment aviez-vous à gérer avec eux ? 6- Appropriation du foncier et du bâti résidentiel 6.1- À quel moment êtes-vous devenu pleinement propriétaire? Quel processus avez-vous suivi pour ce faire? 6.2- Que disait la loi? Comment est-on passé d’une propriété étatique à une propriété privée? 6.3- Qu’est-ce qui prouvait, légitimait que vous étiez bel et bien détenteur de ces biens? Y avait-il un registre, un cadastre, un titre ou un certificat, des taxes qui reconnaissaient cette propriété? Y avez-vous adhéré?
6.4- De manière générale, pensez-vous que la distribution s’est faite de manière juste, égalitaire ? Si non, qui en aurait profité le plus? 6.5- Vous-même, avez-vous connu des des conflits fonciers? Expliquez. 6.5.1- Si oui, qui était impliqué dans le conflit et quelle était sa nature? 6.5.2- Comment avez-vous résolu le/s conflit/s?
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7- Marché foncier et spéculation foncière 7.1- Durant les années 1980, est-ce l’achat, la vente, l’échange et la location des biens fonciers et immobiliers étaient permis ? Sinon, quand cela a-t-il été possible? 7.2- À quel moment un marché foncier (basé sur la marchandisation et la spéculation) est-il apparu ? En avez-vous profité ? 7.3- Connaissez-vous des gens ont fait des profits de cette façon? Expliquez. 7.4- Parlez-moi du rapatriement des réfugiés dans les années 1992-1993, qu’en savez-vous? 8- Conclusion 8.0- Vous arrive-t-il de faire des entrevues ainsi? Expliquez. 8.1- Connaîtriez-vous d’autres personnes disposées/intéressées/pertinentes pour participer à ma recherche? Seriez-vous ouvert à me les présenter (ex. vous avez parlé d’un tel durant l’entrevue…)? 8.2- Avez-vous d’autres points à ajouter ?
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- Remerciements, expliquer la suite et laisser mes coordonnées. [FIN] –
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Annexe XV : Description du lot d’archives de l’UNTAC
Cette annexe énumère le contenu du fonds, logé aux ANC, à la base de la section
4.3 du mémoire. Parmi la vingtaine de boîtes de la collection, dont la plupart
couvrait le territoire de la capitale, seulement les boîtes 15.1 et 15.2 portaient sur
Battambang. À l’intérieur, on retrouvait 8 dossiers dont voici leurs titres :
Boîte 15.1 - Dossier 1 intitulé « Expulsions, évictions, affaires en cours : A - LES PLAINTES EXAMINÉES PAR LE COMITÉ MIXTE SUR LES EXPULSIONS » - Dossier 2 intitulé « Plaintes en cours au tribunal, B - Plaintes examinées par le tribunal » contenant les sous dossiers : « 25 Case « NOSIE THAN » - military land - » et « 26 Reach Thet » - Dossier 3 intitulé « Reach Thet Battambang » Boîte 15.2 - Dossier 1 intitulé « D - Plaintes non déposées à l'organe concerné – 34 cases. Liste des plaintes : no. d'ordre, nom et prénom des plaignants, dates (1992-05-05 - 1993-07-03), adresse, comité de contrôle/comité mixte/tribunal/comité central » - Dossier 2 intitulé « E - Plaintes envoyées par police civile UNTAC (sok vibol roumchek IV, village group II, svay por III, BB ville) – 7 cases, Liste des plaintes envoyées de la police civile : no. d'ordre, noms et prénoms des plaignants, date de la plainte (1992-12-29 - 1993-06-29) » - Dossier 3 intitulé « Plaintes envoyées de UNTAC Phnom Penh » - Dossier 4 intitulé « F - Plaintes envoyées de UNTAC Phnom Penh » - Dossier 5 intitulé « 5 – C – Plaintes examinées par le comité de contrôle provincial – Les affaires en cours au comité de contrôle Liste des affaires en cours : no. Noms et prénoms des plaignants, date de la plainte (22 cas) » - Dossier 6 : « Sam Po Leang, Maison no. 196, rue no. 2 Battambang ville, 27 ».