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alessandra-francesca
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Table des matieres
1- Qu'est-ce qu'un regard détaché ? 9
1.1. Introduction et problématique 9
1.1.1. Les interférences de la pensée 9
1.1.2. Une définition de l'artiste 10
1.1.3. Le regard détaché 11
1.1.4. Contextualisation historique 11
1.1.5. Criteres de sélection des réalisateurs et de leurs films 12
1.2. Les regards attachés 13
1.2.1. Le regard contemplatif 14
1.2.2. Le regard surplombant 14
1.2.3. Le regard de l'innocent 16
1.2.4. Le regard distancié 16
1.2.5. Le regard du touriste, le regard de 1'esthete 17
1.3. Les exigences du regard détaché 18
1.3.1. Désamorcerlejugement.. 18
1.2.2. Egalité entre personnages et spectateurs 19
1.3.3. L'exigence kantienne 19
1.3.4. Détacher la matiere du sens 20
1.4. Enrichir la perception 21
1.4.1 Foyers directs et foyers indirects 21
1.4.2. Sentiments et atTects ne doivent pas déboucher sur des réfiexions 22
11 - Comment accéder au regard détaché ? 23
2.1. Reconquérir I'image visible 23
2.I.l La distinction du lisible et du visible 23
2.1.2. Rendre aI'image sa visibilité 24
2.2. L'égalité du spectateur et du personnage 25
2.2.1. Pénétrer le regard 25
2.2.2. Se voir du dehors 26
2.2.3. Le recul de I'Histoire 28
2.2.4. La prescience 29
. 2.2.5. L'égalité dans la mort 30
2.3. Circulation du regard 32
2 3
2.3.1. L'exigence kantienne et les résistances qu'elle rencontre au cinéma 32
2.3.2. Redistribution des polarités 32
2.3.3. Les personnages-relais 33
2.3.4. Les personnages-émanation : 34
2.3.5. Les personnages-jonction 35
2.3.6. Retour de I'objection kantienne 36
2.3.6. L'anthropocentrisme (la nature comme « environnement») 36
2.4. La défamiliarisation 37
2.4.1. L'échec de la reconnaissance attentive 37
2.4.2. Le montage déstructuré, I'indécidable, I'indétermination narrative 38
2.4.3. La décontextualisation 38
2.4.4. Les ferments d'insécurité 39
2.4.5. Ferments d'insécurité sonores 40
2.4.6. Les écrans neigeux 42
2.4.7. Le visible déborde le lisible 44
2.5. La dialectique du mouvement 44
2.5.1. La poursuite de 1'utile et du sens 44
2.5.2. Neutraliser le mouvement 45
2.5.3. Le mouvement dans I'immobilité 46
2.6. La dialectique de I'occupation 47
2.6.1. Le feu croisé des regards réifiants 47
2.6.2. Le regard de Méduse 48
2.6.3. L' abysse nous regarde 48
2.6.4. Le spectateur miroir 49
nI - Que voit le regard détaché ? 51
3.1. Le physique 51
3.1.1. La circulation des énergies 51
3.1.2. Le monde sous son jour de nécessité 54
3.1.3. Les trajectoires invisibles 55
3.1.4. Emotions et sentiments 56
3.1.5. Au-dela du physique 57
3.2. Le psychique 58
3.2.1. L'interpénétration des consciences 58
3.2.3. La mélodie de I'étre unique 59
4
3.3. Le physiologique 61
3.3.1. L'intuition du vital 61
3.3.2. La part naturelle de I'étre humain 62
3.3.3. Les productions naturelles 62
3.3.4. Elargir la conscience de I'étre unique a I'ensemble du vivant.. 64
3.4. L'esprit et la matiere 65
3.4.1. Au-dela du physiologique ? 65
3.4.2 Une révélation immanentiste 67
IV - Une posture 69
4.1. La dialectique de I'image mentale et de I'image-matiere 69
4.1.1. Redéfmir I'image mentale 69
4.1.3. Moloch, un exemple d'image mentale 70
4.1.4. Echapper a I'image mentale 71
4.2. Liberté et nécessité 72
4.2.1. Quelle part de liberté au sein de la nécessité ? 72
4.2.2. L'adhésion ala nécessité 73
4.3. La fiction de I'identité 73
4.3.1. Le moi comme costume 73
4.3.2. Le jeu permanent 74
4.3.3. La posture de I'acteur-spectateur 75
4.4. La fiction des distinctions entre les etres 76
4.4.1. La non-reconnaissance du méme 76
4.4.2. La vision littérale de I'étre unique 77
4.4.3. Le relatif solidifié en absolu 78
4.4.4. La fiction des appartenances communautaires 80
4.5. La fiction du dedans et du dehors 82
4.5.1. La non-étanchéité 82
4.5.2. Le grand intérieur 84
4.5.3. Réglage du regard 85
4.6. La fiction du progres 86
4.6.1. Le cycle de la violence 86
4.6.2. Le sacrifice 86
4.7. La fiction des volontés 88
4:7.1. L'épluchage des désirs 88
5
4.7.2. Le siege de l' ínertíe 89
4.7.3. Le dísposítíf cínématographique 91
V- L'image-matiere 92
5.1. Une conception irnrnanentiste de l'image 92
5.1.1. Composer avec le visible 92
5.1.2. La vénté du cinéma 93
5.2. Au-delil du temps 94
5.2.1. Précisions lexicales 94
5.2.2. Une éterníté atemporelle 95
5.2.3. La révolution bergsonienne 97
5.2.4. Le transcendantal 98
5.2.5. Une continuité indivisible 99
5.2.6. De1euze et les conventions solidifiées 100
5.2.7. Les subordínations 101
5.2.8. L'indívisibilité de I'image-matiére 102
5.3. L'irnage-matiere 104
FILMOGRAPHIE 103 BIBLIOGRAPHIE 104
REMERCIEMENTS
le souhaite adresser mes remerciements aPhilippe Dubois et alacques Aurnont.
le souhaite également remercíer pour leur contribution, leUT soutien et leur
patience : mes parents, Atphonsine & loannes, Marion.
6 7
----------8
1 - Qu'est-ce gu'un regard détaché ?
1.1. Introduction et problématique
1.1.1. Les interiérences de la pensée
« Ce qui compte pour moi, c 'est que les sentiments suscités par mes films soient
universels. Une image dans une (Euvre d'art peut provoquer des sentiments identiques chez
tous les spectateurs alors que les réjlexions auxquelles i/s se livrent ensuite peuvent etre tres
différentes. Si vous cherchez un sens au film pendant la projection, vous manquez tout ce qui
se passe. Des pensées peuvent se former dans votre esprit pendant ce temps, mais elles ne
sont alors que des interférences: c 'est plus tard qu 'elles se mettent a fonctionner. Le
spectateur idéal, pour moi, regarde unfilm comme un voyageur le paysage qu'i/ traverse en
train. » 1
« La pensée comme interférence )), un universel du regard lié non pas a l'émergence
d'une pensée collective mais a l'interruption pur et simple du flux de la pensée du spectateur
au cours du film... Bien que le cinéma de Tarkovski ait suscité beaucoup de glose, ses
injonctions aux spectateurs semblent avoir été poliment laissées de coté par les
cornrnentateurs. Il n'y a la rien d'étonnant: le travail du critique se mesure souvent a la
quantité de sens qu'il parviendra a dégager du film, comme le mineur est payé a la quantité de
minerais qu'il extrait de la mine. Accorder a cette conception du cinéma l'importance qu'elle
mérite reviendrait a scier la branche sur laquelle critiques et théoriciens sont assis. Apres tout,
aquoi bon gaspiller de la pensée pour une conception du cinéma qui, précisément, considere
la pensée comme inopportune et cherche a la refouler hors du cinéma ? Un regard détaché de
toute vel1éité de sens est-íl souhaitable? Est-il seulement accessible? Peut-on réellement
poser sur les images d'un film un regard coupé du flux de la pensée ? La forme
cinématographique semble naturellement pourvoyeuse de sens : le cinéma, dans son essence
meme, ne condamne-t-íl pas un tel projet a l'échec ?
Aventurons-nous dans cette direction: envisageons un instant que le sens que nous
eherchons dans les images puissent nous dissimuler les images elles-memes, tentons de régler
1Il)tre regard pour le débarrasser des « interférences )) de la pensée. Quels films pourraient,
·lIIu.tot que d'entraver cette tentative, l'encourager et la favoriser? J.:L
:1'"
'¡J! 1"" l ARKOVSKI Andrer, in Entretien, POSITIF n0249
9
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1 - Qu'est-ce gu'un regard détaché ?
1.1. Introduction et problématique
1.1.1. Les inteñérences de la pensée
« Ce qui compte pour moi, c 'est que les sentiments suscités par mes films soient
universels. Une image dans une ceuvre d'art peut provoquer des sentiments identiques chez
tous les spectateurs alors que les réjlexions auxquel/es i/s se /ivrent ensuite peuvent etre tres
di/férentes. Si vous cherchez un sens au film pendant la projection, vous manquez tout ce qui
se passe. Des pensées peuvent se former dans votre esprit pendant ce temps, mais el/es ne
sont alors que des interférences: c 'est plus tard qu 'el/es se mettent a fonctionner. Le
spectateur idéal. pour moi, regarde un film comme un voyageur le paysage qu'i/ traverse en
train. » 1
« La pensée comme interférence », un universel du regard lié non pas a I'émergence
d'une pensée collective mais a l'interruption pur et simple du flux de la pensée du spectateur
au cours du film... Bien que le cinéma de Tarkovski ait suscité beaucoup de glose, ses
injonctions aux spectateurs semblent avoir été poliment laissées de coté par les
cornmentateurs. Il n'y a la rien d'étonnant: le travail du critique se mesure souvent a la
quantité de sens qu'il parviendra a dégager du film, comme le mineur est payé a la quantité de
minerais qu'il extrait de la mine. Accorder a cette conception du cinéma l'importance qu'elle
mérite reviendrait a scier la branche sur laquelle critiques et théoriciens sont assis. Apres tout,
a quoi bon gaspiller de la pensée pour une conception du cinéma qui, précisément, considere
la pensée comme inopportune et cherche a la refouler hors du cinéma ? Un regard détaché de
toute velléité de sens est-il souhaitable? Est-il seulement accessible? Peut-on réellement
poser sur les images d'un film un regard coupé du flux de la pensée ? La forme
cinématographique semble naturellement pourvoyeuse de sens : le cinéma, dans son essence
meme, ne condamne-t-il pas un tel projet a l'échec ?
Aventurons-nous dans cette direction: envisageons un instant que le sens que nous
cherchons dans les images puissent nous dissimuler les images elles-memes, tentons de régler
notre regard pour le débarrasser des « interférences » de la pensée. Quels films pourraient,
plut6t que d'entraver cette tentative, l'encourager et la favoriser ?
I TARKOVSKI Andrel, in Entretien, POSITIF n0249
9
1.1.2. Une définition de I'artiste
« Auxiliaire de I'action, [la perception] isole, dans {'ensemble de la réalité ce qui
nous intéresse .. elle nous montre moins les choses memes que le parti que nous en pouvons
tirer. Par avance elle les classe, par avance elle les étiquette .. nous regardons apeine l'objet,
il nous suffit de savoir aquelle catégorie il appartient. Mais, de loin en loin, par un accident
heureux, des hommes surgissent dont les sens ou la conscience sont moins adhérents a la vie.
La nature a oublié d'attacher leur faculté de percevoir a leur faculté d'agir. Quand ils
regardent une chose, ils la voient pour elle, et non plus pour eux. Ils ne pen;oivent plus
simplement en VIIe d'agir,' ils pen;oivent pour percevoir, - pour rien, pour le p lais ir. Par un
certain cóté d'eux-mémes, soit par leur conscience soit par un de leurs sens, ils naissent
détachés .. et, selon que ce détachement est celui de tel ou tel sens, ou de la conscience, ils
sont peintres ou sculpteurs, musiciens ou poetes. C'est donc bien une vis ion plus directe de la
réalité que nous trouvons dans les différents arts .. et c 'est parce que l'artiste songe moins a utiliser sa perception qu 'il pen;oit un plus grand nombre de choses. »2
Non seulement, un cinéaste comme Tarkovski semble correspondre parfaitement ala
définition de I'artiste selon Bergson, mais on constate également que ses films sont peuplés de
ces personnages qui, qui sans etre nécessairement des artistes, portent sur le monde un regard
détaché. On trouvera également, dans les films de celui qui fut le disciple de Tarkovski,
Alexandre Sokourov, de précieuses variations autour de cette figure du détachement,
notarnment dans le choix de situer certains de ses récits aux sornmets des pyramides du
pouvoir. Profitant d'interregnes houleux, les puissants ou leurs proches posent sur le monde
un regard qui ne se laisse plus abuser par les trompe-I'reil idéologiques ... Quel est le projet de
Sokourov, quand íl filme Hiro-Hito comme un nouveau-né découvrant le monde pour la
premiere fois (Le SoleiT), Hitler cornme un oisillon dans un nid d'aigle (Moloch)?
D'autres noms nous viennent alors en tete - légion de cinéastes chez qui on retrouve
de tels personnages mais aussi une conception du cinéma proche de celle exposée par
Tarkovski. On repense au premier film de la tétralogie de Gus Van Sant, Gerry, a son décor
dénudé, a son intrigue minimaliste -deux amis perdus dans un désert-, a ces plans séquences
hypnotiques : n'y a-t-il pas la une tentative radicale de débarrasser notre regard des exigences
du sens et du divertissement ? Dans les trois films suivants (Elephant, Last Days, Paranoid
Park), Gus Van Sant semblait éprouver la faculté de détachement du personnage et du
spectateur en la confrontant ade nouveaux obstacles, a des situations de crise (une tuerie, un
2 BERGSON Henri, La pensée et le mouvant, p.152-153, Editions Quadrige, Grands textes, 2008
10
suicide, un meurtre). Et sí le demier opus, Paranoid Park, témoignait d'une plus grande
accessibilité, c'est peut-etre parce que le cinéaste y formulait explicitement la dialectique du
détachement quí demeurait implicite dans les trois films précédents.
A premiere vue, ces films semblent des compagnons de route idéaux dans notre
tentative pour débarrasser notre regard des interférences de la pensée. Il ne s 'agit pas de
prouver que les films de Tarkovski, de Sokourov et de Gus Van Sant n'ont aucun sens - ce
serait absurde -, ni meme de tenter d'imposer ce regard détaché comme le seul qui vaille la
peine d'etre adopté au cinéma - ce serait idiot -, simplement de proposer une altemative aux
regards en quete de sens, une voie de traverse qui, a ce qu'il nous semble, reste a défricher.
1.1.3. Le regard détaché
Qu'entendre par un regard détaché? On s'accorde a dire d'un individu qu'il a un
regard détaché s'il semble peu intéressé par la chose qu'il observe, s'il parait étranger a ce qui
fait l' ordinaire de ses contemporains. Cependant, l'expression de « regard détaché », au sens
oi! nous l'employons, ne doit pas etre confondue avec l'indifférence ou I'insensibilité vis-a
vis du monde, bien au contraire: il s'agit d'une attention accrue au monde, mais d'une
attentíon si profonde qu'elle ne se prolonge pas sous forme de pensée ou de réflexion.
Le regard détaché est celui qui ote aux choses le manteau d'évidence qui bien souvent
les dissimule, illes regarde cornme pour la premiere fois, pour ce qu'elles sont et non pour ce
en vue de quoi elles peuvent etre utilisées. Son intéret est désintéressé, sa curiosité est sans
intention: il voit mais ne prévoit pas, ne se projette dans aucun avenir - courarnment, on
dirait qu'il a « la vue courte », et c'est précisément ce qui le préserve des visées pratiques et
utilitaires qui animent les autres regards et qui se réduisent toujours plus ou moins a des
projets. Au contraire, le regard détaché ne conduit jamais au réflexe de récupération sans
s'invalider du meme coup ; la moindre arriere-pensée utilitaire le fausse, le « rattache ».
Parfois pionner, le regard détaché n'est jamais conquérant: il caresse sans percer,
entend sans juger; il se glisse mais ne s'impose pas, efTeuille mais ne choisit pas, inventorie
parfoís mais ne synthétise jamais. Des lors qu'il prétend faire la morale, des lors qu'íl fait de
son recul un surplomb, il s'inscrit a nouveau dans la poursuite du sens et de I'utile ; il est
philosophe, il est citoyen, il n'est plus détaché.
1.1.4. Contextualisation historique
Historiquement, les mises en scene du regard détaché s'inscrivent dans le
prolongement de ce que Deleuze a nornmé la crise de I'image-mouvement, la rupture sensori
11
motrice qui signe I'apparition de I'image-temps. A propos de I'héroine de Europe 51, Deleuz,
écrit: « ses regards abandonnent la fonetion pratique d'une maitresse de maison qu
rangerait les ehoses et les étres»3 ; « e 'est un cinéma de voyant, non plus d'aetion. [... ] 1,
personnage est devenu une sorte de speetateur». Les films de notre corpus épousent ces
formes qui conditionnent la crise de I'image-action : la forme de la balade, de la promenade'
ou de l' errance, les évenements qui concernent a peine ceux auxquels ils arrívent... C'est la
perception du monde par le personnage, de I'image par le spectateur, qui s'en trouvent
changés: « les objets et les milieux prennent une réalité matérielle autonome qui les fail
valoir pour eux-mémes. [... ] Entre la réalité du milieu et eelle de /'aetion, ce n 'est plus un
prolongement moteur qui s 'établit, e 'est plutót un rapport onirique, par I'intermédiaire des !
organes des sens affranehis. On dirait que I 'aetion flotte dans la situation, plus qu 'elle ne
/'aeheve ou la resserre. » 4 «Le probleme du speetateur devient « qu 'est-ce qu 'j/ y a a voir
dans /'image ? » (et non plus « qu 'est-ee qu 'on va voir dans /'image suivante ? »). »5
1.1.5. eriteres de sélection des réalisateurs et de leurs films
Nous avons retenu Tarkovski, Sokourov et Gus Van Sant en fonction de deux criteres.
En premier lieu, nous avons choisi des films 0\1 I'advenue du regard détaché chez le
spectateur (A) résulte conjointement d'une empathie avec le personnage (B) et avec la vision
du monde du réalisateur (C). La coincidence du regard chez A, B et C est le eritere qui nous a
permis de retenir ees trois réalisateurs et de privilégier eertains films a d'autres au sein de leur
filmographie, eompte tenu du fait que tous ne répondent pas nécessairement a ee eritere.
Pourquoi, dans ee eas, ne pas avoir ehoisi d'autres réalisateurs ehez qui eette
eonfiguration A-B-C se retrouve al'identique ? Un seeond eritere explique ee ehoix : si, ehez
Tarkovski, Sokourov et Gus Van Sant, I'origine du détaehement du personnage est souvent la
eonséquenee d'une erise (eomme e'était déja le cas ehez Rosselini, ehez Viseonti ... ), eette
erise ne eonstitue pas, eependant, I'horizon du regard détaehé. Elle ne l' eneadre pas eornme
une fatalité eornme e'est le eas chez Antonioni, par exemple. Au contraire, dans les films de
notre corpus, le sujet s'est réapproprié I'acte de regarder : il ne subit plus ce qu'il voit mais il
['accueille. Il arrive meme que le personnage aspire a accéder au regard détaché pour
surmonter cette crise originelle : s'il n'y parvient pas nécessairement, si la crise finit souvent
par I'emporter, la sérénité ne serait-ce que temporairement reconquise demeure cornme un
3 DELEUZE GiBes, L'image-temps, Editions de Minuit, Collection «Critique », 1985, p.8 4 Ibid., p.9-1O-ll 5 Ibid., p.356
12
repere pour le spectateur, comme un possible entrevu. Ces dépassements sont la, en germe, a
I'état d'esquisses : il ne tient qu'au spectateur d'en tirer une posture, un mode d'etre au
monde.
*
1.2. Les regards attachés
Pour comprendre ce qu'est un regard détaché, il faut d'abord définir ce qu'est un
regard attaehé. Le regard attaché est celui qui voit le monde a travers un prisme qui déforme
sa vision, qui lui montre les objets non pas pour ce qu'ils sont mais en vue de ce a quoi ils
peuvent servir ou de ce a quoi ils renvoient. Dans un arbre, par exemple, le bucheron yerra du
petit bois pour le feu ou un objet de labeur, I'artiste sujet a poésie ou a peinture, le penseur
matiere a réflexion ou a remémoration - en somme, tout sauf I'arbre en tant que tel. On
pourrait qualifier ces déformations du regard d' égocentriques au sens 0\1 elles résultent de la
propension qu'a l'homme de considérer chaque chose a I'aune de ses préoccupations
personnelles.
Beaucoup ont vu dans I'apparition du cinématographe, dans I'enregistrement
« objectif» de la réalité, une maniere d'en finir avec ces regards attachés, une maniere
d'ouvrir une fenetre sur le monde tel qu'il apparait hors de toute visée utilitaire. En eifet, en
mettant physiquement I'arbre hors de notre portée, le cinéma nous préserve de voir en lui
matiere a utilité concrete - a moins qu'on ne confonde la chose avec sa représentation et qu'on
en vienne a tailler dans I'écran lui-meme, cornme le jeune carabinier de Godard.
Ces conceptions optimistes croyaient que nous allions enfin voir le monde en lui
meme, pour lui-meme. Elles omettaient le fait que, si le regard utilitaire est une paire de
lunettes déformantes, il n'y a aucune raison pour que nous I'enlevions quand nous allons au
cinéma. Ainsi, ces visées utilitaires concretes ont tres vite été remplacées par d'autres visées,
plus abstraites mais non moins utilitaires. Si, au cinéma, nous voyons un gros plan sur un
arbre, nous pensons que ce plan est doté d'un sens précis, nous voyons dans I'arbre un
symbole, nous attendons de lui qu'il soit source de divertissement ou de connaissance...
Autant de nouveaux caches qui nous dissimulent encore l'arbre en tant que tel.
Il existe plusieurs sortes de regards attachés. Parmi eux, beaucoup peuvent sembler
détachés en apparenee quand la vision du monde qu'ils proposent est en réalité absolument
contradictoire avec les exigences du regard détaché. Ce sont la des regards attachés qui
13
s'ignorent ou se déguisent, et il convient de les passer en revue pour éviter de les confondre
avec le regard détaché.
1.2.1. Le regard contemplatif
Dans la presse, il arrive qu'on tombe sur l'expression de « cinéma contemplatif» pour
désigner des films au rythme reliiché. Originellement, une des acceptions du terme
« contemplation » renvoie a l'union a Dieu par la connaissance affective. Le contemplateur,
s'il est détaché des hommes, est solidement atlaché aune réalité transcendante qu'il prétend
découvrir dans le visible. Ce faisant, il ne voit pas les choses pour elles-memes mais cornrne
des reflets de Dieu sur Terre. Le contemplatif cherche dans le visible une expérience
spirituelle, quand que le sujet détaché n'y trouvera qu'une expérience du regard.
Si le cinéma de Tarkovski et de Sokourov est empreint de mysticisme, abonde de
références ala religion et s'inscrit dans une conception c1assique de l'art cornrne voie d'acces
au divin, leur popularité parmi les athées ou les agnostiques prouve que, sans référence a la
transcendance, leur force d'ébranlement demeure intacte. Nous irons plus loin, pour notre
part, en avan¡;;ant qu'une lecture religieuse ou « transcendantiste » de ces films fausse leur
sens profond. On pourra nous accuser de faire penser ces films contre leur auteur, nous nous
contenterons pour l'heure de remarquer que ces deux cinéastes n'ont eu de cesse de poser, au
sein de leur film, des garde-fous a la tentation d'une « lecture spiritualiste» : un
doute irrépressible quant a l'existence de Dieu hante les images de Sokourov6, un animisme
foncier enracine le cinéma de Tarkovski dans la nature, dans une conception d'un Dieu
immanent et non surplombant. Ce sont les anticorps que leur cinéma secrete contre les
certitudes sc1érosantes qui font des arts didactiques, péremptoires, car trop sílrs d'eux-memes.
1.2.2. Le regard surplombant
« Ne pas rester lié a son propre détachement, a cet éloignement voluptueux de
l 'oiseau qui fuit toujours plus haut dans les airs, emporré par son vol, pour voir toujours plus
de choses au-dessous de lui - c'est le danger de celui qui plane. »7. L'avertissement de
Nietzsche semble s'adresser a tous les aspirants au regard détaché. On veut s'arracher aux
6 En entretien, Sokourov confíe ses doutes quant a I'existence de Dieu : «Parfois iI me semble que tout cela est une tres grande mystification. Paree que personne ne revient jamais [de /'audela} ... Pourquoi n'avons-nous pas le droit de comprendre et de savoir ce qu'iI ya la ? Pourquoi on nous le cache? Paree qu'iI n'y a rien ... ». Entretien avec Bruno Dietsch dans Alexandre Sokourov, L'ilge d'hornme, Collection Cinéma vivant, 2005, p.74.
7 NIETZSCHE Friedrich, Par dela le bien et le mal, Editions Folio, p.115
14
futilités du monde mais sans qu'on y prenne garde, notre détachement s'est changé en une
hauteur de vue : nous voulions voir le monde tel qu'il est mais nous ne l'avons vu que dans
l'ombre irnrnense que nous projetions sur le sol.
La figure emblématique du regard surplombant, c'est la plongée zénithale, la plongée
absolue, que Chris Marker comparait, chez Tarkovski, au regard du « Christ Pantocrator »
peint sur la coupole des Eglises orthodoxes8 - et qui trouve son contrechamp dans la contre
plongée sur les personnages (par exemple, Alex et Eric qui planifient la tuerie dans Elephant).
La comparaison de Marker nous révele le regard surplombant pour ce qu'il est : une tentative
de se substituer aDieu. Dans Moloch, Hitler entend agir sur les c1imats, prend son nid d'aigle
pour une Olympe, se fantasme en Dieu ornniscient «( Je sais tout. » affirme-t-il a un pretre).
Mais cette « tentation démiurgique» n'est pas l'apanage des puissants, elle guette chaque
individu, dans chaque milieu de la société. Les trois personnages de Stalker, incamant
respectivement la Science, l'Art et la Religion, passent tous par cetle tentation démiurgique :
le Professeur veut faire exploser la Chambre (comprendre : tuer Dieu), l'Ecrivain veut passer
a la postérité, le Stalker s'autorise le droit de décider qui doit mettre sa vie en danger
«( Comment décidez-vous qui doit vivre et mourir?» s'offusque l'Ecrivain).
Nos réalisateurs eux-memes ne sont pas a l'abri du regard surplombant, au contraire :
si le péché des Puissants de ce monde est de vouloir se comporter en artistes (dans Moloch,
Hitler imite un chef d'orchestre, cornrne si la guerre était une symphonie), le péché des
artistes est de vouloir agir comme les Puissants. Le regard surplombant est un hubris, péché
d'orgueil et de démesure, mais surtout, pour l'artiste, péché d'égocentrisme : c'est voir le
monde cornrne un moyen dont nous serions la fin, croire qu'il a été créé pour etre contemplé
par nous, représenté par nous. C'est aussi le risque de vouloir esthétiser le mal et la souffrance
: apartir d'une certaine distance, meme les massacres se colorent d'harmonie, (c'est le regard
du prince qui surplombe le sac de la ville dans Andrei Roublev).
Comment faire la différence entre le regard surplombant et le regard détaché ? Le
premier cherche souvent aenglober de vastes étendues pour se délecter de sa portée, quand le
second préfere se concentrer sur des détails qui sembleraient dérisoires au premier. En outre,
le regard surplombant est le celui d'un seul etre sur tous les autres, il procure donc un
sentiment de solitude et d'isolement - sentiments absolument absents du regard détaché qui
occulte l'ego et le moi du sujet.
8 DELEUZE Gilles, « Unejournée d'Andrei'Arsenevitch» (Chris Marker, 1999)
15
1.2.3. Le regard de I'innocent
Le regard détaché ote nos habitudes de leur gaine de familiarité pour les dévoiler dans
toute leur étrangeté. C'est l'équivalent du regard du Persan chez Montesquieu ou du
personnage de l' idiot, de l' innocent dans la littérature russe. Le regard détaché et le regard de
!'innocent ont en cornmun de ne pas comprendre le sens des symboles et des métaphores, de
voir partout du littéral. Dans L 'enjance d'/van, le jeune gars;on ne voit pas une allégorie
religieuse dans la gravure de DÜTer, «Les quatre cavaliers de I'apocalypse», mais une
représentation littérale du monde dans lequel il vit (il compare le cavalier de la Mort a un
soldat nazi sur sa moto... ).
Le défaut du regard de I'innocent, c'est qu'il est souvent I'otage de ses émotions : lvan
est prisonnier des expériences traumatisantes qu'il a vécues, de sa haine des allemands, qu'il
projette d'ailleurs dans la gravure de Dürer. Le regard de I'idiot, de l'innocent est en réalité
une surdépendance (aux évenements, a ses émotions ... ). C'est l'innocente d'Andrei" Roublev
qui pleure au simple spectacle d'un mur blanc sali par la terre ; c'est Harey (Solaris), vierge
de tout passé mais qui ne peut littéralement pas vivre sans Kelvin (elle meurt s'il s'éloigne).
C'était déja le cas dans L '/diot de Dostoi'evski : les émotions du prince Mychkine le mettent
en proie a de violentes crises d'épilepsie. Au contraire, les émotions demeurent chez le sujet
détaché, a l'état d'affects inachevés qui ne se prolongent pas en réactions sensori-motrices ou
en proces de pensée, et qui n'ont donc sur lui qu'une emprise limitée.
On se tromperait en voyant dans l'acces au regard détaché, un retour a une innocence
originelle du regard. II ne s'agit pas de retrouver le regard originel des premiers spectateurs du
cinéma : ceux-ci voyaient le spectacle de la matiere restituée a l'écran, quand le regard
détaché entend voir la matiere pour elle-meme9• En outre, si le regard détaché ne voit que du
littéral, il ne faut pas croire qu'il est incapable de distinguer le réel de la fiction. Le regard
détaché n'est pas celui des premiers spectateurs du cinématographe, qui, dit-on, fuyaient la
salle de cinéma en voyant L 'arrivée du train en Gare de La Ciotat, il n'est pas le regard du
jeune enfant qui croit que les personnages qu'il voit a I'écran meurent réellement.
1.2.4. Le regard distancié
Si le regard est détaché, c'est parce qu'il a été attaché : il a pris acte de la convention
de la fiction, du «faire comme si», de la «suspension d'incrédulité» nécessaire au
fonctionnement de la mimésis. II n'a donc rien en eommun avec le regard désabusé du
9 « Vous venez voir la beauté ou sa représentation ?» demande le personnage du diplomate ftan<¡:ais aux visiteurs du musée de 1,Hermitage dans L'arche russe de Sokourov.
16
spectateur qui, allant au cinéma, ne ressent aucune émotion sous prétexte que « ce n 'est que
du cinéma », sous prétexte que « les comédiens ne meurent pas véritablement 11. Le tort de ce
spectateur est de ne pas voir les choses pour ce qu'elles sont mais uniquement pour ce
qu'elles ne sont pas (<< ce n'est pas réel »).
II arrive que ce regard distancié survienne involontairement chez le spectateur quand
un comédien n'est pas crédible, quand une scene est par trop invraisemblable ... II témoigne
alors d'une breche dans la mimésis, parfois volontairement recherchée par les metteurs en
scene (griice aux artifices de « distanciation» ou de « disjonction »), mais c'est alors au nom
d'une «réalité» ou d'un sens prétendument supérieurs qui, en se dévoilant, nous dérobent a
nouveau I'image qui nous était donnée a voir.
1.2.5. Le regard du touriste, le regard de l'esthete
La premiere scene de Nostalghia fait figure de note d'intention, d'avertissement
liminaire pour le spectateur. Le personnage d'Eugenia observe les beautés d'une église
italienne. Un sacristain lui demande si elle vient pour une griice. « Je regardais seulement »
répond-elle. Le sacristain ne l' entend pas de cette oreille : «-Quand iI y a quelqu 'un de
distrait, d'étranger acette invocation, iI ne se passe rien. » « -Que devrait-iI se passer ? » «
Tout ce que tu veux, tout ce dont tu as besoin, mais au minimum, iljaut te mettre agenoux. »
Le saeristain, lorsqu'il prononce ces mots, se détoume d'Eugenia pour braquer son regard
dans I'objectif de la caméra, signe que cet avertissement s'adresse direetement au spectateur.
Tarkovski n'exhorte pas son spectateur a s'humilier devant le film eornme le religieux
s'humilie devant Dieu : au contraire, le regard détaché implique une égalité entre le regardant
et le regardé. Cependant, ce cinéma exige de son spectateur, sinon un investissement, en tout
cas une disponibilité - les films de notre corpus exigent un « speetateur bénévole » comme
Stendhal parlait de «Iecteurs bénévoles». Cet abandon qui semble naturel et évident a
certains spectateurs releve de I'effort surhumain pour d'autres: beaueoup sont, comme
Eugenia, incapables de s'agenouiller, incapables de deseendre de leur piédestal pour se mettre
en condition d'éprouver une véritable expérience du regard.
Parmi ces spectateurs, il y a l'esthete, celui qui «juge /'art au lieu de s 'en
imprégner »\0. L'esthete soumet chaque film a sa grille de lecture personnelle : il ne voit pas
les choses en elles-memes mais par rapport a certains criteres personnels - esthétiques,
moraux, politiques. Tarkovski reprochait aux critiques de se servir des reuvres d'art «pour
10 TARKOVSKI Andrer, Le Temps Scellé, op.cit., p.43
17
confirmer un point de vue personnel, plutat que de rechercher avec [cel/es-dJ un rapport
d'émotion, vivant. »". Les criteres de l'esthete sont autant de médiations qui l'empechent de
développer un rapport personnel au film. Dans les films de notre corpus cette posture
s'incame a travers les personnages d'interprete, tous ceux qui veulent traduire le vivant, la
poésie, l'art, dans une langue qui n'est pas la sienne : c'est Eugenia dans Nostalghia, mais
aussi l'interprete américano-japonais qui travestit les propos de I'Empereur dans Le Soleil, le
soldat chargé de veiller sur Alexandra... Ce sont précisément les personnages dont il faut
apprendre a se passer pour créer notre propre rapport d'immédiateté aux a:uvres, a l'étranger,
a tout ce qui ne parle pas notre langue.
On ne traverse pas ces films en touriste ou en esthete, sous peine de n'en rien voir. Il
ne faut pas entrer dans la salle avec des attentes précises, - « ne vous attendez arien, c 'est <;a
qui compre. » affirme Otto, le facteur-messager du Sacrifice -, pour se divertir ou, pire
encore, pour se cultiver, pour acquérir une connaissance, un enseignement l2• On frapperait a
la mauvaise porte, car l'objectifdes mises en scene du regard détaché est précisément de nous
apprendre a désapprendre.
*
1.3. Les exigences du regard détaché
Apres avoir déterminé ce que le regard détaché n'est pas, il nous faut maintenant tenter
de le définir positivement. Un regard, pour etre détaché, doit répondre a un certain nombre
d'exigences. Celles-ci ne sont pour lui que des propriétés naturelles qu'il conquiert
spontanément en se détachant ; elles ont cependant valeur de contraintes pour les cinéastes et
les théoriciens du regard détaché : qu'une seule d'entre elles vienne a manquer et le regard
attaché fait retour.
1.3.1. Désamorcer le jugement
Dans sa trilogie des « demiers jourS», on a dit de Gus Van Sant qu'il s'attachait a
filmer des faits divers en les dépolitisant. De nombreux observateurs n'ont pas manqué de
relever le caractere amoral de Paranoid Park. Il ne s'agit pas la d'une hauteur de vue de
II !bid., p.44
12 Dans La crise de la culture, Hannah Arendt remarque que le fail de regarder une ceuvre d'art pour se culliver releve d'un élal d'espril relalivemenl récenl, qu'elle associe it la posilion du « philislin cultivé » : celui qui voil dans l'ar! un vemis social, un moyen d'augmenler son preslige, sa place dans la sociélé...
18
!'artiste qui voudrait s'abstraire de la compromission du jugement en vertu de quelque licence
poétique, mais d'une absolue nécessité pour parvenir au regard détaché. Le regard, en
devenant I'instance du jugement, est citoyen, moral, surplombant - il n'est plus détaché.
Plus les actes cornmis par les personnages sont extremes et plus il devient difficile de
conserver un regard détaché. C'est la faculté de détachement du spectateur que Gus Van Sant
et Sokourov éprouvent quand ils choisissent de filmer des meurtriers (meurtriers ordinaires ou
meurtriers de masses). Mais dans un double mouvement, leurs mises en scene s'attachent a
désamorcer le jugement, a le rendre inopérant (en le suspendant, en le tétanisant. ..). Les mises
en scene du regard détaché doivent endormir l'homme véridique qui est en chacun de nous et
qui prétend «juger la vie au nom de valeurs supérieures» (Nietzsche).
1.2.2. Egalité entre personnages et spectateurs
Si le spectateur juge le personnage, c'est parce qu'il est en position de supériorité par
rapport a lui. Au contraire, les mises en scene du regard détaché s'attachent a mettre
personnages et spectateurs sur un pied d'égalité pour éviter que les seconds adoptent un
regard surplombant sur les premiers. Cette égalité entre personnages el spectateurs est
l'exigence la plus contraignante car elle se fonde sur l'inégalité postulée par le dispositif
cinématographique : le spectateur voit sans etre vu, le personnage ignore qu'il esl observé.
Les films de notre corpus vont donc s'attacher a prendre le dispositif a rebours pour faire
coi'ncider le regard du personnage et celui du spectateur.
1.3.3. L'exigence kantienne
Les regards utilitaires se signalent en tant qu'ils assignent une visée pratique, non
seulement aux objets, mais également aux individus. Leur égocentrisme les pousse a se
considérer eux-memes cornrne une fin qui justifie tous les moyens. Le regard détaché, au
contraire, accorde achaque individu et achaque chose la dignité d'une fin en soL De ce point
de vue, il obéit, sans en avoir conscience, a 1'impératif catégorique kantien qui exige de
considérer chaque individu, « toujours en meme temps comme fin et jamais simplement
comme moyen ».
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1.3.4. Détacher la matiere du sens
«Retrouver le monde suppose revenir en der;a des codeso »13. Pour qu'un regard soit
réellement détaché, il ne doit pas voir les choses en fonction de ce qu'elles signifient, mais
pour elles-memes. Tarkovski n'a eu de cesse, dans des entretiens ou dans son ouvrage Le
temps scellé, de développer une théorie du cinéma visant a se débarrasser du symbolisme et
des symboles. «Les images que nous créons n'ont d'autre significations que d'etre ce
qu 'elles sont. » 14. Peut-etre ne cherchait-il au fond qu'a substituer aux symboles évidents
d'autres formes de symboles, d'autres formes de significations, plus directes et moins
limitées. Peut-etre son animisme le poussait-il a croire que le sens véritable résidait dans les
choses elles-memes et non dans le regard de l'hornrne. Dans la perspective du regard détaché,
cependant, nous prendrons ses injonctions au pied de la lettre, ne leur substituant aucune
transcendance, ni meme aucun « sens irnrnanent» pour pallier a l'absence laissée par les
symboles. Nous tenterons de penser une image hors du symbole, hors de la métaphore, hors
du sens, une image « littérale »qui n'a d'autre signification que d'etre ce qu'elle est. 15
D'ou vient ce refus des symboles que Tarkovski développe dans Le Temps scellé? Un
personnage de Last Days s'étonne que les jeunes missionnaires qui viennent chez lui precher
la bonne parole ne boivent pas de vin (le sang du Christ), uniquement de l'eau minérale. Sa
remarque narquoise pourrait etre étendue a un constat plus global: les processus
d'aseptisation auxquels la société occidentale modeme soumet invariablement l'expérience
perceptive de l'individu dérobe a l'art ses moyens d'expression. En effet, a l'origine, les
symboles s'échangeaient dans un monde ou les gens étaient en contact avec la nature : ils
étaient donc familiers a la fois avec le signifiant et avec le signifié. Or, la civilisation modeme
a, sinon rompu, en tout cas médiatisé, le rapport de l'individu au monde; ce faisant, elle a
également diminué son expérience perceptive. Sans s'en rendre compte, la civilisation a vidé
les symboles de leur efficace et a réduit drastiquement les moyens d'expression de l'art, dont
elle s' enorgueillit pourtant comme la pointe extreme de son raffinement. Cette rupture entre le
monde et l'individu est peut-etre la cause du rejet du symbolisme dans le cinéma modeme.
13 Louis Audibert, Cinématographe, cité par Deleuze dans L 'image-temps, op.cit., p.226 '4 Entretien, POSITIF n0249
15 Ce projet, Robert Bresson l'a exprimé par des aphorismes tranchants : « Vois ton film comme une combinaison de lignes et de volumes en mouvement en dehors de ce qu 'iI figure et signifie. » ; « M'appliquer ades images insignifiantes (non signifiantes) » Notes sur le cinématographe Editions Gallimard, 1988
20
.....
1.4. Enrichir la perception
1.4.1 Foyers directs et foyers indirects
Montesquieu disait que « I'homme d'esprit sent ce que les autres savent ». Peut-etre
les mises en scene du regard détaché nous invitent-elles a ressentir les images et non pas a les
décrypter. S'il existait une analytique du regard détaché, elle ne devrait pas analyser l'image
en fonction des symboles qu'elle dissimule mais par rapport auxfoyers qu'elle révele et aux
effets qu'ils produisent sur la perception du spectateur. Dans cette perspective, on peut
reprendre les grandes lignes de la c1assification de Deleuze : on trouvera dans l'image des
foyers extensifs (espace), des foyers intensifs (lumiere), des foyers affectifs (émotions), des
foyers auditifs (sonores) ... Il s'agit la de foyers directs, premiers, Mais le regard détaché
ajoutera a ces foyers directs des foyers indirects, relevant des quatre autres sens ; les foyers
olfactifs (odorat), les foyers tactiles (le toucher), les foyers gustatifs (le gofil), auxquels on
pourrait ajouter des foyers atmosphériques (par exemple, froid ou chaleur ambiante). Ces
foyers fonctionnent indirectement au sens ou ils passent par le biais d'une reconnaissance
proprement visuelle ou auditive, par le biais d'une mémoire intuitive qui relie immédiatement
la chose per9ue a l'effet qu'elle produit.
On nous objectera qu'on ne peut pas réellement abstraire une perception tactile d'une
perception visuelle - et on aura raison. Mais dans ce cas, pourquoi nous raidissons-nous
instinctivement devant l'image de la poix brulante versée dans la bouche d'un malheureux
(Andref Roublev) ? La science modeme a fait sur ce point des découvertes capitales: les
neurones miroirs pourraient expliquer le phénomene d'ernpathie au cinéma, mais aussi
quantité d'effets immédiats sur le spectateur (voyant un personnage manger, nous nous
découvrons un soudain appétit). Ces neurones miroirs expliqueraient qu'il est impossible
d' etre tout a fait insensible aux images que nous voyons, car l' effet produit se fait a un degré
de perception extremement profond, immédiat et intuitif. C'est en cela qu'on peut parler de
foyers indirects, bien que nous ne ressentions a proprernent parler ni chaleur, ni aucune
perception tactile : ces perceptions indirectes ne sont pas sensitives mais sensibles. Dans le
regard détaché, la sensibilité est la puissance complémentaire de la sensitivité, comme
l'intuition est, chez Bergson, la puissance complémentaire de l'entendement.
On comprend donc pourquoi le regard détaché est tout sauf une insensibilité du
spectateur : au contraire, il s'agit d'une sensitivité accrue, qui a gagné en réceptivité par le
biais de la sensibilité. Ce que le regard détaché retranche aux images (leur sens), c'est autant
qu'il leur redonne en efficace sur sa perception. Le cinéma qui vise a faire accéder le
21
Van Sant. ..
spectateur a cette perception enrichie est donc nécessairement un cinéma des cinq sens : d'ou
I'importance du tactile, de I'auditif et de I'atmosphérique chez Tarkovski, Sokourov et Gus
1.4.2. Sentiments et affects ne doivent pas déboucher sur des réf1exions
Cette perception enrichie implique cependant, dans la perspective du regard détaché,
une derniere exigence : de meme que l'image-temps ne se prolonge pas en une réaction
sensori-motrice, de meme les perceptions sensitives et sensibles ne doivent pas se prolonger
en un processus intellectuel. La perception visuelle et auditive engendre nécessairement des
sentiments, des affects ; dans la perspective du regard détaché, cependant, ceux-ci ne doivent
pas se prolonger en réflexion ou en représentation. La pensée doit rester informe, al'état
d'une gaze invisible pour le regard ; si elle se prolonge, s'élabore, elle s'épaissit comme une
fumée qui cache I'image au spectateur - elle redevient une « interférence ». Pour reprendre
les termes de Deleuze, la situation ne se prolonge plus en réflexion par I'intermédiaire des
affections : « elle est coupée de tous ses prolongements, elle ne vaut plus que par elle-méme,
ayant absorbé toutes ses intensités affectives, toutes ses extensions actives. » 16
Le regard détaché se borne donc au degré le plus immédiat des affects, a leur degré le
plus physiologique, le plus physique. C'est précisément cela, I'opération du cinéma, dans la
perspective du regard détaché: une maniere de créer des affects et de les interrompre, de
suspendre leurs prolongements, leur formation, de les laisser inachevés.
A ce point de notre réflexion, nous avons enrichi notre définition du regard détaché.
Le regard détaché est une perception du monde qui ne laisse aucune pensée abstraite la
détourner de I'objet de son attention. Sa sensitivité visuelle et auditive est accrue par des
perceptions indirectes issues de la sensibilité. Mais cette sensibilité elle-meme est coupée de
ses prolongements - moteurs et réflexifs - si bien qu'elle ne débouche sur aucune pensée
interférente.
16 DELEUZE Gilles, L'image-temps, op.cit., p.356
22
11 - Comment accéder au regard détaché ?
11 existe différentes voies pour accéder au regard détaché, et les mises en scene des
films de notre corpus ne font jamais qu'esquisser certaines d'entre elles. De fait, il n'existe
pas de recette pour accéder au regard détaché. Tout au plus pourra-t-on remarquer que ces
mises en scene semblent parfois favoriser cet acces et parfois l'entraver. Si l'on analyse leurs
différents effets sur notre regard, on pourra dégager quelques principes solides, mais aussi
identifier des repoussoirs invariables.
2.1. Reconquérir I'image visible
2.1.1 La distinction du Iisible et du visible
Dans L 'image-temps, Deleuze fait la différence entre les images visibles (cinéma
classique) et les images Iisibles (cinéma moderne). Dans le cinéma moderne, « on dirait que
les plans tournent eux-mémes ou « se retournent JJ, et leur appréhension « requiert un effort
considérable de mémoire et d'imagination, autrement dit, une lecture »17. Le cinéma moderne
est un cinéma de la déchirure : iI rend le tout impossible, montre une complexité non
totalisable, non-représentable par un seul individul8 . Si les films de notre corpus font partie du
cinéma moderne - on y retrouve les situations purement optiques et sonores caractéristiques
de l'image-temps -, leurs images ressortent pourtant du régime du visible: ces films ne
présentent pas des « descriptions » qui se substituent aux situations optiques et sonores pures,
on n'y retrouve pas I'esthétique de la disjonction qui caractérise le cinéma moderne. Est-ce a
dire que, par cet aspect, ils ressortent toujours du cinéma classique ?
En réalité, s'il existe un « esprit du cinéma moderne» cornrne le pense Deleuze, il ne
réside pas davantage dans I'image lisible que dans I'image visible. On peut conserver cette
distinction a condition de lui reconnaitre un usage purement conventionnel, notarnment parce
qu'il semble parfois absurde de trancher entre ces deux régimes de I'image.
Les réalisateurs de notre corpus sont éminemment modernes au sens ou ils ont pris
acte de la rupture entre I'hornrne et le monde - mais la ou Deleuze parle d'une disjonction qui
ne doit pas etre surmontée l9, les films de notre corpus voient au contraire un gouffre a
combler. Les mises en scene du regard détaché ne dansent pas autour de cette rupture
consornrnée, au contraire : elles entreprennent, patiemment, a leur échelIe, de renouer ce qui a
17 Noel Burch cité par Deleuze, L'image-temps, op.cit., p.3l9 18 Deleuze apropos de Syberberg, L'image-temps, op.cit., p.352 19 DELEUZE Gilles, L'image-temps, op.cit., p.364
23
été coupé, de reconstituer le fil rompu de la perception. Meme chez Gus Van Sant, le plus
antonionien des cinéastes de notre corpus, il y a une volonté de réaccorder l'individu au
monde avant la mort, contre la mort (tout contre), pour surmonter ou pour traverser la crise
fondatrice.
C'est pour sauver I'homme que nos cinéastes cherchent a le réenraciner dans la nature,
a le raccorder au monde; ils y voient le seul salut possible de l'humanité. C'est sur ce point
que les films de notre corpus s'extraient du fatalisme du disjonctif qui fonderait le cinéma
moderne (seIon Deleuze), et tendent au contraire a revenir a l'image visible qui, d'évidente et
de postulée dans le cinéma classique, devient chez eux le fruit d'une reconquete - de la meme
maniere, le regard ne peut accéder au détachement qu'en dépassant ses attachements
antérieurs.
2.1.2. Rendre a I'image sa visibilité
Les mises en scene du regard détaché sont donc celles qui entendent rendre a l'image
sa visibilité. II pourrait sembler y avoir une évidence de l'image visible, mais cette entreprise
doit etre comprise en opposition a cet autre versant du cinéma modeme OU la lisibilité de
l'image a fini par recouvrir sa visibilité. On ne voit pas l'image lisible pour elle-meme mais
en vue de l' « image virtuelle » qu'elle semble appeler, on y cherche 1'« image claire» qui
viendrait expliquer l'image opaque. Cette maniere d'appréhender I'image est évidemment en
contradiction avec le projet du regard détaché, c'est pourquoi la mise en scene doit s'attacher
a débarrasser l'image actuelle de son image virtuelle, par toutes sortes de moyens.
Contre les montages qui privilégient la disjonction pour rendre l'image lisible (faux
raccords, faux mouvements...), les cinéastes de notre corpus vont chercher a réenchalner « les
images désenchalnées ». Dans leur conception du montage, les plans participent d'un grand
tout; leur lenteur n'est pas la garantie de leur autonomie mais la marque de leur ajustement
singulier au rythme global du film, continuum dans lequel ils se coulent comme autant
d'aff1uents. L'harmonie de l'enchiissement prévaut sur les effets de rupture. Dans Le Soleil,
par exemple, les transitions entre les plans sont des fondus si brefs qu'ils sont imperceptibles;
ils raccordent les plans les uns aux autres cornrne des pieces de tissu cousues entre elles par
une reprise délicate et invisible. Les heurts et les coupes franches qui disjoignent les plans
dans l'image lisible sont ici estompés, gornrnés. D'une fa~on générale, le montage du regard
détaché cherche a se faire oublier. Ce projet culmine dans le montage invisible de L 'arche
rnsse, tourné en un seul plan séquence.
24
Cette conception du montage a son écueil : c'est la tentation démiurgique, cornrne
pendant négatif de la quete du continuum indivisible. Michel Chion avait déja souligné ce
risque dans un article sur le cinéma de Tarkovski : « 11 semble que dans les films récents [de
Tarkovski], iI se produise une sorte d'enj1ure, d'hypertrophie du plan, de sa durée interne,
laquel/e ne cesse de garder un ceil en coin sur sa fin inéluctable. Comme si le plan vivait de
plus en plus dans I 'attente de son interruption, et non pour lui-méme, alors que jusqu '(¡
Solaris, semble-t-i1, on avait, méme dans les longs plans, une insouciance du plan par rapport
ii sa destinée. (. ..) On se demande si Tarkovski ne risque pas de fétichiser sa « figure
cinématographique» en I 'identifiant au plan et en faisant une sorte de rituel pesant. »20.
L'écueil de la « fétichisation du plan», de la « performance », c'est de subordonner le visible
a la mise en scene, d'en faire un moyen en vue d'une fin. C'est l'écueil du regard
surplombant, du regard de l'esthete qui risque alors de faire retour.
*
2.2. L'égalité du spectateur et du personnage
2.2.1. Pénétrer le regard
L'inégalité entre le personnage et le spectateur postulée par le dispositif
cinématographique est une objection de taille a l'accession au regard détaché, car elle met
toujours le spectateur dans une position de supériorité par rapport aux personnages, c'est-a
dire dans la position d'adopter un regard surplombant. Il faut, au contraire, faire en sorte que
le regard du spectateur et celui du personnage coincident, d'oÍ! l'abondance, chez Tarkovski,
de ces gros plans sur la nuque d'un personnage, comme une invitation iI pénétrer son regard,
ou encore ces plans « réunificateurs» ou le personnage apparalt de dos, avant qu'un
mouvement de caméra (travelling avant ou travelling latéral) ne raccorde finalement avec ce
que le personnage est en train de regarder (le travelling avant sur la mere assise sur la barriere
au début du Miroir). De ce point de vue, L 'arche rnsse et Le Miroir menent iI terme le projet
de faire COlncider le regard du spectateur et celui du personnage, le premier étant filmé en vue
subjective, le second pouvant s'interpréter littéralement comme une « vue de l'esprit ».
Mais il ne suffit pas d'épouser le regard du personnage pour se prémunir contre la
tentation du regard surplombant. Dans le cas de L 'arche rnsse, par exemple, les rares
moments oÍ! le film semble échapper a son contraignant dispositif, c'est lorsque la caméra,
20 CHlON Michel, « La maison oil iI pleut !I, artiele paru dans les Cahiers du cinéma en avril 1984, réédité dans Nunc nOI!, Septembre 2006, Editions de Corlevour, p.5?
25
empetrée dans une colonne de figurants, se trouve forcée d'attendre que ceux-ci désengorgent
le grand couloir de I'Hennitage. La caméra redevient alors un personnage cornme un autre,
astreint aux memes obligations : attendre son tour pour quitter le Palais. Certes, cette égalité
est de courte durée, les figurants s'écartant finalement pour laisser passer la caméra a la
faveur d'un travelling arriere. Mais ce qui s'est trouvé restitué, pendant ces quelques minutes
de flottement, c'est l'égalité entre le filmeur et le filmé, ce príncipe absol ument indispensable
a I'instauration d'un regard détaché.
On peut en tirer un príncipe de mise en scene. La caméra ne doit pas etre libérée des
contraintes terrestres, physiques et matéríelles auxquelles les personnages sont astreints.21
Cela suffit-il pour autant a résoudre I'inégalité entre le spectateur et le personnage ?
Oui, lorsque le personnage est « spectateur » d'un évenement. Mais des lors qu'i1 y participe,
qu'il en est un actant, I'inégalité est réintroduite. En effet, le spectateur est délivré
des « néeessités de /'aetion [qui) tendent a /imiter le ehamp de la vision »22, quand le
personnage y est encore livré tout entier. Celui-ci s'enfonce dans ses actions, dans les plus
dérísoires cornme dans les plus compromettantes. L'acte de délation de Kiríll au début de
Andrei Roublev (il dénonce I'histríon aux soldats du tsar) est filmé de I'intéríeur d'une
cabane, par une ouverture qui a précisément la fonne d'un écran de cinéma et qui redouble
I'écart qui nous sépare du personnage, alors qu'il se commet dans l'irréversible.23 Quelle
égalité peut-i1 y avoir entre un spectateur qui se contente de regarder et un personnage qui
agit, c'est-a-dire prend les rísques qu'implique I'action ? Les personnages sont-ils condamnés,
des lors qu'i1s sont actants et non plus spectateurs, a demeurer enfennés en eux-memes,
prísonnier de leur perception ?
2.2.2. Se voir du dehors
Quand, dans Le Saerifiee, Alexandre prend la décision d'aller voir Maria en suivant
les conseils d'Otto, il se tient debout au premier plan, hésitant encore a accomplir cet acte
absurde. II tourne alors la tete vers sa gauche, comme si quelqu'un se tenait dans son dos (l.) :
dans un panoramique gauche-miroir, la caméra récupere Alexandre dans le miroir, mais son
21 e'esl peul-etre la raison pour laquelle les plans aériens qu'on peul encore trouver dans L 'enfanee d'[van disparaissenl dans les films suivants de Tarkovski.
22 BERGSON, La pensée et le mouvant, op.cit., p.152
23 Nous emprunlons cette expression aPaul Valéry qui, dans son Essai sur la liberté, identifie le malaise de I'actant: une foís I'acle accompli, «j'ai I'expérience de ce retour intérieur a I'état d'innocence incertaine, si dijJicile aconvaincre que ce qui est fait est fait. (oo.) On dirait que notre Méme répugne adevenir cet Autre qui s 'est commis dans I'irréversible» VALERY Paul, Regards sur le monde actuel et autres écrits, Gallimard, Folio Essais, p.60
26
reflet est déja en train de se lever et d'enlever la couverture qui recouvrait ses épaules (2.).
Tout se passe alors comme si le personnage se voyait du dehors, en train de prendre cette
décision, en train de se lancer dans I'action. Plus tard dans le film, quand Alexandre enfile son
kimono (associé au renoncement monas tique) pour tenir le sennent qu'il a fait devant Dieu,
c'est ce meme miroir qui dédouble son geste (3.).
(1.) (2.)
Le Saerifiee,
d'Andre! Tarkovski
(3.)
On savait que le personnage devenu spectateur signait la naissance de I'image-temps :
mais grace a I'appoint du miroir, le personnage devient spectateur de lui-meme. Dans cette
perspective, le dédoublement du miroir évoque I'image virtuelle « strietement eorrélative de
/'image aetuelle», dont parle Deleuze, mais aussi le « souvenir pur» qui, pour Bergson,
existe hors de la conscience, c'est-a-dire « le passé tel qu'i/ est en soi, tel qu'i/ se eonserve en
soi ». Dans cette perspective, le miroir serait une fenetre ouverte sur ce souvenir qui se
constitue parallelement a la perception : « I/ y a un souvenir du présent, eontemporain du
présent lui-méme, aussi bien aeeolé qu 'un róle a/'aeteur. « Nolre existenee aetuelle, aufur et
a mesure qu 'elle se déroule dans le temps, se double ainsi d'une existenee virtuelle, d'une
image en miroir. Tout moment de notre vie offre done ees deux aspeets: il est aetuel et
virtue/, pereeption d'un eóté et souvenir de /'autre. (. ..) Celui qui prendra eonseienee du
dédoublement eontinuel de son présent en pereeption et en souvenir (. ..) se eomparera a /'aeteur qui joue automatiquement son róle. s 'éeoutant et se regardant jouer. » » 24
24 DELEUZE GiBes, L 'image-temps, op.cit., p.1 06-1 07
27
Faut-il nécessairement un miroir pour parvenir a se voir du dehors ? Bergson disait
que la pararnnésie, 1'illusion de déja-vu, de déja-vécu, rendait sensible l'évidence qu'un
souvenir pur se constitue en meme temps que l'action. Il pourrait y avoir un sentiment
identique qui donne acces a une perception de soi en train d'agir, peut-etre ce sentiment que
nous ressentons quand nous n'avons pas l'impression d'habiter notre corps. C'est le «non
appartenant » dont parle Deleuze : le personnage se sent a peine concerné par ce qui lui arrive,
il n'est plus un acteur impliqué mais le spectateur passif d'un lui-meme actif. Dans cette
perspective, c'est a nouveau la sensibilité qui viendrait pallier a la sensitivité, nécessairement
prisonniére de notre vision subjective, et qui viendrait doubler la perception sensitive d'une
perception sensible, d'une perception de la perception.
Des lors, l'appoint du miroir devient superfluo Andrei', le héros de Nostalghia, se
regarde dans un miroir, puis s'appuie contre un mur. Son regard est attiré par un point, hors
champ, agauche du cadre (1.) : le panoramique droite-gauche commence lentement a balayer
la piece, récupérant un personnage dont on découvre qu'il s'agit encore de Andrei', a un autre
endroit de la piece (2.). C'est comme si le miroir s'était étendu a toute la piece, comme si la
piece était un gigantesque miroir qui prédisposait a se voir du dehors.
JI n 'y a donc rien dans 1'action qui empeche de conserver un regard détaché. Il suffit
de doubler la perception sensitive de l'action d'une perception sensible de soi actan!. ..
(1.) (2.)
Nostalghia, d'Andrei' Tarkovski
2.2.3. Le recul de l'Histoire
L'inégalité entre le personnage et le spectateur se joue parfois sur le plan narratif.
Chez Sokourov, c'est le recul de I'Histoire qui nous donne un avantage sur le personnage :
nous savons vers quel abyrne il se précipite, quand lui l'ignore encore. Nous connaissons le
sort qui attend Hitler et ses courtisans, vivants fantoches mais vrais fantomes en devenir
(Moloch). Dans L 'arche russe, nous surprenons, au détour d'un couloir, les derniers moments
28
de paix de la famille impériale de Russie, peu avant l'abdication de Nicolas n. La conscience
de leur inéluctable destin infléchit alors notre regard et jette comme une ombre sur ces
images : nous ne voyons plus seulernent les jeux de jeunes filies insouciantes courant dans un
couloir, mais les derniers moments de paix de la princesse Anastasia. L'approche de la mort
du personnage voile notre regard d'une ombre absente de sa visiono Cornrnent les mises en
scene du regard détaché peuvent-elles résoudre celte forme d'inégalité ?
2.2.4. La prescience
En réalité, si l'on se penche sur les films de notre corpus, on yerra que le personnage
n'est jamais tout a fait dans l'ignorance de son sort prochain. Au contraire, l'approche de la
mort l'alteint souvent, par bouffées de prescience. Ce sont les reyes qui hantent les
personnages, possibles présages d'une mort prochaine (Ivan dans L 'enfance d'/van, Andrei'
dans Nostalghia, Kelvin dans Solaris). Ce sont les signes annonciateurs que l'ombre de la
mort fait fleurir: dans Elephant, un ralenti saisit Michelle au milieu du terrain de sport, le
temps d'un regard vers le cie!, quelques minutes avant qu'elle ne soit abattue dans la
bibliotheque du lycée.
Il s'agit peut-etre moins de signes annonciateurs de l'avenir que d'une connaissance
que les personnages enferment en eux et qui, durant leurs derniers jours, émerge a la surface
de la conscience sous une forme obscure mais intimement identifiable. Pour Schopenhauer,
tous les évenements qui peuvent arriver a un homme, depuis l'instant de sa naissance jusqu'a
celui de sa mort, ont été préfixés par lui : toute négligence est délibérée, toute rencontre
fortuite est un rendez-vous, toute humiliation une pénitence, tout échec une victoire
mystérieuse, toute mort un suicide. Si les personnages de notre corpus pressentent leur mort
future, c'est peut-etre parce qu'une part d'eux a sciernrnent décidé celte mort. Ils en sont donc
les premiers informés, partiellement, incompletement, mais informés tout de meme, si bien
qu'ils peuvent, aux demiers instants de leur vie, observer le monde avec plus de lucidité,
cornrne si une part d'eux-memes leur disait que le moment était venu d'ouvrir les yeux avant
la doture définitive.
Dans Last Days, le personnage du détective narre une anecdote a propos d'un
illusionniste, Billy Robinson, mort sur scene pendant un tour de magie, tué net par la baile de
pistolet qu'il devait censément rattraper entre ses dents. Le détective explique qu'on ignore
encore s'il s'agissait d'un accident (le tour de magie aurait mal tourné), d'un meurtre (peut
etre commandité par son épouse, on reconnaitra les soupyons qui pesent sur Courtney Love
dans la mort de Kurt Cobain) ou d'un suicide déguisé en accident. Si l'on s'en tient a la
29
conception de Schopenhauer, il n'y a pas lieu de démeler le véritable statut de la mort de Billy
Robinson ou de Kurt Cobain, car en demiere instance, les meurtres et les accidents sont
toujours des suicides: la victime a sciemment décidé de mourir, a préfixé le moment et les
circonstances de sa mort.
Qu'on s'y penche un peu, qu'on regarde les films de notre corpus dans la perspective
schopenhauerienne, et on yerra apparaltre, aux cotés des suicides assumés (Blake, Domenico),
quantité de « suicides déguisés », de suicides qui n' osent pas dire leur nomo Cornment ne pas
voir un suicide dans le demier geste d'Elias, le jeune photographe de Elephant qui, plutot que
fuir en voyant les tueurs entrer dans la bibliotheque, les photographie ? Comment ne pas voir
un suicide dans le refus de guérir du Narrateur du Miroir ? Dans les tentatives obstinées de
AndreI pour traverser la piscine vide au détriment de sa propre vie, dans sa volonté de
protéger coCHe que coute la f1amme de la bougie alors meme que son creur est en train de
lacher (Nostalghia) ? Et le geste de Casey Affleck en direction de Matt Damon a la fin de
Gerry n'est-il pas une aumone de mort?
Dans cette perspective, il faudrait modifier le sens du mot « suicide»: le suicidaire
n'est pas celui qui souhaite mourir mais celui qui connalt sa mort et, la connaissant, ne se
dérobe pas devant l'échéance, se présente al'heure au rendez-vous. Se suicider, ce n'est plus
se donner la mort, c'est se donner a la mort, s'offrir a elle comme a un aboutissement
nécessaire et logique.
Cela ne veut pas dire pour autant que le regard détaché investit ces morts d'une
signification particuliere, qu'il en tire une quelconque synthese de I'expérience - c'est la
I'apanage des regards attachés qui, lorsqu'ils observent les demiers instants d'un individu, ne
les voient pas pour eux-memes mais comme des fins de série (dernieres paroles, demiers
instants ...), c'est-a-dire par un biais qui les leur dissimulent. Au contraire, le regard détaché
ne privilégie pas un moment plutot qu'un autre, il leur accorde a tous la meme importance et
le meme intéret.
2.2.5. L'égalité daos la mort
Le regard de celui qui va mourir est investi, a tort ou a raison, d'une lucidité
particuliere. Dans Le Miroir, des images d'archive nous montrent la traversée d'un lac par des
soldats dont « tres peu devaient survivre. ». « J'appris par la suite que celui qui avait filmé,
avec une telle pénétratíon, I'essence de tout ce qui se passait autour de lui, avait été tué le
30
......
jour méme du tournage de son extraordínaíre documento »25 confie Tarkovski. La mort est
cornme la solution pour abolir la différence entre le filmeur et le filmé, entre le reporter et son
sujet : elle est ce qui, en demiere instance, fait la jonction des deux cotés de la caméra.
Le dispositif cinématographique lui-meme n'est pas irnmorteI. Le détective de Last
Days attire notre attention sur un morceau de nitrate de cellulose trouvé sur une table :
« Regardez, ~a commence acristalliser. Du nitrate de cellulose, exactement comme du film ...
Ca finíra par se décomposer ». Le film reconduit mécaniquement, achaque nouvelle
projection, la vie et la mort des personnages qu'il contient ; mais a y regarder de plus pres, le
contenant et le contenu sont sur un pied d'égalité en vertu de I'irrémédiable dissolution qui
attend toutes les choses matérielles.
Ce qui vaut pour le personnage, le filmeur et le dispositif vaut aussi, naturellement,
pour le spectateur. Ces films sont éminemment pascaliens au sens OU ils visent a nous
débarrasser de nos divertissements, c'est-a-dire de tout ce qui détoume notre regard de la
mort. Leur ambition secrete est peut-etre de faire office de memento morí a I'égard des
spectateurs. Jacques Tati disait que son film devait cornmencer quand le spectateur sortait de
la salle. Dans les cas des films de notre corpus, on pourrait modifier ce vreu : ce n'est plus le
film qui doit commencer quand le spectateur sort de la salle, c' est la vie du spectateur qui
devrait s'achever en meme temps que le film, de fat,;on a ce que le spectateur soit
véritablement sur un pied d'égalité avec les personnages, de fat,;on a ce qu'a aucun moment,
ses projets futurs (ne serait-ce que donner son avis sur le film, par exemple) n'empietent sur
sa vision présente du film, de fat,;on a ce que tout ce qui lui soit montré ne lui soit d'aucune
utilité concrete dans l' avenir. C' est le vreu secret de ces mises en scene : chacun de ces films
souhaiterait etre regardé cornme le demier, cornme s'il constituait notre demiere chance de
voir le monde avant de mourir, de le voir pour ce qu'il est et non a travers le prisme
déforrnant de nos considérations et de nos attentes personnelles.
La mort est le plus sur dénominateur commun entre les spectateurs et les personnages.
Elle assure la circulation et le partage de l' expérience, le dispositif cinématographique se
résumant ainsi : créatures finies regardant d' autres créatures finies par le biais d'un dispositif
lui-meme fini.
*
25 TARKOVSKI AndreY, Le temps scellé, Editions de I'Etoile, Les Cahiers du Cinéma, 1989. P.I23
31
2.3. Circulation du regard
Au sein de l'image visible, c'est le regard lui-meme qui allume les surfaces sur
lesquelles il se pose, qui leur accorde l'attention qu'elles méritent, chacune pour elle-meme.
Si l'image lisible s'attache aproduire des relances constantes du sens, les mises en scene du
regard détaché cherchent quant aelle afaire circuler le regard, pour l'empecher de se fixer sur
des points centraux et de n'envisager les autres points que dans leurs rapports aux premiers.
2.3.1. L'exigence kantienne et les résistances qu'elle rencontre au cinéma
L'exigence kantienne attend du regard détaché qu'il considere les etres et les choses
comme des fins en soi et jamais simplement cornme des moyens. Au cinéma cependant, un tel
regard est-il possible ? N'y a-t-il pas dans les exigences de la narration et de la mise en scene
quelque chose d'incompatible avec ce projet ? En effet, la narration compartimente toujours
les personnages entre personnages principaux et personnages secondaires, les premiers
pouvant etre regardés comme des fins, les seconds se rangeant bien souvent dans la catégorie
des moyens (adjuvants, opposants, simples figurants ... ). De meme, ce que Deleuze disait de
l'image-action vaut pour l'espace filmique en général : c'est un « espace dans lequel se
distribuent les fins, les obstacles, les moyens, les subordinations, le principal et le secondaire,
les prévalences et les répugnances .' tout un espace qu 'on appelle hodologique ».26 Comment
¡utter contre I'espace hodologique, contre un espace naturellement compartimenté et
compartimentant ?
2.3.2. Redistribution des polarités
Tarkovski se distribue souvent a I'intérieur de différents personnages de ses films,
untel incarnant ses doutes, tel autre ses espoirs, tel autre ses peurs. Mais il prend soin de ne
pas figer cette distribution, de ne pas créer des personnages univoques : au contraire, une
circulation continue de ces polarités est al'ceuvre dans ses films. Dans Stalker, par exemple,
l'Ecrivain, le Professeur et le Stalker ne se boment pas a ce qu'i1s représentent,
respectivement l'Art, la Science et la Religion : le Professeur est superstitieux, le Religieux
désespere, l'Ecrivain refuse l'introspection. n ne s'agit pas simplement de contrepoids pour
créer l'iIIusion d'une personnalité, mais bien d'une redistribution continue des polarités
affectives et réflexives qui empeche le personnage de se figer dans I'ambre de I'incamation.
26 DELEUZE Gilles, L 'Image-temps, op.cit., p.264
32
2.3.3. Les personnages-relais
Tarkovski a souvent recours a des personnages secondaires qui deviennent
temporairement principaux, et dont les parcours redoublent, approfondissent celui du
personnage principal. C'est I'infirmiere-en-chef qu'un officier tente de séduire dans
L 'Erifance d'/van, c'est le Fondeur de c10che qui doit trouver par lui-meme un secret de
fabrication qu'on ne lui a pas confié dans Andrei Roublev. On parlera alors de personnages
relais. Peut etre considéré comme personnage-relais tout personnage qui, pendant une durée
plus ou moins longue, visuellement, narrativement, par ses actes ou par ses paroles, du fait de
la situation ou de I'action, redouble, approfondit, confirme ou réfute, offre une variation sur la
personnalité, le discours ou le comportement d'un autre personnage, actualise une puissance
ou une qualité exprimée ou en germe chez ce personnage.
Tout se passe cornme si les actes et les discours d'un personnage central ne suffisaient
pas a circonscrire sa personnalité, et qu'il fallait recourir a I'appoint de personnages
adventices pour déplier ses possibles, explorer ses prolongements.
L'intéret des personnages-relais par rapport aux personnages secondaires, c'est qu'ils
permettent de répondre a l'exigence kantienne du regard détaché. En effet, on ne peut pas
réellement subordonner le personnage-relais au personnage central car le relais implique une
circulation a double sens. Par exemple, il n'y a aucun sens a considérer 1'histoire de
l'infirmiere en chef de L 'Erifance d'/van comme une variation autour de I'histoire d'Ivan, car
I'histoire d'Ivan pourrait elle-méme étre une variation autour de I'histoire de l'infirmiere en
chef. Dans Elephant, la caméra passe d'un personnage aI'autre et chaque trajectoire éclaire,
complete, parfois acheve, la trajectoire précédente: les alternances régulieres entre les
trajectoires empechent I'établissement d'une subordination figée, d'une hiérarchie. On
pourrait considérer que Alex et Eric, les deux tueurs de Elephant, se vengent des humiliations
qu'endure passivement le personnage de Michelle, et fonctionnent comme actualisation ou
radicalisation d'une puissance en germe chez Michelle ; mais alors il faudrait aussi considérer
que Michelle incarne la part de refoulement, d'acceptation et d'inertie en germe chez Alex et
Eric, auquel cas c'est Michelle qui deviendrait le personnage-relais. On voit bien qu'il n'y a
aucun sens avouloir, dans de tels cas, subordonner des personnages-relais ades personnages
centraux, puisque les roles et les fonctions sont par nature réversibles.
Dans les exemples que nous venons de citer, la circulation du relais se rapproche du
branchement en série: les deux ampoules que le courant allume s'éclairent mutuellement
l'une et l'autre; c'est une circulation ininterrompue. Leur fonctionnement implique
nécessairement la réciprocité, de quelque maniere que ce soit. C'est, par exemple, le passage
33
de flambeau entre Domenico et Andrei dans Nostalghia, matérialisé par la bougie que le
premier donne au second : Andrei va devoir mener a terme I'acte inachevé de Domenico
(traverser la piscine avec la bougie), alors que, simultanément, en s'irnmolant par le feu en
place publique, Domenico va actualiser (en la radicalisant) I'indignation en germe chez
Andrei.
2.3.4. Les personnages-émanation
Certains personnages-relais échappent a la loi de l'éc1airage réciproque. Chez
Tarkovski, ce sont souvent des personnages qui n'apparaissent que tres brievement aI'écran :
c'est le fou qui, a la fin de Nostalghia, mime au premier plan la chute du corps enflarnmé de
Domenico, pendant le bref moment 011 ce corps nous est caché par la statue au second plan.
Dans Andrei Roublev, c'est le nain qui, lorsque le moine Kirill revient au monastere pour
s'amender, court au devant de lui pour remercier le Pere Supérieur, prenant en charge
l'humiliation et la gratitude dont Kirill est incapable. Dans SOLARIS, c'est cet autre nain que
le professeur Sartorius essaie de dissimuler dans sa chambre comme s'il représentait alui seul
quelque action ou émanation honteuse.
Il convient alors de distinguer dans les personnages-relais, une variété particuliere
qu'on pourrait appeler les personnages-émanation. 1\ s'agit bien de personnages-relais, mais
qui semblent avoir été «branchés en parallele » et non plus «en série; ils éclairent le
personnage qu'ils relaient, mais celui-ci ne les éclaire pas en retour - ils entretiennent une
relation asens unique, de sorte que le personnage-émanation se réduit finalement au discours
dont il est porteur, aune pure fonctionnalité. Dans de tels cas, il n'y a plus deux personnages
relais mais un personnage central et un personnage-émanation, le second n'existant plus que
par rapport au premier. On parlera de personnage-émanation pour tout personnage dont le
temps de présence a l'écran, la place dans le récit, les circonstances de la situation ou de
l'action, ne sont pas suffisantes pour que nous, spectateurs, concevions que ce personnage a
bel et bien porté en germe la puissance ou la qualité qu'il actualise en acte a l'écran. Le
personnage-émanation n'est en sornme, pas assez «épais» (psychologiquement,
narrativement ou/et visuellement) pour contenir ala fois la puissance et l'actualisation, si bien
qu' il apparait au spectateur cornme une pure actualisation: actualisation sans puissance,
efficience sans potentiali té, effet sans cause. 1\ est comme ces cultures dites adventices, qui
croissent sur un terrain cultivé sans avoir été semées.
34
2.3.5. Les personnages-jonction
Enfin, il y a une troisieme catégorie de personnages-relais qu'on pourrait appeler les
personnages-jonction, parce qu'ils ont une fonction de trait d'union, de pont, entre deux autres
personnages. Ce sont des conducteurs : ils transmettent le courant entre deux personnages
sans etre éc1airés eux-memes par ce courant. Le personnage-jonction est souvent celui qui est
voué a rester debout quand les autres sont assis : par exemple, un domestique servant des
convives attablés, pour peu que la caméra l'« utilise» pour passer d'un convive a l'autre,
semblerait naturellement voué au statut de personnage-jonction (c'est le cas dans un plan du
Sacrifice). Le personnage-jonction est solitaire dans sa fonction, en vertu de cette loi qui veut
que ce qui relie soit toujours isolé. Dans la dialectique du regard détaché, il est souvent celui
dont il faut apprendre a se passer en tant qu'il incarne la médiation qui fausse le rapport aux
choses (la figure de 1'interprete, du guide, du traducteur).
Le statut de personnage-jonction est ingrat, et quand celui qui l' endosse en prend
conscience, il arrive qu'il cherche a secouer son joug. C'est l'innocente que Andrei Roublev
garde aupres de lui «pour avoir tout le temps son peché sous les yeuX» (ill'a sauvé du viol
en tuant un soldat tatare) mais qui prérere devenir la maitresse d'un Tatare plutot que de
continuer atenir ce role réducteur. C'est le personnage de Victor dans Le Sacrifice, l'ami et le
ciment de la famille d'Alexandre, puisqu'il est aimé ala fois du pere, de la mere et de la filie,
lesquels semblent n'éprouver les uns pour les autres qu'indifférence ou rancceur. A la fin du
film, durant une conversation en extérieur, Victor annonce aAdelaide, l'épouse d' Alexandre,
son intention de couper les ponts avec leur famille et de partir en Australie (<< J'en ai assez de
vous servir de nourrice et de gendarme, de moucher vos nez morveux. »). Ce faisant, il
échappe, au moins le temps de cette annonce, au carcan du personnage-jonction, reconquiert
sa dignité de fin en soi.
Celle distribution des roles n'en demeure pas moins sujelle a des revirements
fréquents. Pendant que Victor annonce son départ, on apen;:oit au meme moment Alexandre, a l'arriere-plan, en train d'organiser secretement I'incendie de sa maison, se préparant a se
séparer de sa famille pour obéir au serment qu'il a fait devant Dieu. On a donc au premier
plan I'annonce d'une séparation délibérée, proférée, publique (Victor) et au second plan la
mise en ceuvre d'une séparation contrainte, muelle, secrete (Alexandre), deux formes de
séparations que le travelling latéral et la perspective mellent en relation dans un rapport de
relais-continu: Victor actualise en parole la séparation d'Alexandre, les manceuvres
d'Alexandre manifestent en acte l'annonce de Victor. L'un peut faire figure de radicalisation
de l'autre : la séparation d'Alexandre est plus drastique que celle de Victor, qui apparait, en
35
comparaison, vénielle, dérisoire, presque adolescente. Mais on peut aussi y voir une décision
rationnelle (partir en Australie) par rapport illaquelle le projet d'Alexandre operera cornme un
pendant grotesque, irrationnelle, une radicalisation ab absurdo.
Si cette réversibilité des poles est la marque d 'un relais continu entre Alexandre et
Victor, quelques mots suffisent parfois pour qu'un personnage pour changer de statut. Ainsi,
dans ce meme plan, Adelai"de utilise Alexandre comme prétexte pour persuader Victor de ne
pas les abandonner (<< Et Alexandre? C'est ton ami... »). Alexandre, instrumentalisé, se
trouve alors rétrogradé par le langage du statut de personnage-relais (par rapport il Victor) au
statut de personnage-jonction (garantissant le lien entre Adelai"de et Victor). I1 y a cornme un
jeu de chaises musicales, le personnage-jonction étant voué il rester seul debout.
2.3.6. Retour de I'objection kantienne
Les personnages «branchés» en relais continu entretenaient une relation a double
sens qui les pla¡;ait sur un pied d'égalité, ce qui permettait d'atténuer la discrimination entre
fins et moyens. Leur relation était, de ce paint de vue, sinon démocratique, en tout cas
carnavalesque (renversement des roles, temporairement ou durablement)27. Mais avec les
personnages-jonction et les personnages-émanation, c'est I'ancienne hiérarchie qui se trouve
réintroduite, et avec elle, l'objection kantienne : les personnages-jonction ou les personnages
émanation échappent, le temps d'accomplir leur fonction, iL cette dignité de fin en soi que le
regard détaché confere aux etres humains qu'il observe.
Quand ce n'est pas le récit qui compartimente les personnages, c'est I'espace filmique
lui-meme (division de I'espace en premier plan, second plan ... amere-plan). A moins de ne
filmer qu'un seul personnage, on voit assez mal comment les cinéastes pourraient contoumer
ces données structurelles du cinéma: sa propension iL hiérarchiser et il compartimenter les
personnages.
2.3.6. L'anthropocentrisme (la nature comme « environnement »)
L'objection kantienne vaut aussi pour la nature. Les mises en scene du regard détaché
accordent une attention profonde il la nature, par le biais de gros plans, d'inserts, de cadres
obsédants (dans Last Days, la caméra s'attarde sur des fougeres longtemps apres que le
personnage ait quitté le cadre) ... Et cependant, il suffit il un personnage d'entrer dans le cadre
27 On peut y voir un pendant ¡'¡ la politique du « gag démocratique » de Tati qui voulait que chaque personnage puisse devenir un Hulot potentiel. Il faut que chaque personnage secondaíre puisse devenir, ne seraít-ce qu'un instant, le héros du film, celui quí concentre les regards et I'identification.
36
pour polariser le regard et rétrograder irnmédiatement la nature au rang d'un arriere-plan, d'un
pur« environnement» - I'environnement étant ce qui, par définition, ne vaut pas en lui-meme
mais par rapport il ce qu'il environne. Cet anthropocentrisme est naturalisé, chez Gus Van
Sant, dans les travellings circulaires autour des personnages, qui donnent I'impression que le
monde entier toume autour d'eux : I'hornme avant la révolution copemicienne.
En vérité, il moins de se passer de personnages, c'est I'un des nombreux points Ol! le
cinéma semble s'opposer il I'exigence kantienne. Nous verrons en vertu de quel principe le
regard détaché parvient il dépasser cette objection et il rendre ces compartimentations
inopérantes.
*
2.4. La défamiliarisation
Au moment du réveil, pendant un bref instant, nous ne nous souvenons pas de qui
nous sornmes, ni meme de l'endroit Ol! nous sommes. Les mises en scene du regard détaché
courent apres ce bref moment de virginité de la conscience Ol! notre passé et notre avenir
n'encombrent plus notre regard (le personnage de Harey, dans Solaris, vit perpétuellement
dans cet état). IIs parviennent parfois il des équivalents de cette sensation par certains
procédés de mise en scene.
2.4.1. L'échec de la reconnaissance attentive
« La reconnaissance attentive nous renseigne beaucoup plus quand elle échoue que
quand elle réussit. Lorsqu'on n'arrive pas a se rappeler, le prolongement sensori-moteur
reste suspendu, et I'image actuelle, la perception optique présente, ne s 'enchaine ni avec une
image motrice. ni méme avec une image-souvenir qui rétablirait le contacto (. ..) ce n'est pas
l'image-souvenir ou la reconnaissance attentive qui nous donne le juste corrélat de I'image
optique-sonore, ce sont plutót les troubles de la mémoire et les échecs de la
reconnaissance. »28
Dans Le Miroir, suite il un «court-circuit temporel », le petit fils ne reconnait pas sa
grand-mere quand elle vient frapper il sa porte, et elle-meme ne le reconnait pas davantage :
c'est cornme s'ils se voyaient pour la premiere fois. Dans Alexandra, la grand-mere, il son
réveil, ne parvient pas il savoir si le soldat qui dort il coté d'elle, le bras dissimulant son
visage, est bien son petit-fiIs : c'est la seule fois Ol! elle yerra en lui le soldat, I'étranger, et
28 DELEUZE Gilles, L 'image-temps, op.cít., p.75
37
non pas l'enfant qu'il est toujours a ses yeux. Telle est l' objectif final du regard détaché : nous
pousser a regarder les choses qui nous sont le plus familieres comme si nous les voyions pour
la premiere fois.
2.4.2. Le montage déstructuré, l'indécidable, l'indétermination narrative
Au point de vue narratif, il faut parfois rompre la linéarité du récit afin d'extraire les
évenements d'une continuité qui leur donnerait sens. Chez Gus Van Sant, le montage
déstructuré permet d'éparpiller la chronologie afin de créer des nouvelles liaisons causales,
selon un principe qui voudrait que le véritable lien entre les choses enjambe la continuité
temporelle. Tarkovski et Sokourov préterent des narrations chronologiquement linéaires, a
une exception pres chez Tarkovski : Le Miroir, dont le récit se déploie cornme la pensée, par
associations d'idées, associations qui révelent les véritables liens entre les choses, non pas des
liens de causalité mais des liens affectifs. L'indécidabilité qui caractérise les images du Miroir
(reve ou souvenir? passé ou présent?) permet d'empecher un arret du sens qui signerait la
mort du souvenir en tant que processus vivant et vécu : il s'agit d'empecher la transformation
des souvenirs en vignettes d'album familial, il s'agit de les conserver comme matériau brute,
non raffiné. Parfois, il manque précisément ala scene l'information cruciale qui lui donnerait
sens: exemplairement, c'est la scene chez la femme du médecin a la fin du Miroir, ou les
informations cruciales sont dites dans une piece d'ou le Narrateur enfant est exclu. On
pourrait parler d'une indétermination narrative de I'image qui repousse sans cesse I'univocité
du sens.
2.4.3. La décontextualisation
Les dialogues représentent une difficulté pour le regard détaché: l'attention du
spectateur risque de se porter sur ce qui est dit et non sur le « dire », sur le sens et non sur
I'acte de parler en lui-meme. Gus Van Sant résout ce probleme par la décontextualisation des
dialogues. Le montage surprend les personnages directement dans le courant de la
conversation, laquelle, privée de ses postulats de départ, parait incohérente, semblable a un
pur babillage (le soliloque du petit frere dans Paranoid Park), réduite asa visée d'interaction,
ou bien éminernment surréaliste - c'est le dialogue autour du feu dans Gerry, ou le
personnage, évoquant probablement un jeu vidéo, expose des problemes de pharaon comme
s'ils étaient les siens (mauvaises récoltes, invasions barbares ... ).
On trouve dans les films de notre corpus deux « naturalisations » de ces processus de
décontextualisation. C'est la génération wa/kman (I-Pod dirait-on aujourd'hui) que Gus Van
38
Sant eroque dans Paranoid Park. Les lecteurs de musique portatifs actuels permettent aux
adolescents de superposer ala grisaille du quotidien les chansons de leurs musiciens préférés,
créant a longueur de joumée des associations poétiques spontanées qu'eux seuls peuvent
entendre - « ré-enchantement du réel » mais individualisme de I'expérience non partagée. La
mise en scene de Paranoid Park reproduit ces effets a travers I'utilisation contrapuntique de
la musique sur les images au ralenti (une musique de hard-rock couvre I'image apaisée d'un
adolescent conduisant une voiture, un morceau de musique symphonique accompagne la
scene de rupture amoureuse ...).
La seconde naturalisation de cette décontextualisation, c'est la « zone », ce territoire au
sein duquel tout redevient possible en vertu de quelques lois nouvelles : c'est la Zone de
Sta/ker, le désert de Gerry, le Paranoid Park, le Musée de I'Hermitage dans L 'arche russe...
Rien ne distingue la nature de la Zone du Sta/ker de la nature ordinaire, et pourtant, en
franchissant cette frontiere, la moindre feuille d'arbre parait vivante et scrutatrice. Si vous ne
lui témoignez pas le respect et I'attention qu'elle mérite, la zone peut vous broyer en un clin
d'reil - c'est du moins ce que prétend le personnage du Stalker. De ce point de vue, Sta/ker
est peut-etre le film qui éleve la prise de conscience de I'environnementjusqu'al'absurde.
En entretien, Tarkovski acceptait volontiers I'interprétation selon laquelle la zone ne
serait qu'une invention du Stalker pour rendre les hornmes moins malheureux, pour les
pousser a regarder le monde comme s'il était foncierement mystérieux, encore non élucidé,
pour ouvrir une breche au creur du matérialisme et de I'athéisme accusés de dérober aux
hornmes le sentiment du merveilleux. Le Stalker agit en tout point cornme le cinéaste lorsqu'il
arrache la nature a la simplicité de l'étant, de I'etre la, et lui donne un sens qu'elle ne
possédait pas en elle-meme, lorsqu'il astreint les trajectoires a des déviations arbitraires,
créant des effets de suspens gratuits, comme pour garder la vigilance du spectateur/visiteur
éveillée. On peut y voir une propension de I'homme a créer des labyrinthes la ou il n'y en a
pas, ou au contraire, un besoin impérieux de réinjecter du mystere et du danger la ou une trop
grande familiarité endormirait le regard et I'attention.
2.4.4. Les ferments d'insécurité
Nous avons énuméré des exemples de défamiliarisation liés au montage ou a la
narration, mais les mises en scene du regard détaché peuvent aussi rompre avec la familiarité
de I'image de l'intérieur... Le film A/exandra de Sokourov, par exemple, offre une
expérimentation visuelle si discrete qu'elle ne se signale qu' aux regards attentifs, mais dont
l'effet se fait nécessairement ressentir a différents niveaux de perception par tous les
39
spectateurs du film. Pour décrire l'effet en question, il faudrait imaginer un travelling 29
compensé étiré a I'échelle de tout un film, si lent qu'il faut passer les images en accéléré
pour I'apercevoir nettement; a cette condition seulement, on ne peut pas manquer de
remarquer une étrange pulsation qui distord I'espace interne des images. L'image
d'Alexandra apparait comme une surface sous laquelle un creur bat sourdement, cornme une
toile que le vent gonf1e, a moins qu'il ne s'agisse de quelques plaques tectoniques souterraines
qui, lentement, imperceptiblement, se déplacent, entrent en collision, se soulevent ou
s'enfouissent les unes sous les autres. Le décor du film semble naturellement associer a cet
effet, une cause atmosphérique: la sensation d'une chaleur étouffante produit ce genre
d'élargissement et de rétrécissement optiques, comme si notre creur battait directement dans
nos orbites, cornme si le regard se mettait lui aussi a respirer. Mais l'effet est également
affectif: c'est la sensation d'étouffement, d'insécurité, de précarité : sentir que quelque chose
change sans pouvoir localiser le centre du changement. 30
Des effets optiques de ce type empechent l'image d'etre cette surface rassurante sur
laquelle I'reil vient se reposer. 11 s'agit d'instiller dans l'image une « inquiétante étrangeté»,
un ferrnent d'insécurité qui pousse le regard a abandonner ses automatismes et a observer le
visible avec une attention redoublée.
2.4.5. Ferments d'insécurité sonores
L'usage du son peut etre doté de cet effet de « défamiliarisation» de I'image. Chez
Gus Van Sant, des sons inassignables ernmaillotent certains lieux, certains instants. Chez
Tarkovski, c'est le chant de la bergere qui plane sur les personnages du Saerifiee cornme
« l'aUe d'un mauvais ange» ; dans Nostalghia et Le Saerifiee c'est le son d'une piece de
monnaie qui roule sur le plancher et fait vriller dans notre esprit l'écho d'un doute, devant cet
effet sans cause. On pourrait comparer ces effets a la figure de style de l 'hypallage, qui en
littérature, consiste a qualifier certains noms d'une phrase par des adjectifs convenant a
d'autres noms de la meme phrase. 11 s'agit d'un simple glissement sémantique : isolés, le nom
29 Appelé aU5si transtrav ou effet Vertigo (du fait de son utilisation par Hitchock dans le film éponyrne pour figurer le vertige du personnage), le travelling compensé résulte de deux mouvements simultanés et contradictoires, un zoom arriere et un travelling avant ou un zoom avant et un travelling arriere.
30 Le sujet du film, la Tchétchénie occupée par les rnilitaires russes, offre une interprétation politique acet effet visuel : l'image est cornme un territoire apparernment pacifié sous lequel sourdent des rancoeurs tenaces, elle incarne un champ de tensions entre la conservation oppressive d'un statu quo meurtrier et les mutations irréversibles entrainés par les soulevements locaux...
40
et l'adjectif sont on ne peut plus ordinaires, mais des qu'on les accole, l'un et l'autre perdent
leur familiarité31 .
Pour que le son puisse faire office de « ferment d' insécurité » pour l'image, il doit etre
non-Iocalisable, inassignable. 11 ne peut pas se contenter d'appartenir au hors-champ relatif
(l'a-coté, l'intra-diégétique), et cependant, il ne peut pas non plus appartenir au hors-champ
absolu (l'ailleurs, l'extra-diégétique)32, auquel cas il ne serait pas entendu par le personnage.
Au contraire, le ferment d'insécurité sonore constitue une passerelle entre I'extradiégétique et
l'intradiégétique, c'est-a-dire entre le personnage et le spectateur - c'est un usage du son qui
donne l'impression que le personnage entend ce que seulle spectateur devrait entendre.
Dans la suite du film, il arrive que ces bruitages soient parfois refami/iarisés, localisés
dans le hors-champ relatif: a la fin du Saerifiee, on découvre que le chant annonciateur de
l'apocalypse était en réalité celui d'une bergere qu'on aper~oit dans la profondeur de champ ;
de meme, la musique japonaise qui couvrait les images du reve d' Alexandre se révele intra
diégétique (Alexandre éteint le poste qui la diffuse). Le ferment d'insécurité sonore
fonctionne souvent cornme ces sons obsédants que nous entendons au cours d'un reve, et dont
nous découvrons au réveil qu'ils émanent en réalité d'une source extérieure au reve (un radio
réveil, par exemple). Si l'effet produit par ces sons est extremement inquiétant, c'est parce
qu'ils nous signalent que ce nous contemplons n'est pas la réalité meme. 11 arrive d'ailleurs
qu'en entendant un son de réveil non localisable dans le monde réel, on se surprenne a se
demander si nous ne serions pas en train de rever: c'est comme si le monde que nous
regardions se doublait soudain d'un autre monde, comme d'un double fondo Dans cette
perspective, le travail des mises en scene du regard détaché va etre de repousser ce moment
du réveille plus longtemps possible, de dilater cette insécurité, ce sentiment de précarité.33
«Jamais done l'image visue//e ne montrera ce que l'image sonore énonee »34 disait
Deleuze du cinéma moderne. On voit bien que Tarkovski n'a pas peur de montrer la source
sonore (la bergere du Sacrifiee, par exemple). De fait, les ferments d'insécurité n'isolent pas
31 Les ferments d'insécurité constituent ainsi une forme de réponse aJakobson qui considérait que le cinéma ne pouvait pas avoir le pouvoir propre des métaphores, seulement celui de la métonyrnie.
32 Le hors-champ relatif « renvoie aun espace visuel, en droit. qui prolonge nature//ement /'espace vu dans /'image: alors le son offpréfigure ce d'ou Uprovient, quelque chose qui sera bientÓl vu, ou qui pourrait /'etre dans une image suivante. » Le hors-champ absolu « témoigne d'une puissance d'une autre nature excédant tout espace et tout ensemble: U renvoie cette¡ois au Tout qui s 'exprime dans les ensembles » (on considere que la musique ressort du hors-champ absolu). DELEUZE Gilles, L 'image-temps, op.cit., p.306-307.
33 On trouve un tres bon exemple de ce príncipe dans les sonneries de téléphone qui relient les images entre elles au début de JI était une¡ois en Amérique de Sergio Leone.
34 DELEUZE Gilles, L 'image-temps, op.cit., p.364
41
l'image et le son mais les rejoignent, les rendent indissociables - c'est un cinéma du
conjonctif. Chez Gus Van Sant, l'audible est comme un infra-monde qui ne coincide pas
nécessairement avec le monde de la surface mais qui y demeure accolé, solidement, en vertu
d'associations qui nous dépassent. Le son ne permet pas a l'image de prendre son envol
comme l'affrrme Sokourov35 , au contraire, il l'enracine fermement dans l'irnrnanence du
monde. C'est encore un point sur lequel les films de notre corpus dépassent le fatalisme du
disjonctif de l'image lisible, dans laquelle l'image et le son sont autonomes et comme
irréconciliables.
2.4.6. Les écrans neigeux
Deleuze parlait de l'importance décisive de l'écran noir ou de l'écran blanc dans le
cinéma contemporain, lesquels n'ont pas « une simple fonction de ponctuation» mais
« entrent dans un rapporl dia/eclique entre /'image et son absence »36. Il s'agit la d'une
caractéristique propre a l'image lisible, puisque ces écrans obligent a lire les images visuelles
par rapport a la disjonction qu'ils introduisent entre elles: ce sont des coupures irrationnelles
qui ne font plus partie ni de l'image qui les précede, ni de l'image qui les succedent,
irréductibles a l'une ou a l'autre.
On trouve dans les films de notre corpus, des « naturalisations » de ces figures, mais
ces écrans opaques semblent avoir fait l'objet d'une pulvérisation. Chez Tarkovski, ce sont les
corpuscules en flottement (plumes, neige, pollen, ailettes de pissenlits) qui reviennent de
maniere obsédante. Il arrive que ces « écrans neigeux » déteignent sur les personnages, les
marquant du sceau de leur mystere : c'est la meche blanche dans les cheveux de Kelvin
(So/aris), du Stalker (Sta/ker), d'Andrei (Nosta/ghia). Cette marque est, pour les personnages,
comme un acompte sur leur dissolution prochaine, comme ces héros des temps jadis qui
portaient sur eux la marque de leur vulnérabilité. 37
Ces écrans neigeux apparernrnent inoffensifs sont en réalité enceints d'une puissance
de pénétration et de dévoration qui ne demande qu'a etre actualisée - par exemple, par une
naturalisation animale (le grouillement des fourmis sur les jambes de Théophane le Grec dans
Andrei Roub/ev). A l'état liquide, c'est la source intensive de la lumiere qui révele leur
puissance de dissolution : au seuil de la Chambre de Sta/ker, la surface plane de l'eau s'irise
35 Dans les bonus du DVD de Mere etfi/s, Editions Potemkine 36 DELEUZE GilIes, L 'image-temps, op.cit., p.260
37 On pense au talon d'Achille, le seul point du corps du héros il n'avoir pas été trempé dans l'eau du Styx, ou il la feuille de tilleul qui s'est déposée entre les omoplates de Siegfried pendant qu'il se baignait dans le sang du dragon pour acquérir l' irnmortalité.
42
de blanc ala faveur d'une averse ; ala fin du Sacrifice, les miroitements de la mer dissolvent
la mince silhouette de l'arbre mort qui se découpait sur ce fondo
Ces figures peuvent, dans la diégese, renvoyer explicitement a la mort : parmi les
feuilles volantes qui flottent dans les bíitiments nazis désertés, le lieutenant Galstev trouvera
l'arret de mort d'Ivan; les plumes qui voltigent dans le cadre sont celles du poulet qu'on
décapite dans Le miroir. Mais y voir des métaphores de la mort, c'est la l'apanage des regards
attachés. Ce qu'incament ces figures aux yeux du regard détaché, c'est la mise en danger du
visible, non pas métaphoriquement, symboliquement, mais bel et bien littéralement. Ces
écrans neigeux écartelent le visible comme les oiseaux qui jaillissent du ventre de la Vierge au
début de Nosta/ghia : ils émergent dans la trame de l'image et menacent de la dissoudre de
l'intérieur. A l'état gazeux, elles font perdre aux formes leur netteté (M%ch, Nosta/ghia). La
pluie, chez Tarkovski, tombe comme un rideau entre l'image et le spectateur; elle évoque les
rayures des pellicules abimées. Ces rayures s'épaississant, deviennent des troncs, comme des
barreaux derriere laquelle le visible est retenu prisonnier: troncs noircis de la foret ou
s'enfonce le demier travelling amere du Miroir, troncs blancs striés de noir dans la foret de
bouleaux de L 'enfance d'lvan. A l'état solide, c'est le plafond qui s'effondre au ralenti dans
les reyeS du Narrateur du Miroir: quelque chose cede, mais le ralenti transfigure
l'écroulement en une lente capitulation du visible sous un poids qu'il ne peut pas supporter.
Le fondu au blanc qui conclut le Sacrifice ne disparait que pour laisser place a la toile de
cinéma elle-meme, au moment ou les lumieres de la salle se rallument, si bien que l'espace
d'un instant, la dissolution dans la blancheur renvoie directement au support de la toile sur
laquelle le film était projeté. La fin de la séance est l'horizon possible de ces figures de
dissolution, la puissance qu'elles contiennent toutes en germe.
Ce que ces figures rejouent achaque fois, c'est le combat entre le visible et l'opaque,
au fondement du dispositif cinématographique - lequel se réduit, en demiere instance, a
l'altemance d'une image noire et d'une image blanche (c'est le scintillement, lejlicker). Dans
Sta/ker, une plongée zénithale a l'intérieur d'un puits nous révele un épais liquide filmé au
ralenti, ou se mélange l'argenté et le noir pétrole. La visibilité, au cinéma, dépend entierement
de l'altemance du noir et du blanc : si l'un l'emporte sur l'autre, c'est l'opaque qui triomphe
etfait écran au visible.
Ces figures n'ont pas but de faire dérailler le dispositif, elles ne créent pas un effet de
distanciation ou de décrochage, cornrne des rappels du dispositif - ce serait la un caractere
propre al'image lisible. Elles témoignent simplement pour un changement continu, a l'reuvre
au sein des images, peut-etre ce changement imperceptible qui est le fond sur lequel se
43
découpe tous les changements apparents : « Mil/e incidents surgissent, qui semblent trancher
sur ce qui les précede, ne point se rattacher a ce qui les suit. Mais la discontinuité de leurs
apparitions se détache sur la continuité d'unfond OU ils se dessinent et auquel ils doivent les
intervalles meme qui les séparent »38
2.4.7. Le visible déborde le Iisible
L'enjeu de ces ferments d'insécurité est purement de l'ordre du visible: ils
n'entrainent pas une lecture de cette image, comme les interstices ou les faux raccords. Si
c'était le cas, ce sens caché serait déja une maniere de rendre l'image rassurante, de la
refarniliariser - une image qui signifie a toujours quelque chose de rassurant pour l'esprit. Au
contraire, une image qui n'exprime rien de formulable, une image illisible, indéchiffrable,
peut avoir une force d'ébranlement sans commune mesure. Analysant la scene ou les deux
Gerry dessinent une ébauche de carte sur le sable pour retrouver leur chemin, Jacques Pasquet
écrit: « Les personnages s 'efforcent a présent de nommer le visible pour le rendre lisible,
mais i1s ne disposent d'aucun nom de lieu, seulement des points cardinaux, données qui
échappent ici a toute rationalité, au meme titre que leur mémoire. »39 L'image visible
reconquise se caractérise cornrne excédant le lisible, le débordant, le rendant inopérant.
'"
2.5. La dialectique du mouvement
2.5.1. La poursuite de !'utile et du sens
Délivrer l'image des enchainements sensori-moteurs, c'est la le projet commun des
mises en scene du regard détaché et de I'image Iisible. Apres la Seconde Guerre mondiale, la
poursuite du sens et de l'utile devient intolérable puisqu'elle est reconnue coupable d'avoir
conduit a I'industrialisation de la mort - e'est de ce rejet que Deleuze date la crise de I'image
mouvement. Dans la perspeetive du regard détaehé, la poursuite du sens et de I'utile n'est
blamable qu'en tant qu'elle fait figure de cache pour le regard. « La vie exige que nous
mettions des lEil/eres, que nous regardions non pas a droite, agauche ou en arriere, mais
droit devant nous dans la direction ou nous avons marché. »40 II ne faut pas abolir le
mouvement mais lui oter sa direction, sa destination, sa finalité. C' est le sens de ces
38 BERGSON Renri, L'évolution créatrice, op.cit., p.3 39 « Sortie de route », in « Gus Van Sant, indé-tendance », Eclipses, n041, p.116 40 BERGSON Renri, La pensée et le mouvant, , op.cit., p.152
44
promenades qui virent a I'errance (Gerry), s'étemisent. Le temporaire prend I'épaisseur du
permanent, se dilate, avec l'étemité pour seule limite (L 'arche rosse).
II s'agit également de privilégier les moments de relíichement sensori-moteurs.
Exemplairement, c'est la scene sur le wagon en route pour la Zone dans Stalleer, laisser-aller
de la Iigne droite et de la locomotion mécanique apres les détours innombrables et la vigilance
permanente pour éviter les sentinelles. Le mouvement de défilement du paysage n'a pas pour
visée de balayer le monde en vue d'une synthese mais d'empecher la fixation du regard, de
relancer le regard en permanence, pour qu'une chose ne prenne pas plus d'importance qu'une
autre - il faut arriver a atteindre « le regard du voyageur dans le train » dont parlait Tarkovski.
Nous jalousons les choses qui n'ont pas a se mouvoir par elles-memes (les marcheurs
de Gerry envient les nuages qui circulent au-dessus de leurs tetes, les broussailles que le vent
pousse devant eux...). L'espace est vécu eomme une coercition, parce que nous sommes
forcés de nous mouvoir par nous-memes en son sein, parce que nous ne pouvons pas nous
laisser portero D'ou I'attirance de I'etre humain pour les états d'apesanteur, de lévitation, de
flottement, toute forme de perte de controle du corps. Le regard détaché peut surgir quand
I'individu se laisse porter, se laisse agir. Chez Tarkovski, c'est I'image d'un personnage
endormi porté par d'autres personnages (Ivan endorrni dans L 'enfance d'Ivan, le fondeur de
cloche de Roublev), ou I'image de personnages en lévitation (la mere dans Le miroir,
Alexandre et Maria dans Le sacrifice). Chez Gus Van Sant, c'est le glissement, le flottement
(le skateboard dans Paranoid Park). Ce sont les « mouvements de monde» dont parle
Deleuze, qui suppléent a la fixité du sujet. La motricité n'est pas abolie, mais le sujet n'a plus
besoin de se mouvoir par lui-meme, si bien que le regard a toute latitude pour se déployer.
2.5.2. Neutraliser le mouvement
Parfois, il ne s'agit pas d'abolir le mouvement mais de lui opposer des mouvements
inverses qui le neutralisent. Pour neutraliser le mouvement, les mises en scene du regard
détaché ont recours aux « mouvements aberrants », aux faux mouvements dont parle
Deleuze41 . Aux faux-raccords mouvements utilisés dans I'image lisible, les films de notre
corpus préferent le non-éloignement du mobile en tant qu'il permet d'épouser la vue du
personnage qui se déplace. A la fin de Gerry, les personnages a bout de force progressent a
pas de fourmis. Leur avancée est neutralisée, a la fois par la nudité du décor qui la rend
41 « Ce que nous appelons normalité, c'est I'existence de centres (.oo) Un mouvement qui se dérobe au centrage, d'une maniere ou d'une autre, est comme tel anormal. aberrant. », DELEUZE Gilles, L'image-temps, op.cit., p.53
45
indiscemable et par la caméra qui épouse parfaitement leur rythme de marche, si bien qu'ils
semblent bouger sans avancer. Le déplacement se vide de toute finalité, réduit a un pur
surplace.
Sokourov parvient a neutraliser ces déplacements en utilisant des objectifs
anamorphosants pour abolir la perspective. Dans Mere el fils, quand le personnage du tils
s'éloigne de l'objectif en courant, sa silhouette ne s'enfonce pas dans la profondeur du champ
mais semble se hisser vers le haut de I'image. La motricité n'est plus adaptée pour parcourir
cet espace-tableau, c' est le regard qui doit lui suppléer. Ce que le personnage perdra en
mobilité, ille gagnera nécessairement en voyance.
2.5.3. Le mouvement dans I'immobilité
Une fois parvenu a I'irnmobilité dans le mouvement, le personnage découvre que
I'immobilité du monde n'est qu'apparente, et que seuls des mouvements synchrones, en tout
point semblable a ceux de la caméra et des personnages, donnent cette impression fallacieuse
d'immobilité42. Dans les films de notre corpus, on en trouve un équivalent dans I'abondance
de mouvements de caméra imperceptibles, travellings trop lents pour qu'on puisse les
identifier irnmédiatement - il faut que le regard se détoume du centre de I'image et observent
les bords du cadre, pour constater si I'espace est «injecté» ou «évacué ». L'immuable
apparent est en réalité travaillé par des changements que nous ne voyons pas, attirés que nous
sommes par les centres qui polarisent notre regard. Dans Alexandra, l'étrange pulsation qui
tord les images fait mentir les plans fixes, entrainant l'apparition ou la disparition de pans
d'image aux bords du cadre. Le regard détaché découvre ainsi que l'immobilité apparente est
travaillée par quantité des mouvements et de changements a la limite du perceptible, mais que
le cinématographe peut, par ses moyens propres, isoler, distendre ou contracter. Le ralenti, par
exemple, nous fait découvrir les changements et les mouvements qui sont trop rapides pour
etre saisis43 ; de meme que I'accéléré nous révele les changements qui sont trop lents pour etre
observés (la tombée de la nuit dans Elephanl, le bouillonnement des nuages dans Geny). Cet
usage du ralenti est tres différent de celui qui en est fait dans l'image Iisible, 011 il est souvent
42 « A vrai dire. il n'y a jamais d'immobililé vérilable, si nous enlendons par la une absence de mouvemenl. Le mouvemenl eslla réalilé meme. el ce que nous appelons immobililé esl un cerlain élal de choses analogue a ce qui se produil quand deux trains marchenl avec la meme vilesse. dans le meme sens, sur deux voies paralleles : chacun des deux Irains esl alors immobile pour les voyageurs assis dans l'aulre.» BERGSON Renri, La pensée elle mouvanl, op.cit., p.161. 43 « Le rale~ti ne mel pas simplemenl en reliefdes formes de mouvement que nous connaissions déja. mais il découvre en elles d'autres formes. paifailemenl inconnues» BENJAMIN Walter. L 'reuvre d'arl a l'époque de sa reproduclibililé lechnique, Gallimard, collection Folio essais, 2000
46
doté d'une visée « déconstructionniste »: il nous dévoile les photogrammes qui forment le
mouvement, cornme dans Sauve qui peut (la vie) de Godard. De ce point de vue, les ralentis
de l'image visible sont du coté de la philosophie bergsonienne, du changement pur,
indivisible, alors que les ralentis de l'image Iisible se rangent du coté de la science et de la
pratique (ils décomposent l'image en une série d'instantanés)44.
S'il existe une «dialectique du mouvement » pour aboutir au regard détaché, ce serait
celle-ci : l'énergie dépensée dans le mouvement est otée au regard. Il faut, pour aboutir a un
regard détaché, neutraliser ce mouvement, c'est-a-dire parvenir a une immobilité dans le
mouvement. Une fois celle-ci conquise, le regard découvre ce qui lui échappait quand il était
en mouvement: l'irnmobilité du monde n'est qu'une illusion optique, le visible est composé
d'innombrables changements et de mouvements secrets qui échappent aux regards attachés.
*
2.6. La dialectique de I'occupation
2.6.1. Le feu croisé des regards réifiants
Si les personnages de notre corpus aspirent a accéder au regard détaché, c'est pour
échapper au feu croisé des regards réifiants, au moi-objet que le regard des autres nous
renvoie. Dans Lasl Days, Blake est réduit a l'état de boite a musique par ses proches (sa filie
lui demande d'imiter des voix au téléphone, de toutes parts on essaie de lui extorquer des
chansons ... ). Dans Elephant, un travelling circulaire enferme Michelle en elle-meme au
moment 011, dans les vestiaires, ses camarades de classe lui adressent des cornmentaires
désobligeants. Dans Noslalghia, c'est la silhouette de Domenico qui se découpe en ombre
chinoise sur la buée de la piscine, réduit a une image sans épaisseur par les voix des résidants
de I'hotel qui le raillent et tentent de réduire son acte insensé (avoir cloitré sa famille pendant
sept ans) a des motifs prosai'ques (jalousie, folie ... ).
Meme le statut des Puissants, qui semblait le gage d'une liberté souveraine a l'égard
de I'opinion, se révele en réalité une dépendance absolue au regard des autres : les puissants
sont prisonniers du décorum (Hiro-Hito), condamnés a n'exister que sous le regard du public
(<< Vous ne savez pas etre seul. Sans public autour de vous, vous n'etes plus ... qu'un
44 «Si le mouvement esl une série de posilions elle changemenl une série d'élals. le lemps estfail de parlies dislincles el juxlaposées. Sans doule nous disons encore qu 'elles se succedenl. mais cel/e succession esl alors semblable a celle des images d'un film cinémalographique (oo.). La succession ainsi enlendue (00.) marque un déficil" elle traduil une infirmilé de nolre perceplion, condamnée a délailler le film image par image au lieu de le saisir globalement. » BERGSON Renri, La pensée elle mouvant, op.cit., p.9
47
cadavre. » dit Eva Braun a Hitler). Les Puissants sont, en outre, pris au piege du systeme de
surveillance permanente dont ils s'entourent, espionnés par ceux-Ia meme qui les protegent ou
les servent (les longues vues surprennent Eva Braun dans le plus simple appareil, Hitler en
train déféquer dans la neige). Alors qu'il voudrait embrasser du regard le monde entier, le
Puissant se tient en réalité au ca:ur des cibles (jumel\es, snipers), au centre de tous les regards,
privés de l'intimité la plus élémentaire. Il y a la comme un effet de panoptique inversé ou ce
sont les prisonniers qui surveillent leur maton.
2.6.2. Le regard de Méduse
La radicalisation du regard réifiant, c'est le regard de Méduse, regard sidérant, regard
de mort. Pendant la tuerie d'Elephant, tomber sous le regard d'Alex ou d'Eric, c'est mourir.
Mais ce qu'Alex et Eric veulent tuer, c'est le regard des autres, c'est l'image peu reluisante
d'eux-memes qu'illeur renvoie (Eric attend que le proviseur ait le dos tourné pour l'abattre).
Dans Last Days, Blake est également guetté par cette tentation : on le voit pointer le canon
d'un fusil de chasse sur le crane de ses proches endormis. On est tenté, pour échapper au feu
croisé des regards réifiants, de passer de I'autre caté de la cible, de devenir soi-meme le tireur
embusqué.
Dans Elephant, tous les personnages qui passent devant la caméra sont élus pour etre
sacrifiés. La caméra fleche le chemin aux tueurs, elle leur désigne les victimes. En derniere
instance, c'est bien le regard des spectateurs, cette instance supérieure de jugement, regard
réifiant par essence, auquel il faut échapper. C'est pourquoi la figure la plus récurrente dans
les films de notre corpus est cel\e du personnage qui nous tourne le dos.
2.6.3. L'abysse nous regarde
Le regard des autres nous occupe - une « occupation » au sens militaire du terme.
Notre regard sur nous-memes, cependant, n'est pas moins réifiant45• Les etres humains sont
occupés par leur passé (Nostalghia, Le Miroir .. .), par leurs peurs (Le Soleil, Le Sacrifice),
visités par leurs remords (Solaris). Les objets eux-memes peuvent nous occuper: devant la
télévision qui annonce la troisieme guerre mondiale (Le Sacrifice), les personnages pétrifiés
dans l' ombre, éc1airés par les flashs de l' écran, sont réduits a de pures surfaces
réfléchissantes - ils sont littéralement réifiés par I'information. C'est la raison pour laquel\e
45 On trouve une mise en scene de ce principe dans le FILM de Beckett, Ol! Buster Keaton essaie d'échapper a toutes les formes de regard (etres humains, animaux, objets), mais n'arrive pas a échapper ason propre regard.
48
les mises en scene du regard détaché vont s'attacher a neutraliser ces forces d'occupation, ces
sollicitations permanentes d'attention, d'affect - par la décontextualisation, par la
défamiliarisation -: chez Gus Van Sant, c'est le sens de ces postes de télévision sans
spectateurs, qui tournent a vide, privés de leur efficace, réduits a des flux d'images insensées.
Cet étrange pouvoir d'occupation des objets évoque l'aphorisme de Nietzsche:
«Quand tu regardes longuement aufond de l'abysse, l'abysse aussi regarde aufond de toi. »
Cet aphorisme pourrait s'appliquer littéralement aux spationautes penchés sur I'océan de
Solaris. A force de regarder les objets avec attention, ce sont les objets qui semblent nous
regarder. A la fin d'Andrei" Roublev, par exemple, on découvre que ce long panoramique a
3600 qui semble impulser tout le film trouve sa naturalisation dans le point de vue de la
cloche qu'on hisse et qui pivote sur elle-meme. C'est également le sens possible de ces plans
ou la caméra surplombe un personnage endormi: la menace du regard réifiant semblant
neutralisée, la caméra abandonne le personnage ; mais lorsqu'el\e fait demi-tour et revient sur
ce personnage, on découvre que celui-ci a les yeux ouverts (dans Stalker, c'est la femme
al\ongée dans le lit, puis le Professeur al\ongé dans la boue). C'est I'inégalité du dispositif qui
se trouve renversé : ce n'est plus le spectateur qui regarde un personnage qui ignore qu'il est
observé, c'est le personnage qui profite que le regard du spectateur soit occupé ailleurs pour le
regarder. Il y a la comme une application littérale de la formule de Daney a propos des «films
qui nous regardent ».
2.6.4. Le spectateur miroir
S'il existe un dépassement a cette dialectique de I'occupation, il passe peut-etre par
cette voie étrange. En derniere instance, et pour détourner le mot fameux d'Oscar Wilde, la
meil\eure maniere de résister al 'occupation, c'est d'y céder. Il s'agit de créer avec l'image le
plus petit circuit possible, dont toute pensée, toute image virtuel\e, serait exc1ue. Il s'agit de
faire de son esprit un pur réceptac1e, une toile blanche ou les images viendraient se projeter ou
se réfléchir. En se laissant occuper par les images, le spectateur destitue sa pensée « de toute
intériorité pour y creuser un dehors, un envers irréductible qui en dévorent la substance. »46.
Voila I'instance du dehors, non pas un impensé dans la pensée mais quelque chose qui occupe
la place laissée vacante par la pensée au point que celle-ci ne peut plus faire retour. Avec la
pensée, c'est notre identité, notre singularité qui est suspendue. le deviens l'autre que je
regarde et qui me regarde - l'égalité n'est plus une égalité de principe, une égalité en droit,
46 DELEUZE Gilles, L'image-temps, op.cit., p.228
49
mais une égalité en acte, absolue. Si nous faisons de notre esprit un miroir des images, alors
I'écran devient lui-meme le miroir de notre esprit. Nous voyons ce qui, litléralement, occupe
nos pensées, c'est nos pensées qui sont matérialisées aI'écran. Les neurones miroirs trouvent
leur achevement dans un spectateur miroir. Pour atteindre un regard réellement détaché, il faut
laisser I'abysse regarder au fond de nous.
Quel est l'intéret d'un tel dispositif du regard ? Les regards attachés sont comme des
pinceaux qui ne peuvent pas se poser sur une surface sans I'enduire de la peinture dont ils sont
eux-memes couverts. Le regard détaché, au contraire, agit plus sÍlrement que la peau du
caméléon : il nous fait prendre la couleur de ce que nous regardons. Il est le seul regard qui
conserve aux images toute leur intégrité puisqu'il nous pousse arenoncer a la n6tre, acéder
notre propre singularité, pour accéder, en échange, ala vision des choses pour elles-memes.
Admetlons, donc, que nous parvenions aposer ce regard détaché sur les images. On
constate alors que la continuité qui s'instaure entre les images et nous semble nous procurer
directement I'émotion dont elles sont enceintes, sans passer par la médiation de l'intellect. La
liquidation de notre « pensée propre» n'aboutit pas a une insensibilité, mais bien a une
sensibilité accrue, a une émotion profonde, certes de I'ordre de l'indicible, mais néanmoins
réelle. Cetle force d'ébranlement ne peut pas naitre de nulle par! : elle résuite nécessairement
d'une « vision du monde ». Tentons de déplier cet indicible, aventurons-nous a mettre des
mots sur cetle vision - avec prudence, pour ne pas la dénaturer, mais avec aplomb, pour
empecher qu'elle demeure rangée au rayon des sentiments vagues et indéfinis.
50
.....
III - Que voit le regard détaché ?
« Vous parliez du sens de notre existence, du désintéressement de I'art ... Prenez la
musique .,. Elle qui procede le moins du réel -et si iI y a un lien, iI n 'est pas idéel, iI est
mécanique. Un son sans signifiant, sans associations mentales. Et t;a ne I'empéche pas d'aller
toucher miraculeusement au fin fond de ['ame. Qu 'est-ce done qui résonne en nous ace qui
n 'est jamais qu 'un bruit harmonisé, qu 'est-ce qui le transforme en une source de plaisir
élevé, et nous fait communier dans ce plaisir, et nous bouleverse ? A quelle fin tout ceci ? Et
surtout qui en profite ? »
(Le Stalker dans Stalker)
La vision du monde que nous révele le regard détaché se livre d'un bloc, d'un seul
tenan!. Et cependant, sa richesse apparente laisse supposer que ce bloc contient maintes
impressions sensibles et sensitives. Peut-etre, pouvons-nous tenter de les déplier, de les
distinguer les unes des autres, ne serait-ce que pour mieux les réunir au final.
Nous utiliserons anouveau les films de notre corpus comme support, tout en précisant
que, des lors qu'on est parvenu au regard détaché, celui-ci peut se poser sur n'importe quel
film, sur n'importe quelles images, mais aussi et surtout, sur le monde qui nous entoure, hors
du cinéma. Ce regard ne dépend donc pas des images, c'est lui qui les allume et puise en elles
une vision du monde.
3.1. Le physique
3.1.1. La circulation des énergies
Dans une scene d'Elephant, les éleves assistent a un cours de physique sur les
électrons. Ce cours a valeur de clef de lecture du film : ces éleves qui circulent dans les
couloirs pourraient etre assimilés ades particules (élémentaires et subatomiques). Il Y aurait
parmi eux des protons (porteurs d'une charge électrique élémentaire positive), des neutrons
(porteurs d'une charge neutre) et des électrons (porteurs d'une charge négative). En physique,
les termes « négatif », « positif» et « neutre » ne sont évidemment pas a entendre au sens
moral. Octroyons-nous cependant une « licence poétique» et considérons que I'énergie
positive encourage la vie et que l'énergie négative encourage la mort.
La charge que porte chaque éleve n'est pas déterminée, elle peut varier en fonction des
particules avec lesquelles il entre en contact : I'énergie de Nathan, positive au contact de sa
51
petite amie, devient négative au contact d'Alex (illui lance des boulettes de papier maché au
visage pendant le cours de physique). Cette charge peut aussi varier en fonction des énergies
positives ou négatives que l'éll~ve absorbe: John, au début du film, absorbe l'énergie négative
de son pere qui conduit en état d'ébriété, puis cel1e du proviseur qui lui reproche d'arriver en
retard; plus tard au cours du film, Acadia absorbe un peu de cette énergie négative en
embrassant JoOO sur lajoue; apres que les deux tueurs lui aient conseillé de s'enfuir, John va
chercher a empecher les gens d'entrer dans le lycée, comme pour redistribuer cette énergie
positive dont il est le porteur.
Toutes les particules ne réagissent pas de la meme fa'Yon aux énergies négatives.
Certaines semblent les absorber sans les faire circuler et sans les convertir: c'est Michelle,
neutron par excel1ence, qui ne réagit pas aux réprimandes et aux humiliations, mais que cet
ernrnagasinement d'énergies négatives semble avoir recroquevillée sur el1e-meme. Certaines
particules ne semblent laisser aux énergies négatives aucune emprise sur el1es : c'est le
personnage de Benny qui, pendant la tuerie, ne change absolument pas son al1ure, aide Acadia
a sortir du lycée, et tout aussi lentement, tente d'arreter Eric, avant de se faire abattre.
D'autres, enfin, convertissent et extériorisent ces énergies négatives. Pendant le cours
de physique, on avait vu Alex encaisser des énergies négatives sans broncher (c'était les
boulettes de papier maché que lui lan'Yaient les éleves du premier rang). Cette énergie va etre
convertie sous plusieurs formes, avant de déferler dans le massacre final. La premii:re
extériorisation a lieu dans la scene ou Alex joue la Lettre aElise au piano pendant que son
ami Eric joue a un jeu vidéo dont le but semble etre d'abattre le plus d'individus possibles. On
sait que, suite au massacre de Columbine, beaucoup considéraient que les jeunes tueurs
avaient été influencés par les jeux vidéo. A la sortie du film, certains ont reproché a Gus Van
Sant d'avoir donné du crédit a cette these, en la classant au rayon des facteurs possibles. En
vérité, ces spectateurs avaient raté une autre analogie, moins évidente mais non moins
importante: l'analogie entre l'acte de jouer du piano et l'acte de jouer aujeu vidéo (ces deux
actes étaient meme superficiel1ement assimilables puisque dans les deux cas, il s'agissait de
taper sur des touches pour entrainer des réactions). Ces deux actes représentent deux manieres
différentes de convertir, d'extérioriser, une énergie négative accumulée : l'énergie qui impulse
Alex lorsqu'il joue Beethoven n'est pas une énergie positive, mais bel et bien l'énergie
négative accumulée au lycée, cette meme énergie dont Eric est en train de se décharger en
commettant un massacre virtuel.
11 est difficile, a la seule vue d'un acte (a fortiori dans le cas d'un acte artistique), de
déduire si l'énergie qui l'impulse est négative ou positive. S'il n'y a souvent aucune
52
différence en surface, c' est peut-etre parce que ces énergies de nature opposée représentent
deux facettes d'une meme pulsion vitale. En effet, quand un COIpS accumule trop d'énergie
(positive ou négative), il doit expulser cet excédent, d'une maniere ou d'une autre, pour se
préserver lui-meme. Dans cette perspective, jouer la Lettre aElise ou commettre une tuerie
dans un lycée ne sont que les deux facettes d'une meme pulsion vitale, dont la finalité est de
se débarrasser des énergies qui s'accumulent dans le corps, de faire circuler cette énergie
autour de soi. Les pulsions de mort sont donc toutes, en demiere instance, des pulsions de vie,
en tant qu'el1es témoignent d'une réaction instinctive de l'actant pour persévérer dans son
etre. Meme le suicide est une maniere de se décharger d'un surcroit d'énergies négatives
accumulées: a la fin de Last Days, les sonorités inassignables qui, a plusieurs reprises au
cours du film, mena'Yaient de faire ployer Blake sous leur pression, déferlent en une étrange
cascade sonore dans le cabanon ou le jeune hornrne se réfugie juste avant de se suicider.
Pendant le cours de physique d'Elephant, le professeur mentionne le fait que,
« lorsqu'on introduit de I'énergie dans /'atome. les électrons sont projetés loin du noyau )).
On pourrait ainsi transposer la question que se posait l'opinion publique a I'époque de la
tuerie de Colombine, dans la terminologie de la physique : si les tueurs n'ont été que des
conducteurs de cette énergie négative, d'ou venait-elle ? En effet, cette énergie n'a pas pu
naitre ex nihilo : une action n'est jamais que la conversion d'une énergie re'Yue, positive ou
négative, et toute action est donc déja une réaction - meme quand nous croyons en etre le seul
instigateur. Elephant fait défiler des facteurs possibles (parents absents, humiliation en
classe... ), mais ces facteurs ne sont jamais des créateurs d'énergie négative, simplement des
conducteurs de cel1e-ci - et c'est la raison pour laquelle il est impossible d'isoler la
culpabilité, d'identifier un coupable. Cette vision du monde désamorce donc le réflexe du
jugement : nous ne pouvons pas en vouloir aux adolescents qui humilient Michelle et Alex car
nous savons qu'ils n'ont pas créé cette énergie négative et qu'ils ne font jamais que la
transmettre pour s'en décharger. 47
Le besoin de juger, de trouver des responsables, découle souvent d'une émotion
irrationnel1e se donnant les apparences de la raison. Délivré de ce besoin, le regard détaché
per'Yoit avec davantage de lucidité et d'acuité ce qui, dans l'environnement ou se meuvent ces
47 La question qui divise I'opinion publique a propos des jeux vidéo se refonnulera ainsi, dans les tennes de la physique : l'acte de jouer a des jeux vidéo violents se bome-t-il a I'extériorisation, au déchargement d'énergies négatives, ou encourage-t-illeur remise en circulation ? La vision détenniniste de Elephant tranche la question sur un seul point : le jeu vidéo ne peut pas créer cette énergie négative ex nihilo, iI peut seulement, ou bien encourager une énergie négative déja présente chez le sujet, ou bien I'en décharger.
53
~
particules, est propice a la redistribution des énergies négatives (les armes en vente libre, par
exemple). Tout au long du film, les travellings a I'intérieur des couloirs interminables du
Iycée donnent une impression d'un monde en vase clos, comme si les énergies négatives ne
pouvaient pas s'échapper et que les étudiants étaient forcés de se les échanger, constamment,
cornme ce freesbee qu'ils se lancent a la sortie du Iycée, le but du jeu étant de ne pas se
trouver sur place quand ces énergies se concentreront et s'extérioriseront. Au cours d'un bref
plan, le self du Iycée est présenté cornme un gigantesque incubateur sonore qui paralyse Alex.
C'est le revers du grand brassage des particules : tout ce qui est élaboré pour favoriser la
circulation des énergies positives (le savoir, par exemple) peut également favoriser la
circulation des énergies négatives: les couloirs construits pour faciliter la circulation des
Iycéens permettent également a Alex et Eric d'ajuster leur tir pendant que leurs victimes
s'enfuient.
3.1.2. Le monde sous son jour de nécessité
Elephant a quelque chose de la tragédie grecque, mais au tragique dufatum, du destin,
de la fatalité, a été substitué un tragique de la nécessité physique48 • En philosophie, la
nécessité recoupe tout ce qui ne peut pas ne pas etre. Compte tenu de l' ensemble de départ, ce
monde ne pouvait pas etre différent, il était le seul monde possible - le réel est le seul
possible. Ou en d'autres termes: le vent ne souffie pas OU il veut. Avec le montage éclaté,
avec la multiplication des points de vue, Gus Van Sant nous montre qu'il n'y a pas de hasard,
pas d'arbitraire, que ce que nous appelons hasard n'est que I'ignorance des causes (Spinoza),
que chaque trajectoire n'est interrompue qu'en vertu d'une autre trajectoire. Chez Van Sant, le
retour incessant sur les évenements traumatiques, leur perpétuelle reconduction, I'invariable
impossibilité de les empecher, montre qu'il n'y a pas de réalité parallele, pas d'autre monde
possible dans lequel « il en irait autrement ».
Dans la vie de tous les jours, la nécessité nous est dissimulée par le fait que nous
voyons, non pas des corps soumis a des forces, mais des etres humains allant OU bon leur
semble, non pas des actes répondant aI'impulsion de forces extérieures, visant afaire circuler
48 Cette lecture physique du film n'a pas échappé a certains cornmentateurs : « les corps touchés s 'effondrent, croulent sous le poids des bailes. Explication manifeste de théories de la relativité: quand un corps étranger entre en contact avec un autre corps étranger par une force qui lui est supérieure. ce dernier s 'écroule, comme se cassent les rétroviseurs des voitures dans lesquelles fonce, en état d'ébriété, le pere de John. ». Florence Bemard de Courville, «La pesanteur et la gráce », in « Gus Van Sant, indé-tendance », Eclipses, n041, p.133
54
des énergies, mais des choix libres. Les mises en scene du regard détaché nous invitent a soulever le voile du libre-arbitre et du hasard pour voir le monde sous son « jour de
nécessité », sous « son aspect nécessaire ». Par exemple, la figure de la filature - la caméra
suit un personnage qui avance - permet, en nous dissimulant le visage, de nous dévoiler le
mobile, l'etre humain comme mobile en mouvement.
Chez Sokourov, les trajectoires sont soumises a une pure logique d'attractions et de
répulsions entre les etres. Dans Moloch, les plans d'ensemble isolent les personnages pour
mieux visualiser leur trajectoire respective, lesquelles semblent obéir a de purs rapports
physico-chimiques : dans la salle a manger, Goebbels se rappTOche d'une domestique, a pas
lents, cornme un prédateur ; sa femme s'en aperyoit et se met a se déplacer dans sa direction ;
la domestique, s'apercevant de I'approche de Goebbels, s'écarte de quelques pas sur le cóté.
Ces trajectoires manifestent physiquement les affinités ou les répulsions que les appartenances
sociales, idéologiques, nationales dissimulent. Dans Le Soleil, la pTOximité des vues de
MacArthur et de HiTO-Hito se matérialise dans un gros plan oil ils effieurent I'embout de leur
cigare pour les allumer.
3.1.3. Les trajectoires invisibles
Chez Tarkovski, il arrive que le personnage échappe un moment au cadre : la caméra
n'en interrompt pas pour autant son mouvement et le récupere un peu apres, surgissant de
derriere un mur, comme si elle n'avait jamais cessé de le suivre. Cet effet de style tres
fréquent permet d'accentuer I'impression d'observer une trajectoire prédéterminée, cornme si
la caméra savait précisément d'oille personnage allait déboucher. La mise en scene ne laisse
pas de place a I'illusion du hasard. Les trajectoires visibles semblent se doubler de trajectoires
invisibles. Dans Elephant, un fragment de dialogue entre Nathan et sa petite amie Carrie
laisse entendre que celle-ci serait peut-etre enceinte, si bien que, dans la demiere scene du
film, quand le montage les abandonne dans la chambre froide, a la merci d'Alex, ce n'est
peut-etre pas deux trajectoires qui vont s'interrompre mais trois.
La nécessité physique est peut-etre la seule nécessité que le cinéma de l'image visible
puisse nous dévoiler. Dans cette perspective, I'intéret de ces trajectoires invisibles est de nous
montrer que, la OU nous voyons de la liberté, il n'y a en réalité qu'un effet dont la cause nous
était invisible jusque la. En d'autres termes: un effet sans cause apparente n'est jamais que
I'achevement visible d'une trajectoire invisible.
Plusieurs moyens existent pour donner une prégnance a ces forces invisibles. Dans
Paranoid Park, l'usage du ralenti permet de matérialiser la contrainte invisible du milieu dans
55
lequel les etres se meuvent, de nous dévoiler des forces et des poussées que nous ne
soupyonnerions pas. Dans les séquences au ralenti, l'air est assimilé a l'élément aquatique, ce
que le son suggere parfois explicitement. Et pour cause: en classe, Alex n'étudie pas les
électrons mais la poussée d'Archimede, la force verticale, dirigée de bas en haut, a laquelle
est soumis tout corps plongé dans un fluide. Le film raconte précísément la poussée que le
milieu social va exercer sur le corps d'Alex pour le ramener a la surface, c'est-a-dire a la
conscience du crime qu'il a commis, a la culpabilité qu'il devrait éprouver et a la peine qu'il
encourre. De son cóté, Alex va tout faire, quant a lui, pour repousser au maximum le moment
de l'irruption a la surface, quitte, pour cela, a créer autour de lui ses propres bulles de
perception.
3.1.4. Emotions et sentiments
La vision du monde sous son jour de nécessité explique peut-etre pourquoi les
personnages de notre corpus semblent agis par leurs émotions. Ce principe est explicitement
dialectisé dans le second reve de L 'enfance d'/van : le visage d'une jeune filIe passe plusieurs
fois dans le cadre, arborant achaque fois une expression différente (d'abord rieuse, puis
souriante, puis faisant la moue... ). Cette scene a son pendant exact dans Paranoid Park,
lorsque Alex, conduisant une voiture, passe par différentes émotions a la faveur de simples
cut au sein du plan, chaque émotion semblant directement résu1ter de la musique diffusée par
la radio. Les sentiments, les états d'ame apparaissent comme de pures réactions aux stimuli
extérieurs.
Ce qui vaut pour les sentiments vaut également pour la pensée, meme si nous avons
plus de mal a I'admettre. En effet, nous sornrnes prets a reconnaitre que nos émotions nous
viennent du dehors, et cependant, nous nous accrochons a l'illusion que nous serions maitres
de nos pensées, que nos idées seraient, en quelques sortes, des émotions que nous nous
serions réappropriées. Mais cela reviendrait a croire que la couleur bleue est un attribut de
l'eau, quand elle résulte en réalité du cíel qui s'y reflete. Nous ne possédons ni ne contrólons
davantage nos pensées que nos émotions. Si les mises en scene du regard détaché s'attachent
a désintérioriser la pensée, c'est parce que notre pensée, au meme titre que nos émotions, est
une extériorité a I'intérieur de nous.
« Comme dit Kierkegaard: « les mouvements profonds de l'áme désarment la
psychologie », justement paree qu 'ils ne viennent pas du dedans. La force d 'un auteur se
mesure a la fa{:on dont il sait imposer ce point problématique, aléatoire, et pourtant non
56
arbitraire »49 Ce point que Deleuze appelle « gráce ou hasard », nous l'appelons nécessité,
effet dont les causes nous sont cachées.
Dans la vision du monde sous son jour de nécessité, les hommes sont pareils a des
machines: automates psychologiques, automates psychiques. Automate enraillé, dans le cas
de Hiro-Hito (dans la scene du cours de botanique OU il ressasse en boucle des ftagments de
dialogue) ou du jeune begue au début du Miroir (la scene est introduite par un plan sur une
télévision déréglée). Le demi-sommeil fait saillir les automatismes des hornrnes : allongés
dans la boue de la Zone, gagnés par le sommeil, le Professeur et l'Ecrivain de Stalker
continuent d'égrener mécaniquement le chapelet des ressentiments que leur fonction (la
Science, l'Art) leur inspire nécessairement I'un vis-A-vis de l'autre. Se réveillant d'un malaise,
le premier réflexe du facteur Otto est de vérifier que sa montre a gousset ne s'est pas arretée,
cornrne s'il s'agissait la de son véritable creur (Le Sacrijice). Le regard détaché ne réduit pas
l'organique au mécanique mais se contente de voir les mécanismes qui saillent dans les
comportements des etres humains.
3.1.5. Au-deIa du physique
Bergson voyait dans la spatialité la vraie cause de la relativité de notre connaissance.
Notre intelligence, faisait-il remarquer, se sent obligée de transposer le psychique en physique
pour le comprendre et l'exprimer50• Nous avons vu que le physique était la seule face, visible
de la nécessité. Le cínéma est-il condamné, cornrne le savant, a traduire le psychique en
physique, et le regard détaché a achopper sur cette vision réductionniste du monde?
Sur ce point précísément, la sensibilité du spectateur doit suppléer a sa sensitivité qui
lui offre du réel qu'une image incomplete. Le regard détaché sent les images autant qu'illes
voit, sympathise avec les personnages au point d'éprouver parfois, a un état embryonnaire, les
émotions qui les traversent : il sent donc que les flux qui les traversent ne sont pas tous de
l'ordre du physique. Le regard détaché doit alors accéder au psychisme, a une vision des etres
au-dela du physique et de I'espace.
49 DELEUZE Gil1es, L 'image-temps, op.cit., p.228
50 BERGSON Henri, La pensée et le mouvant, op.cit.,p.34
57
3.2. Le psychique
3.2.1. L'interpénétration des consciences
La vision du monde sous son jour de nécessité porte un coup a la conception
traditionnelle de notre identité, de notre intériorité. La maniere dont les images du film
colorent notre pensée (pour les regards attachés) ou I'occupent totalement (pour les regards
détachés) nous découvre la porosité de notre conscience - non pas par la perception sensitive,
laquelle voit des images distinctes de nous, mais par la perception sensible. Bergson résume
cette révélation sensible en ces termes: «Entre notre conscience et les autres consciences la
séparation est moins tranchée qu'entre notre corps et les autres corps, car c'est I'espace qui
fail les divisions nettes. La sympathie et I'antipathie irréjléchies, qui sont si souvent
divinatrices, témoignent d'une interpénétration possible des consciences humaines.» 51
Qu'on s'interroge sur ce qui fonde notre singularité et on se rendra vite compte que
nous sornmes incapables de départager ce qui nous appartient en propre et ce qui résu1te
d'influences extérieures. Cest peut-etre I'un des sens possibles de cet effet de sjúmato52 qui,
chez Sokourov, auréole parfois les personnages d'un flou vaporeux, comme si les etres
humains n'étaient pas tout a fait réductibles a leurs contenants, comme s'ils en débordaient
légerement. Cela pourrait expliquer I'interpénétration des consciences qu'on constate dans les
films de notre corpus. Dans Nostalghia, Andrei' semble capable d'accéder aux images
souvenirs de Domenico. Plus tard, dans un reve qui devrait etre celui d'Andrei', on entend la
voix off d'Andrei' tenir des propos qui semblent exprimer les pensées de Domenico (il fait part
de son regret d'avoir privé sa famille de lurniere). Ces échanges de conscience, qu'on retrouve
dans Le Miroir (entre les souvenirs de la mere, les souvenirs du Narrateur et I'imagination de
son fils) sont au creur de Solaris, puisque le fantome de Harey est le fruit d'une rencontre
entre la conscience de Kelvin et la conscience de la planete Solaris. On pourrait y voir des
équivalents aux phénom¡mes d'« endosmose psychologique» dont parle Bergson, des
glissements de conscience comme on parle de glissements de terrain - consciences qui se
recouvrent, se mélangent, se pénetrent. Dans cette perspective, il devient impossible de
déterminer oi! commence un etre humain et oi! il s'arrete.
Si les etres ne sont pas réductibles a leur enveloppe corporelle et si leurs consciences
peuvent s'interpénétrer, il n'y a plus Iieu de hiérarchiser entre personnage principal et
personnages secondaires. Il n'y a plus que des personnages-relais, conducteurs des énergies
51 BERGSON Henri, La pensée et le mouvant, op.cit., p.28 52 En peinture, le sjUmato désigne une ambiance vaporeuse qui adoucit les formes (par exemple
chez le Correge).
58
psychiques qui les traversent. Des lors, toutes les contradictions qui nous arretaient dans nos
tentatives de définitions s'évanouissent. Par exemple, le personnage-émanation représentait le
paradoxe d'une actualisation sans puissance, d'une actualisation sans qualité: dans la
perspective de I'interpénétration des consciences et des échanges de pensée, il n'y a plus rien
d' étonnant ace que le personnage central soit le dépositaire de la puissance, de la qualité, et le
personnage-émanation la manifestation de son actualisation.
3.2.3. La mélodie de I'etre unique
Dans Paranoid Park, apres que Alex ait listé par type les occupants du skatepark
(<< squatters, junkies, SDF... »), un plan fixe, surélevé, nous montre des skateurs qui, les uns
apres les autres, a intervalle tres réduit, effectue une figure aérienne, chacune différente mais
toujours a I'intérieur du cadre. Leur défilement, le ralenti et meme le fond sonore qui les
«subsume », semblent faire de chacun d'entre eux le maillon d'une chaine, si bien que les
précédentes distinctions d' Alex apparaissent comme des découpages arbitraires et
conventionnels au sein d'une continuité indivisible.
On trouve une autre métaphore visuelle de ce type dans la scene du discours de
Domenico ala fin de Nostalghia. Alors que ce dernier proclame sa mu1tiplicité (<< le ne peux
etre une seule personne. le suis capable de me sentir une infinité de choses ala fois. »), des
spectateurs l'observent en contrebas: ils se tiennent debout sur les marches d'un large
escalier, éloignés les uns des autres, a la fois en hauteur et en largeur. L' escalier est filmé
frontalement, a hauteur d'homme, si bien que ses marches ressemblent a des lignes droites
tracées sur une feuille (1). A la faveur de cet angle de vue, les spectateurs de Domenico
ressemblent a des notes de musique isolées sur une grande portée que balaie le travelling
latéral. Qu'i1s descendent ou montent quelques marches et c'est toute cette mélodie visuelle
qui s'en trouve modifiée.
(1) Nostalghia, d'Andrei' Tarkovski
59
Deleuze résume en ces termes I'un des problemes qu'ont rencontré successivement le
théíitre, I'opéra, puis le cinéma: « comment éviter de réduire lafoule aune masse compacte
anonyme, mais aussi a un ensemble d'atomes individuels ? ».53 La réponse de Tarkovski
pourrait résider dans I'image de cette étrange partition : ce plan nous invite a procéder comme
ces musiciens qui, en lisant une partition, entendent directement la musique. A nous
d'imaginer quelle harmonie cette mélodie peut produire pour une oreille divine ... Le mérite
de cette image, c'est de nous donner, indirectement, une idée du caractere indivisible de ce
tout, la mélodie étant, selon Bergson, la meilleure maniere de nous figurer le changement pur,
continu et indivisible.
11 n 'y a pas lieu, cependant, de parler de consciences distinctes qui agiraient les unes
sur les autres pour créer cette mélodie: ce serait retomber dans l'illusion de la
compartimentation spatiale54. Dans le courant indivisible de la mélodie, nous n'entendons pas
des notes séparées les unes des autres, au contraire : les notes forment un tout et perdent cette
singularité qui les distingue sur la partition. De meme, les consciences humaines se fondent
dans une « conscience générale » : celle-ci n' est pas la somme des consciences individuelles
(illusion spatiale), mais une seule et meme conscience, ou si 1'on veut utiliser une image
connue, la conscience d'un etre unique. 55
La division en corps distincts dans 1'espace est aussi trompeuse que la division en
notes distinctes sur la partition. C'est notre sensibilité qui, sur ce point, doit venir suppléer a
notre sensitivité, prisonniere des distinctions spatiales. Notre sensibilité nous permet de sentir,
c'est-a-dire de connaitre par intuition, la conscience indivisible. Regardant les etres humains,
le regard détaché voit des etres distincts mais sent la continuité indivisible de la conscience
qui les traverse : c'est la révélation psychique a laquelle nous conduit le regard détaché.
53 DELEUZE Gilles, L 'image-temps, op.cit., p.211. 54 « Sans doute nous avons une tendance adiviser et anous représenter, au lieu de la continuité
ininterrompue de la mélodie, une juxtaposition de notes distinctes. Mais pourquoi ? Parce que nous pensons ala série discontinue d'efforts que nous ferions pour recomposer approximativement le son entendu en chantant nous-memes, et aussi parce que notre perception auditive a pris l'habitude de s 'imprégner d'images visuelles. Nous écoutons alors la mélodie a travers la vision qu 'en aurait un chefd'orchestre regardant sa partition. Nous nous représentons des notes juxtaposées ades notes sur une feuille de papier imaginaire. (...) Faisons abstraction de ces images spatiales: il reste le changement pur, se suffisant a lui-meme, nullement divisé, nullement attaché a une chose qui change. ». BERGSON Henri, La pensée et le mouvant, op.cit.,p.164.
55 Cette conception n'est pas étrangere aTarkovski, lui qui, dans son joumal, en 1978, transcrit cette observation de Schopenhauer : «Le fait que le temps s 'écoule de la meme far;:on dans toutes les tetes prouve mieux que tout autre chose que nous sommes tous plongés dans le meme reve, et plus encore. que nous tous, quifaisons ce reve, sommes un etre unique. »
60
Si les etres humains sont les faces visibles d'un etre unique indivisible, alors chaque
plan ou apparait un personnage est une métonyrnie (une synecdoque particularisante, pour etre
précis) : la partie doit donner une idée du tout. Nous voyons des parties mais nous devons
sentir, a travers elles, le tout indivisible auxquelles elles renvoient. Dans cette perspective,
l'etre unique serait pareil a certaines formes naturelles qui présentent un caractere fractal
(comme les branches des flocons de neige) : quel que soit 1'échelle qu'on prenne pour les
observer, la partie donne toujours une idée du tout. Chaque personnage serait Iittéralement
exemplaire, fidele en cela a I'adage de Montaigne : « chaque homme porte en lui la forme
entiere de l'humaine condition ».56
*
3.3. Le physiologique
3.3.1. L'intuition du vital
En nous faisant accéder a I'etre unique, le regard détaché agit comme I'intuition
bergsonienne : il nous introduit dans la conscience en générale, nous la donne a sentir. « Mais
ne sympathisons-nous qu 'avec des consciences ? Si tout etre vivant nait, se développe et
meurt, si la vie est une évolution et si la durée est id une réalité, n 'y a-t-i/ pas aussi une
intuition du vital (. ..) ? »57 .
TI s'agit pour le regard détaché, d'élargir les mailles des distinctions, de descendre de
I'échelle du psychique a I'échelle du vital, de la conscience humaine a la conscience
organique. Les films de notre corpus nous y invitent, par les étranges hybridations qu'ils
proposent : dans Solaris, les savants de la navette parachutent I'encéphalogramme de Kelvin
dans I'océan de Solaris, d'ou, peut-etre, la fusion finale entre I'homme et la planete, entre la
maison natale et 1'océan. La conscience humaine se fond dans une conscience organique non
humaine, peut-etre parce que ces deux états du vivant sont reliés I'un a 1'autre dans une
continuité indivisible.
56 Cela donne ainsi une toute autre portée ala dialectique de I'uruque et du typique dont Tarkovski parle dans Le Temps scellé : dans la perspective de I'etre uruque, I'unique est intrinsequement typique tout en demeurant unique.
57 DELEUZE Gilles, La pensée et le mouvant, op.cit.,p.28
61
3.3.2. La part naturelIe de I'etre humain
On a dit que Tarkovski filmait la nature comme un etre humain, mais une telle
affirmation est une preuve d'anthropocentrisme : ce sont les etres humains que Tarkovski
filme cornme des etres naturels, cornme des plantes déracinées, cornme des écosystemes a part
entiere. Dans Nostalghia, les cheveux longs d'Eugenia qui pleure au chevet de Andrei'
forment une cascade, effet renforcé par le trajet des larmes et de la caméra (travelling haut
bas). On retrouve un effet similaire dans la scene de la douche de Paranoid Park, du fait du
ralenti, de la diminution de l'éclairage et des sons de cascade et de bruits d'oiseaux accolés a
I'image du visage d'Alex. Chez Sokourov, les origines animales de I'homme se manifestent
sous formes de survivances: les courtisans de Moloch imitent, l'un le mouflon, l'autre
l'oiseau; Hitler, retrouvant Eva Braun, semble faire une parade amoureuse de paon ; dans Le
Soleil, la démarche de l'Empereur Hiro-Hito présente une ressemblance troublante avec celle
de la grue qui se promene dans son jardin. Meme les manifestations en apparence les plus
humaines ont quelque chose a voir avec la nature : le regard d'entomologiste que Hiro-Hito
porte sur la guerre l'assimile a une lutte entre especes (<<je suis pour la lutre entre les especes,
pacifiquement et sans intervention extérieure »). Un peu plus tard dans le film, la migration
des crabes lui rappelle l'immigrationjaponaise aux USA.
Les regards attachés verront la des comparaisons, des métaphores. Le regard attaché,
lui, ne voit que du littéral : il voit I'homme en tant qu'il fait partie intégrante de la nature. Il
n'y a pas lieu de faire des distinctions entre les etres humains et la nature, car ces distinctions
seraient purement conventionnelles. L'hornme fait partie intégrante de la nature et les mises
en scene du regard détaché ne font que lui rendre son etre nature1. Ce faisant, elles
parviennent a l'unité de la Nature et de I'Hornme a laquelle aspirait Eisenstein sans passer par
une dialectique : I'opposition n'est pas surmontée mais révélée comme illusoire. C'est peut
etre la que passe la différence entre les regards attachés et les regards détachés : les premiers,
comme les savants, sont obligé de «ruser avec la nature, d'adopter vis-u-vis d'elle une
atritude de défiance et de lutre ». Les seconds, cornme le philosophe, « la [traitent) en
camarade », « [cherchent] u sympathiser ».58
3.3.3. Les productions naturelIes
Dans le cas des films de Tarkovski, on ne peut pas se contenter de parler
d'associations poétiques, cornme on pourrait le faire, par exemple, a propos des poissons
58 BERGSON Henri, La pensée el le mouvanl, op.cil., p.139
62
chats bombardiers dans le reve de Hiro-Hito (Le Solei/). Les analogies entre l'homme et la
nature sont, chez Tarkovski, a entendre au sens premier du terme, a savoir une comparaison
entre des modes de fonctionnement similaires. Si I'on confond le bruit d'une voiture a
l'approche avec le bourdonnement des insectes (au début de Solaris), c'est parce que le
vrombissement est un ronflement produit par une rotation rapide, qu'il s'agisse de celle du
cylindre d'un moteur ou des ailes d'un insecte. Si au seuil de la chambre de Stalker, on
confond le craquement du tonnerre avec I'explosion d'une bombe, c'est parce que le plasma
créé par la décharge électrique de la foudre n'est pas différent, physiquement, du plasma
qu'aurait produit I'explosion de la bombe de 20 kilotonnes dont le Professeur a finalement
renoncé a faire usage et vis-a-vis de laquelle le craquement du tonnerre fait figure de supplétif
naturel apaisé.
Si nous ne parvenons pas a faire la différence entre les sons produits par la nature et
les sons produits par la technique, c'est peut-etre parce qu'il n'y a pas lieu de faire cette
différence. Non seulement, l'homme construit ses outils a partir de ce qu'il trouve dans la
nature, mais il les construit également sur le modele de ce qu'il y voit (animaux, végétaux,
énergies naturelles ... ). On serait bien en peine de trouver des inventions de I'etre humain qui
n'ont pas leur équivalent ou leur source dans la nature. Toute énergie, en tant qu'elle était en
germe dans la nature, peut etre qualifiée de naturelle, y compris des énergies aussi
apparemment « contre-nature » que la fission du noyau de l'atome.
Chez Tarkovski, les productions de I'homme s'integrent parfaitement a la nature une
fois désutilitarisées: les ampoules flottant a la surface de l' eau ressemblent a des bulles
solidifiées (Stalker), les soucoupes abandonnées sur une table recueillent I'eau de pluie
(Solaris), un drap tombé dans la boue y dessine un limon de blancheur (Nostalghia) ... Si les
inventions de I'homme se fondent si bien dans le cycle naturel, c'est parce qu'elles ne I'ont
jamais quitté: I'etre humain étant une créature naturelle, les objets qu'il produit ont toute
légitimité a s'inscrire dans le cycle naturel ; ils ne sont pas différents des feuilles de I'arbre, de
la photosynthese de la plante, de la toile tissée par l'araignée.
C'est la raison pour laquelle les reuvres d'art semblent plus a leur aise en milieu
naturel, ou elles brillent par contraste (par exemple, la statue d'un ange qui dort sous une
riviere dans Nostalghia), plutót que dans un musée ou leurs effets s'annulent les unes au
contact des autres (L 'arche russe). Chez les cinéastes de notre corpus, on ne sait plus qui, de
la nature ou de I'art, imite l'autre : disséquant un crabe, Hiro-Hito remarque qu'une fois sa
carapace retirée, on peut voir des protubérances et des lignes rappelant le maquillage du
théiitre Kabuki.
63
Le cinéma est lui-meme souvent représenté chez Tarkovski sous des formes végétales
ou minérales. Ces dispositifs naturels ouvrent certains films - une toile d'araignée (L 'enfance
d'lvan), un tapis d'algues mouvantes (Solaris) -, parfois les ferment -les branches d'un arbre
se découpant sur la mer étincelante comme un signe chinois sur une page blanche (Le
Sacrifice) -, plus généralement les parsement - le puits vertigineux dans les reyes d'Ivan,
I'ombre projetée des gouttes de pluie sur la surface verte d'une flaque (chez Domenico, dans
Nostalghia) mais surtout, la surface translucide de l'océan de Solaris 011 les reyes et les
pensées s'incament. En redoublant le dispositifmécanique par un dispositifnaturel, Tarkovski
renvoie directement le cinéma a son statut de production naturelle, de prolongement de notre
etre naturel.
Meme la civilisation technique, industrielle, est filmée comme un organisme vivant,
naturel. 59 Dans le premier plan de Paranoid Park, un pont sur lequel défilent des véhicules
filmés en accéléré, ressemble a une veine 011 le sang circule. Dans les scenes de ride filmées
en 8 mm, les rampes du skate-park, plates-formes nécessairement inamovibles, semblent
mises en mouvement par I'effet de la caméra embarquée : pour peu qu'on imagine la caméra
comme un point fixe, le skatepark se transforme en un océan déchainé 011 les rampes font
figures de vagues et les skateurs de surfeurs60• Si l'on adopte le regard adéquat, une portion
d'espace urbain se transforme en un territoire naturel, un océan secret qui ne s'anime que pour
ceux qui ont le courage de se laisser porter.
3.3.4. Elargir la conscience de I'etre unique a I'ensemble du vivant
Que peut-on déduire de cette révélation physiologique? JI ne s'agit pas de tomber
dans un animisme irrationnel 011 l'on croirait que la nature qui nous entoure est douée de
sentiments. Le Stalker voit dans la Zone un etre humain, les scientifiques décrivent Solaris
comme un cerveau géant, une substance capable de penser, mais ce ne sont la que des
manifestations de I'anthropocentrisme et de I'anthropomorphisme de I'homme, qui voit la
nature comme un cerveau géant quand c'est le cerveau humain qui est une nature miniature.
Notre perception est prisonniere, non seulement des distinctions spatiales, mais aussi
des différences apparentes entre les etres humains et les autres etres vivants : le regard
attaché, comme le savant, voit les choses extérieures les unes aux autres, et la pratique semble
59 En cela, le regard détaché agit comme le monde originaire selon Deleuze : « Le monde originaire n 'oppose donc pas la Nature aux constructions de I'homme : il ignore cette distinction qui ne vaut que dans les milieux dérivés. »DELEUZE GiBes, L 'image-mouvement, op.cit., p.I95.
60 « Le ralenti libere le mouvement de son mobile pour en ¡aire un glissement de monde. un glissement de terrain» DELEUZE Gilles, L 'image-temps, op.cit., p.81
64
....
lui donner raison. La encore, c' est la sensibilité qui doit suppléer a cette sensitivité limitée par
I'espace et par nos préjugés : le regard détaché doit sentir que la conscience qui traverse les
etres humains est indivisible de la conscience qui traverse chaque etre vivant, chaque
organisme. JI nous faut donc enrichir notre défmition de l'etre unique, étendre sa conscience
et sa continuité indivisible al'ensemble du vivant.
•
3.4. L'esprit et la matiere
3.4.1. Au-dela du physiologique ?
La révélation psychique nous a montré qu'il existait une conscience qui traversait tous
les etres humains, et qui n'était pas réductible a I'addition des consciences singulieres. La
révélation physiologique nous a montré que cette conscience ne se bomait pas aux etres
humains mais s'étendait a tous les etres vivants, les réunissait dans une continuité indivisible.
Et cependant, le regard détaché ne s'arrete pas la: pour obtenir une vue complete, il doit
encore descendre d'un échelon, c'est-a-dire étirer davantage les mailles du filet des
distinctions.
Dans le demier plan de Stalker, la fi!le du Stalker fait bouger des verres a distance par
la seule force de son regard. Le scénario esquisse une explication possible : I'infirmité et les
pouvoirs parapsychiques de cette petite fi!le seraient le fruit des mutations entrainées par les
fréquentes incursions de son pere dans l'espace contaminé de la Zone. Peut-etre cette fillette
représente-t-elle un nouveau maillon dans la chaine de I'évolution, ou au contraire le fruit
d'une involution, d'un retour a une conscience organique. Mais ce sont la des considérations
de regard attaché: le regard détaché se contente de remarquer qu'il semble s'établir une
continuité entre cette jeune filie et les verres - mais cette continuité ne peut relever ni du
psychique, ni du physiologique, les verres relevant de I'inanimé. En réalité, peut-etre n'est-ce
pas la conscience de cette jeune fi!le qui déplace ces verres: peut-etre sa conscience ne se
distingue-t-e!le plus de ces objets, peut-etre existe-il entre eux une continuité indivisible qui
ne releverait ni d'une interaction physique invisible, ni d'une influence psychique (comme
dans les phénomenes d'endosmose psychologique relevés par Bergson). Que!le peut etre,
alors, l' origine de cette continuité ?
L'attention accordée au tactile, aux objets, dans les films de notre corpus, signale la
reconnaissance d'une stricte égalité ontologique entre etres humains et objets. C'est, la scene
de la chande!le a la fin de Nostalghia, quand protéger la flarnme du vent prend plus
65
d'importance pour Andre"i que sa propre vie. Est-ce a dire qu'il faut considéré les objets
cornme doués d'une conscience? Que la conscience de I'etre unique s'étend également á
I'inanimé ? Que nous pourrions établir un contact autre que physique avec les objets, comme
cette touriste qui cherche a cornmuniquer avec un tableau dans L 'arche russe ? La encore, iI
convient d'éviter I'écueil de I'anthropomorphisme, lequel inverse toujours la cause et I'effet :
ce n'est pas I'inanimé qui est doué d'une conscience, c'est notre conscience elle-meme qui
n'est qu'une variété de I'inanimé, de I'inorganique.
C'est la, peut-etre, I'indistinction la plus difficile a admettre pour les regards attachés,
et I'impression sensible la plus difficile a justifier pour le théoricien du regard détaché. Si
nous pouvons admettre que notre conscience est de meme nature que celle d'une plante, nous
refusons qu'elle ait quelque chose a voir avec une pierre. Et cependant, si on admet le régime
de la nécessité, alors l'etre humain est agi, sa volonté ne lui appartient pas, elle est une pure
extériorité. De ce point de vue, elle n'est en rien différente d'un glissement de terrain qui
entrainerait la chute de la pierre. Il serait saugrenu de considérer que la pierre veut tomber
de meme qu'a certains esprits pénétrés de nécessité, il est saugrenu de considérer que I'etre
humain veut réellement ce qu'il prétend vouloir.
Certes, nous sornmes peut-etre soumis a des forces qui nous agissent, peut-etre nos
sentiments et nos volontés sont-i1s une pure extériorité; qu'en est-il, cependant, de ce qui
constitue la principale distinction du vivant par rapport a I'inanimé : notre mémoire? Oserait
on prétendre qu'elle releve également de I'inanimé?
Bergson a eu raison de signaler que la mémoire n'était pas une boite dans laquelle le
passé se conservait et OU l'on pouvait puiser a loisir. Son tort a été de remplacer cette
conception erronée par la théorie d'un « souvenir pur» qui se conserverait hors de nous, hors
de la conscience. Or, affirmer qu' « on ne devrait pas avoir plus de peine a admettre
l'insistance virtuelle de souvenirs purs dans le temps que l'existence actuelle d'objets non
per9us dans 1'espace »61 releve du pur syllogisme. Le passé ne se conserve ni dans la
mémoire, ni autre part ailleurs. La mémoire conserve I'empreinte du changement, et non le
changement lui-meme. L'acte de se souvenir, ce n'est pas s'installer dans un passé hors de
nous, mais c'est refondre un souvenir a partir de I'empreinte que le changement a laissé en
nous. Dans cette perspective, la mémoire du vivant n'agit pas différemment de ce rocher
qu'on ébreche et qui garde sur son corps I'empreinte de cet ébrechement. C'est en ce sens
qu'on peut parler du cerveau humain cornme d'un vide: non pas un vide au sens d'un écart
61 DELEUZE GiBes, L 'image-temps, , op.cit., p.1 07
66
entre l'excitation et la réponse 62, mais au sens d'une empreinte a partir de laquelle nous tirons
des moulages nécessairement moins précis et moins nets que les perceptions premieres.
La mémoire fonctionne comme ces dispositifs naturels qu'on trouve chez Tarkovski et
que nous avions comparés au dispositif cinématographique. Ils sont peut-etre des reflets
naturels de la « membrane» de notre conscience, de notre mémoire. Le dispositif
cinématographique serait donc I'équivalent mécanique d'un processus physiologique qui
aurait également son équivalent dans I'inorganique. Est-ce a dire que tous ces dispositifs
s'équivalent? Non, simplement, ils représentent différentes variétés (psychique, organique,
mécanique) d'un dispositif originel : celui de la matiere-mémoire, la matiere en tant qu'elle
garde sur elle l'empreinte du changement.
Est-ce la matiere qui fonctionne comme I'esprit ou I'esprit qui fonctionne cornme la
matiere? Cette question n'a pas lieu d'etre : la matiere et I'esprit sont en réalité dans un
rapport d'indivisibilité, et c'est précisément cette continuité indivisible que doit nous dévoiler
le regard détaché, par le truchement de la sensibilité et de la sensitivité. La matiere est la face
visible de cette continuité indivisible, I'esprit est sa face invisible. Nous accédons a la
premiere par le biais de la perception sensitive, a la seconde par le biais de la perception
sensible.
La matiere est partout, iI n'y a pas d'absence dans la matiere OU I'esprit pourrait
s'engouffrer. Est-ce a dire que les idées sont faites de matiere? Non, notre conscience est
matérielle mais les idées qu'elle produit sont abstraites, c'est-a-dire extrailes de la matiere
donc, a proprement parler, immatérielles. L'idée n'a pas de réalité en soi, hors de son rapport
a la matiere dont elle a été extraite.
3.4.2 Une révélation immanentiste
Jusque la, la connaissance de I'etre unique alaquelle nous conduisait le regard détaché
pouvait s'apparenter a une révélation religieuse: la conscience qui traversait les etres
ressemblait, en apparence, a la notion de l'ame (ame divine, ame du monde), laquelle, par
définition, implique une transcendance, une distinction réelle entre le corps et l'esprit. Mais
cette derniere révélation change la donne, en ce qu' elle fonde le matériel et le spirituel dans
une meme continuité indivisible. En découvrant que la conscience est de la matiere, le regard
détaché se borne a une vision du monde purement irnmanentiste, de laquelle toute forme de
transcendance est exclue. Si les hornmes, au seuil du miracle, refusent de regarder aI'intérieur
62 Ibid, p.274
67
d'eux-memes, refusent l'acte de I'introspection (Stalker), c'est peut-etre parce qu'ils
pressentent que le secret de leur ame n'est pas en eux mais au dehors, au sein meme de la
matiere. C'est en ce sens seulement que le cinéma peut devenir une expérience spirituel1e : au
sens ou, observant la matiere, nous contemplons la face visible de notre esprit.
Nous disons que le cinéma modeme naissait de la rupture entre l'hornme et le monde.
Cependant, dans la vision du monde que nous dévoile le regard détaché, cette rupture est tout
a fait il1usoire. Le fiI de la perception que les films de notre corpus cherchent a raccorder, au
fond, n'a jamais réel1ement été coupé. L'etre humain et le monde sont toujours dans un
rapport d'indivisibilité - et il ne peut pas en etre autrement. Nous disions que ces mises en
scene cherchaient a rendre I'image a sa visibilité, mais en réalité, iI s'agissait de retrouver une
visibilité qui n'avait jamais été perdue, mais que des caches apposés sur notre regard nous
avaient dissimulée. Des lors, il ne nous reste plus qu'a identifier ces caches, ces fictions
dérivées de cette il1usion fondatrice, pour les empecher de s'interposer entre le monde et nous.
68
IV - Une posture
Si le regard détaché est I'antitbese du regard attaché, il ne peut pas en etre le
dépassement. La vision du monde qu'il nous révele est livrée en bloc a la sensibilité, d'un seul
tenant : el1e n'est pas le fruit d'un raisonnement, seule sa tbéorisation donne I'impression d'un
cheminement dans la pensée. Le regard détaché ne fait pas fructifier ces révélations, iI n'en
tire aucune conclusion, sans quoi iI perdrait sa raison d'etre, son détachement. Si dépassement
il y a, celui-ci ne peut surgir que d'une posture que spectateurs et personnages doivent extraire
de ces révélations. Surgissant dans le monde des hommes, ces postures seront nécessairement
exprimées dans les termes des regards attachés, s'appuieront sur les divisions
conventionnel1es érigées par les hommes, ne serait-ce que pour pouvoir les mettre abas.
4.1. La dialectique de l'image mentale et de I'image-matiere
4.1.1. Redéfinir l'image mentale
Les révélations auxquel1es nous a conduit le regard détaché nous invitent a redéfinir la
pensée en d'autres termes. Nous avons vu que nos souvenirs étaient des moulages abstraits,
extraits a partir de l'empreinte que les changements laissent en nous. C'est également le cas
de toutes nos représentations : imaginations, fantasmes, concepts ... Un reve est, par exemple,
le creuset de divers changements réagencés.
Ces idées abstraites sont-el1es des images? Une image n'est pas abstraite, elle est
nécessairement « matériel1e» puisqu'el1e est posée devant le regard. Dans L 'imaginaire,
Sartre formulait cette distinction en ces termes: I'image réel1e est ce dans quoi le regard peut
se promener. Au contraire, une image mentale se donne toute d'un seul tenant : on ne peut pas
y découvrir quelque chose que nous n'y avons pas mis. De ce point de vue, I'image mentale
n'est pas, a proprement parler, une image. Hors du cinéma, les termes d'image-souvenir et
d'image-reve dont use Deleuze, releveraient de I'abus de langage.
Est-ce a dire qu'i1 n'existe aucune sorte d'image mentale? Nous pouvons conserver
cette notion, a condition de la redéfinir. L'image mentale ne na)t pas dans I'intimité de notre
esprit (puisque I'esprit ne produit pas d' « images ») mais de la rencontre entre notre esprit et
le monde. Notre esprit appose ses « vues » sur le monde, et c'est de cette apposition que na)t
I'image mentale.
L'image mentale est comme l'éc1airage déformant que I'esprit jette sur I'image réel1e
du monde - c'est peut-etre la raison pour laquel1e, chez Tarkovski, un simple changement
69
d'éclairage suffit pour passer du reve ala réalité ou inversement (le dernier reve de Alexandre
dans Le Sacrifice). Elle est l'image du monde a laquelle notre esprit retranche tout ce qui ne
I'intéresse pas personnellement. C'est ce que Deleuze appelle le cliché, et qu'il définit cornrne
« I'image sensori-motrice de la chose » : « Comme dit Bergson, nous ne percevons pas la
chose ou /'image entiere, nous en percevons toujours moins, nous ne percevons que ce que
nous sommes intéressés iJ percevoir, ou plutót, ce que nous avons intérét iJ percevoir, en
raison de nos intéréts économiques, de nos croyances idéologiques, de nos exigences
psychologiques. Nous ne percevons donc ordinairement que des clichés. » 63
Le regard attaché est, de ce point de vue, le plus grand producteur d'images mentales
qui soit. Et plus ce regard est attaché, plus cette image mentale est déformante.
4.1.3. Moloch, un exemple d'image mentale
Prenons I'exemple de l'image mentale produite par un regard surplombant. Dans
Moloch, Hitler se fait le chantre d'un matérialisme morbide qui voit dans tout corps (a
cornrnencer par le sien) un corps en décomposition. Plutot que d'égocentrisme, on pourrait
parler de thanatocentrisme : « Derriere I'homme véridique, qui juge la vie du point de vue de
valeurs prétendues plus hautes, iI ya I'homme malade, le « malade de lui-méme », qui juge la
vie du point de me de sa maladie, de sa dégénérescence et de son épuisement. »64. Hitler
prétend tout savoir, mais sa connaissance soi-disant illimitée n'est en réalité qu'une
connaissance des limites. L'image mentale revient souvent a observer le monde a travers la
grille de ses convictions personnelles - elle est, de ce point de vue, un réductionnisme.
Durant une conversation avec un pretre, Hitler affirme que Dieu est mort, dévoilant ce
que son immanentisme a de fondamentalement mortifere : Dieu a été mais n'est plus, c'est sa
mort qui hante I'image. Si Dieu est mort, plus rien n'encourage les choses apersévérer dans
leur etre et ce a quoi nous assistons, c'est au lent dépérissement d'un monde privé de son
principe d'existence. D'ou cette impression de confinement qui ressort des panoramas de
Berchtesgaden : les montagnes embrumées ne représentent plus l'appel du mystere comme
chez les peintres romantiques allemands. Les objectifs anamorphosants de Sokourov nous
montrent la déformation qu'une image mentale peut faire subir au visible: ils attirent la
perspective vers un mystérieux abyrne, verrouillent les panoramas, transforment I'horizon en
une cave. Voulant embrasser le monde entier du regard, Hitler le compresse a la mesure de
ses vues étroites, il ne le voit que dans I'ombre immense qu'il projette devant lui.
63 DELEUZE Gilles, L 'image-temps, op.cit., p.35. 64 Deleuze it propos de Nietzsche et de Orson Welles, L 'image-temps, op.cit., p.184
70
......
4.1.4. Echapper a I'image mentale
Toutes les images mentales ne sont pas aussi déformantes que lesvues ddirantes d'un
tyran. Mais les hallucinations du fou ne sont jamais qu'une radicalisation extreme de la
déformation que l'esprit fait quotidiennement subir au visible, Ce sont, par ::temple, les
sentiments intenses que nous éprouvons qui dévient notre regard sur le Mude: dans
Nostalghia, la nostalgie de Andrei' lui masque les beautés de l'Italie.
Dans cette perspective, les ferments d 'insécurité qui travaiIlent l~ images de
l'intérieur visent peut-etre a ébranler ces images mentales que nous apposons sur le monde.
Nous avions comparé les sons inassignables (le chant de la bergere daOs Le 5Jcrifice, par
exemple) a la sonnerie du réveil que nous incorporons a notre reve, juste lllllt de nous
réveiller : dans cette perspective, le monde de la veille correspondrait a l'inuge réel1e du
monde, et le monde du reve a I'image mentale que la sonnerie du réveil \lendrait faire
trembler sur elle-meme. Peut-etre est-ce I'image réelle du monde qui secrete se!mticorps aux
images mentales, en tant qu'elle « tente sans cesse de percer le cliché, de sortira. cliché. »65,
Toutes sortes de conceptions relativistes proclament que du monde, nOliSne pouvons
voir que des images mentales, que nous sommes prisonniers de notre subjectrvité, que la
choses en soi nous échappe nécessairement66, La dialectique du regard détachi postule au
contraire qu'il est possible de s'arracher aux images mentales, qu'il est possiblede retrouver,
sous I'image mentale, I'image réelle du monde, qu'on peut, en somme, rcgarderie monde qui
nous entoure sans rien lui retrancher, en lui conservant toute son intégrité.
« JI ne suffit pas d'une prise de conscience ou d'un changement dam ~¡ creurs ( ..).
Parfois, iI faut restaurer les parties perdues, retrouver tout ce qu 'on ne vOit pa~ !,:¡ns I'image,
tout ce qu 'on en a soustrait pour la rendre« intéressante ». Mais parfois. allcorlraire, ilfaut
faire des trous, introduire des vides et des espaces b/ancs, raréfier I 'image, en supprimer
beaucoup de choses qu'on avait rajouté pour nous faire croire qu'ol1 VOYairrout. JI faut
diviser ou faire le vide pour retrouver I'entier. ( ..) JI ne suffit pas de perlllrber les liaisons
sensori-motrices. 11 faut joindre iJ I'image optique-sonore des forces immenses ¡¡i ne sont pas
'5 DELEUZE Gilles, L 'image-temps, op.cit., p.35. 66 Dans L 'Image-temps (p. 179), Deleuze résume ainsi la critique de la vérité de \idzsche : «Le
« monde vrai)) n 'existe pas, et s 'il existait, serait inaccessible. inévocable, et, ¡'il ~ait évocable, serai( inutile, superfluo »
71
1:
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d'éclairage suffit pour passer du reve ala réalité ou inversement (le demier reve de Alexandre
dans Le Sacrifice). Elle est l'image du monde alaquelle notre esprit retranche tout ce qui ne
l'intéresse pas personnellement. C'est ce que Deleuze appelle le cliché, et qu'il définit cornme
« /'image sensori-motrice de la chose »: « Comme dit Bergson, nous ne percevons pas la
chose ou l'image entiere, nous en percevons toujours moins, nous ne percevons que ce que
nous sommes intéressés a percevoir, ou plutót, ce que nous avons intérét a percevoir, en
raison de nos intéréts économiques, de nos croyances idéologiques, de nos exigences
psychologiques. Nous ne percevons donc ordinairement que des clichés. » 63
Le regard attaché est, de ce point de vue, le plus grand producteur d'images mentales
qui soit. Et plus ce regard est attaché, plus cette image mentale est déformante.
4.1.3. Moloch, un exemple d'image mentale
Prenons l'exemple de l'image mentale produite par un regard surplombant. Dans
Moloch, Hitler se fait le chantre d'un matérialisme morbide qui voit dans tout corps (a
cornmencer par le sien) un corps en décomposition. Plutót que d'égocentrisme, on pourrait
parler de thanatocentrisme : « Derriere 1'homme véridique, qui juge la vie du point de vue de
valeurs prétendues plus hautes, il y al 'homme malade, le « malade de lui-méme !I, qui juge la
vie du point de vue de sa maladie, de sa dégénérescence et de son épuisement. »64. Hitler
prétend tout savoir, mais sa connaissance soi-disant ilIimitée n'est en réalité qu'une
connaissance des limites. L'image mentale revient souvent aobserver le monde a travers la
grille de ses convictions personnelles - elle est, de ce point de vue, un réductionnisme.
Durant une conversation avec un pretre, Hitler affirme que Dieu est mort, dévoilant ce
que son immanentisme a de fondamentalement mortifere : Dieu a été mais n'est plus, c'est sa
mort qui hante l'image. Si Dieu est mort, plus rien n'encourage les choses apersévérer dans
leur etre et ce a quoi nous assistons, c'est au lent dépérissement d'un monde privé de son
principe d'existence. D'ou cette impression de confinement qui ressort des panoramas de
Berchtesgaden : les montagnes embrumées ne représentent plus l'appel du mystere comme
chez les peintres romantiques allemands. Les objectifs anamorphosants de Sokourov nous
montrent la déformation qu'une image mentale peut faire subir au visible: ils attirent la
perspective vers un mystérieux abyme, verrouillent les panoramas, transforment l'horizon en
une cave. Voulant embrasser le monde entier du regard, Hitler le compresse a la mesure de
ses vues étroites, il ne le voit que dans l'ombre immense qu'il projette devant lui.
63 DELEUZE Gilles, L 'image-temps, op.cit., p.35. 64 De1euze apropos de Nietzsche et de Orson Welles, L 'image-temps, op.cit., p.184
70
....
4.1.4. Echapper aI'image mentale
Toutes les images mentales ne sont pas aussi déformantes que les vues délirantes d'un
tyran. Mais les hallucinations du fou ne sont jamais qu'une radicalisation extreme de la
déformation que l'esprit fait quotidiennement subir au visible. Ce sont, par exemple, les
sentiments intenses que nous éprouvons qui dévient notre regard sur le monde: dans
Nostalghia, la nostalgie de Andref lui masque les beautés de l'ltalie.
Dans cette perspective, les ferments d'insécurité qui travaillent les images de
I'intérieur visent peut-etre a ébranler ces images mentales que nous apposons sur le monde.
Nous avions comparé les sons inassignables (le chant de la bergere dans Le Sacrifice, par
exemple) a la sonnerie du réveil que nous incorporons a notre reve, juste avant de nous
réveiller : dans cette perspective, le monde de la veille correspondrait a l'image réelle du
monde, et le monde du reve a l'image mentale que la sonnerie du réveil viendrait faire
trembler sur elle-meme. Peut-etre est-ce I'image réelle du monde qui secrete ses anticorps aux
images mentales, en tant qu'elle « tente sans cesse de percer le cliché, de sortir du cliché. » 65.
Toutes sortes de conceptions relativistes proclament que du monde, nous ne pouvons
voir que des images mentales, que nous sommes prisonniers de notre subjectivité, que la
choses en soi nous échappe nécessairement66 • La dialectique du regard détaché postule au
contraire qu'il est possible de s'arracher aux images mentales, qu'il est possible de retrouver,
sous l'image mentale, l'image réelle du monde, qu'on peut, en somme, regarder le monde qui
nous entoure sans rien lui retrancher, en lui conservant toute son intégrité.
« Jl ne sujJit pas d'une prise de conscience ou d'un changement dans les creurs ( ..).
Parjois, il jaut restaurer les parties perdues, retrouver tout ce qu 'on ne voit pas dans 1'image,
tout ce qu 'on en a soustrait pour la rendre « intéressante !l. Mais parjois, au contraire. il jaut
jaire des trous, introduire des vides et des espaces blancs, raréfier l'image, en supprimer
beaucoup de choses qu'on avait rajouté pour nous jaire croire qu'on voyait tout. Il jaut
diviser ou jaire le vide pour retrouver l'entier. ( ..) Il ne sujJit pas de perturber les liaisons
sensori-motrices. Jl jaut joindre al'image optique-sonore des jorces immenses qui ne sont pas
65 DELEUZE Gilles, L 'image-temps, op.cit., p.35. 66 Dans L 'Image-temps (p.179). Deleuze résume ainsi la critique de la vérité de Nietzsche: «Le
« monde vrai)) n 'existe pas, et s 'il existait, serait inaccessible, inévocable, et, s'il était évocable, serait inutile, superfluo »
71
1
1
1\
celles d'une conscience simplement intellectuelle, ni méme sociale, mais d'une pr%nde
intuition vitale. » 67
Cette entreprise implique de régler notre propre regard, cornme on le ferait d'une
antenne de la télévision (est-ce le sens du premier plan du Miroir ?). Mais pour ce faire, nous
devons etre capables d'identifier les parasites qui brouillent l'image réelle du monde. Or cela,
le regard dé taché ne peut pas le faire a notre place. II se borne a la révélation d'une continuité
indivisible sous l'image mentale, mais il s'arrete au seuil de l'action.
A nous, donc, désormais, d'utiliser cette révélation pour nous débarrasser des
fantasmes qui étoupent nos vision, des illusions déformantes, des conventions solidifiées qui
obvient notre regard, du virtuel auquel nous accordons un degré d'ontologie réel, a nous de
tirer une posture de chacune de ces impostures, un mode d'action, une maniere de se penser
soi et de penser le monde qui nous entoure... C'est dans ce projet que les films de notre corpus
peuvent nous etre précieux, car ils pointent, flechent, les chemins possibles
Le gain que nous obtiendrons peut-etre d'une telle entreprise, nous ne le devrons qu'a
nous, car le regard détaché, converti en posture, s' éteint en tant que regard. Le reste n'est plus
de son ressort, mais du notre.
•
4.2. Liberté et nécessité
4.2.1. Quelle part de liberté au sein de la nécessité ?
Les etres humains sont soumis a une stricte nécessité, et sont indivisibles du milieu qui
les entoure. Si l' on accepte ce point de vue, que reste-t-il de singularité et de liberté a
I'individu? Si par liberté, nous entendons l'absence de cause, la possibilité de
s'autodéterminer, alors, dans la vision du monde sous son jour de nécessité, cette liberté
n'existe paso Pourtant, nous éprouvons intimement un sentiment de liberté total. Cette liberté,
c' est précisément l' ignorance des causes qui déterminent nos actes - et si l'on réduit la liberté
a cette définition, alors il est évident qu'elle est une donnée absolument irréfutable de
l'expérience du sujet. Dans cette perspective, ces deux régimes, celui de la nécessité et celui
de la liberté, ne s'annulent pas I'un I'autre, mais s'impliquent mutuellement, indissociables
cornme l'envers et le revers d'une meme piece.
67 DELEUZE Gilles, L 'image-temps, op.cit., p.35.
72
lIIo...
4.2.2. L'adhésion Ala nécessité
Dans Paranoid Park, c'est en accédant a la vision du monde sous sonjour de nécessité
qu'Alex pacifie son rapport au monde. C'est le sens possible du ralenti, de ces bulles de
perception: ce sont elles qui permettent a Alex d'apercevoir le monde sous son «jour de
nécessité ». Alex traduit cette nouvelle vision du monde en ces termes: « JI y a autre chose en
dehors de la vie normale. En dehors des pro/s, des ruptures, des petites amies... Quelque
part... Dehors, il y a différents niveaux de choses ». Cette expression des « niveaux de
choses» est intéressante, parce qu'elle sous-entend qu'il suffit de s'abaisser au niveau au
dessous pour que les turpitudes ordinaires nous « passent au dessus » : pendant la scene de la
rupture avec Jennifer, la violence de la réaction de la jeune filie est neutralisée, transfigurée,
par le ralenti et par la musique c1assique.
Cette maniere de pacifier son rapport au monde évoque l'ataraxie de stoi'ciens, pour
qui la liberté de I'homme se conquiert dans l'adhésion a l'ordre naturel. Dans cette
perspective, les « suicides déguisés » que nous constations dans les films de notre corpus, sont
peut-etre également une des formes d'adhésion maximales a la nécessité : c'est savoir ou
notre corps nous entraíne et, face a l'irrémédiable, ne pas se dérober savoir reconnaítre sa
mort quand on la croise, savoir admettre la nécessité quand elle se démasque brutalement face
anous.
Ce sentiment étrange de liberté se révele peut-etre a Alex dans le « ride» (le
glissement) : d'une rampe a l'autre du skatepark, les skateurs de Paranoid Park se laissent
portés par les mouvements de va-et-vient : se laisser porter, c'est d'abord se sentir mu par une :1",11
autre force que nous. Dans les films de notre corpus, le plus grand sentiment de liberté ne
réside peut-etre pas dans le fait d'agir mais dans le fait d'etre agi, de le savoir et de se laisser
faire. 1
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4.3. La fiction de I'identité
4.3.1. Le rnoi cornrne costurne
Bien que le regard détaché nous découvre « le monde sous son jour de nécessité », la
finalité des films de notre corpus n'est donc pas de nous dévoiler un monde ou les etres
seraient prisonniers a vie des déterminations de leurs milieux (sociaux, biologiques... ),
comme dans le naturalisme en littérature. Au contraire, les déterminations sociales ne sont
jamais qu'une partie infime des déterminations qui nous gouvernent, et en vertu de ce
73 'Iillll'
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principe, on peut s'en débarrasser, les neutraliser a I'aide d'autres détenninations. C'est la
raison pour laquelle le «moi social» n'appara!t pas, dans les films de notre corpus, comme
une détennination rigide et irnmuable, mais au contraire comme une pure construction
intellectuelle, une iIIusion qui peut étre aisément dissipée68•
L'enveloppe corporelle n'est pas le dépositaire d'une identité a préserver mais un
simple portemanteau : chez Gus Van Sant, c'est le sens des habits d'adultes qu'essaient Alex
et Jennifer pour s'amuser (Paranoid Park), des multiples déguisements que Blake endosse
dans Last Days. Deleuze disait, a propos des films de Renoir qu'i\ s'agissait d'essayer les
róles jusqu'a trouver le bon69 : dans la perspective du regard détaché, il faut essayer ces róles
jusqu'a ce qu'on prenne conscience qu'ils n'ont aucun degré de réalité ontologique en eux
memes, et qu'on peut passer de I'un a I'autre a volonté. II n'y a pas de «bon róle» mais des
róles dans lesquels on sera plus crédible que dans d'autres.
4.3.2. Le jeu permanent
On retrouve dans les films de notre corpus une conception c1assique du monde comme
thééltre. Chez Sokourov, c'est le tbééltre du pouvoir, I'Histoire comme tbééltre70• Mais c'est
dans Le Sacrifice de Tarkovski qu'est traitée le plus en profondeur cette question du monde
cornme tbééltre : la maison d'Alexandre est filmée comme une scene 011 les etres se donnent
en représentation, viennent exposer leurs raisons face caméra. Le héros, Alexandre, est un
comédien a la retraite, qui a tenu le róle de l'ldiot de DostoYevski et de Richard III, c'est-a
dire un bon éventail du spectre des possibles hurnains71 . C'est le paradoxe du comédien
(amplement exposé par Rousseau dans la Lettre ad'Alembert) qui I'a poussé a abandonner le
métier de comédien: «j'avais honte d'essayer d'etre sincere sur scene. ». Or, Alexandre
découvrira au cours du film que nous ne devons pas moins jouer les sentiments réels que les
sentiments fictifs. C'est le sens possible de la scene de la priere, qui voit Alexandre supplier
68 C'est peut-etre la raison pour laquelle Tarkovski et Sokourov ont été si longtemps en disgriice aux yeux du régime soviétique : parce qu'ils se moquaient profondément du souli:vement des masses, parce qu'ils n'y voyaient somme toute qu'un changement d'identité parmi d'autres pour les individus constituant cette masse.
69 DELEUZE Gilles, L 'image-temps, op.cit., p.l15 70 « Je me demande si je dois jouer un róle... quel est done ce spectacle ? pourvu que ce ne soit pas
une tragédie », s'interroge le héros de L 'Arche russe au début du film. I1 n'y a d'ailleurs rien d'étonnant ii ce que la trilogie du pouvoir de Sokourov ait été adaptée au théiitre, révélant ce qu'il y avait déja de profondément théiitral dans ces dispositifs narratifs.
71 «Il importe que le protagoniste ait expérimenté dans son ame le mal absolu (Richard 111) et le bien absolu (le prince A1ychkine). Ces deux figures qu 'il a lui-meme incarnées constituent un prélude de son destin », TIJROVSKAJA Maja, citée par Simonetta Salvestroni dans son article sur le Sacrifice, in Nunc, nOll, p.l21.
74
Dieu d'épargner au monde un holocauste nuc1éaire : dans cette scene, aussi sincere soit-i1,
Alexandre est encore en représentation, sous le regard du plus important spectateur qu'i1 n'ait
jamais eu. C'est cornme si Dieu avait voulu forcer Alexandre a remonter sur les planches et a essayer a nouveau d'etre sincere sur scene. De méme, quand Alexandre devra convainere
Maria de passer la nuit avec lui pour le salut de I'Humanité, il s'agira, la encore, d'étre
« crédible dans la sincérité ». Hors du jeu, point de salut.
Pour s'extraire du jeu perrnanent, pour n'avoir aucun róle a jouer, iI faudrait échapper
au feu croisé des regards, avoir le don d'invisibilité, comme le héros de l'Arche russe. Mais
meme dans I'intimité de notre conscience, nous continuons a jouer notre róle vis-a-vis de
nous-mémes, nous sornmes notre propre spectateur, comme les longs monologues
d' Alexandre en témoignent. Pour supporter ce jeu généralisé, il ne reste que la foi, la folie ou
le suicide. La foi consiste a croire que nous devons tenir vaille que vaille le róle qu'un metteur
en scene invisible nous a confié (AndreY Roublev, le Stalker, Alexandre dans Le Sacrifice),
c'est croire que cette piece a un sens. La folie, c'est croire qu'on tient le premier róle de cette
piece, celui du prophete, du guide, du berger (Domenico dans Nostalghia, Hitler dans
Moloch). Le suicide, c'est la demiere échappatoire de ceux que la roue du cirque social a
broyés (Blake dans Last Days, Eric et Alex dans Elephant).
4.3.3. La posture de I'acteur-spectateur
Le regard détaché ébauche nécessairement une troisieme voie, qui fonctionne plutót
comme double voie, voie de traverse. II s'agit de devenir comme «l'acteur qui joue
automatiquement son róle, s 'écoutant et se regardant jouer. » 72, accéder a la perception de
soi actant et acteur, c'est-a-dire jouer tout en étant extérieur au jeu, avoir a la fois un pied dans
le cirque social (il ne peut en etre autrement) et un pied en dehors (en accédant au regard du
public). Le phénomene du non-appartenant -les choses qui nous arrivent ne nous concement
pas, semblent concemer quelqu'un d'autre que nous - que Deleuze identifiait comme \'un des
syrnptómes de la rupture sensori-motrice de \'image-temps provient peut-étre de ce point de
vue de spectateur de soi-meme que le personnage adopte. Les personnages de notre corpus
semblent parfois faire leur la philosophie de Péric1es qui, recevant un seau d'eau sur le criine
de la part d'un citoyen raché, garda son calme et s'en expliqua ainsi : « il n 'a pas lancé ce
seau d'eau sur moi mais sur celui qu 'il croit que je suis. ».
72 BERGSON Henri cité par Deleuze, L 'image-temps, op.cit., p.l06
75
L'identité est donc une imposture : elle se borne a un role dont I'individu peut changer
a loisir. La posture que les films de notre corpus tirent de ce principe n'est pas une
réappropriation du jeu cornme chez Renoir ou chez Fellini, mais une invitation a « enjamber
la rampe », a se voir du dehors, dans une double perspective : comme acteur dans le théíitre du
monde et cornme agi dans la nécessité qui régit I'etre unique. C'est une posture d'acteur
spectateur.
•
4.4. La fiction des distinctions entre les etres
La fiction de I'identité est l'illusion premiere dont toutes les autres dérivent. C'est elle
qui lance la longue série des illusions déformantes. Une fois cette erreur fondamentale isolée,
il suffit de descendre le long de la trame des distinctions conventionnelles qui lui sont liées
pour défaire I'ensemble.
4.4.1. La non-reconnaissance du meme
D'ou vient que les hommes ne reconnaissent pas qu'ils composent un etre unique? Le
miroir est trompeur. Dans Solaris, Harey formule explicitement l'impossibilité de se
reconnaitre dans un miroir. Dans les films de notre corpus, I'apparence du Meme, la
gémellité, cache plutot I'identité qu'elle ne la dévoile. Dans Nostalghia, quand Eugenia
adresse ses reproches a Andrei" (( Tu as peur, tu as des complexes, tu n 'es pas libre. »), elle le
fait face au miroir de la salle de bain, si bien qu'elle semble se parler a elle-meme, s'adresser
directement sa diatribe. C'est la un des corollaires de I'etre unique: croyant m'adresser a
quelqu'un d'autre, je ne fais jamais que me parler a moi-meme; croyant blesser l'autre, c'est
moi-meme que je blesse. Quand Alex tue son complice a la fin de Elephant, c'est peut-etre
pour se débarrasser d'un reflet trop encombrant, d'une image trop négative de lui tueur, image
qu'i! actualise en voulant la supprimer. Dans Alexandra, par le biais d'un raccord a 180°, le
montage renvoie littéralement dos a dos les jeunes gens, militaires russes ou civils
tchétchenes, qui s'éloignent dans la profondeur de champ, cornme si les deux peuples étaient
des jumeaux assis dos a dos, les assimilant a I'avers et au revers d'une meme image.
Ce principe est exploité dans Andrei Roublev a travers les personnages des princes,
freres et rivaux, incarnés par le meme comédien. Une scene montre la réconciliation arrangée
par l'Eglise entre les deux personnages. Ceux-ci s'embrassent et l'équilibre semble un instant
rétabli. Mais un rapide panoramique haut-bas nous révele que l'un écrase le pied de l'autre, si
76
bien que cette syrnétrie apparente s'avere en vérité fallacieuse. Enfin, quand le plus jeune se
tourne vers sa gauche, pour regarder I'ainé en face, I'autre pivote également sa tete vers sa
gauche et lui présente sa nuque, dérobant a son frere le face-a-face, le pied d'égalité. La scene
évoque ce tableau surréaliste ou un individu, se regardant dans un miroir, ne voit que sa
nuque. II y a la comme une impossibilité de reconnaitre le Meme dans l'Autre : si le face-a
face précédent avait pu rétablir un semblant de statu quo, ces reflets alignés semblent au
contraire relancer le cycle vertigineux de la violence.
4.4.2. La vision Iittérale de I'etre unique
II ne faut pas voir dans cette notion de I'etre unique une métaphore, une allégorie. La
conception de l'etre unique est a entendre au sens purement littéral - sans quoi nous
retombons dans les erreurs du regard attaché. Par exemple, un regard interprétatif pourrait
voir dans Gerry une allégorie, un récit initiatique : il suffirait de considérer que les deux
personnages incarnent les deux parties de la personnalité d'un meme individu - lecture a
laquelle pourrait encourager l'homonyrnie de leur prénom. Le Gerry retardataire incarnerait la
part de faiblesse de cet individu, la part d'impuissance et d'inertie qui menace de
1'immobiliser - il faut, pour sortir du désert, se débarrasser de cette part de faiblesse, la laisser
deITÍere soi.
Dans la perspective du regard détaché, le tort d'une telle interprétation est de voir de la
métaphore et du symbole la ou il n'y a que du littéral. Le regard détaché voit en chaque etre
humain une part de l'etre unique, si bien qu'il n'a pas besoin de recourir a la médiation de la
métaphore ou de la comparaison qui assigne a chacun la représentation de telle ou telle part de
la personnalité, de telle ou telle groupe de la société. Aux yeux du regard détaché, ce n'est pas
l' etre unique qui est une allégorie, ce sont les hiérarchies, les distinctions entre les individus,
qui sont des conventions, c'est la société elle-meme qui est une immense métaphore.
Le regard détaché ne voit pas dans le meurtre de Gerry un meurtre syrnbolique, il n'y
voit pas une allégorie de quoique ce soit. Si cette lecture au premier degré a laquelle il se
borne I'empeche de tirer tout le sel des allégories et des métaphores, elle I'irnmunise,
cependant, contre les fictions justificatrices qui légitiment 1'élimination des plus faibles (loi de
la jungle, idéologies de toutes sortes... ). Le regard détaché n'ouvre vers aucune de ces
fictions justificatrices, c'est pourquoi nous ne I'empruntons pas volontiers : un monde sans
métaphore nous effraie, un monde du littéral pur nous repousse. Nous avons besoin du
raffinement des syrnboles, nous avons besoin de réquisitionner comparaisons et métaphores
77
cornme autant de paravents derriere lesquels le regard détaché ne voit que saignées, ablations,
automutilations de I'etre unique.
Quiconque accede au regard détaché accede également a cette vision littérale de I'etre
unique. Cette prise de conscience, convertie en posture, peut conduire a deux extrémités. La
premiere consiste a s 'identifier a l'etre unique, a prendre pour soi toutes les atteintes qui lui
sont portées, a les éprouver physiquement, « dans son ame » : I'écueil, c'est I'hypersensibilité,
le surattachement du regard de I'innocent, de I'idiot. Pour un etre sain d'esprit, vivre cette
hypersensibilité au quotidien ne peut conduire qu'a la folie et au désespoir: folie de
Domenico, désespoir de Roublev, du Stalker, qui ressentent les fourvoiements de I'Humanité
cornme des maux qui les touchent directement. La seconde extrémité, c'est I'insensibilité
absolu: c'est bloquer l'affect a sa source, ne plus se laisser atteindre par ce qui arrive dans le
monde, par ce qui nous arrive a nous ; c'est comprendre que I'etre unique ne reyoit aucune
atteinte de l'extérieur, qu'il ne subit que des redistributions internes. Cette posture est, au
meme titre que I'hypersensibilité, une torsion pour l' esprit, lequel se montre aussi rétif a tout
ressentir qu'a ne rien ressentir. Les personnages de notre corpus, en I'occurrence, ne font que
passer par ces postures sans s'y installer définitivement, tantot hypersensibles, tantot
insensibles, le plus souvent dans cet entredeux qui demeure I'espace privilégié du regard
détaché.
4.4.3. Le relatif solidifié en absolu
Si I'identité est une illusion, alors toutes les distinctions entre les hommes fondées sur
ces identités le sont également. Dans la scene du mirage de Gerry, nous découvrons que le
Gerry-faible (Casey Affleck) souhaite intérieurement que le Gerry-fort (Matt Damon)
désespere, de fayon a ce qu'il puisse le réconforter et devenir ainsi, a son tour, le Gerry-fort.
Les rapports humains, dans cette perspective, semblent obéir aux memes lois que les vases
cornmunicants : ce qu'un individu s'approprie par son comportement, c'est autant qu'il enleve
a l'autre. Le Gerry-faible n'est faible que parce que le Gerry-fort est fort, cornme une note
sonnera aigue a l'écoute parce que la note qui la précédait sonnait grave. Etablir une
distinction qualitative entre des etres, c'est solidifier du relatif en absolu. Ces distinctions
conventionnelles ont un pouvoir déformant sur les individus qui leur pretent une réalité en soi
: on peut devenir lache paree qu'on croit l'etre, parce qu'il est de notoriété publique qu'on
I'est... D'entre toutes les images mentales, celle que nous apposons sur nous-memes est l'une
des plus contraignantes et des plus coercitives.
78
Si la distinction entre les etres est une convention, alors les hiérarchies sont des
conventions au carré. Les plus a meme de voir l'aspect conventionnelle de ces hiérarchies
sont ceux qu'on a mis, pour d'obscures raisons, au sornmet de ces pyramides. Hiro-Hito voit
bien qu'il n'y a pas une seule marque sur son corps qui puisse témoigner de son statut divin,
comme il le fait remarquer a son serviteur au début du film. Le halo de sacré qui auréole les
puissants n'estjamais qu'un effet optique. C'est la loupe qu'Eva Sraun positionne devant son
visage, comme s'illui fallait s'enfler a la mesure du décorum, pour s'accorder aux dimensions
inhumaines du batiment dans lequel elle se languit. Ainsi les puissants sont-i1s contraints de se
hausser, constamment, pour correspondre a leur image publique. L'hornme est trop petit et
trop grand pour les habits du demi-dieu. C'est cela, précisément, une « fiction » : un habit a la
fois trop ample et trop étriqué. Les films de notre corpus ont d'ailleurs régulierement recours
a la métaphore du vetement : dans Le Soleil, les difficultés de Hiro-Hito a se débarrasser de
son statut divin sont redoublées, dans I'empirique, par ses difficultés a enlever le chapeau de
I'Impératrice, trop incommode ; dans Moloch, I'uniforme de Hitler déteint en meme temps
que Hitler se racornit. ..
Quand les puissants s'aveuglent sur leur propre nature, c'est leur entourage qui voit
I'envers du décor, en vertu de I'adage selon lequel « il n'est pas de grand homme pour son
valet de chambre ». Cachées derriere la toile sur laquelle on projette un film de propagande
nazie, les épouses de Hitler et de Goebbels adressent des signes hilares aux images solennelles
de leur époux qui défilent a I'écran. Dans cette position, elles sont le plus a meme de constater
I'écart entre I'idéologie et le réel, entre I'hornme et son statut : elles voient, sous la morgue
des images officielles, la réalité des corps - ici I'ombre de Hitler en train de mimer un chef
d'orchestre. « Si un proces contre Hitler doit etre mené par le cinéma, écrit Deleuze, ce doit
etre a l'intérieur du cinéma, contre Hitler cinéaste, pour « le vaincre
cinématographiquement, en retournant contre lui ses armes ». 73
Hitler sait que les vainqueurs écrivent I'Histoire : « Sije gagne, ils me vénéreront tous.
Mais si je perds, je servirai de paillasson au dernier des derniers. ».74 Les stolciens disaient
73 DELEUZE Gilles, L 'image-temps, op.cit., p.345, a propos du Hitler de Syberberg. Si Syberberg prenail pour ennemi l'image de Hitler et non l'individu Hitler, Sokourov, luí, prend pour sujel l'individu Hitler comme forcé de correspondre ason image. On retrouve la différence entre le cinéma disjonctif du lisible, un affronlemenl entre des images, el le cinéma conjonctif du visible, qui cherche 1'humain sous 1'image el observe leurs raccordemenls.
74 C'est peul-étre l'un des sens possibles du plan sur la staluette d'une paysanne allemande donl un mouvemenl de caméra nous révele qu'elle a un second visage a la place de la nuque : on pense a Janus, ce Dieu adeux faces, l'une dans son dos, lournée vers le passé, la seconde tournée vers le futuro Dans le cas de Hitler, cette double vue a peul-étre un autre sens : voir d'un coté, la fortune la plus
79
qu'il ne faut pas faire dépendre notre bonheur de choses qui ne dépendent pas de nous. Hitler
est le moins libre des hommes car il s'est enchainé a I'Histoire : en voulant devenir le maitre
de tous les hommes, il s'est rendu I'esclave de tous les hommes. 11 s'est extirpé de
I'impuissance, mais sa surpuissance ne s'est révélé, au final, qu'un état de dépendance
absolue a I'égard de ce qui ne dépend pas de lui. L'hornme sur la crete, c'est celui qui peut
plus redescendre parmi les hornmes, celui qui ne peut plus quitter son perchoir sans déchoir.
4.4.4. La fiction des appartenances cornrnunautaires
Une convention est inoffensive tant qu'el1e est considérée comme tel1e, cornme
purement pratique. El1e ne devient dangereuse que lorsqu'on oublie son statut de convention,
c'est-a-dire lorsqu'el1e se solidifie a I'état de réalité ontologique pour I'esprit, et ce faisant,
obvie notre regard sur le monde. Les frontieres, par exemple, sont des délimitations arbitraires
purement conventionnel1es, virtualités auxquel1es les hornmes ont donné un degré de réalité
ontologique, au point que leur tracé détermine parfois qui doit vivre et mourir. A la fin de
Gerry, les voitures qui défilent au loin, sur la route, ressemblent a des pointil\és flageolants
que le sang versé aurait matérialisés.
11 n'existe aucune cornmunauté réelle, effective, qui puisse rapprocher ou séparer des
etres humains. L'etre humain en prend conscience quand il se découvre plus d'affinités avec
I'étranger qu'avec son compatriote (Hiro-Hito, par exemple, se reconnait davantage dans la
politesse et le respect que lui témoigne MacArthur que dans I'intransigeance de I'interprete
japonais). Les skateurs de Paranoid Park réfutent l'appellation de « communauté», moins
pour manifester leur singularité que pour montrer ce que ce tracé communautaire aurait
d'arbitraire et de conventionnel.
La fami1Ie ne peut pas davantage fonctionner comme critere de division, de
compartimentation des etres, car elle est une il1usion, au meme titre que la patrie : i1Iusion
d'autant plus tenace qu'elle est plus insidieuse. Autant la frontiere accuse son artificialité du
fait de I'arbitraire du tracé, autant la famil\e fonde sa volonté d'instaurer une proximité forcée
entre des etres sur des similitudes réel1es (puisque effectivement génétiques), mais en se
dissimulant derriere des raisonnements fallacieux qui inversent la cause et I'effet (il faut rester
ensemble parce qu' on se ressemble, quand bien meme on en vient a se ressembler uniquement
a force de rester ensemble).
complete (la victoire, la déification) et de l'autre, son revers, son négatif absolu, l'infortune la plus extreme (la défaite, la diabolisation). C'est le revers de la puissance de Hitler: vivre sans savoir de quel coté il basculera.
80
.....
Le film de Sokourov, Alexandra, est une démonstration des risques qu'il y a a utiliser
la cel1ule familiale comme grille de perception du monde. Tous les militaires du film
retrouvent dans le personnage de la grand-mere en visite un peu de leur propre grand-mere, et
el1e-meme les encourage en ce sens quand el1e s'adresse a eux comme s'ils étaient ses petits
enfants. De fait, Alexandra voit le monde a travers le prisme de la fratrie, qu'elle utilise
comme repere pour trouver du Meme dans l'Autre - aussi bien chez les militaires russes que
chez les Tchétchenes. On pourrait considérer que les moyens importent peu si Alexandra
aboutit finalement au meme résultat que le regard détaché, a savoir: la reconnaissance du
Meme en l'Autre. Pourtant, le film nous montre en quoi cette maniere de faire peut conduire a
des erreurs d'appréciation. En effet, en considérant le monde divisé non pas en ethnies mais
en famil\es, Alexandra ne fait que changer l'échelle de cette division : en la faisant passer du
global au local, el1e la « délocalise » mais ne la supprime paso Or, ce n'est pas parce que le
mail\age de la discrimination est plus fin que la discrimination est moins forte : la fratrie n'est
jamais qu'une autre forme de patrie, miniaturisée, et l'iI\usion de sa réalité ontologique n'en
est que plus prégnante et plus coercitive, cornme le prouvent les guerres entre fratries au sein
d'une meme ethnie. L'un des écueils du « prisme familial », c'est qu'il finit par substituer a
une idéologiste nationaliste, patriotique, une forme d'idéologie plus insidieuse : Alexandra
croit, par exemple, que la violence et la barbarie des tchétchenes est une transmission
héréditaire, génétique (la discussion finale avec son petit-fils).
Quel1e posture tirer de I'imposture familiale? La dialectique narrative du regard
détaché est souvent cel1e-ci : a partir d 'une crise primordiale qui fait vacil\er les i1\usions
réconfortantes, la tache des personnages est de survivre a cette crise non pas en reconstruisant
de nouvelles i1\usions, mais en inventant un nouveau rapport au monde qui les dispensera de
ces « béquil1es du regard ». 11 arrive par exemple que, pour pallier a I'éclatement de la cellule
familiale, a la démission parentale, les personnages cherchent a constituer une famille de
substitution. Mais cette démarche est souvent vouée a I'échec parce qu'el1e ne tient pas
compte des circonstances nouvel1es qui la faussent par avance: le crime dans Paranoid Park,
la guerre dans L 'Enfance d'Ivan... On ne peut pas faire confiance aux peres de
substitution car ils jouent toujours double-jeu: le capitaine Kholine prétend aimer Ivan
comme son fils mais n'hésite pas a mettre sa vie en danger ; dans Paranoid Park, le détective I!III
.1
Lu veut piéger Alex , et Scratch, initiateur potentiel, prend ses jambes a son cou en apercevant
le cadavre du veil\eur de nuit, reproduisant l'abandon parental. Déja, dans Elephant, l'un des
torts du lycée était de vouloir pal1ier aux déficiences de l' autorité parentale (le pere alcoolique
de John) en leur substituant une autorité conventionnelle (a travers la figure du proviseur),
81
laquelle était ressentie cornme un arbitraire iIIégitime puisqu' elle déniait la spécificité des
situations de chaque éleve (la situation familiale de John justifiait son retard).
Le plus grand tort que les réalisateurs de notre corpus reprochent aux conjointes
(épouses, petites amies, maitresses), c'est précisément de vouloir astreindre leur relation
amoureuse a des modeles préétablis : Jennifer dans Paranoid Park, Eugenia dans Nostalghia,
Adelaide dans Le Sacrifice. Dans Moloch, Eva Braun espere fonder une famille mais se heurte
invariablement a I'irrésistible passion de son époux pour la mort, a son irrépressible dégout
pour la vie. Dans Paranoid Park, Jennifer gere sa relation amoureuse avec Alex en se référant
toujours a une norme soi-disant notoirement reconnue.
La posture que ces films semblent préconiser est la suivante : il ne faut pas se chercher
de supérieurs mais des égaux, non pas des tuteurs mais des pairs : préférer Mancy a Jennifer
(Paranoid Park), préférer le jeune lieutenant Galstev au capitaine Kholine (L 'enfance d'Ivan),
préférer I'épouse sincere aux courtisans menteurs (Moloch) ou obtus (Le Soleil). En somme,
éviter toutes les relations fondées sur une forme de sujétion, toutes celles ou l'on risque de
vous traiter comme un enfant ou, pire, cornme un Dieu.
•
4.5. La fiction du dedans et du dehors
4.5.1. La non-étanchéité
De I'illusion de l'étanchéité de notre conscience dérivent toutes sortes d'erreurs
consécutives: la premiere, c'est celle du foyer. L'homme semble éprouver le besoin
impérieux d'emporter son chez soi partout avec lui, dans les endroits les plus incongrus,
jusque dans la mort (Nostalghia).75 11 y a peut-etre, dans ce besoin d'un foyer comme
condition sine qua non au bonheur et a la paix de I'esprit, un trait cornmun de « I'humaine
condition »: c'est comme si I'intimité de notre esprit ne suffisait pas et qu'i1 fallait la
redoubler d 'un intérieur matériel. Peut-etre sentons-nous que notre conscience est aussi percée
et fuyante que le toit des maisons de Tarkovski, aussi perméable a toutes les inf1uences
extérieures : des lors, c'est pour pallier a ses parois défectueuses que nous nous protégeons
derriere des murs de brique ou de béton, dans le réconfort de I'empirique.
75 Dans Last Days, un dialogue évoque explicitement cette manie étrange de reconstruire des biltiments a l'identique dans des cadres completement différents. Déja dans Solaris, la maison natale reconstituée au milieu de l'océan n'était qu'une copie d'une copie (<< cette maison est la copie exacte de celle de mon défimt grand-pere » confiait le pere de Kelvin au début du film).
82
Le désert de Geny est un Enfer en ce qu'il signe I'abolition complete du dedans :
I'espace se vide progressivement de tout ce qui pourrait faire office de parois pour finir par
ressembler, dans la scene du désert de sel, a une pure abstraction, a un monde non finalisé. Le
dehors est devenu Dehors, le dehors comme absolu. La promesse d'un intérieur (la voiture
garée quelque part) est sans cesse repoussée, comme le festín de Tantale. Le désert devient le
lieu du nivellement maximal, celui ou tout s'équivaut (mauvaise appréciation des échelles,
impossibilité de retrouver son chemin... ). Dans cet Enfer du Meme, I'etre humain se
considere comme la seule hétérogénéité qui vaille d'etre protégée. Mais, au-dela de la peur de
mourir de faim, de soif, de fatigue, I'angoisse qui tenaille les héros de Geny, c'est celle de
n'avoir plus aucun mur, plus aucune fayade derriere laquelle dissimuler leur intimité : ce n'est
pas la peur d'une intrusion dans leur intimité qui les menace, mais celle d'une expulsion hors
de cette intimité. C'est I'épuisement des forces des personnages qui viendra finalement a bout
de la fiction de I'identité : a un certain degré de fatigue, quand I'etre humain n'est plus
capable de penser, il perd tout ce qui faisait sa singularité (par rapport a son compagnon, par
rapport au désert qui I'entoure). 11 se vide alors de son identité cornme une gourde de son eau.
Construire des palissades autour de notre conscience ne la protege en rien des
intrusions extérieures : cela aboutit seulement a la constitution d'une nouvelle intimité (le
foyer), c'est-a-dire au développement d'une nouvelle crainte (la peur des intrusions). Or, c'est
une regle, plus I'illusion est précieuse et plus I'homme est pret aux pires extrémités pour la
protéger : en témoignent les réactions désespérées pour préserver son foyer de I'intrusion du
dehors (violences, c1austration dans Nostalghia...). Ce qui vaut pour une maison et pour un
individu vaut aussi pour une collectivité : I'illusion réconfortante de la souveraineté nationale,
de I'Etat, remplace I'illusion du foyer et de la propriété ; la fermeture des frontieres, la guerre,
sont les extrémités auxquelles les hommes en sont réduits pour protéger ces iIIusions. Dans
Geny, si I'intérieur est finalement reconquis - c'est I'habitacle de la voiture qui secoure Matt
Damon a la toute fin du film -, c'est au prix d'un sacrifice : le meurtre du compagnon de 76route.
Le dedans est un palliatif a la peur du dehors, mais son étanchéité est une iIIusion tres
vite démasquée. Meme les bunkers ou se confinent les puissants, tours d'ivoire des temps
modernes, laissent filtrer le dehors. Dans Le Soleil, la défaite japonaise se manifeste par toute
une série de signes, d'indices a décrypter sur les corps des généraux ou des serviteurs
76 Avec une telle c1ef de lecture, on comprend pourquoi certains cornmentateurs ont décrit le film cornme une allégorie de la situation entre Israel et la Palestine.
83
(tremblements, sueurs, difficultés a boutonner le costume de l'Empereur)77 : le personnage
jonction devient le corps que le dehors utilise comme conducteur pour infiltrer le dedans.
Si I'étanchéité est une iIIusion, c'est parce que le dehors est ce qui, par définition, ne
peut etre contenu, jugulé. Apres avoir commis son crime, le héros de Paranoid Park veut
s'enfermer, se confiner, pour échapper a la menace extérieure. Mais le dehors le déborde du
dedans, dans son intimité : sous la douche, des sons de nature s'amplifient jusqu'a devenir
assourdissants; la diminution de la lumiere dérobe a Alex son visage, c'est-a-dire son
identité, dissoute sous la pression naturel1e.
La seule maison absolument étanche, et dont I'étanchéité meme est la condition
d'existence, c'est le musée de I'Hermitage dans I'Arche Russe, qui flotte sur les eaux de
I'éternité. Mais ces fantasmes consolants accusent leur insuffisance: chez Tarkovski, le
plafond du foyer natal qui s'effondre (un reve du Miroir), I'eau qui tombe par le toit de la
maison (a la fin de Solaris), témoignent d'un foyer toujours-déja perdu.
Devant I'évidence de cette impossible étanchéité, les hornmes se réfugient dans le
fantasme ou dans le déni: un fou passe encore par la porte qui se dresse, seule sur son
montant, le reste des parois étant tombées (Nostalghia) ; un vieil1ard désorienté cherche un
clou pour accrocher un tableau sur le maigre pan de mur de sa maison que la guerre a épargné
et qui se dresse encore au milieu d'un champ de ruines (L 'enfance d'Ivan). Vieux réflexes
difficiles a abandonner ou refus d'accepter la perte du foyer, peu importe: les fous ne font
jamais que nous renvoyer le reflet grossissant de nos propres comportements, de notre
propension a nous accrocher coílte que coílte a I'illusion du dedans.
4.5.2. Le grand intérieur
Les hommes les plus dangereux, cependant, ne sont pas ceux qui se contentent de
protéger un intérieur il1usoire, mais ceux qui cherchent obstinément a I'étendre au reste du
monde, a réduire le monde a leurs voes, quand bien meme cel1es-ci seraient étroites et
suffocantes (Moloch). C'est la un des principaux torts que les cinéastes de notre corpus
reprochent a la civilisation : celui de vouloir transformer le monde en une suite ininterrompue
d'intérieurs rassurants pour estomper les saillies et les aretes de tout ce qui s'apparenterait a
de I'Etranger, a de l'altérité, pour effacer de la carte les zones blanches de la terra incognita,
les dernieres parcel1es de dehors qui résistent encore. Malgré ce qu'il prétend, I'homme ne
cherche pas un ailleurs mais un autre ici, ce que le personnage de Snaut résume en ces termes
77 On est précisément dans la petite fonne telle que la définit Deleuze : quand la situation doit se déduire des indices dissimulés dans I'action.
84
dans Solaris: « Qui parle de conquérir I'Espace ? Tout ce que nous voulons, c 'est étendre la
Terre jusqu 'iJ ses confins reculés. Les autres mondes? Pour quoi faire ? Nous cherchons un
miroir. ».
Pour atténuer I'oppression de I'intérieur, les etres humains en sont réduits a y
réinjecter des ersatz de dehors. L'équipe de la station spatiale de Solaris col1e des rubans de
papier sur les ventilateurs pour simuler le bruissement des feuillages. Pendant sa c1austration,
Domenico a construit a I'intérieur de sa maison une maquette reproduisant le paysage qu'i1
pouvait voir de sa fenetre (Nostalghia). Mais ce ne sont la que de tristes pal1iatifs.
TI arrive cependant que a juxtaposition ininterrompue des intérieurs engendre ces
propres monstres : certains individus éprouvent le besoin de réintroduire du dehors sous la
forme d'une poussée destructrice. Ce sont les tueurs de Elephant qui remodelent I'intérieur de
leur Iycée a la mesure de leur imagination, ouvrant ses couloirs interminables sur des ailleurs
étranges (Enfer entrevo daos des casiers qui brillent, effet d'aquarium daos un couloir
'1"1'1désert ... ). Le besoin de se réapproprier un monde dérobé par la soif d'intérieur peut '!,i
provoquer des drames quand iI se heurte au contróle et a la réglementation de I'espace : dans
Paranoid Park, Alex agrandit la notion de terrain de jeu a la vi1le entiere, en utilisant les
trains de marchandise cornme prolongement du « ride » du skatepark, mais il se heurte a la
résistance de la société qui refuse que I'espace de jeu et de liberté déborde des limites dans
lesquel1es on I'a circonscrit - d'ou le zele du gardien de nuit et I'accident qui s'ensuit.
4.5.3. Réglage du regard
Que faire, cependant, quand I'extérieur lui-meme devient oppressant ? N'y a-t-il pas
prison plus étouffante que I'irnmense panorama qui s'offre aux regards des deux Gerry,
perdus dans le désert ? Dans ces circonstances, c'est le regard lui-meme qu'il faut régler.
Dans Paranoid Park, il s'agit de retrouver dans le monde extérieur la rondeur fretale qui
manque aux différents domiciles, ou priment les Iignes droites, la perpendicularité (d'ou la
positivité associée a la figure du demi-cercle dans les scenes d'extérieur : rampes du
skatepark, accoudoir du banc ou I'on vient s'asseoir pour écrire). 11 ne s'agit plus de
transporter toute sa maison avec soi mais de « semer sa zone » tout autour de soi, se sentir
partout ail1eurs et partout chez soi. Avec un réglage adéquat du regard, l'espace le plus
oppressant, extérieur ou intérieur, s'élargit, s'étend sous nos pieds, comme lors des quelques
travellings compensés de L 'arche russe, lesquels n'ont plus la valeur négative d'un
éloignement du point qu'on souhaite atteindre mais la valeur positive d'un gain de visible a
parcourir, d'un surcroit d'espace a découvrir.
85
4.6. La fiction du progres
4.6.1. Le cycle de la violence
Dans Andrei Roublev, le moine Kirill, quittant le monastere, a cette expression : «je
retourne au sii~c1e». Le film de Tarkovski donne I'impression de n'etre qu'un grand
panoramique a 360° épousant parfois la trajectoire des personnages, s'en émancipant tres
souvent. Ce mouvement de caméra qui suit, dépasse ou rattrape les hommes, pourrait etre la
représentation de cette fameuse marche du siecle : on choisit d'y entrer ou de s'en extraire,
cornme on entre ou sort du cadre. Or, il y a quelque chose d'absolument primordial dans ce
mouvement a 360°, c'est I'idée d'un temps circulaire, qui revient toujours sur ses paso Dans
son mouvement de balayement, de pivotement sur elle-meme, la caméra surprend les étemels
retours qui échappent aux regards des hornmes.
Le motif d'un liquide blanc emporté par le courant d'une riviere apparait trois fois au
cours du film : d'abord, apres une conversation entre Théophane et Andrei sur le péché et le
jugement demier (ce sont les pinceaux que I'apprenti lave dans la riviere) ; la seconde fois, il
s'agit du lait qui se déverse d'une gourde apres que les soldats du prince aient crevé les yeux
aux ouvriers ; la demiere apparition de ce motif survient juste apres que I'apprenti ait été
abattu d'une fleche et se soit effondré dans la riviere. 11 semble que c'est un meme liquide
blanc qui revienne achaque fois : sa réapparition souligne le caractere cyclique de la violence.
Dans ceUe vision du monde, les hornmes se baignent toujours dans le meme fleuve.
C'est cet étemel retour du meme qui signale le progres comme une imposture. Ce sont
sans cesse les memes maux, les memes idées, qui font retour sous des formes
superficiellement changées; ce sont les memes schémas, les memes situations qui se
répetent a travers les ages, a I'échelle de I'individu ou a I'échelle d'un pays. Dans le Miroir,
la Russie se refermée régulierement sur elle-meme pour se protéger contre une menace
extérieure (mongole, nazie, capitaliste, chinoiseoo .).
4.6.2. Le sacrifice
Renoncer a la fiction du progres, c'est faire un premier pas vers le regard du
législateur idéal de Montesquieu, ce regard qui voit les constances et les invariables dans
I'apparence du changement : «Chaque diversité est uniformité, chaque changement est
constance. »; «i1 voit le monde d'un seul tenant», sait intuitivement que «tout change»
mais que «la loi du changement est immuable »78. Il décele les constances, les permanences
78 STAROBINSKI Jean, Montesquieu par lui-méme, Seuil, Collection Ecrivains de toujours, 1963
86
millénaires, sous I'apparence des mutations. II décele les structures irnmémoriales qui
régissent nos sociétés, I'amoralité de leur fonctionnement. Le sacrifice, par exemple,
manifeste le besoin pour la société de se purger cycliquement, de se débarrasser de ses
impuretés, puis de se laver dans ses larmes, de cornmunier dans une affiiction générale qui
renforce les liens entre les individus. Dans Elephant, la société américaine semble préférer
essuyer une tuerie de temps en temps plutót que de se mettre face au probleme des armes en
vente libre. Dans cette perspective, les Iycéens apparaissent cornme des victimes immolées
dans le labyrinthe du Minotaure. Le fait que le film se termine dans une chambre froide avec
des carcasses de bceufrévele le Iycée pour ce qu'il était : une gigantesque chambre froide oi!
les jeunes gens attendaient, sans le savoir, d'etre dévorés par le monstre.
II est révélateur que, dans les films de notre corpus, le recours au temps cyclique du
mythe n'évoque plus le cycle saisonnier comme autrefois mais mette en évidence le surplace
monstrueux de I'Humanité, la circularité de I'Histoire. II s'agit d'« extraire du mythe un
actuel véeu », retrouver « sous le mythe I 'immédiateté de la pulsion brote et de la violence
sociale, car /'une n 'est pas plus « naturelle» que /'autre n 'est « culturelle ». »79.
Pourquoi la plupart des victimes sont-elles jeunes et innocentes ? Ce n'est pas un
hasard mais bien une condition du sacrifice. La conversation avec les missionnaires de Last
Days est sur ce point éclairante: « [JésusJ a été sacrifié afin qu 'on n 'ait pas a sacrifier
d'agneaux pour étre pardonnés» ( ... ) «a I'époque on ne pouvait parler aDieu que si on
était pur» (oo.) «En sacrifiant un innocent on devient nous méme innocent». Pour Gus Van
Sant, c'est ce sacrifice de I'innocent qui se reproduit a la mort d'une rock-star. Ce besoin
d'idoles aurait une origine archaique et immémoriale, de meme, cette haine qu'on éprouve
contre elles de leur vivant : leur pureté supposée nous met face a notre propre impureté. A
peine mortes, cependant, les voila sanctifiées, nous leur volons un peu de leur pureté en
communiant dans l'affliction.80
Dans Paranoid Park, il y a cornme une pression perceptible de la société pour que
Alex se dénonce et soit puni, comme si son innocence était insupportable a la cornmunauté.
Mais I'innocence n'a a remire de compte a personne, et sur ce point, I'arnoralité apparente de
Gus Van Sant s'inscrit dans une logique purement nietzschéenne : « il n y a pas de valeur
79 DELEUZE Gilles, L 'image-temps, op.cit., p.285, apropos de Lino Brocka 80 Amaud Devillard propose une autre interprétation : « le chanteur de Nirvana est la parfaite
incamation d'un dernier archétype, celui de la star qui souffre pour ses fans, dont la mission sur terre sera de prendre asa charge la douleur des autres. Elle sera idoldtré e pour cela. L 'autodestruction étant dans ce contexte une forme de sacrifice de soi, elle recevra en retour le pardon et aura droit au Paradis, » in« Gus Van Sant, indé-tendance », La mort d'un archétype, op.cit., p.147
87
supérieure a la vie, la vie n 'a pas a étre jugée, ni justifiée, elle est innocente, elle a
« l'innocence du devenir », par-dela le bien et le mal. » 81 Les mises en scene du regard
détaché mettent la vie et la liberté au-dessus de toute autre valeur. C'est la raison pour
laquelle Alex raccroche bien vite le téléphone, apres avoir songé a se dénoncer «( bonne
journée citoyenne » lui souhaitait ironiquement une voix dans le combiné) : le regard ne peut
pas etre détaché et citoyen. Le sujet radicalement détaché est nécessairement un parasite qui
vit sans rendre de comptes a quiconque. Mais s'extraire du cirque social est un crime que la
société ne pardonne pas, et celui qui le commet est tout désigné pour devenir la victime
expiatrice de la communauté.
•
4.7. La fiction des volontés ,~i
4.7.1. L'épluchage des désirs
Dans Stalker, la Chambre située a 1'intérieur de la Zone est censée exaucer le désir le
plus secret des individus qui s'y trouvent. Cependant, au cours du film, le personnage de
l'Ecrivain avoue ne pas savoir ce qu'il désire : « Mon conscient milite pour le végétarisme
universel. Mon inconscient réve d'un bon bifteck saignant. Mais moi, qu'est-ce que je
veux ? »Au seuil de la Chambre, la mise en scene traduit ces deux pales de I'etre humain par
1'usage du premier et de I'amere-plan: a I'amere-plan, dans un surcadrage, le Professeur
expose ses nobles motifs pour faire exploser la Chambre (empecher qu'on en fasse un
mauvais usage) ; mais quand le Professeur s'avance jusqu'au premier plan, on découvre
d'autres motifs possibles, beaucoup plus prosaYques (iI s'agirait d'une vengeance vis-a-vis
d'un collegue qui aurait couché avec sa femme). OU se situe la réelle motivation du
Professeur? Entre ces deux pales?
L'Ecrivain ne souhaite pas atteindre la Chambre pour avoir ce qu'il désire, ni meme
pour savoir ce qu'il désire, mais pour savoir si il désire. Progressant dans la zone, les
personnages subissent un véritable épluchage des motifs qui les animent : les motifs nobles,
les motifs prosaYques, les motifs égocentriques, tous accusent leur insuffisance, si bien que les
personnages les abandonnent derriere eux, les uns apres les autres, cornme des peaux mortes.
Si, a la fin du parcours, les personnages s'arretent au seuil de la Chambre comme au seuil de
I'action, c'est parce qu'ils achoppent contre leur absence fondamentale de désirs. C'est la le
81 DELEUZE Gil1es, L 'image-temps, op.cit., p.180 (a propos de Wel1es et de Nietzsche)
88
paradoxe de la Zone : la Chambre exauce les vreux des hornmes et cependant, il semble
qu'el1e ne laisse entrer que « ceux qui n 'esperent plus ríen. ». Quel vreu pourrait-el1e alors
exaucer?
4.7.2. Le siege de l'inertie
Les forces qui nous déterminent, la nécessité qui nous agit, nous dissimulent le fait
que, fondamentalement, nous ne souhaitons rien de ce que nous prétendons vouloir. Quelque
chose (I'élan vital dont parle Bergson ?) veut a travers nous, exige de se poursuivre, mais
nous-memes ne voulons rien. Nous n'avons pas de désirs ou de besoins qui nous soient
propres, qui viennent de nous et non d'une nécessité extérieure : ce que nous appelons besoins
et désirs, c'est ce que nous appel1erions énergie et mécanismes nécessaires au fonctionnement
d'une machine.
Si nous atons ces caches, nous n'aboutissons pas a la révélation d'une impulsion
premiere (élan vers Dieu pour certains, instinct animal pour d'autres), car cette impulsion est
encore une couche que nous pouvons ater : qu'on enleve cette demiere couche, et alors, nous
trouvons le creur de I'etre, le véritable substrat, I'originaire. Celui-ci n'est pas une impulsion
qui nous pousse, mais une force d'inertie, qui nous tire, nous force a nous asseoir, vers
I'immobilité premiere et derniere, cette immobilité qui encadre toute existence humaine. Nous
découvrons le siege de I'inertie.
Le siege de 1'inertie est « le poínt du non-vouloir »82, « un non-choix du corps comme
l'ímpensé, l'envers ou le retournement du choix spírituel ». Dans les Fragments posthumes
de Nietzsche, on lit que « en vain» serait le pathos nihiliste ; il n'y a pas de pathos équivalent
a I'inertie, mais si on devait lui trouver un adage, ce serait « sans raison », c'est-a-dire sans
motif, mais aussi sans raisonnement (la raison étant également une poussée vitale). L'inertie
est comme I'intervalle entre chacun de nos actes, chacune de nos conquetes, chacun de nos
divertissements, entre nos joies et nos ennuis, entre nos ennuis et nos nouvelles joies. Elle est
comme I'interstice entre les images Iisibles : un espacement qui fait que chaque action
« s 'arrache au vide et y retombe ». Elle aspire le sens de nos actes : lorsque nous trébuchons
dans cet interstice, nous perdons d'un seul coup tous nos motifs, les plus nobles cornme les
plus prosaYques, les plus civilisés cornme les plus vitaux.
Jusqu'a maintenant, le siege de I'inertie a toujours été traité comme un invité
inopportun. Nous le méconnaissions, parce que nous I'avons refoulé du langage, qui exige le
82 DELEUZE Gilles, L 'image-temps, op.dt., p.265
89
pratique, l'utile. l1 est pareil au Bartleby de Melville, ce personnage qui, a toutes les
sollicitations de son employeur, objecte qu'il «aimerait mieux pas» (<< 1 would rather not
to »). l1 n'est d'ailleurs pas étonnant que Bartleby, homme sans ambition et sans désir, soit
encadré de deux employés dont les humeurs sont réglées comme du papier amusique et qui
souhaitent son licenciement. De meme, le siege de I'inertie est conjointement refoulé par le
moi animal et par le moi social, paree qu'il les met tous deux en danger, en les arretant net
dans leur course pour leur survie ou pour la civilisation. Gerry permettait d'identifier le
mouvement ala poussée vitale originelle : I'inertie, quant aelle, est nécessairement synonyrne
de mort, car celui qui ne secoue pas son emprise cesse de se donner les moyens de persévérer
dans son etre, se desseche et meurt. La société le sait, elle qui traque partout la rigidité et
l'immobilité: elle sera toujours plus effrayée par I'inertie que par n 'importe quelle force
destructrice qu'elle peut, sinon contenir, en tout cas comprendre. Au contraire, I'inertie
I'affole parce qu'elle est incapable d'en saisir I'essence. Elle voit en elle une poussée de mort,
mais c'est parce qu'elle la traduit dans sa propre langue. Si on peut qualifier le siege de
I'inertie de suicidaire, c'est a condition d'envisager le suicide non pas comme acte de mort
mais cornme non-acte de vie.
En trouvant le siege de I'inertie, nous avons trouvé d'ou partait le regard réellement
détaché. Si on comparait le regard détaché aune zone, alors le siege de I'inertie est comme la
Chambre enceinte au creur de chaque Zone: son point aveugle, sa place vide. l1 pourrait
correspondre a cet impensable dans la pensée dont parle Blanchot, et qui serait « comme sa
source et son barrage» ; « cette présence ii 1'irifini d'un autre penseur dans le penseur, qui
brise tout le monologue d'un moi pensant »83. Deleuze voit dans la croyance une issue a cet
impensable: c'est le seul moyen qu'il trouve pour sauver la pensée. II nous semble cependant
que substituer la croyance a la réaction sensori-motrice n'est qu'un pis-aller, un recul devant
cet impensable, un refus de I'affronter pour ce qu'il est.
II convient, alors, de redéfinir I'identité. Tout ce qu'il ya en nous de sujet, de «je»,
est uniquement composé d'influences extérieures : on pourrait alors considérer que seul ce
qu'il ya en nous de purement objet nous appartient en propre, pleinement, réellement - et
c'est ce dont, naturellement, nous ne voulons pas, ce dont nous n'avons que faire, précisément
parce qu'il s'agit d'une chose dont nous ne pouvons rien faire, qui ne nous est d'aucune
utilité. En demiere instance, ce n'est donc pas la nature qui est «non-indifférente»
83 Cité par Deleuze dans L 'image-temps, op.cit., p.218-219.
90
(Eisenstein), c'est nous-memes, productions de la nature, qui sommes, fondamentalement,
indifférents, sans désirs ni besoins qui nous soient propres.
4.7.3. Le dispositif cinématographique
Le cinéma semblait s'opposer par nature au regard détaehé, en ce qu'il était un art de
la distraction, pourvoyeur de sens. Et cependant, si la narration et I'image impliquent notre
participation active au film pour en comprendre le sens, le dispositif cinématographique lui
meme implique la passivité, I'inactivité du spectateur, la suspension de ses réactions sensorio
motrices. Le cinéma ne répond peut-etre pas aux vreux secrets de I'hornme mais a son
absence de vreux, au besoin de se laisser occupé par les images, d'abandonner les réflexes
civilisés. Peut-etre au fond n'avons-nous nul besoin de conquérir le regard détaehé, peut-etre
suffit-il de se laisser gagner par lui, cornme on se laisse gagner par I'inertie.
C'est peut-etre cela, la demiere étape de toute posture : « accepter l'épreuve
existentielle d'expérimenter sur soi-meme un déplacement du point de vue »84, se voir, non
plus du dehors, mais du dedans. Or, que voit-on, quand on s'implique dans la continuité
indivisible? Nous voyons qu'il n'y a pas de «je», que notre singularité est une iIIusion. Le
jeune enfant le sait et le sent : il ne fait d'abord pas la différence entre lui et sa mere, et quand
il apprend as'exprimer, iI n'est pas rare qu'il parle de lui ala troisieme personne (<< Bébé veut
gateau »). Nous rions de lui, sans nous douter que cette formulation est peut-etre la
survivance de cette perception originelle de la continuité indivisible, que I'enfant ne divise
pas son «je » du reste des choses, et qu'il I'utilise comme une convention pour etre compris
de nous. L'enfant sait que ce n'est pas lui qui veut le gateau. C'est en grandissant qu'il finira
par croire que le «je» existe pour lui-meme, et qu'il est différent, divisible, des choses qui
I'entourent, du milieu dans lequel il évolue. Notre identité est une erreur contractée dans le
temps, de meme que toutes nos volontés, nos désirs et nos besoins.
La vision du regard détaché nous a dévoilé la continuité indivisible de I'etre unique.
Appliquée aux sociétés humaines, cette vision a eu le mérite de rappeler le caractere
conventionnel des distinctions que les hommes érigent entre le monde et eux. Que se passe-t
il si nous appliquons le principe de cette continuité indivisible, non plus au cinéma, mais ala
théorie cinématographique ?
84 Georges Didi-Huberman, L'homme qui marchait dans la couleur, Paris, Minuit, 2001, p.l9, cité par Jacques Pasquet, in «Gus Van Sant, Indé-tendance», op.cit., p.ll?
91
v - L'image-matiere
5.1. Une conception immanentiste de I'image
Nous avons a plusieurs reprises parlé d'une révélation irnmanentiste livrée d'un bloc a
la sensibilité, d'une conception immanentiste du monde impliquée dans la continuité
indivisible entre I'esprit et la matiere. 11 s'agit a présent de considérer quelle peut etre
!'opérativité de cette conception appliquée au champ théorique du cinéma.
5.1.1. Composer avec le visible
Dans son artiele, La pesanteur et la grtice, Florence Bemard de Courville analyse la
scene de la montée de Blake au paradis a la fin de Last Days : «Le cadre expose le passage
entre organique et inorganique. (. ..) Se levant de son cadavre c/oué au sol, l'time du chanteur
:1 ne rejoint pas l'invisibilité du hors-champ. Son échappée a plutát lieu entre intérieur et ""o
,,1 extérieur, sur les barreaux d'une porte-fenétre. Jusqu'a l'ultime seconde, Blake doit
composer avec les lieux et transiter des uns aux autres. Blake meurt comme il a vécu : dans le
champ de l'image, dans la respiration d'un découpage. »85
·r L'image cinématographique est, cornme Blake, obligée de composer avec le visible,
l,1 de s'appuyer sur la matérialité pour donner une idée de I'au-dela, de la transcendance. «11
n 'est pas possible de créer quelque chose d 'irréel. Tout est réel et malheureusement nous ne I I
1" pouvons pas abandonner le réel. »86 regrette Tarkovski. Les cinéastes s'inventent alors des I
fictions consolatrices : Tarkovski parle de la capacité de I'image a exprimer I'infini, Sokourov
prétend que le son peut faire décoller I'image ...
Et cependant, ces conceptions accusent leur caractere de palIiatifs. L'image n'est pas
une fenetre sur I'infini, sur l'iIIimité, de meme que la musique n'est pas une fenetre sur la
transcendance. L'hornme recoupe sous le terme de «transcendant» tout ce qui lui donne
I'impression de s'extraire hors de lui-meme. Hors de lui-meme, cependant, ce n'est pas hors
du monde, hors de I'immanence. Freud parlait d'un «sentiment océanique» qui nous saisit
parfois devant une reuvre d'art, mais ce sentiment n'exprime pas un désir d'élévation
spirituelle, au contraire : c'est une volonté inconsciente de faire un avec le monde - c'est-a
dire un besoin purement irnmanentiste. Dans la perspective du regard détaché, ce sentiment de
débordement nous révele que nous ne sommes pas réellement séparés des choses qui nous
85 « Gus Van Sant, 1ndé-tendance», op.cit., p.136 86 Propos de Tarkovski cités dans son entretien avec Hervé Guibert, «Le Noir coloris de la
nostalgie», Le Monde, 12 mai 1983.
92
entourent, que notre corps n'est qu'un conducteur d'une conscience plus vaste, mais on ne
peut plus immanente. C'est parce que les hommes sont incapables de concevoir la richesse de
I'irnmanence qu'ils ont été obligés d'inventer la «fiction de la transcendance ». C'est parce
qu'ils sont incapables de reconnaitre qu'ils ne sont pas distincts du monde qui les entoure
qu'ils parlent, occasionnelIement, du sentiment d'etre transcendés. Nous sommes comme les
personnages du Sacrifice, se croyant frappés par un présage de I'au-dela en entendant le chant
d'une bergere.
Dans Stalker, les sons du train melés a la musique syrnphonique ont souvent été
interprétés, par les regards attachés, comme un signe que la civilisation court vers I'abyrne.
Cependant, I'idée de cet effet tres impressionnant est venue a Tarkovski alors qu'il prenait le
train : en se laissant bercer par bruits du train, il finit par y distinguer un rythme, cornme une
étrange musique. Faut-il y voir le défaut de I'hornme qui trouverait de I'harmonie la oi! il n'y
en a pas? Au contraire, c'est la marque d'une perception détachée qui arrive a distinguer
I'harmonie réelle la oi! toute autre oreille n'entendrait que du bruit. 11 n'existe aucune forme
de disharmonie dans le monde: il n'y a que des harmonies que nous ne sommes pas capables
de percevoir, faute d'arriver a nous concentrer suffisamment ou a nous détacher de nos
criteres personnels de beauté.
C'est la critique que Bergson adresse a Kant: Kant cherche a « expliquer comment un
ordre défini vient se surajouter a des matériaux supposés incohérents. (. ..) L 'esprit humain
imposerait sa forme a une « diversité sensible» venue on ne sait d'ou .. l'ordre que nous
trouvons dans les choses serait celui que nous y mettons nous-mémes. » Et cependant Bergson
s'attache a prouver que I'idée de désordre et d'incohérence est, comme I'idée du néant,
«contradictoire, ou plutát inexistante, simple mot par lequel on désigne une oscillation de
l'esprit entre deux ordres différents: des lors il est absurde de supposer que le désordre
précede logiquement ou chronologiquement l'ordre. ». 87 11 suffit de régler notre perception
sur la bonne fréquence pour percevoir I'intrinseque harmonie du monde qui nous entoure.
5.1.2. La vérité du cinéma
¡
L'impossibilité d'abandonner le réel dans laquelle Tarkovski voit la limite du cinéma,
est en réalité ce qui fonde la supreme vérité de ce médium. Le cinéma ne montre jamais que
de la matiere aux regards détachés : il ne peut pas mentir, car il ne montre que ce qui est.
87 BERGSON Henri, La pensée et le mouvant, op.cit., p.69-?ü
93
I
Le regard originel, surattaché, est celui qui croit que les choses n' existent pas en
dehors de leur présence sous le regard: un moment tres bref, dit-on, sépare le temps oÍ!
l'enfant croit encore sa mere absente et celui oÍ! illa croit déja morte. Le premier mouvement
de I'intelligence, c'est de savoir que le monde ne se résume pas a ce que nous en voyons, ou,
en d'autres termes, que certaines choses existent, meme si nous ne les voyons paso La
premiere erreur de I'intelligence, c'est croire que quelque chose existe hors de l'immanence :
ainsi, le Néant, Dieu, l'ame, et toute la longue série des abstractions qui n 'ont pas de réalité
concrete en dehors de notre conscience, pas d'équivalent dans la réalité. Le demier
mouvement de l'intelligence, c'est donc d'admettre qu'il n'y a rien en dehors de
I'irnmanence.
Les conceptions spiritualistes, transcendantistes sont des habits qui vont fort bien a la
peinture ou a la musique. Des lors qu'on tente de les faire enfiler a I'image
cinématographique, ils paraissent a la fois trop amples et trop étriqués. Au contraire,i l'irnmanence sied si bien au cinéma que c'est a croire qu'elle a été taillée sur mesure pour lui.
Ijl
On pourrait alors faire essayer cette conception immanentiste du monde aux théories du
cinéma, comme la pantoufle de verre de Cendrillon, pour démasquer ce qu'il y a en elle de i ,1 « transcendantisme ». Contentons-nous de faire subir cette épreuve de vérité a la conception
du cinéma sur laquelle nous nous sommes appuyés jusqu'ici, la théorie de I'image
mouvement et de I'image-temps de Deleuze.
5.2. Au-delil du temps
5.2.1. Précisions lexicales
Mais avant d'aller plus loin, quelques précisions lexicales sont nécessaires, ne serait-ce
que pour distinguer I'image que voit le regard détaché des images deleuziennes (image
mouvement, image-temps... ). Nous disions que le regard détaché voyait les choses pour elles
memes (ce que Deleuze appelle l'image optique et sonore pure). Mais la révélation de I'etre
unique comme continuité indivisible invalide cette définition. Si le regard détaché voit les
choses comme faisant partie d'une continuité indivisible, alors il n'y a pas lieu de parler de
choses distinctes. Que voyons-nous, dans ce cas ? Nous voyons de la matiere, puisqu'elle est
la face visible de cette continuité indivisible, nous voyons l' image directe de la matii:re, c'est
a-dire une image-matiere.
Si on se rérere a Bergson, au changement sans chose qui change, au mouvement sans
mobile, alors le regard détaché ne voit pas a proprement parler des mouvements de matiere,
des changements de matiere, ni meme de la matiere en mouvement, ni meme de la matiere en I
,(- 94t'
1
11
1
11-1'1
1:
changement. Nous ne pouvons pas voir la matii:re hors du mouvement, hors du changement,
et cependant, nous ne pouvons pas voir de mouvement ou de changement hors de la matiere. 11
Que voyons nous, alors ? Cornme nous ne pouvons pas les distinguer, nous dirons que nous
voyons de la matiere-changement, de la matiere-mouvement. I
I
5.2.2. Une éternité atemporeUe
Qu'entendons-nous par le terme de matiere? La matiere est la face visible de la
substance indivisible qui compose l'etre unique. Si la matiere est étemelle, c'est parce qu'elle
est faite de substance - la substance ne se crée pas et ne disparait pas, elle est, de toute
étemité. Dans Last Days, le détective remarquait que le morceau de nitrate de cellulose posé
sur la table allait se décomposer: nous en avions conclu a une finitude de la pellicule qui
mettait sur pied d'égalité les personnages et le dispositif cinématographique. A aucun moment
cependant le détective ne parlait d'une mort de la pellicule : il se contentait de prédire son
changement de forme (cristallisation, décomposition). La matiere fond, se disperse, s'évapore,
mais elle ne meurt paso Elle ne fait jamais que changer de forme: toute décomposition est une
recomposition sous une autre forme. Si toutes les choses matérielles sont vouées a la finitude,
la matiere elle-meme est immortelle.
Est-ce a dire qu'il existe une inégalité fonciere entre la matiere et l'esprit, avec d'un
coté la matiere, immortelle, étemelle, et de I'autre la conscience mortelle, dont on peut dire a
un moment qu'elle est et a un autre moment qu'elle n'est plus? En réalité, cette opposition
entre « conscience mortelle » et « matiere immortelle » constitue une erreur de raisonnement,
une survivance du dualisme théologique « ame I corps ».
Imaginons une équation mathématique: chaque étape de l'équation vise a isoler
l'inconnu (disons, x) d'un coté du signe égal. Si on essaie d'imaginer que cette inconnue est
dépositaire d'un point de vue sur le monde, donc sur l'équation, il est certain que, voyant des
nombres disparaitre derriere le signe égal, elle conclura a une mort, a un passage dans un au
dela, dans une transcendance. Faute d'une vue d'ensemble, elle ne concevra certainement pas
l'idée que les nombres ne disparaissent pas mais se fondent les uns dans les autres, changent
seulement de formes. II n 'y a la aucune résorption, disparition, simplement des transferts et
des transformations, en vertu de I'adage de Lavoisier selon lequel « rien ne se crée, rien ne se
perd, tout se transforme ».
Au moment de la mort, il n'y a donc pas résorption de la conscience dans le néant, tout
simplement parce que le néant n'existe pas (probleme créé de toutes pieces par le langage,
95
selon Bergson88). Comme toutes les choses faites de matiere, la conscience subit un
changernent de forme au point de ne bientót plus pouvoir correspondre a ce qu'on définit
d'ordinaire comme conscience, et c'est cela que nous appelons « mort ».89
C'est pourquoi Tarkovski peut, sans etre en contradiction avec la perspective du regard
détaché, superposer une voix off c1aironnant que la mort n'existe pas sur les archives de
soldats marchant vers une offensive qui ne laissera aucun survivant. JI y a bien une
survivance, mais ce n'est pas cel1e de l'ame qui survit a la mort (puisque cette ame n'existe
pas), c'est ceUe de la matiere qui composait notre conscience et qui survit nécessairement au
changement de forme, puisqu'elle ne peut se résorber. 90
« La matiere est éternelle »: il ne s'agit par, pour le regard détaché, du fruit d'un
raísonnement, cornme celui qui, chez Spinoza, nous permet d'accéder au « troísieme genre de
connaissance ». Il s'agit plutot d'une intuition sensible: le regard détaché est ce qui, en nous,
enferme I'intuition de I'éternité de la matiere. Ce faisant, c'est comme si nous avions, en
nous, un acces immédiat a I'éternité. Sí I'on voulait utiliser les termes de Spinoza, on dirait
que le regard détaché contemple naturellement les choses « sous leur aspect d'étemité », car
en toute chose, il voit la matiere éternelle.
Cette éternité, cependant, ne doit pas s'entendre au sens d'une étemité temporelle,
quelque chose qui s'étend dans le passé et dans le futur; il ne s 'agit pas de l'étemité de
l'irnmortalité puisque, la mort étant une convention, le terme d'immortalité perd tout son sens.
II faut, pour comprendre l'éternité spinozienne, imaginer une éternité hors du temps, non pas
« intemporelle» mais « atemporelle ». Pour en donner une idée, Bernard Pautrat, dans ses
cours sur L 'Ethique de Spinoza, proposait de la définir ainsi : « ce qui est arrivé demain. ce
qui arrivera hier », le mérite de ce paradoxe étant de nous forcer apenser l'éternité hors du
temps.
88 « On ne peut supprimer un arrangement sans qu 'un autre arrangement s Ji substitue, enlever de la matiere sans qu 'une mariere la remplace. « Désordre » et « néant » désignent donc réellement une présence - la présence d'une chose ou d'un ordre qui ne nous intéresse pas. qui désappointe notre effort et notre attention .. c'est notre déception qui s'exprime quand nous appelons absence cetle présence. » BERGSON Henri, La pensée et le mouvant, op.cit., p.66
89 Ríen ne prouve. en outre, que notre conscience dépende uniquement de notre cerveau: « Si l'expérience établit. comme nous le croyons, qu 'une petite partie seulement de la vie consciente est conditionnée par le cerveau. il s 'ensuivra que la suppression du cerveau laisse vraisemblablement subsister la vie consciente. » BERGSON Henri, La pensée et le mouvant, op.cit., p.46
90 «Peut-etre ne trouvons-nous la substance universelle qu 'au point contracté de la mort. )} DELEUZE GiUes, L 'image-temps, op.cit., p.150.
96
Mais pouvons-nous réellement voir les choses sous leur aspect d'éternité, c'est-a..
hors du temps? Si nous voyons les choses changer sous notre regard, ce changemat t'
n 'implique-t-il pas le temps ?
5.2.3. La révolution bergsonienne
La théorie bergsonienne du changernent pur, du changernent sans chose qui change,'
été une révolution pour la philosophie, cornme si cel1e-ci avait attendu, toute son existencc:
durant, une conception qui viendrait donner un sens au temps, cornrne si elle sentait ce qu'il y
avait de conventionnel et de vide dans sa conception du temps. Le temps a longtemps été une
notion cornmode parce qu'el1e faisait tenir les choses entre elles, comme la tringle du rideaU:
elle permettait de relier le passé au présent, le début a la fin. Or, avec Bergson, il Ya
indisrinction du passé et du présent, « Le passé ne succede pas au présent qu 'il n'est plus, j[
I coexiste avec le présent qu 'il a été»91 _ un peu cornme une boule de neige qui s'épaissil a
mesure qu'on la roule dans la neige alentours : dans cette boule, la neige originel1e coexiste
toujours avec la neige nouvelle qui vient s'accumuler. Dans cette perspective, le passé el le
I
1 1
présent font partie d'un meme continuum, indivisible. Il n'est plus besoin de faire tenir les 1e
choses entre elles, elles tiennent toutes seules ... La notion de temps perd son sens et se réve
pour ce qu'elle a toujours été : une maniere de combler la déficience de notre savoir, au mé¡lle
titre que toutes les notions faisant appel ala transcendance.
On peut légitimement considérer que Spinoza a initié la révolution de I'irnmanentis¡lle I ait
en philosophie. Comme Bergson cependant, il restait prisonnier d'un champ lexical qui av
I été inventé avant lui et qui n'avait de sens que dans les anciennes rhétoriques, dans les
rhéloriques d'avant la révolution spinozienne. En refusanl toute fonne de transcendance ason
Dieu, en imaginant un Dieu immanent, un Dieu sans sentiment, sans intel1igence et slll1I S
volonté, Spinoza vidait le concept de Dieu de son sens, le rendait inutile. De meme, aveC le
« changement pur », avec ce « ternps plein », Bergson vide la norio¡1 du temps de son contellU'1 (et ses cornmentateurs lui prérereront sans doute ceHe de « durée pure »). Bergson a tenté de
préserver la notion du temps cornme Spinoza en son temps a tenté de préserver la notíon deI Dieu, en lui otant tout pour la redéfinir drasriquement, mais tOUS deux ne I'ont fait, soJ1lllle
r toute, que pour complaire a leurs contemporaíns, condamnés qu'ils étaient a «exprime leI
I 91 Bergson cité par Deleuze, L'image-temps, op.cít., pl06
97
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j'accéder au « troisieme genre de
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c'est comme si nous avions, en
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sous leur aspect d'éternité », car
I sens d'une étemité temporelle,
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d'immortalité perd tout son sens.
: étemité hors du temps, non pas
idée, Bemard Pautrat, dans ses
i : « ce qui est arrivé demain, ce
forcer a penser ]'étemité hors du
rangement s y subs/itue, enlever de 1m» désignent done réellement une Itéresse pas, qui désappointe notre ~and nous appelons absence cette ;6
lfiiquement de notre cerveau : « Si seulement de la vie consciente est cerveau laisse vraisemblablement
/vant, op.cit., p.46 'au point contracté de la mor/o »
Mais pouvons-nous réellement voir les choses sous leur aspect d'étemité, c'est-a-dire
hors du temps? Si nous voyons les choses changer sous notre regard, ce changement
n'implique-t-i1 pas le temps ?
5.2.3. La révolution bergsonienne
La théorie bergsonienne du changement pur, du changement sans chose qui change, a
été une révolution pour la philosophíe, cornme si celle-ci avait attendu, toute son existence
durant, une conception qui viendrait donner un sens au temps, comme si elle sentait ce qu'il y
avait de conventionnel et de vide dans sa conception du temps. Le temps a longtemps été une
notion cornmode paree qu'elle faisait tenir les choses entre elles, comme la tringle du rideau:
elle permettait de relier le passé au présent, le début a la fin. Or, avec Bergson, il y a
indistinction du passé et du présent, « Le passé ne succede pas au présent qu 'i! n 'est plus, i!
coexiste avec le présent qu'i! a été»91 - un peu cornme une boule de neige qui s'épaissit a
mesure qu'on la roule dans la neige alentours : dans cette boule, la neige originelle coexiste
toujours avec la neige nouvelle qui vient s'accumuler. Dans cette perspective, le passé et le
présent font partie d'un meme continuum, indivisible. 11 n'est plus besoin de faire tenir les
choses entre elles, elles tiennent toutes seules ... La notion de temps perd son sens et se révele
pour ce qu'elle a toujoun; été : une maniere de combler la déficience de notre savoir, au meme
titre que toutes les notions faisant appel a la transcendance.
On peut légitimement considérer que Spinoza a initié la révolution de I'irnmanentisme
en philosophie. Comme Bergson cependant, il restait prisonnier d'un champ lexical qui avait
été inventé avant lui et qui n'avait de sens que dans les anciennes rhétoriques, dans les
rhétoriques d'avant la révolution spinozienne. En refusant toute forme de transcendance a son
Dieu, en imaginant un Dieu irnmanent, un Dieu sans sentiment, sans intelligence et sans
volonté, Spinoza vidait le concept de Dieu de son sens, le rendait inutile. De meme, avec le
« changement pur », avec ce « temps plein », Bergson vide la notion du temps de son contenu
(et ses cornmentateurs lui préfereront sans doute celle de « durée pure »). Bergson a tenté de
préserver la notion du temps comme Spinoza en son temps a tenté de préserver la notion de
Dieu, en lui otant tout pour la redéfinir drastiquement, mais tous deux ne I'ont faít, somme
toute, que pour complaire a leun; contemporains, condamnés qu'ils étaient a « exprimer le
91 Bergson cité par Deleuze, L 'image-temps, op.cit., pl06
97
1
·1
nouveau en jonction de l'ancien ».92 L'ancienne conception du temps ne s'est jamais remise
de la révolution bergsonienne : elle est redevenue ce qu'elle n'avait jamais cessé d'etre, une
convention purement pratique.
5.2.4. Le transcendantal
Deleuze affirme que Bergson n'a pas cherché a prouver que le temps était en nous,
mais que c'est nous qui nous mouvions dans le temps, a I'intérieur du temps93. Cette image
est tres poétique et cependant, presque impossible d'acces pour \'esprit, tout simplement parce
qu'il ya quelque chose d'oxyrnorique dans cette notion d'un « temps plein ». Parler de temps
plein, d'un temps qui existe en soi, c'est prendre le rideau pour la tringle. Deleuze écrit « Le
temps sort de ses gonds et se présente a l'état pur »94 : mais si le temps sort de ses gonds, il
dispara!t. Parler du temps cornme « totalité ouverte et changeante », c'est parler de \'etre
unique.
Deleuze fait remarquer qu'une conception du temps fondé sur l'ouvert est \'un des
rares points communs entre Heidegger et Bergson. « Partout OU quelque chose vit, il y a
ouvert, quelque part, un registre ou le temps s 'inscrit »95. Et cependant, l'ouvert est une
simple convention Iiée a la relativité de notre connaissance et qui doit etre reconnue en tant
que telle. Si I'etre est ouvert, iI faut que ce soit sur quelque chose qui n'est pas de l'etre. Et ce ~'f;"
qui n'est pas de I'etre ne peut etre que du néant, lequel n'existe pas, comme Bergson l'a
prouvé. L'etre unique ne peut etre ouvert que sur lui-meme, il n'est donc pas réellement
ouvert, mais plutót bouclé.
Deleuze a fondé une grande partie de sa philosophie du cinéma sur la notion la plus
heideggérienne de la philosophie de Bergson : cet Ouvert, l'appel d'air d'un au-dela de l'etre, Id'une transcendance a laquelle, évidemment, on rajoutera une Majuscule (I'usage de la #
F<Majuscule signalant souvent l'avancée du transcendantisme et le recul de I'irnmanentisme),
pour justifier, quelque part, I'ouverture d'un registre du temps. D'oill'illusion des «nappes de r~
92 « Ainsi, une pensée qui apporte quelque chose de nouveau dans le monde est bien ob/igée de se ~
jymanifester a travers les idées toutes faites qu 'elle rencontre devant elle et qu 'elle entrafne dans son
mouvement» BERGSON Hemi, La pensée et le mouvant, op.cit., p.123
93 « La seule subjectivité, c 'est le temps, le temps non-chronologique saisi dans sa fondation, et c 'est nous qui sommes intérieurs au temps, non pas I 'inverse. Que nous soyons dans le temps a /'air ii
td'un lieu commun, c 'est pourtant le plus haut paradoxe. Le temps n 'est pas I'intérieur en nous, c 'est !f/'
juste le contraire, I'intériorité dans laquelle nous sommes, nous nous mouvons, vivons et changeons. » DELEUZE Gilles, L 'image-temps, op.cit., p.110
94 DELEUZE Gilles, L 'image-temps, op.cit., p.55
95 BERGSON Henri, L 'évolution créatrice, op.cit., p.16. Le rapprochemenl entre Bergson el 1 Heidegger: L 'image-mouvement, op.cit., p.20.
98
passé », du « souvenir pur » qui existeraient hors de la conscience... L'Ouvert est le cheval de
Troie du transcendantisme infiltré MI cceur de la théorie du changement puro
Pour cacher ce que sa conception du temps a de « transcendantiste », Deleuze biaise en
évoquant le transcendantal au sens kantien, c'est-a-dire en opposition au métaphysique ou au I
transcendant: « Dans le cinéma moderne, (. ..) l'image-temps n 'est plus empirique, ni
métaphysique, elle est transcendantale au sens que Kant donne a ce mot »96 Le transcendantal ,11
de Kant, c'est ce qui se rapporte aux conditions a priori de la connaissance, hors de toute '1.
11
,1
lil
détermination empirique. Mais ce transcendantal est-il compatible avec un immanentisme [:1
rigoureux? Affirmer qu'i1 est possible d'avoir une conception de I'espace et du temps avant
meme d'en faire I'expérience, ne serait-ce pas comme affirmer qu'on peut etre mouillé avant II1
meme d'avoir mis le pied dans I'eau ?
Il n'existe en réalité aucune catégorie a priori de la perception. Les bébés mésestiment
les distances et les durées, i1s apprennent I'espace et le temps comme \'alphabet : ce sont des
conquetes empiriques. L'espace et le temps ne sont pas des catégories a priori de la
perception mais des conventions a posteriori. On a fait de I'espace la condition de \'étendue,
comme on a fait du temps une condition du changement, mais définir \'étendue comme un
espace occupé par quelque chose, c'est renverser la cause et I'effet : parler d'un espace plein,
c'est parler d'une étendue; parler d'un temps plein, c'est parler d'un changement. En
devenant plein, en se remplissant, ces concepts perdent leur sens, puisqu'ils sont deux
conventions, deux abstractions, deux « tringles de rideau ».
L' espace et le temps ont été créés conventionnellement a des fins pratiques, pour
établir des divisions au sein du changement indivisible et de l'étendue, indivisible également.
Bergson le sentait quand il disait que le tout de \'etre était peut-etre indivisible97 .
5.2.5. Une continuité indivisible
La continuité indivisible de \'etre unique explique pourquoi toute division entre deux
changements ou entre deux mouvements est purement conventionnelle. Chaque changement
est relié a un autre changement par un changement invisible qui nous échappe (c'était le sens
possible, dans les films de notre corpus, des trajectoires invisibles, des écrans neigeux cornme
le fond du changement. .. ). L'intervalle entre deux mouvements, la distinction entre deux
changements, ce ne sont, la encore, que des iIIusions de l' esprit et de la perception. Spinoza
disait que ce que nous appelons hasard n'est que \'ignorance des causes. De meme, ce que
96 DELEUZE GiIles, L 'image-temps, op.cit., p.355
97 BERGSON Henri, L 'Evolution Créatrice, op.cit., p.31
99
:t
nous appelons « interval1e », « distinction », ce n'est que I'ignorance de ce qui relie deux
changements entre eux, de ce qui les fait se rejoindre en un seul et meme changement,
indivisible.98
La mélodie de \'etre unique est indivisible: el1e n'est pas composée de plusieurs notes
mais d'une seule, une note tenue, une note ininterrompue. 11 n'y a pas de pause au sein de
cette note. L'espace pourrait exister s'il y avait du vide entre deux étendues, le temps pourrait
exister s'il y avait un interval1e entre deux changements. Espace et temps auraient alors une
raison d'etre, en tant qu'il permettrait de lier entre eux ces deux mouvements, ces deux
changements. Et cependant, il n'y a pas d'espace inoccupé car I'étendue est indivisible, il n'y
a pas d'interval1e entre les changements car le changement est indivisible. 99
Des lors, il faut redéfinir I'étemité de Spinoza. El1e ne peut plus etre définie comme
atemporel1e, car si le temps n'existe pas, I'atemporalité perd son sens. Voir le monde sous son
jour d'étemité, c'est voir le monde sous sonjour d'indivisibilité.
5.2.6. Deleuze et les conventions solidifiées
D'une fayon générale, nous divisons dans la matiere pour des raisons pratiques. On
peut arbitrairement définir des systemes elos au sein de la matiere et les étudier pour eux
memes: c'est ce que fait sans cesse le regard et c'est ce a quoi invite également le cadre du
cinéma qui découpe dans l' étant. « L 'organisation de la matiere rend possible les systemes
clos ou les ensembles déterminés de parties,. et le déploiement de l'espace les rend
nécessaires » lOO - nécessaires dans un but pratique, c'est la précision qui manque a cette
affirmation de Deleuze. Des lors, iI est logique que la perception s'organise de cette maniere
et qu'une philosophie du cinéma passe par cette convention « nécessaire ». Bergson était
d'accord avec I'aspect conventionnel de cette perception, parce qu'i1 pressentait que I'etre
était peut-etre absolument indivisible: « Le verre d'eau, le sucre et le processus de
dissolution du sucre dans I'eau sont sans doute des abstractions, et le Tout dans lequel ils ont
98 « Mille incidents surgissent, qui semblent trancher sur ce qui les précede, ne point se rattacher a ce qui les suit. Mais la discontinuité de leurs apparitions se détache sur la continuité d'un fond OU ils se dessinent et auquel ils doivent les intervalles memes qui les séparent )) BERGSON, L 'évolution créatrice, op.cit., p.3
99 e'est cette continuité indivisible qui explique que le plan séquence soit la figure de prédilection des cinéastes de notre corpus: il est une tentative de recréer cette continuité indivisible, d'empikher qu'on puisse couper au sein du plan (exemplairement dans L 'arche russe).
100 DELEUZE Gilles, L 'image-mouvement, op.cit., p.21
100
été découpés par mes sens et mon entendement progresse peut-étre a la maniere d'une
conscience. » 101
Deleuze, cependant, ne s'embarrasse pas de ces doutes incornmodes : il a besoin que
ces distinctions soient des réalités en soi pour bíitir une philosophie du cinéma qui ne soit pas
purement conventionnel1e: « Reste que ce découpage artijiciel d'un ensemble ou d'un
systeme clos n 'est pas une pure illusion. Il est bien fondé, et, si le lien de chaque chose avec le
tout (ce lien paradoxal qui la relie al'ouvert) est impossible arompre, il peut du moins étre
allongé, étiré al'infini, rendu de plus en plus ténu. »102 On voit bien que Deleuze, s'il accepte
en droit I'indivisibilité de I'etre unique, la repousse le plus possible, cherche a la tenir
éloignée pour que le systeme philosophique qu'il entend bíitir ne soit pas une pure convention,
mais bien la réalité meme, la vérité meme, «hors de la perception» (comme le souvenir
existait « hors de la conscience »). Loin de se contenter de I'aspect pratique de ces
distinctions, il tombe dans \' écueil des regards attachés qui veulent faire solidifier les
distinctions conventionnel1es a I'état de réalité en soi. Le mérite de Deleuze est d'avoir
développé dans toutes ses conséquences, et de présenter sous sa forme la plus systématique,
une i1Iusion naturel1e du cinéma.
5.2.7. Les subordinations
Le deuxieme défaut de la théorie de Deleuze vient de la définition bergsonienne du
temps. Bergson et Deleuze définissent le temps comme « ce qui se fail, et méme ce qui fait
que tout sefait ». Or, cela revient a subordonner le changement au temps - ou a la durée, si on
considere que le temps n' existe pas - c' est-a-dire, a renverser une nouvel1e fois la cause et
I'effet: on fait de la durée la condition du changement, alors qu'el1e est I'attribut ou la qualité
de ce changement. Ce n'est pas la durée qui change, mais bien le changement qui dure. C'est
le défaut du raisonnement de Bergson que Deleuze a transposé tel quel au cinéma, en
subordonnant le mouvement au temps dans I'image-temps.
Retrayons le parcours de Deleuze. Dans I'image-mouvement, c'est le temps qui est
subordonné au mouvement : les cinéastes tranchent et découpent dans la durée pour assurer
I'indivisibilité d'un mouvement. C'est I'indivisibilité du mouvement qui rend possible le
« raccord-mouvement », c'est el1e qui assure, en demiere instance, le Iien entre deux échel1es
ou deux angles de plan différents. Le temps, au contraire, est subordonné a I'indivisibilité de
ces mouvements, si bien qu'on nie son indivisibilité propre.
101 BERGSON Henri, L 'Evolution Créatrice, op.cit., p.1 0-11.
102 DELEUZE Gilles, L 'image-mouvement, op.cit., p.21
101
Dans l'image-temps au contraire, le temps n'est plus subordonné au mouvement, c'est
le mouvement qui est subordonné au temps. C'est alors le défaut inverse qui se produit : les
cinéastes sont obligés de «tranchen> dans I'étendue pour nous donner une idée de ,,.,
I'indivisibilité de la durée. Prenons pour exemple un des premiers plans de Gerry : la voiture,
filmée de derriere, roule sur une route dans le désert pendant de longues minutes. C'est un
exemple d'image-cristal qui «dédouble le présent en deux directions hétérogénes, dont 1'une
s'élance vers 1'avenir et l'autre tombe dans le passé »103 : passé et futur deviennent «lisibles
comme espace parcouru par 1'une et espace aparcourir par l'autre »104. Mais pour que nous
sentions I'indivisibilité de cette durée pure, il faut cependant postuler la divisibilité de
l' étendue, la distinction entre la voiture et la route, entre la voiture et le décor dans lequel elle
se déplace. C'est la regle des mouvements aberrants de I'image-temps: meme si la vitesse du ,mobile et de la caméra sont synchronisées, le mobile ne doit pas moins se détacher, se
i,
découper sur le milieu ou il évolue, pour que nous sentions la durée de cette progression. La
conquete de I'image-temps s'est donc faite en tranchant dans I'indivisibilité de I'étendue.
En réalité, les images en elles-memes ne font rien, pas plus que les cinéastes : c'est
I1
notre reil qui divise et tranche, tantot plutot dans la durée pure (image-mouvement), tantot
plutot dans I'étendue (image-temps). L'image-temps deleuzienne, en renversant cette
subordination, ne fait donc jamais que remplacer une convention (la divisibilité de la durée
pure, du changement) par une autre (la divisibilité de l'étendue). 1Est-ce el. dire qu'il est impossible de voir dans la meme image l'indivisibilité de ,\
I'étendue et l'indivisibilité du changement? Qu'étendue et changement sont entre eux dans de .~ l. \~
tels rapports de force que l'un ne peut pas exister sans soumettre l'autre, cornme dans la ~ '~dialectique du maltre et de I'esclave ? .~
,~
i~ 5.2.8. L'indivisibilité de I'image-matiere
I~~
Nous avons vu que le regard détaché nous découvrait l'indivisibilité de l'etre unique. ~,
~
Or, celle-ci recoupe el. la fois l'indivisibilité de l'étendue et l'indivisibilité de la durée, du
changement. Aux yeux du regard détaché, de meme que le changement et le mouvement ne
peuvent pas etre subordonnés el. la matiere, ni la matiere au changement et au mouvement, de ~
meme l'étendue ne peut pas etre subordonnée au changement et le changement ne peut pas t etre subordonné el. I'étendue - ils entrent dans un rapport coextensif. Nous ne sommes plus
~
dans une image-mouvement ou dans une image-temps, nous sommes dans une image-matiere. i 103 DELEUZE Gilles, L 'image-temps, op.cit., p.108-109 104 PASQUET Jacques, « Sortie de mute », in Gus Van Sant, Jndé-tendance, op.cit., p.l13
102
On nous objectera que la catégorie de l'espace, qu'elle soit a priori ou a posteriori, est ¡jI un carcan solide duquel on ne s'échappe pas si facilement; que c'est la substance qui est I¡II étemelle et indivisible et que le regard ne voit jamais que de la matiere divisible; que notre
regard est prisonnier de la divisibilité, du fait de l'ordre de grandeur auquel il est astreint 105 ; 1111
en somme, que nous pouvons imaginer la mélodie mais que nous n'en verrons jamais qu'une !! I
partition. 1 1
1
Si I'on tombe d'accord avec I'une de ces nombreuses objections, alors nous ¡ \ ¡
considérons que la divisibilité, la compartimentation, fonctionnent comme une catégorie de la !,I!,
perception, que nous sornmes prisonniers de notre point de vue, que nous ne verrons jamais !I que des corps séparés et distincts, et jamais de la continuité indivisible, auquel cas il ne nous
¡
reste plus qu'el. rebrousser chemin : nous avons touché du bout des doigts l'extreme limite de ¡Ijl
l'image-temps, au-delel. de laquelle il n'y a rien de visible pour le regard. Nous pouvons saisir l' I11
l'indivisibilité de la durée pure mais pas l'indivisibilité de l'étendue. 1
,¡I I!
Nous pourrions, pour répondre el. ses objections, arguer que la substance est , 1
omniprésente, et donc ressort du visible, ou que la matiere est la face visible de la substance 1,1
1
indivisible, ou encore, avec Bergson, que nous pouvons changer I'ordre de grandeur de la
perception, I'échelle du regard... Et cependant, il est certain qu'on s'empetrerait dans des 1
argumentations sans fin - et il est possible que les données du probleme soient beaucoup plus
simples que ces débats ne le laissent supposer.
Ne nous suffit-il pas de sentir ce qu'il y a d'étrange el. imaginer que nous puissions
concevoir l'indivisibilité de la durée et pas celle de I'étendue? La sensitivité serait
définitivement prisonniere des distinctions de l'espace, quand la sensibilité pourrait, pour sa
part, échapper au temps spatialisé et sentir la durée pure indivisible?
L'enfant, quand il nalt, ne fait qu'un avec le monde: il ne fait pas la différence entre
sa mere et lui. Ce n'est qu'en grandissant qu'il commence el. percevoir les divisions entre les
objets, el. croire en son identité propre. Et cependant, sa perception originelle était bien celle
d'une indivisibilité de l'etre unique. Toutes les divisions postérieures sont des habitudes
contractées, des images mentales qui naissent des besoins pratiques (distinguer les objets les
uns des autres pour les utiliser... ). Cette indivisibilité de I'étendue, est en réalité la perception
105 « Que deviendrait la table sur laquelle j'écris en ce moment si ma perception (. ..) étail faite pour I'ordre de grandeur auquel correspondent les éléments, ou plutót les événements, constitutifs de sa matérialité ? Mon action serait dissoute ,. ma perception embrasserait, a l'endroit ou je vois ma table et dans le court moment ou je la regarde, un univers immense et une non moins interminable histoire. JI me serait impossible de comprendre comment cette immensité mouvante peut de venir pour que j'agisse sur elle, un simple rectangle immobile et solide, » BERGSON, La pensée et le mouvant,
op,cit., p.62
103
l
'!
la plus naturelIe du monde, aucunement la plus inaccessible. ElIe a toujours été devant nos
yeux, ce sont les distinctions conventionnelles contractées en grandissant qui nous l' ont
dissimulée, comme I'image visible a été recouverte par I'image lisible.
Dans cette perspective, la théorie de I'image-temps de Deleuze devient inadaptée pour
traiter de I'image-matülre, car si cette théorie postule I'indivisibilité des changements, elle
conserve d 'une part, les distinctions entre les changements, d'autre part les intervalIes entre
les mouvements. II faut alors redéfinir les propriétés de cette image-matiere OU étendue et
changement participent d'une meme continuité indivisible.
5.3. L'image-matiere
On ne pourra pas trouver de signes distinctifs de cette image matiere cornme on
pouvait en trouver pour I'image-mouvement et I'image-temps: rien ne distingue I'image
matiere d'une autre image, car toute image est potentiellement une image-matiere. L'image
matiere ne se signale pas par son contenu, elle dépend entierement du regard que l' on pose sur ')-'
elle. Si ce regard est détaché, s'il voit la matiere sous son aspect d'indivisibilité, alors il
actualise I'image-matiere enceinte dans I'image ordinaire.
Continuons sur cette lancée. Deleuze emprunte a Peirce sa c1assification pour
distinguer trois sortes d'images. La priméité : «quelque chose qui ne renvoie qu'(¡ soi-meme,
qualité ou puissance, pure possibilité », la secondéité «quelque chose qui ne renvoie (¡ soi
que par autre chose, l'existence, /'action-réaction, l'effort-résislance », la tiercéité:
«quelque chose qui ne renvoie qu '(¡ soi qu 'en rapporlant une chose (¡ une autre chose, la
relation, la loi, le nécessaire »106. On voit que la tiercéité correspond, par définition, aI'image
actualisée par le regard attaché : une image-jonction, qui ne vaut pas pour elle-meme mais
pour ce aquoi elle se rapporte, ce aquoi elle renvoie. La secondéité n'est qu'une des iIIusions
nées de la compartimentation de I'espace filmique, de la divisibilité de I'étendue. Dans la
perspective de I'etre unique, il n'y a pas d'action et de réaction, parce que les actions et les
réactions participent en réalité d'un meme mouvement, d'un meme changement qui les relie
entre elles: « la discontinuilé de leurs apparitions se délaehe sur la eonlinuilé d'unfond OU
ils se dessinent et auquel ils doivent les intervalles meme qui les séparenl » 107. En raison de
ce principe, I'image-matiere ne peut donc pas davantage ressortir de la secondéité. Cest donc
la priméité qui semble naturellement correspondre a I'image-matiere : voir la matiere
mouvement pour elle-meme dans une continuité indivisible, c'est voir partout de la priméité.
106 DELEUZE Gilles, L 'image-Iemps, op.eit., p.45 107 BERGSON Henri, L 'évo/ulion créatrice, op.cit., p.3
104
Pour Deleuze, « l'image aeluelle el son image virluelle eonslituenl done le plus petil
circuil intérieur, (¡ la limile une pointe ou un poinl mais un point physique qui n 'est pas sans
élémenls dislinels (un peu eomme ['alome épieurien). Dislinels, mais indiseemables, tels sonl
l'aeluel elle virluel qui ne eessenl de s'éehanger. »108 Si on postule que I'esprit peut etre
totalement occupé par les images qu'il regarde, alors ces images tiennent lieu de pensée et
I'image virtuelle est purement abolie. Le regard détaché, en se posant sur I'image-matiere,
crée donc un circuit plus petit eneore que le circuit de I'image actuelle et de I'image virtuelle,
un circuit ou priment I'indistinction et I'indivisibilité de I'ensemble.
Qu'elle existe réellement ou qu'il s'agisse d'une pure abstraction, I'image-matiere a le
mérite de révéler la dialectique inachevée qui était en germe dans la conception du cinéma de
Deleuze: I'image-mouvement y faisait figure de these (subordination du temps au
mouvement), I'image-temps d'antithese (subordination du mouvement au temps), et cette
démarche de la pensée invitait naturellement a imaginer une image qui puisse dépasser ce
simple renversement de la subordination. Nous proposons pour notre part, comme possible
dépassement acette dialeetique incomplete, la notion d'image-matiere qui rendrait I'étendue
et la durée coextensives aI'image, qui les réunirait dans leur indivisibilité.
108 DELEUZE Gi1les, L 'image-Iemps, op.eit., p.95
105
FILMOGRAPHIE
FILMS D'ALEXANDRE SOKOUROV
Alexandra (2007)
Le Soleil (2006)
L 'arche rosse (2003)
Moloch (1999)
Mere & jils (1997)
Voix spirituelles (1995)
FILMS DE GUS VAN SANT
Gerry (2002)
Elephant (2003)
Last Days (2005)
Paranoid Park (2007)
FILMS D'ANDREi TARKOVSKI
L'Enfance d'Ivan (1962)
Andrei Roublev (1969)
Solaris (1972)
Stalker (1979)
Le Miroir (1974)
Nostalghia (1983)
Le sacrifice (1986)
BIBLIOGRAPHIE
PHILOSOPHIE
- La pensée et le mouvant, de Henri Bergson, aux Presses Universitaires de France, édition
Quadrige Grands Textes, 2008
- L 'évolution créatrice, de Henri Bergson, aux Presses Universitaires de France, édition
Quadrige Grands Textes, 2008
- L 'image-mouvement et L 'image-temps, de Gilles Deleuze, aux Editions de Minuit,
Collection « Critique », 1985
- CEuvres lJ et lJ1, de Walter Benjarnin, aux éditions Gallirnard, col1ection Folio essais, 2000
- Regards sur le monde actuel et autres écrits, Paul Valéry Gallirnard, Folio Essais
- Par dela le bien et le mal, Nietzsche, Editions Folio
CINEMA
- Alexandre Sokourov, de Bruno Dietsch, aux éditions L'age d'hornrne, col1ection Cinérna
vivant, 2005
- Le Temps scellé, de Andrei' Tarkovski, aux éditions de I'Etoile, Cahiers du cinérna, 1989
- Journal, 1970 - 1986, de Andrei' Tarkovski, aux éditions Cahiers du cinérna, 1993
- Notes sur le cinématographe, de Robert Bresson, aux éditions Gal1irnard, 1988
- « Gus Van Sant, 1ndé-tendance », Eclipses, n041, p.l33
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