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Cultures & Conflits 09-10 (printemps-été 1993) La violence politique dans les démocraties europénnes occidentales ................................................................................................................................................................................................................................................................................................ Raimondo Catanzaro La régulation sociale par la violence : le rôle de la criminalité organisée dans l'Italie méridionale ................................................................................................................................................................................................................................................................................................ Avertissement Le contenu de ce site relève de la législation française sur la propriété intellectuelle et est la propriété exclusive de l'éditeur. Les œuvres figurant sur ce site peuvent être consultées et reproduites sur un support papier ou numérique sous réserve qu'elles soient strictement réservées à un usage soit personnel, soit scientifique ou pédagogique excluant toute exploitation commerciale. La reproduction devra obligatoirement mentionner l'éditeur, le nom de la revue, l'auteur et la référence du document. Toute autre reproduction est interdite sauf accord préalable de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Revues.org est un portail de revues en sciences humaines et sociales développé par le Cléo, Centre pour l'édition électronique ouverte (CNRS, EHESS, UP, UAPV). ................................................................................................................................................................................................................................................................................................ Référence électronique Raimondo Catanzaro, « La régulation sociale par la violence : le rôle de la criminalité organisée dans l'Italie méridionale », Cultures & Conflits [En ligne], 09-10 | printemps-été 1993, mis en ligne le , consulté le 08 décembre 2012. URL : http://conflits.revues.org/417 Éditeur : Centre d'études sur les conflits http://conflits.revues.org http://www.revues.org Document accessible en ligne sur : http://conflits.revues.org/417 Document généré automatiquement le 08 décembre 2012. La pagination ne correspond pas à la pagination de l'édition papier. Creative Commons License

La Regulation Sociale Par La Violence Le Role de La Criminalite Organisee Dans l Italie Meridionale

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  • Cultures & Conflits09-10 (printemps-t 1993)La violence politique dans les dmocraties europnnes occidentales

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    Raimondo Catanzaro

    La rgulation sociale par la violence :le rle de la criminalit organise dansl'Italie mridionale................................................................................................................................................................................................................................................................................................

    AvertissementLe contenu de ce site relve de la lgislation franaise sur la proprit intellectuelle et est la proprit exclusive del'diteur.Les uvres figurant sur ce site peuvent tre consultes et reproduites sur un support papier ou numrique sousrserve qu'elles soient strictement rserves un usage soit personnel, soit scientifique ou pdagogique excluanttoute exploitation commerciale. La reproduction devra obligatoirement mentionner l'diteur, le nom de la revue,l'auteur et la rfrence du document.Toute autre reproduction est interdite sauf accord pralable de l'diteur, en dehors des cas prvus par la lgislationen vigueur en France.

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    Rfrence lectroniqueRaimondo Catanzaro, La rgulation sociale par la violence : le rle de la criminalit organise dans l'Italiemridionale, Cultures & Conflits [En ligne], 09-10|printemps-t 1993, mis en ligne le , consult le 08 dcembre2012. URL: http://conflits.revues.org/417

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    Cultures & Conflits, 09-10 | printemps-t 1993

    Raimondo Catanzaro

    La rgulation sociale par la violence : lerle de la criminalit organise dans l'ItaliemridionaleL'augmentation des activits illicites a atteint sa cote d'alerte dans la dernire dcennie et lasituation s'aggrave encore aujourd'hui. Si l'on regarde les donnes des statistiques criminellesrelatives aux dlits dnoncs, pour lesquels une action pnale a t engage, nous pouvonsvrifier un dveloppement des homicides, en particulier dans les trois ou quatre rgions haute densit de criminalit organise (Sicile, Calabre, Campanie et, depuis quelques annes,galement les Pouilles) et aussi une augmentation des dlits contre le patrimoine, contrel'conomie, la confiance publique et contre l'Etat. Les rapports d'ouverture de l'anne judiciaireprsentent chaque anne un tableau plus sombre et l'on doit noter qu'ils se basent sur desdonnes officielles qui prsentent en ce domaine la faiblesse bien connue des "chiffresnoirs", c'est--dire de ces dlits qui chappent aux relevs statistiques, soit parce qu'ils nesont pas dnoncs, soit parce qu'ils relvent de l'administration d'une justice, autre que lajustice officielle, l'intrieur des groupes criminels ou des espaces qu'ils contrlent. Enoutre, les rcents assassinats d'hommes politiques d'importance Palerme (comme le dputau Parlement europen Lima) et de magistrats comme Falcone et Borsellino, qui avaientengag de grandes batailles contre la mafia, ont fait crotre les proccupations quant auxdommages que la prsence des groupes criminels peut causer en Italie et en Europe. Lesquestions auxquelles on voudrait rpondre ici peuvent tre formules de la manire suivante:la croissance des comportements illgaux implique-t-elle une croissance de la "rgulationpar la violence" dans la socit? Si oui, pourquoi et quelles conditions? Quels sont lesmodalits de comportements illgaux qui peuvent contribuer l'augmentation de la rgulationpar la violence ? Quelles variables interviennent pour favoriser ou contrarier cette formede rgulation sociale? Pour rpondre ces questions, il serait bon d'abandonner le thmeexcessivement large de l'illgalit diffuse et de se concentrer sur les groupes criminels. End'autres termes, nous partirons d'une analyse de la "criminalit organise" pour rpondre aucomment et au pourquoi de la croissance de la rgulation sociale par la violence.

    DEUX FACES DE LA CRIMINALITEDans le dbat qui se droule depuis longtemps dj en Italie sur la mafia, notamment partir des tudes amricaines sur la criminalit organise (organized crime), sont confonduesles deux principales activits des groupes criminels, qu'il convient de garder analytiquementdistinctes, tant pour en comprendre le fonctionnement que pour en valuer de manire adquatela dangerosit. Pour saisir la nature et les caractristiques des deux activits, nous pouvonsprendre l'exemple du trafic de drogue (mais cela vaut pour tout type de trafic illicite). Ungroupe criminel qui doit faire dcharger une quantit d'hrone ou de cocane dans un port ouun aroport quelconque, doit obtenir l'assentiment du groupe qui contrle les activits illicitesdu lieu. La dcouverte du trafic pourrait en effet crer des problmes au groupe qui contrlele port, lequel pourrait se venger des trafiquants en les dnonant la police, en empchantdes trafics ultrieurs ou, cas extrme, en en tuant quelques uns. Au contraire, l'approbationdu groupe criminel qui contrle le port de transit des marchandises, garantit contre de telsrisques. En outre, le groupe de contrle sait quels sont les lieux et les modes les plus srspour faire transiter les marchandises; il est en mesure de compter sur la bienveillance despoliciers qui ne sont pas mal disposs ou sont mme corrompus. Il est donc avantageuxpour les trafiquants d'informer le groupe qui contrle ce territoire et d'obtenir son accord qui,d'ailleurs, est pay en pourcentage du chiffre d'affaires. Cette quote-part peut tre interprte,pour le groupe des trafiquants, comme une forme d'assurance contre un double risque: celui

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    d'tre dcouverts par la police ou par le groupe qui contrle le territoire. Pour ce dernier, lepaiement peut tre interprt de deux faons : d'un ct comme une compensation pour laprestation de services et pour les cots engags (qui incluent ceux relatifs la couverture desforces de l'ordre); de l'autre comme une forme de montarisation du risque li au fait qu'uneaugmentation du volume des trafics illicites pourrait dpasser le seuil retenu comme acceptablepar la police et la conduire intervenir, avec les complications conscutives pour l'ensembledes affaires illicites. Rflchissons aux caractristiques des deux groupes: le premier, celui quiorganise le trafic de drogue, peut tre dfini comme un entrepreneur conomique qui produitet/ou distribue une marchandise, bien qu'il s'agisse d'une marchandise dont la production et ladistribution est interdite par la loi. Le second a une nature compltement diffrente: c'est unentrepreneur politique qui contrle un territoire et exige un tribut pour toutes les affaires quis'y droulent. Nous devons distinguer de faon analytique entre activits conomiques illicites(trafic de drogue, contrebande de tabacs, organisation et exploitation de la prostitution, jeuxde hasard, loto clandestin) d'un ct, et contrle politico-militaire d'un territoire de l'autre.La distinction a peut-tre t formule de la manire la plus efficace par A. Block1 avec lesconcepts d'enterprise syndicate et power syndicate, et c'est une distinction d'un grand intrt carles activits qui se droulent dans les deux camps rpondent des logiques tout fait opposes.Les activits conomiques illicites sont ralises avec des critres de march, bien qu'il s'agissed'un march trs particulier: celui de la production et distribution de biens qui doivent circulerde manire occulte pour chapper la sanction de la loi. Cela a conduit certains auteurs 2 opposer de faon polmique, en ce domaine, le concept de "criminalit dsorganise" celui,courant, de criminalit organise. Mme si le concept de criminalit dsorganise, commesimple anarchie des comportements de march, semble surtout rpondre une configurationidal-typique, il ne fait pas de doute cependant que, dans les secteurs considrs, mme s'ily a des formes d'alliances et de cartel pour le contrle du march, la rgle fondamentale descomportements des acteurs est la concurrence. En ce qui concerne le power syndicate, dontles formes les plus apparentes dans le cas de la criminalit organise du Mezzogiorno sontles extorsions et les squestrations de personnes, nous nous trouvons en revanche devant unexemple classique de spcialisation politique. Le but fondamental du power syndicate est lecontrle de l'environnement et des individus qui en font partie; et ainsi, de ce point de vue,les mafiosi ont t dfinis comme des power brokers3.

    LA PROTECTION-EXTORSIONUne des activits fondamentales des power brokers criminels consiste dans l'extorsion d'argenten change de protection. L'exemple cit auparavant propos du groupe criminel qui contrleune aire territoriale entire, est un cas d'implantation dont la gense est constitue parl'extorsion. Analysons donc le mcanisme de l'extorsion pour reconstituer le systme ducontrle sur les individus et le milieu. A la diffrence des dlits comme le vol ou l'attaque main arme, l'extorsion est un dlit continu (cette caractristique est galement prsente dansla squestration fin d'extorsion, mais elle se termine avec la libration de la victime). Nousne nous intressons pas ici aux dimensions juridiques de la continuit, mais ses dimensionssociales. Comme l'extorsion ne s'puise pas dans un acte unique et demande un rapportconstant avec la victime, cette dernire doit tre continuellement manipule, ainsi que sesrseaux de sociabilit. De la mme manire, doivent tre manipuls la loi et ses reprsentants.En fait le mafioso doit, en mme temps, menacer et protger sa victime: il doit donc tre enmesure d'exercer un pouvoir effectif envers ceux qui prtendent intervenir dans ce rapport: lesautres criminels ou l'autorit publique. En d'autres termes, il doit savoir exploiter au maximumses positions stratgiques dans une srie de rseaux sociaux. Mais, en dfinitive, le fondementde sa capacit de protection et donc d'extorsion, rside dans le potentiel de violence que l'auteurde la protection/extorsion est en mesure d'exercer. Nous pouvons donc dfinir les acteurs de lacriminalit organise, envisags comme power broker ou power syndicate, comme des sujetsqui se spcialisent dans l'offre de protection prive et dont le financement se fait sur la basede prestations extorques qui prennent un caractre de versements stables et priodiques en

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    change de l'affectation de prestations parmi lesquelles la fourniture d'une garantie de scuritest fondamentale4. Il s'agit par consquent de sujets qui concurrencent l'Etat ou offrent un bienque l'Etat n'est pas en mesure d'offrir. Quelles sont les conditions qui doivent tre satisfaitespour offrir une protection? S'ils veulent se substituer l'autorit de l'Etat comme garant desbiens et de la scurit physique des personnes, ceux qui se spcialisent dans ces activitsdoivent dmontrer qu'ils savent exercer la force de manire plus efficace que les concurrentspotentiels. Ils doivent donc se construire leur propre appareil de coercition physique et avoirle monopole de la violence sur un territoire dtermin5. Toutefois, si le titulaire de la violenceobtenait effectivement la position de monopole, toute demande de protection adresse dessujets privs viendrait tomber et, partant, les mafiosi ne pourraient plus exiger des pots-de-vin ou des rcompenses ad hoc pour la dispenser. En fait, une personne prive qui obtiendraitle monopole de la violence sur un territoire dtermin finirait par devenir un agent tatique. End'autres termes, celui qui a le monopole de la violence doit offrir la protection comme un bienpublic, c'est--dire sans paiement de contre-prestations directes. Au contraire, la diffrencede l'Etat qui offre la protection comme un bien public tous les citoyens, la criminalitorganise est un entrepreneur en matire de protection. Un des buts des entrepreneurs est demaintenir leve la demande de la marchandise offerte. A l'instar des entreprises qui font lapromotion de leurs produits, les mafiosi recourent galement au message publicitaire ; ilsdoivent faire en sorte que la violence soit toujours prsente sur leur march, c'est--dire quela demande de protection ne faiblisse jamais. A cette fin, ils utilisent leur propre capacit exercer la violence; ils menacent les individus dans leur scurit physique ou leur patrimoineet, en mme temps, ils offrent leur protection contre cette menace en change de pots-de-vin,tributs et autres formes de contribution conomique. Les entrepreneurs de protection privedoivent par consquent tre en mme temps entrepreneurs de violence; pour que leur offrede protection puisse tre efficace et avoir un attrait, il doit toujours exister une demande deprotection prive. C'est--dire qu'il doit exister un sujet: l'Etat qui, sur le papier, a le monopolede la violence lgitime mais qui n'est pas en mesure de l'exercer efficacement, c'est--dire deprotger les citoyens. Ces considrations servent d'ailleurs expliquer pourquoi la criminalitorganise n'est pas un anti-Etat et peut prosprer seulement lorsqu'il y a un Etat, mais un Etatinefficace. En fait, c'est seulement lorsqu'il existe un mcanisme de protection publique quine fonctionne pas que les conditions propices l'apparition d'une protection prive peuvent secrer6. En revanche, si la protection publique n'existait mme pas sur le papier, s'agenceraientdes mcanismes qui, la longue, induiraient une slection entre les diffrents acteurs privsqui se concurrencent dans l'offre de protection jusqu' ce que l'un d'entre eux merge pours'affirmer comme celui qui offre une protection comme un bien public. En fait, ceci a thistoriquement le processus de formation de l'autorit publique dans les Etats nationaux.

    LA REGULATION SOCIALE PAR LA VIOLENCEMais retournons notre sujet. Nous avons dfini les groupes de criminalit organise,spcialiss dans la dimension power syndicate, comme des professionnels de la protection-extorsion. En d'autres termes, ils sont spcialistes de la manipulation des personnes et groupessociaux ainsi que de la violence. Puisqu'ils assurent le contrle du territoire, il s'agit de groupeset d'acteurs qui se spcialisent dans la rgulation sociale violente. Reprenons maintenantl'exemple retenu initialement sur les rapports entre les deux types de groupes criminels. Decet exemple, nous pouvons dduire que les sujets du power syndicate n'exigent pas seulementdes tributs des honntes citoyens, mais galement des autres criminels. De la mme manireque la croissance des activits conomiques sur les marchs lgaux demande des formesde rglementation toujours plus complexes, la croissance des activits conomiques illicitesfait augmenter la demande de gouvernement de la criminalit. Une telle demande est la base de la croissance des power syndicates c'est--dire des groupes qui se spcialisentdans la rgulation sociale par la violence. L'augmentation de la sphre des activits illicitescomporte donc une augmentation de la sphre d'influence et une multiplication des powersyndicates ; cela implique en consquence une croissance des formes, de l'extension et de

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    la quantit de la rgulation sociale base sur la violence. Pour comprendre cette croissance,il est ncessaire d'approfondir l'analyse des fonctions lies l'aspect power syndicatedes mafiosi. Fondamentalement, ces fonctions sont doubles : fonction d'entrepreneurs deprotection violente et fonction de mdiateurs sociaux ou power brokers. Les activits demdiation peuvent tre remplies en occupant simplement des positions dtermines, c'est--dire en se plaant sur les connexions cruciales des rseaux sociaux. La comptition entre lesaspirants mdiateurs consiste donc conqurir les articulations les plus importantes dans lesrseaux de relations interpersonnelles. Cela se produit avec la comptition pour instaurer descontacts personnels, des changes, des rapports d'amiti et d'affaires. Mais quand, dans lemonde de la criminalit, on en arrive la reddition des comptes, le moyen le plus efficacepour triompher dans la comptition consiste dans l'limination physique de l'adversaire. Lesfrquents homicides provoquent une instabilit substantielle et continue des rapports sociaux.Une telle instabilit fait que la confiance ne peut jamais tre tenue pour acquise de la partde quiconque: victimes de l'extorsion, spcialistes de la protection ou simples spectateurs;la violence est donc perue comme une option toujours possible et, en dfinitive, normale.La prsence quotidienne de la violence interdit l'affirmation de rapports de confiance de typeimpersonnel et affectivement neutres. L o domine la violence les liens doivent par ncessittre forts, intenses et connots dans un sens affectif. Il a, en fait, t soulign combien, dansle Mezzogiorno d'Italie et en particulier en Sicile, il existe une connotation instrumentale del'amiti7. Dfinir "ami" tout sujet auquel on est socialement autoris demander une faveur,que ce soit l'obtention d'une prestation laquelle on a droit ou la violation d'une loi de l'Etat,dnote l'exigence de confrer un caractre de confiance personnalise aux relations sociales,parce que l'on ne peut pas se fier "spontanment", en s'en remettant au seul fonctionnementde normes impersonnelles. Peut-on dire que ce type de confiance connote des liens forts etnon pas des liens faibles8 ? Oui certainement , mais comme tous les liens forts connotsaffectivement, il s'agit d'un lien fragile. La confiance en gnral n'est pas donne une fois pourtoutes et peut galement se transformer en manque de confiance. En fait, les liens affectifstendent tre exclusifs ; donc la confiance qui en dcoule tend se concentrer au seinde groupes restreints et n'est pas diffuse socialement. Dans le cas des activits illicites dela criminalit organise, ce caractre restreint des rseaux de confiance est accentu par lancessit d'viter que les trafics ne soient dcouverts. Ds lors, la confiance connote en termesaffectifs et non impersonnels a comme caractristique que le manque de respect l'gard desengagements pris tend revtir l'aspect de la "trahison". Ceci sert expliquer pourquoi dans lemonde de la criminalit organise le respect des engagements pris est aussi fortement connoten termes d'"honneur", et combien la violation des engagements en vient tre considrecomme une insulte sur le plan personnel. Dans un contexte de relations interpersonnelles dece type, toute altration des rseaux sociaux tendra revtir des connotations dramatiquestrs personnalises. Non seulement la confiance se transformera brusquement en manque deconfiance, mais la violence sera considre comme une option et une riposte adquate la"trahison", c'est--dire la violation des engagements. En conclusion de ce raisonnement,on peut affirmer que la croissance de la rgulation sociale par la violence est fonction de lacroissance des trafics illicites. Mais quels facteurs psent sur cette croissance? Et existe-t-ilune relation directe entre croissance des trafics illicites et croissance de la rgulation socialepar la violence? Ou devons-nous retenir qu'il existe des variables qui interviennent pour nepas rendre linaire ce rapport? Pour donner une rponse ces demandes, nous prendrons deuxpoints en considration. Le premier se rfre aux consquences des activits illicites sur lemarch et les comportements des entrepreneurs. Le second concerne l'action tatique avec uneattention particulire porte deux aspects : un aspect normatif et un aspect administratif-excutif. L'habilet des entrepreneurs dans le champ des activits illicites a sa spcificit. Laspcialisation dans les activits de recyclage, en rapport avec les transporteurs de drogue,en contact avec les oprateurs bancaires et financiers pour blanchir l'argent sale, donne lieu l'acquisition d'un savoir-faire des entrepreneurs, entendu comme capacit d'identifier lessecteurs conomiques les plus profitables vers lesquels orienter les investissements. Mais ils'agit de capacits qui ne sont pas utiles pour crer des entreprises fonction productive,

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    sinon dans un but limit de connexion entre l'offre de biens illgaux et l'exploitation, butconomique, de liens financiers et politiques en vue d'obtenir l'accs aux financements publicset aux adjudications. Ainsi les capacits managriales se forment-elles essentiellement enrelation la politique, dont le rle est excessivement "dramatis". Les disponibilits d'argentliquide ne sont pas diriges pour promouvoir le dveloppement conomique, mais s'oriententvers d'autres activits. Non seulement les capitaux ne s'accumulent pas dans les "mainsadquates"9, mais les conditions sociales pour que se crent ces "mains adquates" n'existentpas. Tant que les raisons de convenance conomique investir dans le champ des activitsillicites persistent, il reviendra ce secteur de se dvelopper et cette forme d'entrepriseadquate de se reproduire. L'effet de complmentarit des investissements fonctionnera enfait pour ce secteur10. Il est vrai qu'oprer dans le secteur de l'conomie illgale comporte descots potentiellement trs levs ; et, en premier lieu, la possibilit d'tre dcouverts et devoir disparatre en un instant la richesse accumule. Mais si les risques sont rduits grce des stratgies de couverture et de dissimulation, alors la possibilit de profits immensmentplus levs que ceux qui peuvent tre raliss en investissant dans des activits licites est uneincitation plus que suffisante pour orienter les individus vers le secteur illgal. La persistancede formes de protection/extorsion ou de violence, de la part de la criminalit organise,concourt en outre conditionner ngativement la possibilit de voir merger des capacitsd'entreprise orientes vers des activits productives dans le secteur de l'conomie licite. Lapersistance de la violence sur le march dcourage les investissements ventuels, rduit lagamme des entrepreneurs potentiels et pousse ceux qui veulent entrer dans l'arne conomique s'quiper des mmes armes que les groupes mafieux. Donc en dfinitive, l'extension de laviolence sur le march fait obstacle au dveloppement d'attitudes conformes aux lois normalesdu march; elle favorise des orientations caractrises par la logique du vol et par des maniresde prdateurs. Ainsi, la prvisibilit gnrale du march comme condition de la rentabilit del'entreprise est fortement perturbe et ceci dcourage d'entreprendre des activits conomiquesdans le secteur lgal, soit en raison des profits plus bas par rapport au secteur illgal, soiten raison des cots additionnels plus levs (ncessit de payer la protection-extorsion), soitenfin en raison du risque de devoir fermer l'activit cause de la violence socialement diffuse.La diffusion de la criminalit organise provoque ce type de risques mme pour les activitsconomiques normales, comme le montrent les tristes vnements des rgions mridionalesd'Italie. Dans la dernire dcennie, la croissance de l'emploi industriel s'est vrifie seulementdans les rgions o une forte prsence de la criminalit organise ne s'enregistre pas.

    LES POLITIQUES PUBLIQUESSi ce sont bien ces raisons lies la prsence de la criminalit organise qui dterminentles tendances la croissance des trafics illicites ou au dcouragement des initiatives lgalesd'entreprise, comment psent les politiques pour conditionner ou favoriser ces tendances? Jecherche ici dmontrer brivement que l'hyperlgislation, la sous-excution, et plus encore,une combinaison des deux, ont une incidence sur le rapport entre croissance des trafics illiciteset croissance de la rgulation sociale par la violence. Mais voyons tout d'abord commentl'hyperlgislation peut influer sur l'extension de la sphre mme des trafics illicites. Noussavons que c'est cette configuration juridico-normative des comportements de la part del'Etat qui dfinit les catgories du licite et de l'illicite. Chaque fois que l'Etat intervient defaon normative pour tablir qu'un comportement dtermin est juridiquement passible d'unesanction pnale (ou administrative), il tend ainsi la sphre des comportements (pnalementou administrativement) illicites. Tout ce qui n'est pas objet d'intervention normative de l'Etatest indiffrent cette distinction et, en consquence, "est juridiquement licite tout ce quin'est pas expressment prohib". L'extension progressive des tches de l'Etat dans les socitscontemporaines a comport une tendance l'extension de la sphre de l'intervention normative,et donc une extension de cette catgorie mme de comportements illicites. D'autre part, il ya des comportements qui, avec le temps, perdent de leur importance sociale comme dlits etsont dpnaliss. Il existe pourtant des cas dans lesquels l'extension juridique de la sphre de

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    l'illicite se traduit par une srie de vritables effets pervers. Il s'agit de tous ces phnomneso la force des comportements sociaux est plus grande que la rpression prvue par la loi,et pour cela, celle-ci en vient revtir la qualit de simple sanction morale (qui est contraire la fonction laque du droit pnal moderne). L'exemple classique a t la prohibition del'alcool aux Etats-Unis. Prcisment propos de la prohibition, White11 expliquait commentelle constituait la base pour la formation des organisations de racket urbain Connerville,exemples classiques du power syndicate. On peut dire la mme chose aujourd'hui en Italie dela loi Jervolino-Vassalli sur la possibilit juridique d'infliger une peine aux toxico-dpendants,qui a eu et continue avoir des effets pervers notables, notamment l'extension de la rgulationpar la violence. L'erreur principale commise par cette loi a t de retenir que l'on pouvaittoucher le trafic de drogue en agissant sur la demande, sans au contraire comprendre qu'il s'agitsubstantiellement d'un march de l'offre, dans lequel la demande est inlastique. Sur la basede ce prsuppos, on a en substance assimil au trafic la dtention d'une dose suprieure lamoyenne quotidienne, en introduisant la possibilit juridique d'infliger une peine aux toxico-dpendants galit avec le trafiquant, pouvant aller de 8 20 ans de rclusion. L'applicationd'une peine identique pour les trafiquants et les consommateurs a eu l'effet de crer lesconditions pour une plus grande complicit entre les deux catgories d'individus, tandisqu'une politique efficace contre la drogue devrait tendre dresser le consommateur contre letrafiquant. En outre, en introduisant le critre de la dose moyenne journalire, on pousse leconsommateur un rapport quotidien, beaucoup plus constant qu'il ne l'avait auparavant avecle trafiquant, en l'exposant beaucoup plus qu'avant entrer dans le circuit du trafic. Enfin, laloi n'a pas tenu compte de certains paradoxes typiques de l'offre de drogue. En particulier,quand la quantit de drogue disponible sur le march se rduit, cause, par exemple, de laconfiscation des doses, les trafiquants tendent rtablir la quantit originaire en la coupant defaon sauvage. Ceci expose le consommateur de graves risques pour sa sant, cela le pousse utiliser plus de doses puisque chacune a une moindre efficacit, cela le contraint chercherla dose en dehors de son cercle de rfrence habituel, donc sur des marchs dont il ne connatpas les caractristiques. Une des consquences en est l'augmentation des morts par overdose.Un tel phnomne est unanimement interprt comme un indicateur du dveloppement de laconsommation et il a t utilise, son tour, pour rclamer des politiques plus rpressivescontre la consommation alors qu'au contraire, elle peut tre un indicateur non pas d'uneaugmentation de la consommation mais plus simplement du mcanisme peine illustr derduction de l'offre. Un autre dfaut de la loi est constitu par le caractre complexe des normesqui prvoient des vrifications administratives ou mi-chemin entre l'administratif et le pnalqui doivent tre prises par le prfet, le juge de paix, etc., l'gard du toxico-dpendant trouv enpossession d'une quantit suprieure la dose moyenne quotidienne. Il s'agit substantiellementde prescriptions inapplicables car elles entranent une surcharge impossible soutenir parles autorits charges de l'application de la loi. Pourquoi s'arrter sur cette loi? Parce qu'ils'agit d'un exemple classique d'extension abusive de la sphre de l'illicite pnal. Les principesmodernes de lacit du droit pnal dans les civilisations occidentales prvoient que ne peuttre considr punissable celui qui ne cause pas de dommage autrui. Ne peut tre poursuivipnalement celui qui ne cause un dommage qu lui-mme. Ceci est un principe qui dcoule dela sparation entre le droit et la morale, lequel justement constitue le fondement de la lacit dudroit pnal moderne. La rcente loi italienne sur la drogue non seulement a viol ce principe;mais d'un point de vue technique, elle a constitu en outre un cas d'hyperlgislation qualitativeaccompagne d'une sous-excution. Situation typique o le gonflement normatif de la sphrede l'illicite entrane la prolifration des activits conomiques illicites, donc l'augmentation dela demande de "gouvernement criminel" de la criminalit et, en consquence, la multiplicationdes power syndicates avec la rgulation sociale par la violence qui en dcoule12. Un autre casd'hyperlgislation, cette fois dans le champ administratif et de type quantitatif, est constitupar la norme relative aux adjudications dans les travaux publics. Le nombre lev et lacomplexit des voies et procdures ncessaires pour prendre une dcision entranent unesituation de pouvoir discrtionnaire irresponsable au profit des hommes politiques et desfonctionnaires aux mains desquels rside le pouvoir de dcider. Un pouvoir discrtionnaire

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    Cultures & Conflits, 09-10 | printemps-t 1993

    se prsente de fait dans la concession des adjudications, mais sans aucune responsabilit carla procdure administrative est scande par une srie de passages rigidement tablis danslesquels le pouvoir discrtionnaire de l'acteur n'est pas formellement prvu. Le nombre levdes tapes travers lesquelles doit passer le texte permet aux fonctionnaires et aux hommespolitiques d'oprer des pratiques dilatoires d'obstruction. Dans des situations de ce type, il estfacile pour les power brokers qui, comme nous le savons, sont entrans la manipulation deshommes et au contrle sur les milieux, d'intervenir travers l'arme de la corruption. Le droitdes adjudications est un des points les plus dlicats d'intervention possible d'une rgulationviolente. Les exemples ne concernent plus seulement l'Italie mridionale o l'augmentationdu nombre d'homicides d'entrepreneurs et reprsentants de gouvernements locaux perptrspar la criminalit organise enregistre dans les annes 80 est un indicateur pesant. Mme enLombardie et dans d'autres rgions de l'Italie septentrionale, de graves proccupations existentdevant l'extension de la violence sur le march. On soulignera que le vritable problmen'est pas tant constitu par les activits conomique illicites, qui doivent tre contrecarrespar des actions efficaces, que par leur traduction en demande de pouvoir. L'abb Bernard deMandeville13 soutenait qu'une socit ne peut pas se gouverner sans l'action des voleurs, desprostitues et en gnral du crime. Il est peut-tre difficile d'accepter un cynisme aussi apparentmais un sain ralisme doit nous faire retenir que la sphre de l'illicite ne peut absolument pastre limine puisqu'une partie est lie l'activit normative mme de l'Etat. Une politiqueraliste est donc celle de la rduction du dommage. Pour ce faire, il est ncessaire de prter unegrande attention aux politiques publiques et d'viter que l'hyperlgislation et la sous-excutionn'aggravent les problmes au lieu de contribuer les rsoudre.

    Notes

    1 East Side, West Side. Organizing Crime in New York 1930-1950, Cardiff, UniversityCollege Press, 1980.2 P. Reuter, Disorganized Crime. The Economics of the Visible Hand, Cambridge (Mass.),MIT Press, 1983.3 A. Blok, The Mafia of a Sicilian Village, 1860-1960, New York, Harper, 1974.4 Max Weber, Economia e societ, Milano, Ed. Comunit, 1964, Vol. 1, p 195.5 Cf. sur ce point Cultures & Conflits, l'Harmattan, n3, automne 1991.6 Sur le processus historique de formation de la mafia dans la gense de l'Etat national italien,voir R. Catanzaro Men of Respect. A Social History of the Sicilian Mafia, New York, FreePress, 1992.7 Voir J. Schneider, P. Schneider, Culture and Political Economy in Western Sicily, New York,Academic Press, 1976. Sur la distinction entre amiti instrumentale et amiti expressive, voirA. Blok Kinship, Friendship and Patron-Clients Relations in Complex Societies, in M.Banton(Dir.) The Social Anthropology of Complex Societies, London, Tavistock, 1966.8 Pour la distinction entre les deux types de liens, voir M.S. Granovetter, "The Strenght ofWeak Ties", in American Journal of Sociology, 78, n6, 1973, p 1360-1380.9 A. Gerschenkron, Economic Backwardness in Historical Perspective, Cambridge (Mass.),Belknap Press-Harvard University Press, 1962.10 Sur cet effet, voir A. Hirschmann, The Strategy of Economic Development, New Haven,Yale University Press, 1958.11 W. F. White, Street Corner Society , Chicago, University of Chicago Press, 1947.12 Tandis que je rdige la version dfinitive de cette contribution (9 novembre 1992), lesorganes de presse publient la nouvelle que le premier ministre italien, Giuliano Amato, adclar son intention d'abolir la possibilit juridique d'infliger une peine au toxico-dpendant,en maintenant les sanctions administratives. Il s'agit d'une prise de position qui reconnaitl'inefficacit de la norme prcdente. Selon les dernires informations de la presse, lespersonnes actuellement en prison qui devraient tre libres la suite d'une mesure de ce genreseraient 12.000. Ce chiffre est mettre en relation avec l'norme diffusion du sida dans lesprisons italiennes et le danger croissant de contamination qui y existe l'heure actuelle.13 La fable des abeilles.Ou Vices privs, bnfices publics, 1714.

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    Pour citer cet article

    Rfrence lectronique

    Raimondo Catanzaro, La rgulation sociale par la violence : le rle de la criminalit organise dansl'Italie mridionale, Cultures & Conflits [En ligne], 09-10|printemps-t 1993, mis en ligne le ,consult le 08 dcembre 2012. URL: http://conflits.revues.org/417

    propos de lauteur

    Raimondo CatanzaroTraduit de l'italien par Isabelle Sommier

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