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PIERRE DE BOISDEFFRE LA REVUE LITTERAIRE Retour au roman Pierre Debray-Ritzen : Tycho de Leyde, artiste pein- tre. — Christine de Rivoyre : Belle Alliance. Jules Roy : la Saison des Za. — Michel de Saint Pierre : Docteur Erikson. — Maurice Schumann : le Concerto en ut majeur. — Gilbert Cesbron : La regarder en face. Ce n'est pas mon enthousiasme de lecteur qui s'est tari, ni mon zèle à rédiger cette petite chronique de la vie littéraire en forme de lettre mensuelle qui a faibli ! Mais simplement les lenteurs de la poste et les difficultés de transmission ont privé les lecteurs de ma revue de mai : c'est la première fois qu'en dix ans je leur aurai fait défaut. Qu'ils acceptent mes excuses ; je vais mettre les bouchées doubles pour rattraper le temps perdu. L'été (l'été d'Europe, pendant de notre pluvieux hiver aus- tral) est une bonne saison pour se remettre au roman. Je viens d'en lire dix ou douze, presque à la file, et j'ai retenu les meil- leurs — du moins ceux qui m'ont paru tels. Bien avant que sa croisade contre les psychanalystes et ce qu'il appelle la « scolastique freudienne » (1) l'ait rendu célèbre, bien avant qu'il ait commencé à s'intéresser aux « petits éco- liers » et à leurs parents culpabilisés par de « fausses sciences » (2), (1) Fayard, 1972. (2) Lettre ouverte aux parents des petits écoliers, Prix Chateaubriand 1978 (Albin Michel).

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PIERRE DE BOISDEFFRE

LA REVUE LITTERAIRE

Retour au roman

Pierre Debray-Ritzen : Tycho de Leyde, artiste pein­tre. — Christine de Rivoyre : Belle Alliance. — Jules Roy : la Saison des Za. — Michel de Saint Pierre : Docteur Erikson. — Maurice Schumann : le Concerto en ut majeur. — Gilbert Cesbron : La regarder en face.

Ce n'est pas mon enthousiasme de lecteur qui s'est tari, ni mon zèle à rédiger cette petite chronique de la vie littéraire en forme de lettre mensuelle qui a faibli ! Mais simplement les lenteurs de la poste et les difficultés de transmission ont privé les lecteurs de ma revue de mai : c'est la première fois qu'en dix ans je leur aurai fait défaut. Qu'ils acceptent mes excuses ; je vais mettre les bouchées doubles pour rattraper le temps perdu.

L'été (l'été d'Europe, pendant de notre pluvieux hiver aus­tral) est une bonne saison pour se remettre au roman. Je viens d'en lire dix ou douze, presque à la file, et j'ai retenu les meil­leurs — du moins ceux qui m'ont paru tels.

Bien avant que sa croisade contre les psychanalystes et ce qu'il appelle la « scolastique freudienne » (1) l'ait rendu célèbre, bien avant qu'il ait commencé à s'intéresser aux « petits éco­liers » et à leurs parents culpabilisés par de « fausses sciences » (2),

(1) Fayard, 1972. (2) Lettre ouverte aux parents des petits écoliers, Prix Chateaubriand 1978

(Albin Michel).

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mon ami Pierre Debray-Ritzen avait déjà écrit deux ou trois nouvelles remarquables ; son premier recueil, l'Odeur du temps (3), mériterait d'être réédité.

Cet homme du Nord qui vit à Paris et passe ses vacances en Provence a la nostalgie des paysages hollandais, qui lui avaient déjà inspiré de poétiques variations sur la Vue de Delft de Veermer (4).

Cette fois (5), il a choisi de faire revivre un peintre imagi­naire : un artiste des anciens Pays-Bas, qu'il appelle Tycho de Leyde, et qu'il fait vivre entre 1649 et 1702. Mais ce qui l'inté­resse le plus chez Tycho n'est peut-être pas sa peinture, c'est la philosophie qu'il lui prête : sa propre conception de la vie. Libéré des croyances, de l'enseignement de la Bible comme de celui de l'Académie, Tycho milite en somme avec les « philo­sophes », il annonce les « Lumières ». Il a horreur des prêtres, des hommes politiques, des prétentions des nations, de tout ce qui gêne son étroit bonheur de peintre, amoureux d'un corps de femme et des ciels voilés de son pays. Il est l'ami de Christiaan Huygens, de Kupérus, qui a recueilli les dernières confidences de Rembrandt. Il voyage en Provence, échappe à l'épidémie de choléra, perd sa compagne, la jolie Rosa, enlevée par la petite vérole.

Un séduisant récit, c'est certain, riche de culture et de sen­sibilité, mais qui ne nous fait pas oublier l'expérience substan­tielle de toute une vie qui fait de l'Usure de l'âme un livre pas­sionnant. Pourquoi le docteur Debray n'utiliserait-il pas ses beaux dons pour nous raconter maintenant une histoire, la vie d'un grand artiste, celle d'un Hieronymus Bosch, par exemple ? II serait intéressant de voir l'art et la vie de Bosch, mystique et réaliste à la fois, nourri du legs des alchimistes et de la spiri­tualité des corporations médiévales, soumis au crible de cette pensée sans tréfonds, de cet esprit sceptique, rebelle au mystère et à la foi, et qui voit tout progresser autour de lui, « à l'excep­tion de l'homme ».

(3) Casterman, 1963. (4) Prix Italia, 1966. (5) Pierre Debray-Ritzen : les Cahiers de Tycho de Leyde, artiste peintre,

1649-1702, roman (un volume, 178 pages. Editions Albin Michel).

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* J'ai souvent entretenu les lecteurs de la Revue du grand

talent de Christine de Rivoyre (6). Voilà un(e) romancier(e) sans complexes, que le succès rajeunit. Tous les deux ans il (elle) nous donne un roman comme un pommier normand produit des pom­mes. Pas de mauvaise surprise à craindre, une histoire plausible, solide, insérée dans la réalité quotidienne, un style clair, des personnages qu'on peut aimer ou détester, et, pour toile de fond, l'inusable décor landais. Mais cette fois-ci (7), l'auteur du Petit Matin a joué la difficulté : son récit commence à l'instant où la plupart des auteurs écrivent le mot fin. L'histoire s'ouvre sur la décomposition d'un amour ; l'amant, écarté dès le début du récit n'aura pas de rival, il n'y aura pas d'autre liaison.

Amour d'aujourd'hui, rupture d'aujourd'hui, sans larmes ni suicide. Margot, depuis huit ans, comble les nuits d'un homme marié. Son Manuel n'a qu'un tort : il adore ses deux jumelles — les Leslie-Rose — et n'envisage même pas de les priver de sa présence. Sa vie familiale a la priorité, Margot doit se contenter des restes. D'ailleurs, elle a fini par se persuader que mieux valait aimer un homme déjà « casé », charmant et charmeur, non dénué d'humour, bon ami, bon amant, qu'un époux possessif et pot-au-feu. Mais enfin, un beau jour, la coupe a été pleine : Manuel, une fois de plus, a fait défection. Au tout dernier moment, sans raison, ce « bazar en forme d'homme » s'est éclipsé, alors que Margot avait tout prévu, tout organisé pour faire de leurs vacan­ces en Grèce des retrouvailles plus enchanteresses qu'un voyage de noces. Alors, Margot en a eu assez ; elle est montée dans sa petite voiture, elle a pris l'autoroute (quitte à rêver du train Corail de Bordeaux, aux wagons safran) pour aller revoir la maison de son enfance, Belle Alliance.

« Je ne vais pas crever ni pleurer parce qu'un indécis, un lâche a, sans vergogne... bousillé l'escapade que nous avions soi­gneusement projetée..., la belle affaire, je pars seule chez moi et

(6) Notamment à propos de Boy et du Voyage à l'envers (Etudes reprises et publiées dans l'Ile aux livres, Seghers 1980).

(7) Christine de Rivoyre : Belle Alliance, roman (un volume, 316 pages, Bernard Grasset, 1982).

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là-bas, je saurai me refaire une santé morale, dans trois jours, quatre au maximum, il n'y paraîtra rien, je romprai de loin, pro­prement, et adieu, ouf, salut Manuel, donne-toi à tes foutues jumelles, à ta femme, fais-lui des triplés, des quadruplés, raconte-lui tes salades, avec moi c'est fini, terminé, bon débarras, l'air des Landes ça délivre, ça lave, huit ans ça suffit, assez duré le grand amour, les valses-hésitations, les scrupules, ça te va comme un gant ce terme de scrupule, comme si tu dormais comme un homme qui a des scrupules, je ne connais personne qui ait un sommeil aussi profond que toi... »

Donc, au volant de sa petite Golf décapotable, Margot, avalant des kilomètres, quitte l'autoroute, traverse Poitiers, re­trouve la fontaine Saint-Jean de son enfance, le pays de Mézos, de Saint-Julien, d'Uza, de Lespéron. Elle aperçoit les métairies où l'on cuisait encore, il n'y a pas si longtemps, le pain de seigle dans les fours chaulés. Il y a des platanes sur les places, des poulets en liberté, des buissons de camélias et de la brume sur la lande. Entre toutes ces maisons au nom qui chante, Bordes-soule ou Lestajaou, la sienne, baptisée par sa mère tant aimée, porte un nom tout simple : Belle Alliance. A Belle Alliance, l'attend un chien rustique, un simple « kiki de métairie » : une chienne sans queue, aimante et fidèle. Et une servante au grand cœur. L'inévitable amie d'enfance n'est pas loin.

Et maintenant, que va-t-il se passer ? Justement, il ne se passera rien ou si peu de chose. Nous découvrirons Belle Alliance, bonne occasion pour Margot d'évoquer son enfance avec cette mère incomparable, Louisa, mère inoubliable, inoubliée. Nous ferons aussi la connaissance d'Isa, l'amie de toujours, venue dans sa 4 L verte, au son d'un klaxon maigrelet. Margot et Isa : un couple aussi inséparable que celui d'Achille et de Patrocle, de Castor et de Pollux, des deux Ajax. Mais Isa est une pleureuse et cette femme dépassée par la vie finit par agacer Margot-la-fourmi. A Paris, il y a cet affreux Manuel ; Margot lui a claqué la porte au nez mais, certes, elle ne l'a pas oublié. Elle rumine sa déception : * Et sa femme ? Où est-elle ? Avec son amant ? Et pourquoi se gênerait-elle ? Quand elle rentrera, tout à l'heure, gentille, un peu lasse, ravie de le retrouver, bavarderont-ils comme

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deux complices ? Iront-ils, parents parfaits, se pencher sur les Leslie-Rose enfin couchées, enfin endormies ? Lui : elles ont passé une soirée de rêve avec leur cher Gary Cooper. Elle : Leslie va galoper toute la nuit, elle te ressemble de plus en plus. Lui : qu'est-ce que tu racontes ? Elles sont, toutes les deux, ton portrait vivant. Elle : as-tu pensé à donner à Rose son sirop ? Elle, sa femme... Béatrix. Souvent, il dit : Trixie. La plupart du temps, il dit : ma femme. Faussement accablé sur le ma. Sur femme un léger vibrato. Et quand il dit : mon gouvernement, // se trouve marrant.

Ah, la race des hommes qui bafouent mon gouvernement, sont payés de retour, mais ne se décident pas à une franche sépa­ration. Toutes les révolutions du monde se briseront dessus, c'est un rocher indestructible, un monument dont ils sont les gardiens farouches parce que ça les arrange, parce que c'est commode... »

Ainsi bougonne Margot dans ses Landes, le téléphone débran­ché, décidée à oublier Manuel, son « gouvernement » et ses Les­lie-Rose. Mais elle n'est pas pour autant débarrassée des autres, Margot. Isa, la petite femme triste au T-shirt rose, l'amie de toujours, est en puissance d'époux, et d'enfant. Elle n'habite plus Sabres, au cœur de la Grande Lande, mais le bord de mer. Les difficultés de la vie l'accablent, elle est tout près de craquer, elle va craquer. Car Isa et son mari Guy ont repris une auberge célèbre, le Bidaou, qui périclite entre leurs mains inexpertes. Margot prend tout de suite en grippe ce Guy conventionnel et mondain, qui parle pointu et qui a échoué dans toutes ses entre­prises. Mais, en vraie femme d'action, elle va redresser la situa­tion ; elle accueille et baratine les clients, surveille la cuisine, lie les sauces, choisit les vins, et même elle fait la plonge ; elle parviendra aussi à faire soigner Isa qui surmontera sa dépression.

A la fin d'un séjour où il ne se sera pas passé grand-chose, Margot se retrouve semblable à elle-même. Semblable ? Pas tout à fait. Car un petit quelque chose a changé en elle. Elle est deve­nue, comment pourrait-on dire ? plus humaine. Elle a résisté à la séduction de Julien (le fils aîné, un peu paumé, de Guy), à la déprime d'Isa, à la mauvaise humeur et à la jalousie de Guy, elle a ranimé le souvenir de sa mère, fait la conquête du petit Simon (conquête d'autant plus méritoire qu'on sait qu'elle n'aime

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guère les enfants des autres ; et nous apprenons qu'elle s'est fait avorter sans demander l'avis de Manuel). Et maintenant, elle est tout près de pardonner à Manuel : prête, sinon de nouveau à l'aimer, du moins à lui témoigner une sorte d'amitié. Après tout, Manuel n'a-t-il pas téléphoné, souvent, très souvent, à Belle Alliance sans se voir honoré d'une réponse ? Un jour viendra peut-être où, entre Margot et « celui qui lui a téléphoné », il n'y aura plus ni malaises ni guerre. Elle n'est pas loin de le penser, en tout cas, l'indomptable, la terrible Margot. Un autre rivage de sa vie approche où l'amitié tiendra plus de place que l'amour.

On trouve tout au long de ces pages sans intrigue, de ces pages presque banales, de grands bonheurs d'écriture. Or, qu'est-ce qu'un écrivain, sinon quelqu'un qui a de grands bonheurs d'écriture et qui sait vous les faire partager ? Gourmande de ses pins, de ses Landes, de ses chiens, de ses chevaux, de son confit d'oie, de ses sauces au poivre, Christine de Rivoyre est plus gour­mande encore de ses mots. Comme un poète, elle prononce des mots très ordinaires et ces mots, dans sa bouche, deviennent une chanson. Elle récite des noms de lieux — Saint-Symphorien, Villandraut, Sauveterre-de-Guyenne, Coutras, Brantôme, Saint-Benoît-du-Sault, Argenton-sur-Creuse, Romorantin... On dirait une phrase de Giraudoux — et cette route qui nous emmène de Guyenne en Berry devient un poème. Elle appelle des chiens, de pauvres chiens errants, et ce ne sont plus des chiens mais des amis. Elle ensorcelle les pires, elle nous fait aimer les chiens à mémère, à collier clouté, à petits manteaux écossais, les teckels, les pékinois, les dalmatiens, les caniches, les boxers au nez épaté, les yorkshires au chef enrubanné, tous ces chiens dont j'ai hor­reur, moi qui n'apprécie que l'honnête corniaud de nos campagnes et que le plus beau doberman laisse de marbre. Elle nomme des fleurs et ces fleurs ne sont plus des fleurs, ce sont des cris­taux, des étoiles, tombées d'un autre monde : Ycenothère jaune ; le rouge tinte haou aux baies noires qui nous vient d'Amérique ; la marjolaine, Yépervière d'or qui fleurit sur la dune au mois d'août ; la véronique petit-chêne, les coulemelles au milieu de la bruyère bleue... et j'en passe.

C'est cela, un écrivain : quelqu'un qui attrape les mots à la volée et qui en fait des bouquets. L'histoire de Belle Alliance n'est

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pas la meilleure de celles que Christine de Rivoyre nous ait racon­tées, je préférais celle de Boy et les vilains Sultans, et la petite Mandarine, mais peu importe, un jour, Christine trouvera une nouvelle histoire, et elle en fera un conte de fées — un conte de fées qui finira mal, comme les contes de fées d'aujourd'hui.

Les écrivains contemporains sont mal dans leur peau, ils sont rarement en pleine forme. Mais Christine de Rivoyre, elle, tient une forme superbe comme Hinault ou Gerulaitis. C'est bien l'avis du jury de Monaco, qui vient de lui décerner son Grand Prix — un prix qui, dit-on, est l'antichambre de l'Académie. Marguerite Yourcenar a ouvert la première brèche, alors pour­quoi pas Christine de Rivoyre ?

* A soixante-quinze ans, Jules Roy n'a jamais été aussi vert.

Délivré du labeur harassant qui avait donné naissance aux Che­vaux du soleil (8), l'auteur de la Vallée heureuse s'est retrouvé rajeuni, fortifié, plus assuré de cette qualité de romancier que d'aucuns lui avaient déniée. Jamais il ne s'est montré plus à l'aise que dans cette Saison des Za (9) où il devient difficile de distinguer la part du roman de celle de l'autobiographie.

Tout le livre s'organise autour d'un personnage étrange, qui eut son heure de célébrité : René-Louis Doyon, un de ces demi-soldes de la littérature sans lesquels la vie littéraire ressemble­rait de plus en plus à un supermarché. Ce bohème, qui vécut dans la crasse et mourut dans une quasi-misère, est l'héritier de Léon Bloy, de Barbey et, comme eux, n'a jamais consenti à abaisser son panache. Sans avoir écrit une œuvre comparable à celle d'un Rétif de la Bretonne, sans même avoir acquis la célébrité d'un Léautaud (peut-être ne lui a-t-il manqué que d'avoir rencontré Robert Mallet, pour immortaliser leurs Entretiens ?), Doyon restera dans les marges de la littérature pour avoir fondé les Livrets du mandarin et encouragé les débuts littéraires d'un jeune

(8) Six volumes, aux Editions Bernard Grasset. Voir la Revue et l'Ile aux livres.

(9) Jules Roy : la Saison des Za, roman (un volume, 316 pages, Bernard Grasset, 1982).

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homme qui n'était autre qu'André Malraux, dont il fut le premier éditeur.

La Saison des Za (titre emprunté à Queneau et rendu popu­laire par Gréco) est à peine un roman. Rien n'y paraît inventé, à part les noms de quelques personnages — Jules Roy jeune s'est peint sous le nom de Berg. Doyon, lui, apparaît comme un grotesque — au sens du xvn'' siècle —, « un peu héros de Flaubert, an peu Pic de La Mirándole », soucieux de plaire mais surtout d'étonner, de provoquer, au besoin de scandaliser. « A cause de la robe de chambre améthyste dont il resserrait parfois la cordelière, il avait l'air d'un dignitaire ecclésiastique, mais sentant le soufre. »

Le vieil homme de lettres prend sous son aile — une aile un peu déplumée ! — le jeune Berg. Il lui apprend à se frotter aux hommes célèbres et à caresser les femmes du monde, il l'emmène visiter les recoins d'un Paris inconnu, explorer les boîtes des bouquinistes et les ruelles qui entourent la place des Vosges. Doyon donne des dîners qu'il voudrait qu'on prît pour des festins à la Goncourt, pour des orgies romaines, mais ceux-ci se terminent prosaïquement dans le vomi de chat et les ronfle­ments des convives. On voit là des dames plus très fraîches ; Joseph Bollery, le consciencieux biographe de Léon Bloy ; deux ou trois éditeurs ou critiques. Le jeune Berg, qui s'enhardit peu à peu, en profite pour faire quelques conquêtes.

Lorsque cette histoire commence, les beaux jours de la Connaissance sont déjà loin, et Malraux s'est éclipsé.

— Vous n'avez pas su le retenir, dit-on au maître de mai­son. Et Doyon de répliquer :

« Retient-on quelqu'un qui se prend pour Dieu le Père ? J'étais déjà trop mince pour lui. Il veut posséder l'univers. Je lui ai proposé de l'éditer, il m'a préféré Grasset, pour la gloire et l'argent... Il sait tout, retient tout, discute de tout ; c'est un intel­lectuel à l'état pur pour qui les femmes ne sont que des récep­tacles à idées, et qu'elles doivent violer à chaque fois, mais com­ment violer un feu d'artifice, un monologue cosmique ?... il se dit communiste pour épater le bourgeois, ce n'est qu'un anarchiste, mais un anarchiste qui veut être roi. Quand la mode aura passé, il cessera d'être rouge et deviendra ministre. »

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Ainsi Doyon prophétise-t-il dans les années 1930. Après quoi, déployant sa cape sur ses épaules « comme une vague de lilas », il conclut fièrement : « Je vaux tout de même plus que lui. » Vingt ans plus tard, Malraux, bon prince, lui fera obtenir in extremis la Légion d'honneur et un prix littéraire.

Mais René-Louis Doyon, Rétif du pauvre et éditeur manqué, n'aura été qu'un prétexte, qu'un faire-valoir, pour Jules Roy, alias Berg. Le romancier, décidément en verve, dispose ses sou­venirs, les portraits de ses femmes, les photos de ses maisons, ses livres, ses amis, ses rencontres et nous passons ainsi tout dou­cement des livres, des chats et des dames du Mandarin, aux livres, aux chiens et aux femmes de Berg, lesquels sont bien plus inté­ressants, tout en n'étant pas moins romanesques. A l'Amanda du « Petit Père » qui, un soir de bringue, succombe aux rillettes et au gros rouge du Mandarin, relevés d'un peu de Beethoven, de Mozart et de Schubert, répond ainsi la rencontre, combien plus haute en couleur, de Zélia. Zélia, richement mariée au Cap, fait le tour du monde en lisant les Guides bleus et les romans de Pierre Benoît. Mais elle vient rejoindre Berg à chaque étape. Avec son nez classique, son profil de Diane chasseresse et son accent un peu rauque, Zélia ressemble à la Belle Ferronnière. Elle porte chance au jeune Berg comme plus tard Zaza portera chance au vieux Berg. Entre-temps, il y a eu bien des amours de rencontre. Car le jeune Berg et le jeune Camus excellaient à séduire. Dans l'armoire de Berg se sont entassées des lettres qui exciteront la curiosité de Zaza. « Pour Zaza, il avait été un homme à aventures, il l'était toujours, et elle s'attendait à tout... Elle n'était pas jalouse des femmes qu'il avait connues avant elle, à condition qu'à présent il ne marquât d'attachement à nulle autre qu'à elle... »

Zaza, les amis du vrai Berg, le savent bien, aura été plus qu'une flamme : une étoile, la compagne, forte et tendre, coura­geuse et fidèle, le bon génie — et peut-être le génie tout court — d'un Julius vieillissant. Elle aura apporté à Jules Roy la poésie et ce rien de folie qu'elle doit à son sang slave, mais aussi le bon sens, la ténacité, la véritable intelligence, celle du cœur, qui est don, générosité, patience de tous les instants.

« Parle-moi de Doyon », dit Zaza, et Berg intarissable, évo­que Blida, fleur du Sahel, où naquit Doyon, et la soupente où dans l'odeur des chats et les bruits de vaisselle, le Mandarin rece-

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vait ses victimes aux accents vainqueurs d'un concerto de Mozart. Heureusement, il ne parle pas seulement du Mandarin, mais de sa propre vie. Et aussi de son ami Camus, Camus le petit cama­rade né à la littérature dans la classe de philo du lycée Bugeaud à Alger, jeune homme bientôt roulé par la gloire mais qui, « ayant toujours vécu comme s'il avait risqué de manquer du né­cessaire », se sentira toujours incapable de demander à son éditeur l'argent que Malraux dépensait, lui, à grandes guides.

Défilent ainsi l'Algérie des pieds-noirs et le Paris des années cinquante, les coulisses des théâtres et les petits cafés autour de l'Odéon, l'école de Saint-Maixent et les bataillons de l'Air, l'expé­dition de Suez et les rizières d'Indochine, les châteaux branlants que Berg et Zaza, grands seigneurs fauchés, achètent, restaurent, revendent, avant de se retrouver, saignés aux quatre veines, à Vézelay, face à la basilique de la Madeleine.

La vie de l'écrivain, dans les livres, paraît toujours belle et glorieuse, mais elle se compose, comme toutes les vies, de bon­heurs furtifs et d'inoubliables chagrins furtifs, de peines de cœur et de bouffées d'orgueil, de la joie d'écrire et de l'agacement d'avoir à payer la note du mazout et celle du garagiste — et, surtout, de patience ! Un écrivain véritable n'est jamais qu'une solitude à la recherche d'autres solitudes.

Oui, j'ai aimé la Saison des Za, livre mal ficelé, écrit à la diable, avec des redites, des hésitations, des coups de gueule, des images charmantes et des moments vulgaires mais dont le charme ambigu finit par s'emparer de vous. Pourtant, il me semble que Jules Roy ne devrait pas s'en tenir à ces portraits maquillés en roman ; il nous doit de vrais Mémoires.

* L'art, l'amour, la mort ont inspiré à Maurice Schumann une

symphonie pathétique dont je parlerai à la fin de cet article. La science, l'amour, la mort ont inspiré, eux, à Michel de Saint Pierre un roman gai (10). Deux romanciers : deux tempéraments. Ecrivain de plein air mais de grande ambition, Michel de Saint Pierre n'ignore pas les problèmes de ce temps. Mais sa litté­rature ne prend pas sa source à Saint-Germain-des-Prés. L'auteur

(10) Michel de Saint Pierre : Docteur Erikson, roman (un volume, 275 pages, Bernard Grasset, 1982).

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des Aristocrates (11) a été matelot, ouvrier, et il a songé à devenir médecin, après une année de P.C.N. (devenu P.C.B., puis Pro-pédeutique). Il a continué à fréquenter les hôpitaux et, après une carrière bien remplie, il rêvait encore d'écrire — comme Van der Meersch avec Corps et âmes : un livre injustement oublié — un « grand roman » sur la médecine. Mais il lui fallait un sujet. Le sujet auquel tout le monde pense, sujet terrible, c'est le. cancer. Nous en parlons tous les jours, sa seule menace nous terrifie. Le cancer a résisté à tous les progrès de la médecine : aux sul­famides, aux antibiotiques, à la chirurgie, à la radiothérapie, à la chimiothérapie, et il continue à enlever chaque année en France près de 200 000 victimes. Ce sujet terrible, Michel de Saint Pierre l'a traité à sa manière, et il en a fait un roman allègre, presque gai. Gai, parce que le romancier lui-même est gai. Il y a en ce sexagénaire combatif et pétulant un tel dynamisme, une telle réserve de vie qu'elle parvient à recouvrir les aspects hor­ribles de l'existence, à gommer les souffrances... et à faire reculer la mort.

A trente-deux ans, Guillaume Erikson est un médecin géné­raliste, confortablement installé dans une petite ville normande avec sa jeune femme : une ravissante Asiatique. Le Dr Erikson a fait jusque-là une carrière classique : externe, puis interne des hôpitaux, chef de clinique, assistant d'un grand patron dans un C.H.U. : parcours banal. Ce qui est moins banal, c'est qu'alors que tous les espoirs lui étaient permis, il a soudain abandonné la voie royale des concours pour aller s'enfermer — d'autres diraient : s'enterrer — en province, soigner des arthritiques, des bilieux, des dyspepsiques, des artérioscléreux. Ses débuts et ses visites à de vieux malades alcooliques qui ne sont pas très loin des personnages de Maupassant — ses rencontres avec des confrères paternels ou jaloux, que la vie a rendus sceptiques — nous valent des pages savoureuses. Mais il y a autre chose. Erikson qui, toute la journée, court la campagne dans sa petite Renault 5, résout avec allégresse les problèmes de ses malades ; il ressuscite même un suicidé (le Dr Cléricourt, qui deviendra son adjoint) mais il néglige un problème important et très soluble : celui de son bonheur conjugal. Sa femme, Armèle, qui vient de Taiwan, et qui est très douée en amour, s'estime délaissée ; elle

(11) La Table ronde (1954).

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n'a pas « épousé une ombre ». Aussi, lasse de se sentir négligée, commence-t-elle à se laisser faire la cour par un fringant céli­bataire du voisinage.

Le vrai live commence lorsque le Dr Erikson voit arriver à sa consultatioi un malade, Jacques Lesmanerie, atteint d'un début de cancer à l'œsophage. C'est un homme dans la force de l'âge qui tient à ce qu'on lui dise la vérité — et qui tient aussi absolument à vivre. La « médecine officielle » ne connaît, pour traiter le cancer, observe Erikson, que trois méthodes : la chi­rurgie qui mutile ; les rayons qui brûlent ; et la chimiothérapie qui saccage les céfenses naturelles de l'organisme. Au chevet de Lesmanerie, qu'on a commencé par opérer, se tiennent trois pontes : Saint-Murcellin, le chirurgien ; Steinrach, le radiologue ; Riedenham, le chimiste. Chacun plaide pour sa technique, sans se soucier du milade, de son état général, ni de l'opinion du généraliste. Erikson trouve les traitements post-opératoires trop sévères, trop éprouvants. Il va faire confiance à une autre tech­nique, qui, lui a-i-on dit, obtient des résultats surprenants. Cette technique, que la médecine officielle n'a pas encore adoptée, c'est l'immunothérapie, qui doit permettre aux tissus de se défendre par eux-mêmes contre la terrible multiplication cellulaire.

Dans son combat pour sauver son malade, bientôt devenu son ami, Erikson va se heurter à forte partie ; il risque l'exclu­sion du Conseil dt l'Ordre, qui lui reproche d'employer des médi­caments — le D .50 et le D 80 — ne figurant pas encore — et pour cause — au Codex. Mais il aura réponse à tout et à tous. Lesmanerie sera sauvé, les amis d'Erikson se mobiliseront pour assurer sa défense et — triomphe inespéré ! — le Dr Saint-Marcellin lui-mêne, providentiellement atteint d'une tumeur à la vessie, finira pai remettre son sort entre les mains de son jeune confrère ! Tandis qu'Armèle, passionnée par ce combat de David contre Goliath, renonce au voyage à Taiwan qu'elle avait décidé d'accomplir, avec ou sans son mari. Le guerrier blond, vainqueur d'un combat longtemps incertain, va-t-il se consacrer, désor­mais, à son exquise petite femme ? Eh bien non ! L'animal a besoin d'être seul ! Il se dirige vers sa chère forêt, s'enfonçant « plus avant dans cette solitude qui lui donnait des forces ».

On retrouve, dans ces 275 pages, les qualités d'écrivain qui ont valu à Michel de Saint Pierre un immense public : clarté de l'exposition, vérité des dialogues et des situations dont le côté

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poignant est tempéré par l'humour de l'observateur. Et le roman­cier parle si bien de sa chère Normandie ! Quant au fond du litige, ce n'est pas à moi d'en décider. La statistique m'apprend que certains cancers ont régressé, que d'autres (comme le cancer du sein ou celui des cordes vocales) sont devenus curables, qu'on observe de longues rémissions dans des leucémies dont l'issue, il y a quinze ans, était encore fatale. Mais il existe encore, hélas ! beaucoup de cancers où la guérison ne dépasse pas 20 % des cas. Je laisse à Georges Mathé, à Pierre Debray-Ritzen, au pro­fesseur Jean Bernard, au professeur Denoix le soin de nous dire si, comme l'affirme Michel de Saint Pierre, l'immunothérapie est la seule voie qui s'impose. Peut-être nous diraient-ils que le cancer sera, plus vraisemblablement, vaincu par tout un ensemble de dispositions, à la fois préventives et curatives, qui s'impose­ront lorsqu'on aura identifié le virus (s'il s'agit bien d'un virus...).

En attendant, des milliers, des millions d'innocents conti­nueront à souffrir et à mourir « selon les règles », comme dit Armèle. Pourquoi ne pas donner à des malades atteints de mé­tastases et qu'aucune technique ne paraît susceptible de guérir, ces médicaments que les cancérologues refusent de reconnaître, mais qui auraient déjà sauvé des vies ? En tout cas, le plaidoyer de Michel de Saint Pierre développé dans le roman par des médecins comme Dupont des Rieux et Le Prédioux, frappe par sa conviction. On souhaiterait, pour la gloire de la littérature, que les découvertes de la science ratifient l'intuition du roman­cier. Celui-ci, en tout cas, vient d'ajouter à son palmarès un livre dont le succès pourrait bien égaler, sinon dépasser, celui des Nouveaux Prêtres (12).

* Comme Michel de Saint Pierre, Maurice Schumann a le

goût des grands sujets. J'ai dit ici tout le bien que je pensais d'un essai comme la Mort née de leur propre vie (13), d'un récit comme Un certain 18 Juin (14). Mais l'homme d'Etat se veut aussi romancier, et l'on n'a pas oublié ses brillants débuts : le Rendez-vous avec quelqu'un. Le voici qui récidive avec un fait

(12) La Table ronde (1962). (13) et (14) Pion.

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divers insolite, qui porte un beau titre, celui du vingt et unième concerto de Mozart : le Concerto en ut majeur (15).

Tout est insolite dans ce livre dont les acteurs respirent à une altitude inconnue du commun des lecteurs. Le héros — nous ne le verrons pas — est un pianiste célèbre, le Genevois Walter Caldor. Cet artiste, qu'on nous dit génial, est une manière de saint — un homme auquel on ne connaît pas de vice, qui ne boit pas, qui ne couche pas, qui distribue ses cachets aux pauvres et qui a pris en grippe la célébrité qui le traque à chaque concert, à chaque apparition en public. Ce « moine calviniste » a adopté une fille, Marie, de naissance obscure (sa mère était aide-soi­gnante dans un foyer d'enfants débiles), qui lui sert de secrétaire et de confidente : il lui a appris le violon et elle est devenue pro­fesseur au Conservatoire — un professeur peu doué, d'ailleurs. Le 9 juin 1980, alors que Walter Caldor devait interpréter au Grand Théâtre de Genève le vingt et unième concerto de Mozart qu'il s'était toujours refusé à jouer jusqu'ici, Marie Caldor, à la stupeur générale, a tué ce père adoré. Et les témoins vont défiler aux assises de Genève où le président Robert Boissière tentera, pendant six jours, d'expliquer ce meurtre sans cause.

Il vient tout de suite à l'esprit une objection fondamentale. On nous présente Walter Caldor comme un saint, mais un artiste peut-il être un saint ? On n'a jamais canonisé d'artiste, du moins à ma connaissance, et c'est même une chose troublante — pas même Fra Angelico, le plus évangélique de tous les peintres. C'est qu'un véritable artiste n'a d'autre dieu que son art. Et l'art n'est pas le dieu des chrétiens. L'artiste ne ressent nul besoin d'exercer la charité parce que le don d'une grande œuvre dépasse toute charité. Il ne pratique pas l'humilité parce qu'un créateur digne de ce nom n'a pas à s'effacer devant la création : il l'égale et, s'il le peut, la surpasse. Ni la chasteté, parce qu'elle ne lui servirait à rien. Maurice Schumann évoque, en d'imaginaires assises, Walter Caldor comme s'il avait été un saint — « un homme digne d'avoir le pas sur bien des saints » dit le détective Dorimond — et n'imagine autour de lui que des saints, à commencer par Marie, sa fille adoptive, présentée elle aussi sinon tout à fait comme une sainte, du moins comme une victime expiatoire.

(15) Maurice Schumann, de l'Académie française : le Concerto en ut majeur, roman (un volume, 257 pages. Pion, 1982).

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Mais le même Gaspard Dorimond dit très bien aussi que le fils du pasteur Caldor était un homme « qui voulait avoir pitié de tout le monde, mais qui ne parvenait à prendre pitié que de lui-même ». Très fine observation qui en dit long sur le génial pianiste : il y avait sans doute en Walter Caldor un Tartufe qui s'ignorait. Il est plus que probable que le fameux virtuose avait — comme son lointain prédécesseur gidien, le pasteur aveugle de la Symphonie pastorale — pris peu à peu en horreur la défro­que austère qui lui collait à la peau. La rencontre d'une Michèle Cormeil de vingt-quatre ans suffit à le débarrasser de cette tunique de Nessus. Sans doute fallait-il encore convaincre Caldor que cet amour d'automne était un « amour absolu » et que lui-même se situait bien au-dessus des « amants ordinaires » : il était de ces êtres d'exception qui acceptent de se perdre pour sauver l'autre. Quant à Michèle, devenue la maîtresse de Caldor, elle savait déjà qu'elle le quitterait un jour pour d'autres — et elle le quit­tera en effet pour son rival en musique, l'autre Walter, Walter Malvern. Mais tous les témoins, convoqués pour élucider le geste fatal de Marie et pour percer le mystère du Concerto qui n'a pas été joué, continueront à évoquer le « martyre » du saint homme. Joueraient-ils, eux aussi, la comédie ?

Après avoir entendu les témoins, tous si différents et qui, cependant, parlent d'une seule voix — le pasteur Vogel et Walter Malvern, maître de l'opérette et rival de Caldor ; un neurologue comme Jean Maës, une violoniste comme Jacqueline Brisset, le régisseur et l'imprésario du Maître — nous n'avons toujours pas percé le secret du mystérieux Caldor. Sans doute avons-nous appris que le virtuose avait une double vie, une maîtresse, Michèle Cormeil, auprès de laquelle il avait formé le rêve impossible d'un amour qui ne ressemblerait pas aux autres, qui ne devrait rien à la chair, et tout à l'esprit. Et nous avons fini par deviner que le crime sans mobile apparent de Marie Caldor, camouflé en immolation, était la vengeance d'une femme jalouse, un peu sotte, et qui n'avait pas compris que « qui veut faire l'ange fait la bête ». Mais qui était le vrai Caldor ? Un imposteur ou un malade ?

Le roman est beau et singulier. Déconcertant parfois ! La situation, unique. La langue très belle. Il y a là un air d'un jan­sénisme éthéré que l'on ne respire plus dans le roman contem­porain. Oui, i l y a dans le Concerto en ut majeur tous les élé-

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ments d'une grande œuvre. On lui souhaite les nombreux lec­teurs qu'elle mérite.

Deux romanciers viennent de nous parler de la mort. La regarder en face, c'est une autre affaire. Et c'est ce à quoi nous invite Gilbert Cesbron, qui vient de se rappeler à nous par un livre pudique et déchirant (16). Gilbert Cesbron, voilà un écri­vain — dont l'Académie française, inexplicablement, n'a pas voulu — qui honore grandement la littérature — et l'Eglise — et qui réhabiliterait, s'il en était besoin, la pauvre espèce humaine !

Gilbert Cesbron est peut-être devenu un saint le jour où il s'est trouvé mis en face de sa propre mort : de ce malheur-là au moins, il se savait innocent. Jusque-là, il était à l'écoute du malheur des autres et il en avait nourri ses livres. La Providence lui a demandé davantage : de se mettre à l'écoute de son mal­heur. « Je suis entré au jardin des Oliviers le 14 mai 1978 quand j'ai appris — c'était à la jin du repas — que j'avais un cancer et seulement peu de temps à vivre... Depuis, je me suis accoutumé à la nouvelle — longues, lentes fiançailles... L'esprit d'Enfance consiste à regarder tout être, toute chose comme pour la pre­mière fois ; l'esprit de Pauvreté (auquel me voici enfin acculé) à les regarder comme pour la dernière fois... Et soudain, l'amour déchirant du moindre décor, du moindre détail, même laid... J'éprouve désormais chaque instant de bonheur à l'ombre de la mort. C'est ainsi que nous devrions toujours l'éprouver si nous n'avions pas reçu le don précieux de la frivolité... La "déprime" consiste à n'avoir pas envie de vivre et à s'y sentir astreint. Mon mal en ce moment est juste le contraire : être plus passionné de vivre que jamais et se savoir condamné... Le seul "cadeau" que je puisse faire à Dieu, c'est ma peur. »

Inoubliable confidence ! Et qui nous fait mesurer la vanité de notre existence, la mesquinerie de nos réactions, l'insuffisance de nos ambitions lorsque notre vrai destin est en jeu. Mais aussi, la preuve que notre itinéraire terrestre a un sens et qu'il n'est pas vain d'écrire lorsque les mots débouchent ainsi sur l'éternité !

PIERRE DE BOISDEFFRE

(16) Gilbert Cesbron : La regarder en face, essais (un volume, 264 pages, Robert Laffont, 1982).