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la revue socialiste · 2016. 1. 20. · la revue socialiste 60 édito Alain Bergounioux Directeur de La Revue socialiste. L’ensemble des données qui expliquent cette situation

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la revue socialiste 60sommaire

édito- Alain Bergounioux

Interrogations ....................................................................................................................................................................................................................................................... p. 03

le dossier - Marc Lazar

Une crise qui n’en finit pas ...................................................................................................................................................................................................................... p. 07

- Henri WeberQuel nouveau compromis social-démocrate au XXIe siècle ? ......................................................................................................................... p. 19

- Pascal DelwitAdieu au modèle organisationnel social-démocrate ................................................................................................................................................ p. 31

- Pierre-Alain MuetLa grande récession des années 2012-2014 : les socialistes européens à l’épreuve des égoïsmes nationaux ...... p. 49

- René Cuperus Comment les partis populaires ont (presque) perdu le peuple ?Pourquoi devons-nous écouter le réveil du populisme ? ...................................................................................................................................... p. 57

- Alain BergouniouxLes défis du socialisme français ....................................................................................................................................................................................................... p. 67

- Christophe SenteLe socialisme au XXIe siècle : l’impératif de la révision de la méthode et du projet ................................................................. p. 81

- Fabien EscalonaLes alternatives de gauche à la social-démocratie ....................................................................................................................................................... p. 89

- Paul MagnetteQuestions sur l’avenir du socialisme européen .............................................................................................................................................................. p. 99

- Gérard GrunbergQuestions sur l’avenir du socialisme européen ........................................................................................................................................................... p. 105

- Ernst HillebrandQuestions sur l’avenir du socialisme européen .......................................................................................................................................................... p. 113

- Marcel GauchetQuestions sur l’avenir du socialisme européen ........................................................................................................................................................... p. 125

- Geoff EleyQuestions sur l’avenir du socialisme européen ........................................................................................................................................................... p. 133

grand texte - Olof Palme

« La social-démocratie n’est pas un parti élitaire », 1972 .................................................................................................................................... p. 141

polémique - Malek BOUTIH

Génération radicale ..................................................................................................................................................................................................................................... p. 153

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à propos de… Gilles Vergnon, Le « modèle » suédois, 2015

- Hélène FontanaudLe modèle suédois est-il de gauche ? ....................................................................................................................................................................................... p. 163

- Cécile BeaujouanGauches françaises et modèle suédois : un rendez-vous difficile ............................................................................................................ p. 169

- Gilles VergnonRéponses ................................................................................................................................................................................................................................................................ p. 177

actualités internationales - François Nicoullaud

Quatre questions pour faire le tour de l’accord avec l’Iran ........................................................................................................................................................... p. 183

- Jean-François Di MeglioSept ans après la nôtre, une crise chinoise dans un système encore en mal de réformes ? ...................................... p. 193

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la revue socialiste 60

éditoAlain Bergounioux

Directeur de La Revue socialiste.

L’ensemble des données qui expliquent

cette situation a donné lieu à de multi-

ples analyses, depuis les années 1980, où

l’on ne cesse pas d’analyser la « crise » de

la social-démocratie. Notre dossier en fait

l’inventaire. Une première série d’articles

y revient et actualise le débat. Un ques-

tionnaire proposé, ensuite, à quelques

personnalités françaises et étrangères,

pour varier les points de vue, se tourne

vers l’avenir pour définir des perspec-

tives. Les réponses qui sont faites sont

parfois contradictoires, et, en tout cas,

sans concession. Mais elles permettent

de réfléchir… Et il y a urgence pour

ce faire, tant le défi que font peser les

extrêmes droites nationalistes - je préfère

cette notion au terme de « populisme »,

trop vague - est grave dans presque

toute l’Europe. Les résultats électoraux

récents, en Autriche et en Suisse, mon-

trent que tout ne dépend pas des

problèmes économiques.

C’est une réflexion qu’il nous faut évi-

demment mener pour nous-mêmes.

Ce n’est évidemment pas facile, dès lors

que les socialistes exercent les responsa-

bilités gouvernementales. Mais, il faut

noter que dans les périodes passées,

L a couverture de ce numéro de la Revue socialiste est illustrative, avec les deux portraits de Jeremy Corbyn et de Matteo Renzi, de la polarité qui existe actuelle-ment au sein de la gauche démocrate européenne. Un débat d’orientation, en effet,

traverse, avec plus ou moins d’intensité, tous les partis socialistes, sociaux-démocrates, travaillistes. Il concerne également les mouvements de gauche qui se veulent une alterna-tive : les évolutions de Syriza, aujourd’hui, de Podemos, sans doute demain, face auxexigences du gouvernement apportent un enseignement précieux.

Interrogations

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pour les générations qui nous ont précé-

dés, aucun exercice du pouvoir n’est allé

sans débat. La première participation

d’un socialiste à un gouvernement, celle

d’Alexandre Millerand, en 1900, avait pro-

voqué l’éclatement du Parti socialiste qui

venait pourtant à peine de s’unifier !

Le Front populaire, première véritable

expérience du pouvoir par son impor-

tance, a montré que toute action

réformatrice devait se lire - et doit conti-

nuer à se lire - dans un triangle de forces,

les contraintes internationales et euro-

péennes, les attentes de l’électorat et les

exigences sociales, la réalité des rapports

de force politiques et sociaux. Cela doit

demeurer à l’esprit, aujourd’hui. Trop

souvent, nous avons tendance, à nous

en tenir à l’opposition, codifiée par Jean

Jaurès, entre « l’idéal » et le « réel ». Cela

maintient trop souvent le débat à un

niveau trop abstrait. Il faut faire l’effort de

ne pas raisonner seulement de manière

dualiste - ce qui conduit à une impasse.

De manière précise, pour comprendre la

situation des socialistes au pouvoir

aujourd’hui, il faut voir que le cadre des

actions gouvernementales a été dessiné

dans les années 1980, au début du

septennat de François Mitterrand, dans

les années 1982-1983. Le choix de ne pas

isoler la France de l’Europe, mais plus

largement, de l’économie mondiale, a

reposé sur le constat - et la conviction -

que la nécessité d’avoir une économie

compétitive est la condition pour main-

tenir le modèle social qui représente

l’œuvre historique de la gauche euro-

péenne, politique et syndicale, depuis la

fin du XIXe siècle. Cela ne résume pas

tous les défis que les socialistes doivent

affronter - loin de là, quand nous pen-

sons, par exemple, à ce que révèle la crise

des réfugiés - mais détermine ce qu’exige

toute volonté d’exercer concrètement des

responsabilités gouvernementales.

Le reconnaître, c’est éviter une « mau-

vaise conscience » de principe -

phénomène trop répandu à gauche, qui

empêche d’assumer clairement ce que

nous faisons, surtout quand nous le fai-

sons bien… Cela est même une condition

4

Alain Bergounioux - Interrogations

La première participation d’unsocialiste à un gouvernement,celle d’Alexandre Millerand, en 1900, avait provoquél’éclatement du Parti socialistequi venait pourtant à peine de s’unifier !

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la revue socialiste 60édito

pour affronter les questions d’avenir,

en refondant nos mouvements dont la

nécessité a été accélérée par les consé-

quences de la crise de 2008. Les analyses

de ce numéro peuvent être une aide, pour

ce faire. Au fond, le mouvement socialiste

a été en « crise » dès sa naissance… Il a,

toujours, trouvé en lui les forces pour se

renouveler. C’est, aujourd’hui, également,

notre tâche.

Au fond, le mouvement socialistea été en « crise » dès sa

naissance… Il a, toujours,trouvé en lui les forces pour serenouveler. C’est, aujourd’hui,

également, notre tâche.

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Produits directement par la Fondation ou édités en partenariat, des ouvrages tout au long de l’année.

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1. Un seul exemple récent : A Lavelle, The Death of Social Democracy. Political Consequences in the 21st Century, Aldershot,Ashagate, 2008.

Ce diagnostic n’est en rien original. Du-

rant les années Trente du XXe siècle, la

social-démocratie traversait une phase

complexe. Elle était défiée, dans certains

pays, par les partis communistes, elle

sombrait sous les coups du fascisme, en

Italie, du nazisme, en Allemagne, puis,

en Autriche, elle perdait avec le reste des

républicains la guerre civile, en Espagne,

cependant que ses expériences gouver-

nementales, en France, avec le Front

populaire se soldaient par des résultats

mitigés et, en Grande-Bretagne, par un

échec. Seule la Suède commençait une

expérimentation de politiques sociales

qui allait avoir un impact durable dans

ce pays et auprès d’autres partis sociaux-

démocrates. La social-démocratie était

alors confrontée à deux défis principaux,

celui de la crise du capitalisme et celui de

la montée en puissance des mouve-

ments et régimes autoritaires et totali-

taires. Deux défis qui suscitaient de vifs

Une crise qui n’en finit pas

la revue socialiste 60

le dossierMarc Lazar

Directeur du Centre d’Histoire de Sciences-Po (Paris) et Président de la School of Government de la Luiss (Rome).

C ’est un lieu commun décliné actuellement sur tous les tons, dans des ouvragesscientifiques, par les médias et des responsables politiques qui lui sont hostiles : la social-démocratie est non seulement en crise, mais elle serait agonisante, voire

même déjà morte1.

Dans les années 1960, alorsqu’elle connaissait dansl’ensemble une phase

d’expansion, la social-démocratiefut secouée par une vague de

contestations, en particulier dansla jeunesse, qui se répercuta dans

ses propres rangs ou qui setraduisit par l’émergence de

divers mouvements de « nouvellegauche » et d’extrême gauche.

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Marc Lazar - Une crise qui n’en finit pas

2. The Palgrave Handbook of Social Democracy in European Union, edited by J.-M. de Waele, F. Escalona, M. Vieira,Basingstoke-New York, Palgrave-Macmillan, 2013.

3. D. Sassoon, One Hundred Years of Socialism. The West European Left in the Twentieth Century, London, I.B. Tauris, 1996.

débats autour, par exemple, des proposi-

tions planistes et, dans une moindre me-

sure, des thèses austro-marxistes d’Otto

Bauer. Dans les années1960, alors qu’elle

connaissait dans l’ensemble une phase

d’expansion, la social-démocratie fut se-

couée par une vague de contestations, en

particulier dans la jeunesse, qui se réper-

cuta dans ses propres rangs ou qui se

traduisit par l’émergence de divers mou-

vements de « nouvelle gauche » et d’ex-

trême gauche. Enfin, depuis le milieu des

années 1970 et le début des années 1980,

et plus encore dans la décennie suivante,

la social-démocratie connaît une crise

profonde et durable qui se poursuit, voire

s’amplifie, de nos jours. Elle provoque

une pléthore d’essais journalistiques,

d’ouvrages de politistes, de sociologues

ou d’historiens, de colloques et de jour-

nées d’études qui s’interrogent sur l’état

de la social-démocratie et, plus large-

ment, qui abordent une question cruciale

bien résumée par le titre provocateur

donné à un article mémorable du philo-

sophe Steven Lukes paru dans le Times

Literary Supplement du 27 mars 1992 :

« What’s le of the le ? ».

L’ÉTAT DE LA SOCIAL-DÉMOCRATIEOUEST-EUROPÉENNE

On se contentera de s’intéresser à la

situation de la social-démocratie, en

Europe de l’Ouest, celle de l’Europe de

l’Est étant très spécifique comme l’ont

montré Jean-Michel de Waele, Fabien

Escalona et Mathieu Vieira2. Une observa-

tion préliminaire s’impose. Tout au long

de son histoire, la social-démocratie, ce

vieux courant politique affichant des

traits communs et de grandes diffé-

rences, a été caractérisée par sa capacité

d’adaptation face aux transformations de

la politique, de l’économie, des sociétés et

des cultures des pays dans lesquels elle

était implantée3. Ce fut sa grande force

par rapport aux communistes ouest-

européens, dont les plus puissants partis,

l’italien, le français, l’espagnol, le portu-

La social-démocratie sait, parexpérience, qu’elle alterne des

phases d’expansion et de retrait.Tout le problème, de nos jours, estde savoir si sa plasticité fonctionneencore. Ou mieux, si elle a toujours

des possibilités de se déployer.

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la revue socialiste 60le dossier

gais, le grec, le finlandais, s’effondrèrent,

du fait qu’ils furent d’abord incapables

de répondre aux profondes mutations

des années 80 et, ensuite, touchés par

la chute des régimes communistes. La

social-démocratie sait, par expérience,

qu’elle alterne des phases d’expansion et

de retrait. Tout le problème, de nos jours,

est de savoir si sa plasticité fonctionne

encore. Ou mieux, si elle a toujours des

possibilités de se déployer.

Il est certain que, présentement, la social-

démocratie, soit l’ensemble des partis

socialistes et sociaux-démocrates, pour

reprendre une distinction classique entre

les partis de l’Europe du Sud - en y inté-

grant la France - et ceux de l’Europe du

Nord, regroupés dans le Parti socialiste

européen - incluant donc aussi le Parti

démocrate italien -, connaît un repli.

Ses résultats électoraux sont en baisse.

Dans une récente et excellente étude

portant sur la période allant de 1945

à 2014, Pierre Martin a démontré que, dans

quinze pays d’Europe occidentale où

des élections régulières ont eu lieu,

l’Allemagne, l’Autriche, la Belgique, le

Danemark, la Finlande, la France, la

Grande-Bretagne, l’Irlande, l’Islande,

l’Italie, le Luxembourg, la Norvège, les

Pays-Bas, la Suède et la Suisse, les partis

sociaux-démocrates obtiennent une

moyenne de 23,8 % des suffrages, entre

2011 et 2014 - le calcul repose sur des

séquences de cinq ans -, soit leur plus

faible pourcentage, depuis les années

1945-1950 - les pourcentages les plus éle-

vés, plus de 30 %, ayant été atteints entre

1951 et 1970, cependant qu’entre 1981 et

1985, la moyenne était de 29,9. Les princi-

paux partis sociaux-démocrates reculent

de manière sensible dans la première dé-

cennie du XXIe siècle (2001-2010), par rap-

port à la décennie 1961-1970 : - 7,5 points

en Allemagne, - 11,2 en Autriche, - 7,1 en

Belgique, - 11,3 au Danemark, - 10,1 en

Grande-Bretagne, - 11 au Luxembourg, -

14,6 en Norvège, - 12,3 en Suède, soit une

moyenne de - 10,6 points dans ces huit

pays. Ce même chercheur remarque, d’ail-

leurs, que les partis de gouvernement de

droite sont aussi victimes d’une érosion

électorale : ainsi, les partis de gauche sont

associés à « l’establishment » ou à « la

caste », vilipendés quotidiennement par

les populistes4. Le cas le plus extrême est

4. P. Martin, « Le déclin des partis de gouvernement », Commentaire, n° 143, automne 2013, p. 542-554 et « Le déclin élec-toral des partis de gouvernement et le rapport des citoyens à la politique », Les débats de l’ITS, La crise de la démocratie,Paris, Bruno Leprince, 2015, pp. 3-25.

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représenté par le PASOK : alors qu’il avait

obtenu 43,9 % des suffrages, en 2009, il

tombe à 4,6 %, en janvier 2015, remon-

tant un peu en septembre de la même

année (6,3 %). Par ailleurs, les partis so-

ciaux-démocrates connaissent un déclin

général, et parfois spectaculaire, du nom-

bre de leurs adhérents. Un exemple

édifiant est celui du plus important et

influent d’entre eux, le SPD, qui, entre

1976 et 2013, a vu fondre ses effectifs de

plus de 46 %, puisqu’ils sont passés de

1 022 091 à 473 662. En outre, les mem-

bres de ces partis sont généralement

âgés, retraités, et quand ils sont actifs, tra-

vaillent avant tout dans le secteur public,

au sens large du mot. Enfin, partout s’en-

registre un affadissement du rayonne-

ment culturel et intellectuel des partis

sociaux-démocrates qui sont fréquem-

ment sur la défensive sur le terrain des

idées, alors même que dans toute

l’Europe fleurissent à gauche une série

de think tanks stimulants et innovants.

CAUSES ET ASPECTS DE LA CRISE SOCIALE-DÉMOCRATEEn fait, c’est tout l’environnement de la

social-démocratie qui a été modifié de

façon substantielle. La transformation

fondamentale du capitalisme, la globali-

sation, l’affaissement du monde ouvrier

classique lié au modèle fordiste, le pro-

cessus d’individualisation, les évolutions

de l’organisation du travail, le creuse-

ment des inégalités de toute nature -

sociales, de genre, générationnelles, ter-

ritoriales, entre nationaux et immigrés

étrangers -, l’offensive néo-libérale, les

orientations données à la construction

européenne, le contexte international, la

désaffection à l’égard des institutions et

des partis, le rejet de la classe dirigeante,

la montée des populismes ou encore l’es-

sor prodigieux des nouvelles techno -

logies sont autant de facteurs qui

participent d’un basculement quasi an-

thropologique déstabilisant la social-dé-

mocratie, et d’ailleurs, pas seulement elle.

De ce fait, la crise de la social-démocratie,

amorcée il y a trente ou quarante ans,

10

Marc Lazar - Une crise qui n’en finit pas

Partout s’enregistre unaffadissement du rayonnementculturel et intellectuel des partissociaux-démocrates qui sontfréquemment sur la défensivesur le terrain des idées, alors même que dans toutel’Europe fleurissent à gaucheune série de think tanksstimulants et innovants.

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la revue socialiste 60le dossier

5. P. Le Galès, N. Vezinat (dir.), L’Etat recomposé, Paris, PUF, 2014.

selon des chronologies variables d’un

pays à l’autre, présente de multiples

facettes qui se déclinent différemment

selon les partis et dont nombre d’entre-

elles s’avèrent inédites, par rapport aux

crises précédentes. Crise de l’Etat-provi-

dence fondé, jusqu’alors, sur des bases

nationales et qui constituait, depuis

l’après-Deuxième Guerre mondiale, la

ressource politique fondamentale de la

social-démocratie : or, comment conti-

nuer une politique sociale dont les coûts

sont devenus prohibitifs, dans un

contexte de ralentissement de la crois-

sance, de stagnation ou de dépression

obligeant à réduire la dépense publique ?

Crise de l’action publique : comment éla-

borer les décisions, décider, agir, avec

quels instruments et quels acteurs, alors

que l’Etat est en perpétuelle recomposi-

tion ?5 Crise de la stratégie politique :

s’unir avec les formations plus à gauche

empêche de s’adresser aux électeurs mo-

dérés, notamment sur le sujet hyper-sen-

sible de la fiscalité, mais faire alliance

avec les partis centristes déçoit une partie

des clientèles traditionnelles de gauche :

comment résoudre ce dilemme ? Crise

du projet et de l’identité : que signifie,

exactement, le socialisme, aujourd’hui,

ou tout simplement la gauche dans le

cadre de l’Europe où les contraintes, no-

tamment, en matière économique, sem-

blent l’emporter sur les opportunités

qu’elle offre, tandis que s’expriment de

nouvelles exigences de protection sociale,

d’ordre public, par rapport à la délin-

quance et à la criminalité, culturelle, du fait

des migrations, ou encore environnemen-

tales, et que se formulent sans cesse des

nouvelles demandes d’extension des

droits civiques ? Crise sociologique, car,

là encore, avec des variations d’un pays

à l’autre, les partis sociaux-démocrates,

désireux de s’adresser à des nouveaux

électeurs, ont perdu le soutien des catégo-

ries populaires et, notamment, d’un

Crise sociologique, car, là encore, avec des variationsd’un pays à l’autre, les partissociaux-démocrates, désireux de s’adresser à des nouveauxélecteurs, ont perdu le soutiendes catégories populaires et,

notamment, d’un monde ouvrier,qui n’a pas disparu, mais a

profondément changé.

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monde ouvrier, qui n’a pas disparu, mais

a profondément changé : quelle offre po-

litique formuler pour pouvoir s’adresser

aux uns et aux autres, alors que leurs in-

térêts et leurs attentes sont parfois totale-

ment opposés ?6 Crise organisationnelle :

quelles structures faut-il forger, alors que

les partis paraissent obsolètes, rejetés

et délégitimés - une grande nouveauté,

par rapport aux années 60 où nombre

d’Européens s’éloignaient des partis mais

continuaient de voter pour eux et ne

contestaient guère leur légitimité - car

devenus souvent des machines bureau-

cratiques repliées sur elles-mêmes, insé-

rées dans l’appareil d’Etat, faisant partie

du « système », composées de personnes

désireuses avant tout d’y faire carrière ?

Crise, enfin, du leadership : quel leader

pour la gauche, à l’heure où la politique

moderne a pris, entre autre, la forme

d’une démocratie du public, où, précisé-

ment, le rôle de la personne devient pré-

pondérant, et même décisif, et où, dans

l’opinion, on enregistre un mouvement

contradictoire, d’un côté, d’horizontalité

et, de l’autre, de quête d’autorité - qui ne

signifie pas d’autoritarisme ?

Les partis sociaux-démocrates ne sont

pas restés inactifs face à tous ces défis.

Ce que l’on a appelé la Troisième voie,

une expression qui recouvre un ensem-

ble différencié de pratiques politiques, de

déclarations de responsables, Tony Blair

et Gerhard Schröder, en premier lieu,

et de réflexions théoriques dont les plus

célèbres furent celles d’Anthony Giddens,

a représenté un moment important pour

la gauche réformiste, y compris dans une

perspective historique. Il s’agissait de

prendre en compte les métamorphoses

du capitalisme - notamment, sa dimen-

12

Marc Lazar - Une crise qui n’en finit pas

6. Line Rennwald, Partis socialistes et classe ouvrière. Ruptures et continuités du lien électoral en Suisse, en Autriche, en Allemagne, en Grande-Bretagne et en France (1970-2008), Neufchâtel, Editions Alphil-Presses universitaires suisses, 2015.

Ce que l’on a appelé laTroisième voie, une expressionqui recouvre un ensembledifférencié de pratiquespolitiques, de déclarations de responsables, Tony Blair et Gerhard Schröder, en premierlieu, et de réflexions théoriquesdont les plus célèbres furentcelles d’Anthony Giddens, a représenté un momentimportant pour la gaucheréformiste, y compris dans une perspective historique.

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la revue socialiste 60le dossier

sion de société de la connaissance - et

de la société, en tentant d’en saisir les po-

tentialités qu’elles engendraient, plutôt

que d’insister sur leurs effets délétères et

périlleux. Il fallait satisfaire les attentes

antagoniques des électeurs tiraillés entre

un processus accéléré d’individualisation

et des aspirations maintenues à la justice

sociale, ou encore oscillant entre les sen-

timents de peur face à l’insécurité dans

leur vie quotidienne et de crispation de-

vant l’afflux d’immigrés et, pour d’autres,

des comportements libertaires et tolé-

rants sur des questions épineuses de

société comme, par exemple, la recon-

naissance juridique de couples du même

sexe ou les sujets de bioéthique, etc. Avec

des variantes selon les pays, la gauche

en est venue à assimiler une part du libé-

ralisme, à reconnaître pleinement l’éco-

nomie de marché, au point, parfois, d’en

célébrer les vertus, et, en tout cas, à

renoncer définitivement à se présenter

comme une alternative au capitalisme, à

faire l’éloge de la mondialisation et de la

construction européenne, à privatiser lar-

gement, à attirer les investissements

étrangers, à diminuer les impôts, à mo-

derniser l’appareil d’Etat, à assouplir le

marché du travail, à en appeler à l’esprit

de responsabilité individuelle ou, selon

les pays, à des formes de communauta-

risme, à substituer à l’égalité des condi-

tions à l’égalité des chances, à fustiger les

politiques classiques d’assistance sociale

ou de santé, à affirmer la nécessité

du respect de l’ordre et de l’autorité, et

à réprimer sévèrement la délinquance.

Dans le même temps, toujours guidés

par leurs idéaux d’égalité et de justice

sociale, les adeptes de la Troisième voie

rappelaient la nécessité de réguler le

marché, négociaient avec les partenaires

sociaux, même si un net découplage

idéologique et sociologique entre les par-

tis sociaux-démocrates et les syndicats

se réalisait, investissaient dans l’éduca-

tion, la recherche et le développement,

cherchaient à assurer de la redistribution

sociale, s’efforçaient de réduire les inéga-

lités, intégraient les préoccupations de

l’environnement, promouvaient, dans

certains pays, des réformes de libéralisa-

tion des mœurs, instauraient la parité

entre hommes et femmes et s’éver-

tuaient, le plus souvent en vain, de

s’adresser aux précaires et aux exclus.

Par ailleurs, les partis ont essayé de trou-

ver des moyens de jeter des ponts avec

la société, par exemple, en facilitant l’ins-

cription des nouveaux adhérents et, en

Italie, en France, au Portugal et en Grèce,

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en organisant des primaires ouvertes

pour désigner leurs candidats à certaines

élections.

UNE NOUVELLE CONJONCTURELa crise financière et économique ou-

verte en 2008, qui marque une nouvelle

métamorphose du capitalisme, a totale-

ment rebattu les cartes7. Les politiques

publiques des sociaux-démocrates et

leur conceptualisation plus ou moins

aboutie et élaborée de la Troisième voie,

dont il faudra dresser un jour un bilan

approfondi, ont obtenu des résultats et

constituent, désormais, des acquis de

la gauche réformiste. Elles ont aussi

montré leurs limites8. Les clientèles tradi-

tionnelles de gauche ont été débousso-

lées par les proclamations et les

décisions, quand ils étaient au pouvoir,

des dirigeants de leurs partis. L’électorat

ouvrier, par exemple, ne comprend pas

que les politiques libérales-libertaires

culturelles qui visent à satisfaire les

classes moyennes et instruites éclipsent

les thèmes économiques. Les politiques

d’austérité ont, dans certains pays, pro-

voqué la hausse du chômage, instauré

de la précarité, creusé davantage les

inégalités et fragilisé les plus faibles. Les

espérances de régulation du capitalisme

n’ont guère abouti. La gauche n’a pas

réussi à inverser l’orientation écono-

mique dominante de l’Union euro-

péenne. L’Europe, que nombre de partis

sociaux-démocrates ont érigé en réfé-

rence identitaire, par substitution au

socialisme dont ils étaient incapables

de proposer désormais une définition,

suscite l’indifférence des citoyens ou

même son rejet, sans pourtant que cela

débouche sur une remise en cause

de l’euro pour ceux qui en bénéficient.

14

Marc Lazar - Une crise qui n’en finit pas

7. D. Cohen, A. Bergounioux (sous la direction de), Le socialisme à l’épreuve du capitalisme, Paris, Fayard, 2012.8. Voir, par exemple, O. Cramme, P. Diamond (eds.), After the Third Way. The future of Social Democracy in Europe, Londres,L. B. Tauris, 2012.

Les clientèles traditionnelles de gauche ont été déboussoléespar les proclamations et lesdécisions, quand ils étaient au pouvoir, des dirigeants deleurs partis. L’électorat ouvrier,par exemple, ne comprendpas que les politiques libérales-libertaires culturelles qui visent à satisfaire les classesmoyennes et instruites éclipsentles thèmes économiques.

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la revue socialiste 60le dossier

La crise de la représentation politique, au

niveau national, s’est considérablement

aggravée avec, d’un côté, le rejet de la

politique et des responsables politiques,

mais, de l’autre, une requête accrue de par-

ticipation démocratique. Les phénomènes

migratoires, la crise des modèles d’intégra-

tion des immigrés, la poussée de l’isla-

misme radical ont provoqué un choc

culturel à la fois créé et exploité par les po-

pulistes d’extrême droite, en plein essor, et

une partie de la droite, plongeant la gauche

dans l’embarras. La révolution numérique

a modifié les façons de faire de la politique.

La social-démocratie, qui avait connu un

processus de convergence, se divise entre

différentes sensibilités. La première affiche

plus ou moins nettement son social-libéra-

lisme. Dans la lignée de la Troisième voie,

elle continue d’accorder la priorité à l’assai-

nissement des comptes publiques et aux

incitations à la croissance, par une poli-

tique de l’offre, tout en réalisant des ré-

formes sociales et de société. Elle n’hésite

pas à envisager de sortir de la tradition so-

cial-démocrate pour aller chasser vers

d’autres terres. Matteo Renzi incarne cette

tendance qui se situe délibérément au cen-

tre gauche. S’y opposent ceux qui enten-

dent rester fidèles à la social-démocratie et

qui, tout en reconnaissant la nécessité de

réduire la dette et le déficit publics, plaident

pour une politique de la demande, avec

une forte redistribution sociale. Enfin, la

troisième tendance critique tout principe

d’austérité, fustige l’Europe et en appelle à

une alternative globale. Cette dernière est

présente dans les partis sociaux-démo-

crates. Mais aussi à l’extérieur.

En effet, la social-démocratie est confrontée

à la montée en puissance d’une large mou-

vance de la gauche de la gauche qui la cri-

tique et adopte souvent des postures

populistes. Cette gauche focalise l’attention.

En vérité, elle constitue une vaste galaxie

hétérogène dans laquelle se repèrent au

moins deux grandes sensibilités, parfois

clairement distinctes, ou bien rassemblées

dans un même parti ou encore étroitement

entremêlées. L’une traditionnelle, présente

donc également dans les partis sociaux-

démocrates, mobilise les références clas-

siques de la gauche : elle prône une

La social-démocratie est confrontée à la montée en puissance d’une large

mouvance de la gauche de lagauche qui la critique et adoptesouvent des postures populistes.Cette gauche focalise l’attention.

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politique étatique, la reprise d’une large re-

distribution sociale, la taxation des plus for-

tunés, mâtinée, le plus souvent, d’écologie

et de la critique morale des méfaits du

capitalisme qui témoigne d’une sorte

de renouveau d’un christianisme social

contemporain. Cette gauche-là, qui revêt

d’infinies nuances, d’un pays à l’autre, dues

à la diversité des cultures et des histoires

politiques nationales, est bien incarnée par

Jeremy Corbyn. Elle forme une minorité

dans la plupart des partis socialistes,

sociaux–démocrates et au PD italien. Elle

existe de manière autonome avec Die

Linke, en Allemagne, le Front de gauche, en

France ou Unité populaire, en Grèce - une

scission de Syriza. L’autre composante est

plus « mouvementiste », à l’instar de Pode-

mos, grand promoteur de la démocratie

participative et qui refusait, au départ, de se

positionner dans l’antagonisme gauche

contre droite, préférant parler de l’opposi-

tion entre le peuple et « la caste », avant de

modérer ses positions à l’approche du

scrutin législatif. Ces deux courants étaient

plus ou moins présents dans Syriza, avant

de se dissocier cet été. Ils coexistent en Italie,

par exemple, dans Sinistra Ecologia Libertà,

Possibile, un mouvement fondé par un an-

cien dirigeant du PD Beppe Civati, Coesione

sociale initié par le syndicaliste, Maurizio

Landini, et d’autres regroupements qui se

forment, depuis quelque temps, à côté du

PD. Jeremy Corbin veut également être à

l’écoute des aspirations d’une partie de la

société, via internet.

Quoi qu’il en soit, cette mouvance de

gauche semble avoir le vent en poupe.

Plusieurs facteurs y contribuent, qu’elle

instrumentalise aisément : l’austérité,

avec les souffrances et les inégalités de

toute nature qu’elle engendre, les peurs

suscitées par la globalisation, le malaise

démocratique de nombre de pays, le rejet

des élites dirigeantes, la faillite actuelle de

l’Union européenne, l’aspiration à un

monde meilleur, la recherche du nouveau

en politique, etc. Toutefois, les faiblesses

de cette gauche de la gauche sont légion.

Son poids électoral reste globalement fort

limité, même si, dans certains pays,

comme en France, il suffit à pénaliser

la gauche réformiste. Cette gauche de la

gauche séduit sans conteste certaines frac-

tions de la population, tels les salariés du

16

Marc Lazar - Une crise qui n’en finit pas

Les faiblesses de cette gauche dela gauche sont légion. Son poidsélectoral reste globalement fortlimité, même si, dans certainspays, comme en France, il suffità pénaliser la gauche réformiste.

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la revue socialiste 60le dossier

secteur public, les syndicalistes, les per-

sonnes dotées d’un haut niveau d’instruc-

tion voire les jeunes en situation de

précarité, comme ce fut le cas lors des pri-

maires du Labour ou lors de la victoire de

Syriza, en janvier dernier ; en revanche, hor-

mis de rares exceptions, elle n’attire guère

les couches populaires et elle échoue sou-

vent à canaliser leur protestation qui se di-

rige plutôt vers d’autres populismes,

d’extrême droite généralement ou se

situant ailleurs, à l’instar du Mouvement

5 étoiles, et qui défient considérablement

les partis de gouvernement, dont ceux de

gauche. En France, c’est le Front national

qui est le premier parti ouvrier dans les

urnes et il représente, par excellence, la

force antisystème. D’un point de vue straté-

gique, la gauche de la gauche hésite entre

un splendide isolement, au risque de deve-

nir vite impuissante, et des alliances, afin

de l’emporter, voire de gouverner, qui pro-

voquent immédiatement des divisions

dans ses rangs. La gauche de la gauche ne

cesse de dénoncer les impasses de la poli-

tique de la zone euro et d’en appeler à une

autre politique, mais sa crédibilité pour

résoudre les problèmes économiques est

quasi nulle, y compris chez les personnes

qui lui manifestent de la sympathie

comme en attestent nombre de sondages.

Enfin et surtout, elle a enregistré une défaite

cinglante en Grèce où Alexis Tsipras s’est

fracassé sur le mur du réel et a dû accepter,

en juillet dernier, un accord avec l’Union

européenne, en totale contradiction avec

son programme initial. Cet échec a ouvert

un débat, dont les effets sont dévastateurs

pour elle et qui tourne autour d’une ques-

tion cruciale : faut-il ou non rester dans la

zone euro ? Pour certains, en sortir serait

suicidaire, et il s’agit donc de lutter avec

d’autres forces pour changer l’orientation

de la zone euro. Telle est la position du Parti

communiste français qui s’appuie sur un

rapport très complet de quelques-uns

de ses économistes. Pour d’autres, au

contraire, renoncer à la monnaie unique

est désormais envisageable, voire indis-

pensable, comme l’a proclamé, par exem-

ple, Stefano Fassina, un ancien responsable

du Parti démocrate et ex-ministre du gou-

vernement d’Enrico Letta qui, le premier, en

a appelé à créer des fronts nationaux

de libération, une idée reprise en France

par l’économiste, Jacques Sapir. Aussi,

la gauche radicale se déchire-t-elle entre

ceux qui continuent de soutenir Tsipras et

ceux qui se rassemblent derrière ses op-

posants, en premier lieu Varoufakis, à

l’instar du Parti de gauche de Jean-Luc

Mélenchon. En dépit de cette double frac-

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ture, à propos des alliances et de l’euro,

qui la mine profondément, la gauche

radicale insiste continûment sur la néces-

sité de retrouver les valeurs de la gauche

et d’y rester fidèles. Or, cet argumentaire

rencontre un large écho bien au-delà

de ses rangs, jusque chez les gens se

reconnaissant dans la gauche modérée.

Il révèle un dilemme classique et profond

de l’histoire de la gauche européenne

qui a été bien mis en lumière et analysé

pour la France par Alain Bergounioux et

Gérard Grunberg, celui de son rapport

tourmenté au pouvoir9. Y participer,

exercer des responsabilités, gouverner et

donc choisir, est considéré comme risqué,

voire sale et pervers. Mieux vaut alors

rester dans la pureté de l’opposition.

Le surgissement de cette gauche de la

gauche soulève des questions de fond

que la gauche réformiste doit plus que

jamais affronter et résoudre concernant,

par exemple, le modèle de croissance

avec l’impérieuse nécessité de participer

à un développement durable, la cohésion

des sociétés, l’Europe, la démocratie, la

forme partisane, son électorat. La diffi-

culté, assez originale par rapport à

l’Histoire, vient de ce que certaines de ces

questions, et non des moindres, l’Europe,

la politique économique, la cohésion des

sociétés, en particulier dans leurs dimen-

sions culturelles et identitaires, brouillent

les fondements du clivage gauche-droite

qui ne constitue plus tout à fait la summa

divisio exclusive. D’autres clivages s’impo-

sent, notamment celui, vertical, entre le

peuple et les élites, et celui qui oppose les

partisans d’une société ouverte à ceux et

celles qui sont tentés par un grand repli

sur le local, le régional ou le national.

Ce qui laisse entrevoir de grandes recom-

positions politiques dont certaines, au

demeurant, sont déjà en cours. C’est dire

qu’il est temps pour les réformistes de

s’engager dans une réflexion approfondie -

et européenne -, au lieu de se contenter

d’une gestion à la petite semaine et de se

reposer sur les éventuelles prouesses com-

municatives de leurs leaders.

18

Marc Lazar - Une crise qui n’en finit pas

9. A. Bergounioux, G. Grunberg, L’Ambition et le remords. Les socialistes français et le pouvoir 1905-2005, Paris, Fayard,2005.

D’autres clivages s’imposent,notamment celui, vertical, entre le peuple et les élites, et celui quioppose les partisans d’une sociétéouverte à ceux et celles qui sonttentés par un grand repli sur le local, le régional ou le national.

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la revue socialiste 60le dossier

Les contenus concrets de ces pactes so-

ciaux dépendent des rapports de force et

des conditions objectives. C’est pourquoi, il

n’y a pas un seul, mais plusieurs types de

compromis sociaux-démocrates possibles.

Pour ne nous en tenir qu’à la deuxième

moitié du XXe siècle, on peut en distinguer

trois : les compromis sociaux-démocrates

offensifs d’après-guerre (1945-1975) ; les

compromis défensifs de crise (1980-2000) ;

les compromis d’adaptation progressiste à

la globalisation (depuis 2000).

LES COMPROMIS OFFENSIFSD’APRÈS-GUERRE

Les premiers coïncident avec les Trente

Glorieuses et sont particulièrement favo-

rables aux travailleurs. Ceux-ci bénéfi-

cient d’un rapport de forces économique,

social, politique, idéologique, globale-

ment favorable, au lendemain de la vic-

toire des Alliés sur le nazisme, et tout au

long de la Guerre froide. Dans nos écono-

mies de reconstruction et de rattrapage,

le taux de croissance sur la longue durée

est de 5 % par an. Comme disait le re-

gretté André Bergeron : « Il y a du grain à

moudre ». Les économies nationales sont

protégées par les droits de douane et les

contingentements. Les entreprises pro-

duisent principalement pour le marché

national, sur le territoire national. Le plein

emploi confère aux syndicats un fort

pouvoir de négociation. La menace com-

D epuis le temps, déjà lointain, où elle a cessé d’être révolutionnaire pour devenirrésolument réformiste, la social-démocratie européenne marche au compromis. « Entre le capital et le travail, le marché et l’Etat, la liberté (d’entreprendre) et

la solidarité », selon la lumineuse formule de Jacques Delors, elle recherche l’arbitrage leplus avantageux pour les salariés, qu’elle a vocation à défendre et l’ambition de représenter.

Quel nouveau compromis social-démocrateau XXIe siècle ?

Henri Weber Directeur des études auprès du Premier secrétaire, en charge des questions européennes.

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muniste, extérieure avec l’impérialisme

soviétique, intérieure avec un parti stali-

nien de masse qui exerce son hégémonie

sur la gauche politique, syndicale, asso-

ciative et intellectuelle, incite les classes

possédantes et dirigeantes à ne pas lési-

ner sur les moyens pour acheter la paix

sociale et attacher les ouvriers à la démo-

cratie. La classe ouvrière industrielle est

en pleine ascension. Elle atteindra son

apogée au début des années 1970.

Concentrée dans des établissements

géants et des régions-usines, elle est

systématiquement organisée par les par-

tis et les syndicats sociaux-démocrates

(communistes, en France et en Italie).

Ces partis sont des partis de masse - en-

core, en 1975, le SPD allemand regroupe

1 million d’adhérents - et de classe1.

Au plan idéologique, qu’on néglige à tort

trop souvent, le libéralisme économique,

dominant entre les deux guerres, est

discrédité par la Grande dépression de

1929-1933. Le keynésianisme, sous ses

variantes de gauche et de droite, tient

le haut du pavé. Il légitime et encourage

l’intervention de l’Etat dans la vie écono-

mique et sociale, et recommande « l’eu-

thanasie des rentiers ». En France, la

puissance publique contrôle les prix et

les changes. Elle met en œuvre un protec-

tionnisme offensif, favorisant la montée

en puissance de « champions nationaux ».

Elle recourt régulièrement à la dévalua-

tion du franc pour rétablir la compétiti-

vité de l’économie, compromise par

l’inflation. Les termes du compromis so-

cial-démocrate offensif d’après-guerre

sont faciles à énoncer, et pas très compli-

qués à mettre en œuvre : le mouvement

ouvrier social-démocrate reconnaît la

légitimité du profit et du pouvoir patronal

dans l’entreprise, sa liberté d’entrepren-

dre et de gérer, dans le respect du droit,

de la loi et des contrats. Il exige - et il

20

Henri Weber - Quel nouveau compromis social-démocrate au XXIe siècle ?

La classe ouvrière industrielleest en pleine ascension. Elleatteindra son apogée au débutdes années 1970. Concentréedans des établissements géants et des régions-usines, elle est systématiquement organiséepar les partis et les syndicatssociaux-démocrates(communistes, en France et en Italie).

1. Voir ci-dessous l’article de Pascal Delwit.

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la revue socialiste 60le dossier

obtient ! - en échange que le patronat et

l’Etat assurent le plein-emploi, l’augmen-

tation régulière du pouvoir d’achat, la

protection croissante des travailleurs

contre tous les risques sociaux (chô-

mage, vieillesse, maladie, déqualifica-

tion…), le développement de services

publics diversifiés et de qualité, le renfor-

cement de la démocratie sociale dans les

entreprises et dans la société.

Ces compromis conquérants ont fait

merveille pendant près d’un demi-siècle,

on leur doit la douceur de vivre dans nos

démocraties avancées. Jusqu’au milieu

des années 1970, le plein emploi était as-

suré en Europe ; le pouvoir d’achat des

salariés a été multiplié par trois, les mé-

nages ouvriers se sont équipés en « biens

de consommation durables » ; la durée

annuelle du travail a été considérable-

ment réduite2 ; les congés payés ont

été allongés ; la protection sociale a été

portée à un niveau sans précédent : les

pensions de retraite se sont progressive-

ment rapprochées du niveau des salaires

touchés par les travailleurs en activité ;

la vieillesse a cessé d’être synonyme de

pauvreté ; le système de santé a progres-

sivement offert à tous l’accès aux soins,

quelles que soient leurs ressources et

quel qu’en soit le coût ; l’espérance de vie

a augmenté de 20 ans ; l’indemnisation

du chômage a progressivement péren-

nisé les revenus des chômeurs sur une

durée de plus en plus longue et dans une

proportion du salaire net de plus en plus

élevée ; l’enseignement secondaire a été

progressivement étendu à la majorité

d’une classe d’âge, l’enseignement supé-

rieur à près de la moitié… On pourrait

poursuivre cette liste en y incluant les

libertés et les droits nouveaux, civils,

politiques et culturels. Il y faudrait plu-

sieurs pages ! Ces compromis offensifs

sont entrés en crise, à la fin des années

1970, avec le ralentissement de la crois-

sance - qui passe de 5 % à 2,5 % par

an -, l’envol de l’inflation - 14 % en France

en 1980 -, la réapparition du chômage de

masse. Avec, aussi et surtout, la mondia-

2. Selon les chiffres de l’Insee, en 1950, la durée annuelle du travail était de 2 230 heures en France, elle n’est plus que de1 559 heures, en 2007.

Le libéralisme économique,dominant entre les deux guerres,

est discrédité par la Grandedépression de 1929-1933.

Le keynésianisme, sous sesvariantes de gauche et de droite,

tient le haut du pavé.

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lisation croissante de l’économie - mon-

dialisation des échanges, mais aussi de

la production ; la financiarisation du capi-

talisme, la montée en puissance, puis

la victoire par KO, du néo-libéralisme

économique dans le champ des idées ;

la différenciation du salariat en catégories

aux intérêts distincts et parfois diver-

gents, la fin de la « centralité ouvrière »3.

LES COMPROMIS DÉFENSIFS DE CRISE

Vont leur succéder les compromis défen-

sifs de crise4, destinés à sauver l’essentiel,

dans les nouveaux rapports de force et

les nouveaux systèmes de contraintes. Ils

ont pour termes l’acceptation d’une cer-

taine modération salariale, variable selon

les pays, et des licenciements collectifs

dans les industries en difficulté, contre

l’augmentation des prestations sociales

et des dépenses publiques visant à sou-

tenir la croissance et à préserver l’emploi.

C’est l’époque du « traitement social du

chômage », de la préretraite à 57 ans, des

emplois aidés, de la fermeture progres-

sive des mines, des chantiers navals et de

nombreux hauts fourneaux, de l’envol des

prélèvements obligatoires. Ceux-ci pas-

sent en France de 35 %, en 1974, à 42 %,

en 1981, sous le septennat de Valéry

Giscard d’Estaing ! Un troisième type de

compromis social prend corps au tournant

du siècle : les compromis d’adaptation

progressiste à la globalisation, et, plus

largement, aux mutations du capitalisme.

LES COMPROMIS D’ADAPTATION PROGRESSISTE

À LA GLOBALISATION Au début du XXIe siècle, les compromis

défensifs sont, en effet, à leur tour frappés

d’obsolescence par l’accélération de la

mondialisation, de la troisième révolution

industrielle et de la financiarisation de

l’économie. Cette triple accélération crée

de nouvelles contraintes et modifie à nou-

22

Henri Weber - Quel nouveau compromis social-démocrate au XXIe siècle ?

3. Cf. Henri Weber, La Nouvelle Frontière, pour une social-démocratie du XXIe siècle, Editions du Seuil, Paris, 2012, pp. 19-47.4. Alain Bergounioux et Bernard Manin, Le régime social-démocrate, PUF, Paris, 1989.

Au début du XXIe siècle, les compromis défensifs sont à leur tour frappés

d’obsolescence par l’accélérationde la mondialisation, de la

troisième révolution industrielleet de la financiarisation

de l’économie.

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la revue socialiste 60le dossier

veau les rapports de force entre le capital

et le travail, entre les pays capitalistes

avancés et les pays émergents, entre les

impératifs du développement et l’urgence

écologique.

Au plan économique, les grands émer-

gents ont émergé, le capitalisme d’Etat

chinois concurrence, désormais, les

grandes entreprises occidentales dans les

industries high tech, l’Inde s’affirme dans

les services à haute valeur ajoutée, une

armée de nouveaux émergents leur em-

boîte le pas. La révolution numérique

connaît une seconde vague, avec la

convergence entre l’Internet, la robotique,

les bio et les nanotechnologies, l’intelli-

gence artificielle. Elle s’incarne, désormais,

dans l’internet des objets, l’impression tri-

dimensionnelle (la 3D), l’informatique en

nuage (le e-Cloud), le stockage et le traite-

ment des méga-données (Big Data), l’in-

dustrie 4.05. L’instabilité de l’économie

mondiale s’est encore renforcée, après la

crise de 2008-2012, malgré les bonnes ré-

solutions affirmées au plus fort de la tour-

mente. Les réformes annoncées au G20 de

novembre 2008 ont été, pour l’essentiel,

oubliées. Celles qui ont été appliquées

sont insuffisantes pour conjurer la réédi-

tion, en plus grave, d’une nouvelle crise fi-

nancière et économique mondiale. Cette

instabilité chronique rend périlleux les en-

dettements élevés, car nul ne sait où en se-

ront les taux d’intérêt quand les bulles

spéculatives, qui enflent aujourd’hui, au-

ront éclaté.

Le rapport de force entre les détenteurs

du pouvoir économique privé - entreprises

multinationales géantes et opérateurs fi-

nanciers - et les Etats démo cratiques, leurs

gouvernements, leurs partis politiques,

leurs syndicats, leurs ONG, s’est encore

dégradé, au détriment des seconds, au

profit des premiers. Au plan social, le sa-

lariat se voit menacé par « l’uberisation »

des métiers de services et l’automatisation

5. Le concept d’industrie 4.0 s'emploie dans les milieux industriels et politiques et désigne les projets de création d'usinesintelligentes, capables de se gérer quasiment toutes seules grâce à leur digitalisation.

L’instabilité de l’économiemondiale s’est encore renforcée,

après la crise de 2008-2012,malgré les bonnes résolutions

affirmées au plus fort de la tourmente. Les réformes

annoncées au G20 de novembre 2008 ont été,

pour l’essentiel, oubliées.

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du travail intellectuel standardisable.

D’après des instituts spécialisés, 47 % des

emplois existants aux Etats-Unis, 42 % en

France, pourraient disparaître dans un

délai de 10 à 30 ans, selon les scénarii6. La

société de conseil Roland Berger annonce

la destruction de 3 millions d’emplois

intellectuels, en France, au cours des dix

prochaines années7. L’avenir serait aux tra-

vailleurs indépendants, aux auto-entrepre-

neurs, ou, dans le meilleur des cas, au

« travail partagé » : salarié pendant 3 jours,

« indépendant » le reste de la semaine.

D’après Jacques Attali, nous allons vers la

généralisation du statut des intermittents

du spectacle. Au plan idéologique, l’effon-

drement des grandes idéologies émanci-

patrices des XIXe et XXe siècles - commu-

nisme, socialisme révolutionnaire, et, dans

une moindre mesure, progressisme répu-

blicain - a laissé place au retour en force

des religions révélées, de la pensée ma-

gique, de l’irrationalisme. La mondiali -

sation sauvage et l’Europe encalminée

frayent la voie au retour des nationalismes

de repli, souvent dans leur version agres-

sive et xénophobe. Au plan politique, ces

évolutions nourrissent une double radica-

lisation : radicalisation à droite, avec la

banalisation des partis populistes xéno-

phobes et leur montée en puissance8 ;

radicalisation à gauche, avec le surgisse-

ment d’une nouvelle extrême-gauche, qui

prône la résistance au changement, mais

ne porte aucune réponse novatrice aux

défis auxquels nous sommes confrontés.

Ces évolutions du capitalisme et de la

société salariale appellent un redéploie-

ment des économies occidentales vers les

industries de pointe, les services à haute va-

24

Henri Weber - Quel nouveau compromis social-démocrate au XXIe siècle ?

Au plan social, le salariat se voit menacé par « l’uberisation »des métiers de services etl’automatisation du travailintellectuel standardisable.

6. Carl Benedict Frey et Michael Osborne ont publié, en 2013, une étude où ils passent en revue les effets de la robotisationsur 700 métiers aux Etats-Unis. Ils en concluent que la seconde vague d’automatisation peut détruire 47 % des emploisaméricains existants, en 20 ou 30 ans

7. Cf. Roland Berger strategy consultants. Think Act : « Les classes moyennes face à la transformation digitale ». Octobre2014. http://www.rolandberger.fr/media/pdf/Roland_Berger_TAB_Transformation_Digitale-20141030.pdf

8. Le 11 octobre 2015, le FPO d’extrême droite autrichien a obtenu plus de 32 % des suffrages, à l’élection municipale deVienne. En Suisse, lors des élections fédérales, le 18 octobre, le parti d’extrême droite, Union démocratique du centre(UDC), a fait une percée et représente désormais 29,5 % du Parlement. En France, le Front national est crédité de 26 %des intentions de vote, aux élections régionales de décembre.

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la revue socialiste 60le dossier

leur ajoutée, mais aussi les services aux per-

sonnes, le passage d’une économie d’imi-

tation à une économie d’innovation9, et

d’une société industrielle à une société de

services, fondés sur la connaissance.

Le compromis social-démocrate du XXIe

siècle vise à mobiliser les partenaires

sociaux, en faveur de cette mutation :

la gauche réformiste et les syndicats

acceptent la dérégulation relative du

marché du travail - sur le modèle de la

« flexisécurité » scandinave ; la modéra-

tion salariale ; la reconfiguration de l’Etat-

Providence, dans le sens d’un Etat social

plus préventif, moins curatif. Ils attendent,

en échange du patronat et de la puissance

publique, la défense de l’emploi, la montée

de l’économie « à la frontière technolo-

gique », la conquête de parts de marché à

l’international, la sauvegarde de la puis-

sance économique nationale et euro-

péenne. Ce compromis social-démocrate

d’adaptation à la globalisation est pro-

gressiste, s’il vise à préserver, dans leur

substance, les conquêtes sociales et démo-

cratiques accumulées par le mouvement

ouvrier, au long de deux siècles de lutte.

Ce qui passe nécessairement par la

reconstitution de leur base matérielle. Il

est progressiste aussi et surtout, s’il

s’efforce, au-delà de cette préservation,

d’assurer des conquêtes nouvelles. De

poursuivre la longue marche de la social-

démocratie vers une démocratie accomplie,

une économie maîtrisée, une civilisation

du bien-vivre. Il est régressif, au contraire,

s’il vise à démanteler les acquis sociaux et

à promouvoir une répartition des richesses

outrancièrement favorable aux classes

possédantes.

L’EXPÉRIENCE PIONNIÈRE ALLEMANDE

A la fin des années 1990, plusieurs partis

sociaux-démocrates se sont efforcés

de mettre en œuvre des compromis

d’adaptation progressistes. Ils l’ont fait,

malheureusement, dans un cadre trop

Ce compromis social-démocrated’adaptation à la globalisationest progressiste, s’il vise àpréserver, dans leur substance,les conquêtes sociales etdémocratiques accumulées par le mouvement ouvrier, au long de deux siècles de lutte.

9. Cf. Philippe Aghion, Gilbert Cette, Elie Cohen, Changer de modèle, Editions Odile Jacob, 2014.

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étroitement national, insuffisamment eu-

ropéen, alors que l’Union européenne est

l’espace pertinent du nouveau réfor-

misme. En Allemagne, par exemple,

le SPD et les syndicats ont consenti aux

réformes Hartz : l’indemnisation du

chômage a été réduite de 32 à 12 mois

(24 pour les plus de 50 ans) ; l’âge du

départ à la retraite a été repoussé à

67 ans (en 2029) ; les chômeurs ont été

contraints d’accepter un emploi, même

moins qualifié et moins rémunéré, sur

l’ensemble du territoire. En contrepartie,

le patronat et l’Etat se sont engagés à

garantir la puissance industrielle et

exportatrice du « site Allemagne », en

améliorant la spécialisation sectorielle et

géographique des entreprises, en confor-

tant le tissu des PME innovantes et expor-

tatrices, en investissant dans la recherche

et la qualification de la main-d’œuvre. Ré-

sultat : la croissance, quoique modeste,

est revenue, l’excédent de la balance

commerciale a atteint 217 milliards d’eu-

ros, en 2014. Les salariés ont engrangé,

comme convenu, leur part de cette mois-

son : le chômage est passé de 5 à 3 mil-

lions (6 % de la population active contre

12 %, en moyenne, en Europe) ; les sa-

laires ont recommencé à monter, à partir

de 2010 ; un Smic horaire à 8,50 euros a

été institué, dans un pays où 7 millions

de salariés gagnaient 400 euros par

mois. D’après un récent sondage, 72 %

des citoyens allemands ont confiance en

leur avenir - 81 % chez les 14-34 ans !10

La politique économique que propose

et met en œuvre François Hollande est

la version française des compromis

adaptatifs progressistes que prône la

social-démocratie européenne face à

la mondialisation. Elle est nettement

moins dure pour les salariés que ne l’était

l’Agenda 2010 de Gerhard Schröder,

lequel le fut sans doute trop. Elle a pour

26

Henri Weber - Quel nouveau compromis social-démocrate au XXIe siècle ?

La politique économique que propose et met en œuvreFrançois Hollande est la versionfrançaise des compromisadaptatifs progressistes queprône la social-démocratieeuropéenne face à lamondialisation.

10. Voir l’étude menée par la Fondation Hamburger BAT, et publiée le 21 décembre 2013. Elle a été réalisée sur un échan-tillon représentatif de 2 000 citoyens allemands.

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la revue socialiste 60le dossier

objectif de reconstituer la compétitivité

des entreprises françaises, afin de favori-

ser leurs investissements, condition de

leur modernisation et d’une nouvelle

croissance. En cela, le Président socialiste

reste fidèle aux engagements pris lors de

son élection : « Redresser d’abord, dans

la justice, pour redistribuer ensuite. »

REDRESSER DANS LA JUSTICE

Au niveau national, les socialistes au

pouvoir ont créé une Banque publique

d’investissement, régionalisée, pour

financer les TPE, les PME et les ETI ; ils ont

déterminé 10 plans concrets de recon-

quête industrielle, arrêté un programme

d’investissement d’avenir de 12 milliards

d’euros, élargi le Crédit d’impôt recherche

(CIR) aux dépenses d’innovation des

PME, voté une loi sur l’amortissement

anticipé des investissements dans les

moyens de production. Pour reconstituer

les marges d’exploitation des entreprises,

tombées à un plus bas historique en

2012 - 28 %, contre 40 % en Allemagne -,

ils ont mis en œuvre le Crédit d’impôt

pour la compétitivité et l’emploi (CICE) et

le « pacte de responsabilité ». Des comités

parlementaires de suivi et des comités

régionaux, où les syndicats sont pré-

sents, veillent à ce que les 41 milliards

d’euros ainsi attribués aux entreprises

servent bien à renforcer leur compétiti-

vité, plutôt qu’à gratifier les actionnaires11.

Ils ont fait voter la loi pour la croissance

et l’activité, dite loi Macron, pour réduire

les rentes des « professions protégées »

et certaines rigidités de la société fran-

çaise. Ils ont fait de l’Education la priorité

des priorités, à tous les niveaux, depuis

l’accueil de la petite enfance jusqu’à la va-

lorisation de l’enseignement supérieur,

en passant par le renforcement de l’ensei-

gnement primaire.

Servis, il faut le reconnaître, par ce qu’on

a appelé « l’alignement favorable des pla-

nètes », survenu en 2014 - taux d’intérêt

faibles, parité euro-dollar favorable à nos

exportations, baril de pétrole bon mar-

ché… -, ces efforts ont produit des effets :

11. D’après le rapport de France Stratégie, publié en septembre 2015, les marges d’exploitation des entreprises sontremontées à 31,5 % (+ 3 points). Le rapport ne comporte pas encore de résultats d’évaluation des effets du CICE entermes d’emploi, d’investissement, d’exportation, etc. Les premiers résultats sont attendus au printemps 2016 et por-teront sur les effets observables en 2013. A court terme, selon les enquêtes, les entreprises déclarent avoir l'intentiond'affecter principalement le CICE vers l’emploi et l'investissement.

Page 30: la revue socialiste · 2016. 1. 20. · la revue socialiste 60 édito Alain Bergounioux Directeur de La Revue socialiste. L’ensemble des données qui expliquent cette situation

les marges d’exploitation des entreprises

sont remontées à 31,5 %, les start-ups

françaises innovantes se sont multi-

pliées. La production industrielle, la

construction, la consommation de biens

durables, l’achat d’automobiles, sont re-

partis. Cet effort en faveur de la compéti-

tivité des entreprises ne s’est pas

accompagné d’une politique d’austérité

et de régression sociale, comparable à

celles qu’ont pratiqué nos voisins. Les

gouvernements socialistes ont été sou-

cieux, au contraire, de trouver un juste

équilibre, entre le renforcement de la

compétitivité des entreprises et le soutien

à la demande. Le choc fiscal de 2012-

2013, douloureux mais nécessaire, a été

justement réparti, avec une nouvelle

tranche d’imposition à 45 % sur les hauts

revenus, le rétablissement de l’ISF, le pla-

fonnement des niches fiscales… 75 % de

l’augmentation de l’impôt sur le revenu

a pesé sur les 25 % des ménages les plus

aisés. La lutte contre la fraude fiscale rap-

porte désormais 2 milliards d’euros par

an aux caisses du Trésor, et la France

joue un rôle actif, à l’échelle européenne

et internationale, pour réduire « l’optimi-

sation fiscale ». 9 millions de foyers mo-

destes ont été dispensés de l’impôt sur le

revenu, en 2015, du fait de la suppression

de la première tranche. La consomma-

tion populaire a continué à progresser, la

France est restée, selon l’OCDE, le pays le

plus égalitaire, en termes de revenus. La

réforme fiscale a été engagée, avec le pré-

lèvement de l’impôt à la source.

Les réformes et les mesures sociales que

les gouvernements socialistes ont mis en

œuvre obéissent toutes à un objectif

de justice : la retraite à 60 ans, pour les

carrières longues, a été rétablie dès juillet

2012 ; un compte-pénibilité a été créé

pour permettre un départ anticipé des

salariés exerçant des métiers usants ;

l’assurance complémentaire santé a été

généralisée à tous les travailleurs, le tiers-

payant à tous les assurés. Le Compte

personnel d’activité (CPA), grande avan-

cée vers la sécurisation des parcours

professionnels, voté en juillet 2015, sera

la grande conquête sociale du quinquen-

28

Henri Weber - Quel nouveau compromis social-démocrate au XXIe siècle ?

La lutte contre la fraude fiscalerapporte désormais 2 milliardsd’euros par an aux caisses du Trésor, et la France joue unrôle actif, à l’échelle européenneet internationale, pour réduire « l’optimisation fiscale ».

Page 31: la revue socialiste · 2016. 1. 20. · la revue socialiste 60 édito Alain Bergounioux Directeur de La Revue socialiste. L’ensemble des données qui expliquent cette situation

la revue socialiste 60le dossier

nat. La relance d’une politique contrac-

tuelle ambitieuse, voulue par le gouver-

nement, s’est heurtée aux surenchères

du Medef et à la division des syndicats de

salariés. Mais, 36 000 contrats sont signés

chaque année au niveau des branches et

des entreprises, dont beaucoup avec la

CGT. Au niveau national, il reste des

progrès à faire, malgré quelques succès,

comme l’Accord national interprofes-

sionnel (ANI), en janvier 2013, et la com-

plémentaire santé, en octobre 2015. Ces

compromis du « troisième type » se

nouent au niveau national, qui reste le

cadre principal de la négociation collec-

tive, mais aussi au niveau européen, qui

devient de plus en plus déterminant.

RÉORIENTER L’UNION EUROPÉENNE

Confrontés aux défis de la mondialisation

et de la troisième révolution industrielle,

les principaux Etats européens ont mis en

œuvre des réponses étroitement natio-

nales, « non coopératives », comme on

dit en sabir bruxellois, c’est-à-dire en réa-

lité divergentes et souvent contradictoires.

Le « triangle européen » - la Commission,

le Parlement, le Conseil - a élaboré, à

plusieurs reprises, des réponses conti-

nentales, mais, faute de volonté politique,

celles-ci sont, pour l’essentiel, restées

lettre morte. C’est l’une des raisons ma-

jeures de l’échec économique européen et

du repli sur le « chacun pour soi ». Les

socialistes français ont pris conscience,

en 1983, de l’impuissance d’une politique

keynésienne de relance dans un seul

pays. Ce ne fut pas pour renoncer à toute

politique keynésienne et se rallier au néo-

libéralisme ambiant, mais, au contraire,

pour promouvoir un keynésianisme

continental et social-écologique (un

« Green New Deal »). Ce fut le « pari »

de François Mitterrand12, ramassé dans

le mot d’ordre constant des socialistes :

« Relancer et réorienter l’Europe ».

12. Cf. Jean-Pierre Chevènement, 1914-2014 : l’Europe sortie de l’Histoire, Paris, Fayard, 2013.

Confrontés aux défis de lamondialisation et de la troisième

révolution industrielle, les principaux Etats européensont mis en œuvre des réponses

étroitement nationales, « non coopératives », comme ondit en sabir bruxellois, c’est-à-

dire en réalité divergentes et souvent contradictoires.

Page 32: la revue socialiste · 2016. 1. 20. · la revue socialiste 60 édito Alain Bergounioux Directeur de La Revue socialiste. L’ensemble des données qui expliquent cette situation

C’est la condition aussi du succès du

compromis social-démocrate d’adapta-

tion progressiste à la globalisation,

qui appelle une articulation entre les

politiques économiques nationales et

une politique économique européenne

volontariste et ambitieuse. François

Hollande perpétue ce combat, et cherche

à y entraîner l’Allemagne, avec quelques

succès. Ses fronts principaux sont :

- une stratégie différenciée de sortie de

crise : les Etats excédentaires de l’Europe

du Nord - et, en premier, lieu l’Alle-

magne - doivent relancer leurs investis-

sements et leur consommation, pour

servir de locomotive à l’Europe ; ceux,

surendettés, d’Europe du Sud - dont la

France ! -, doivent trouver un équilibre

entre assainissement de leur finance et

soutien à leur activité économique.

- un programme européen d’investisse-

ment dans la transition écologique et

énergétique, la révolution numérique,

les bio et les nanotechnologies, beau-

coup plus ambitieux que l’actuel Plan

Juncker de 315 milliards d’euros, qui

doit être un premier pas.

- l’élargissement (en bonne voie) des mis-

sions de la BCE, laquelle doit se soucier

- à l’instar de la FED américaine - de la

croissance et de l’emploi, autant que de

la stabilité monétaire.

- Le parachèvement de l’Union bancaire,

avec la mise en œuvre de son « troi-

sième pilier » : la garantie des dépôts

des épargnants.

- la démocratisation des institutions

européennes, qui doivent devenir à

la fois plus légitimes, plus efficaces

et plus solidaires.

- la mise en œuvre, enfin, de politiques

communes européennes, pour répon-

dre aux grands défis du siècle : la

lutte contre le dérèglement climatique,

la maîtrise de la finance folle, le contrôle

des flux migratoires, la lutte contre le

jihadisme, la pacification de notre

voisinage proche.

30

Henri Weber - Quel nouveau compromis social-démocrate au XXIe siècle ?

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la revue socialiste 60le dossier

Pour répondre à cette question, une re-

marque préliminaire classique s’impose :

ce qui réfère au modèle organisationnel

social-démocrate concerne, au premier

chef, deux des trois types de profils isolés

pendant longtemps dans l’analyse des

partis socialistes en Europe : les types

« social-démocrate » et « travailliste ».

Quoique différents au plan idéologique et

de leur rapport au syndicat, ces deux

types répondent aux critères de défini-

tion qui seront développés, ci-après.

En revanche, le type « socialiste », qui se

rapporte essentiellement aux partis

socialistes de l’Europe méridionale,

échappe classiquement au modèle

dans les analyses réalisée sur cette

famille de partis.

À la fin du XIXe siècle, la naissance et le développement de la famillesocialiste/sociale-démocrate impriment l’avènement d’un nouveau modèleorganisationnel partisan ; pour être plus correct, d’un nouveau modèle

organisationnel partisan, social et sociétal. Les nouveaux partis socialistes, sociaux-démocrates ou ouvriers se donnent rapidement à voir comme des partis de masse, selonla terminologie de Maurice Duverger, reposant « sur les sections, plus centralisés et plusfortement articulés »1. Plus largement même, ce sont des partis d’intégration socialeface aux formations de représentation individuelle2 ou des partis de contre-sociétéouvrière3qui sont édifiés. Que recouvre le modèle organisationnel qui leur est petit à petitprêté dans l’analyse scientifique ?

Adieu au modèle organisationnel social-démocrate

Pascal Delwit Professeur au Centre d’étude de la vie politique de l’Université libre de Bruxelles (ULB).

1. Maurice Duverger, Les partis politiques, Paris, Points Seuil, 1992, p. 127.2. Sigmund Neumann, « Toward a Comparative Study of Political Parties », in Sigmund Neumann (ed.), Modern PoliticalParties, Chicago, The University of Chicago, 1956, p. 404.

3. Michel Winock, Le socialisme en France et en Europe. XIXe et XXe siècles, 1992, Paris, Seuil, p. 108.

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1. Le modèle organisationnel social-

démocrate se rapporte, d’abord, nous

l’avons pointé, à l’horizon d’un parti de

masse, c’est-à-dire un parti à la fois très

structuré et avec un très grand nombre

d’affiliés, qui sont, pour l’essentiel, d’ori-

gine ouvrière. Dans l’après-Deuxième

Guerre mondiale, les partis sociaux-

démocrates danois (SD) et suédois

(SAP) et le parti du travail norvégien

(DNA) apparaissent comme des idéaux-

types. Toutefois, l’avènement de cette

configuration est bien plus précoce. Dès

avant la Première Guerre mondiale, le

parti-phare du socialisme international,

le parti Social-démocrate allemand

(SPD), s’impose comme une formation

au format exceptionnel. Au début du

XXe siècle déjà, plus de 300 000 citoyens

ont rejoint le parti. Et ce nombre croît,

jusqu’à la veille de la Première Guerre

mondiale, moment où le SPD dépasse

le million d’adhérents. En parallèle, le

syndicalisme s’est aussi considérable-

ment développé et le parti peut faire

état d’une large palette d’organisations

périphériques, de la diffusion d’un

grand nombre de journaux et d’un

patrimoine immobilier impression-

nant. L’appareil du parti révèle une

bureaucratie puissante, rodée, et de

plus en plus professionnalisée. Elle est,

d’ailleurs, au cœur du livre pionnier de

Roberto Michels, Les partis politiques,

paru en 19134.

Evolution du nombre de membres du SPD, de 1906 à 1914 :

TABLEAU

32

Pascal Delwit - Adieu au modèle organisationnel social-démocrate

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4. Roberto Michels, Les partis politiques. Essai sur les tendances oligarchiques des démocraties, Bruxelles, Editions del’Université de Bruxelles, 2009 (nouvelle édition).

Dès avant la Première Guerremondiale, le parti-phare du socialisme international, le parti Social-démocrateallemand (SPD), s’imposecomme une formation au format exceptionnel.

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la revue socialiste 60le dossier

2. Un élément central du modèle orga -

nisationnel social-démocrate dans

la famille socialiste est le « rapport

puissant »5, central même, à la classe

ouvrière. « La social-démocratie s’est

constituée historiquement comme

la forme prévalente d’organisation

politique des ouvriers dans le capi -

talisme », rappelle Moschonas6. Nom-

bre de partis intègrent, d’ailleurs,

l’étiquette ouvrière - parti ouvrier belge,

Sociaal Democratische Arbeiders

Partij (Pays-Bas), parti ouvrier socia-

liste luxembourgeois et même le Parti

socialiste ouvrier espagnol - ou le

rapport au travail - Labour Party,

Norske Arbeiderparti… - dans leur

libellé dénomination. La famille socia-

liste est « la » famille de la classe

ouvrière, qui s’est puissamment

développée avec l’accélération de la

révolution industrielle, et qui est la

classe amenée à jouer le rôle clé dans

l’avènement du socialisme. A cette

aune, les partis sociaux-démocrates

sont des partis communautés7.

3. Enfin, dès lors que l’on se situe à l’ori-

gine dans un registre de contre-Etat ou

de contre-société, les partis sociaux-dé-

mocrates et travaillistes s’adossent à

une organisation syndicale puissante,

le plus souvent organiquement liée à

eux et qui, dans plusieurs situations,

leur fournissent l’essentiel de leurs affi-

liés, par le biais de l’adhésion indirecte.

Dans le modèle social-démocrate, le

parti est prééminent, contrairement au

type travailliste. Les syndicats enca-

drent les salariés et portent les revendi-

cations sociales.

Nous l’avons souligné, cet échafaudage

organisationnel est déjà observable dans

le chef de certains partis, au début du XXe

siècle, tout particulièrement en Alle-

magne, en Belgique, ou encore dans

l’espace austro-hongrois. Dans l’entre-

deux-guerres, il est mis à mal dans

certains territoires frappés par l’avène-

ment du fascisme. On songe tout spécia-

lement à l’Allemagne et l’Autriche. Mais,

en parallèle, il se développe dans le nord

5. Marc Lazar, « Invariants et mutations du socialisme en Europe », in Marc Lazar (Ed.) La gauche en Europe depuis 1945.Invariants et mutations du socialisme européen, Paris, Presses universitaires de France, 1996, p. 20.

6. Gerassimos Moschonas, La social-démocratie de 1945 à nos jours, Paris, Montchrestien-Clef, 1994, p. 123.7. Pascal Delwit, « La social-démocratie européenne et le monde des adhérents: la fin du parti communauté ? », in PascalDelwit (Ed.), Où va la social-démocratie ?, Bruxelles, Editions de l’Université de Bruxelles, 2004, pp. 229-252.

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Pascal Delwit - Adieu au modèle organisationnel social-démocrate

de l’Europe8. Et c’est dans l’après-

Deuxième Guerre mondiale, que ce mo-

dèle se donne pleinement à voir. Sous

l’angle organisationnel, la famille socia-

liste révèle une exceptionnelle capacité.

Certes, tous les partis ne ressortissent pas

à ce modèle et à cette force. En France et

en Italie, les partis socialistes sont la

deuxième force de gauche de leur sys-

tème politique et ne peuvent faire valoir

les trois caractéristiques du modèle. Loin

s’en faut. La majorité de la classe ouvrière

de ces deux Etats rejoignent ou/et votent

pour le Parti communiste de leur Etat, le

PCF et le PCI. Mais, dans l’Europe démo-

cratique issue de la libération, cette obser-

vation est l’exception. Pendant vingt-cinq

à trente ans encore, la famille socialiste fait

montre de puissance politique, sociale et

sociétale. Pourtant, à l’aurore des années

soixante-dix, certains indicateurs indi-

quent un mouvement qui s’amplifie peu

à peu à la fin de la décennie, dans les an-

nées quatre-vingt et s’accélère, par la suite.

Tous les éléments du modèle sont trou-

blés et affectés.

Il en va d’abord des partis et de leur com-

munauté d’affiliés. Pour nombre de for-

mations socialistes, le total des affiliés

plafonne à ce moment et commence à

décliner. Par la suite, le reflux se poursuit,

parfois même de façon spectaculaire.

Pour les partis du centre de l’Europe -

Belgique, Pays-Bas, Allemagne, Suisse,

Autriche,… -, l’observation est systémati-

quement vérifiée. Le cas du SPD est em-

blématique. Après la Deuxième Guerre

mondiale, il a une fois encore culminé

au-delà d’un million d’adhérents, en

1976 et 1977. En 1976, un électeur sur

vingt-cinq inscrits (M/I) est membre du

Parti social-démocrate. Mais, c’est une

forme de chant du cygne. Au début des

années quatre-vingt, on observe une

érosion, qui n’est pas même freinée par

le processus de réunification. En 2011,

8. Mario Telo, Le New deal européen, La pensée et la politique sociales-démocrates face à la crise des années trente,Bruxelles, Editions de l'Université Libre de Bruxelles, 1988.

C’est dans l’après-DeuxièmeGuerre mondiale, que ce modèlese donne pleinement à voir. Sous l’angle organisationnel, la famille socialiste révèle uneexceptionnelle capacité. Certes,tous les partis ne ressortissent pas à ce modèle et à cette force.En France et en Italie, les partissocialistes sont la deuxième force de gauche.

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la revue socialiste 60le dossier

pour la première fois depuis 1945, le SPD

passe sous la barre des 500 000 effectifs.

Et, dans la période contemporaine, son

étiage se fixe à 460 000 affiliés. Le

rapport aux inscrits n’est plus que de 0,8

% et seul un électeur du parti sur vingt-

cinq en était membre (M/Ep) en 2013, cela

en dépit du très mauvais résultat électoral.

La configuration autrichienne n’est pas

moins révélatrice. Le SPÖ est le parti de

communauté par excellence. Dans son

autobiographie, Eric Hobsbawm relate

cette anecdote éloquente : « Comme le

père de Peter était cheminot, sa famille

était rouge : en Autriche, et surtout dans la

campagne, à part chez les paysans, il ne

serait venu à l’idée d’aucun ouvrier d’être

d’une autre couleur »9. Après la Deuxième

Guerre mondiale, le SPÖ dépassera le cap

des sept cent mille membres, dans les

années soixante-dix. Mais, le reflux

s’annonce aussi dans les années quatre-

vingt et son accélération est saisissante

par la suite. Alors qu’un électeur inscrit

sur huit était encore membre du SPÖ,

en 1986, ce n’était plus le cas que d’un sur

trente-trois, en 2013, année où le niveau

des affiliés se fixait à 200 000.

9. Eric Hobsbawm, Franc-tireur. Autobiographie, Paris, Pluriel, 2005, p. 29.

Evolution des effectifs (M) et du rapport à l’électorat du parti (M/Ep) et aux électeurs inscrits(M/I) des partis socialistes et sociaux-démocrates en Europe du centre :

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Pascal Delwit - Adieu au modèle organisationnel social-démocrate

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la revue socialiste 60le dossier

Dans les pays scandinaves, les social-démo-

craties danoise, suédoise et norvégienne ont

longtemps fait figure d’idéal-type du modèle

organisationnel social-démocrate, contraire-

ment à leur alter ego finlandais, confronté

à la puissance du parti communiste local.

Nous pouvons relever les mêmes dyna-

miques. Au Danemark, par exemple, un

électeur inscrit sur dix était membre du

Parti social-démocrate, au lendemain de la

Deuxième Guerre mondiale. A son pinacle,

le parti atteint près de 300 000 affiliés (1947).

Mais, un affaissement, plus précoce inter-

vient aussi. Dès 1965, le parti ne revendique

« plus que » 188 000 affiliés. Et la désaffiliation

communautaire s’est poursuivie. Dans le

courant des années quatre-vingt, le parti

passe sous les 100 000 membres et, vingt ans

plus tard, sous le seuil des 50 000. Récem-

ment, le parti revendiquait moins de 40 000

adhérants, donnant à voir un rapport aux

inscrits de moins d’un pourcent et un rapport

à son électorat d’à peine 4,3 %. Le SAP

suédois est passé, quant à lui, du statut

de parti indirect à celui de parti direct, au

début des années quatre-vingt-dix.

Dans les pays scandinaves, lessocial-démocraties danoise, suédoiseet norvégienne ont longtemps faitfigure d’idéal-type du modèleorganisationnel social-démocrate,contrairement à leur alter egofinlandais, confronté à la puissancedu parti communiste local.

Evolution des effectifs (M) et du rapport à l’électorat du parti (M/Ep) et aux électeurs inscrits(M/I) des partis socialistes et sociaux-démocrates, en Europe du nord :

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Pascal Delwit - Adieu au modèle organisationnel social-démocrate

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la revue socialiste 60le dossier

Dans le type socialiste, c’est un autre ta-

bleau qui se dévoile. Que ce soit la SFIO,

au sortir de la guerre, le PSOE ou le Parti

socialiste portugais, au moment de la

démocrati sation, le nombre d’adhérents

est à l’origine bien plus modeste, même

si les socialistes français ont compté l’es-

pace de deux années 300 000 membres.

Le rapport aux inscrits, et même aux élec-

teurs du parti, est sensiblement plus

ténu. Dans le temps, les partis socialiste

d’Europe méridionale ont conservé et

même amélioré leur situation en termes

d’effectifs, rendant de moins en moins

opératoire la distinction entre types

social-démocrate, travailliste ou socia-

liste. Le Parti socialiste ouvrier espagnol

annoncera jusqu’à 500 000 membres,

même si cette affirmation est sujette à

caution.

Evolution des effectifs (M) et du rapport à l’électorat du parti (M/Ep) et aux électeurs inscrits(M/I) des partis socialistes et sociaux-démocrates en Europe méridionale :

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40

Pascal Delwit - Adieu au modèle organisationnel social-démocrate

Le monde réticulaire socialiste n’est pas

épargné par cette évolution. Les organisa-

tions syndicales sont singulièrement af-

fectées, elles-aussi. Deux mouvements

frappants peuvent être mis en évidence

depuis trente ans.

- Le premier relève une forme de détache-

ment matériel et symbolique des syndi-

cats socialistes envers le parti social-dé-

mocrate de leur Etat. Ainsi, des organi-

sations syndicales organiquement liées

au parti social-démocrate acquièrent

leur autonomie. A titre d’exemple, ce

lien a été rompu dans les configurations

exemplaires de la social-démocratie,

en Suède et au Danemark.

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la revue socialiste 60le dossier

- Le second réfère aux bouleversements

du syndicalisme lui-même. Mention-

nons deux transformations majeures.

D’abord, le poids et l’influence des syndi-

cats ont décru, depuis trente ans. La

chute des effectifs syndicaux et du taux

de syndicalisation en portent témoi-

gnage : l’Autriche a perdu 35 points

de taux de syndicalisation, de 1970 à

2012, l’Allemagne quatorze, les Pays-Bas

dix-neuf, le Royaume-Uni dix-sept. A l’ex-

ception de quelques pays comme la

Belgique et les pays nordiques, le fait

syndical est, aujourd’hui, minoritaire,

voire très minoritaire comme en France,

aux Pays-Bas ou au Royaume-Uni.

10. Jeremy Waddington, Trade union membership in Europe. The extent of the problem and the range of trade unionresponses, Brussels, ETUC, 2005.

Evolution du taux de syndicalisation de plusieurs pays européens :

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Par ailleurs, ce reflux est le plus marqué

dans les secteurs industriels, particulière-

ment touchés à la fin des années soixante-

dix, par l’émergence de la crise économique

et un mouvement de désindustrialisation

partielle de l’Europe.

ORIGINES DE LA DESTRUCTURATION DU

MODÈLE ORGANISATIONNEL SOCIAL-DÉMOCRATE

Comment comprendre cet incroyable

renversement ? Nombre de travaux ont

Page 44: la revue socialiste · 2016. 1. 20. · la revue socialiste 60 édito Alain Bergounioux Directeur de La Revue socialiste. L’ensemble des données qui expliquent cette situation

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Pascal Delwit - Adieu au modèle organisationnel social-démocrate

été consacrés à cette thématique. Plu-

sieurs évolutions fondamentales sont à

l’origine de ces mutations.

1. La première renvoie au lien fonda-

mental entre la classe ouvrière et la

famille socialiste. Nous avons épinglé

l’intrication étroite, presque totale,

entre les deux. L’idée que l’expansion

démographique amènerait ipso facto

une majorité politique pérenne pour les

sociaux-démocrates était profondément

ancrée. « En 1920, nous avons obtenu

36 % des voix. Aux avant-dernières élec-

tions, près de 40 % et maintenant

presque 43 %. En six ans et demi, nous

nous sommes renforcés d’environ 7 %.

Combien nous manque-t-il ? Le chemin

qui nous sépare encore du pouvoir

exige approximativement le même

délai que celui qui nous sépare de

1920… Encore une ou deux élections et

nous en aurons fini avec le gouverne-

ment bourgeois » écrivit Otto Bauer,

principale figure du socialisme autri-

chien11. Il n’en fut rien. Certes, l’évolution

socio-démographique du monde ou-

vrier facilita la conquête de majorités

absolues en Suède, en Norvège, au

Danemark ou en Grande-Bretagne. Pour

autant, au lendemain de la Deuxième

Guerre mondiale, cette association est

peu à peu abandonnée. Elle l’est parfois

dans les faits, parfois de manière expli-

cite. En la matière, l’exemple le plus em-

blématique est le congrès de Bad

Godesberg (1959) où, non seulement le

SPD abandonne le marxisme comme

cadre conceptuel, mais aussi la classe

ouvrière, comme catégorie de référence.

Le Parti social-démocrate devient le parti

du peuple toute entier. Cette transforma-

tion sera à l’origine de la conceptualisa-

tion de Catch-all Party dans le chef d’Otto

Kirchheimer :« De plus le parti d'intégra-

tion de masses, produit d'une époque

aux oppositions de classes plus dures et

aux structures religieuses plus tran-

chées, est en train de se transformer en

parti de rassemblement « du peuple ».

Abandonnant toute ambition d'encadre-

ment intellectuel et moral des masses, il

s'intéresse plus pleinement à la vie élec-

torale, dans l'espoir d'échanger une ac-

tion en profondeur contre un public plus

vaste et des succès électoraux plus

tangibles. Cette ambition politique plus

limitée et ce souci des contingences élec-

11. Cité par Fernando Claudin, L’eurocommunisme, Paris, François Maspero, 1977, p. 75.

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la revue socialiste 60le dossier

torales sont très éloignées des vastes

ambitions d'autrefois ; de telles ambi-

tions, aujourd'hui sont considérées

comme gênantes, car elles éloignent cer-

taines catégories d'une clientèle poten-

tielle à la mesure de la nation »12.

2. La déstructuration du lien s’affirme

d’autant plus que le monde ouvrier eu-

ropéen est ébranlé dans les années

soixante-dix. Une nouvelle division in-

ternationale du travail voit le jour, au

prix d’une désindustrialisation partielle

de l’Europe. Des pans très importants

de la métallurgie, de la sidérurgie, de

l’industrie textile, de la construction na-

vale sont transférés vers les pays émer-

gents, les pays du sud-est asiatique, en

particulier. La main-d’œuvre employée

dans ce secteur chute drastiquement et

de nombreux sites ferment leurs portes.

Dans le même temps, l’extraction mi-

nière européenne et, conséquemment,

la communauté des mineurs, périclite.

En 1984-1985, la très longue grève des

mineurs britanniques, défaite, est son

dernier grand fait d’armes. La classe ou-

vrière est frappée matériellement et

symboliquement. Jusqu’alors porteuse

de toutes les vertus et de l’avenir, elle de-

vient peu à peu synonyme de délite-

ment et de déclassement.

3. Concomitamment, le libéralisme cultu-

rel porté par les nouvelles catégories

sociales en expansion, les classes

moyennes salariées, s’annonce et va

à l’encontre de la culture politique de

la classe ouvrière. Le développement de

nouveaux mouvements sociaux, plus

agencés à une opposition sur les va-

leurs que sur les conditions maté-

rielles13, modifie la donne et le regard

des partis sociaux-démocrates, qui vise

de plus en plus cette clientèle sociale

et électorale. Peu à peu, dans les partis

12. Otto Kircheimer, « The transformation of Western European Party Systems », in Joseph, La Palombara, Myron Weiner(Eds), Political parties and political development, Princeton, Princeton University Press, 1966, p. 213.

13. Ronald Inglehart, The silent revolution: changing values and political styles among Western publics, Princeton, Princeton University Press, 1977.

Le libéralisme culturel porté par les nouvelles catégoriessociales en expansion, les

classes moyennes salariées,s’annonce et va à l’encontre

de la culture politique de la classe ouvrière.

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socialistes, les adhérents au profil de

col blanc remplacent les cols bleus.

Comme l’ont montré Seyd et Whiteley

dans le cas travailliste, ces derniers, mi-

norés culturellement et politiquement,

abandonnent progressivement « le »

parti14. Le départ de la classe ouvrière

des partis sociaux-démocrates clôt une

séquence engagée de longue date15,

mais qui a enregistré à la fois un point

de cristallisation et de non-retour à la

fin du XXe siècle.

4. Cette désertion tendancielle du monde

ouvrier s’affirme d’autant plus qu’à par-

tir des années quatre-vingt, nombre de

partis sociaux-démocrates incorporent,

dans leur rhétorique et dans leurs poli-

tiques publiques, plusieurs dimensions

de la vague néo-libérale, à l’œuvre de-

puis les années soixante-dix, alors

même qu’en parallèle, un des éléments

implicites de l’Etat-providence est mis à

mal : le plein-emploi relatif. L’écart,

sinon même parfois une séparation, de

la social-démocratie avec les classes

populaires salariées achève le modèle

organisationnel social-démocrate.

A ces dimensions, on ne saurait ignorer

des évolutions plus globales qui affectent

les classes sociales et les partis. Parmi

plusieurs d’entre-elles, épinglons d’abord

la chute tendancielle du nombre d’adhé-

rents aux partis politiques. Nos travaux,

ceux d’Ingrid Van Biezen, Thomas

Poguntke et Peter Mair16 établissent le

recul tendanciel et prononcé de l’adhé-

sion partisane, en particulier dans le chef

des partis de masse ou des « partis com-

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Pascal Delwit - Adieu au modèle organisationnel social-démocrate

14. Patrick Seyd, Paul Whiteley, New Labour's grassroots: the transformation of the Labour Party membership, Basings-toke, Palgrave, 2002.

15. « La transformation la plus importante qu’a connue la social-démocratie a été le changement de la compositionsociologique des partis. Mais ce n’est pas un fait récent, il s’agit d’une tendance qui était à l’œuvre avant 1914, lespartis s’ouvraient progressivement aux nouvelles catégories salariées engendrées par le développement économique» épingle déjà Alain Bergougnioux en 1989. Alain Bergougnioux, « Un parti ouvrier », in Alain Bergougnioux, AlainManin, Le régime social-démocrate, Paris, Presses universitaires de France, 1989, p. 19.

16. Ingrid Van Biezen, Peter Mair, Thomas Poguntke, « Going, going, . . . gone ? The decline of party membership in contem-porary Europe », European Journal of Political Research, 2012, vol. 51, n° 1, pp. 24-56.

Le poids des adhérents passifs aété renforcé, en particulier dansle processus de désignation des

leaders. Parfois même, desprocessus de primaires ont étéintroduits comme en Italie, en

Grèce ou en France.

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la revue socialiste 60le dossier

munautés », et ce, quelle que soit leur

sensibilité17. Pointons ensuite l’impact de

l’avènement du financement public des

partis. Cette modification importante de

la contrainte institutionnelle a provoqué

un désintérêt grandissant des partis

envers les anciennes formes d’organisa-

tion et, surtout, une attention désormais

primordiale, occasionnellement exclu-

sive, sur les processus électoraux18. Les

mutations de la communication mo-

derne doivent aussi être soulignées dans

un contexte de personnalisation de la po-

litique. Dans la famille socialiste/sociale-

démocrate, comme le pointait déjà

Moschonas, dans les années quatre-

vingt-dix, le chef de file du parti est désor-

mais plus central dans la définition des

orientations stratégiques et des politiques

publiques à mener19, au détriment des

structures intermédiaires du parti, voire

même, des strates militantes. Le poids

des adhérents passifs a été renforcé, en

particulier dans le processus de désigna-

tion des leaders. Parfois même, des pro-

cessus de primaires20 ont été introduits

comme en Italie, en Grèce ou en France,

dans ce dernier cas pour la désignation

du candidat à la présidence de la Répu-

blique. Récemment, le Parti travailliste

britannique a aussi innové, en permet-

tant l’adhésion temporaire au parti, le

temps de l’élection d’un nouveau leader.

Au scrutin, qui a vu Jeremy Corbyn triom-

pher, 422 664 membres ont émis un vote

valable alors même que le Parti travail-

liste a un nombre d’adhérents inférieur à

deux cent mille.

CONCLUSION : LA FIN D’UN PARADIGME ORGANISATIONNEL

De cette brève présentation, nous pou-

vons tirer quelques conclusions. Depuis

une trentaine d’années, et de manière la

plus nette dans la période contempo-

raine, les partis sociaux-démocrates ne

sont plus que l’ombre de leur lustre orga-

nisationnel d’antan. Ils n’inspirent plus

l’effroi, pas même la crainte, dans le chef

de leurs adversaires politiques et sociaux.

17. Pascal Delwit, « Still in Decline? Party Membership in Europe », in Emilie van Haute (ed.), Party Membership in Europe:Exploration into the anthills of party politics, Bruxelles, Editions de l’Université de Bruxelles, 2011, pp. 25-42.

18. Richard S. Katz and Peter Mair, « Changing models of Party Organization and Party Democracy », Party Politics, 1994,vol. 1, n° 1, pp. 5-28.

19. Gerassimos Moschonas, « L’éclat d’un pouvoir fragilisé : force et faiblesse du leadership socialiste », in Marc Lazar(Ed.), op. cit., pp. 579-621.

20. Voir à ce sujet l’ouvrage édité Giulia Sandri, Antonella Seddone et Fulvio Venturino, Party Primaries in ComparativePerspective, Londres, Ashgate, 2015.

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Ayant perdu la force de frappe de leur

adhérents et l’encadrement des sections

locales et des structures intermédiaires,

ayant perdu une bonne partie de la puis-

sance syndicale et ayant abandonné la

défense du monde ouvrier comme point

nodal de leur action, la très grande ma-

jorité des formations sociales-démo-

crates sont devenues des partis comme

les autres. Cette observation qui pourrait

être bancale, voire banale, pose pourtant

de manière explicite et en creux le sens et

le rôle contemporains de la social-démo-

cratie. Dans une volonté de transforma-

tion sociale et politique, les conquêtes

des partis socialistes ont été réalisées

dans un agencement mêlant action ins-

titutionnelle et puissance extra-institu-

tionnelle. Dans un contexte où l’action

extra-institutionnelle est devenue incom-

parablement plus faible, voire futile dans

certaines configurations, la capacité de la

famille socialiste et de ses organisation à

transformer est beaucoup plus faible, ce

qui ne peut mener qu’à s’interroger sur

le sens et l’essence de la social-démocra-

tie dans la phase actuelle. Ce constat per-

met, dans une large mesure, de saisir

l’état de la famille socialiste, qui ne s’est

jamais aussi mal portée dans un cadre

démocratique.

Référents à cette famille précisément, les

anciens types mis en évidence - socialiste,

social-démocrate et travailliste - n’ont

quasiment plus de raison d’être, sur

le plan organisationnel, à tout le moins.

A prendre les indicateurs, les traits dis-

tinctifs des trois types sont incomparable-

ment moins nets que par le passé.

46

Pascal Delwit - Adieu au modèle organisationnel social-démocrate

Bilan organisationnel et politique des partis socialistes/sociaux-démocrates dans la périodecontemporaine :

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la revue socialiste 60le dossier

Et c’est sans compter sur les nouveautés

induites par la chute du mur de Berlin. En

Europe centrale et orientale, les partis

sociaux-démocrates sont tantôt des an-

ciens partis communistes reconvertis,

comme en Pologne, en Hongrie, en Bul-

garie ou en Roumanie, tantôt des organi-

sations sui generis ou historiques,

comme en République tchèque ou en

Estonie. Eu égard à leur relation aux

démocraties populaires, à la faiblesse du

syndicalisme dans ces Etats, mais aussi

à l’importance de la question nationale

et des minorités dans cet espace, les

partis sociaux-démocrates ne réfèrent à

aucun des trois modèles organisationnels

historiques, pas plus, d’ailleurs, qu’aux

grandes orientations historiques de la

social-démocratie, quand bien même le

Parti socialiste européen (PSE) est dirigé

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par le Bulgare, Sergueï Stanichev, dans un

immobilisme qui n’a d’égal que l’indiffé-

rence que suscite désormais le PSE.

A proprement parler, ces constats ne

sont pas nouveaux. Pour autant, leur

acuité est sans précédent, depuis la fin de

la Deuxième Guerre mondiale. Jamais

la famille socialiste ne s’est aussi mal

portée, dans ses attributs organisation-

nels historiques. Jamais son étiage

électoral n’avait été aussi faible. Jamais,

sans doute, la famille sociale-démocrate

n’avait été aussi éloignée des revendica-

tions et attentes du monde ouvrier et,

plus largement, des classes populaires

salariées. C’est dire si les termes de

ses possibles reconversions partisanes21

sont à la fois ouverts et urgents à fixer.

48

Pascal Delwit - Adieu au modèle organisationnel social-démocrate

21. Fabien Escalona, La social-démocratie, entre crise et mutations, Paris, Fondation Jean-Jaurès, 2011, pp. 53-54.

Page 51: la revue socialiste · 2016. 1. 20. · la revue socialiste 60 édito Alain Bergounioux Directeur de La Revue socialiste. L’ensemble des données qui expliquent cette situation

la revue socialiste 60le dossier

Comment en est-on arrivé là ? Comment

les rares partis sociaux-démocrates au

pouvoir ont-ils pu conduire des poli-

tiques aussi en décalage avec leur his-

toire, au point, dans certains pays, de

presque disparaître de l’échiquier poli-

tique ? Comment, surtout, alors que les

principes de solidarité sont plus que

jamais la vraie réponse à la crise, ont-ils

été à ce point oubliés dans les politiques

économiques des nations européennes ?

En évoquant ces années de crise, je ne

peux m’empêcher de penser à la vision

prémonitoire de Jacques Delors, lors des

échanges que nous avions régulière-

ment autour de Martine Aubry, à l’occa-

sion de la primaire socialiste, à l’automne

2011. Le monde sortait alors de la pro-

fonde récession de 2009 et la croissance

semblait repartie dans tous les pays,

à des taux relativement satisfaisants.

« Pierre-Alain, me dit Jacques Delors,

vous devriez reprendre l’analyse que vous

aviez faite du déficit de croissance en Eu-

rope dans le premier numéro de la Fon-

dation Notre Europe, elle risque d’être à

nouveau malheureusement d’actualité ».

Dans cette étude, publiée en avril 1997,

j’expliquais que la persistance du chô-

mage, en Europe, résultait de l’incapacité

H uit ans après le déclenchement de la crise financière, alors que les Etats-Unis sontsortis depuis plusieurs années de la récession, l’Europe, au terme d’une longuerécession dont le seul précédent est la déflation des années 1930, retrouve à peine

le niveau de PIB par tête qui prévalait avant la crise de 2008.

La grande récession des années 2012-2014 : les socialistes européens à l’épreuve

des égoïsmes nationaux.

Pierre-Alain Muet Député PS de Lyon.

Page 52: la revue socialiste · 2016. 1. 20. · la revue socialiste 60 édito Alain Bergounioux Directeur de La Revue socialiste. L’ensemble des données qui expliquent cette situation

50

P.-A. Muet - La grande récession des années 2012-2014

des nations européennes à mettre en

place des politiques coopératives pour

sortir rapidement des phases de ralentis-

sement économique, et j’en concluais

que « réaliser un grand marché sans

avancer dans la construction politique de

l’Europe, c’était faire de notre continent un

bateau ivre »1.

Dans l’euphorie d’une campagne prési-

dentielle, par nature centrée sur la poli-

tique nationale, la question européenne

passa naturellement au second plan. On

attendait que la reprise s’accélère… Il n’en

fut rien. Les égoïsmes nationaux qu’une

union monétaire régie par les seules rè-

gles de bonne gestion budgétaire n’a ja-

mais pu endiguer, allaient conduire à la

pire récession depuis la Seconde Guerre

mondiale, touchant notamment le cœur

de l’Union européenne : la zone euro.

L’EUROPE : DE LA CRISE FINANCIÈRE À LA DÉFLATION

Par son ampleur, ses racines et ses

conséquences, la crise qui a éclaté en

2008 est comparable à celle de 1929. Elles

sont l’une et l’autre l’aboutissement des

deux grandes phases de mondialisation

et de dérégulation financière qui les ont

précédées. Elles sont nées toutes les deux

des dérives incontrôlées de la finance et

d’une explosion des inégalités qui ont

nourri une croissance artificielle, fondée

sur des exigences de rentabilité incom-

patibles avec l’économie réelle. La pres-

sion constante sur les salaires, résultant

de ces exigences de rentabilité, a profon-

dément creusé les inégalités entre les re-

venus salariaux modestes qui stagnaient

et les revenus élevés qui explosaient,

conduisant à une formidable accumula-

tion de la richesse, au sein d'une petite

minorité de la population. D’un côté, l’en-

dettement des ménages modestes se

substituait à la hausse des salaires pour

maintenir la progression de la demande,

alimentant une croissance artificielle fon-

1. "Déficit de croissance et chômage : le coût de la non coopération", Etudes et recherches, n° 1, avril 1997. Notre Europe(devenue Institut Jacques Delors).

Par son ampleur, ses racines et ses conséquences, la crise

qui a éclaté en 2008 estcomparable à celle de 1929.Elles sont l’une et l’autrel’aboutissement des deux

grandes phases demondialisation et de

dérégulation financière qui les ont précédées.

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la revue socialiste 60le dossier

dée sur l’endettement. De l’autre, la dérive

des hautes rémunérations alimentait des

prises de risque insensées, entretenues

par la multiplication d'innovations finan-

cières, qui ont conduit à une envolée des

prix des actifs jusqu’à ce que tout s’effon-

dre, lorsque les anticipations des mar-

chés se sont retournées.

Contrairement à la crise de 1929, les gou-

vernements ont su éteindre l'incendie

financier et éviter des faillites bancaires

par une injection massive de fonds

publics, transférant les dettes des

banques aux Etats. Ils ont su aussi pren-

dre des mesures de relance dans tous

les pays, en 2009, pour éviter l’effondre-

ment massif de la demande. Mais,

comme dans les années 1930, la crise

née aux Etats-Unis a produit ses effets

les plus désastreux en Europe. En lais-

sant planer des doutes sur la solidarité

qui les unissait, les dirigeants européens

ont transformé le sauvetage de la Grèce

en une crise généralisée de la zone euro.

Impuissante pendant plusieurs années

à prendre les mesures susceptibles d’en-

rayer les attaques spéculatives affectant

certains de ses membres, corsetée dans

des règles budgétaires et des principes

de politique économique d’un autre âge,

l’Europe s’est infligée une cure d’austé-

rité dont le principal impact aura été un

effondrement massif de la production et

de l’emploi et la plus longue récession

qu’elle ait connue depuis la Seconde

Guerre mondiale.

La réponse pertinente à la crise était une

politique mettant en œuvre une véritable

régulation financière à travers une sépa-

ration des activités bancaires, la réduc-

tion des inégalités par l’impôt et une

action forte, nationale et européenne, en

faveur de l’emploi et de l’investissement

pour sortir de la récession. D’une certaine

façon, c’étaient les axes de la politique

que mit en œuvre Roosevelt, dans les an-

nées 1930, et dont la généralisation,

après la Seconde Guerre mondiale,

contribua à la longue période de stabilité

financière et de prospérité de l'après-

guerre. Mais, il fallait pour cela sortir du

dogme néolibéral qui domine le conti-

L’Europe s’est infligée une cured’austérité dont le principal

impact aura été un effondrementmassif de la production et de l’emploi et la plus

longue récession qu’elle aitconnue depuis la Seconde

Guerre mondiale.

Page 54: la revue socialiste · 2016. 1. 20. · la revue socialiste 60 édito Alain Bergounioux Directeur de La Revue socialiste. L’ensemble des données qui expliquent cette situation

nent européen et a abouti aux politiques

absurdes d’austérité qui enfoncèrent

l’Europe dans la dépression. Le discours

du Bourget, avec ses accents roosevel-

tiens et les 60 propositions qui l’accom-

pagnaient, était une réponse pertinente

à la crise. Mais, faute de réussir à influen-

cer les politiques européennes, la poli-

tique économique de la France finit par

se fondre dans la pensée unique euro-

péenne, traduisant l’incapacité de notre

continent à penser et plus encore à bâtir

une politique macroéconomique perti-

nente à la bonne échelle : celle de l’Union

monétaire.

ÉGOÏSME NATIONAUX, RÉCESSION ET DÉFLATION

Au sortir de la récession de 2009, tous les

pays européens, ou presque, ont été

confrontés à un creusement des déficits

publics et une augmentation de la dette

auxquels s’est ajouté un déficit de com-

pétitivité chronique de la moitié des pays

de la zone euro. En appliquant un cock-

tail de politique économique fait de

coupes massives dans les dépenses

publiques et de baisse de coût du travail,

qui peut être efficace quand un pays est

seul à le faire, mais conduit à des catas-

trophes quand tous le pratiquent,

l’Europe s’est enfoncée dans la récession

et la déflation ; une réplique à 80 ans

de distance des politiques déflationnistes

des années 1930. Lorsqu’un pays est seul

à pratiquer une réduction des dépenses

publiques, l’effet récessif est en partie

compensé par la croissance des parte-

naires, de sorte que les recettes fiscales

ne se réduisent pas trop et que le résultat

final est bien une baisse du déficit public.

Mais, quand tout le monde le fait, tout

particulièrement dans une situation où

la croissance est limitée par la demande,

l’effet dépressif est tellement élevé que

les pertes de recettes compensent les

coupes dans les dépenses et le déficit ne

se réduit pas. Le seul résultat est d’accen-

tuer la récession. C’est la même chose

du côté des coûts salariaux. Un pays peut

effectivement redresser sa compétitivité en

baissant ses coûts salariaux, mais il amé-

liore sa situation en compliquant celle de

ses partenaires. Si tout le monde fait la

même chose en Europe, le résultat est nul

sur la compétitivité intra-européenne ;

il ne reste que la baisse généralisée des

prix, c’est-à-dire la déflation ! Quant à l’effet

sur la compétitivité de l’ensemble de

l’Europe, il aurait pu être obtenu sans

déflation - et l’a été, de fait, à partir de

2014 - par une dévaluation de l’euro.

52

P.-A. Muet - La grande récession des années 2012-2014

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la revue socialiste 60le dossier

Le résultat est que l’on rate les trois cibles

que l’on se fixait : le chômage augmente, le

déficit public ne se réduit pas, l’impact sur

le déficit extérieur est très faible, et comme

on n’a ni croissance ni inflation, la dette ex-

plose. La politique de Schroeder est parfois

citée en exemple - étrange référence quand

on sait dans quel état il a laissé la gauche

allemande et le modèle social allemand !

Mais, lorsqu’il engagea des réformes de ce

type pour redresser la compétitivité alle-

mande, l’Europe était dans une phase de

croissance et il se garda bien de réduire

simultanément les déficits. Il laissa même,

pour la première, fois l’Allemagne, trois an-

nées de suite, avec un déficit excessif (2003-

2005), que ses successeurs réduiront

heureusement avant le déclenchement de

la crise. Si l’Allemagne a moins souffert

de la crise, c’est qu’ayant réduit ses déficits

avant, elle n’a pas eu besoin d’appliquer

des politiques d’austérité pour revenir

dans les clous, après.

LA NÉGATION DES VALEURS FONDATRICES DE L’EUROPE

Il ne faut guère s’étonner que les peuples

se détournent de l’Europe et que mon-

tent partout les nationalismes. Ce qui

s’est passé ces dernières années sur

notre continent est la négation même de

ce qu’a été la construction européenne.

Les contraintes imposées à la Grèce par

la Troïka ont été aussi absurdes que les

réparations demandées à l’Allemagne,

lors du Traité de Versailles. La leçon a été

retenue par les Alliés après la Seconde

Guerre mondiale : au lieu d’accabler le

pays vaincu, ils lui ont tendu la main et

c’est, au contraire, une Europe de la soli-

darité qui est sortie des décombres de la

Seconde Guerre mondiale. Une solidarité

qui est allée jusqu’à effacer 60 % de la

dette allemande, lors de la conférence de

Londres de février 1953, pour permettre

à l’Allemagne de l’Ouest de se redresser.

Comment accepter que l’Europe, qui a su

tirer vers le haut pendant des décennies

tous les pays qui l’ont rejointe, ait fait l’in-

verse au cours des trois dernières an-

nées. Quand l’Espagne et le Portugal sont

entrés dans l’Union européenne, beau-

coup craignaient que la concurrence sa-

lariale tire les salaires des pays les plus

développés vers le bas ou engendre de

Les contraintes imposées à laGrèce par la Troïka ont été aussi

absurdes que les réparationsdemandées à l’Allemagne, lors du Traité de Versailles.

Page 56: la revue socialiste · 2016. 1. 20. · la revue socialiste 60 édito Alain Bergounioux Directeur de La Revue socialiste. L’ensemble des données qui expliquent cette situation

fortes délocalisations. Cela se serait sans

doute produit si l’Europe n’avait été

qu’un grand marché. Mais, il existait

heureusement des mécanismes de soli-

darité comme les fonds structurels qui

ont favorisé l’investissement et la moder-

nisation des nouveaux entrants, de sorte

que la convergence s’est faite vers le haut.

La caractéristique des politiques d’austé-

rité budgétaire ou de compétitivité

par la baisse du coût salarial est

d’être non coopératives, au sens où elles

n’améliorent la situation d’un pays qu’en

détériorant celle des autres. Alors que

c’est l’inverse pour les politiques de

relance de la demande ou de stimulation

de l’offre par l’innovation qui profitent

également au partenaire, en diffusant la

hausse de demande ou l’innovation.

Là où les politiques coopératives génè-

rent un ajustement vers le haut, les poli-

tiques non coopératives engendrent

un ajustement vers le bas. On pouvait

penser qu’après les déflations des an-

nées 1930, l’Europe serait définitivement

guérie des politiques non coopératives.

Mais, l’aveuglement de la pensée unique

qui a dominé l’Europe dans la dernière

décennie s’est avéré malheureusement

sans limite. Et surtout, en l’absence d’un

pouvoir fédéral digne de ce nom, ce que

ne fut jamais la commission Barroso,

les égoïsmes nationaux l’emportent

toujours sur la solidarité.

UNE PERSPECTIVE PLUS FAVORABLE

Quand des nations sont incapables de

prendre en main leur destin commun,

c’est la conjonction favorable des astres

qui permet parfois de sortir d’une réces-

sion. C’est ce qui s’est heureusement pro-

duit avec la baisse des prix du pétrole

qui a desserré les contraintes sur les

politiques budgétaires et permis des

politiques globalement neutre, en 2015,

à l’échelle de l’Union. A cela, se sont

ajoutés la politique intelligente d’assou-

plissement quantitatif de la BCE, la

dépréciation de l’euro et le plan d’inves-

tissement de la nouvelle Commission,

54

P.-A. Muet - La grande récession des années 2012-2014

On pouvait penser qu’après les déflations des années 1930,l’Europe serait définitivementguérie des politiques non coopératives. Mais,l’aveuglement de la penséeunique qui a dominé l’Europe dans la dernièredécennie s’est avérémalheureusement sans limite.

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la revue socialiste 60le dossier

qui, même s’il reste modeste au regard

des besoins d’investissement et de crois-

sance, traduit un changement plus favo-

rable dans l’orientation des politiques

européennes. Si nous voulons éviter

qu’un ajustement vers le bas se repro-

duise, il faut proscrire des politiques non

coopératives, en privilégiant des poli-

tiques de compétitivité par l’innovation

qui bénéficient à tous ; mettre en place

des salaires minima différenciés par

pays pour lier le progrès social et les

gains de productivité et développer

les mécanismes de solidarité qui font

cruellement défaut à l’union monétaire.

Il faut, enfin, que l’Europe redevienne

un espace de solidarité, et non un grand

marché mettant les Etats en concur-

rence les uns contre les autres.

Cela est d’autant plus nécessaire que

l’Europe à 28 est constituée, majoritaire-

ment, aujourd’hui, de petits pays pour

lesquels des stratégies non coopératives,

au sein d’un grand marché, sont plus

efficaces que la participation à des

projets coopératifs. Il ne suffit pas de

s’accorder au sein du PSE sur un

diagnostic pertinent pour que celui-ci

ait des chances d’aboutir. Depuis 2012,

le diagnostic annuel des trois instituts

(OFCE, IMK, ECLM)2 a régulièrement

alimenté les réflexions des réunions

du PSE et du groupe des socialistes

et démocrates du Parlement européen

consacrées à la politique économique.

Il montrait, dès 2012, le risque de réces-

sion qui s’amorçait dans l’Union en

raison de la généralisation des poli-

tiques d’austérité, puis, soulignait, dans

les années suivantes, le risque déflation-

niste auquel était confrontée la zone

euro. Cela n’a guère influencé les poli-

tiques économiques nationales, y com-

pris dans les Etats de l’Union où les

partis membres du PSE étaient au pou-

voir. La véritable réponse passe par un

changement institutionnel qui donnerait

vraiment sa place à une politique écono-

mique digne de ce nom, à l’échelle où

Surtout, ne nous trompons pas d’époque. La modernité du socialisme, ce n’est pas

le social-libéralisme. Ce n’est pas d’adapter notre

idéal de solidarité à unemondialisation libérale

qui a échoué.

2. (IAGS) publiée chaque année par l’OFCE, l’institut IMK de la fondation Hans Boeckler et l’institut ECLM (Economic Council of the Labour Movement).

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56

P.-A. Muet - La grande récession des années 2012-2014

elle est vraiment efficace, celle de l’Union

monétaire.

Mais surtout, ne nous trompons pas

d’époque. La modernité du socialisme, ce

n’est pas le social-libéralisme. Ce n’est pas

d’adapter notre idéal de solidarité à une

mondialisation libérale qui a échoué. Car,

ce sont les inégalités qui ont engendré les

dérives financières qui ont conduit à la

crise financière, et ce sont les égoïsmes

nationaux qui ont conduit à la crise de la

zone Euro. Alors, n’ayons pas peur de ce

que nous sommes. Car, le principe de so-

lidarité que nous, socialistes et sociaux-

démocrates, portons depuis toujours est

la seule et vraie réponse à la crise.

Page 59: la revue socialiste · 2016. 1. 20. · la revue socialiste 60 édito Alain Bergounioux Directeur de La Revue socialiste. L’ensemble des données qui expliquent cette situation

la revue socialiste 60le dossier

Malgré ce réveil en fanfare, nos dirigeants

prêtent peu d’attention au piétinement

des sociétés européennes par les élé-

phants du populisme. Austérité sans fin,

réformes sans fin de l’Etat-Providence

bâti dans l’après-guerre, atteintes à la pro-

tection sociale et à la sécurité collective,

inégalités entre le sort des entreprises

et celui des particuliers, intensification

et centralisation de l’intégration euro-

péenne au milieu d’un tsunami euroscep-

tique, inertie de l’élite face à une migration

de masse sans précédent, voilà tout ce

qui attise l’envie sociale et le ressentiment

à l’encontre des politiques actuelles. De la

Grèce à la Grande-Bretagne, de la Nor-

vège aux Pays-Bas, la démocratie appar-

tient aux populistes et le pouvoir aux

technocrates. Que s’est-il donc passé ?

Le populisme en Europe continue de

croître. Cela devrait constituer un sérieux

signal d’alarme, car il est l’expression

L ’Europe a ouvert la boîte de Pandore du populisme. D’Athènes à Dresde, de Parisà Madrid, partout, nous voyons des signes forts de révolte populaire contre l’ordre établi. Une crise de confiance européenne, doublée d’une crise de la repré-

sentation, s’étale désormais au grand jour, et l’attention se porte sur les revers présumés de la politique d’immigration et d’intégration européenne. Presque partout en Europe, ceux qui veulent remettre en cause l’ordre établi sont déjà dans l’antichambredu pouvoir. Ce sont des perspectives inquiétantes, sinistres, et un signe important de l’instabilité des sociétés européennes.

Comment les partis populaires ont (presque) perdu le peuple ?

Pourquoi devons-nous écouter le réveil du populisme ?

René Cuperus Politologue, membre de la Fondation Wiardi Beckmann.

Page 60: la revue socialiste · 2016. 1. 20. · la revue socialiste 60 édito Alain Bergounioux Directeur de La Revue socialiste. L’ensemble des données qui expliquent cette situation

d’une double crise, de confiance et de re-

présentation, dans nos sociétés. Il s’épa-

nouit malgré la force de nos démocraties

libérales d’après-guerre et de notre sys-

tème de protection sociale et de solida-

rité. En raison de la pression de la

mondialisation, des migrations et de la

perte de nos repères, l’économie sociale

de marché risque, aujourd’hui, d’être

compromise, érodée. Le populisme est la

révolte d’individus qui se sentent laissés

pour compte. Mais, il n’est pas forcément

l’expression de ceux que l’on range, le

plus souvent, sous le terme distinctif de

population précarisée, à capital culturel

faible. La situation est beaucoup plus in-

quiétante, tant en termes de chiffres

qu’en terme de risque politique : il n’y a

qu’à regarder du côté du Front national

français, de l’UKIP britannique, du PVV

néerlandais, mais aussi chez les Fla-

mands ou les nationalistes scandinaves.

Le populisme est un phénomène de

classes moyennes en difficulté. Il résiste

aux théories et à l’internationalisme

d’une élite coupée des réalités et un peu

perdue. Pour dire les choses sans détour,

le populisme n’est pas le NPD (le parti

néo-nazi allemand), le populisme est

bien davantage la voix des tabloïds bri-

tanniques et du journal Bild ! Et c’est bien

pire ! On peut même dire, aujourd’hui,

que la ligne de partage passe entre ceux

qui sont allés à l’école primaire et au

collège et ceux qui sont allés au lycée !

Les travaux du sociologue belge, Mark

Echardus, et du politiste suisse, Hanspe-

ter Kriesi, ont permis d’établir qu’une

nouvelle fracture sociale s’est ouverte

entre ceux qui ont un capital socio-cultu-

rel et ceux qui n’en ont pas, rendant ino-

pérantes celles, plus classiques, entre la

gauche et la droite ou les religieux et les

laïcs. Il existe un risque sérieux que l’écart

entre les personnes peu ou pas diplô-

mées et les personnes à haut niveau

d’études continue de se creuser. Aux

Pays-Bas, nous constatons que les diplô-

més et les non-diplômés vivent de plus

en plus dans des mondes séparés et bien

distincts : Living apart together. Les deux

mondes coexistent, de chaque côté d’une

route, et entrent rarement en contact.

58

René Cuperus - Comment les partis populaires ont (presque) perdu le peuple ?

De la Grèce à la Grande-Bretagne, de la Norvège aux Pays-Bas, la démocratieappartient aux populistes et le pouvoir aux technocrates.Que s’est-il donc passé ?

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la revue socialiste 60le dossier

Les lieux de rencontre autrefois usuels -

église, armée, organismes de bienfai-

sance - jouent un rôle bien moins impor-

tant. Et surtout, les personnes à haut

niveau d’études ont tendance à rester

dans leur cercle. Dans le biotope qui leur

est étranger, ils observent ceux qui ont un

niveau culturel plus bas. Ils méprisent

l’humour, les goûts, les convictions poli-

tiques de ceux qui sont différents. Dans

une société supposée égalitaire, cette

attitude élitiste crée un sentiment de

malaise, sur lequel deux think tanks,

au moins, du gouvernement néerlandais

se sont penchés récemment.

LES CLIVAGES TRAVERSENT LES VIEUX PARTIS POPULAIRES

Les diplômés et les non-diplômés se dis-

tinguent, principalement, par leurs atti-

tudes à l’égard des questions relatives

à la mondialisation : l’ouverture des fron-

tières, l’immigration et le processus d’in-

tégration européenne. Sur ces thèmes,

les deux groupes socio-culturels sont dia-

métralement opposés. Les plus diplômés

sont davantage cosmopolites, universa-

listes, tandis que les moins diplômés ont

tendance à défendre des positions plus

nationalistes et particularistes. Dans

notre monde, en constante évolution,

le premier groupe a beaucoup plus

confiance dans le monde politique, le

capital financier et culturel que le second.

Les lignes de partage traversent nos

vieux partis démocrates-chrétiens et so-

ciaux-démocrates. Si ces partis n’appren-

nent pas à affronter de façon constructive

ces nouvelles forces, ces nouvelles ten-

sions, ils pourraient bientôt n’être plus

que des coquilles vides. En outre, le

conflit social entre ceux qui ont fait des

études et ceux qui n’en ont pas fait est ex-

ploité de façon maximale par les partis

populistes. Il nourrit le mythe, selon le-

quel les élites diplômées cosmopolites,

aussi bien que les immigrés de fraîche

date, veulent porter atteinte à l’Etat-

Nation et, au bout du compte, l’abolir.

L’histoire du populisme est bien plus une

histoire de peur, de ressentiment et de

Les diplômés et les non-diplômés se distinguent,

principalement, par leursattitudes à l’égard

des questions relatives à la mondialisation :

l’ouverture des frontières,l’immigration et le processus

d’intégration européenne.

Page 62: la revue socialiste · 2016. 1. 20. · la revue socialiste 60 édito Alain Bergounioux Directeur de La Revue socialiste. L’ensemble des données qui expliquent cette situation

colère qu’une histoire de déclassement

économique. C’est une course pour

l’identité, la reconnaissance et le statut

social. Au siècle dernier, l’ouvrier était le

héros de la gauche politique, les intellec-

tuels étaient acceptés dans le combat

comme de simples supplétifs de la classe

ouvrière. Aujourd’hui, l’élite s’en prend

aux précaires, aux faiblement diplômés,

en les accusant de ne pas savoir accepter

le changement et de ne pas s’être prépa-

rés à la société mondiale du savoir du

XXIe siècle. On leur a ainsi volé leur fierté.

La question cruciale est donc de savoir

comment la gauche peut répondre à ces

nouveaux développements. Le problème

réside dans le fait que les partis de cen-

tre-gauche, qui ont une responsabilité

dans la crise actuelle, en raison de leur

politique de réformes et d’austérité, ont

libéré un espace conséquent aux promo-

teurs et aux aventuriers du populisme.

Prenons l’exemple des Pays-Bas : dans

les années 1970, le parti social-démo-

crate PVDA classique s’est modernisé et

transformé en un parti progressiste. Il

promeut, aujourd’hui, principalement

des valeurs post-matérialistes, tout à fait

compatibles avec celles défendues par

les écologistes européens. L’énergie

nucléaire, le féminisme, l’aide au déve-

loppement, le multiculturalisme, plutôt

que des bons emplois, ont été placés au

centre de notre politique. Les tensions so-

ciales entre diplômés et non-diplômés

étaient pourtant alors atténuées par la

préservation de l’Etat-Providence. Cela

semblait fonctionner, au moins pendant

un certain temps. Mais, quand les

sociaux-démocrates post-modernes ont

rompu le contrat social ou même trahi -

c’est ainsi qu’ont été perçues les réformes

successives du modèle social -, ils ont

ouvert la voie à la suspicion. La colère,

le ressentiment, la frustration ont grandi

en conséquence.

Nous devons comprendre que le popu-

lisme est ancré dans la réalité. Il ne surgit

pas de nulle part. Les mouvements popu-

listes se font l’écho de véritables peurs

et de préoccupations que nous devons

prendre au sérieux. Il est inutile que les

60

René Cuperus - Comment les partis populaires ont (presque) perdu le peuple ?

Les partis de centre-gauche, qui ont une responsabilité dansla crise actuelle, en raison deleur politique de réformes etd’austérité, ont libéré un espaceconséquent aux promoteurs etaux aventuriers du populisme.

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la revue socialiste 60le dossier

personnes à fort capital culturel mépri-

sent celles qui n’ont qu’un faible capital

culturel. Il n’est pas plus productif de cri-

tiquer les moins diplômés, au sujet de

leur faible enthousiasme, à l’égard de

la construction européenne. Car, il est

évident que les plus défavorisés sont

confrontés, dans leur vie quotidienne,

aux situations complexes engendrées

par l’intégration européenne ou les

vagues migratoires, de manière bien

plus directe que les personnes à haut ni-

veau de qualification, qui, elles, peuvent,

de surcroît, supporter les coûts de ce

qu’on appelle « la fuite des Blancs » dans

des quartiers, des écoles et des clubs

sportifs moins multiculturels.

LE COMBAT DES CLASSES MOYENNES

POUR LE PARADIS PERDUNous devons également comprendre

que le populisme est avant tout un phé-

nomène culturel. En Europe, il a pris ra-

cine non pas dans les régions en crise,

mais plutôt dans des zones plus aisées.

En Autriche, au Danemark, en France,

et en Flandre, le populisme n’est pas un

mouvement des classes populaires mais

il est celui d’une classe moyenne infé-

rieure. En quelque sorte, le populisme est

la recherche d’un paradis perdu. Pour

cette raison, il est impossible de lutter

contre les mouvements populistes en

sollicitant simplement la défense du

« vivre ensemble » et des privilèges. On

a insuffisamment réfléchi au fait que

« l’élite » a échoué au cours des dernières

années, notamment dans la maîtrise des

conséquences de la mondialisation. C’est

sa politique qui a conduit à la crise finan-

cière et bancaire, à la crise de l’euro et

au traumatisme engendré par les migra-

tions de masse. Ce bilan n’a pas spéciale-

ment suscité un quelconque respect

pour la sagesse de l’élite !

LES DÉCROCHÉS COMME VÉRITABLE AVANT-GARDE

Le plus gros problème tient peut-être au

fait que la partie la plus diplômée de la

population entretient une fausse image

d’elle-même : les gens se disent cosmo-

Le populisme en Europe a prisracine non pas dans les régionsen crise, mais plutôt dans des

zones plus aisées. En Autriche,au Danemark, en France, et enFlandre, le populisme n’est pas

un mouvement des classespopulaires mais il est celui d’une

classe moyenne inférieure.

Page 64: la revue socialiste · 2016. 1. 20. · la revue socialiste 60 édito Alain Bergounioux Directeur de La Revue socialiste. L’ensemble des données qui expliquent cette situation

62

René Cuperus - Comment les partis populaires ont (presque) perdu le peuple ?

polites et universalistes, favorables à l’im-

migration et à l’islam, partisans de la

construction européenne et opposés à

une politique de « la loi et l’ordre ». Mais,

la plupart de ces paramètres sont en fait

définis par la volonté de se différencier de

la masse des classes inférieures, présen-

tée comme vulgaire et peu cultivée. A y

regarder plus précisément, jusqu’à quel

point cette élite diplômée est-elle cosmo-

polite, pro-européenne et islamophile ?

Par provocation, on pourrait même dire

que la véritable avant-garde est au-

jourd’hui constituée de ceux qui sont les

moins diplômés, de ceux qui ont le capital

culturel le plus faible, et qui attirent l’at-

tention sur les revers de la mondialisation

et les inégalités qu’elle engendre. C’est cela

même qui donne de l’espoir. En réalité, les

couches diplômées de la population et les

couches sans capital culturel sont peut-

être aujourd’hui plus proches que l’on ne

pourrait le penser. De ce constat, on peut

déduire qu’une nouvelle compréhension

mutuelle, une nouvelle coopération pour-

raient se développer. Une chose est claire :

compte tenu de ses multiples racines, le

terme de « populisme » doit être utilisé

avec prudence. Il n’est pas neutre, mais a

une connotation péjorative. Il est utilisé

pour diaboliser les opposants politiques,

les exclure du champ des politiques

« normales » et « rationnelles ». Les popu-

listes eux-mêmes ne se définissent pas

comme « populistes ». Quand nous dési-

gnons tous les mouvements de mécon-

tentement comme populistes, nous

stigmatisons tous ces gens qui se sentent

délaissés pour de bonnes ou de mau-

vaises raisons. Ce n’est pas ainsi que doit

s’exercer un leadership politique et moral.

On doit gérer différemment et communi-

quer différemment sur la complexité du

monde globalisé.

QUATRE FAIBLESSES DES PARTIS TRADITIONNELS

La première faiblesse réside dans le fait

que les partis traditionnels - « les partis

du vaste Centre » - n’offrent plus de senti-

Quand nous désignons tous lesmouvements de mécontentementcomme populistes, nousstigmatisons tous ces gens qui se sentent délaissés pourde bonnes ou de mauvaisesraisons. Ce n’est pas ainsi quedoit s’exercer un leadershippolitique et moral. On doit gérerdifféremment et communiquerdifféremment sur la complexitédu monde globalisé.

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la revue socialiste 60le dossier

ment de sécurité. Ils ont perdu la capacité

de le transmettre à la population. Ils ne

sont plus en situation de garantir une

sécurité économique, sociale et culturelle

pérenne, et ce, parce que les élites elles-

mêmes n’ont pas une idée bien arrêtée

de l’avenir. Les partis traditionnels sont

soumis à la pression de la mondialisa-

tion, de la logique et des conséquences

phénoménales du projet européen, de

la précarisation du marché du travail,

et c’est ainsi que, peu à peu, ils perdent

la confiance de leurs électeurs, même

les plus fidèles.

La deuxième faiblesse réside dans le

fait qu’il n’y a apparemment pas d’alter-

native aux politiques technocratiques

d’adaptation à la mondialisation, ce qui

a dissous la différence entre droite et

gauche dans le champ politique. La poli-

tique « mainstream » a pris trop de place,

avec l’Europe comme unique repère. Les

partis traditionnels - le SPD et la CDU (ou

en Hollande le VVD, la CDA et le PvDA) -

sont plus ou moins d’accord sur l’avenir

de l’Union européenne. Il n’y a pas une

Europe « de gauche » ou une Europe « de

droite ». Il y a 100 % de partisans et d’ad-

versaires de l’Europe : les partis tradition-

nels s’opposant aux ennemis présumés

de l’Europe, les populistes. En science

politique, on sait depuis longtemps déjà

que si l’on gomme les clivages droite-

gauche, on promeut la coupure aux

ciseaux entre « ceux d’en haut » et « ceux

d’en bas ». Le problème, c’est que ces

nouvelles lignes de partage dans les so-

ciétés modernes épousent les contours

des inégalités dans l’éducation. L’éducation

produit une sorte de nouvelle société de

classes, sur les plans économique et cultu-

rel. Je définis même le populisme comme

une « guerre culturelle » entre ceux qui ont

pu acquérir une formation scolaire et ceux

qui n’ont pas pu le faire. Les partis tradition-

nels, qui devraient tendre des passerelles

vers les moins diplômés, sont allés beau-

coup trop loin dans le sens de l’élite édu-

quée en acceptant de parler d’une Europe

« ersatz » d’une Nation, de la société de la

connaissance méritocratique, de la trans-

formation radicale de l’écologie, du multi-

culturalisme vanté comme l’expression de

En science politique, on saitdepuis longtemps déjà que si

l’on gomme les clivages droite-gauche, on promeut la coupureaux ciseaux entre « ceux d’en

haut » et « ceux d’en bas ».

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la diversité religieuse - en opposition à

la culture occidentale. Tout cela a ouvert

un espace aux extrêmes populistes, à

l’opposition entre le peuple et les élites,

entre le peuple et l’« Establishment ». Et, de

ce fait, le lien de solidarité qui s’était établi

entre les partis traditionnels a été soumis

à une forte tension.

La troisième faiblesse tient à la qualité

même des hommes politiques (encore un

tabou !). Les principaux partis politiques

sont relativement faibles et les processus

de sélection et de désignation sont

presque au même niveau. La démocratie

n’est plus considérée comme la meilleure,

ni la plus appropriée, des organisations

humaines. Trop de technocrates, pas assez

de représentants issus du « peuple », tout

cela peut poser de graves problèmes à

l’avenir. De même que cela sape la

confiance dans la politique. Plus techno-

cratiques, autoritaires et apolitiques seront

les politiques menées, plus la vengeance

du populisme sera terrible.

LA SOCIÉTÉ BRISÉE DES PARTIS POPULAIRES

La quatrième et dernière faiblesse tient à

la fracture sociétale des partis populaires.

Prises dans le tourbillon de la mondiali-

sation, des migrations, de la fragmenta-

tion sociale, les conditions nécessaires à

la mise en œuvre d’une politique de soli-

darité ont continué de se dégrader. Les

partis politiques traditionnels - les vieilles

formations chrétiennes-démocrates ou

sociales-démocrates européennes, et,

dans certains pays, les libéraux - ont

perdu très largement le contact avec des

gens frappés par « la peur de l’avenir ».

Ce groupe des angoissés du futur, qui

pensent que le nouveau monde n’a rien

à leur offrir, se sent abandonné par

« l’élite politique ».

Les sociaux-démocrates sont victimes de

cette fracture de la société. Ce qui est en

jeu, c’est la scission de l’électorat social-

démocrate en deux groupes, une division

entre les universitaires et les sociaux-dé-

mocrates traditionnels, affiliés au milieu

syndical, entre les diplômés et les peu

qualifiés, entre les cosmopolites et les na-

tionalistes, entre les libéraux et les auto-

ritaires. Cette fracture est à l’image de

celle qui traverse les classes moyennes.

En raison des tensions puissantes créées

par la mondialisation, l’immigration de

masse, l’économie du savoir individua-

liste et post-industrielle, les électeurs so-

ciaux-démocrates sont divisés en deux

64

René Cuperus - Comment les partis populaires ont (presque) perdu le peuple ?

Page 67: la revue socialiste · 2016. 1. 20. · la revue socialiste 60 édito Alain Bergounioux Directeur de La Revue socialiste. L’ensemble des données qui expliquent cette situation

la revue socialiste 60le dossier

camps : celui des optimistes, bienveil-

lants à l’égard de la mondialisation, de

la force du marché, de l’Europe et de la

diversité, et celui de ceux qui se sentent

menacés par tous ces facteurs. La pres-

sion exercée par la division et la fractura-

tion des partis politiques est similaire à

celle qui s’exerce au sein de la société

civile. Les divergences internes des partis

politiques reflètent les fissures de nos

sociétés. Le fait que les formations poli-

tiques se trouvent elles-mêmes en proie

à ce processus de désintégration doit

nous alerter. Car, fondamentalement, ce

sont notre cohésion nationale, notre tissu

social, notre système de solidarité qui

sont aujourd’hui pris pour cible.

Le populisme est une réponse risquée et

très grave à ces changements sociaux

profonds. Il doit nous alerter sur ce qui

fait défaut dans la représentation et la

communication politique telle qu’elle est

aujourd’hui pratiquée par les élites poli-

tiques, culturelles et économiques, dans

un contexte tumultueux de changement.

Le populisme doit être pris très au

sérieux, à la fois comme signal d’alarme

et comme péril pour nos démocraties.

Nous devons considérer ce péril popu-

liste comme une mise en cause de

nos sociétés et démocraties. Les partis

politiques doivent regarder leur faiblesse

en face. Nous avons besoin d’un nouveau

pacte social entre ceux qui sont

aujourd’hui privilégiés et les plus vulné-

rables : un pacte de sécurité socio-écono-

mique, basé sur le maintien de l’esprit du

modèle social national dans le modèle

européen, et une ouverture culturelle -

une orientation internationale contre la

xénophobie et un nationalisme mono-

ethnique et replié sur lui-même, mais

avec maintien des institutions démocra-

tiques nationales. Un tel pacte pourrait

être une réponse au populisme.

Les expériences menées aux Pays-Bas -

les repères étant Pim Fortuyn ou Geert

Wilders - ont montré qu’il n’existe pas de

remède miracle dans le rapport au popu-

lisme. Et ce d’autant plus que nous

Les électeurs sociaux-démocrates sont divisés en deux

camps : celui des optimistes,bienveillants à l’égard de

la mondialisation, de la force du marché, de l’Europe et de la diversité, et celui de

ceux qui se sentent menacés par tous ces facteurs.

Page 68: la revue socialiste · 2016. 1. 20. · la revue socialiste 60 édito Alain Bergounioux Directeur de La Revue socialiste. L’ensemble des données qui expliquent cette situation

sommes invités à prendre le populisme

au sérieux et, le cas échéant, à faire

preuve d’autorité dans la conduite des

affaires. C’est particulièrement le cas

quand on en vient au pluralisme démo-

cratique et au traitement civilisé des mi-

norités dans un état de droit. Sur le plan

tactique, les grandes coalitions sont une

erreur. Elles gomment les différences

entre la droite et la gauche et renforcent

l’image d’un establishment unique et

d’une absence d’alternative. Ce que nous

devons, en revanche, promouvoir, c’est

l’idée d’un nouveau compromis, d’un

nouveau contrat social et d’une nouvelle

alliance culturelle entre ceux qui ont le

plus et ceux qui ont le moins, des deux

côtés de l’échiquier politique.

66

René Cuperus - Comment les partis populaires ont (presque) perdu le peuple ?

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la revue socialiste 60le dossier

Il est à la peine électorale. Surtout, ce qui

est encore plus préoccupant, c’est le

changement que ces élections révèlent

dans le paysage politique français. L’affir-

mation du Front national, à un haut ni-

veau électoral - il est arrivé en tête des

élections européennes - fait passer d’un

système politique caractérisé par un

multipartisme bipolaire, où le Parti socia-

liste, à gauche, et l’UMP, à droite, domi-

naient leur camp respectif, à un

tripartisme électoral, où si Les Républi-

cains (LR), maintenant, et le Parti socia-

liste sont les deux principaux partis

susceptibles d’incarner une alternance

au pouvoir, face au Front national, désor-

mais, le premier tour de l’élection prési-

dentielle, en tout cas, celle de 2017, peut

servir à départager le parti ou la coalition

de partis qui l’affrontera au second tour.

Aujourd’hui, les élections locales interve-

nues montrent que le risque est surtout

pour le Parti socialiste, d’autant plus que

L a situation du socialisme français est aujourd’hui préoccupante et paradoxale. Au prin-temps 2012, le Parti socialiste avait tout gagné, l’élection présidentielle et les électionslégislatives dans la foulée, alors qu’il dirigeait, déjà, une majorité de municipalités, de

départements, de régions - ce qui s’était traduit, pour la première fois, par l’élection d’un Présidentsocialiste, au Sénat. A l’été 2015, la situation est tout autre.

Les défis du socialisme français

Alain Bergounioux Directeur de la Revue socialiste.

L’affirmation du Front national,à un haut niveau électoral -

il est arrivé en tête des électionseuropéennes - fait passer

d’un système politiquecaractérisé par un multipartismebipolaire, où le Parti socialiste, à gauche, et l’UMP, à droite,

dominaient leur camp respectif,à un tripartisme électoral.

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la gauche, dans son ensemble, avec les

écologistes d’Europe Ecologie-Les Verts

(EELV) et le Front de gauche - qui re-

groupe essentiellement le Parti commu-

niste et le Parti de gauche de Jean-Luc

Mélenchon - est historiquement faible :

elle a regroupé moins du tiers des voix

aux élections européennes et un peu

moins de 37 % au premier tour des élec-

tions départementales, et elle est, qui

plus est, fortement divisée sur des ques-

tions essentielles.

Comment comprendre la rapidité de

cette évolution ? Tient-elle seulement aux

trois années difficiles d’exercice du pou-

voir écoulées ? Et, alors, faut-il y voir la lo-

gique des élections intermédiaires jouant

à plein contre les partis au pouvoir, dé-

mobilisant leurs électorats, remobilisant

ceux de l’opposition ? Ce fut le cas pour

l’UMP de Nicolas Sarkozy dans le précé-

dent quinquennat, et, plus loin de nous,

pour Valéry Giscard d’Estaing, en 1976 et

1977, et pour François Mitterrand, en

1983… Ou y a-t-il des causes plus loin-

taines et plus structurelles ? Le constat,

en effet, a été fait, depuis 1981, date de

l’arrivée des socialistes au pouvoir sous la

Ve République, qu’ils n’ont pas pu rempor-

ter deux élections nationales de suite -

François Mitterrand a été, certes, réélu en

1988, mais il avait perdu les élections lé-

gislatives de 1986. Poser la question, en

ces termes, laisse penser qu’il y a des

deux. Mais, encore faut-il déterminer la

part exacte des phénomènes.

En fait, depuis 1981, le Parti socialiste n’a

cessé de s’interroger sur sa politique et

son identité - comme les autres partis so-

cialistes, sociaux-démocrates, travail-

listes, en Europe, avec plus ou moins de

force, l’ont fait dans la mesure où, depuis

la fin des années 1970, les conditions des

« compromis sociaux », établis après la

Seconde Guerre mondiale ont été re-

mises en cause, avec la mondialisation

et les transformations profondes qu’ont

connues nos sociétés, dans toutes leurs

dimensions, économique, technolo-

gique, sociale et culturelle. Le Parti socia-

liste français a voulu éviter une révision

idéologique et politique d’ampleur,

compte tenu de la division de la gauche

française. Mais, aujourd’hui, il se trouve

devant une double exigence - qu’il ne

peut éluder : il doit se redéfinir comme

socialiste et en tant qu’organisation, au-

près d’une opinion qui le considère, par

trop, comme un « parti du système », qui

n’a plus d’identification claire. Ces deux

68

Alain Bergounioux - Les défis du socialisme français

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la revue socialiste 60le dossier

tâches doivent être menées de concert,

dans des années où les socialistes exer-

cent les responsabilités gouvernemen-

tales. C’est, évidemment, une difficulté

supplémentaire. Les « reconstructions »

s’opèrent plus facilement dans des pé-

riodes d’opposition ! Mais, malgré tout, le

temps est venu de commencer à le faire

pour éviter une crise plus grave.

Avant d’analyser plus profondément la

situation présente, il est utile d’avoir à

l’esprit les caractères propres du socia-

lisme français. Le socialisme français

s’est évidemment inscrit dans le mouve-

ment d’ensemble du socialisme euro-

péen, tel qu’il s’est structuré, peu à peu,

dans le derniers tiers du XIXe siècle, me-

nant une critique du capitalisme, qui,

quelles qu’ont été les différences entre les

partis nationaux, amenait à penser que

la socialisation des moyens de produc-

tion et d’échange était la solution pour

mettre un terme à l’injustice et l’irrationa-

lité portées par l’économie et la société

capitalistes. En lien plus ou moins étroit

avec les syndicats, une défense efficace

des intérêts de la classe ouvrière a

amené les partis socialistes à entrer dans

la lutte politique et électorale. Les partis

continentaux, pour la plupart influencés

par le marxisme, en particulier le parti so-

cial-démocrate allemand, alors le « parti-

phare » du socialisme européen, ont

maintenu une perspective révolutionnaire

qu’ils voulaient pacifique - comme Jaurès

l’a défendue. Mais, dans la pratique,

devant les réalités sociales, ils ont défendu

un « programme minimum », pour éten-

dre les libertés politiques et syndicales,

forger un droit du travail, bâtir une pro-

tection sociale. L’après Première Guerre

mondiale a fait de la plupart de ces partis

des partis de gouvernement, et les effets

de la crise de 1929, là où ils n’avaient pas

succombé sous les coups du fascisme,

essentiellement dans l’Europe scandi-

nave et en Angleterre, les a amenés a

s’identifier, de plus en plus clairement,

comme des partis réformistes attachés à

réguler le capitalisme - l’horizon du « pro-

gramme maximum » devenant davan-

Les partis continentaux, pour la plupart influencés par le

marxisme, en particulier le partisocial-démocrate allemand, alorsle « parti-phare » du socialisme

européen, ont maintenu uneperspective révolutionnairequ’ils voulaient pacifique -

comme Jaurès l’a défendue.

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Alain Bergounioux - Les défis du socialisme français

tage un objet de rhétorique, plus qu’un

réel projet politique.

Le socialisme français a vécu les débats

et les combats du socialisme européen.

Mais, son développement - son « code

génétique », comme le dit le politologue

italien Angelo Panebianco - a été marqué

par trois traits majeurs : le fait que les

socialistes ont milité dans une société

qui s’est industrialisée et urbanisée

lentement, où la classe ouvrière a été

minoritaire ; le fait que le suffrage univer-

sel (masculin) a été introduit précoce-

ment, en 1848, et que la République ait

préexisté à la Constitution des partis

socialistes ; le fait que le mouvement syn-

dical ait été influencé par l’anarcho-

syndicalisme et ait manifesté une volonté

d’indépendance, par rapport aux partis.

Tout cela explique que le socialisme fran-

çais n’ait pas pu se couper de la Gauche

Républicaine et a eu une identité double,

socialiste et républicaine, qui l’a contraint,

à la fois, à mener une lutte incessante

pour se distinguer de la gauche républi-

caine, sous peine de perdre sa spécificité,

et à revendiquer l’héritage républicain

pour ne pas demeurer isolé dans la so-

ciété française. L’affirmation d’un Parti

communiste - trois-quarts des adhérents

de la Section française de l’internationale

socialiste (SFIO), en 1920, firent scission

pour aller fonder la Section française de

l’internationale communiste - compliqua

le problème pour les socialistes pendant

de longues décennies. Le Parti socialiste,

sous différents vocables, la SFIO, puis,

encore davantage, le Nouveau Parti

socialiste, après 1969, et le Parti socialiste,

après 1971, a d’emblée été un parti inter-

classiste, dirigé principalement par des

intellectuels et des membres des profes-

sions libérales pour la plupart, puis, par

de hauts fonctionnaires, aujourd’hui,

et, de plus en plus, par des élus ou des

collaborateurs d’élus locaux. Ce qui, pour

les socialistes, a été, longtemps une fai-

blesse, face au Parti communiste, qui a

représenté une part de la classe ouvrière

Le socialisme français a eu une identité double, socialiste

et républicaine, qui l’a contraint,à la fois, à mener une lutte

incessante pour se distinguer de la gauche républicaine,

sous peine de perdre saspécificité, et à revendiquerl’héritage républicain pour

ne pas demeurer isolé dans la société française.

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la revue socialiste 60le dossier

jusque dans les années 1980, avec une

base sociale composite, a pu, cependant,

être une force dans les dernières décen-

nies du XXe siècle, en permettant de mo-

biliser plus aisément des catégories

sociales ascendantes dans le salariat non

manuel, tout particulièrement dans les

fonctions publiques. Le mode d’implan-

tation du socialisme n’est pas passé par

l’entreprise, mais par les collectivités lo-

cales, le « socialisme municipal », qui lui

a donné une assise durable - même dans

les périodes difficiles politiquement. Sa

perte d’influence, aujourd’hui, dans l’élec-

torat populaire, les catégories d’ouvriers

et d’employés, est une donnée préoccu-

pante, qui mérite d’être précisément ana-

lysée. Car, le recul socialiste dans le vote

populaire ne résulte pas que de décep-

tions conjoncturelles. Il est important

d’avoir en mémoire que le Parti socialiste

n’a jamais bénéficié d’un vote ouvrier im-

portant. C’est le Parti communiste qui a

pu, un temps, être un « parti » de la classe

ouvrière. Et l’affaiblissement de la gauche

dans les catégories populaires tient sur-

tout au déclin du Parti communiste, dans

les mêmes catégories.

Le socialisme français n’a eu ainsi ni la

culture, ni la structure des partis sociaux-

démocrates européens. Il a vécu sur un

équilibre doctrinal précaire - formulé, ini-

tialement, par Jean Jaurès - entre la réalité

du réformisme et l’aspiration révolution-

naire. Jusqu’au début des années 1980,

il a dû prouver sans cesse sa légitimité

vis-à-vis du Parti communiste - qui, dans

les années 1970, représentait encore plus

de 20 % de l’électorat et contrôlait la

Confédération générale du travail (CGT),

le premier syndicat français. Il a égale-

ment dû veiller à son unité, car le Parti so-

cialiste, lui-même, regroupait diverses

tendances, de la gauche à la droite, et a

connu plusieurs scissions à l’occasion de

graves crises politiques. L’unité n’a pas

été une donnée simple pour tous les di-

rigeants successifs du Parti socialiste. Les

« exercices » du pouvoir - pour reprendre

l’expression de Léon Blum - ont donc

toujours été malaisés, au moment du

Front populaire, à la Libération et dans la

Le mode d’implantation du socialisme n’est pas passé par

l’entreprise, mais par les collectivités locales,

le « socialisme municipal », qui lui a donné une assisedurable - même dans les

périodes difficiles politiquement.

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Alain Bergounioux - Les défis du socialisme français

Guerre froide, en 1956, avec le gouverne-

ment de Guy Mollet, dans la crise algé-

rienne, qui s’est terminée par une scission,

en 1958, au moment du retour au pouvoir

du Général de Gaulle et de l’instauration

de la Ve République. Quand les socialistes

ont refondé leur mouvement, en 1971,

sous la direction de François Mitterrand

- après dix années tumultueuses -, ils

l’ont fait, à la fois, dans une logique tradi-

tionnelle, avec un programme d’Union

de la Gauche, regroupant le Parti com-

muniste et le Mouvement des Radicaux

de gauche (MRG), voulant établir les

bases d’une économie en partie sociali-

sée, avec, notamment un fort contingent

de nationalisations, et les outils d’une po-

litique économique d’inspiration keyné-

sienne, mais aussi, dans une approche

moderniste, avec l’acceptation d’un ré-

gime politique semi-présidentiel, qui fai-

sait du Parti socialiste un parti de

gouvernement, et, enfin, une approche

sociétale favorable aux aspirations indi-

vidualistes d’une « société d’abondance »,

telles qu’elles s’étaient manifestées,

en 1968. Portés par des évolutions

sociales favorables, dirigés habilement

par François Mitterrand, dans l’Union de

la gauche, puis, dans la désunion, après

l’automne 1977, bénéficiant du discrédit

grandissant du communisme sovié-

tique, les socialistes se sont installés

comme le parti dominant de la gauche

française, dans les années 1970.

La victoire de 1981 a ouvert un nouveau

cycle dans l’histoire du socialisme fran-

çais, celui d’être durablement un parti de

pouvoir - alors que les exercices précé-

dents, sous sa responsabilité directe,

avaient été courts, entre un et deux ans

seulement. Le processus qui se déroule

du printemps 1981 au printemps 1983

a décidé de son cours pour les décennies

suivantes : des avancées sociales impor-

tantes - la retraite à 60 ans, plus particu-

lièrement - mais, également, des déficits

budgétaires inquiétants, un commerce

extérieur déséquilibré, une faiblesse per-

sistante du franc. Le choix effectué par

François Mitterrand, finalement, de de-

meurer dans le Système monétaire euro-

Le choix effectué par FrançoisMitterrand, finalement, de demeurer dans le Systèmemonétaire européen (SME) et de mener une « politique de rigueur » a traduit un changement de priorités, par rapport aux années 1970.

Page 75: la revue socialiste · 2016. 1. 20. · la revue socialiste 60 édito Alain Bergounioux Directeur de La Revue socialiste. L’ensemble des données qui expliquent cette situation

la revue socialiste 60le dossier

péen (SME) et de mener une « politique

de rigueur » a traduit un changement de

priorités, par rapport aux années 1970.

L’attention des gouvernements socia-

listes s’est désormais portée autant sur la

stabilité des prix et la maîtrise des coûts

de production, pour préserver la compé-

titivité de l’économie, que sur la politique

de la demande. La croissance écono-

mique devenant plus faible, la redistribu-

tion des revenus moins aisée et le coût de

la protection sociale plus élevé, les deux

piliers du modèle socialiste, depuis 1945,

ont été fragilisés : le plein emploi et la

redistribution. La volonté, l’année sui-

vante, d’approfondir la construction

européenne, et la mise en œuvre ulté-

rieure du « Marché unique », sous la res-

ponsabilité de Jacques Delors, Président

de la Commission européenne de 1985 à

1995, ont relevé d’un projet de retrouver

au niveau européen, les marges de ma-

nœuvre qui n’existaient plus suffisam-

ment pour l’Etat national. Mais, cette

intégration européenne, renforcée par le

Traité de Maastricht, en 1992, et plus

encore, par l’instauration de l’euro, à la fin

de la décennie, a achevé d’atténuer les

différences, avec la social-démocratie

européenne - même si le Parti socialiste

français a toujours sa spécificité.

La mise au point d’équilibres difficiles

entre les politiques économiques et les

politiques sociales a été alors le lot des

exercices du pouvoir qui ont suivi. Les

gouvernements socialistes, en effet, sont

fortement dépendants des dynamiques

de l’économie capitaliste. Chacun, cepen-

dant, s’est efforcé à accroître le progrès

social, le Revenu minimum d’insertion

(RMI), en 1988, avec le gouvernement Ro-

card, la Réduction du temps de travail

(RTT) et la Couverture maladie universelle

(CMU), avec le gouvernement Jospin, en

1997 et 1998. Mais, tous se sont inscrits

dans le cadre d’une « désinflation com-

pétitive », ont réalisé des privatisations

partielles ou totales, d’entreprises pu-

bliques et ont eu tendance à réduire la

fiscalité sur le capital. La priorité a été de

défendre plutôt un « modèle social »,

mais non de définir, véritablement, une

nouvelle doctrine économique - les poli-

La priorité a été de défendreplutôt un « modèle social », mais

non de définir, véritablement,une nouvelle doctrine

économique - les politiquessuivies ont été ainsi des

politiques mixtes, intégrantnombre de mesures libérales.

Page 76: la revue socialiste · 2016. 1. 20. · la revue socialiste 60 édito Alain Bergounioux Directeur de La Revue socialiste. L’ensemble des données qui expliquent cette situation

tiques suivies ont été ainsi des politiques

mixtes, intégrant nombre de mesures

libérales. Une autre constante des poli-

tiques socialistes a été de privilégier,

parallèlement, une politique de libertés

nouvelles dans le droit de la famille - le

gouvernement Jospin a institué le Pacte

d’union civile, celui de Jean-Marc Ayrault,

le « mariage pour tous » - et d’accorder un

investissement prioritaire dans l’éduca-

tion et la recherche. Parmi les pays euro-

péens, la France a le niveau relatif le plus

faible dans les inégalités de revenus -,

mais les inégalités de patrimoine ont

augmenté comme ailleurs et, surtout,

les phénomènes de ségrégation sociale

et les inégalités territoriales ont crû, sans

que les mesures pour les banlieues et

les périphéries urbaines aient pu inverser

la tendance.

Le même schéma s’applique, pour l’es-

sentiel, aux deux premières années qui

ont suivi la victoire électorale du prin-

temps 2012. Mais, les difficultés se sont

révélées plus graves que dans les pé-

riodes précédentes. Elles ont mis en évi-

dence les faiblesses du socialisme dans

la société française, depuis les années

1990. Il faut, d’abord, souligner que le

vote du 6 mai 2012 pour François

Hollande, n’a pas été principalement un

vote d’adhésion mais, pour beaucoup, un

vote de rejet contre Nicolas Sarkozy, le

Président sortant, avec un total des voix

de gauche ne dépassant pas 43,5 % des

suffrages exprimés au premier tour -

gauche, qui plus est divisée, le Front de

gauche refusant d’entrer dans la majorité

gouvernementale, avant même que

toute décision fut prise. Et, peut-être, sur-

tout ce vote a été celui d’une société de

crise où dominent le pessimisme et une

défiance vis-à-vis de l’action politique

menée par les partis de gouvernements.

Le programme du candidat socialiste -

marqué par les effets de la grande crise

financière de 2008 -, avançait une volonté

de régulation du système financier, une

réorientation de l’Union européenne en

faveur de la croissance, une égalisation

de la fiscalité entre le capital et le travail,

la création d’emplois publics, l’institution

d’une Banque publique d’investissement

(BPI), une politique ambitieuse de transi-

tion écologique. Mais, il le faisait, en

même temps, dans la perspective affir-

mée d’un redressement de l’économie,

par la recherche de la compétitivité et

d’une réduction de la dette. Les mécon-

tentements provoqués par de fortes

augmentations d’impôts, touchant les

74

Alain Bergounioux - Les défis du socialisme français

Page 77: la revue socialiste · 2016. 1. 20. · la revue socialiste 60 édito Alain Bergounioux Directeur de La Revue socialiste. L’ensemble des données qui expliquent cette situation

la revue socialiste 60le dossier

classes moyennes, ont fragilisé ces am-

bitions. Les concessions obtenues dans

la négociation européenne n’ont eu, au

départ, qu’une portée limitée. Si le gou-

vernement a accepté les termes du Traité

de stabilité budgétaire, qui fixait une po-

litique de réduction des déficits pour at-

teindre les 3 % de déficit, il a voulu, en

effet, ne pas être isolé dans un ensemble

européen, où même les partis sociaux-

démocrates et travaillistes ne présen-

taient pas un front commun. L’absence

de résultats en matière d’emploi - tradui-

sant aussi, la défiance des entrepreneurs -

a achevé d’amener le Président et ses

gouvernements à non pas renverser leur

politique, comme en 1983, car, à aucun

moment, le candidat n’avait annoncé

une politique du « tout demande » -, mais

à donner une priorité revendiquée à une

politique de l’offre baissant le coût du tra-

vail et à la réduction des dépenses pu-

bliques, dans un effort inégalé. Cela,

même si une politique « d’austérité » n’a

pas été vraiment mise en œuvre - contrai-

rement aux accusations adressées par la

« gauche de la gauche » et même au sein

du PS - a, néanmoins, accentué la com-

pression salariale - notamment dans la

fonction publique - et réduit les perspec-

tives d’une redistribution sociale. Le tout,

dans un climat politique radicalisé par

les mobilisations de la droite catholique

contre le « mariage pour tous » et hypo-

théqué par les oppositions croissantes, à

gauche, qui ont conduit au retrait des

écologistes du gouvernement de Manuel

Valls, en avril 2014 -, même s’il a été im-

posé par une partie d’EELV sur l’autre.

Ces éléments rendent compte des dé-

faites électorales évoquées plus haut,

et des perspectives difficiles pour les

prochains rendez-vous électoraux. La

crainte, agitée par les médias, est que le

Parti socialiste devienne la « troisième

force » derrière la droite -, si toutefois,

celle-ci conserve son unité, ce qui n’est

pas une donnée - et le Front national,

principal réceptacle des mécontente-

ments, des inquiétudes et des frustra-

Les politiques socialistes, tellesqu’elles sont menées, déçoiventles catégories populaires et les

millions de salariés (et dechômeurs) qui ont des revenus

faibles - et qui avaient votérelativement plus en faveur

de François Hollande, en 2012 -faute d’amélioration

de la situation de l’emploi.

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Alain Bergounioux - Les défis du socialisme français

tions dans la société française. Les poli-

tiques socialistes, telles qu’elles sont me-

nées, déçoivent les catégories populaires

et les millions de salariés (et de chô-

meurs) qui ont des revenus faibles - et

qui avaient voté relativement plus en

faveur de François Hollande, en 2012 -

faute d’amélioration de la situation de

l’emploi. L’affaiblissement d’une forte

spécificité, en matière de politique écono-

mique et européenne, malgré de réelles

oppositions sociétales, dessert, qui plus

est, les socialistes dans l’électorat politisé

et, particulièrement, dans les jeunes gé-

nérations. Certes, le Parti socialiste a tenté

de réagir dans les années passées. Idéo-

logiquement, en 2008, il s’est doté d’une

nouvelle « Déclaration de principes », qui

lui donne comme finalité de construire

une « économie sociale et écologique de

marché ». Le débat pour savoir si le Parti

socialiste est ou non social-démocrate a

évidemment toujours une portée symbo-

lique - et polémique, au sein du parti lui-

même. Mais, le contenu de ce texte,

renforcé par la « Charte des socialistes

pour le progrès humain », adoptée en dé-

cembre 2014, qui va dans le même sens,

l’inscrit, plus clairement, dans la famille

social-démocrate européenne. François

Hollande a d’ailleurs revendiqué la no-

tion, en janvier 2014, pour qualifier sa po-

litique. Structurellement, depuis 1995,

des réformes de démocratisation dans le

parti lui-même, ont été mises en œuvre

pour donner, à la fois, plus de pouvoir

aux militants dans la désignation des

dirigeants - du Premier secrétaire, plus

particulièrement -, plus d’influence aux

électeurs, avec des primaires ouvertes

pour désigner le candidat socialiste aux

élections présidentielles, comme il a été

pratiqué en 2011. Mais, il n’en demeure

pas moins que le désarroi idéologique

demeure. Les socialistes français ont re-

fusé les thématiques de la « Troisième

voie », mais ils n’ont pas défini une voie

nouvelle réellement propre. La tâche est

encore devant eux. Les pratiques poli-

tiques sont aussi en cause. Car, le corps

militant du Parti socialiste s’est affaibli

et a vieilli, il n’est pas suffisamment

en harmonie avec la réalité de la société

Le désarroi idéologiquedemeure. Les socialistes françaisont refusé les thématiques de la « Troisième voie », mais ilsn’ont pas défini une voienouvelle réellement propre. La tâche est encore devant eux.

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la revue socialiste 60le dossier

et noue difficilement des liens avec les

« forces vives » - comme il était dit dans

les années 1960 -, ce qui explique sa ca-

pacité déclinante à mobiliser de larges

secteurs de l’électorat.

Dans ces conditions, que faudrait-il faire ?

On peut émettre quelques réflexions,

faites d’un petit nombre de certitudes et,

inévitablement, d’hypothèses. L’élection

présidentielle de 2017 sera une épreuve.

Il n’est pas utile, aujourd’hui, de dresser

des scenarii. Les candidats ne sont pas

encore connus. Et la primaire de LR sera

décisive - autant que la situation écono-

mique… Ce qui est, en revanche, certain,

ce sera la capacité, ou non, du Parti socia-

liste de conserver son unité et de demeu-

rer le parti principal de la gauche. Cela

sera la condition pour mener à bien une

régénération nécessaire. Si ce n’était pas

le cas, une recomposition aux contours

hasardeux saisirait toute la gauche. Cela

ne plaide pas pour l’instauration d’un

mode de scrutin fortement proportionnel

pour les élections, qui serait un encoura-

gement aux éclatements de toute nature.

Il y a une autre condition pour que l’unité

du Parti socialiste soit maintenue. Elle dé-

pend beaucoup du gouvernement. Un

équilibre - qui a été trop long à trouver,

trop coûteux dans l’opinion - entre une

adaptation du « modèle » économique et

social français, pour restaurer les marges

des entreprises, limiter les rigidités inu-

tiles du marché du travail, ouvrir à la

concurrence des secteurs protégés, et

une politique qui a sauvegardé la de-

mande, doit être maintenu et, qui plus

est, explicité clairement. Il faut sortir des

termes du débat répétitif, « trop libéral »,

« pas assez libéral ». Car, on peut critiquer

cette volonté de nature social-démocrate

de rechercher une politique équilibrée

entre plusieurs objectifs - et nous verrons

ses résultats finaux -, mais, on peut consi-

dérer également qu’elle correspond à

une vision historique de combattre les in-

justices - et les irrationalités - du capita-

lisme, sans en ruiner les potentialités.

Malgré le poids de la conjoncture qui

pèse sur un parti de gouvernement, les

socialistes devront s’attaquer - ou plutôt

continuer à le faire, car ils ont commencé

ce travail, depuis 2008 - à la redéfinition

d’un projet fondamental. Au niveau des

principes, ce n’est pas le plus difficile…

Nous savons, en effet, ce qu’il faut penser

et faire. Le socialisme européen et fran-

çais doit élaborer un nouveau para-

digme pour être à la hauteur de la

Page 80: la revue socialiste · 2016. 1. 20. · la revue socialiste 60 édito Alain Bergounioux Directeur de La Revue socialiste. L’ensemble des données qui expliquent cette situation

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Alain Bergounioux - Les défis du socialisme français

nouvelle « grande transformation » que

nous vivons déjà depuis deux ou trois

décennies. Il demande de redéfinir les

rapports entre l’économie et le social, en

intégrant les nécessités du développe-

ment durable. Et, il faut agir à trois

niveaux : le cadre national, le plan euro-

péen, le niveau mondial. Le programme

social-démocrate est loin d’être épuisé -

comme il se dit souvent. Construire une

économie et une société plurielles, réali-

sant des équilibres - des compromis -

entre l’Etat, le marché, la nature - c’est

le terme nouveau, par rapport au XXe siè-

cle - demeure un horizon nécessaire pour

préserver au mieux la dignité humaine.

Seulement, il y a, dès aujourd’hui, et, sans

doute encore plus pour demain, des arbi-

trages difficiles à rendre. Maîtriser la révo-

lution technologique de grande ampleur,

qui ne fait que commencer, demande de

repenser la place et la nature du travail.

La réalité d’une économie mondialisée,

fortement concurrentielle, rend néces-

saire d’aider à créer les conditions d’une

économie de haute-productivité. Dans

des sociétés bouleversées par ces chocs

économiques, sociaux, culturels, reli-

gieux, menacés par des fragmentations

et des oppositions fortes, des réflexions

sur ce que doivent être les identités natio-

nales s’imposent. Et, pour le Parti socia-

liste - comme pour beaucoup de partis

socialistes, en Europe -, l’avenir européen

n’a plus l’évidence des années 1980-1990.

Autrement dit, le travail programmatique

qui est celui des socialistes ne peut rester

dans le domaine des principes, il leur faut

définir une vision stratégique pour l’avenir.

Enfin, un domaine en soi - et pas le moin-

dre - concerne l’organisation elle-même,

pour répondre aux enjeux du siècle qui

commence. Faut-il toujours accoler le

mot de socialisme à la notion de parti,

aujourd’hui ? Dans d’autres pays, on pré-

fère d’autres termes, en parlant du travail,

du progrès, de la démocratie, ou tout

simplement de la gauche. Le choix des

mots importe peut-être moins qu’hier. Ce

qui compte surtout, c’est la nature de

l’outil politique. Correspond-il à la société

réelle ? Sa rétraction sur un espace limité

de militants n’est pas compensée par les

Construire une économie et une société plurielles, réalisant des équilibres - des compromis -entre l’Etat, le marché, lanature, demeure un horizonnécessaire pour préserver au mieux la dignité humaine.

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la revue socialiste 60le dossier

ressources de la communication poli-

tique. La professionnalisation grandis-

sante du « métier » politique n’aide pas

à redéfinir le projet politique. Il faut

s’interroger, d’abord, sur le degré d’im-

plantation du parti dans les quartiers

populaires, la vie associative, les lieux

d’expression et de communication, ceux

où l’on trouve les citoyens les plus jeunes,

les plus dynamiques, les plus entrepre-

nants, sans oublier les milieux artistiques,

intellectuels, créatifs qui constituent la

face lumineuse de la société. La tenue

d’élections primaires, en 2011, et leur suc-

cès, ont montré une disponibilité dans

l’opinion. Les sections, organisées sur des

critères géographiques, correspondent

aux découpages électoraux. Mais, il faut,

maintenant, mettre en œuvre d’autres

formes de mobilisation sur d’autres cri-

tères, autour de la ville, de l’éducation, de

l’économie sociale, de l’action culturelle

etc., réunies autour de projets, à court

comme à moyen terme, capables de

durer ou, au contraire, de se dissoudre, la

tâche une fois accomplie. Des règles nou-

velles sont à inventer pour échapper aux

jeux des courants traditionnels, qui, dans

leurs pratiques de pouvoir, cultivent, en

fait, le malthusianisme politique. L’ouver-

ture sociale doit, ensuite, prendre une

dimension européenne autre que rhéto-

rique. Le minimum serait que chaque

section cherche un jumelage avec une

ou plusieurs sections d’autres pays

européens : échanges, dialogues, compa-

raisons nourriraient le débat et l’engage-

ment européen. Le Parti socialiste

européen pourrait utilement contribuer

à ces jumelages, avec l’appui des parle-

mentaires au groupe socialiste européen.

Le socialiste redeviendrait ainsi un enjeu

international, à la base, plus proche des

citoyens, et plus seulement à l’échelle de

minces états-majors.

Un tel parti - qui n’est pas de l’ordre de

l’utopie, mais de la volonté !, même si les

efforts à faire sont importants - pourrait

alors construire une alternative politique.

Il y faut un travail constant de formation

à travers des échanges et des débats, qui

n’oublie pas l’histoire, mais sait prendre

en compte la réalité d’aujourd’hui. Il y

faut un travail programmatique qui ne

Des règles nouvelles sont à inventer pour échapper aux

jeux des courants traditionnels,qui, dans leurs pratiques

de pouvoir, cultivent, en fait, le malthusianisme politique.

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se limite pas à l’élaboration d’une plate-

forme électorale. Ce peut-être un pro-

gramme d’action avec ses étapes,

ses évaluations, ses ajustements. Le

Parti socialiste, que nous connaissons

aujourd’hui, le parti « présidentialiste »

forgé en 1971, par François Mitterrand, a,

sans doute, fait son temps. De nouvelles

générations, plus diverses dans leurs as-

pirations, leurs origines, leurs modes de

vie, souhaitent s’engager dans une action

de transformation sociale. Mais, la poli-

tique telle qu’elle est organisée ne leur en

donne pas les moyens. Il ne s’agit pas de

ménager quelques places sur des listes

électorales, mais bien de redonner du

sens à la capacité collective d’engage-

ment. La vieille social-démocratie avait

su le faire, dans les conditions de son

temps. C’est le défi d’aujourd’hui dans

des conditions nouvelles. « L’intellectuel

collectif », dont parlait Antonio Gramsci,

ne peut pas se confondre avec de petits

partis professionnalisés, mais avec la

partie dynamique de notre société qui

aspire à plus de justice et à plus d’épa-

nouissement, après tout, c’est ce qui mé-

rite de s’appeler encore « socialisme »…

80

Alain Bergounioux - Les défis du socialisme français

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la revue socialiste 60le dossier

La succession récente de résultats élec-

toraux médiocres n’est pas inédite et

n’accrédite pas la thèse, ressuscitée par

la gauche radicale, après avoir été portée

par de défunts partis staliniens, d’un

inexorable déclin. Par contre, d’une

part, la capacité de challengers comme

le M5S ou Podemos à restaurer un dia-

logue avec les citoyens et, d’autre part,

l’incompréhension, par le grand public,

des choix européens de la gauche gou-

vernementale imposent à celle-ci de

réviser les contenus et les contenants

de son message.

LA RÉVISION D’UNE MÉTHODEHistoriquement, la social-démocratie

s’est structurée sous la forme d’une orga-

nisation de masse à vocation parlemen-

taire. Aujourd’hui, elle se pense encore

comme telle. A tort.

La révision du véhiculeSi le sort des urnes démontre qu’en

termes quantitatifs, la famille socialiste

reste attractive pour 20 % environ du

corps électoral, et capable d’obtenir la

confiance d’assemblées pour gouverner,

la sociologie rectifie sans pitié l’opti-

N és des crises du capitalisme et rescapés de bien des crises internes de la gauche,les partis sociaux-démocrates ont l’avenir devant eux, s’ils satisfont à deux condi-tions. La première est la révision d’une méthode basée sur la recherche d’une

représentation exclusivement parlementaire, à partir d’une organisation partisane, bureau-cratique et centralisatrice, dont les caractéristiques reproduisent le modèle étatique jacobin.La seconde est le rétablissement de l’horizon international d’un projet historique solidaireauquel la globalisation rend une actualité.

Le socialisme au XXIe siècle : l’impératif de larévision de la méthode et du projet

Christophe SenteDocteur en Sciences politiques à l’ULB (Université libre de Belgique),

collaborateur de la FEPS et auteur, avec Jean Sloover, de La tentation populiste (2013).

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misme induit par ce constat. L’assise de

la social-démocratie s’effrite et sa struc-

ture se délite : en dehors des cercles diri-

geants, les réunions de l’organisation

sont désertées ; les affiliations, en berne ;

les électeurs, vieillissants et l’origine

sociale des élus, en décalage avec la stra-

tification de la nation. A situation échan-

gée, un calcul actuariel pourrait sceller le

sort de partis souvent centenaires.

Situer les difficultés de la gauche tradi-

tionnelle à l’intérieur d’une crise systé-

mique des partis et recourir à une

explication par la dépolitisation des

citoyens est tentant, mais insuffisant.

Malgré d’indéniables mérites, la thèse de

la post-démocratie sous-estime la popu-

larité de formations capables de succé-

der à la social-démocratie, dans la

canalisation du mécontentement, et

de mobiliser d’anciens abstentionnistes.

Ce succès doit, pour partie, à une évolu-

tion des procédés de communication

et, le cas échéant, de la structure de l’or-

ganisation.

Si les études scientifiques sont encore

assez rares, les analyses consacrées au

M5S, à Podemos, à Syriza, voire au Front

national et à l’UKIP, montrent que ces

partis s’écartent, à des degrés divers, du

modèle ouest-européen classique, à au

moins deux points de vue. Tout d’abord,

sans renoncer à des techniques de mar-

keting, ils se sont distingués de leurs

concurrents par une extension des acti-

vités de terrain et ont trouvé un ancrage

local, en renouant avec la définition

d’Edmund Burke du parti politique

comme « honorable connexion », c’est-à-

dire un « corps d’individus unis pour pro-

mouvoir l’intérêt national sur la base des

principes qui ont déterminé leur

alliance ». Ensuite, sans renoncer à

la mise en avant d’une figure présiden-

tielle, ils ont assis leur fonctionnement,

non seulement sur le recours à cette

autorité charismatique, mais aussi sur

une mise en réseau des composantes de

l’organisation plutôt que sur le modèle

hiérarchique vertical, territorial, bureau-

cratique, dont la social-démocratie s’est

fait une spécialité. Cette acquisition de

82

Ch. Sente. - Le socialisme au XXIe siècle : l’impératif de la révision de la méthode et du projet

Si le sort des urnes démontrequ’en termes quantitatifs, la famille socialiste resteattractive pour 20 % environ du corps électoral, et capable d’obtenir la confianced’assemblées pour gouverner, la sociologie rectifie sans pitié l’optimisme induit par ce constat.

Page 85: la revue socialiste · 2016. 1. 20. · la revue socialiste 60 édito Alain Bergounioux Directeur de La Revue socialiste. L’ensemble des données qui expliquent cette situation

la revue socialiste 60le dossier

caractéristiques de « grass root organiza-

tions » peut être lue comme une forme

de retour aux origines, puisqu’avant de

réduire leurs ambitions à la sélection des

candidats aux offices publics, les partis

modernes organisaient leurs structures

en fonction des groupes sociaux qu’ils

défendaient. Cependant, cette lecture est

anachronique. Le succès de la réinstalla-

tion d’un dialogue politique local, par des

forces souvent dites « populistes », ne

doit rien à l’atteinte du mirage de la pu-

reté : il tient à la réponse partielle appor-

tée par le rétablissement d’une proximité

entre « masses » et « élites », à une crise

contemporaine de la représentation.

Par conséquent, à l’intérieur d’une com-

pétition très darwinienne, les partis

traditionnels ont certainement tout à

gagner à s’inspirer de la méthode des

« populistes », qui rétablit l’osmose entre

élus et électeurs. La réforme du fonction-

nement interne de la social-démocratie,

timidement amorcée par l’introduction

de « primaires », doit être radicalisée.

Cette radicalisation implique une redé-

couverte de la critique classique de

Robert Michels comme de la rénovation

du parti démocrate américain, par

Howard Dean. Par contre, la social-démo-

cratie commettrait une erreur fondamen-

tale, en ne fondant sa stratégie que sur

l’imitation des procédés populistes. L’ex-

périence de plusieurs partis de ce type

montre, en effet, que leur succès est sans

lendemain. L’échec gouvernemental

de Syriza, comme la cacophonie du

Mouvement 5 étoiles, au Parlement,

doivent sans doute beaucoup à un déficit

de professionnalisme et à une simplifica-

tion excessive de leur discours. Mais, on

ne peut écarter l’argument, suggéré par

la tradition marxiste, selon lequel ces for-

mations échouent, parce qu’elles repro-

duisent l’erreur des partis traditionnel de

se satisfaire du parlement et du pouvoir

exécutif national, comme seuls outils.

L’élection législative, horizon insuffisant

Dans un contexte de réduction de la puis-

sance des Etats-nations par la mondiali-

sation, la crise de confiance des individus

dans la politique réclame une extension

A l’intérieur d’une compétitiontrès darwinienne, les partis

traditionnels ont certainementtout à gagner à s’inspirer

de la méthode des « populistes »,qui rétablit l’osmose

entre élus et électeurs.

Page 86: la revue socialiste · 2016. 1. 20. · la revue socialiste 60 édito Alain Bergounioux Directeur de La Revue socialiste. L’ensemble des données qui expliquent cette situation

des cadres de la démocratie, au sein et

au-delà de ces Etats ou, autrement dit,

que les « gauches de gouvernement »

ne résument plus leur méthode à la

nécessaire participation au processus

parlementaire. Leur programme doit

comporter tant la multiplication des pro-

cédés de responsabilisation politique des

individus, à laquelle invite, notamment,

la défense du tirage au sort par David

Van Reybrouck, que la revendication

de la mise en place de formes élaborées

de démocratie économique et sociale.

Celles-ci sont nécessaires pour recréer

des communautés de destin intégrant

entrepreneurs, investisseurs, produc-

teurs, consommateurs et parlementaires.

Peu explorée par les révisionnistes du

New Labour, cette voie avait pourtant été

esquissée par Anthony Giddens et, bien

avant lui, par le socialisme « libéral »

de Proudhon.

Le terrain de la démocratie économique

et sociale ne se situe pas en utopie ou sur

l’îlot du « secteur associatif » : son péri-

mètre est celui de la société européenne

et son architecture réclame l’application

du principe de subsidiarité cher à

Jacques Delors. Réduite aux domaines

de la concertation sur les salaires et à

quelques entreprises coopératives, la

démocratie économique et sociale attend

sa réactivation et une européanisation.

Concrètement, il s’agit de moderniser des

procédés connus de la gauche tels que la

Mitbestimmung, au sein des entreprises,

ou le plan Meidner suédois de gestion

paritaire de fonds d’investissement ali-

mentés par les employeurs, en contre-

partie d’une modération salariale. Il s’agit

aussi de s’approprier et subvertir les

modèles de « corporate governance » et

84

Ch. Sente. - Le socialisme au XXIe siècle : l’impératif de la révision de la méthode et du projet

Dans un contexte de réductionde la puissance des Etats-nationspar la mondialisation, la crise deconfiance des individus dans lapolitique réclame une extensiondes cadres de la démocratie, au sein et au-delà de ces Etats.

La question à l’œuvre ne devraitplus seulement être pour la

social-démocratie de gagner desélections législatives, mais de

gagner la société, en contribuantau rétablissement de la

confiance de celle-ci en elle-même et en sa capacité à

s’autogérer, dans le cadre destructures alternatives àl’anarchie du marché.

Page 87: la revue socialiste · 2016. 1. 20. · la revue socialiste 60 édito Alain Bergounioux Directeur de La Revue socialiste. L’ensemble des données qui expliquent cette situation

la revue socialiste 60le dossier

de « class action » anglo-saxons, comme

les projets anciens de réforme « corpora-

tiste » des Sénats.

En résumé, au plan de la méthode, la

question à l’œuvre ne devrait plus seule-

ment être pour la social-démocratie de

gagner des élections législatives, mais de

gagner la société, en contribuant au réta-

blissement de la confiance de celle-ci en

elle-même et en sa capacité à s’autogérer,

dans le cadre de structures alternatives

à l’anarchie du marché. Autrement dit,

la réforme interne des partis n’est qu’une

pièce du dispositif : l’extension des

domaines de la participation au secteur

« privé » doit impérativement la complé-

ter, afin d’écarter la perspective de la

dégénérescence de la démocratie en

une privatisation des domaines publics.

L’HORIZON INTERNATIONAL DU PROJET

L’affirmation de l’horizon international

du projet socialiste - estompé depuis

Willy Brandt, Olof Palme, Bruno Kreisky

ou Michel Rocard et désormais cantonné

dans les frontières de l’UE - constitue une

arme électorale à double tranchant pour

la social-démocratie. Elle lui rendrait une

identité forte, dans un contexte de

convergence des partis de gouverne-

ment, en marquant une rupture avec

une pratique résumée par Jürgen Haber-

mas à « barguigner dans des jeux à

somme nulle ». Par contre, limitée à un

positionnement réactif sur les thèmes

ponctuels de la multi-culturalité et des

migrations exploités par la droite popu-

liste, elle peut aussi lui coûter des revers

électoraux, dans une conjoncture mar-

quée par la peur et la régression.

La social-démocratie n’a pourtant pas le

choix. L’enjeu est, d’abord, de se souvenir

de l’impasse des tentatives de fondation

d’un souverainisme populaire appuyé

sur l’Etat-nation. Il va de soi qu’un crypto-

fasciste ne sommeille pas dans tout ci-

toyen hostile au dépassement de

l’autorité étatique par une construction

diplomatique. L’expérience des gauches

révèle, par contre, que sa séduction par

les mythes de la « nation » et de l’exis-

tence d’un « peuple » organique ouvre la

porte à des rapprochements stratégiques

et idéologiques dangereux ou, au mieux,

contre-productifs. Le cauchemar a été la

conversion, analysée par Zeev Sternhell,

de segments des gauches « sorelliennes »

française et italienne au fascisme. La

démonstration de l’impasse de l’alliance

contemporaine de souverainistes de

gauche et de droite a été, quant à elle,

Page 88: la revue socialiste · 2016. 1. 20. · la revue socialiste 60 édito Alain Bergounioux Directeur de La Revue socialiste. L’ensemble des données qui expliquent cette situation

86

Ch. Sente. - Le socialisme au XXIe siècle : l’impératif de la révision de la méthode et du projet

apportée par le gouvernement, si peu

« radical », formé par Syriza et Anel

(Grecs Indépendants) : obstacle à l’élimi-

nation de conservatismes nationaux

favorables aux groupes sociaux privilé-

giés par le régime fiscal ou la dépense

publique, elle a favorisé la définition uni-

latérale d’un programme réformateur

néolibéral par les partenaires de la Grèce,

au sein de l’UEM. Si la social-démocratie

souhaite conserver un caractère opéra-

toire aux notions de souveraineté et de

République, la globalisation lui impose

de projeter ses ambitions politiques à

l’échelle géographique pratiquée par les

entrepreneurs capitalistes et déjà connue

des démocrates américains : celle d’un

continent et du globe.

Ensuite, l’enjeu est, pour la social-démo-

cratie, d’assurer l’intelligibilité de son

engagement européen ou, plutôt, de

distinguer celui-ci de la perspective ordo-

libérale de la CDU. Le problème n’est pas

de rappeler l’actualité de l’appel à la

solidarité internationale du Manifeste

communiste, mais de marteler deux

arguments. Le premier est que si l’UE

peut, au même titre que toute institution

politique nationale, être au service du

capitalisme, elle est également suscepti-

ble, comme l’Etat-nation, d’une domesti-

cation par les progressistes. Le combat

anti-européen dans lequel la gauche ra-

dicale s’engage, à partir d’une héroïsation

inutile de Yanis Varoufakis et d’une dia-

bolisation du principe de l’union moné-

taire, relève de l’erreur de perspective : on

ne lutte pas, en démocratie, contre une

institution de droit public, mais pour en

définir les orientations. Les majorités na-

tionales peuvent changer, au sein de l’UE ;

les traités peuvent être révisés ou dénon-

cés ; l’imagination politique, retrouvée

par la gauche ; l’UEM, réformée, mais

l’exit national n’a aucun sens, sinon celui

de la destruction souhaitée par les forces

hostiles à toute forme de transfert et

de cosmopolitisme. Imparfaite, complexe

et fragile, la construction post-étatique

européenne ne peut être efficacement

interprétée par les progressistes, à partir

du prisme latino-américain de la mobili-

sation nationale et anti-impérialiste,

en réaction aux modalités de la gestion

L’enjeu est, pour la social-démocratie, d’assurer l’intelligibilité de son engagement européen ou, plutôt, de distinguer celui-ci de la perspective ordo-libérale de la CDU.

Page 89: la revue socialiste · 2016. 1. 20. · la revue socialiste 60 édito Alain Bergounioux Directeur de La Revue socialiste. L’ensemble des données qui expliquent cette situation

la revue socialiste 60le dossier

de la dette externe imposées par le FMI.

Le second argument est que la consolida-

tion de l’UE n’est, pour les progressistes,

qu’une étape de la construction avortée

en 1945. La fin de la guerre froide attend

le « nouvel ordre mondial » nécessaire à

la pacification des relations humaines

par un partage de la prospérité, ainsi qu’à

la transformation des migrations déses-

pérées en l’utilisation paisible du « droit

de visite », caractéristique d’une « paix

perpétuelle ». Sa construction réclame des

initiatives post-nationales. Faute de l’as-

sise de structures intermédiaires incar-

nées par des communautés régionales

européennes, africaines, asiatiques et

américaines, l’ONU demeure une agence

qui, flottant dans les limbes du droit inter-

national, ne dispose pas des relais per-

mettant l’application de la Charte de

San Francisco, à commencer par le

respect du principe d’égalité des droits.

Dans ce contexte, le peu d’attention

accordé par les gauches aux propositions

portées par des leaders comme Tony

Blair et Massimo D’Alema, de réactiver la

stratégie d’alliance internationale de la

social-démocratie et de nouer des liens

étroits avec les principales forces progres-

sistes régionales, parmi lesquelles le

Parti Démocrate américain, l’ANC, le

Parti du Congrès indien, voire le Parti

communiste chinois, est tragique. Si les

socialistes s’avèrent incapables d’imiter

les forces du capitalisme en constituant

des multinationales à l’échelle de l’UE

et du monde, ils deviendront les bouti-

quiers d’un nationalisme populaire.

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la revue socialiste 60le dossier

Pour apprécier les spécificités de la

conjoncture actuelle, il faut reconnaître

que la social-démocratie a déjà été

confrontée et a déjà triomphé de concur-

rences à sa gauche, sans pour autant

oublier que « l’histoire ne repasse pas les

plats ». De fait, les protagonistes et leur

environnement ne sont pas les mêmes.

D’une part, les partis sociaux-démocrates

ont changé au fil de leur trajectoire sécu-

laire, de même que la gauche radicale

actuellement émergente n’est plus l’an-

cienne famille communiste, durablement

effondrée. D’autre part, nous vivons les

soubresauts d’une crise structurelle du

capitalisme et de la zone euro, qui durcit,

en retour, la dimension coercitive de l’ac-

tion des gouvernants pour « contenir » les

demandes et attentes des gouvernés2. Il

en résulte un univers stratégique qui n’est

pas foncièrement hostile à la social-

démocratie, mais incertain et risqué.

D ans plusieurs pays de la zone euro, des partis anti-austérité se sont révélés ou ambi-tionnent d’être des alternatives aux « vieux » partis sociaux-démocrates, socialisteset travaillistes1. Des interprétations rapides ont pu être faites de cette situation, qui

tantôt exagèrent la dangerosité et l’inéluctabilité de la menace pour les partis établis, tantôtrefusent de voir la part d’inédit de ces nouvelles forces d’opposition.

Les alternatives de gauche à la social-démocratie

Fabien Escalona Chercheur à Sciences Po Grenoble, collaborateur scientifique au Cevipol (ULB).

1. Dans le reste du texte, le terme « social-démocratie » désigne tous les partis appartenant à ces différentes variantesd’une même famille politique, née à la fin du XIXe siècle, comme expression du clivage de classe.

2. Sur le premier point, je renvoie aux notes rédigées avec Mathieu Vieira pour la Fondation Jean Jaurès : « La social-démocratie des années 2000 » (janvier 2014), « La gauche radicale en Europe, ou l’émergence d’une famille » (novembre2013). Sur le second, voir mon article « Décortiquer la crise démocratique », Mediapart.fr, 29 mai 2015.

Page 92: la revue socialiste · 2016. 1. 20. · la revue socialiste 60 édito Alain Bergounioux Directeur de La Revue socialiste. L’ensemble des données qui expliquent cette situation

LES ALTERNATIVES « HISTORIQUES » DE GAUCHE À LA SOCIAL-DÉMOCRATIE

Lors de leur irruption dans le paysage po-

litique, les sociaux-démocrates n’avaient

guère de concurrents à leur gauche. Les

autres options stratégiques du mouve-

ment ouvrier, qu’il s’agisse des courants

anarchistes ou de syndicats jaloux de

leur autonomie, ne pouvaient, par défini-

tion, pas déboucher sur une compétition

dans l’arène électorale. La question qui se

posait davantage était celle des rapports

avec les libéraux, qui pouvaient se révéler

des alliés précieux dans la lutte pour la

démocratisation ou la laïcisation des ré-

gimes politiques. Dans les pays où la col-

laboration s’avéra minime ou impossible,

les mouvements socialistes s’organisè-

rent davantage en « contre-société ». De

façon générale, les sociaux-démocrates,

lors de leur phase de « constitution », ap-

paraissaient comme la pointe avancée

d’un « sinistrisme » politique, mouve-

ment par lequel d’anciennes gauches se

voient remplacées - et repoussées vers la

droite - par des partis plus radicaux, rele-

vant le flambeau d’une marche pour

l’émancipation considérée comme inter-

rompue. Bien des théoriciens du socia-

lisme l’ont d’ailleurs pensé comme la

suite logique des luttes démocratiques

pour donner corps à la promesse mo-

derne d’égalité et de liberté. Le dirigeant

antifasciste, Carlo Rosselli, voyait le socia-

lisme prolétarien comme l’agent d’une

extension réelle et universelle du principe

de liberté, forgé depuis les temps de la

Réforme et des Lumières. Jean Jaurès es-

timait que si la Révolution de 1789 avait

fait du Français un citoyen dans la cité,

elle l’avait laissé serf dans l’entreprise. En

France, les socialistes faisaient justement

figure d’extrême-gauche du camp répu-

blicain, leur collectivisme ayant pour

fonction de faire aboutir, concrètement, et

dans toutes les sphères de la vie sociale

les idéaux d’unité, d’égalité et d’autogou-

vernement du peuple.

90

Fabien Escalona - Les alternatives de gauche à la social-démocratie

Lors de leur irruption dans le paysage politique, les sociaux-démocrates n’avaient guère de concurrents à leur gauche.Les autres options stratégiquesdu mouvement ouvrier, qu’il s’agisse des courantsanarchistes ou de syndicatsjaloux de leur autonomie, ne pouvaient, par définition, pasdéboucher sur une compétitiondans l’arène électorale.

Page 93: la revue socialiste · 2016. 1. 20. · la revue socialiste 60 édito Alain Bergounioux Directeur de La Revue socialiste. L’ensemble des données qui expliquent cette situation

la revue socialiste 60le dossier

La première véritable concurrence à

la gauche de la social-démocratie euro-

péenne fut celle du communisme. La

Première Guerre mondiale et les « unions

sacrées » auxquelles consentirent les

principaux dirigeants socialistes provo-

quèrent des dissidences, dont la plupart

se convertirent aux conditions imposées

par les bolcheviks russes pour fonder

une IIIe Internationale. L’historien,

Romain Ducoulombier, souligne bien

que la généalogie que ces derniers s’in-

ventèrent ne doit pas faire illusion : loin

de raviver un communisme utopique,

leurs idées constituaient bien une ver-

sion singulière autant qu’une promesse

de « régénération » du socialisme de

la fin du XIXe siècle3. Pour eux, les « trahi-

sons » de la social-démocratie invali-

daient l’hypothèse selon laquelle les

travailleurs organisés pouvaient être

révolutionnaires sans faire la révolution,

en accumulant puissance et réformes,

dans le respect des institutions démocra-

tiques libérales. Plus que l’idéal défendu

par les partis communistes occidentaux,

c’est leur inféodation à Moscou et leur

rapport, pour le moins contrarié au plu-

ralisme, qui allaient nourrir une division

profonde avec les sociaux-démocrates.

Si l’ascension du communisme est indis-

sociable du cataclysme de 1914, des

facteurs de long terme expliquent ses

performances différenciées, selon les

pays. Les partis communistes (PC) se

sont ainsi particulièrement développés

dans les Etats dont les campagnes

avaient connu une forte polarisation de

classe, et dont l’industrialisation avait été

tardive ; et là où le mouvement socialiste

s’était révélé peu inclusif du monde ou-

vrier - par défaut de pénétration dans ses

secteurs les plus modernes et par ab-

sence d’un lien organique entre parti et

3. Romain Ducoulombier, Histoire du communisme, Paris, PUF, 2014 ; Novembre 1918. Le socialisme à la croisée deschemins, Paris, Fondation Jean Jaurès, 2008.

Les partis communistes se sont particulièrementdéveloppés dans les Etats dont les campagnes avaientconnu une forte polarisation declasse, et dont l’industrialisationavait été tardive ; et là où le mouvement socialiste s’était révélé peu inclusif du monde ouvrier.

Page 94: la revue socialiste · 2016. 1. 20. · la revue socialiste 60 édito Alain Bergounioux Directeur de La Revue socialiste. L’ensemble des données qui expliquent cette situation

syndicats4. Ces conditions favorables ont

notamment été réunies en France et dans

des pays d’Europe du Sud, où les PC sont

même parvenus à dépasser électorale-

ment les socialistes, tirant aussi les béné-

fices de leur rôle dans la lutte antifasciste.

La rigidité organisationnelle et idéolo-

gique des PC les a néanmoins bloqués

dans leur adaptation pourtant indispen-

sable aux évolutions sociologiques des

Trente glorieuses et à l’image dégradée de

l’URSS, dont le prestige d’après-guerre ne

pouvait plus masquer son étouffement

bureaucratique et militaire des droits

fondamentaux. Le mouvement « euro-

communiste », qui visait précisément à

affirmer l’autonomie d’un socialisme dé-

mocratique à l’Ouest, a fait long feu. Son

legs culturel et doctrinal est néanmoins

important pour comprendre les inspira-

tions et contradictions de la gauche radi-

cale contemporaine5.

Quoique les inspirations philosophiques

de l’écologie soient diverses, et même si

certaines formations prétendaient échap-

per à l’opposition droite/gauche, les partis

Verts émergèrent au tournant des années

1970/80 comme une nouvelle concur-

rence pour la social-démocratie, dans une

nouvelle scansion du « sinistrisme ».

Même si des partis de socialistes dissi-

dents ou de « nouvelle gauche » s’étaient

créés entre-temps, depuis l’apparition de

la famille communiste il n’y avait pas

eu une telle vague de création quasi-

simultanée de partis semblables6. Cri-

tiques de la société industrielle et d’un Etat

bureaucratique oublieux de l’écosystème

et de la libre expression des individualités,

les Verts repensaient à nouveaux frais

certains idéaux progressistes comme

la démocratie - plus de participation

citoyenne -, la justice sociale - prise en

compte de nouvelles formes de risque et

de domination - ou l’internationalisme -

92

Fabien Escalona - Les alternatives de gauche à la social-démocratie

Les partis Verts émergèrent au tournant des années 1970/80comme une nouvelleconcurrence pour la social-démocratie, dans une nouvellescansion du « sinistrisme ».

4. Stefano Bartolini, La mobilisation politique de la gauche européenne (1860-1980) : le clivage de classe, Bruxelles, Editions de l’ULB, 2012.

5. Fabien Escalona, « Syriza, Podemos et l'héritage eurocommuniste », Mediapart.fr, 29 janvier 2015.6. Daniele Caramani, « Electoral waves : an analysis of trends, spread, and swings of votes across 20 west Europeancountries, 1970–2008 », Representation, vol. 47, n°2, 2011, pp. 137-160.

Page 95: la revue socialiste · 2016. 1. 20. · la revue socialiste 60 édito Alain Bergounioux Directeur de La Revue socialiste. L’ensemble des données qui expliquent cette situation

la revue socialiste 60le dossier

besoin de solidarités et régulations supra-

nationales contre « l’universalisation

marchande »7. Ils sont ainsi nés comme

l’expression politique d’une urbanité alter-

native, tenant compte de la désindustria-

lisation et de la progression de valeurs

culturellement libérales, au sein de nou-

velles couches instruites et socialisées

dans un univers de relative abondance

matérielle. Ces caractéristiques expliquent

l’implantation géographique inégale de

l’écologie politique, dans la mesure où

celle-ci est concentrée dans les pays

d’Europe du Nord et du Centre les plus

marqués par l’individualisation des

valeurs. Au fur et à mesure que les Verts

se sont insérés dans la vie politique et que

les nouveaux mouvements sociaux ont

perdu de leur vigueur, leurs traits les plus

originaux n’ont pas totalement disparu,

mais une mutation a bien eu lieu. Elle

s’est traduite par la professionnalisation

croissante des dirigeants et représentants

de ces partis. Sur le plan électoral, on

observe une relative stagnation ces der-

nières années, les écologistes ne parve-

nant qu’exceptionnellement à dépasser la

barre des 10 % à des scrutins nationaux.

Dans plusieurs pays, ils ont intégré des

systèmes d’alliances dominés, la plupart

du temps, par les sociaux-démocrates.

Bien que contestant à ces derniers des

fractions des classes moyennes politisées

à gauche, ils ne s’opposent pas à eux sur

des enjeux rédhibitoires pour gouverner.

De nombreux dirigeants Verts ont rejoint

les élites sociale-démocrates dans leur

acceptation des traités européens et leur

évolution « pro-marché », en matière

économique.

L’ÉMERGENCE CONTEMPORAINED’UNE NOUVELLE ALTERNATIVE

DE GAUCHE RADICALEC’est à nouveau du côté de la gauche

radicale qu’une nouvelle vague de

concurrents est apparue ces dernières

années. Pendant toute la décennie 1990,

et jusqu’aux années 2000, cet espace po-

litique s’était pourtant caractérisé par un

déclin électoral et un grand désarroi stra-

tégique. Cette période a correspondu à la

désagrégation finale du communisme

comme famille politique. Les PC qui l’ont

traversée en ayant conservé leur ortho-

doxie doctrinale et une organisation très

7. Bruno Villalba, « Contributions écologistes à la réforme du projet social-démocrate européen », in Pascal Delwit (dir.),Où va la social-démocratie européenne ?, Bruxelles, Editions de l’ULB, 2004, pp. 87-103.

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rigide sont rares : dans l’ex-UE à 15, c’est

essentiellement le cas des partis portu-

gais et grec. Beaucoup d’autres, parfois

(trop) tardivement comme le PC français,

ont entrepris une mutation pour s’ouvrir

à des revendications démocratiques

moins « ouvriéristes » et pour démocra-

tiser (au moins formellement) leur vie

intra-partisane. Leur trajectoire s’est ainsi

rapprochée de celle de dissidents so-

ciaux-démocrates - par exemple, Jean-

Luc Mélenchon, en France, ou Oskar

Lafontaine, en Allemagne -, et de partis

fondés sur une double identité écologiste

et socialiste - notamment, en Europe du

Nord. La progressive structuration euro-

péenne de ces partis et coalitions de par-

tis, en particulier dans le cadre du Parti

de la Gauche Européenne (PGE), corres-

pond à l’émergence d’une nouvelle fa-

mille de gauche radicale, dont les traits

ne sont pas identiques à ceux de l’an-

cienne famille communiste.

Premièrement, leur dénonciation des ef-

fets immédiats du néolibéralisme dé-

bouche souvent sur une critique de

l’incapacité du capitalisme à assurer une

démocratie stable, la satisfaction des be-

soins humains fondamentaux et la pré-

servation de l’écosystème. Les idéaux

collectivistes et la rhétorique téléologique

ont toutefois laissé place aux revendica-

tions plus modestes de redistribution des

richesses, de démocratie économique et

de restauration de la souveraineté sur les

politiques budgétaire et monétaire. Leur

orientation est, de ce point de vue, contra-

dictoire avec les règles actuelles de l’UE, ce

qui pose un problème stratégique redou-

table, dans la mesure où la plupart de ces

formations partagent aussi un alter-euro-

péisme rejetant toute sortie unilatérale de

l’UE ou de l’eurozone. Après l’expérience

grecque de 2015, certaines formations évo-

luent toutefois sur ce sujet. Deuxième-

ment, la plupart des partis de gauche

radicale ne font pas (ou plus) du prolétariat

industriel l’agent révolutionnaire par excel-

lence, et ont conscience que leur électorat

provient de couches sociales plus variées :

milieux populaires politisés à gauche,

mais aussi professions intermédiaires et

94

Fabien Escalona - Les alternatives de gauche à la social-démocratie

La plupart des partis de gaucheradicale ne font pas (ou plus)

du prolétariat industriel l’agentrévolutionnaire par excellence,

et ont conscience que leurélectorat provient de couches

sociales plus variées.

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la revue socialiste 60le dossier

intellectuelles détenant un niveau élevé

d’instruction, mais peu de patrimoine. Troi-

sièmement, tous les membres de la nou-

velle gauche radicale ne correspondent

plus au modèle du « parti de masse » et ne

prétendent pas au rôle d’ « avant-garde »

de la révolution. De taille modeste, ils

cherchent en revanche à créer des liens

avec les mouvements sociaux, tout en

respectant leur autonomie. Un syncré-

tisme entre héritage socialiste et théma-

tiques de type « nouvelle gauche » est

ainsi à l’œuvre, dans le contexte d’un

(re)surgissement des questions démo-

cratique, sociale et écologique, à la faveur

de la crise structurelle de 2008. Celle-ci

accélère, en effet, la dynamique électorale

retrouvée de la gauche radicale, qui a

progressé dans l’ensemble de l’Europe,

ces dernières années8. Ses plus grands

succès se sont toutefois concentrés dans

les pays dits « périphériques » de l’euro-

zone : en Grèce, bien sûr, où Syriza s’est

substitué au PASOK comme parti hégé-

monique à gauche ; en Espagne, où les

scores cumulés de Podemos et des

écolo-communistes pourraient placer la

gauche alternative à des niveaux histo-

riques, en décembre 2015 -,les munici-

pales ayant déjà été l’occasion pour elle

de conquérir Madrid et Barcelone ; au

Portugal, où les 18,5 % du Bloc de gauche

et du PCP ouvrent la possibilité d’une

alternance autour des socialistes ; en

Irlande, enfin, où les nationalistes de

gauche du Sinn Fein doivent leurs

niveaux inédits dans les sondages à leur

posture anti-austérité.

Le cas de Podemos illustre le caractère

novateur autant que les contradictions

de cette nouvelle concurrence à la

gauche de la social-démocratie. A l’instar

de Syriza, le parti prétend réellement au

pouvoir et cherche un difficile équilibre

entre, d’un côté, l’indispensable politique

conventionnelle, pour disposer des le-

viers concrets du pouvoir d’Etat ; et de

Podemos assume l’abandon desymboles et de vocables typiques

de la gauche, pour mieuxarticuler des intérêts et desrevendications hétérogènes,dirigées contre un ennemi

commun baptisé « la caste ».

8. Luke March, « Beyond Syriza and Podemos, other radical left parties are threatening to break into the mainstream ofEuropean politics », Blog EUROPP de la LSE, 26 mars 2015.

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l’autre côté l’autonomie et les pratiques

moins institutionnalisées des mouve-

ments sociaux, qui lui ont insufflé sa

dynamique. Toujours comme Syriza, il

a théorisé la position subalterne de

l’Espagne dans une zone euro hiérarchi-

sée, mais les leçons stratégiques qu’il

en tire sont faibles et assez iréniques.

Comme aucun autre parti, cette fois-ci,

il assume l’abandon de symboles et de

vocables typiques de la gauche, pour

mieux articuler des intérêts et des reven-

dications hétérogènes, dirigées contre un

ennemi commun baptisé « la caste ». Ce

faisant, Podemos radicalise, en fait, la

dimension « oppositionnelle » commune

à l’ensemble de la gauche radicale. Cet

adjectif renvoie à la position institution-

nelle de la gauche radicale, dans la plu-

part des cas, mais, surtout, à sa critique

idéologique des régimes en place et des

partis qui s’y partagent le pouvoir. A cet

égard, parler de « populisme », même si

Podemos reprend le terme à son compte

dans un sens très particulier, apporte

plus de confusion qu’autre chose. En tant

que style politique, le populisme peut

être utilisé par toutes sortes de partis,

y compris de gouvernement. Quant aux

points communs avec la droite radicale

qui recueille souvent ce label, ils sont,

en fait, réduits : leurs doctrines et leurs

sociologies respectives sont loin de se

recouper.

LE DÉFI POSÉ À LA SOCIAL-DÉMOCRATIE

Nous venons de le souligner, la concur-

rence de la « nouvelle » gauche radicale

reste pour l’instant réduite aux maillons

les plus faibles du régime politique et

monétaire de l’UE. Même à des niveaux

plus modestes, la taille acquise par cer-

tains partis de gauche radicale peut,

cependant, poser un problème straté-

gique. En Allemagne, par exemple, le SPD

aurait eu par deux fois (en 2005 et 2013)

l’occasion d’accéder à la chancellerie,

en nouant une coalition avec les Verts et

Die Linke, avec qui les différends se sont

cependant révélés indépassables. Les

choix d’une « grande coalition » avec la

droite allemande se sont inscrits dans

une tendance plus générale, pouvant

cette fois-ci poser un problème identitaire

à la social-démocratie. Par le passé, les

alliances traversant l’opposition droite/

gauche n’étaient pas rares, mais lui

permettaient - avec les libéraux ou la

démocratie chrétienne - de faire avancer

son propre agenda - démocratisation des

régimes, Etat social. Or, les alliances

96

Fabien Escalona - Les alternatives de gauche à la social-démocratie

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la revue socialiste 60le dossier

droite/gauche contemporaines se font de

plus en plus avec des partis et sur la base

de politiques clairement ancrés dans le

paradigme néolibéral et le « consensus

de Bruxelles ».

D’un côté, les éventuels partenaires de

droite disponibles pour la social-démo-

cratie l’enferment dans la défense d’un

statu quo qui participe de l’insatisfaction

croissante de l’électorat à l’égard du club

des partis de gouvernement9. D’un autre

côté, la social-démocratie répugne à

s’allier à des partis de gauche radicale,

dont elle craint l’irresponsabilité, tandis

qu’elle est elle-même incapable de définir

une alternative à la gestion chaotique de

la crise, depuis 200810. La situation a tout

pour désespérer les nostalgiques d’une

« épopée » sociale-démocrate élargissant

le champ du pouvoir populaire et restrei-

gnant les sphères sociales où prédomine

le système marchand. Si l’on examine

plus froidement les perspectives de la so-

cial-démocratie, en ce qui concerne le

placement de ses candidats à des

charges électives - c’est une des fonctions

premières des partis -, la situation est

incertaine, mais loin d’être déplorable.

Les cas d’effondrement partisan restent

exceptionnels et plusieurs options exis-

tent pour rester dans le club des gouver-

nants, en fonction de la concurrence

adverse et du mode de scrutin. Les deux

scénarios-type sont, d’une part, celui

d’une quête d’alliances à tout prix avec

les partis « du centre » contre les partis

oppositionnels de droite ou de gauche, la

loyauté envers l’intégration européenne

se révélant un critère essentiel de « res-

pectabilité » ; d’autre part, celui d’une

bipolarisation entre un bloc de centre-

droit et un bloc de centre-gauche, aux-

quels devraient se subordonner les

formations les plus petites, en espérant

qu’aucun outsider ne devienne assez fort

pour briser ce duopole, ni que le bloc

9. Pierre Martin, « Le déclin des partis de gouvernement en Europe », Commentaire, n° 143, 2013, pp. 542-554.10. David Bailey, Jean-Michel De Waele, Fabien Escalona, Mathieu Vieira (dir.), European Social Democracy During the

Global Economic Crisis, Manchester University Press, 2014.

Les éventuels partenaires de droite disponibles pour

la social-démocratie l’enfermentdans la défense d’un statu quoqui participe de l’insatisfaction

croissante de l’électorat à l’égard du club des partis

de gouvernement.

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Fabien Escalona - Les alternatives de gauche à la social-démocratie

de gauche ne soit structurellement mino-

ritaire.

Au final, les alternatives nouvelles et ra-

dicales à la gauche de la social-démocra-

tie participent de la déstructuration lente

et progressive des systèmes partisans,

en Europe. Leur essor exprime la dégra-

dation de la composante démocratique

de nos régimes représentatifs. Face ce

contexte différent de celui de l’essor du

communisme ou de l’écologie politique,

la social-démocratie n’est plus le même

acteur, non plus. Sa trajectoire l’a amenée

d’une position de « contre-mouvement »

à la société marchande à une position

d’insider du club des partis de gouver -

nement. Elle en tire des ressources

déclinantes, mais encore appréciables

vis-à-vis de ses concurrents. Mais, elle y

joue aussi un rôle de plus en plus difficile

et ingrat, au regard de sa mission histo-

rique envers la primauté du politique

sur les forces du marché11.

11. Sheri Berman, The Primacy of Politics: Social Democracy and the Making of Europe's Twentieth Century, CambridgeUniversity Press, 2006.

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la revue socialiste 60le dossier

La Revue socialiste : Paul Magnette,quelle analyse faites-vous de la situationactuelle du socialisme européen ? Le titrede votre dernier livre, La gauche nemeurt jamais, suggère que la « crise » estconsubstantielle à l’histoire de la social-démocratie et invite néanmoins à un cer-tain optimisme. A l’intérieur de cettegrille de lecture, estimez-vous que les mo-ments politiques difficiles que nous vi-vons, depuis les années 2008-2010, sontplus dangereux que les crises passées ?

Paul Magnette : Vous avez raison de rap-

peler l’importance des crises pour la so-

cial-démocratie. Les partis socialistes

sont toujours à l’avant-plan, en Europe,

parce que, non seulement ils ont survécu

à l’histoire de leurs divisions, mais aussi

parce qu’ils ont souvent apporté des ré-

ponses politiques à la succession de

crises économiques et sociales que le ca-

pitalisme moderne a engendrées. Parmi

ces réponses, j’en rappellerai deux. La

première est l’importation du keynésia-

nisme dans la pratique gouvernemen-

tale et l’institutionnalisation, à l’échelle

nationale, de la concertation sociale,

ainsi que de formes d’assurance mutua-

liste expérimentées par le milieu ouvrier.

Cette véritable révolution a permis d’évi-

ter qu’au lendemain de 1945, les Etats

d’Europe occidentale ne retombent dans

le marasme économique de l’entre-deux-

guerres et ne succombent aux tentations

totalitaires. La seconde est la réconcilia-

tion, dans les années qui ont suivi l’explo-

sion revendicative de 1968, de la gauche

traditionnelle, dont le programme ten-

dait à devenir matérialiste et ouvriériste,

avec les aspirations à l’épanouissement

personnel.

Pour revenir à l’histoire récente, la crise

que nous vivons, depuis 2008, remonte à

la constitution d’une hégémonie idéolo-

gique néolibérale, à la fin des années

l’avenir du socialisme européenQuestions à Paul Magnette

Paul Magnette Ministre-Président de la Wallonie (PS), Bourgmestre de Charleroi et auteur de La gauche ne meurt jamais, Luc Pire éditions, 2015.

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1970, c’est-à-dire au lendemain des chocs

pétroliers et de la dérégulation du système

de Bretton Woods. Cette crise n’est d’ail-

leurs pas spécifique à la social-démocra-

tie, mais concerne l’ensemble des forces

progressistes : depuis la démocratie-chré-

tienne, jusqu’à la gauche radicale. Depuis

cette époque, les gauches oscillent entre

des vociférations anticapitalistes et une

reddition face au néolibéralisme. Malgré

le formidable travail programmatique

mené par le PSE, depuis 2008, les partis de

gauche européens n’apparaissent pas

porteurs d’une réponse à la crise du capi-

talisme financier qui a débuté en 2008.

L. R. S. : Jusqu’aux années 1970, la so-cial-démocratie avait une doctrine écono-mique, largement façonnée par lekeynésianisme et des formes de cultureplaniste. Depuis, le pragmatisme domineet les différenciations avec le libéralismese sont atténuées largement. Quelles sontles possibilités d’établir une nouvelle syn-thèse économique et sociale propre ?P. M. : Tout d’abord, entre 1945 et les an-

nées 1970, ce qui caractérisait la social-

démocratie, ce n’était pas seulement une

doctrine économique, mais d’avoir large-

ment contribué à la diffusion de celle-ci.

Le « compromis social-démocrate », c’est

un consensus forgé par la gauche…

et auquel adhère la droite. On tend à

oublier, aujourd’hui, ce que cela signifie :

des forces politiques qui, avant 1945, ne

sourcillaient pas devant la coexistence de

très grandes richesses et de la plus

grande misère ont accepté, pendant une

trentaine d’années, de financer généreu-

sement la santé publique, l’assurance-

chômage et un régime légal de pensions.

Aujourd’hui, la social-démocratie n’a pas

fondamentalement besoin d’une révi-

sion de sa doctrine politique. La domina-

tion du capitalisme financier et les

ravages du « libéralisme » ont rendu une

actualité à ses objectifs historiques qui

tendent à assurer une protection sociale

universelle et l’émancipation collective

des individus. Je note au passage que la

nouvelle gauche radicale ne défend rien

d’autre. Au plan économique, une nou-

100

Paul Magnette - Questions sur l’avenir du socialisme européen

Aujourd’hui, la social-démocratie n’a pas

fondamentalement besoin d’une révision de sa doctrine

politique. La domination du capitalisme financier

et les ravages du « libéralisme »ont rendu une actualité

à ses objectifs historiques.

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la revue socialiste 60le dossier

velle génération de prix Nobel a ramené le

modèle keynésien au cœur du débat inter-

national. En fait, depuis 2008, les condi-

tions objectives de la résurrection d’un «

compromis social-démocrate » sont réu-

nies, mais elles ne se traduisent pas en

termes électoraux. Je ne partage toutefois

pas le pessimisme sociétal d’un Raffaele

Simone. D’abord, parce que les résultats

électoraux nationaux, depuis 2008, ne peu-

vent être résumés à la faiblesse de la so-

cial-démocratie. Ils révèlent également

l’expression d’un vote protestataire qui

remet en cause l’hégémonie du néolibéra-

lisme. Ensuite, parce que je suis convaincu

que les partis sociaux-démocrates natio-

naux ont une part de responsabilité impor-

tante dans leurs propres échecs. Alors que

les messages populistes sont audibles,

l’expression de la social-démocratie est

brouillée. Il est urgent que nous nous bat-

tions partout en Europe sur la base d’un

programme commun qui rappelle nos

fondamentaux et doit tenir en dix points.

Et ces points essentiels, ces revendications

fondamentales, nous devons les mainte-

nir, les marteler jusqu’à la victoire. En fait,

les textes doctrinaux existent : ils ont été

adoptés lors de nos congrès européens,

mais ils ne sont pas ou peu utilisés dans

les campagnes nationales.

L. R. S. : Les difficultés du socialisme eu-ropéen sont-elles liées à celles de l’Unioneuropéenne ? Peut-on penser que leur sortest commun ? Face à la crise grecque et àses conséquences comment, aujourd’hui,penser une relance de la construction eu-ropéenne et en quels termes ? P. M. : Les difficultés du keynésianisme

national étaient liées à la mondialisation.

La relance de la construction européenne

a constitué une réponse à celles-ci. En

fait, l’initiative de François Mitterrand et

Helmut Kohl, pilotée et développée par

Jacques Delors, a constitué l’embryon

d’une modernisation du compromis

social-démocrate. Dans les années 1980,

nous assistons à une éphémère recon-

duction de l’alliance des socialistes, de la

démocratie chrétienne et des libéraux,

pour protéger un modèle social, à partir

d’une stratégie de relance économique.

Aujourd’hui, en revanche, ce sont les

conservateurs et les néo-libéraux qui do-

En fait, l’initiative de FrançoisMitterrand et Helmut Kohl,

pilotée et développée parJacques Delors, a constitué

l’embryon d’une modernisationdu compromis social-démocrate.

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Paul Magnette - Questions sur l’avenir du socialisme européen

minent l’agenda européen et sa logique de

pure austérité. L’Union européenne n’est

pas l’ennemie de la gauche, mais un es-

pace politique à construire et à conquérir,

au même titre que les niveaux de pouvoir

nationaux ou régionaux. Par contre, dans

la phase actuelle, nous sommes clairement

désavantagés par un processus décision-

nel, au sein duquel le Conseil européen do-

mine. Le « six-pack » européen, comme le

dernier mémorandum accepté par le gou-

vernement grec, sont les produits d’une lo-

gique intergouvernementale qui signifie,

dans un contexte où la gauche est très fai-

ble, au sein du concert européen, la préva-

lence des intérêts nationaux, à court terme,

et des thèses pro-austérité sur une perspec-

tive communautaire globale et solidaire.

Ceci étant, la domination d’une logique in-

tergouvernementale n’est pas une fatalité,

et elle peut être renversée. Nous avons,

pour ce faire, besoin de partis européens

forts, de mener des actions syndicales, à

l’échelle du continent, et d’arrêter de présen-

ter aux électeurs les enjeux de leur vie quo-

tidienne en des termes exclusivement

locaux, régionaux ou nationaux.

L. R. S. : Les difficultés sont économiqueset sociales, mais également culturelles.Les partis socialistes ont du mal à tenir

les équilibres entre les aspirations indivi-dualistes et les nécessités du collectif. Lesréalités de sociétés multiculturelles, avecle phénomène grandissant des migra-tions, heurtent particulièrement l’électo-rat populaire traditionnel et expliquent,pour beaucoup, la force des mouvementspopulistes. Comment apprécier l’ampleurde ce défi culturel et quelles peuvent êtreles réponses à y apporter ?P. M. : Je pense qu’il est inutile de conti-

nuer à opposer l’individualisme et l’orga-

nisation de la collectivité. Les ressources

politiques que l’individualisme et l’hédo-

nisme offrent à nos sociétés sont une

chance pour la gauche. Tout d’abord, l’in-

dividualisme est irréductible au néolibé-

ralisme : c’est, fondamentalement, une

expression de la volonté d’émancipation

de la personne, à l’égard de toute forme

d’autoritarisme. Sur ce point, j’apprécie

beaucoup l’invitation d’Edgard Morin à

partager ce qu’il appelle un « socialisme

Il est inutile de continuer àopposer l’individualisme et

l’organisation de la collectivité.Les ressources politiques que

l’individualisme et l’hédonismeoffrent à nos sociétés sont une

chance pour la gauche.

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la revue socialiste 60le dossier

libertaire », c’est-à-dire un point de vue sur

le monde alimenté par la pensée liber-

taire, l’utopie communiste, la préoccupa-

tion écologiste… et, bien entendu, le

socialisme. Une forme de nouvelle syn-

thèse jaurésienne, en quelque sorte.

Quant à l’hédonisme, il faut le distinguer

du consumérisme. C’est une démarche

qui consiste à trouver, dans le plaisir et la

société des autres, le sens de la vie. « Nous

ne sommes pas des ascètes, nous vou-

lons la vie large » disait Jaurès. Il avait rai-

son. Je pense aussi que, dans le contexte

du début d’un XXIe siècle, également mar-

qué par la résurgence des fondamenta-

lismes, l’hédonisme est l’antidote de la

tentation de la violence. L’immigration,

enfin, est une chance extraordinaire pour

la gauche et un rendez-vous qui ne peut

pas être manqué. La social-démocratie

doit fonder son approche sur deux réali-

tés. La première est que les migrations

font partie de l’histoire de l’humanité :

elles ne s’arrêtent jamais et rien ne les ar-

rête. La seconde est qu’un défi pour la dé-

mocratie européenne étant effectivement

d’intégrer les migrants, c’est la social-dé-

mocratie qui est le parti le mieux équipé

pour cela. Elle l’a prouvé en réussissant

l’intégration du prolétariat dans les sys-

tèmes politiques et sociaux nationaux, et

les outils à employer correspondent à ses

revendications identitaires : le suffrage

universel, l’école publique, l’accès au loge-

ment, le droit à l’emploi et le Welfare State.

L. R. S. : Il est communément dit qu’il y aune crise des « grands récits », qui avaientstructuré les grandes confrontations idéo-logiques du XXe siècle. Cela ne veut pasdire qu’ils ne sont pas remplacés : les reli-gions peuvent jouer ce rôle ou des formesde nationalisme. En tout cas, la social-dé-mocratie paraît en être privée, défendantdes solutions d’équilibre. Le socialismeeuropéen peut-il encore offrir une visiond’avenir ? Et, comment la définir ? P. M. : Les Anglo-saxons disposent de l’ex-

pression de « narrative » pour définir ce

dont les partis politiques ont besoin pour

exprimer leur projet et leur spécificité. J’y

ai fait allusion en évoquant les dix points

que la social-démocratie doit marteler

pour être entendue : un statut de travail

unique pour reconstruire l’unité de la

« classe laborieuse », une meilleure

répartition du travail et du temps dispo-

nible, une refonte complète de la fiscalité

dans l’optique d’une globalisation des re-

venus, la constitution d’un socle social

européen … Ces points forment la quin-

tessence des combats de la social-démo-

Page 106: la revue socialiste · 2016. 1. 20. · la revue socialiste 60 édito Alain Bergounioux Directeur de La Revue socialiste. L’ensemble des données qui expliquent cette situation

cratie, depuis sa fondation : ils ont acquis

une dimension européenne. Mon point

de vue ne signifie pas que la social-démo-

cratie ne doit pas évoluer, mais les adap-

tations concernent ses méthodes, pas ses

principes fondamentaux. Nous devons,

notamment, nous pencher sérieusement

sur les formes de la mobilisation et de la

délibération démocratique, dans une

société à la fois plus individualiste et

« connectée ». Ces points que j’incite à

mettre en avant ne constituent pas un

« grand récit ». Je crois que dans un

contexte d’horizontalisation des savoirs,

le temps des grands récits est révolu. Qui

a encore besoin d’un catéchisme, quand

l’internet offre un accès gratuit à Wikipé-

dia ou aux cours en ligne des meilleures

universités mondiales ? Cela ne signifie

pas, pour autant, que nous vivions une

fin de l’histoire et le triomphe d’une ges-

tion pragmatique du bonheur collectif :

le monde n’est pas encore apaisé et il

change à vue d’œil.

104

Paul Magnette - Questions sur l’avenir du socialisme européen

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la revue socialiste 60le dossier

La Revue socialiste : Quelles analysesfaites-vous de la situation actuelle du so-cialisme européen ? La « crise » est,certes, consubstantielle à l’histoire de lasocial-démocratie qui est une force poli-tique d’adaptation. Mais, celle que nousconnaissons, depuis les années 2008-2010, est-elle plus grave que les crisespassées ? Quels sont ses caractères ?

Gérard Grunberg : Il s’agit d’une crise par-

ticulièrement grave. La social-démocratie

(SD) a su s’adapter à la crise de l’utopie

socialiste et marxiste, en devenant une

force de gouvernement et en contri-

buant, au premier rang, au développe-

ment des Etats providence et en

conservant, du coup, son électorat popu-

laire. Elle a su s’adapter, à partir des an-

nées 70, à la nouvelle donne sociale, en

attirant à elle les nouvelles classes

moyennes sur la ligne de l’individua-

lisme et du libéralisme culturel, alors que

l’Etat providence rentrait en crise. La SD a

donc su s’adapter aux changements du

XXe siècle, abandonnant, pour une large

part, le caractère utopique à l’origine de la

pensée socialiste. En revanche, elle sem-

ble incapable se s’adapter aux profondes

mutations qui affectent, au XXIe siècle,

les sociétés occidentales et, plus large-

ment, le monde lui-même. Elle ne sem-

ble pas avoir la capacité de demeurer

une force politique centrale, dans cette

nouvelle période.

Deux raisons principales expliquent cette

situation de la SD. La première est que le

clivage gauche/droite qui a structuré

nombre de systèmes politiques euro-

péens depuis la guerre, et où, peu à peu,

la SD est devenue un pilier principal, en

occupant l’essentiel de l’espace politique

de la gauche, est aujourd’hui dangereu-

sement concurrencé par le clivage souve-

rainistes/européistes qui est orthogonal

l’avenir du socialisme européenQuestions à Gérard Grunberg

Gérard Grunberg Centre d’études européennes de Sciences Po, animateur du site Telos.

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au clivage gauche/droite. Or, ce nouveau

clivage affaiblit considérablement la SD,

aux deux niveaux, sociologique et idéo-

logique. Sociologiquement, les classes

populaires, aujourd’hui, sont largement

attirées par le discours souverainiste,

xénophobe et autoritaire/sécuritaire. La

SD n’est plus le principal représentant

politique de ces classes qu’elles a cessé

d’encadrer. Idéologiquement, le clivage

salariés/patrons, auquel renvoyait le cli-

vage gauche/droite, s’est affaibli pour

deux raisons. Du côté de l’offre politique,

la SD, dans la nouvelle donne mondiale

et la crise relative de l’économie euro-

péenne, est tentée de rechercher un par-

tenariat avec les chefs d’entreprise, plutôt

que de les considérer comme des adver-

saires. Du côté de la demande, les classes

populaires perçoivent davantage, au-

jourd’hui, l’antagonisme social principal

comme celui qui oppose les « Français

de souche » aux immigrés ou aux Fran-

çais d’origine immigrée, plutôt que les

ouvriers aux patrons.

La seconde raison est la perte d’autono-

mie de l’Etat-Nation dans son environne-

ment européen et mondial et la

diminution de ses moyens financiers

propres. Or, la SD n’a pu devenir une

grande force de gouvernement qu’en éta-

blissant un compromis politique entre la

logique de l’économie de marché et la

puissance de l’Etat redistributeur et pro-

tecteur. La crise ouverte, en 2007, a réduit

considérablement les moyens de la

redistribution étatique, tandis que l’évo-

lution de la mondialisation et de la

construction européenne a profondé-

ment affecté le système sur lequel repo-

sait toute l’économie du compromis

social national. La crise grave du syndi-

calisme en est la traduction la plus évi-

dente. L’apport propre de la SD et le rôle

politique et social qu’elle jouait au niveau

national, s’en sont trouvés fortement

affaiblis. C’est alors le rôle de la SD, lui-

même dans nos sociétés, qui est remis

106

Gérard Grunberg - Questions sur l’avenir du socialisme européen

Le clivage gauche/droite qui a structuré nombre de systèmespolitiques européens depuis la guerre, et où, peu à peu, lasocial-démocratie est devenue un pilier principal, en occupantl’essentiel de l’espace politiquede la gauche, est aujourd’huidangereusement concurrencépar le clivage souverainistes/européistes qui est orthogonal au clivage gauche/droite.

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la revue socialiste 60le dossier

en question, désormais. A quoi sert en-

core la SD ? A cette question redoutable,

celle-ci n’a pas encore donné de réponse.

Cette situation se traduit politiquement

de deux manières, électoralement et stra-

tégiquement. Electoralement, la SD se

trouve de plus en plus minoritaire dans

une Europe où dominent les partis de

droite et les partis radicaux, et sa voca-

tion gouvernementale est, elle-même,

remise en question. Stratégiquement, elle

oscille entre un rapprochement avec les

gauches radicales opposées à l’évolution

actuelle de la construction européenne et

la participation à des alliances gouverne-

mentales avec les forces de la droite mo-

dérée et du centre. Or, les bases politiques

de ces deux types d’alliances sont en

totale opposition. Dans le premier cas,

il s’agit de renouer avec une critique de

l’économie de marché et de la construc-

tion européenne et, en réalité, de renon-

cer à l’exercice du pouvoir ; dans le

second, il s’agit de relancer la construc-

tion européenne, à partir d’une négocia-

tion avec les formations de droite et du

centre pro-européennes et de donner la

priorité à l’exercice du pouvoir. L’incapa-

cité de la SD à faire un choix clair, à

formuler un projet européen précis, à cla-

rifier ses relations avec la gauche radi-

cale, et donc à donner sa propre vision

de ce qu’est la gauche la placent dans

un entre-deux mortifère. Qui peut au-

jourd’hui définir l’identité et le projet

de la SD ?

Enfin, c’est la forme-parti elle-même,

comme acteur politique, dans le monde

d’aujourd’hui, marqué par l’individuali-

sation et l’extraordinaire révolution des

moyens de communication, qui semble

périmée. Le Parti socialiste du XXe siècle

n’est plus adapté au XXIe siècle. S’il n’est

plus un parti de gouvernement, le risque

est qu’il devienne une organisation sclé-

rosée, impuissante et sans grande in-

fluence, se référant sans cesse à l’âge d’or

révolu du parti de militants pour éviter de

penser un avenir difficile à prévoir et à

maîtriser. Il n’existe toujours pas de véri-

Stratégiquement, la social-démocratie oscille entre un

rapprochement avec les gauchesradicales opposées à l’évolution

actuelle de la constructioneuropéenne et la participation àdes alliances gouvernementales

avec les forces de la droitemodérée et du centre.

Page 110: la revue socialiste · 2016. 1. 20. · la revue socialiste 60 édito Alain Bergounioux Directeur de La Revue socialiste. L’ensemble des données qui expliquent cette situation

table Parti socialiste européen, ni de

véritables leaders socialistes européens.

Ce qui, finalement, menace le plus grave-

ment les partis nationaux, c’est le conser-

vatisme.

L. R. S. : Jusqu’aux années 1970, la social-démocratie avait une doctrine éco -nomique, largement façonnée par lekeynésianisme et des formes de cultureplaniste. Depuis, le pragmatisme domineet les différenciations avec le libéralismese sont atténuées largement. Quelles sontles possibilités d’établir une nouvelle syn-thèse économique et sociale propre ?

G. G. : Etablir une nouvelle synthèse so-

ciale-démocrate implique d’abord de dé-

finir ses objectifs stratégiques. Encore

une fois, il faut d’abord que la SD décide

de sa vocation gouvernementale. On per-

çoit, aujourd’hui, dans plusieurs partis

socialistes européens, confrontés à la

durée de la crise économique et à la

monté des radicalismes de droite et de

gauche, une certaine fatigue du pouvoir.

Selon qu’elle cèdera ou non à la tentation

du long repli dans l’opposition, la ma-

nière de concevoir l’adoption d’une nou-

velle synthèse change du tout au tout,

quant à son contenu. L’avantage du repli

est qu’il peut paraître la dispenser du dur

labeur que représente l’élaboration d’une

telle synthèse. Il suffit de revenir aux fon-

damentaux originels : anticapitalisme,

critique de l’économie libérale, critique de

« l’Europe allemande » et rejet des « poli-

tiques d’austérité ». Si la SD décide, au

contraire, de demeurer une force de gou-

vernement, alors cette synthèse nouvelle

est absolument nécessaire. Elle passe,

d’abord, par l’acceptation réelle, avec ses

conséquences en matière d’exercice des

responsabilités gouvernementales, de

l’économie de marché, de la défense et

du développement de la construction eu-

ropéenne, du compromis avec les droites

pro-européennes et de la critique des

radicalismes. Elle passe du coup par

108

Gérard Grunberg - Questions sur l’avenir du socialisme européen

On perçoit, aujourd’hui, dans plusieurs partis socialisteseuropéens, confrontés à la durée de la crise économique et à la monté des radicalismes dedroite et de gauche, une certainefatigue du pouvoir. Selon qu’ellecèdera ou non à la tentation du long repli dans l’opposition,la manière de concevoirl’adoption d’une nouvellesynthèse change du tout au tout,quant à son contenu.

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la revue socialiste 60le dossier

l’établissement d’un partenariat avec le

monde de l’entreprise et l’adaptation de

l’enseignement et de la formation aux

activités et métiers du monde de demain.

Elle implique de redéfinir le rôle et les

moyens de l’Etat-Nation et de l’identité

nationale. Elle oblige à définir l’identité

européenne. Elle implique de se plier aux

résolutions adoptées collectivement par

les pays de l’Union européenne. Elle

conduit à reconnaître les limites du key-

nésianisme national et à en tirer les

conséquences. Elle doit être capable de

convaincre les citoyens que leur avenir

est dans une Europe forte et solidaire,

ouverte sur le monde. Elle doit réfléchir à

ce que devient le travail, ses nouvelles

formes et son organisation, dans le

monde d’aujourd’hui. Elle doit, enfin,

admettre qu’une augmentation exces-

sive des dettes et des dépenses publiques

nationales conduira les Etats au désastre.

Elle doit donc défendre courageusement

nos Etats-providences, en acceptant de

les réformer et de les redimensionner.

Elle doit être conquérante et sans com-

plexe, car son identité fondamentale, en

termes de valeurs et d’objectifs, demeure

juste et mérite que l’on se batte pour elle

: la paix, mais garantie aussi par de réelle

capacités de défense ; l’humanisme, mais

sans naïveté ni irresponsabilité ; la soli-

darité, mais avec une exigence de res-

ponsabilité chez ceux qui en sont les

bénéficiaires ; la redistribution, mais en

la fondant sur l’exigence de croissance

qui, seule, peut résoudre la question de

l’emploi, exigence qui implique des com-

promis entre les différentes forces pro-

ductives. Telle qu’est aujourd’hui la SD,

une telle synthèse n’est probablement

pas majoritaire dans ses rangs. Dès lors,

le choix crucial et extrêmement difficile à

faire pour les leaders de cette famille po-

litique consiste à peser les risques de son

éclatement si elle était adoptée et, par-

tant, de savoir si ce risque vaut d’être

couru. Dilemme suprême, dans la me-

sure où il implique une véritable muta-

tion du modèle génétique originel. Mais,

renoncer présente un autre risque, celui

d’un lent et irréversible déclin. La parole

est aux leaders socialistes européens.

L. R. S. : Les difficultés sont économiqueset sociales, mais elles sont également cul-turelles. Les partis socialistes ont du malà tenir les équilibres entre les aspirationsindividualistes et les nécessités du collec-tif, cela reflète les tensions qui existententre les différentes parts de son électorat.Les réalités de sociétés multiculturelles -

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avec le phénomène grandissant des mi-grations - heurtent particulièrement,l’électorat populaire traditionnel, et expli-quent, pour beaucoup, la force des mou-vements populistes. Comment apprécierl’ampleur de ce défi culturel et quellespeuvent être les réponses à y apporter ?

G. G. : Incontestablement, il se produit un

heurt, aujourd’hui, entre les valeurs indi-

vidualistes portées dans la SD par les

classes moyennes, particulièrement atta-

chées au libéralisme culturel, valeurs qui

sont devenues dominantes dans cette fa-

mille politique, et les valeurs collectives

originelles qui ont été à l’origine du déve-

loppement de l’Etat protecteur et qui sont

souvent liées à une demande d’ordre et

d’autorité. La SD a pu longtemps marier

ces différentes demandes par un accord

d’ensemble des différents groupes so-

ciaux concernés par le développement

de l’Etat providence, un chômage relati-

vement bas, accord rendu possible par la

forte influence d’une idéologie issue du

marxisme, qui faisait de l’ennemi de

classe la cible commune à ces différents

groupes. L’irruption, au niveau politique,

de la question de l’immigration, de l’inté-

gration et du renouveau de l’islam, no-

tamment sous sa forme radicale, a

rompu, pour une large part, l’accord

entre ces groupes. Les classes moyennes

et supérieures, surtout celles ayant un

haut niveau d’études, sont demeurées

très attachées aux valeurs universalistes

et humanistes, faisant preuve d’un esprit

d’ouverture, tandis qu’une large part des

classes populaires, qui se sentent mena-

cées culturellement et économiquement,

partagent davantage les attitudes xéno-

phobes et se montrent plus générale-

ment hostiles aux bouleversements qui

affectent nos sociétés. La SD subit, de

plein fouet, ces évolutions et voit s’appro-

fondir le fossé entre ces différents

groupes, sans savoir comment réagir ef-

ficacement. Ce clivage des valeurs est cer-

tainement l’un des plus graves périls qui

menacent la SD. La réponse est, de toute

manière, extrêmement difficile à penser

et à donner. Si elle ne peut passer par un

110

Gérard Grunberg - Questions sur l’avenir du socialisme européen

La question des migrants et desréfugiés, qui constitue l’un de

nos plus grands défis actuels, doitêtre examinée, avec un soin

particulier. Les réponses que luidonnera la social-démocratie

auront nécessairement des conséquences décisives

sur son avenir.

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la revue socialiste 60le dossier

compromis avec les valeurs humanistes

de la SD, elle peut, en revanche, prendre

en compte la demande d’autorité et de

leadership qui est indéniablement crois-

sante dans nos pays. Il serait irresponsa-

ble de ne pas prendre au sérieux la

demande de protection qui monte d’une

grande partie de nos populations. De ce

point de vue, la question des migrants et

des réfugiés, qui constitue l’un de nos

plus grands défis actuels, doit être exami-

née, avec un soin particulier. Les ré-

ponses que lui donnera la SD auront

nécessairement des conséquences déci-

sives sur son avenir.

L. R. S. : Les difficultés du socialisme euro-péen sont-elles liées à celles de l’Union européenne ? Peut-on penser que leur sortest commun ? Face à la crise grecque et àses conséquences, comment, aujourd’hui,penser une relance de la construction européenne et en quels termes ?

G. G. : Je dirais qu’il s’agit d’une causalité

circulaire. L’Union européenne crée d’au-

tant plus de difficultés au socialisme eu-

ropéen que celui-ci en cause à l’Union

européenne. La crise grecque a montré

l’inanité des propositions des gauches et

droites radicales, au moins pour les pays

de la zone euro. La seule solution est

d’aller plus vite dans le développement et

les changements de la construction

européenne. Certes, nous l’avons vu, la

crise de l’Etat social et du keynésianisme,

au niveau national, l’imposition, au ni-

veau européen, des règles et contraintes

de l’économie libérale, la perte d’autono-

mie relative des Etats et la crise des

identités nationales qu’elle contribue à

provoquer, posent, à l’évidence, des pro-

blèmes très difficiles à la SD. Mais, inver-

sement, le blocage politique de l’Union

européenne est aussi le produit de l’inca-

pacité de la SD européenne à définir un

véritable projet européen, incapacité qui

n’est d’ailleurs pas son apanage exclusif.

Comme les autres familles politiques

européennes, la SD demeure une confé-

dération lâche de partis nationaux, dont

l’essentiel de l’activité politique est émi-

nemment nationale et qui ont fait le

choix de ne pas mener une véritable

action politique commune, au niveau

européen. Ce qui les amène souvent à ac-

cuser l’Union européenne de maux qui,

en réalité, soit résultent des dysfonction-

nements des Etats-Nations eux-mêmes,

soit sont le résultat de tendances mon-

diales auxquelles l’Europe est confrontée,

comme l’ensemble des pays qui la consti-

Page 114: la revue socialiste · 2016. 1. 20. · la revue socialiste 60 édito Alain Bergounioux Directeur de La Revue socialiste. L’ensemble des données qui expliquent cette situation

tuent. La SD, désormais fortement mino-

ritaire au sein de l’Union, se donne sou-

vent la facilité de condamner l’action

européenne, au motif qu’elle est inspirée

par la droite libérale, alors, qu’au niveau

européen, elle fait de larges compromis

avec celle-ci. Du coup, déchirée entre son

attachement à l’Europe et la peur de per-

dre son électorat populaire et de voir se

développer les gauches radicales, elle est

inerte, sans véritable projet, oscillant

entre des positions contradictoires. Qui

peut, aujourd’hui, définir ce qu’est le pro-

jet européen de la SD ? Je suis, cependant,

convaincu que l’avenir de la SD est étroi-

tement lié à celui de la construction eu-

ropéenne. Il n’y a plus de voie nationale

de la SD. Trop engagée dans ce processus

pour pouvoir en être le principal critique,

elle n’en récolte pas, pour autant, les bé-

néfices politiques, du fait de son incapa-

cité à s’en faire le champion.

L. R. S. : Il est communément dit qu’il y aune crise des « grands récits » qui avaientstructuré les grandes confrontations idéo-logiques du XXe siècle. Cela ne veut pasdire qu’ils ne sont pas remplacés - les reli-gions peuvent jouer ce rôle ou des formesde nationalisme ! En tout cas, la social-dé-mocratie paraît en être privée, défendantdes solutions d’équilibre. Le socialismeeuropéen peut-il encore offrir une visiond’avenir ? Et, comment la définir ?

G. G. : Les citoyens de l’Europe n’ont plus

besoin de grands récits auxquels, d’ail-

leurs, ils ne croient plus. Ils ont besoin de

trois choses : des gouvernements effi-

caces et responsables devant eux, des

perspectives d’avenir claires et de bons

leaders capables de leur montrer le che-

min, moralement et politiquement. Si la

SD ne peut répondre à ces trois besoins,

elle disparaîtra du paysage politique.

112

Gérard Grunberg - Questions sur l’avenir du socialisme européen

La social-démocratie, déchiréeentre son attachement àl’Europe et la peur de perdre son électorat populaire et de voir se développer les gauchesradicales, est inerte, sansvéritable projet, oscillant entredes positions contradictoires.

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la revue socialiste 60le dossier

La Revue socialiste : Quelles analysesfaites-vous de la situation actuelle du so-cialisme européen ? La « crise » est,certes, consubstantielle à l’histoire de lasocial-démocratie, qui est une force poli-tique d’adaptation. Mais, celle que nousconnaissons, depuis les années 2008-2010, est-elle plus grave que les crisespassées ? Quels sont ses caractères ?Ernst Hillebrand : La crise actuelle parait

plus grave que toutes celles qui l'ont pré-

cédée, car elle touche au cœur même de

la social-démocratie : l'« alliance de

classes » entre les milieux ouvriers et la

classe moyenne éclairée est en train de

se défaire. A l'intérieur du système poli-

tique et administratif, les sociaux-démo-

crates représentent de moins en moins

les milieux ouvriers et du bas de l'échelle

sociale. Ce constat vaut pour la dimen-

sion sociologique, comme pour la di-

mension idéologique. La proportion de

gens issus de milieux ouvriers dans les

organes et parmi les élus des partis so-

ciaux-démocrates a fortement diminué.

Les idées et les valeurs des dirigeants so-

ciaux-démocrates (élus, cadres des par-

tis) n'ont cessé de s'éloigner de celles des

couches populaires. Alors que les valeurs

et l'éthique des couches populaires sont

dominées par d'autres canons, à conno-

tation plus communautaire, les valeurs

des dirigeants sociaux-démocrates se

sont rapprochés de plus en plus de l'idéo-

logie libérale et cosmopolite de la classe

moyenne « académisée ». Les catégories

l’avenir du socialisme européenQuestions à Ernst Hillebrand

Ernst Hillebrand Politologue, directeur du département d'analyse politique internationale de la Fondation Friedrich-Ebert, à Berlin.

La crise actuelle parait plus grave que toutes celles qui l'ont précédée, car elle

touche au cœur mêmede la social-démocratie : l'« alliance de classes »

entre les milieux ouvriers et la classe moyenne éclairée est en train de se défaire.

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114

Ernst Hillebrand - Questions sur l’avenir du socialisme européen

du bas de l'échelle sociale sont donc pri-

vées de représentation idéologique, au-

tant que sociale.1

Mais, la crise concerne aussi les pro-

grammes et les idées politiques. Contraire-

ment aux crises précédentes, la social-

démocratie actuelle n'a pas de « plan B »,

rien qui puisse prendre le relais de sa pro-

grammatique actuelle. Dans les années

1950, la notion d'« Etat-providence », com-

binant une politique de redistribution avec

l'économie de marché, offrait un relais

crédible à l'étatisme prôné par le socia-

lisme d'avant-guerre. Dans les années

1970, l'épuisement du keynésianisme des

« trente glorieuses » avait pu être com-

pensé par la reprise de l’agenda libertaire

des soixante-huitards et des thèmes

du mouvement écologiste naissant. Au-

jourd'hui par contre, aucune « narrative

nouvelle » n'est en vue. Le rapprochement

opéré avec le (néo)libéralisme sous la ban-

nière de la « troisième voie » après la chute

du Mur est, à bien des égards, à l'origine

des difficultés actuelles.2 Il n'offre aucune

perspective de renouveau programma-

tique pour le présent. Les dogmes centraux

du social-libéralisme - européisme, cos-

mopolitisme et multiculturalisme - sont

considérés par une part croissante de

l'électorat traditionnel comme des pro-

blèmes, et non des solutions. Ils sont deve-

nus un facteur important de l'aliénation

entre les élites de la social-démocratie et sa

base électorale.

Dans le même temps, la politique a de

plus en plus de mal à résoudre les pro-

blèmes existants. Dans la plupart des

pays de l'Europe occidentale, les écono-

mies stagnent, le chômage reste élevé et

les « services publics » sont en net recul.

La fracture sociale s'élargit ; le monde des

défavorisés s'éloigne de plus en plus de

celui des classes moyennes et aisées. Le

système apparaît comme un « descen-

seur social » dans lequel les moins bien

lotis ont de plus en plus de mal à préser-

Le rapprochement opéré avec le (néo)libéralisme sous labannière de la « troisième voie »après la chute du Mur est, à bien des égards, à l'origine des difficultés actuelles.

1. Cf. à ce sujet : Jonathan Haidt, The Righteous Mind, New York 2012 ; Hanspeter Kriesi et. Al., « Globalization and the trans-formation of the national political space : Six European countries compared », in European Journal of Political Research,n° 6/2006, Peter Mair, Ruling the Void - The Hollowing of Western Democracy, Londres 2013.

2. Ernst Hillebrand, « L’incontournable réorientation de la gauche européenne », Le Débat, n° 151, Septembre-Octobre 2008.

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la revue socialiste 60le dossier

ver leur niveau de vie.3 Aucun mouve-

ment politique n'est épargné par les effets

négatifs de cette crise de résultat du sys-

tème politico-administratif, en Europe.

Mais, elle est plus problématique pour la

gauche, car sa « clientèle » a davantage

besoin des services publics et d'un État en

capacité d'agir que l’électorat des partis

conservateurs. Un Etat faible est un pro-

blème pour les classes moyennes, mais il

est un désastre pour les pauvres et les dé-

munis. Au total, la social-démocratie se

trouve aujourd'hui confrontée à une rup-

ture sociale et idéologique qui menace le

projet politique lui-même. Les partenaires

de l'alliance d'autrefois sont tous les deux

prêts à demander le divorce : l'élite du

centre gauche n'a plus que désintérêt et

mépris pour la vision du monde des

couches populaires, tandis que celles-ci

se détournent des classes moyennes

social-libérales et se cherchent d'autres

représentants dans le monde politique.

L. R. S. : Dans les années 1970, la social-démocratie avait une doctrine économiquelargement façonnée par le keynésianismeet des formes de culture planiste. Depuis,le pragmatisme domine et les différencia-

tions avec le libéralisme se sont atténuéeslargement. Quelles sont les possibilitésd’établir une nouvelle synthèse écono-mique et sociale propre ?E. H. : En théorie, les chances de voir opérer

cette « synthèse économique et sociale »

nouvelle ne sont pas mauvaises du tout.

L'éclatement de la bulle financière, après

2008, a ôté aux thèses néolibérales beau-

coup de leur force de conviction. L'ordre

économique dans lequel nous vivons

n'est plus en mesure d'assurer l'augmen-

tation du revenu du citoyen moyen, ni la

transformation du progrès technolo-

gique, en richesse et temps de loisir sup-

plémentaires : pour beaucoup de gens, le

système ne fonctionne plus. Il n'est même

plus capable de garantir durablement les

acquis de l’État social et de l’État provi-

dence d'antan, alors que les sociétés sont

globalement beaucoup plus riches et pro-

ductives qu'à l’époque. Les composantes

d'une « nouvelle synthèse » social-démo-

crate - qui ressemblerait beaucoup à celle

de l'économie sociale de marché clas-

sique - paraissent évidentes. Principal

ingrédient : la révision des quotas de

répartition entre revenu du travail et

revenu du capital, avec un retour à la pon-

3. Philippe Guibert/Alain Mergier, Le descenseur social. Enquête sur les milieux populaires, Paris, 2006.

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dération des années 1960 et 1970. Dans

toutes les économies développées, on

observe, ces dernières décennies, un net

recul de la part des salaires dans le re-

venu national, alors que celle du capital

augmente. L’évolution des salaires s‘est

déconnectée des gains de productivité,

qui ont été énormes dans les dernières

décennies. Un retour aux quotas de répar-

tition des « trente glorieuses » libérerait

un pouvoir d'achat considérable et dé-

clencherait un cercle vertueux consom-

mation/investissement. Vue la crise de

croissance actuelle, il y a urgence à mettre

en œuvre un tel modèle de croissance tiré

par les salaires et il est totalement incom-

préhensible que les partis de centre-

gauche ne le défendent pas bien plus

vigoureusement.4 Au lieu de cela, ils prô-

nent - surtout dans le contexte des discus-

sions actuelles relatives à une initiative

européenne de croissance - une sorte de

« keynésianisme light », dont l'efficacité et

les possibilités de financement paraissent

de plus en plus douteuses.

Le deuxième élément-clé d'une « nouvelle

synthèse » serait une réforme du finance-

ment de l’État. Ces dernières décennies, la

taxation des revenus du capital et des

bénéfices n'a cessé de baisser. Parallèle-

ment, la dette publique et la taxation de

la consommation et des revenus du tra-

vail ont augmenté. Ici, des corrections

majeures sont à opérer : une taxation plus

forte des revenus les plus élevés, des

bénéfices et des revenus de capitaux est

indispensable. Parallèlement, une poli-

tique de désendettement rigoureuse doit

être mise en œuvre. L’endettement pu-

blique implique, à long terme, une ques-

tion de justice sociale considérable, car le

service de la dette entraîne un transfert

continu de revenus des contribuables

vers les détenteurs de titres de créances :

institutions financières, banques, particu-

liers fortunés. Dans un pays à haut niveau

d‘endettement, les revenus provenant du

116

Ernst Hillebrand - Questions sur l’avenir du socialisme européen

Vue la crise de croissanceactuelle, il y a urgence à mettre en œuvre un modèle de croissance tiré par les salaires et il est totalementincompréhensible que les partisde centre-gauche ne le défendentpas bien plus vigoureusement.

4. Marc Lavoie, Engelbert Stockhammer (eds.), Wage-led Growth : An equitable strategy for economic recovery, Genève2014, et aussi, Marie-Paule Virard, Patrick Artus, Pourquoi il faut partager les revenus: Le seul antidote à l'appauvris-sement, Paris 2010.

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la revue socialiste 60le dossier

rendement des obligations pourraient

bien dépasser, aujourd'hui, les montants

redistribués par les systèmes fiscaux et

sociaux - mais avec l'effet inverse.

La troisième composante essentielle

d'un « nouveau » paradigme économique

social-démocrate doit être la garantie de

la qualification professionnelle. Dans le

contexte de la « quatrième révolution

industrielle », c'est plus important que ja-

mais. Dans les années à venir, la révolution

de l'intelligence artificielle déploiera tous

ses effets. La rapidité avec laquelle des

qualifications deviendront obsolètes et le

rythme d'adaptation imposé aux entre-

prises et aux salariés par les innovations

technologiques augmenteront encore net-

tement.5 L’État doit donc fournir un effort

considérable pour aider les personnes et

les entreprises à s'adapter et à se former.

L’importance accordée à l’« employabilité »

et la qualification professionnelle, tout

comme le soutien à l'effort individuel

prôné par la « troisième voie » n'étaient pas

en soi une erreur ; ils étaient juste trop uni-

latéraux. L'idée d'un État qui donne à cha-

cun les moyens de « faire » et de prendre

soin de soi même doit être au cœur de

toute future synthèse socio-économique

du camp social-démocrate.

Le problème de ces approches est qu'elles

sont difficiles à mettre en œuvre, dans un

contexte d'européanisation et d'affaiblis-

sement des frontières. La mondialisation,

l'intégration européenne et la dérégle-

mentation des marchés financiers ont

permis une grande mobilité du capital,

donnant aux entreprises de nombreuses

possibilités de délocalisations et d'optimi-

sation fiscale. Dans le même temps, la

mobilité des travailleurs, à l'intérieur

comme à l'extérieur de l'UE, fait peser une

pression supplémentaire sur les marchés

du travail d'Europe occidentale et septen-

trionale, qui pourrait largement expliquer

la stagnation des salaires au cours des dé-

cennies passées, marquées par un haut

niveau de chômage structurel. Le fait que

la gauche ait totalement ignoré l'impact

sur le marché du travail de la loi de l'offre

et de la demande est l'une des démarches

intellectuelles les plus paradoxales obser-

vées ces dernières décennies.

L. R. S. : Les difficultés sont économiqueset sociales, mais elles sont également cul-

5. Erik Brynjolfsson, Andrew McAffee, The Second Machine Age : Work, Progress and Prosperity in a Time of BrilliantTechnologies, New York, 2014.

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118

Ernst Hillebrand - Questions sur l’avenir du socialisme européen

turelles. Les partis socialistes ont du mal àtenir les équilibres entre les aspirations in-dividualistes et les nécessités du collectif -cela reflète les tensions qui existent entreles différentes parties de son électorat. Les réalités de sociétés multiculturelles -avec le phénomène grandissant des migra-tions - heurtent particulièrement l’électoratpopulaire traditionnel et expliquent, pourbeaucoup, la force des mouvements popu-listes. Comment apprécier l’ampleur de cedéfi culturel et quelles peuvent être les réponses à y apporter ?E. H. : A titre personnel, la question de la

contradiction entre aspirations individuelles

et nécessités collectives ne me semble pas

vraiment poser problème. Au contraire : l'in-

dividualisation croissante de la société peut

être le point de départ d'un projet social-dé-

mocrate actualisé, orienté sur l'émancipa-

tion de chacun, la maîtrise de ses choix de

vie, la liberté et l'autonomie de l'individu.6

Cette liberté individuelle nécessite des

arrangements collectifs, un environnement

« habilitant » que l’individu en tant que tel

ne peut créer seul.

Il me semble tout à fait possible de com-

muniquer cette relation dialectique entre

liberté individuelle et action collective.

Politiquement, le problème réside plutôt

dans le fait que le centre gauche actuel

met de moins en moins en avant l'objec-

tif d'émancipation individuelle et d'auto-

nomie des citoyens. Il en place d'autres,

supposés « plus importants », au centre

de son discours. Cela vaut pour le thème

de l'intégration européenne, qui va, hélas,

de pair avec un net recul de l’influence

politique des citoyens et du contrôle

démocratique de la vie politique.7 Cela

vaut également pour le discours sur les

réformes socio-économiques « incon-

tournables », qui réduit l’individu à son

« utilité » économique, dans le contexte

des économies globalisées. Enfin, cela

vaut aussi pour le multiculturalisme.

Face à l’islam, la gauche social-libérale ne

L'individualisation croissante de la société peut être le point de départ d'un projetsocial-démocrate actualisé,orienté sur l'émancipation de chacun, la maîtrise de ses choix de vie, la liberté et l'autonomie de l'individu.

6. Ernst Hillebrand, « Une société de citoyens autonomes - Esquisse d’un projet social-démocrate pour le XXIe siècle », Le Débat, n° 159, mars-avril 2010.

7. Voir Peter Mair, Ruling the Void, op.cit.

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la revue socialiste 60le dossier

défend plus le caractère séculier et laïc

des sociétés occidentales et les marges

de manœuvre qui en résultent, en termes

de liberté et de choix individuels. Elle

dénonce plutôt la critique et le scepti-

cisme, à l'égard d'une interprétation obs-

curantiste de la religion et une pratique

culturelle de l'islam souvent paternaliste,

hostile aux femmes et culturellement

et socialement autoritaire, comme « isla-

mophobie » inacceptable.8

Les tensions culturelles sont peut-être ac-

tuellement le principal facteur de rupture

de l'alliance de la social-démocratie avec

ses électeurs traditionnels.9 Le problème

dépasse largement le cadre de la question

du multiculturalisme. Il existe un fossé

croissant entre les élites de centre-gauche

et l’électorat social-démocrate de base,

en termes de « culture du quotidien ».

Ces deux milieux ont aujourd'hui des

valeurs très éloignées.10 Pour les « petites

gens », la préservation de ce qui est

acquis et familier est l'une des grandes

promesses de l'ordre démocratique :

« La promesse implicite des démocraties

modernes est que chaque citoyen tient

son destin en main jusqu'à un certain

point… Ce qui suppose notamment et

tout aussi implicitement un droit fonda-

mental à une certaine stabilité et conti-

nuité du monde dans lequel on vit et des

choix de vie propres et bien ressentis ».11

Face à cette aspiration à vivre dans un

contexte stable et familier, les élites de

centre-gauche ont toujours réagi avec un

discours dénigrant : le besoin de sécurité

socio-économique a été stigmatisé comme

refus d‘une modernisation nécessaire, l'at-

tachement à un ordre démocratique qui

bénéficie aussi aux « petites gens » dans

le cadre d’États-nations a été taxé d'« anti-

européanisme » et le désir de vivre dans

un contexte familier s'est vu associé à l'es-

8. Michael Walzer, « Islamism and the Left, Dissent », Winter 2015, https://www.dissentmagazine.org/article/islamism-and-the-left

9. Laurent Bouvet, L’insécurité culturelle, Paris 2015.10. Voir Jonathan Haidt, The Righteous Mind, op.cit.11. David Goodhart, « Eine postliberale Antwort auf den Populismus » (Une réponse post-libérale au populisme), in Ernst

Hillebrand (Ed.) Rechtspopulismus in Europa-Eine Gefahr für die Demokratie ? (Le populisme de droite en Europe-Un danger pour la démocratie ?), Bonn, 2015, p. 159-165, en l'occurence, p. 161.

Face à cette aspiration à vivredans un contexte stable et familier, les élites de

centre-gauche ont toujours réagiavec un discours dénigrant.

Page 122: la revue socialiste · 2016. 1. 20. · la revue socialiste 60 édito Alain Bergounioux Directeur de La Revue socialiste. L’ensemble des données qui expliquent cette situation

prit de clocher et à la xénophobie. Le sou-

tien politique va plutôt à l'affirmation des

besoins et de l'identité culturelle des mi-

norités que des majorités. Le populos

s'est insidieusement transformé dans la

vision du centre-gauche dominante en

plebs, dont les sentiments et les inquié-

tudes ne méritent ni qu'on les prenne au

sérieux ni qu'on leur cède.

L. R. S. : Les difficultés du socialisme eu-ropéen sont-elles liées à celles de l’Unioneuropéenne ? Peut-on penser que leur sortest commun ? Face à la crise grecque et àses conséquences, comment, aujourd’hui,penser une relance de la construction européenne et en quels termes ?E. H. : Les difficultés du socialisme euro-

péen sont évidemment liées au processus

d'intégration européen. Historiquement,

les États-nations démocratiques d'Europe

constituaient le seul cadre institutionnel

dans lequel le projet social-démocrate pou-

vait être organisé. Ce sont les États-nations

qui, par le biais du sentiment national, ont

donné naissance à la « communauté émo-

tionnelle » de citoyens - le « moi commun »,

en termes rousseauistes - qui a rendu pos-

sible une politique solidaire et redistribu-

tive. De même, ce n'est que dans le cadre

des États-nations modernes que cet équili-

bre des forces entre capital et travail qui a

marqué le XXe siècle a pu être organisé.

Seuls les systèmes démocratiques des

États-nations ont permis aux citoyens de

traduire les rapports de majorité sociale en

relations de force politiques.

Avec l'intégration européenne, les respon-

sables politiques sociaux-démocrates

n'ont cessé d'affaiblir le seul instrument

dont ils disposaient - l’État-nation - sans

avoir d'équivalent à leur disposition. La so-

cial-démocratie européenne ressemble à

un apprenti-sorcier qui a perdu le contrôle

de la créature qu'il a fait naître. La réalité de

l'intégration européenne suit une logique

néolibérale, dont l'idéologie est centrée sur

la volonté d'élimination de tous les obsta-

cles à la mobilité du capital, des biens et

de la main-d’œuvre. Les frontières en font

partie, tout comme les règles fixées par la

politique. Cette logique ne voit l'homme

que comme facteur de production (le plus

mobile possible), mais non en tant que

120

Ernst Hillebrand - Questions sur l’avenir du socialisme européen

Avec l'intégration européenne,les responsables politiquessociaux-démocrates n'ont cesséd'affaiblir le seul instrumentdont ils disposaient - l’État-nation - sans avoir d'équivalentà leur disposition.

Page 123: la revue socialiste · 2016. 1. 20. · la revue socialiste 60 édito Alain Bergounioux Directeur de La Revue socialiste. L’ensemble des données qui expliquent cette situation

la revue socialiste 60le dossier

citoyen et individu attaché à sa patrie et à

son identité. Le néolibéralisme est, au fond,

un projet d'abolition des frontières et des

limites politiques et juridiques.

Vue par le prisme des valeurs historiques

de la gauche, le bilan de l’européanisation

« réel » est peu alléchant. Le contrôle poli-

tique de l'économie et du capital a nette-

ment diminué.12 A l'échelon européen, il

n'existe, de fait, aucune possibilité de

contrôle démocratique du pouvoir, via les

urnes. En même temps, les scrutins natio-

naux sont dévalorisés politiquement ; ils

sont de moins en moins capables de fixer

un vrai cap pour la politique des pays -

comme on a pu le constater récemment

de manière impressionnante en Grèce.

La démocratie est remplacée, de plus

en plus, par une « technocratie » euro-

péenne, basée sur la coopération des

bureaucraties, le travail des lobbys et

des rituels de négociation inter-gouverne-

mentaux. Les partis politiques - et surtout

ceux de la gauche - sont les victimes

collatérales de ce processus, qu'ils ont lar-

gement co-organisé : puisqu‘ils sont de

moins en moins capables de remplir leur

fonction de caisse de résonance de l'inté-

rêt des citoyens, ceux-ci s'en détournent.13

La question de la réaction à ces évolu-

tions est une autre pomme de discorde

potentielle entre socio-démocrates. L'en-

gagement fort des responsables et cadres

en faveur d'un approfondissement de l’in-

tégration européenne est confronté à un

scepticisme croissant de leurs électeurs.

De nombreux européens ne compren-

nent pas pourquoi un instrument qui a

fait ses preuves - l’État-nation démocra-

tique - devrait disparaître, alors qu'il leur

a apporté un niveau sans précédent de

prospérité, de liberté, de justice sociale et

de qualité de vie. Tout cela ne veut pas

dire que l'intégration européenne n'est

pas un objectif noble, ni que le renforce-

ment de la coopération entre européens

n'est pas une réponse nécessaire à l'évo-

lution du monde. La question est bien

plus de savoir comment organiser cette

coopération renforcée. La question de sa-

voir qui seront à long terme les « bons »

et les « mauvais » européens n'est pas

encore tranchée. Ces derniers temps,

les signaux d'alerte se sont multipliés,

indiquant que le centralisme européen

conduit plutôt dans l'impasse. Au lieu de

12. Wolfgang Streeck, Gekaufte Zeit : Die vertagte Krise des demokratischen Kapitalismus (Le temps acheté : la crise retar-dée du capitalisme démocratique), Berlin, 2013.

13. Peter Mair, Ruling the Void, op.cit.

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122

Ernst Hillebrand - Questions sur l’avenir du socialisme européen

renforcer l'Europe, il l'affaiblit.14 Ces der-

nières années, le soutien de la population

à l’intégration européenne a diminué net-

tement, dans la plupart de pays. La zone

euro - après avoir été pendant deux

siècles la « locomotive » de l'économie

mondiale – enregistre, aujourd'hui, la

croissance économique la plus faible du

monde et démontre des niveaux d’endet-

tement publique et de chômage (surtout

juvénile) uniques parmi les pays avan-

cés. L’espace Schengen s’avère actuelle-

ment incapable d'assurer les fonctions

les plus essentielles de l’État, comme la

garantie de l’intégrité des frontières et la

contrôle de l‘immigration. Tout cela mine

massivement l'acceptation de l’intégra-

tion européenne, au moins dans sa

dynamique centralisatrice actuelle.

La social-démocratie doit s'efforcer de

concevoir l'intégration européenne, non

pas comme un projet idéologique, mais

comme un projet pragmatique. Comme

tout projet politique, c'est le moyen qui doit

permettre d'atteindre un objectif : offrir aux

citoyens européens une vie meilleure. La

vraie solution « pro-européenne » consiste,

au moins dans les circonstances actuelles,

à redonner davantage d’autonomie aux

États-nations, au sein de l’UE, qui reste, bien

évidemment, un cadre de coopération plus

indispensable que jamais. Davantage de

subsidiarité, et non de centralisme, voilà la

formule qui pourrait au bout du compte

correspondre le mieux à une conception de

l'intégration européenne « de gauche » -

une conception orientée à la fois vers le ren-

forcement du caractère démocratique de

l’exercice du pouvoir, en Europe, et vers la

stabilisation du soutien populaire au projet

de l’intégration européenne.

L. R. S. : Il est communément admis qu’ily a une crise des « grands récits », quiavaient structuré les grandes confronta-tions idéologiques du XXe siècle. Cela ne veut pas dire qu’ils ne sont pas rem-placés - les religions peuvent jouer ce rôle

La vraie solution « pro-européenne » consiste, au moins dans les circonstancesactuelles, à redonner davantaged’autonomie aux États-nations,au sein de l’UE, qui reste, bien évidemment, un cadre de coopération plusindispensable que jamais.

14. Fritz W. Scharpf, « Rettet Europa vor dem Euro! », Berliner Republik, n° 2/2012.

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la revue socialiste 60le dossier

ou des formes de nationalisme ! En toutcas, la social-démocratie paraît en êtreprivée, défendant des solutions d’équili-bre. Le socialisme européen peut-il encore offrir une vision d’avenir ? Et,comment la définir ?E. H. : Il est évidemment possible de

concevoir un nouveau « grand récit » de

la gauche. Ce récit devrait concilier des

éléments contradictoires : une individua-

lisation croissante, une grande hétérogé-

néité sociale et culturelle, et, en même

temps, un attachement émotionnel réel

des gens à leur milieu familial, social et

culturel ; une demande réelle de partici-

pation politique avec un sentiment gran-

dissant d'avoir perdu le contrôle et d'être

à la merci de forces politiques et écono-

miques anonymes et mondialisées. Les

inégalités se renforcent et la notion de

« solidarité » a perdu une partie de son

acceptation sociale ; mais, en même

temps, nos sociétés sont largement libé-

rées de la vraie misère matérielle.

Compte tenu de toutes ces contradic-

tions, un nouveau « grand récit » de la

gauche doit se concentrer sur l’individu

et son « empowerment » - ni en français,

ni en allemand, il n’existe de mot équiva-

lent à cette expression anglaise. La pro-

messe politique de la gauche doit être

l'émancipation et l’épanouissement indi-

viduel, et la possibilité, pour chacun, de

prendre en main son destin.15

Dans cette optique, le rapport au libéra-

lisme, qui a fortement influencé et enrichi

l'idéologie de la gauche, ces dernières dé-

cennies, devra être éclairci. Les sociétés

européennes sont profondément libé-

rales. Mais, des tensions très sensibles

existent entre le « libéralisme du quoti-

dien » des masses, axé sur le mode de vie

et l'espace privé, et le libéralisme idéolo-

gique des élites. David Goodhart propose,

de ce fait, une synthèse « post-libérale »

qui, tout en maintenant la vocation libé-

rale de nos sociétés, verrait la politique

accorder une place centrale aux besoins

réels de l'individu. « Les hommes sont en-

racinés dans leur communauté et leur fa-

mille, considèrent souvent le changement

comme une perte et ont une hiérarchie

d'obligations morales... Ces attaches ne

sont pas des obstacles à vaincre pour

parvenir à construire une bonne société ;

elles constituent au contraire ses fonde-

15. Ernst Hillebrand, « Une société de citoyens autonomes - Esquisse d’un projet social-démocrate pour le XXIe siècle »,Le Débat, n°. 159, mars-avril 2010.

Page 126: la revue socialiste · 2016. 1. 20. · la revue socialiste 60 édito Alain Bergounioux Directeur de La Revue socialiste. L’ensemble des données qui expliquent cette situation

ments ».16 En d'autres termes : un nouveau

grand récit de la gauche doit traiter de la

concrétisation du bonheur individuel et

du libre-arbitre laissé à chacun dans ses

choix de vie. Mais, le bonheur individuel,

ce sont aussi des sentiments d'identité

et d'appartenance à des communautés

d'émotion, de la famille à la nation. Il

consiste aussi dans des conditions de vie

dont on reste maître et un ordre politique

qui garantit liberté, prospérité et participa-

tion politique réelle. L'homme n'est pas un

électron libre, c'est un zoon politikon,

un être qui vit en communautés. Si elle

veut rétablir les liens brisés, la gauche doit

reprendre conscience de cette réalité émo-

tionnelle fondamentale et la placer au

centre de sa vision politique.

Le centre-gauche se trouve face à un

choix assez clair. L'option numéro un

serait de poursuivre dans la logique

des dernières décennies et de chercher à

remplacer l'alliance sociale-démocrate

historique par des nouvelles formes

d’alliances sociales (et culturelles). Cette

option a été formulée en France, avec

grande clarté, il y a quelques années par

« Terra Nova » et sa proposition de former

une nouvelle alliance politique entre

classes moyennes « éclairées » et cosmo-

polites et les nouveaux marginaux, c'est-

à-dire les immigrés et leurs descendants.

L'auteur est convaincu que cette stratégie

mène dans l'impasse. Elle serait en proie

à des contradictions culturelles massives

et inappropriée à stopper l’hémorragie

électorale courante.17 La deuxième option

consiste dans une tentative de recon-

nexion avec les couches populaires et de

reconstruction de l'alliance sociale histo-

rique de la social-démocratie, avec un

re-politisation du projet comme projet

transformateur et émancipateur. C'est

cette voie qui pourrait permettre à la

social-démocratie de se positionner de

nouveau au centre du paysage politique

de nos sociétés.

124

Ernst Hillebrand - Questions sur l’avenir du socialisme européen

16. Goodhart, op.cit., p. 16417. Voir aussi l'entretien de Gilles Finchelstein dans Le Nouvel Observateur, Les « musulmans de gauche deviennent une

nouvelle famille politique », 30 mars 2014.

Un nouveau grand récit de la gauche doit traiter de la concrétisation du bonheurindividuel et du libre-arbitrelaissé à chacun dans ses choix de vie.

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la revue socialiste 60le dossier

La Revue socialiste : Quelles analysesfaites-vous de la situation actuelle du so-cialisme européen ? La « crise » est,certes, consubstantielle à l’histoire de lasocial-démocratie qui est une force poli-tique d’adaptation. Mais, celle que nousconnaissons, depuis les années 2008-2010, est-elle plus grave que les crisespassées ? Quels sont ses caractères ?Marcel Gauchet : Le socialisme européen

est partout sur le reculoir, son érosion

continue, et on ne voit pas ce qui pourrait

l’arrêter. Il ne doit la force politique relative

qu’il conserve qu’à la crainte qu’inspirent

les programmes libéraux et à l’attache-

ment des populations aux acquis de l’Etat

social, sous toutes leurs formes. Ces fac-

teurs peuvent lui valoir des victoires oc-

casionnelles, les exemples ne manquent

pas ; elles ne lui confèrent pas une force

propulsive. Il ne définit plus un pro-

gramme d’avenir, il est le parti de la

conservation d’un passé de progrès que

les impératifs actuels semblent devoir

inexorablement remettre en cause. Ce

que les partis de gouvernement, qui se

réclament de l’idée socialiste, admet tent

eux-mêmes tacitement, condamnés

qu’ils sont à la défensive. En pratique, ils

sont des forces de freinage qui mettent

le programme libéral en œuvre, en y ajou-

tant les formes, en le tempérant autant

que possible, en se souciant davantage

de ses dégâts humains. La nouvelle ver-

sion du compromis social-démocrate, en

un mot, c’est la retraite en bon ordre. Elle

n’est pas de nature à forcer l’enthou-

siasme, quelles que soient les bonnes rai-

sons de l’appuyer circonstanciellement.

l’avenir du socialisme européenQuestions à Marcel Gauchet

Marcel Gauchet Directeur de recherches à l’EHESS et rédacteur en chef de la revue Le Débat.

Le socialisme européen est le parti de la conservation

d’un passé de progrès que les impératifs actuels semblent

devoir inexorablement remettre en cause.

Page 128: la revue socialiste · 2016. 1. 20. · la revue socialiste 60 édito Alain Bergounioux Directeur de La Revue socialiste. L’ensemble des données qui expliquent cette situation

En effet, la social-démocratie était « une

force politique d’adaptation ». Mais, adap-

tation de quoi à quoi ? En fait, il y avait,

d’une part, un cadre théorique fourni par

le marxisme, qui, dans sa version intellec-

tuellement conséquente, était révolution-

naire. Cela a donné, au XXe siècle, après la

Révolution de 1917, le communisme d’ins-

piration léniniste et son hégémonie intel-

lectuelle. Et puis, il y avait, d’autre part, le

cadre pratique, la démocratie libérale

bourgeoise, avec laquelle l’option social-

démocrate était de transiger, ce qui lui

assurait son hégémonie politique. A l’in-

conséquence intellectuelle que les com-

munistes étaient fondés à reprocher aux

sociaux-démocrates, répondait l’inconsé-

quence pratique que ces derniers étaient

fondés à adresser aux communistes,

jouant un jeu électoral qu’ils auraient du

récuser. L’histoire a amplement validé l’op-

tion social-démocrate, inutile d’y insister.

Sauf que le programme théorique et, plus

profondément, le cadre de pensée, demeu-

raient ceux du marxisme et du collecti-

visme, qu’il s’agissait simplement de

réaliser, dans le cadre démocratique. L’im-

puissance, la paresse, en tout cas la fai-

blesse congénitale de la social-démocratie,

a été de ne pas se donner son programme

théorique à elle, sa vision propre de la dé-

mocratie et du progrès démocratique.

Bad-Godesberg n’a été, à cet égard, qu’une

fausse fenêtre. Il s’est agi d’une répudiation

pragmatique d’un certain nombre de

points du programme classique, mais

sans un véritable effort pour renouveler la

grille de lecture de la société bourgeoise et

capitaliste. C’est ce pragmatisme, finale-

ment à courte vue, que la social-démocra-

tie paye aujourd’hui.

On a pu avoir un moment l’impression,

après 1989, que le choix social-démo-

crate était ratifié par l’histoire et que la

voie lui était grande ouverte. C’était le

contraire : la déroute du communisme

était aussi la sienne, sur un mode diffé-

rent. C’était sous-estimer le poids du

bagage doctrinal commun avec le « so-

cialisme réel ». La social-démocratie

n’était pas attaquée de front, mais elle

était corrodée par en-dessous. D’où son

126

Marcel Gauchet - Questions sur l’avenir du socialisme européen

Bad-Godesberg n’a été qu’unefausse fenêtre. Il s’est agi d’une répudiation pragmatiqued’un certain nombre de pointsdu programme classique, maissans un véritable effort pourrenouveler la grille de lecture de la société bourgeoise et capitaliste.

Page 129: la revue socialiste · 2016. 1. 20. · la revue socialiste 60 édito Alain Bergounioux Directeur de La Revue socialiste. L’ensemble des données qui expliquent cette situation

la revue socialiste 60le dossier

affaissement depuis, lent, mais implaca-

ble, faute d’alternative programmatique,

à l’horizon collectiviste et anticapitaliste

d’origine, de plus en plus démenti par

l’évolution des sociétés démocratiques,

une évolution acceptée et accompagnée,

par ailleurs. Le compromis a viré à l’ab-

sorption pure et simple. Dans le couple,

la dimension démocratique a dévoré la

dimension sociale.

La crise ouverte, depuis 2008, ne fait que

porter en pleine lumière les consé-

quences de ce glissement de terrain en-

gagé de longue date. Elle est d’abord une

crise de la base sociologique des partis se

réclamant de l’idée socialiste. Elle rend

impossible à ignorer le divorce avec les

milieux populaires. Les partis socialistes

sont des partis de notables bourgeois

sans plus d’assises de masse et de classe,

pour reprendre la terminologie cano-

nique. Ils y perdent la légitimité qu’ils de-

vaient à leur capacité de représenter les

aspirations du « peuple des travailleurs »,

si ce n’est leur raison d’être. Qu’est-ce que

la gauche sans le peuple ? La crise est en-

suite une crise de l’idée européenne. Le

socialisme démocratique pensait avoir

trouvé dans la construction européenne

un cadre naturel pour poursuivre la réa-

lisation de son programme. Il se découvre

qu’il y a une incompatibilité croissante

entre les deux. La crise est, enfin, une crise

liée à la globalisation, qui recoupe les pré-

cédentes et les démultiplie. Elle est le mo-

ment de vérité de ce qu’implique une

économie mondialisée. Quelle place pour

l’Europe, et une Europe qui se voudrait

sociale, dans le cadre de la globalisation

telle qu’elle fonctionne aujourd’hui ?

L’adaptation à la globalisation, qui est le

programme, de fait, de l’Union euro-

péenne actuelle, signifie, à terme, la disso-

lution du socialisme, en tant que folklore

local relevant du passé. C’est dire la gra-

vité de la situation, à laquelle de sympa-

thiques incantations sur les « valeurs »

ne suffiront pas à faire face.

L. R. S. : Jusqu’aux années 1970, la social-démocratie avait une doctrine écono-mique, largement façonnée par lekeynésianisme et des formes de cultureplaniste. Depuis, le pragmatisme domineet les différenciations avec le libéralismese sont atténuées largement. Quelles sontles possibilités d’établir une nouvelle syn-thèse économique et sociale propre ?M. G. : Le keynésianisme a été, très préci-

sément, ce moyen providentiel de mas-

quer le hiatus entre le programme

théorique du socialisme d’inspiration

Page 130: la revue socialiste · 2016. 1. 20. · la revue socialiste 60 édito Alain Bergounioux Directeur de La Revue socialiste. L’ensemble des données qui expliquent cette situation

marxiste et le cadre politique démocra-

tique. Il faisait le pont entre l’ambition

lointaine de « socialisation des moyens

de production » et la voie parlementaire

dans le régime représentatif et libéral. Il

permettait de renvoyer aux calendes

grecques l’examen des questions de

fond, puisqu’on disposait d’un outil poli-

tique immédiatement efficace et pouvant

ressembler, vu de loin, au but espéré, en

tout cas, pouvant passer pour une étape.

Aussi, le renoncement contraint à ce

point d’appui a-t-il eu pour effet de faire

ressortir, de manière de plus en plus

criante, la contradiction de base. Il met la

social-démocratie au défi de se donner sa

propre doctrine de ce qu’est le capita-

lisme, de ce que représente son évolution

actuelle et de ce que peuvent être les

moyens d’en proposer un aménagement

social et démocratique, à défaut de son

renversement ou de son dépassement.

La question, désormais, ne peut plus être

évitée. La réponse, à mon avis, n’est pas

à chercher dans la théorie économique,

mais dans une vision plus large de

l’histoire et de la société. Il est temps de

renouer, de ce point de vue, avec l’inspi-

ration du socialisme des origines, en bri-

sant avec la technocratie économiciste

qui reste le legs keynésien, devenu au-

jourd’hui un fardeau paralysant.

L. R. S. : Les difficultés sont à présent éco-nomiques, sociales, mais aussi cultu-relles. Les partis socialistes luttent pourmaintenir un équilibre entre les aspira-tions individualistes et les actions collec-tives nécessaires. Cela reflète les tensionsau sein de l’électorat socialiste. Les réa-lités des sociétés multiculturelles - y com-pris les questions migratoires quiprennent de l’ampleur - dérangent réel-lement les votants issus de l’électorat po-pulaire et expliquent globalement la forcedes mouvements populistes. Commentpouvons-nous déterminer l’ampleur de cedéfi culturel et quelles réponses doiventêtre apportées ? M. G. : C’est vrai qu’il y a quelque chose de

pathétique dans le spectacle de ce « so-

cial-individualisme » actuel, creusant sa

tombe avec énergie en distribuant des

droits dont les individus qui en bénéfi-

128

Marcel Gauchet - Questions sur l’avenir du socialisme européen

Le keynésianisme a été ce moyen providentiel de masquer le hiatus entre le programme théorique du socialisme d’inspirationmarxiste et le cadre politiquedémocratique.

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la revue socialiste 60le dossier

cient ne peuvent en tirer que la récusa-

tion de tout idéal collectif. Là encore, l’évo-

lution de nos sociétés n’a pas été pensée.

D’où sort cet individualisme d’un genre

nouveau ? Que signifie-t-il, à quoi tend-il

au juste ? Ce sont ces questions qui

devraient être au centre de la discussion

politique, aujourd’hui, au lieu de se

contenter de suivre le mouvement ou de

l’encourager, pour se promettre à en

mourir. Désastre supplémentaire pour la

social-démocratie : elle va chercher sur ce

terrain une caution de gauche en s’aco-

quinant avec l’extrême-gauche libertaire,

croyant ainsi compenser l’attraction libé-

rale à laquelle elle est soumise sur le plan

économique. Le résultat est inverse de

celui recherché. Il n’en fait qu’accuser da-

vantage sa compromission avec le cours

économique dominant, tout en achevant

de la couper, culturellement, des milieux

populaires. La contradiction est à son

comble face à la question de l’immigra-

tion, en train de devenir une des ques-

tions-clés de la vie publique européenne.

C’est le moment de se souvenir d’un prin-

cipe fondateur, sur lequel Marx reste

exemplaire dans l’esprit : le socialisme est

le parti du réalisme social, pour qui tout

peut être mis sur la table, analysé et

débattu froidement, en termes politiques.

Le moralisme, voilà l’ennemi. C’est le plus

dangereux symptôme de la régression

intellectuelle qui menace nos sociétés,

en général, au-delà de ce cas particulier.

Les problèmes relatifs à l’immigration

doivent être abordés comme le reste,

sans fard ni censure. C’est justement le

moyen de faire en sorte qu’ils soient trai-

tés dignement. Il se trouve qu’une part

importante de la population ressent l’im-

migration comme un problème, à tort ou

à raison. Il s’agit d’élucider les motifs de

ce ressenti, sans condamnation préala-

ble, ni refus d’examen. On ne viendra pas

autrement à bout de l’énorme défi qu’il

nous pose.

L. R. S. : Les partis socialistes, en Europe,traversent maintenant des temps diffi-ciles. Est-ce à mettre en relation avec les difficultés présentes de l’Union

Il y a quelque chose depathétique dans le spectacle

de ce « social-individualisme »actuel, creusant sa tombe

avec énergie en distribuant des droits dont les individus qui

en bénéficient ne peuvent en tirer que la récusation

de tout idéal collectif.

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Marcel Gauchet - Questions sur l’avenir du socialisme européen

européenne ? Partagent-ils un destincommun ? Face à la crise grecque et ses conséquences, pouvons-nous penser à recommencer la construction euro-péenne, et, à cet égard, quelle approchedevrait être retenue ? M. G. : « Relance de la construction euro-

péenne » appartient à ce vocabulaire au-

tomatique et incantatoire qui me semble

absolument à proscrire. De quoi parle-t-

on quand on parle ainsi ? Il est essentiel

d’éviter ce discours-type de la fuite en

avant, qui ne signifie qu’une chose pour

ceux qui le reçoivent, le refus de regarder

en arrière pour dresser le bilan de ce

qu’on a fait et en tirer un diagnostic sans

complaisance. Or, c’est ce qui est réclamé

par la situation. Celle-ci soulève deux

questions distinctes, une question géné-

rale et une question particulière pour les

sociaux-démocrates. Commençons par

cette dernière. Peut-on encore, raisonna-

blement, parler d’une construction euro-

péenne qui aurait vocation à devenir

sociale ? En tout cas, il n’y a plus grand

monde pour le croire, et c’est un thème

politique qui ne porte plus. Tout donne à

croire, au contraire, que l’Europe, telle

qu’elle fonctionne et pour des raisons

très profondes, qui ne se réduisent pas à

une majorité conjoncturelle de la droite

libérale, est le cheval de Troie de la sortie

de l’Etat social, qui constitue l’exception

européenne dans l’économie globale. Les

sociaux-démocrates, dans ce cadre, ne

sont plus que les « idiots utiles » d’un pro-

cessus qui va contre leurs idéaux. Il serait

temps d’en tirer des conclusions sur la

manière de reconstruire l’Europe, et non

de la relancer telle qu’elle est. Et puis,

de manière générale, cette construction

correspond-elle à ce qu’il est légitime

d’attendre d’une forme démocratique ?

La construction européenne a fait reculer

la démocratie, en Europe, il faut enregis-

trer le fait, qui s’impose à un nombre

d’esprits qui devient chaque jour plus

grand. Ce beau mythe a couvert une

réalité infiniment moins glorieuse. Pour-

quoi ? Qu’y avait-il de vicié dans le méca-

Tout donne à croire quel’Europe, telle qu’ellefonctionne et pour des raisonstrès profondes, qui ne se réduisent pas à une majoritéconjoncturelle de la droitelibérale, est le cheval de Troie de la sortie de l’Etat social, qui constitue l’exceptioneuropéenne dans l’économie globale.

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la revue socialiste 60le dossier

nisme ? Là aussi, la discussion doit être

ouverte, en grand, et sans exclusive.

Elle intéresse tout le monde et ce serait

à l’honneur de la social-démocratie

que d’être pionnière dans cet examen

de conscience.

L.. R. S. : On dit souvent que nous faisonsface, maintenant, à une crise des récitsfondateurs, autour desquels sont centréstoutes les grandes confrontations idéolo-giques du XXIe siècle. Cela ne signifiepas qu’il n’y ait aucun substitut possible.Les religions peuvent jouer ce rôle, toutcomme les nationalismes ! Quoi qu’il ensoit, la social-démocratie apparaît privéede son rôle, en choisissant de promouvoirdes solutions équilibrées. Le socialismeeuropéen peut-il encore offrir une visiondu futur ? Comment définiriez-vous alorscette vision ? M. G. : Toutes mes réponses antérieures

allaient dans le même sens : ce dont

nous souffrons, fondamentalement, c’est

d’un retard de l’intelligence sur la réalité.

Nous sommes sous le coup d’un déficit

de compréhension, par rapport à ce qui

nous arrive, et c’est de là que vient la dés-

orientation de nos sociétés. Il s’agit, avant

tout, de reprendre la main, par rapport à

l’histoire, qui est en train de se jouer. Ce

doit être l’article premier de tout pro-

gramme de travail à la hauteur des cir-

constances. Nous sommes embarqués,

depuis une quarantaine d’années, dans

une nouvelle phase historique dont les

ressorts échappent aux catégories élabo-

rées pour la phase d’avant. Il faut les

remettre sur le métier. En effet, les

« grands récits » - entendons, en fait, le

grand récit progressiste et spécialement

le grand récit marxiste - sont morts et en-

terrés. Eh bien, cela veut dire, non qu’il

faut se résigner à l’absence de grand récit

pour nous guider, mais qu’il faut en

construire un autre, immunisé contre les

défauts des précédents, désormais bien

identifiés, et adéquat aux développe-

ments stupéfiants dont nous sommes

témoins. En commençant, d’ailleurs, par

nous débarrasser de cette notion de

« grand récit », commode, mais idiote sur

Ce dont nous souffrons,fondamentalement, c’est

d’un retard de l’intelligence sur la réalité. Nous sommes

sous le coup d’un déficit de compréhension, par rapport

à ce qui nous arrive, et c’estde là que vient la désorientation

de nos sociétés.

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132

Marcel Gauchet - Questions sur l’avenir du socialisme européen

le fond. C’est de l’élucidation de l’histoire

que nous faisons qu’il est question et la

base de l’idée socialiste, c’est que l’his-

toire est intelligible et qu’à partir de cette

intelligibilité, nous pouvons construire

des sociétés plus justes, parce que plus

au fait de leurs mécanismes et de leur

place dans l’histoire humaine. Pas de jus-

tice sociale possible sans ce préalable

qu’est le pouvoir de s’expliquer le devenir

qui nous emporte. Nous ne sommes pas

condamnés à le subir. Pour le reste, ne

nous y trompons pas, les religions ou les

nationalismes ne font pas le poids pour

combler ce vide d’explication. Les naufra-

gés se raccrochent à ce qu’ils peuvent.

Face à l’obscurité angoissante du pré-

sent, les reliquats du passé font office de

bouées de secours, mais ils ne consti-

tuent pas des issues durables. Nous nous

retrouvons, à certains égards, dans la si-

tuation du socialisme des commence-

ments, dans les années 1840 : tout est à

reprendre, par rapport à une histoire qui

a fait un pas de géant. Nous sommes pris

au dépourvu. Mais, il ne dépend que de

nous d’en sortir. C’est un grand avantage,

de surcroît, que d’avoir à vivre un recom-

mencement, avec la formidable expé-

rience qu’il nous laisse en héritage pour

nous instruire. Tâchons, au moins, d’être

à la hauteur de nos devanciers.

Nous nous retrouvons, à certains égards, dans la situation du socialisme des commencements, dans les années 1840 : tout est à reprendre, par rapport à une histoire qui a fait un pas de géant.

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la revue socialiste 60le dossier

La Revue socialiste : Quelle est votreanalyse de la situation présente du socia-lisme européen ? La crise est intrinsèqueà l’histoire de la social-démocratie, quiest une force politique d’adaptation.Mais, la crise à laquelle nous faisonsface, depuis 2008-2010, est-elle plus sérieuse que les précédentes ? Commentla décririez-vous ?

G. E. : En ce qui concerne ses forces pas-

sées, la social-démocratie européenne est

en crise depuis au moins quatre décen-

nies, depuis la moitié des années 1970.

Ancrés dans des traditions éthico-poli-

tiques bien distinctes - les solidarités col-

lectives, notamment -, et organisés autour

d’un programme cohérent, avec une

longue histoire de succès électoraux, les

partis socialistes ont atteint leur apogée

dans les années 1960 et 1970, forts de la

confiance d’une large base électorale. La

perte de ces points d’ancrage, durant les

dernières années, s’explique par plusieurs

facteurs. La forte récession mondiale qui

suit la crise de 1973 a provoqué des chan-

gements majeurs dans les économies

capitalistes et leurs structures sociales,

avec de très importantes implications en

termes de gouvernance pour les États-

nations. De tels bouleversements ont

ébranlé les politiques publiques d’ortho-

doxie keynésienne mises en place, depuis

les années 1940, endommageant de

manière permanente les atouts associés

à la gauche. Si ce que nous appelons,

l’avenir du socialisme européenQuestions à Geoff Eley

Geoff Eley Professeur d’Histoire contemporaine, titulaire de la chaire Karl Pohrt à l’Université du Michigan, Ann Arbor. Auteur

notamment de Forging Democracy : The History of the Left in Europe, 1850-2000, New York, Oxford University Press, 2002.

Si ce que nous appelons,maintenant, la mondialisationnéolibérale a privé les sociaux-

démocrates de leur capacitéantérieure à gérer les

capitalismes nationaux dansl’intérêt de leur base ouvrière,

la désindustrialisation a fortement réduit l’échelle et la présence de la classe

ouvrière historique, elle-même.

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Geoff Eley - Questions sur l’avenir du socialisme européen

maintenant, la mondialisation néolibérale

a privé les sociaux-démocrates de leur ca-

pacité antérieure à gérer les capitalismes

nationaux dans l’intérêt de leur base

ouvrière, la désindustrialisation a forte-

ment réduit l’échelle et la présence de la

classe ouvrière historique, elle-même.

Cette restructuration capitaliste a donné

un sens nouveau aux réalités de classe.

De manière cruciale, cela a contribué

à démanteler les infrastructures de la

solidarité sociale et de l’identification

collective, jusqu’ici essentielles à la force

populaire des partis socialistes. Hormis

les syndicats et les appareils partisans

eux-mêmes, cette force résidait dans une

culture de sociabilité auto-organisée,

incluant des clubs récréatifs, éducation-

nels, coopératifs ; des clubs de sport, d’art

ou de socialisation, ainsi que des clubs

pour les femmes et les jeunes ; tous

liés aux communautés résidentielles et

de travail, au sein de mêmes classes

sociales. Ce socialisme associationiste

aspirait à s’impliquer dans tous les

aspects de la vie de ses sympathisants,

idéalement soutenu par des gouverne-

ments socialistes locaux et par l’Etat so-

cial-démocrate. Cette adhésion de masse

enracinait le parti national dans la vie

quotidienne de son électorat, inspirant le

soutien d’électeurs, bien au-delà des cer-

cles ouvriers. A leur âge d’or - du début

des années 1900, jusque dans les années

1960 -, les partis socialistes et commu-

nistes attiraient divers espoirs popu-

laires, pas seulement de la part des

travailleurs qui recevaient un salaire,

mais aussi des travailleurs en col blanc,

des intellectuels, des membres de la

famille non-employés, des citoyens na-

tionaux discriminés, d’autres minorités,

et ainsi de suite. Il s’est agi là d’une réali-

sation majeure spécifique aux deux pre-

miers tiers du XXe siècle. Cependant, et

même avant la restructuration consécu-

tive aux années 1970, ce modèle avait

déjà subi des dommages. Les change-

ments intervenus après 1945 - d’abord

le capitalisme consumériste de la pé-

riode de grande prospérité, puis la tran-

sition post-fordiste - avaient lentement

érodé les infrastructures nourrissant ces

cultures socialistes élargies.

Cette adhésion de masseenracinait le parti national dans la vie quotidienne de sonélectorat, inspirant le soutiend’électeurs, bien au-delà des cercles ouvriers.

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la revue socialiste 60le dossier

D’une part, n’ayant pas de politiques

économiques suffisamment distinctes

des orthodoxies néolibérales toujours

en vogue, les socialistes ne présentent

d’autre attrait pour l’électorat que de

revendiquer une meilleure gestion du

capitalisme. D’autre part, la social-démo-

cratie est, à présent, complètement cou-

pée de ses fondements sociaux

antérieurs. Donc, en faisant face aux défis

du présent, les partis socialistes n’ont ni

de politiques clairement distinctes, ni la

légitimité populaire auxquelles ils étaient

en capacité de faire appel. Ils sont

presque entièrement dans une dérive

pragmatique, ayant abandonné la cri-

tique systémique au profit d’un cen-

trisme néolibéral substantiellement

indifférenciable du terrain occupé de

façon plus agressive et plus convain-

cante par leurs adversaires.

L. R. S. : Jusque dans les années 1970, lasocial-démocratie avait une doctrineéconomique, largement façonnée par lekeynésianisme et la culture de la plani-fication. Depuis lors, le pragmatisme estarrivé en tête des priorités, et les diffé-rences entre social-démocratie et libéra-lisme tendent à s’effacer. Quelles sontles opportunités pour établir une nou-

velle synthèse économique et socialepropre ?

G. E. : Malheureusement, le centrisme

actuel de la social-démocratie est bien

pire que le seul pragmatisme. Dans une

conception visionnaire, sur une perspec-

tive longue, un pragmatisme habile

serait essentiel à tout politique capable

de penser un radicalisme créatif. Cepen-

dant, bien que les sphères existantes

actuelles du capitalisme contemporain

aient été puissamment remodelées à

l’aune d’une avance néolibérale appa-

remment inéluctable, la social-démocra-

tie semble étonnamment pauvre en

termes de propositions. Elle semble inca-

pable de lutter contre ces changements

de circonstances, d’un point de vue socia-

liste reconnaissable.

Si l’économie politique s’est transformée

de manière décisive, cela ne disqualifie

pas définitivement le keynésianisme,

pour autant. Les sociaux-démocrates ne

croient plus au déploiement possible

des programmes ambitieux de réforme

socialiste interventionniste. Ils parlent

par trop le langage de la contrainte. Des

fonctions jusqu’alors assurées par l’Etat

tendent à être déplacées vers le secteur

Page 138: la revue socialiste · 2016. 1. 20. · la revue socialiste 60 édito Alain Bergounioux Directeur de La Revue socialiste. L’ensemble des données qui expliquent cette situation

privé, que ce soit dans la santé, les pri-

sons, les écoles, les services sociaux,

ou tout autre secteur institutionnel.

Dans cette perspective, la tâche la plus

importante, pour les socialistes, en

termes de principes politiques pour

accroître leurs soutiens, est de commen-

cer par reformuler à nouveau des argu-

ments sur les biens publics et les biens

sociaux, avec une réelle conviction et une

portée effective.

Depuis les années 1990, la volonté de

placer ces éléments dans le débat public

a été trop occultée. Il n’y a désormais plus

de place pour ce langage dans la sphère

politique. Mais, étant donné les difficultés

ouvertes par la séquence de 2008, l’ouver-

ture grandissante des inégalités, la désaf-

fection populaire envers la politique

démocratique, et l’affaiblissement des

gouvernements, il devient impératif de

trouver des voies créatives et persuasives

pour réintroduire ce langage dans la

politique - le langage des services sociaux

et des biens publics, de la réforme redistri-

butive, et de la direction rationnelle des res-

sources, dans une économie nationale. Ce

sont là des opportunités pour élaborer une

nouvelle synthèse économique et sociale.

L. R. S. : Les difficultés sont à présent écono-miques, sociales, mais aussi culturelles. Lespartis socialistes luttent pour maintenir unéquilibre entre les aspirations individualisteset les actions collectives nécessaires. Cela reflète les tensions au sein de l’électorat socia-liste. Les réalités des sociétés multiculturelles -y compris les questions migratoires qui pren-nent de l’ampleur - dérangent réellement les votants issus de l’électorat populaire et expliquent, globalement, la force des mouve-ments populistes. Comment pouvons-nous déterminer l’ampleur de ce défi culturel etquelles réponses doivent être apportées ?

G. E. : Tristement, la confusion et l’incohé-

rence marquant la réponse officielle des

partis socialistes à l’hostilité grandissante

envers les migrants et les étrangers - c’est-

à-dire aux conflits autour de la composition

multi-ethnique, à présent permanente, et

qui remonte à loin - reproduit à peine la

tendance à l’accommodement au néoli-

béralisme déjà mentionnée. Dans le dis-

136

Geoff Eley - Questions sur l’avenir du socialisme européen

Les sociaux-démocrates ne croient plus au déploiementpossible des programmesambitieux de réforme socialisteinterventionniste. Ils parlent partrop le langage de la contrainte.

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la revue socialiste 60le dossier

cours public, l’incessante priorisation de

la liberté individuelle sur le bien social

est à présent agressivement rejointe par

l’assertion renouvelée des valeurs cen-

trales des Lumières, selon lesquelles

l’Islam serait voué à les rejeter ou à les

dénier : la sécularisation et la séparation

des églises et de l’État, la tolérance, la

liberté de discours et de pensée, les liber-

tés sexuelles, les droits des femmes.

Les terribles répétitions de violence,

depuis le 11 septembre, y compris très

récemment lors des attentats contre

Charlie Hebdo, se combinent à présent

avec la diabolisation des immigrants et

des étrangers pour nourrir l’incrédulité

dans les chances qu’a l’intégration so-

ciale de perdurer. Avec le mouvement

de masse des réfugiés de 2015, la crise

subséquente atteint à présent de specta-

culaires proportions. Déclarer la « mort

du multiculturalisme » dans ces circons-

tances - comme l’ont fait Merkel, Came-

ron et Sarkozy, en 2010 - est une voie

de sortie choquante de la diversité mul-

tiethnique, quant à elle bien existante,

qui, dans sa forme présente, remonte

aux années 1960, et ne se dissipera plus

jamais. Cependant, malgré l’activisme

et le plaidoyer de nombre d’individus

remarquables, les partis socialistes ne

produisent pas de réponse programma-

tique visionnaire. Si les directions socia-

listes continuent à tirer des bords sans

remonter les vents contraires, dans les

cycles à présent bien identifiés des mar-

chands de peur, de la couardise morale,

des regroupements à droite et de la légis-

lation restrictive, la tâche vitale consistant

à réconcilier la démocratie et la différence

ne pourra jamais advenir. Si le « multi -

culturalisme » définit un espace dans

lequel ce défi pourrait au moins être

débattu, alors cet espace doit être ouvert

à nouveau.

L.R. S. : Les partis socialistes, en Europe,traversent maintenant des temps diffi-ciles. Est-ce à mettre en relation avec lesdifficultés présentes de l’Union euro-péenne ? Partagent-ils un destin com-mun ? Face à la crise grecque et sesconséquences, pouvons-nous penser àrecommencer la construction euro-péenne, et, à cet égard, quelle approchedevrait être retenue ?

G. E. : Comme l’a clairement montré la

crise grecque, l’Union européenne est en-

trée dans une nouvelle ère de son his-

toire. Pourtant, mesurée à l’aune de ses

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mécanismes constitutionnels et procédu-

raux et aux modalités de son existence ou

de sa complète absence dans ces termes,

à tout ce qui peut ressembler à la respon-

sabilité démocratique, « l’Europe » n’a

jamais été un projet démocratique. Jusque

récemment, elle a certainement été un

projet culturel d’unification et d’aspiration

commune - un régime de sens, si vous

voulez -, acquérant, depuis les années

1980, une architecture culturelle plus

élaborée et même quelques bases au-

thentiques d’appartenance commune

cumulative. Pendant un temps, entre le

milieu des années 1980 et 1990 disons, il

était même possible de se convaincre que

« l’Europe sociale » avait développé un réel

potentiel d’existence. Mais, tout cela s’est

affaibli. Il n’y a pas de soutien vraiment

discernable dans l’actuelle configuration

européenne à un projet de démocratisa-

tion effective ou de progressisme social.

L’élargissement était un projet qui a man-

qué de tout contenu démocratique,

comme les réponses à la débâcle grecque

l’ont brutalement confirmé. « L’Europe »

est devenue principalement un « régime

de régulation », manifestement structuré

autour d’une hégémonie allemande.

L’échec des partis socialistes européens à

énoncer des alternatives cohérentes aux

politiques actuelles d’austérité et de finan-

ciarisation, leur refus d’une solidarité po-

litique concrète avec le gouvernement de

Syriza, et de fait, leur renoncement total à

l’élaboration de stratégies socialistes, est

préoccupant. De plus, le scepticisme po-

pulaire envers l’Europe, s’exprimant à tra-

vers une hostilité active, pays par pays, a

maintenant atteint un cap extrêmement

dangereux. On ne peut faire face à l’enjeu

de la reconstruction de l’identification dé-

mocratique à l’Union européenne, forte

d’un soutien populaire large, qu’avec de

véritables propositions de réformes réel-

lement démocratiques.

L.R. S. : On dit souvent que nous faisonsface, maintenant, à une crise des récitsfondateurs autour desquels sont centréstoutes les grandes confrontations idéo-logiques du XXIe siècle. Cela ne signifiepas qu’il n’y ait aucun substitut possible.

138

Geoff Eley - Questions sur l’avenir du socialisme européen

Pendant un temps, entre le milieu des années 1980 et 1990 disons, il était mêmepossible de se convaincre que « l’Europe sociale » avait développé un réel potentiel d’existence. Mais, tout cela s’est affaibli.

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la revue socialiste 60le dossier

Les religions peuvent jouer ce rôle, toutcomme les nationalismes ! Quoi qu’il ensoit, la social-démocratie apparaît privéede son rôle, en choisissant de promou-voir des solutions équilibrées. Le socia-lisme européen peut-il encore offrir unevision du futur ? Comment définiriez-vous alors cette vision ?

G. E. : Les conditions exceptionnelles

dans lesquelles le socialisme a pu déve-

lopper ses points forts, au cours des trois

décennies qui suivirent la guerre, ne se-

ront pas renouvelées. Les principaux élé-

ments de cette période - keynésianisme,

corporatisme, État-providence, recon-

naissance des syndicats et des formes de

travail organisé, vision redistributive d’un

capitalisme régulé, planification et sec-

teur public fort, langage commun du

bien collectif - furent les conditions préa-

lables à la fois aux politiques de crois-

sance et à une relation privilégiée à

l’économie globale. Dans les circons-

tances présentes, non seulement ces

pré-conditions exceptionnelles n’existent

plus, mais les termes nouveaux des rela-

tions globales de l’Europe sont devenus

extrêmement menaçants - de la rivalité

des ressources et de la militarisation des

marchés de sécurité aux migrations de

grande échelle des personnes déplacées,

à une nouvelle période de violence inter-

nationale, et à une désorganisation géné-

rale de la souveraineté des États-nations.

Si le scénario plus sobre d’une « crise

planétaire du changement climatique »

(Dipesh Chakrabarty) s’aggrave et rem-

place maintenant le précédent récit du

« progrès et de la prospérité », alors les

socialistes doivent commencer à penser

très différemment. De manière classique,

pour les socialistes, la société nouvelle ne

pouvait pas être bâtie dans la pénurie ;

la possibilité même de la construction

socialiste requérait les conditions d’une

abondance matérielle relative, léguée

à la société par la pleine maturité de

développement du mode capitaliste.

Mais, de notre présent poste d’observa-

Si le scénario plus sobre d’une « crise planétaire du

changement climatique »(Dipesh Chakrabarty) s’aggrave

et remplace maintenant le précédent récit du « progrès

et de la prospérité », alors les socialistes doiventcommencer à penser très différemment.

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tion, ces dialectiques d’abondance et de

pénurie, d’indigence et de richesse, et les

termes qui leur sont associés, en matière

de possibilité politique, sont profondé-

ment modifiés. Nous vivons, à tout le

moins, dans un monde de ressources

sévèrement compromises, et, au pire,

dans l’ombre d’une catastrophe possible.

Dans de telles circonstances, la société du

bien se retire à l’horizon de « l’à peine »

soutenable, tout particulièrement lorsque

les questions de justice globale sont

prises en considération. « Apprendre à

survivre décemment » peut sembler être

une version étroite et prosaïque du futur.

Mais, c’est également sur ce point que la

pensée socialiste peut commencer à se

déployer à nouveau.

140

Geoff Eley - Questions sur l’avenir du socialisme européen

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la revue socialiste 60

grand texte

Lettre du 17 mars 1972,Cher Willy, cher Bruno,

L’intérêt particulier d’un débat relatif à la

pratique du gouvernement et à ses rap-

ports avec le programme du parti tient

au fait que la social-démocratie est plus

qu’un parti chargé d’administrer la so-

ciété. Notre tâche est bien plus de la trans-

former. Toute notre histoire est l’écho

d’une discussion idéologique passionnée

touchant nos objectifs à long terme. Nous

avons toujours été tiraillés entre ce qui

était présentement possible et nos buts

pour l’avenir. Si j’éprouve aujourd’hui le

« La social-démocratie n’est pas un parti élitaire », 1972

Olof Palme Premier ministre de la Suède,

de 1969 à 1976, et de 1982 à 1986.

E ntre 1972 et 1975, trois personnalités européennes, l’Allemand WillyBrandt, le Suédois Olof Palme et l’Autrichien Bruno Kreisky, ont échangéépistolairement, au sujet de l’avenir de la social-démocratie sur le Vieux

continent. Ces courriers ont été publiés, en 1976, dans la collection Idées de Galli-mard. Nous avons choisi une lettre d’Olof Palme1, dont l’actualité résonne encore,aujourd’hui, quarante ans plus tard.

Hélène Fontanaud, Chargée de mission à la direction des Etudes du Parti socialiste

L’intérêt particulier d’un débatrelatif à la pratique du

gouvernement et à ses rapportsavec le programme du parti tientau fait que la social-démocratie

est plus qu’un parti chargéd’administrer la société. Notre tâche est bien plus

de la transformer.

1. Olof Palme a été assassiné le 28 février 1986.

Page 144: la revue socialiste · 2016. 1. 20. · la revue socialiste 60 édito Alain Bergounioux Directeur de La Revue socialiste. L’ensemble des données qui expliquent cette situation

besoin de rouvrir ce débat, c’est parce

que j’ai l’impression que le socialisme

démocratique fait face à un défi. Les

confrontations génératrices d’inquiétude

et d’insécurité pour les hommes tant

pour ce qui touche aux problèmes quoti-

diens que pour les questions d’un avenir

plus lointain sont caractéristiques de

l’évolution de la société contemporaine.

Il ne fait pas de doute que la société

actuelle est plus « politisée » que celle de

l’après-guerre. La conscience des hommes

est devenue plus aiguë tant à l’égard de

nos propres problèmes fondamentaux

que pour les questions se rapportant à

l’ensemble de l’humanité. Mais en même

temps l’on relève l’existence d’une ten-

dance « apolitique », un mépris de la poli-

tique, du travail politique et de la

démocratie représentative. Nos adver-

saires, à droite et à gauche, tirent profit de

ce courant. Ainsi, l’on prétend de divers

côtés qu’au Parlement et dans les associa-

tions politiques, nous ne nous occupons

que de choses dépourvues d’importance.

On reproche aux hommes politiques de

négliger les questions fondamentales

pour la survie de l’humanité, comme la

croissance de la population, le développe-

ment de la technologie, la destruction de

l’environnement ; on les accuse même de

se dérober à une prise de position claire et

nette dans ces domaines. En même temps,

on a visiblement le sentiment que toute

une série de problèmes tout différents et

plus immédiats sont laissés à l’abandon,

par exemple la hausse des prix, les pers-

pectives de l’emploi en général, le niveau

de vie, la sécurité de la famille, les possibi-

lités d’emploi dans les régions ouvertes à

l’émigration. Certaines revendications sup-

posent que l’on contiendra la croissance

de l’économie ; d’autres, au contraire, que

l’expansion sera développée. La plupart

sont en tout cas d’accord pour reconnaître

qu’il est nécessaire d’assurer des soins en

cas de maladie et qu’en pareille situation,

les individus disposant de ressources plus

faibles ne doivent pas être moins bien

soignés que les autres. Nous considérons

également comme évident que les

chances d’un enfant ou d’un jeune de

bénéficier de l’instruction ne doivent pas

dépendre du revenu de ses parents. Mais

si nous sommes du même avis sur ce

point, nous devrions aussi être d’accord

pour reconnaître qu’ainsi nous avons pris

l’engagement de consentir des sacrifices

pour une politique de solidarité. Nous

constatons actuellement que les gens

émettent sans cesse des demandes plus

142

Olof Palme - « La social-démocratie n’est pas un parti élitaire », 1972

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la revue socialiste 60 GRAND TEXTE

importantes à l’adresse de la société.

Ces demandes sont justifiées. Il s’agit là de

choses raisonnables qui garantissent plus

de sécurité et d’égalité de droits. Cepen-

dant, il semble plus difficile de faire com-

prendre qu’il faut donner à la société les

moyens lui permettant de remplir ses

obligations. C’est la tâche de la démocratie

et du socialisme de faire coïncider des

exigences diverses et en partie contradic-

toires. On doit y parvenir par une politique

constructive et par un processus démocra-

tique qui ouvre à l’homme des perspec-

tives plus vastes et rattache les problèmes

d’aujourd’hui à ceux de l’avenir.

Le socialisme démocratique est un mou-

vement de libération. Sur le plan de l’or-

ganisation, l’aspiration de la classe

laborieuse à être libérée a trouvé son

expression dans le mouvement ouvrier.

Cet effort a eu plusieurs aspects. Il s’agis-

sait avant tout d’accroître la production,

de la rendre plus effective et de l’organi-

ser différemment. Il était tout aussi im-

portant d’arriver à une répartition plus

équitable du produit national. On y par-

vint au moyen d’une politique fiscale, par

la législation et par des mesures sociales

créant la sécurité et l’égalité des droits

pour tous les citoyens. Mais les efforts de

libération conduisirent plus loin encore.

La classe ouvrière voulait se libérer de

l’oppression que les capitalistes faisaient

peser sur l’industrie à l’aide de leur puis-

sance économique. La partie essentielle

du socialisme démocratique consiste et

consistera à réaliser la démocratie dans

tous les domaines de la société, à substi-

tuer à la pression de la force des formes

de travail démocratique et une commu-

nauté démocratique. Les partis conserva-

teurs sont bien disposés à faire avec

nous une partie du chemin. Mais comme

chacune de leurs prises de position se

fonde sur une idéologie capitaliste et

libérale, leur volonté et leur possibilité

d’intervenir dans la vie de l’économie

se trouvent limitées, même lorsque le

plein emploi et la sécurité des citoyens

exigeraient de telles interventions.

La volonté du socialisme démocratique

de réaliser la démocratie dans tous les

domaines signifie qu’à la différence du

conservatisme, nous nous faisons une

image positive et optimiste de l’homme.

Le conservatisme voit dans l’homme une

création qui doit être contrôlée à l’aide de

procédés divers par une élite de diri-

geants, par la hiérarchie de la société des

classes. La stratification économique et

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sociale fournit le moyen d’exercer ce

contrôle. A notre avis, cette conception

amoindrit l’homme, elle limite ses possi-

bilités de se réaliser et entrave la nais-

sance et le développement d’une véritable

communauté au sein de la société. Natu-

rellement, le socialisme démocratique

est en même temps une idéologie qui a

ses exigences. Elle demande que la

sphère de la responsabilité de chacun

soit agrandie et que le bien commun et

la collectivité passent au premier plan.

Elle attend beaucoup de la solidarité.

Mais c’est seulement ainsi que l’homme

peut prendre lui-même son destin en

main et organiser son propre avenir. Au-

trement, il doit accepter que cet avenir

soit forgé par des forces anonymes, par

des technocrates ou par de puissantes

structures économiques.

Il nous appartient à nous, sociaux-démo-

crates, de formuler la tâche du socialisme

démocratique. Si nous n’y parvenons

pas, notre société perdra la seule solution

de remplacement possible du conserva-

tisme et du capitalisme. Je pense que la

discussion dans laquelle Willy Brandt me

demande d’intervenir doit commencer

par définir la notion de démocratie. Elle

doit ensuite poser la question : « Réfor-

misme ou révolution : devons-nous choi-

sir des réformes destinées à changer le

système ou des réformes tendant seule-

ment à l’améliorer ? ». A notre avis, la dé-

mocratie est inséparable du socialisme.

Nos partis ont fait leur choix de bonne

heure et nous disposons d’une longue

tradition à laquelle nous pouvons nous

référer. Je considère cependant qu’il est

indispensable de rappeler constamment

l’attitude fondamentale du mouvement

ouvrier ainsi que les conditions qui ont

inspiré notre choix. Nous aurions tort de

penser que la démocratie est définitive-

ment réalisée. Les débats passionnés

auxquels nous avons assisté au cours

des dernières années prouvent bien que

le sens et les exigences de la démocratie

comme du réformisme doivent être ex-

pliquées à chaque nouvelle génération.

L’histoire du mouvement ouvrier suédois

porte la marque du combat qu’il a livré

pour la démocratie à laquelle il est de-

144

Olof Palme - « La social-démocratie n’est pas un parti élitaire », 1972

La volonté du socialismedémocratique de réaliser la démocratie dans tous les domaines signifie qu’à la différence du conservatisme,nous nous faisons une imagepositive et optimiste de l’homme.

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la revue socialiste 60 GRAND TEXTE

meuré inébranlablement attaché. Sa si-

tuation initiale était la même que celle de

tous les mouvements ouvriers organisés

en d’autres pays. La vie quotidienne des

hommes baignait dans un climat social

rude. La philosophie du mouvement ou-

vrier lui permit de mettre au point une

explication de l’état des choses existant et

de trouver les voies d’un meilleur sys-

tème social. A elles seules, les protesta-

tions ne suffisent pas. C’est pourquoi l’on

créa une organisation qui devait mettre

en œuvre ce changement. Jusque là, on

était d’accord. Mais les divergences d’opi-

nion touchant le chemin à suivre étaient

grandes. Certains groupes escomptaient

l’effondrement total de la société et dési-

raient y contribuer activement. La révolu-

tion devait les aider à prendre le pouvoir,

ensuite ils auraient édifié une nouvelle

société sur les ruines de l’ancienne.

D’autres voulaient modifier la société par

des moyens pacifiques. On parlait de

patience et de responsabilité, mais en

même temps on faisait campagne pour

un changement, on préconisait la réso-

lution et la fermeté dans la fixation des

objectifs. Si l’on choisit la solution du

réformisme, c’est en partie à cause des

traditions historiques et des données

existantes. Ainsi, l’instruction générale du

peuple avait créé des conditions plus

favorables pour la tâche de la démocra-

tie. Les mouvements populaires jouèrent

en Suède un rôle décisif. Nous eûmes le

temps de mettre sur pied une tradition

démocratique et nos efforts furent cou-

ronnés de succès.

Cette expérience est à l’origine de notre

position à l’égard de la violence révolu-

tionnaire. Bien entendu, nous sommes

prêts à concéder qu’il est des situations

dans lesquelles la violence doit être

considérée comme l’ultime solution du

désespoir. Certes, de nombreux Etats ont

obtenu de cette manière leur libération

nationale. Mais même dans la lutte

contre une domination étrangère, nous

avons tenu la violence pour le dernier

choix, souvent après des années d’efforts

en vue de convaincre à l’aide de mots et

d’arguments parce que l’on voulait éviter

le recours à la violence. On constata éga-

lement sans se faire la moindre illusion

A notre avis, la démocratie est inséparable du socialisme.Nos partis ont fait leur choix debonne heure et nous disposonsd’une longue tradition à laquellenous pouvons nous référer.

Page 148: la revue socialiste · 2016. 1. 20. · la revue socialiste 60 édito Alain Bergounioux Directeur de La Revue socialiste. L’ensemble des données qui expliquent cette situation

qu’un combat entraînerait d’immenses

pertes, qu’il occasionnerait des blessures

inguérissables, qu’il obligerait peut-être à

sacrifier toute une génération. J’ai visité

des Etats qui durent longtemps combattre

les armes à la main pour leur libération.

Quiconque a participé à une révolution ne

nourrit pas d’illusions romantiques à son

sujet. On n’a pas recouru aux armes pour

le plaisir de se battre mais pour créer les

conditions nécessaires à la reconstruction.

Car au lendemain de la révolution la tâche

quotidienne commence. Il est intéressant

de noter qu’en de nombreux pays du

tiers-monde on s’efforce de procéder à

des travaux de reconstruction selon un

processus démocratique. Nous ne pou-

vons escompter que des pays qui ne pos-

sèdent pas notre tradition démocratique,

qui ont subi une oppression coloniale et

une dictature sanglante, et dans lesquels

la population vit dans le plus profond dé-

nuement, se comportent soudain comme

des démocraties de notre type. Bien plus,

nous devons considérer comme positifs

les efforts tendant à assurer aux masses

les possibilités d’influencer le système.

Pour nous, il y a une ligne de démarca-

tion avec ceux qui exaltent la violence et

saluent en elle un moyen bienvenu dans

la lutte politique. Qu’elle se manifeste par

des paroles ou par des actes, la violence

correspond à une tactique de putsch ré-

volutionnaire employée par les minori-

tés. Dans les pays industriels d’Europe

occidentale, communistes ou anar-

chistes, ceux qui préconisent le recours à

la violence révolutionnaire pour modifier

la société, ont presque tous revendiqué

le droit d’une élite d’imposer ses vues. Ils

étaient et sont d’avis que la classe ou-

vrière doit être représentée par un parti

d’élite durement entraîné et composé de

membres triés sur le volet. Ce processus

ne correspond pas au désir des travail-

leurs, mais ils assument ce rôle parce

qu’ils estiment disposer d’un savoir

beaucoup plus considérable sur la base

de leur connaissance du marxisme-léni-

nisme. Là, nous nous heurtons de nou-

veau à la ligne de démarcation. La

social-démocratie n’est pas un parti « éli-

146

Olof Palme - « La social-démocratie n’est pas un parti élitaire », 1972

Dans les pays industrielsd’Europe occidentale,communistes ou anarchistes,ceux qui préconisent le recours à la violence révolutionnairepour modifier la société, ontpresque tous revendiqué le droitd’une élite d’imposer ses vues.

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la revue socialiste 60 GRAND TEXTE

taire » et ne l’a jamais été. Nous sommes

et restons un mouvement populaire. La

modification de la société doit intervenir

avec l’accord du plus grand nombre

possible d’électeurs. Cette idée est profon-

dément enracinée dans le socialisme.

L’engagement actif des citoyens au service

de la démocratie a une valeur intrinsèque.

Nous n’estimons rien tant que les accom-

plissements auxquels nous avons nous-

mêmes coopéré. S’en remettre pour son

avenir à un despote ou à une élite préten-

dument éclairée n’est pas mieux que de

laisser ce soin à des forces anonymes.

J’ai toujours eu de la peine à comprendre

pourquoi les théoriciens « élitaires » et

les partisans de la violence révolution-

naire ont pu se prétendre les détenteurs

d’une tradition socialiste et marxiste qui

a ses racines dans l’Europe occidentale

et dans son humanisme. Comme ils in-

voquaient leur meilleure compréhension

du marxisme et leur connaissance plus

grande de la véritable doctrine de Marx,

et tout particulièrement de Lénine, les

groupes rivalisèrent pour être de meil-

leurs exégètes que les autres. Ainsi en ar-

riva-t-on à des scissions qui aboutirent à

la formation de sectes. Dans un article

récent, le professeur Robert Heilbroner a

mis en lumière la tendance de certains

marxistes à transformer la philosophie

en théologie et à rejeter avec arrogance

tous les choix différents des leurs. C’est

ainsi que le marxisme devient un dogme.

De cette position découle le fait que l’on

rejette toutes les réformes qui ont été exé-

cutées. La signification de ces réformes

pour la société ou l’individu n’a cepen-

dant rien à voir avec ce rejet. Il tient beau-

coup plus au fait que les réformes sont

appliquées par des réformistes, par des

socialistes démocrates qui, de prime

abord, ne voient en elles qu’un procédé

pour améliorer le système. Or, pour ces

groupes, le seul moyen d’améliorer le

système serait de l’éliminer totalement.

Ce qui viendra après la révolution n’est

pas pris en considération. Robert Heilbro-

ner déclare à ce propos : « On utilise la

révolution comme une libération de l’ins-

tant présent ».

Nous n’estimons rien tant queles accomplissements auxquels

nous avons nous-mêmescoopéré. S’en remettre pour son

avenir à un despote ou à uneélite prétendument éclairée n’estpas mieux que de laisser ce soin

à des forces anonymes.

Page 150: la revue socialiste · 2016. 1. 20. · la revue socialiste 60 édito Alain Bergounioux Directeur de La Revue socialiste. L’ensemble des données qui expliquent cette situation

La démocratie, l’organisation populaire

largement développée, le réformisme

sont solidaires et se conditionnent mu-

tuellement. Nous avons défendu ces

idées dans toutes les directions. La fidélité

à la démocratie, le respect d’un ordre

fondé sur la légalité, le rejet de la violence

en tant que moyen de lutte politique, la

thèse selon laquelle la politique doit être

élaborée après avoir fait l’objet d’une

large discussion, tout cela les Suédois en

ont fait l’expérience, une expérience qui

leur a donné la sécurité. Ils savent que,

dans ces questions décisives pour la

société, on peut faire confiance à la social-

démocratie. En conservant ce que l’on a

conquis en fait de démocratie, on crée les

conditions indispensables à l’élargisse-

ment possible de son champ d’applica-

tion à d’autres domaines de la vie sociale.

Au cours des dernières années, les parti-

sans de la révolution dans notre société

se sont morcelés en sectes de plus en plus

petites, à l’intérieur desquelles ils vident

leurs querelles intérieures au sujet de la

« pure doctrine ». Nous n’avons pas le

temps de nous livrer à des acrobaties ré-

volutionnaires. Car nous avons bien trop

à faire pour améliorer la société. Nous

ne pouvons nous permettre par opportu-

nisme de jouer avec la violence en

paroles ou en action. Pour nous, il s’agit

essentiellement de défendre la sécurité

des hommes, leur confiance en une

coexistence pacifique, en des décisions

arrêtées démocratiquement.

Toutefois, si la démocratie signifie la sécu-

rité, elle est aussi en soi une force capable

de modifier le système. Lorsqu’elle a pris

racine, il n’y a plus moyen de faire ma-

chine arrière. Bien plus, à ce moment,

se pose la question suivante : pourquoi

certains secteurs de la société se refusent-

ils à la transparence et au contrôle démo-

cratiques ? Comment la démocratie

doit-elle être étendue à de nouveaux

domaines et prendre des formes nou-

velles ? Quiconque rejette le travail démo-

cratique perd en fin de compte l’occasion

148

Olof Palme - « La social-démocratie n’est pas un parti élitaire », 1972

La fidélité à la démocratie, le respect d’un ordre fondé sur la légalité, le rejet de laviolence en tant que moyen de lutte politique, la thèse selonlaquelle la politique doit êtreélaborée après avoir fait l’objetd’une large discussion, tout cela les Suédois en ont faitl’expérience, une expérience qui leur a donné la sécurité.

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la revue socialiste 60 GRAND TEXTE

de fonder le développement de la société

sur l’engagement et la confiance du peu-

ple, d’utiliser les possibilités de la démo-

cratie comme une force pour changer le

système. En outre l’on témoigne ainsi

d’indifférence à l’égard des problèmes du

citoyen moyen. Nous vivons dans un mi-

lieu culturel dont la tradition est détermi-

née par des idées et des valeurs morales.

Ainsi que Willy Brandt l’a déclaré en

se référant au programme de Godesberg

en Europe, le socialisme démocratique

« plonge ses racines dans l’éthique chré-

tienne, dans l’humanisme et dans la phi-

losophie classique ». Cette tradition est

profondément ancrée chez nous.

Mais ce sont les problèmes de la vie quo-

tidienne qui préoccupent l’homme en

premier lieu. A elle seule une idée abs-

traite n’est pas suffisante pour détermi-

ner un engagement. Le rapport existant

entre les idées et les questions pratiques

doit être expliqué. Il faut indiquer les so-

lutions possibles. Un pays pauvre en voie

de développement s’efforce d’obtenir son

indépendance après des années de

domination coloniale. Pourquoi le peuple

peut-il être gagné au principe de l’indé-

pendance nationale ? Parce qu’il en

tire des conséquences pratiques. Il voit

qu’ainsi il pourra réorganiser la société et

se libérer de la pauvreté. Il ne suffit pas de

dire : Nous devons modifier le système.

Tout effort dans ce sens doit être rattaché

à la solution des problèmes de l’homme,

à son besoin de sécurité, de progrès et de

développement. Il doit trouver là égale-

ment sa justification. Cette tendance est

liée à notre désir de prendre une vue

d’ensemble de la situation. Or, pour être

compris en tant qu’idéologie politique et

comme philosophie, le socialisme exige

de ses adhérents un niveau intellectuel

élevé. Cependant, grâce à une discussion

démocratique organisée sur une vaste

échelle, nous pouvons établir un lien

entre la théorie ardue et le travail pra-

tique. Au cours des années 1930, la

social-démocratie réussit à transposer

les résultats de cette vue d’ensemble sur

le plan pratique en apportant une solu-

tion à la crise de l’emploi. De la sorte on a

posé les fondements de l’intervention

de notre parti dans le processus de trans-

formation de la société. Le chômage des

années 1930 ne fut pas seulement un

phénomène économique, il a en même

temps marqué une crise de la démocra-

tie. Or celle-ci doit montrer qu’elle est

aussi une force sociale agissante. Mais la

conception libérale de la démocratie lui

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150

Olof Palme - « La social-démocratie n’est pas un parti élitaire », 1972

imposait une limitation. Selon cette théo-

rie, l’Etat démocratique ne devrait pas

intervenir dans l’économie de marché

pour assurer le travail et la sécurité à ses

citoyens. La solution adoptée signifiait

en fait que la démocratie s’était libérée

de cette restriction. Aujourd’hui, nous

sommes de nouveau en présence du

même problème. Les différences de re-

venu tendent à s’accroître. Un processus

de transplantation de la population, une

concentration de capitaux et d’hommes

sont en cours. Des salariés perdent leur

emploi. Notre environnement est de plus

en plus menacé.

Tels sont les problèmes qui pèsent sur la

vie quotidienne des hommes et qui sont

aptes à créer un sentiment d’insécurité

quant à l’avenir. Si la démocratie n’est pas

à même de les maîtriser, nous risquons

de voir se développer le sentiment que

seule une prétendue élite en sera capa-

ble. En pareil cas, il y a également le dan-

ger que des forces antidémocratiques

s’emparent du pouvoir. Il faut animer et

renouveler la démocratie à la base. La

structure des décisions de la démocratie

qui est dictée par la vie quotidienne des

hommes est menacée d’effondrement :

par les transformations techniques, par

la concentration économique, par la ra-

pide transplantation de la population et

par les difficiles processus administratifs.

Le développement de la démocratie in-

dustrielle devient ainsi la question essen-

tielle. Sur le plan national également la

démocratie doit être étendue à de nou-

veaux domaines. Les forces techniques

et économiques jouent un rôle décisif

dans la formation de l’avenir. Si les

hommes veulent assumer eux-mêmes

cette tâche, il faut que ces forces soient

dirigées et contrôlées démocratique-

ment. Cela signifie qu’il faut prévoir plus

d’économie planifiée. Nous mentionne-

rons à titre d’exemple qu’en Suède nous

élaborons en ce moment un plan préci-

sant comment doit être utilisé l’ensemble

des terres du pays. A mon avis, l’écono-

mie de marché ne peut offrir de solutions

pour ces problèmes. Nous sommes

en présence de tâches qui sont de la

plus grande importance pour le dévelop-

Nous ne pouvons permettre que l’esprit de concurrence et la volonté de profit décidenten matière d’environnement, de sécurité de l’emploi ou de développement technique.

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la revue socialiste 60 GRAND TEXTE

pement de la société. Les décisions à

prendre ne peuvent être abandonnées à

des intérêts économiques privés. Nous

ne pouvons permettre que l’esprit de

concurrence et la volonté de profit déci-

dent en matière d’environnement, de sé-

curité de l’emploi ou de développement

technique. Il ne s’agit pas d’économie pla-

nifiée et de plus de démocratie dans la vie

économique, il s’agit de savoir comment

cette économie planifiée devra être créée

et l’influence démocratique organisée.

Cordiales salutations.

O.P.

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LES PUBLICATIONS ÉLECTRONIQUES DE LA FONDATION JEAN-JAURÈS

PARMI NOS DERNIÈRES PARUTIONS :

Édouard Vaillant. Le socialisme républicainGilles CandarÉdouard Vaillant semble oublié, mais il a consacré sa vie à la défensede la République et à la construction du socialisme.

Fractures françaisesGérard Courtois, Gilles Finchelstein, Pascal Perrineau, Brice TeinturierDes Français moins pessimistes, mais toujours fortement crispés surcertains sujets de société ? C’est le portrait d’une France toute enparadoxes que dresse cette enquête.

Produire mieux pour vivre mieuxJean-Louis LevetLes Français sont nombreux à penser que la prochaine génération vivra moins bien que la leur. Une situation qui n’a rien d’inéluctable :une nouvelle boussole pour l’action doit redonner confiance.

Les Européens face à la crise des migrantsJérôme FourquetComment les opinions publiques européennes réagissent-elles à l’arrivée de migrants ? Aux solutions proposées ? Retrouvez les résultatsd’une enquête menée dans sept pays.

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la revue socialiste 60

polémiqueMalek BOUTIH

Député de l’Essonne.

Le rapport Génération radicale1 détaille

cette analyse, décrit les mécanismes de

radicalisation au sein de la jeunesse et

propose, au-delà de l’action sécuritaire et

militaire, de mener un vaste travail poli-

tique pour contrer ce mouvement et

redonner sens à la République. Car, au-

delà de « l’unité nationale » qui est de

mise face au danger, l’enjeu essentiel

pour tous les militants de gauche est

d’agir à la source du mal, d’apporter des

réponses structurelles. En protégeant la

jeunesse, en lui offrant de nouvelles pers-

pectives, la gauche peut s’inscrire dans le

combat pour la défense de notre pays

contre la radicalisation djihadiste, qui,

tout le monde en convient à présent, sera

de longue haleine.

Pour comprendre la radicalisation djiha-

diste, il est d’abord indispensable de

clarifier la nature de l’islamisme radical,

de sortir de l’interprétation uniquement

religieuse. La menace qu’elle représente

Q uand des milliers de jeunes français sont attirés par le djihad, prennent la décisionde participer à une guerre, et que certains commettent des attentats dans leurpropre pays, ils nous obligent à porter un regard plus acéré, et surtout sans

concession, sur la nature de l’islamisme djihadiste. Le phénomène dépasse désormais lasimple radicalisation religieuse et relève davantage d’un engagement politique radical.

Génération radicale

En protégeant la jeunesse, en lui offrant de nouvelles

perspectives, la gauche peuts’inscrire dans le combat pour la défense de notre pays contre

la radicalisation djihadiste, qui, tout le monde en convient àprésent, sera de longue haleine.

1. Rapport remis fin juin 2015 par M. Boutih au Premier ministre et au ministre de l’Intérieur (suite au décret du 26 février2015 chargeant M. Boutih d’une mission temporaire sur les phénomènes de radicalisation).

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est en quelque sorte une nouvelle varia-

tion du « fascisme » à la mode

mondialisée ; il s’agit d’une nébuleuse

aux multiples acteurs dont le dénomina-

teur commun n’est pas un pays, une

nation, mais un corpus ultraréaction-

naire et antisémite. Leur ennemi est la

démocratie et l’une de leur cible est notre

République laïque.

Caractériser, politiquement, le djiha-

disme, est essentiel pour des forces de

gauche trop souvent prises entre le

marteau de la violence terroriste et l’en-

clume des inégalités et des injustices. La

contre-offensive de la gauche ne peut se

résumer au rejet de la violence terroriste,

elle doit se déployer pour contrer le dis-

cours, le programme, la propagande, sur

le terrain des idées et du projet collectif.

Condamner le radicalisme islamiste avec

un « mais », pour en relativiser la nature,

serait mortifère pour la gauche. En effet,

les forces progressistes sont ciblées par

les radicaux djihadistes, dans la mesure

où ils ont l’ambition de prendre la tête de

toutes les formes de contestation poli-

tique et sociale, et de les instrumentaliser

pour les retourner contre nos sociétés. Si

la lutte contre la violence terroriste pro-

prement dite est du ressort de nos forces

de sécurité, la gauche doit s’investir dans

le combat contre l’idéologie et les pra-

tiques radicales, particulièrement celle

du courant salafiste qui cherche à s’enra-

ciner dans notre pays, dans notre

jeunesse, en s’appuyant, notamment, sur

les failles territoriales du modèle républi-

cain, dans les cités urbaines sensibles ou

dans les zones rurales paupérisées. Ce

combat politique, c’est celui que doivent

porter les forces militantes, culturelles,

sociales et intellectuelles qui composent

le camp progressiste. En opposition avec

les théories de l’affrontement des identi-

tés qui nourrissent toutes les radicalités,

le discours et l’action de la gauche fran-

çaise doit permettre de redonner sens à

notre histoire politique. Si la gauche n’est

pas le fer de lance du combat contre

l’islamisme, alors celui-ci se renforcera

jusqu’à déstabiliser en profondeur notre

pays, notre modèle social, mais, surtout,

nos valeurs de liberté et de fraternité.

En premier lieu, bien sûr, il détruira le

socle de progrès que représente pour la

154

Malek Boutih - Génération radicale

Condamner le radicalismeislamiste avec un « mais », pour en relativiser la nature,serait mortifère pour la gauche.

Page 157: la revue socialiste · 2016. 1. 20. · la revue socialiste 60 édito Alain Bergounioux Directeur de La Revue socialiste. L’ensemble des données qui expliquent cette situation

la revue socialiste 60Polémique

France, mais aussi pour les autres

nations, la laïcité.

LES RISQUES DE DESTABILISATION DU PAYS

Les jeunes Français, dans leur diversité,

restent fortement attachés aux valeurs

de la République. Mais, les coups de

butoir des crises et le chômage aigu

dans cette catégorie d’âge ont fait des

dégâts importants. Si la radicalisation,

chez les jeunes, est loin d’être majoritaire,

aujourd’hui, les chiffres officiels de la

pénétration du djihadisme dans la

jeunesse française sont tout de même

impressionnants. Il faut prendre la

mesure du phénomène des individus

impliqués dans les filières djihadistes. En

France, depuis fin 2013, des hommes et

des femmes font le choix de partir sur un

théâtre de combats sanglants. L’engoue-

ment s’est développé à l’été 2014, au

moment des victoires de l’Etat Islamique

sur le terrain et de la proclamation du

califat. La plate-forme du numéro vert,

créée en avril 2014, a reçu des milliers

d’appels et la plupart de ces signale-

ments se sont avérés justifiés. De

nombreux parents ont découvert qu’en

quelques semaines leur enfant avait bas-

culé. Et, si chez certains les signes étaient

visibles, dans leur comportement, par

exemple, leur conversion religieuse sou-

daine, les recruteurs se sont vite adaptés

pour inciter leurs recrues à se faire plus

discrètes, rendant plus difficile le repé-

rage des individus, en cours de

radicalisation. Plusieurs milliers de Fran-

çais sont partis rejoindre l’Etat Islamique,

nombre d’entre eux sont morts. D’autres

centaines, dont le projet de départ était

avéré, se sont vus empêcher, par les

autorités françaises, de rejoindre le dji-

had en Irak ou en Syrie, et sont suivies

par des associations et par les services

préfectoraux, pour tenter de leur faire

entendre raison sur la nature de leur

conviction. Les chiffres, tant des individus

déjà partis combattre aux côtés de Daesh

que de ceux dont le projet de départ était

sérieux, au point d’avoir été signalé par

un de leurs proches, mettent plusieurs

Contrairement aux idées reçuesla majorité des jeunes qui se sont

engagés ne sont pas issus de milieux de culture musulmane

et des quartiers prioritaires de la politique de la ville. On compte près de 40 %

de femmes et 55 % de convertis,au sein de la cohorte observée.

Page 158: la revue socialiste · 2016. 1. 20. · la revue socialiste 60 édito Alain Bergounioux Directeur de La Revue socialiste. L’ensemble des données qui expliquent cette situation

éléments en évidence. Contrairement aux

idées reçues la majorité des jeunes qui se

sont engagés ne sont pas issus de

milieux de culture musulmane et des

quartiers prioritaires de la politique de la

ville. On compte près de 40 % de femmes

et 55 % de convertis, au sein de la cohorte

observée. Toutes les régions françaises

et toutes les catégories socio-profession-

nelles sont touchées2. Certes, il y a des

profils psychologiques fragiles, des

jeunes en crise d’adolescence, ou qu’une

rupture familiale peut faire basculer. Cer-

taines cherchent l’amour, d’autres croient

aller « se battre en héros », ou y trouver

un avenir meilleur, un métier, une forme

de reconnaissance sociale.

Mais, ne nous laissons pas aveugler

en pensant qu’il s’agit d’individus mani-

pulés ou de mineurs idiots. Il y a une

véritable révolte, une forme d’engage-

ment politique, dans le départ déterminé

des jeunes Français : une forme de

séparatisme, de rupture assumée avec

les valeurs républicaines. Pour identifier

les ressorts du basculement des indivi-

dus qui sont happés par les filières

djihadistes, on peut d’abord observer

qu’il s’agit majoritairement de jeunes -

les individus de moins de 30 ans sont

surreprésentés, par rapport à la démo-

graphie française. Et désigner ces jeunes

séduits par le djihad comme des

« barbares » ou des « fous » seraient

une grave erreur. Chez les jeunes, la

construction de l’identité se fait au sein

de communautés, de bandes de pairs,

dont il est risqué de s’exclure. Ils se

construisent par l’identification à des

groupes, mais aussi par la révolte, le

refus des injustices. Leur volonté de

changer le monde, aspiration naturelle,

prend aujourd’hui des formes qui nous

dépassent et, malheureusement, le pro-

jet djihadiste revêt, aux yeux de certains,

des allures révolutionnaires.

LE SALAFISME, UN RÉVISIONNISME HISTORIQUE

Les recruteurs de l’Etat islamique ont

construit un discours politique, inspiré

d’un salafisme qui réécrit l’histoire de l’is-

lam autour d’une seule notion, la lutte à

mort, la glorification du martyr et la

supériorité d’un islamisme sanguinaire

fondé sur la charia. N’oublions pas que

les premières victimes de Daesh sont les

musulmans eux-mêmes. Seul le règne

156

Malek Boutih - Génération radicale

2. Les chiffres sont issus des données de la plate-forme du numéro vert qui recense également les cas signalés par lespréfectures, juin 2015.

Page 159: la revue socialiste · 2016. 1. 20. · la revue socialiste 60 édito Alain Bergounioux Directeur de La Revue socialiste. L’ensemble des données qui expliquent cette situation

la revue socialiste 60Polémique

de la terreur semble intéresser les diri-

geants du mouvement qui a maintenant

très largement supplanté Al Qaeda. Cette

nébuleuse transnationale, désormais, ne

semble avoir d’autre ambition que son

expansion. Ce qu’il est important de rele-

ver, c’est évidemment qu’ils manipulent

les codes de la foi musulmane pour

utiliser les références religieuses apoca-

lyptiques, afin de justifier leurs horreurs.

Ils opèrent une forme de révisionnisme

de la religion, en exploitant, par exemple,

de façon très efficace, deux éléments.

Auprès des femmes, tout d’abord, qu’ils

massacrent, mais qu’ils parviennent à

attirer vers eux, comme si la femme était

mieux traitée par eux que par l’Occident,

impie, dans lequel les femmes seraient

restreintes dans leur volonté de porter le

voile, et réduites à des objets de consom-

mation. D’autre part, ils utilisent certaines

thématiques de l’islamo-gauchisme

pour attirer des jeunes qui sont convain-

cus que la France n’est pas accueillante

avec les musulmans, et même qu’elle les

rejettent. Pour transformer un sentiment

de révolte légitime en haine de la société,

les islamistes ont besoin, dans un

premier temps, de museler les forces

progressistes. Voilà pourquoi ce sont les

militants laïcs, syndicalistes, les artistes

qui, partout, sont les premières victimes

des islamistes. Pour eux, la gauche est

un barrage à l’engrenage de haine qu’ils

veulent imposer à toute la société.

RETROUVER LE SENS DE LA CITOYENNETÉ RÉPUBLICAINE

Parmi les valeurs qui n’ont plus de sens,

ou les termes qui apparaissent comme

des poncifs, figurent, malheureusement,

la laïcité. Les révolutionnaires français du

XVIIIe siècle ont inventé la laïcité, à ce titre

ils étaient de véritables visionnaires. Au

XXIe siècle, il ne s’agit plus de couper des

têtes ou d’exproprier le clergé. Cependant,

l’émancipation des carcans religieux est

toujours d’actualité, pour les femmes, en

premier lieu. Pour les pays du Maghreb

et du Moyen-Orient également, où les

tensions politiques qui sont apparues,

après les printemps arabes, relèvent du

difficile équilibre à trouver entre autorités

Les recruteurs de l’Etatislamique ont construit

un discours politique, inspiréd’un salafisme qui réécritl’histoire de l’islam autour

d’une seule notion, la lutte àmort, la glorification du martyret la supériorité d’un islamismesanguinaire fondé sur la charia.

Page 160: la revue socialiste · 2016. 1. 20. · la revue socialiste 60 édito Alain Bergounioux Directeur de La Revue socialiste. L’ensemble des données qui expliquent cette situation

religieuses et autorités politiques et d’un

processus de sécularisation.

La « laïcité » est formidablement

moderne. Mais, elle ne va pas de soi.

C’est devenu une conviction à défendre.

Face à cette question, on voit bien la

gêne des fonctionnaires, pour qui elle se

confond, parfois, avec neutralité ou droit

de réserve. Dans le cas des professeurs

de l’Education nationale et de l’ensei-

gnement privé sous contrat, il y a un

véritable enjeu de formation, car ils ont

la tache, infiniment ardue, de transmis-

sion des « valeurs républicaine ». Dans

le domaine socio-éducatif, la formation

des agents doit donc comprendre des

éléments approfondis sur la laïcité,

pour qu’ils soient armés pédagogique-

ment, et qu’ils puissent rappeler, au

quotidien, que la laïcité n’est pas une

restriction des libertés religieuses, mais,

au contraire, la condition d’une foi libre

dans la sphère privée et de la pratique

du culte de chacun, dans le respect de

l’autre. Il est indispensable de donner

les moyens aux professeurs des écoles,

collèges et lycées, d’aborder ces ques-

tions sereinement avec leurs élèves.

Alors que, depuis la fin des années 1990,

tous les signaux sont au rouge dans de

nombreux établissements, on peut

déplorer que leurs témoignages sur le

retour des préjugés sexistes, homo-

phobes, racistes et antisémites n’aient

pas été pris au sérieux.

Pour éviter tous les risques d’amalgame

ou le sentiment qu’une communauté

serait visée, lorsqu’on évoque la laïcité,

peut-être est-il nécessaire de rappeler que

la magie du « citoyen » français repose

sur son émancipation des tutelles cléri-

cales, parentales, ou patronales. La

meilleure arme de la République, qui,

pour certains, est malaimée ou tombée

en désuétude, est bien qu’un Français ne

peut pas être défini par une appartenance

prédéterminée. Une forme de laisser-faire

s’est installée, sous couvert d’un relati-

visme culturel devenu majoritaire. Le

communautarisme et le clientélisme sont

apparus un temps comme l’alternative à

l’échec de l’insertion sociale et profession-

nelle des jeunes générations issues de

quartiers urbains ghettoïsés et de zones

rurales reléguées hors des pôles d’attrac-

tivité métropolitains.

158

Malek Boutih - Génération radicale

Une forme de laisser-faire s’est installée, sous couvert d’un relativisme culturel devenu majoritaire.

Page 161: la revue socialiste · 2016. 1. 20. · la revue socialiste 60 édito Alain Bergounioux Directeur de La Revue socialiste. L’ensemble des données qui expliquent cette situation

la revue socialiste 60Polémique

L’IDENTITÉ, C’EST LE TERRITOIRE

L’urbanité et les territoires sont égale-

ment une clé de lecture pertinente pour

analyser le malaise qui gagne la société

française. L’attachement des citoyens à

leur territoire, à leur lieu de vie, n’est plus

à démontrer. Il suffit d’évoquer la multi-

tude d’associations de riverains qui

s’emparent des projets d’aménagements

locaux et se mobilisent, soit pour les

amender, soit pour les contester plus

radicalement. Le livre d’Eric Maurin, Le

Ghetto français, a parfaitement décrit et

analysé la dynamique d’« entre soi » qui

conduit à la spécialisation des quartiers

résidentiels et influence même les prix

de l’immobilier, dans certains quartiers

urbains. La mixité sociale existe à

l’échelle des grandes agglomérations,

mais dans certains territoires elle a qua-

siment disparu. Cet état de fait génère

une forme de séparatisme. Ce « sépara-

tisme » s’enracine dans l’exclusion

sociale et culturelle ; il se transforme,

sous l’influence de la propagande djiha-

diste en un séparatisme identitaire et,

fatalement, en logique de violence.

La responsabilité des forces progressistes

est bien d’affronter pied à pied, sur le ter-

rain des valeurs, les thèses djihadistes,

dans le débat public au sens large, c’est-

à-dire aussi dans les dialogues qui se

nouent dans la sphère privée et dans les

multiples lieux d’échange de la société

civile. Il y a bien « du grain à moudre »

pour une gauche qui se sent désarmée

face à cette violence radicale. La réponse

à apporter ne peut être que l’engagement,

l’innovation… et nous n’avons jamais eu

autant besoin de militants convaincus

et convaincants, d’esprits libres, combat-

tifs, de défenseurs de la laïcité. Notre

pays, face au danger totalitaire, face aux

menaces de guerres destructrices, n’a

jamais eu autant besoin de la gauche !

Notre pays, face au dangertotalitaire, face aux menaces deguerres destructrices, n’a jamaiseu autant besoin de la gauche !

Page 162: la revue socialiste · 2016. 1. 20. · la revue socialiste 60 édito Alain Bergounioux Directeur de La Revue socialiste. L’ensemble des données qui expliquent cette situation

Réactions de :

Hélène FontanaudChargée de mission à la direction des études du Parti socialiste.

Cécile BeaujouanRédactrice en chef de la Revue socialiste.

Nous avons retenu

Réponses de :

Gilles VergnonMaître de conférences en histoire contemporaine à l’Institut d’Etudes Politiques de Lyon.

la revue socialiste 60

à propos de…

Le débat intellectuel a toujours été consubstantiel au socialisme, dont les grands combatssont d’abord des combats d’idées.

Conscients de cet héritage et soucieux du lien avec les intellectuels, nous avons mis en placeune rubrique, intitulée « A propos de… » entièrement consacrée à un livre.

Nous nous attachons à sélectionner des ouvrages émanant d’auteurs déjà connus ou encoreen devenir, français et étrangers, couvrant largement la palette des savoirs, développant desidées fortes et des analyses nouvelles de nature à faire débat et à contribuer à la nécessairerénovation intellectuelle de la gauche française.

Page 163: la revue socialiste · 2016. 1. 20. · la revue socialiste 60 édito Alain Bergounioux Directeur de La Revue socialiste. L’ensemble des données qui expliquent cette situation

la revue socialiste 60à propos de…

Comment expliquer ce désintérêt des

socialistes français ? Et, plus générale-

ment, de la classe politique française tout

au long du XXe siècle, à l’exception nota-

ble de Georges Pompidou, auteur d’une

boutade fameuse. Quand on avait

demandé au président de la République,

issu du gaullisme, s’il existait un pays

« modèle » en matière de rapports

sociaux, il avait répondu : « Disons la

Suède, avec un peu plus de soleil ». For-

mule reprise, par ailleurs, mais avec

moins d’agilité, par Emmanuel Macron,

lors de la campagne présidentielle de

2012, lorsqu’il avait estimé que la taxe à

75 %, c’était « Cuba, moins le soleil ! » …

C’est donc autour de Georges Pompidou,

de Jacques Chaban-Delmas, de Jean-

Jacques Servan-Schreiber, que s’était

focalisé l’intérêt français pour la Suède,

modèle d’économie mixte, de compromis

social, bref d’alternative tranquille au capi-

talisme. La gauche française est, pour sa

part, restée à l’écart.

Une part de l’explication tient, pour Gilles

Vergnon, dans la spécificité des expé-

riences gouvernementales de la gauche

française, pour la plupart courtes et frus-

trantes. Jusqu’à l’élection de François

Puisque le XXe siècle a été marqué par l’affrontement idéologique entre démocraties etnazisme, puis entre modèle occidental et modèle soviétique ou maoïste, quelle serait laplace du modèle suédois dans l’imaginaire politique des gauches françaises ? Gilles Ver-

gnon, agrégé d’histoire et maître de conférences à Sciences Po Lyon, éclaire un pan négligé del’histoire des socialistes français. Mais, la lumière qu’il jette sur plusieurs décennies, des annéestrente à nos jours, est crue et sans indulgence pour l’indifférence de la gauche française à l’égarddes sociaux-démocrates suédois, qui ont gouverné, sans interruption, de 1932 à 1976.

Le modèle suédois est-il de gauche ?

Réaction deHélène Fontanaud

Chargée de mission à la direction des études du Parti socialiste.

Gilles Vergnon, « Le modèle » suédois, 2015

Page 164: la revue socialiste · 2016. 1. 20. · la revue socialiste 60 édito Alain Bergounioux Directeur de La Revue socialiste. L’ensemble des données qui expliquent cette situation

Mitterrand, en 1981, aucun gouvernement

« de gauche » ne dure plus de deux ans,

à l’exception des gouvernements tripar-

tites de la Libération. Pour l’auteur, « ces

brèves rencontres des gauches françaises

avec le pouvoir politique ne permettent

pas, à l’évidence, l’acculturation d’une

culture de gouvernement dans la durée.

Celle qu’acquiert a contrario le SAP

suédois, qui gouverne près de 68 ans

entre 1918 et 2006, ou d’autres partis

sociaux-démocrates en Scandinavie, en

Autriche, ou même au Royaume-Uni ».

« La brièveté et le caractère haché du temps

gouvernemental des gauches françaises

contribuent (…) à pérenniser ce rapport

complexe au pouvoir central, ce « long

remords du pouvoir », titre de l’ouvrage

d’Alain Bergounioux et Gérard Grunberg,

en 1992 sur le Parti socialiste. Ils

cantonnent l’intérêt pour les expériences

étrangères de gouvernementalité sociale-

démocrate à des groupes aussi minces

(surtout chez les socialistes) que dispa-

rates », ajoute-t-il.

Le point fort de l’argumentation de Gilles

Vergnon réside dans la description méti-

culeuse de la réception des idées et

des expériences suédoises, en France.

Du « temps des voyageurs », après

l’accession au pouvoir du parti social-

démocrate suédois, en septembre 1932,

au cœur de la Grande Dépression,

jusqu’au rapprochement, sous François

Hollande, du Parti socialiste français,

avec l’idée social-démocrate. Les pre-

miers défricheurs du « modèle suédois »

sont des journalistes et des syndicalistes

de gauche. Mais, ils sont belges, britan-

niques ou américains. Les Français

viennent plutôt de la droite, droite dure

ou libérale. C’est le cas, notamment,

d’Emile Schreiber, père de JJSS, qui publie

Heureux scandinaves, en 1937 aux Edi-

tions Denoël. « Qu’ils soient nettement

engagés à droite (Serge de Chessin) ou

sur des positions plus « centrales » (Paul

Planus et Emile Schreiber), les promo-

teurs français du « modèle suédois » (…)

sont tous partisans d’une collaboration

164

Hélène Fontanaud - Le modèle suédois est-il de gauche ?

C’est donc autour de GeorgesPompidou, de Jacques Chaban-Delmas, de Jean-JacquesServan-Schreiber, que s’étaitfocalisé l’intérêt français pour la Suède, modèle d’économiemixte, de compromis social, bref d’alternative tranquille aucapitalisme. La gauche françaiseest, pour sa part, restée à l’écart.

Page 165: la revue socialiste · 2016. 1. 20. · la revue socialiste 60 édito Alain Bergounioux Directeur de La Revue socialiste. L’ensemble des données qui expliquent cette situation

la revue socialiste 60À propos de…

ou d’une coopération constructive entre

forces sociales. Ils ne sont pas en tout cas

associés, de près ou de loin, au Front

populaire, qu’ils voient comme un

repoussoir, absolu ou relatif, et jamais

comme une référence », souligne Gilles

Vergnon.

La gauche communiste est aveugle

sur ce qui se passe en Suède, dans

les années trente. Ce n’est qu’à partir de

septembre 1936, parce qu’il est engagé

dans une stratégie d’union avec les

socialistes, que le Parti communiste

salue, en pages intérieures de l’Huma-

nité, « la victoire du peuple sur le

fascisme et la réaction en Suède ». Ce

n’est guère mieux du côté des radicaux,

qui consacrent l’essentiel de leurs débats

aux alliances électorales. Du côté des

socialistes, on trouve dans Le Populaire,

le quotidien de la SFIO, plusieurs articles

à propos des scrutins, de 1932 et 1936, et

un compte-rendu d’un bref voyage de

Léon Blum, à Stockholm. Il y a quelques

précurseurs, comme Jean Longuet. Mais,

l’intérêt timide pour la Suède, marqué

toutefois lors de la « Rencontre de Ponti-

gny », en juin 1938, où les Français,

représentants du monde patronal et syn-

dical en majorité, sont venus écouter les

experts suédois du réformisme, connaît

un coup d’arrêt avec la Seconde Guerre

mondiale et l’Occupation. D’abord, parce

que beaucoup de ceux qui s’étaient inté-

ressés au modèle suédois avant-guerre

s’éparpillent dans les milieux de la Colla-

boration. Ensuite, et surtout, parce que

la Résistance s’ordonne autour d’un

« patriotisme intense » et préfère « les

références au passé national aux expé-

riences étrangères, et les références

morales aux références « de classe » »,

écrit Gilles Vergnon. Et quand elle

cherche des exemples à l’étranger, c’est

l’Union soviétique qui est évoquée

en premier, et pas seulement chez les

communistes. Les Américains et les Bri-

tanniques, les « alliés » de la bataille

contre les nazis, sont aussi souvent cités

par les dirigeants de la Résistance. La

Suède a disparu des radars.

Cette inaptitude à percevoir ce que pour-

rait apporter la Suède perdure dans

la France de l’après-guerre, alors

même que les Allemands et les Autri-

chiens, membres d’une génération

d’exilés antinazis qui ont fait l’expérience

du « socialisme scandinave », commen-

cent à irriguer leurs réflexions avec leurs

rencontres nordiques. Dans les années

50 et 60, les éclaireurs français sont plus

Page 166: la revue socialiste · 2016. 1. 20. · la revue socialiste 60 édito Alain Bergounioux Directeur de La Revue socialiste. L’ensemble des données qui expliquent cette situation

nombreux. La Revue socialiste s’empare

du dossier suédois à plusieurs reprises.

« André Nemo relève que ses voisins

considèrent la Suède comme une sorte

de Pérou socialiste, situé à la pointe

avancée du bien-être matériel et du

progrès social de l’humanité ». Mais,

dominent encore les discussions sur

les modèles soviétique, chinois, sur les

exemples de libération nationale postco-

loniale, rejetant la Suède à l’arrière-plan.

Le fait, on l’a dit, que la Suède ait servi

véritablement de référence à Georges

Pompidou ou Jacques Chaban-Delmas,

à la fin des années 60, a contribué, à

gauche, à jeter la suspicion sur ce pays.

Il a fallu l’élection de Olof Palme, en octo-

bre 1969, pour rétablir le contact entre

gauches suédoise et française. Et ce

d’autant plus que les socialistes français

entamaient alors leur refondation, qui

devait aboutir au congrès d’Epinay,

en 1971. Mais, l’incompréhension entre

elles reste forte. Il suffit de lire ces

quelques lignes écrites par François

Mitterrand, en 1972 : « Les socialistes

français prennent leur miel là où il est.

Ils admirent le modèle scandinave, ce bel

exemple de démocratie vécue. Mais ils

s’inquiètent de ne pas le voir s’attaquer

plus vigoureusement aux monopoles

privés. Ils rejettent sans compromis pos-

sible le centralisme russe et son système

politique, mais approuvent la mise hors

d’état de nuire des maîtres de l’argent.

Ils sont séduits par l’expérience yougo-

slave, mais mesurent ses énormes

risques (…) Le programme commun

esquisse les voies d’une démocratie supé-

rieure aussi bien sur le plan politique

que sur le plan économique. Il réalise une

synthèse qui prépare les voies d’un

« modèle » français ».

Ainsi, la social-démocratie suédoise

reste-t-elle à la fois un anti-modèle et une

source d’inspiration pour les socialistes

français. Et, quand ceux-ci reconnaîtront

la social-démocratie comme horizon

166

Hélène Fontanaud - Le modèle suédois est-il de gauche ?

Cette inaptitude à percevoir ce que pourrait apporter laSuède perdure dans la Francede l’après-guerre, alors mêmeque les Allemands et lesAutrichiens, membres d’unegénération d’exilés antinazis qui ont fait l’expérience du « socialisme scandinave »,commencent à irriguer leurs réflexions avec leursrencontres nordiques.

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la revue socialiste 60À propos de…

idéologique indépassable, il sera trop

tard. Le modèle réformiste suédois a

vécu, aujourd’hui, largement entamé par

la difficile adaptation à la mondialisation

et les critiques venues de Suédois eux-

mêmes, notamment dans les romans

policiers à succès planétaire, comme Mil-

lénium ou la série Wallander de Henning

Mankell. Ces rendez-vous manqués à

répétition entre gauches française et sué-

doise conduisent donc à s’interroger sur

une possible totale inadéquation entre

les deux modèles d’exercice du pouvoir.

Ainsi, la social-démocratiesuédoise reste-t-elle à la fois un anti-modèle et une source

d’inspiration pour les socialistesfrançais. Et, quand ceux-cireconnaîtront la social-

démocratie comme horizonidéologique indépassable,

il sera trop tard.

Page 168: la revue socialiste · 2016. 1. 20. · la revue socialiste 60 édito Alain Bergounioux Directeur de La Revue socialiste. L’ensemble des données qui expliquent cette situation

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Les témoignages de politologues, de sociologues, d’universitaires, d’intellectuels et de responsables politiques

sur les droites, les populismes, en France et en Europe, le « déclinisme », le « déclassement » et ses conséquences,

la sociologie électorale…

http://www.parti-socialiste.fr/dossier/le-kiosque

UN TRAVAIL DE CARACTÉRISATION ET D’ANALYSE CRITIQUE DE LA DROITE,

DE L’EXTRÊME DROITE ET DE LA DROITE EXTRÊME

UNE PUBLICATION GRATUITEet en ligne sur le site du Parti socialiste

dirigée par Alain Bergounioux, directeur aux études auprès du Premier Secrétaire, et

élaborée par le Service Veille-Riposte du Parti socialiste.

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la revue socialiste 60à propos de…

Comme le rappelle l’historien Bo Stråth :

« Lorsque l'expression de modèle suédois

est employée dans le débat politique à

partir de la fin des années 1960, il s'agit

soit d'un avertissement, soit d'un bon

exemple. Les modèles servent d'argu-

ments dans le débat politique et sont de ce

fait discutés et contestés. (…) L'attention

portée à tout modèle étranger est la projec-

tion de ses propres intérêts »1. Examiner la

réception du modèle suédois, l’usage qui

en a été fait, le discours qui a été tenu à son

sujet par des acteurs étrangers revient

donc d’abord à s’intéresser à ces mêmes

acteurs. C’est ce à quoi s’emploie Gilles Ver-

gnon pour qui « Parler de la Suède, c’est

parler de la France, des gauches fran-

çaises, de leurs divisions, de leur rapport

au pouvoir, de leur vision du socialisme et

de l’action gouvernementale. »2

Le vocable de « modèle suédois » apparaît

tel quel en France, à la fin des années

1960, sous la plume de Jean-Jacques Ser-

Gauches françaises et modèle suédois : un rendez-vous difficile

Réaction deCécile Beaujouan

Rédactrice en chef de la Revue socialiste.

Gilles Vergnon, « Le modèle » suédois, 2015

T andis que les commentateurs du modèle suédois sont, depuis plusieurs décennies,légions sous nos latitudes, il est frappant de constater à quel point leurs publications,déclarations et analyses se sont révélées de faible portée, au regard des politiques

menées, y compris celles impulsées par la gauche. C’est sur ce paradoxe que l’historien GillesVergnon se penche, dans un ouvrage très méticuleusement documenté, Le « modèle » suédois. Les gauches françaises et l’impossible social-démocratie (PUR, 2015).

1. Bo Stråth, "La construction d'un modèle nordique : pressions externes et compromis", Revue internationale de politique comparée, n° 3, 2006 (Vol. 13), pp. 391-441.

2. Gilles Vergnon, p. 14.

Page 170: la revue socialiste · 2016. 1. 20. · la revue socialiste 60 édito Alain Bergounioux Directeur de La Revue socialiste. L’ensemble des données qui expliquent cette situation

van Schreiber qui le mentionne dans son

ouvrage Le défi américain3. S'inscrivant

dans une perspective décliniste et anti-

gaulliste, il explique que seuls deux pays

sont en mesure de faire jeu égal avec les

Etats-Unis, en développant une voie qui

leur est propre, le Japon et la Suède. Puis,

en tant que secrétaire général du Parti

radical, il développe à nouveau ce type

d'analyse dans le Manifeste radical de

1970. Le modèle suédois sert aussi de réfé-

rence positive pour le pouvoir en place et

les "modernisateurs" : en 1969, Georges

Pompidou, alors candidat à la présiden-

tielle affirme, non sans une pointe d’ironie,

que « la Suède avec le soleil en plus » peut

sans doute faire figure d’exemple, en

matière de relations sociales. Mais, au

cours de ces années là, le modèle suédois

a aussi ses contempteurs : le correspond

de The Observer à Stockholm, Roland

Huntsford, croit déceler dans l’égalita-

risme à la suédoise et la suprématie de

l’Etat-Parti sur la société une menace tota-

litaire d’un nouveau genre4.

Tandis que les laudateurs du modèle

suédois composent une galaxie de

personnalités progressistes très variées -

politiques, journalistes, patrons, intellec-

tuels - qui gravitent autour du centre,

les représentants de la gauche de

l'époque, et les socialistes, en particulier,

dédaignent, le plus souvent, l’œuvre de

Per Albin Hansson et de ses héritiers,

quand ils ne se montrent pas ouverte-

ment critiques à son endroit. Deux traits

distinguent pourtant l’expérience suédoise,

dans les années 1970, qui pourraient

justifier qu’on y prête attention. Tout

d’abord, les sociaux-démocrates suédois

ont été au pouvoir sans discontinuer, de

1932 à 1976, date à laquelle Olof Palme est

défait par une coalition de mécontente-

ments provoqués tout à la fois par un

ambitieux programme nucléaire et un

projet de fonds d’investissement. Cette

longévité devrait logiquement susciter de

l’intérêt chez des socialistes français,

170

Cécile Beaujouan - Gauches françaises et modèle suédois : un rendez-vous difficile

3. Le Défi américain, Paris, Éditions Denoël, 1968.4. Roland Huntford, The New Totalitarians, New York, Stein & Day, 1971, trad. de l’angl. par Frank Straschitz, Le nouveau totalitarisme, Paris,Fayard, 1975.

Le vocable de « modèle suédois »apparaît tel quel en France, à la fin des années 1960, sous la plume de Jean-Jacques ServanSchreiber qui le mentionne dansson ouvrage Le défi américain.

Page 171: la revue socialiste · 2016. 1. 20. · la revue socialiste 60 édito Alain Bergounioux Directeur de La Revue socialiste. L’ensemble des données qui expliquent cette situation

la revue socialiste 60À propos de…

accoutumés surtout à l’intermittence…

Ensuite, le modèle tel qu’il a été édifié,

dans les années 1930, consiste en un

dispositif complexe et véritablement origi-

nal qui mêle tout à la fois importance

du dialogue social (avec les accords de

Saltsjöbaden, en 1938), politique écono-

mique d’inspiration keynésienne (sous

l’influence du ministre des Finances, Ernst

Wigforss, dès 1932), rôle-clé de l’action

syndicale dans l’organisation du marché

du travail (d’après le modèle Rehn-Meid-

ner de 1951) et service public puissant

financé par un impôt généreux. Par la

suite, la neutralité et le tiers-mondisme,

ainsi que la défense des minorités et la

lutte contre les stéréotypes sexués, s’agrè-

geront au modèle.

A partir de l’accession des sociaux-démo-

crates au pouvoir, dans les années 1930,

et avant même qu’il ne soit question de

« modèle », la Suède suscite la curiosité de

gens de lettres, de journalistes et d’intellec-

tuels. Le sentiment d'une sorte d'« exception

suédoise » s’exprime dans des ouvrages

qui s’inscrivent dans une certaine veine

culturaliste : le « voyageur » Lucien Maury5,

Emile Schreiber6, puis, François-Régis

Bastide7 et Henri Queffélec8 rendent compte

du tempérament suédois. Jusqu’aux

fameuses notes scandinaves d’Emmanuel

Mounier qui paraissent dans Esprit9 et font

état d’une société mélancolique qui, satu-

rée de prospérité éco no mique, ne désire

plus rien. Dans le domaine strictement

politique, quelques exceptions échappent

à la règle de l’indifférence. De rares socia-

listes « intrigués » par le nouveau modèle

social qui se dessine sous leurs yeux et la

longévité politique de ses concepteurs

contribuent, par des livres et des articles, à

populariser l’exemple suédois : Raymond

Fusilier et Marie Granet, notamment, tous

deux membres de la SFIO et piliers de la

Revue socialiste dans les années 1950.

5. Lucien Maury, La Suède, Paris, Société française d’éditions, 1932 ; Métamorphose de la Suède, Paris, Stock, 1951.6. Emile Schreiber, Heureux Scandinaves, Denoël, Paris, 1936.7. François-Régis Bastide, Suède, Paris, Editions du Seuil, 1954. 8. Henri Queffélec, Portrait de la Suède. La terre et les hommes. Paris, Hachette, 1968.9. Henri Mounier, « Notes scandinaves, ou du bonheur », Esprit, février 1950.

A partir de l’accession dessociaux-démocrates au pouvoir,dans les années 1930, et avantmême qu’il ne soit question de « modèle », la Suède suscite la curiosité de gens de lettres,

de journalistes et d’intellectuels.

Page 172: la revue socialiste · 2016. 1. 20. · la revue socialiste 60 édito Alain Bergounioux Directeur de La Revue socialiste. L’ensemble des données qui expliquent cette situation

172

Cécile Beaujouan - Gauches françaises et modèle suédois : un rendez-vous difficile

Dans la décennie qui suit, en revanche, les

socialistes français, de retour dans l’oppo-

sition, n’accordent plus le moindre intérêt

aux réalisations du gouvernement de Tage

Erlander. Comme l’écrit Gilles Vergnon :

« Dans la période de haute croissance des

années 1950 et 1960, où le dynamisme de

l’économie semble assuré pour longtemps,

le supplément d’âme que cherchent cer-

tains, se trouve davantage du côté des

kibboutz israéliens, dont on a oublié

aujourd’hui l’immense intérêt qu’ils susci-

taient, ou de l’autogestion yougoslave. »10

Le basculement se produit à partir des

années 1970, notamment avec les paru-

tions du Modèle suédois11 de l’universitaire

Jean Parent et du « Socialisme » suédois du

journaliste communiste, Jacques Arnault12

qui inaugurent une période riche en paru-

tions de toutes sortes. Le socialiste, Serge

Richard, ancien membre du PSA et rédac-

teur en chef de l’Unité, suit leur exemple,

en publiant un livre d’entretien avec Olof

Palme13. Précisément, la figure de ce dernier

qui émerge, en 1969, à la faveur du départ

de Tage Erlander, est plus « accrocheuse »,

car plus conforme à l’image que l’on se fait,

en France, d’un leader de gauche : plus

incisif, plus cultivé, il tranche avec la

figure paternelle et consensuelle de

son prédécesseur. Mais, au-delà de

l’intérêt suscité par le charisme de son

Premier ministre, l’engouement inédit

des Français pour la Suède s’explique

par la situation politique hexagonale, elle-

même, qui propulse le modèle suédois

« au centre de la tectonique politique fran-

çaise » (p. 99) : que ce soient les gaullistes,

autour de Jacques Chaban-Delmas et sa

« nouvelle société », les centristes, autour

du Parti radical, ou encore la gauche non

communiste divisée entre Michel Rocard,

Alain Savary et François Mitterrand, tous

traversent une période de redéfinition pro-

pice à la recherche de modèles étrangers.

Mais, en ce qui concerne les socialistes,

aucune des familles ne se réclame de la

social-démocratie : tandis que Michel

Rocard ne jure que par l’autogestion,

François Mitterrand, à travers Changer la

vie, plaide pour « l’appropriation collective

des moyens de production ». Les socia-

listes français ne feront, paradoxalement,

preuve d’appétence pour le modèle sué-

dois qu’au cours des années 1990, lorsque

10. Gilles Vergnon, p. 83.11. Gilles Parent, Le modèle suédois, Calmann Lévy, Paris, 1970.12. Jacques Arnault, Le « socialisme » suédois, Editions sociales, Paris, 1970.13. Serge Richard, Le rendez-vous suédois, Stock, Paris, 1976.

Page 173: la revue socialiste · 2016. 1. 20. · la revue socialiste 60 édito Alain Bergounioux Directeur de La Revue socialiste. L’ensemble des données qui expliquent cette situation

la revue socialiste 60À propos de…

celui-ci traversera une crise majeure, peu

après la mort d’Olof Palme, en 1986, sous

les gouvernements d’Ingvar Carlsson et

Göran Persson.

Le livre de Gilles Vergnon, foisonnant

d’exemples et d’illustrations, est d’une

exhaustivité remarquable. En tant que tel,

il est une source inestimable pour tous

ceux qui s’intéressent aux échanges doc-

trinaux entre socialistes français et

sociaux-démocrates suédois. Mais, l’on

reste un peu sur sa faim : on aurait aimé

en savoir davantage sur l’identité du

socialisme français - le vrai sujet du livre -

dont la définition est comme fractionnée

au fil des pages et qu’il faut recomposer

pour aboutir à une image fixe, comme on

assemble les pièces d’un puzzle. En outre,

la démonstration pêche par manque

de description du modèle suédois lui-

même. Bien sûr, l’on comprend que Gilles

Vergnon ne veuille pas parler de la Suède

et de la social-démocratie : Sheri Berman,

Alain Bergounioux, Bernard Manin et,

plus récemment, Gösta Esping Andersen

s’y sont déjà beaucoup employés. Mais,

il est tout de même difficile de saisir

l’incompatibilité entre la gauche non

communiste française et la social-démo-

cratie suédoise, si l’on ne précise pas que

dès ses premiers pas, les socialistes sué-

dois se sont inscrits assez nettement

dans une logique réformiste. Les pre-

miers programmes qui paraissent avant

même la création du SAP, en 1889, sont

inspirés du programme de Gotha du SPD.

Grand admirateur de Bernstein, Hjalmar

Branting, le leader historique s’est très tôt

imprégné des idées sociales-démocrates.

Dès son discours de Gävle, en 1886, il

annonce la couleur en rejetant vigoureuse-

ment la voie de la violence révolutionnaire

et en affirmant la primauté du suffrage uni-

versel et du régime parlementaire. Il n’a

ensuite de cesse, au début du XXe siècle, de

s’attaquer aux éléments les plus radicaux

du parti, les « jeunes socialistes », avant

de parvenir à leur liquidation, en 1917.

Ses successeurs continuent son œuvre.

Per Albin Hansson impose une ligne de

Le livre de Gilles Vergnon,foisonnant d’exemples et d’illustrations, est

d’une exhaustivité remarquable.En tant que tel, il est une

source inestimable pour tousceux qui s’intéressent

aux échanges doctrinaux entre socialistes français etsociaux-démocrates suédois.

Page 174: la revue socialiste · 2016. 1. 20. · la revue socialiste 60 édito Alain Bergounioux Directeur de La Revue socialiste. L’ensemble des données qui expliquent cette situation

dissolution des clivages de classe et aban-

donne le principe d’un parti des seuls

ouvriers, en procédant au rassemble-

ment de tous les citoyens dans le « foyer

du peuple » (folkhem). Enfin, Tage Erlan-

der, qui, du fait de sa longévité au pouvoir

(23 ans), est sans doute la figure qui

incarne le plus le modèle suédois aux

yeux du monde, parachève l’action de

Branting, avec la « démocratie d’Harp-

sund », au moment où les Allemands se

réunissent à Bad Godesberg et les Autri-

chiens à Vienne. On est bien loin de ce qui

fait l’essence de la gauche française : sa

radicalité, ses interrogations au sujet de

l’usage de la violence politique, sa rhéto-

rique anticapitaliste, bref ce que certains

ont appelé son « surmoi marxiste ». Il

n’est donc pas étonnant que ce ne soit

qu’à l’heure de leur aggiornamento que

les socialistes français aient souhaité

s’inspirer de l’expérience suédoise. Hélas,

le modèle suédois était alors déjà bien

entamé, et Göran Persson bien décidé à

poursuivre les réformes, dans le sillage

de Blair et Schröder. Il est significatif, d’ail-

leurs, que Lionel Jospin ait été l’un des

seuls dirigeants européens, de la fin des

années 1990, à résister aux sirènes de la

Troisième Voie, alors que l’expérience du

pouvoir des socialistes français et les

interrogations et déceptions qu’elle avait

suscitées rendaient urgente une redéfin-

tion doctrinale.

Un autre aspect peut expliquer ce qui res-

semble fort à une incompréhension : les

récentes révélations sur la politique de

stérilisation menée en Suède, à partir des

années 1930, ne sont que la face cachée

d’un modèle dont les soubassements

sont loin de n’être réductibles qu’à sa

dimension économique et sociale. Si les

socialistes français négligent le modèle

suédois, c’est sans doute aussi parce

qu’ils en perçoivent toute l’altérité, ce que

les écrivains voyageurs et Emmanuel

Mounier avaient, à leur façon, parfaite-

ment entrevu. La social-démocratie

suédoise ne peut se comprendre que si

on la replace dans l’histoire des mouve-

ments populaires, aux côtés de l’église

luthérienne et des ligues contre l’alcoo-

174

Cécile Beaujouan - Gauches françaises et modèle suédois : un rendez-vous difficile

On est bien loin de ce qui faitl’essence de la gauche française :sa radicalité, ses interrogationsau sujet de l’usage de la violence politique, sarhétorique anticapitaliste, bref ce que certains ont appeléson « surmoi marxiste ».

Page 175: la revue socialiste · 2016. 1. 20. · la revue socialiste 60 édito Alain Bergounioux Directeur de La Revue socialiste. L’ensemble des données qui expliquent cette situation

la revue socialiste 60À propos de…

lisme, à une époque où les misérables

paysans scandinaves émigraient vers

l’Amérique. Le syndicalisme de masse ne

peut se concevoir que de cette façon. Il en

est de même de la fusion entre la société,

l’Etat et le parti - le SAP a atteint jusqu’à un

million d’adhérents pour une population

de 8 millions d’habitants. La notion totali-

sante de « folkhem » - foyer du peuple - et

la caractérisation des premiers ministres

successifs en « pères du peuple » s’inscri-

vent aussi dans le droit fil de cette tradition.

Or, pour les socialistes français, il est diffi-

cile d’accéder aux mystères d’un modèle à

la fois si proche et si lointain. Il aurait été

utile que Gilles Vergnon, pour nous dire ce

qu’est l’essence des gauches françaises,

nous en disent tout de même davantage

sur ce qu’est la gauche suédoise, dans l’en-

semble de ses dimensions.

Si les socialistes françaisnégligent le modèle suédois,

c’est sans doute aussi parce qu’ilsen perçoivent toute l’altérité, ce que les écrivains voyageurs

et Emmanuel Mounier avaient, àleur façon, parfaitement entrevu.

Page 176: la revue socialiste · 2016. 1. 20. · la revue socialiste 60 édito Alain Bergounioux Directeur de La Revue socialiste. L’ensemble des données qui expliquent cette situation

la revue socialiste 60à propos de…

Au point de départ de ce travail, le constat

d’un triple contraste. Contraste entre la

situation périphérique de la Suède, en

Europe, sa faible population et l’intensité

de l’intérêt public dont elle fit l’objet, spécia-

lement dans deux séquences historiques :

les années 1936-1938, à l’ombre du Front

populaire, et le début des années 1970,

dans les limbes du Programme commun.

Contraste entre la densité de la production

écrite sur la Suède contemporaine - plus de

quarante livres et articles d’importance -

et la faible part des écrits proprement

« socialistes» de ce corpus. Contraste,

enfin, entre un parti, le SAP (Parti social-

démocrate suédois des travailleurs), qui

gouverne près de 70 ans (et le plus sou-

vent seul) la Suède entre 1918 et 2006,

dont 44 années ininterrompues, entre

1932 et 1976, avec seulement trois Pre-

miers ministres, Per-Albin Hansson, Tage

Erlander et Olof Palme, et des gauches fran-

çaises au temps gouvernemental bref -

moins de 25 ans, à l’échelle du siècle - et

haché. En ce sens, il s’agit peut-être moins

d’une opposition entre « deux modèles

J e tiens d’abord à remercier Cécile Beaujouan et Hélène Fontanaud pour leurs lecturesattentives, pertinentes et, parfois, critiques, de mon ouvrage sur Le « modèle » suédois, ainsi que La Revue socialiste qui accueille cet échange. Comme l’indique

d’emblée Hélène Fontanaud, je me suis interrogé sur un «pan négligé» de l’histoire desgauches françaises, pas uniquement de celle des seuls socialistes. En effet, « planistes» et cégétistes du brain trust de Léon Jouhaux dans les années 1930 - pour ne pas parler des « non conformistes » ou des cercles modernistes du patronat -, puis mendésistes et radicauxdes années 1970 s’y sont bien davantage intéressés que les socialistes stricto sensu, sauf dans la toute dernière période.

Réponses

Réponses deGilles Vergnon

Maître de conférences en histoire contemporaine à l’Institut d’Etudes Politiques de Lyon.

Gilles Vergnon, « Le modèle » suédois, 2015

Page 177: la revue socialiste · 2016. 1. 20. · la revue socialiste 60 édito Alain Bergounioux Directeur de La Revue socialiste. L’ensemble des données qui expliquent cette situation

178

Gilles Vergnon - Réponses

d’exercice du pouvoir », comme l’écrit

Hélène Fontanaud, que d’une opposition

entre un modèle de gouvernementalité et

un anti-modèle caractérisé par la « brève

rencontre » avec le pouvoir.

Le « modèle suédois» se dessine dans les

années 1930, dans une séquence bien

particulière : une Europe plongée dans la

crise, où gronde à nouveau la guerre, où

les socialistes - toujours en coalition, ceci

expliquant d’ailleurs, au moins partielle-

ment, cela - ne gouvernent généralement

jamais plus de deux ans. La « loi des deux

ans » frappe tout autant les gouverne-

ments du Cartel des gauches (1924-1926)

ou du Front populaire (1936-1938) en

France, que ceux du Labour party au

Royaume-Uni (janvier-novembre 1924,

1929-1931) ou du SPD (1918-1920 et

1928-1930) en Allemagne… Seule la

Scandinavie, et spécialement la Suède, fait

exception, avec des gouvernements qui

passent le cap de leur reconduction :

Per-Albin Hansson, victorieux en 1932,

gouverne jusqu’en 1939, avant de diriger

un cabinet d’Union nationale jusqu’en

1944. Mieux encore, son gouvernement

mène une politique anti-crise efficace et

installe, avec les accords de Saltjöbaden

(1938) le compromis social entre centrales

syndicale (LO) et patronale (SAF), organi-

sant la concertation à tous les niveaux.

C’est cette triple dimension de stabilité,

de succès économique et de « troisième

voie » entre bolchevisme et capitalisme

libéral qui captive nombre d’observateurs

étrangers. Ceux-ci viennent généralement

de la gauche du spectre politique aux

Etats-Unis, en Grande-Bretagne ou en

Belgique où il s’agit d’aider le gouverne-

ment – Roosevelt, aux EU, Spaak, en

Belgique - ou le parti à puiser des idées

pour mieux gouverner ou revenir au pou-

voir (Royaume-Uni). En France, et là

se noue déjà sa spécificité, les Heureux

Scandinaves intéressent autant, voire

davantage à droite (Serge de Chessin, Paul

Planus, Emile Schreiber) qu’à gauche, car

on cherche en Suède un « au-delà de la

lutte des classes », un modèle de coopéra-

Le « modèle suédois» se dessinedans les années 1930, dans uneséquence bien particulière : une Europe plongée dans la crise, où gronde à nouveau la guerre, où les socialistes -toujours en coalition, ceci expliquant d’ailleurs, au moins partiellement, cela - ne gouvernent généralement jamais plus de deux ans.

Page 178: la revue socialiste · 2016. 1. 20. · la revue socialiste 60 édito Alain Bergounioux Directeur de La Revue socialiste. L’ensemble des données qui expliquent cette situation

tion entre forces sociales, c’est-à-dire un

anti-Front populaire, dont les grèves

de masse qui accompagnèrent l’arrivée

au pouvoir sont un repoussoir absolu.

A gauche, les « planistes » de la SFIO et de

la CGT (Georges Lefranc, Robert Lacoste,

René Belin…) voient plutôt dans la Suède

un exemple de « réformisme ouvrier »

scellant un compromis durable autour de

l’économie dirigée, du plan et de la négo-

ciation systématisée, soit un « Front

populaire rêvé », tel que la CGT l’avait pro-

posé avec son « Plan de rénovation

économique » adopté par son comité

confédéral de septembre 1934. Ce projet,

écarté tant par Léon Blum, dans la SFIO,

que par la mécanique des forces du Front

populaire - radicaux et communistes s’y

opposent, pour des raisons différentes

mais convergentes -, se brise sur la guerre

et le régime de Vichy, dont la version

initiale séduit nombre de planistes. L’ab-

sence de tout exil français substantiel

pendant la guerre en Scandinavie, à la dif-

férence de l’Allemagne ou de l’Autriche,

dont nombre de militants (Willy Brandt,

Bruno Kreisky…) trouvent refuge en

Suède, empêche tout apprentissage à

« l’école du Nord » (Willy Brandt) : en 1944-

1945, comme l’écrit justement Hélène

Fontanaud, la Suède « a disparu des

radars » pour des raisons autant structu-

relles que conjoncturelles. Ce n’était sans

doute pas écrit à l’avance…

Ce n’est pas avant la fin des années 1960

que la Suède social-démocrate revient

dans le débat public, porté, cette fois, par

une « galaxie progressiste gravitant

autour du centre » selon l’expression de

Cécile Beaujouan : réformateurs à la Jean-

Jacques Servan-Schreiber ou associés à

un gaullisme qui se pique de réforme

sociale (Jacques Chaban-Delmas et ses

conseillers), ex-mendésistes, socialistes

en rupture de ban après leur refus du

Programme commun (Eric Hintermann),

journalistes de L’Express ou du Nouvel

Observateur. Pourtant, ce que ne pointent

suffisamment ni Hélène Fontanaud ni

Cécile Beaujouan, le groupe porteur de

la revue socialiste 60À propos de…

L’absence de tout exil françaissubstantiel pendant la guerre en Scandinavie, à la différencede l’Allemagne ou de l’Autriche,

dont nombre de militants (Willy Brandt, Bruno Kreisky…)

trouvent refuge en Suède,empêche tout apprentissage

à « l’école du Nord » (Willy Brandt).

Page 179: la revue socialiste · 2016. 1. 20. · la revue socialiste 60 édito Alain Bergounioux Directeur de La Revue socialiste. L’ensemble des données qui expliquent cette situation

l’expérience suédoise, en France, est cette

fois nettement plus orienté à gauche que

dans les années 1930, surtout si l’on note

que deux des publications majeures

de l’époque, La Révolution suédoise, de

Gabriel Ardant, et, l’une des plus discu-

tées, Le « socialisme » suédois de Jacques

Arnault, sont écrits l’une par un proche

de Pierre Mendès-France, l’autre par un

journaliste communiste de sensibilité

très « unitaire » et très informé. Reste que

comme dans les années 1930, c’est

moins la gauche que sa composante

socialiste qui se désintéresse de la ques-

tion… Il est vrai que celle-ci est en pleine

recomposition, dans ces années obs -

cures qui séparent l’abandon du sigle

SFIO (1969) du congrès d’Epinay (1971),

et surtout qu’aucun des principaux

protagonistes des débats - François

Mitterrand, Michel Rocard, Alain Savary

sans parler du CERES de Didier Mot-

chane et Jean-Pierre Chevènement - ne se

réclame alors de la social-démocratie.

L’unification/reconstruction du socia-

lisme français se fait, comme on le

sait, autour du triptyque autogestion/

natio-nalisation/union de la gauche, et

même un Michel Rocard affirme que « la

grande riposte, aussi bien au socialisme

centraliste qu’à la social-démocratie, c’est

le projet du socialisme… c’est-à-dire le

socialisme autogestionnaire »1. Cette

histoire est donc bien celle de « rendez-

vous manqués » (Hélène Fontanaud)

ou d’un « rendez-vous difficile » (Cécile

Beaujouan) entre les gauches françaises

- et surtout les socialistes français - et

les sociaux-démocrates de Suède. Il y a

aujourd’hui, en effet, peu de sens à se

réclamer de la social-démocratie, alors

que les bases mêmes d’un compromis

national entre capital et travail s’effritent

dans une économie mondialisée, avec,

de surcroît, des Etats nationaux affaiblis

et appauvris et un mouvement syndical

dont il n’est guère besoin de rappeler la

fragmentation et la faiblesse en France.

Y a t-il un enseignement à tirer de cet

échec, et si oui, lequel ou lesquels ?

Dans sa lecture du Modèle suédois,

Cécile Beaujouan regrette que je n’ai

pas davantage abordé « l’identité du

socialisme français », sauf de manière

« fractionnée au fil des pages ». Elle

ajoute également que la « démonstra-

tion pêche par manque de description du

180

Gilles Vergnon - Réponses

1. « Débat avec Michel Rocard », Faire, septembre 1976.

Page 180: la revue socialiste · 2016. 1. 20. · la revue socialiste 60 édito Alain Bergounioux Directeur de La Revue socialiste. L’ensemble des données qui expliquent cette situation

la revue socialiste 60À propos de…

modèle suédois lui-même », et de son

irréductible « altérité » avec le socialisme

français. Il est vrai que cet ouvrage n’est

pas une histoire de la social-démocratie

suédoise, celle-ci ayant largement été faite,

surtout d’ailleurs en langue anglaise.

Mais, je crois avoir montré, peut-être trop

rapidement, que celle-ci s’inscrit d’em-

blée dans une trajectoire explicitement

réformiste dans un pays doté de fortes

spécificités, bien rappelées par Cécile

Beaujouan. Y figurent, bien sûr, l’asso -

ciation précoce, tant avec l’église

luthérienne - dans la lutte hygiéniste

contre l’alcoolisme - qu’avec les libéraux -

dans la lutte pour le suffrage universel -,

l’émigration de masse du XIXe siècle vers

les Etats-Unis, soupape de sécurité dans

le traitement de la question sociale, mais

aussi la position périphérique du pays

en paix, depuis 1814, à l’écart de la lutte

entre puissances européennes. Cette tra-

jectoire historique originale - mais quelle

trajectoire ne l’est pas ? - explique-t-elle la

« négligence » des socialistes français

pour une Suède, dont ils auraient finale-

ment bien saisi « toute l’altérité» ?

Peut-être, mais l’ « altérité» au moins

aussi grande de l’Allemagne, des Etats-

Unis du New Deal, de la Grande-Bretagne

travailliste d’Attlee, pour ne pas parler de

la Russie soviétique ou de la Yougoslavie

de Tito, n’a pas empêché les socialistes

de débattre passionnément à leur sujet…

On retrouve plutôt dans ce rendez-

vous manqué, la difficile relation des

socia listes français au réformisme et au

pouvoir… surtout quand il est exercé par

un parti frère, donc l’un des leurs ! Ainsi,

dans les années 1930, on peut d’autant

mieux s’intéresser au New Deal qu’il est

mis en œuvre par une force politique qui

n’est pas « de la famille »… En 1945, les

choses ont changé et l’expérience gouver-

nementale des travaillistes britanniques,

anciens partenaires de guerre et d’exil,

futurs partenaires européens espérés,

à la tête de la seule grande puissance

qui subsiste en Europe, toutes conditions

que ne remplissent pas les Suédois, est

suivie de près. Dans les années 1950,

comme l’a relevé Hélène Fontanaud,

la SFIO discute de la Suède dans la

On retrouve dans ce rendez-vous manqué, la difficile relation des socialistes

français au réformisme et au pouvoir… surtout quand

il est exercé par un parti frère,donc l’un des leurs !

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182

Gilles Vergnon - Réponses

Revue socialiste, et Guy Mollet préface la

thèse de Raymond Fusilier publiée aux

Editions ouvrières2. Mais la guerre d’Algérie

et le retour du général de Gaulle modifient

la donne. Quant au début des années 1970,

c’est, comme on l’a vu, plutôt l’histoire

chaotique des gauches françaises et de

leurs fractures qui est en cause.

L’autodéfinition des socialistes français

comme réformistes, voire, plus récemment

encore, comme « social-démocrates »,

ne date que des dernières décennies, et ne

règle en rien la question de leur stratégie,

ni même de leur identité. Reste un aspect

peu discuté par mes deux lectrices, même

si elles le mentionnent : le rapport à

la question nationale. En 1910, Albert

Thomas appelait à faire du Parti socialiste

le « vrai parti national » à vocation

hégémonique, capable « en réalisant la

révolution socialiste, de faire la prospérité

et la grandeur du pays ». « Révolution

socialiste » à part - encore qu’il faut s’inter-

roger sur le sens réel de la construction

d’un Etat social - le SAP s’est bien installé

dans une telle position pour la plus

grande partie du XXe siècle, en disputant

à la droite, dès les années 1920, la défini-

tion de l’identité nationale, autour du

Folkhemmet (le foyer du peuple). A l’heure

du retour des questions identitaires et

du débat sur les formes et les limites de

l’intégration européenne, cette dimension

ne manque pas d’intérêt et pointe un

important débat à poursuivre.

2. Raymond Fusilier, Le Parti socialiste suédois, son organisation, Editions ouvrières, 1954.

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En contemplant les méandres de ce long

processus, comme les réactions passion-

nées soulevées par le contenu de l’accord,

quatre questions viennent à l’esprit : pour-

quoi tant de temps pour parvenir à cet

accord ? Comment, finalement, a t-il été

rendu possible ? Que contient-il exacte-

ment, et que ne contient-il pas ? Enfin,

quels effets peut-on en attendre sur l’Iran

et son environnement ?

POURQUOI TANT DE TEMPS POUR PARVENIR A UN ACCORD ?

Une réponse, au fond, contient presque

toutes les autres. C’est la profonde méfiance

réciproque installée, dès les débuts de la

Révolution islamique, entre l’Iran et ses

interlocuteurs, notamment en Occident.

L’installation de la méfiance

Côté Europe et États-Unis, l’idée qu’un

pays en voie de modernisation accélérée,

sous l’égide d’un despote éclairé et ami

de l’Occident, tel que le Shah, puisse tout

à coup devenir la proie d’un régime reli-

gieux, obscurantiste, hostile à presque

tout le monde extérieur, a très vite provo-

qué un sentiment de rejet. Dès novembre

1979, la violation grossière du droit inter-

national représentée par la prise en

otages, pendant près d’un an et trois

mois, de 52 membres de l’ambassade

Quatre questions pour faire le tour de l’accord avec l’Iran

François NicoullaudAncien ambassadeur de France en Iran, analyste de politique internationale.

la revue socialiste 60

actualités internationales

A près douze ans de négociations, ponctuées de coups de théâtre en tous genres,accompagnées aussi de pressions et de sanctions croissantes, un accord encadrantle programme nucléaire iranien a finalement été signé, le 14 juillet 2015, à Vienne,

entre l’Iran et six pays se posant en représentants de la communauté internationale : les cinqmembres permanents du Conseil de sécurité des Nations Unies : Chine, États-Unis, France,Grande-Bretagne, Russie, ainsi que l’Allemagne.

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américaine à Téhéran, a créé un choc

dans l’opinion internationale et infligé aux

Américains une humiliation comparable

à Pearl Harbour ou à la chute de Saïgon.

Puis, sont venues les provocations du

régime à l’égard d’Israël, qualifié d’« entité

sioniste », comme à l’égard de ses voisins,

Irak, Arabie saoudite, Égypte…, dont les

populations étaient invitées à renverser

leurs dirigeants corrompus et impies.

Enfin, l’utilisation sans états d’âme du

terrorisme comme instrument de ven-

geance, de déstabilisation, ou encore de

punition d’opposants réfugiés à l’étranger,

a fait le reste.

Côté iranien, la révolution islamique, mal-

gré toutes ses tares, a été perçue par la po-

pulation comme incarnant l’accession de

l’Iran à la véritable indépendance. La prise

de l’ambassade américaine a été vécue

comme la destruction du symbole d’une

oppression séculaire, à l’instar de la prise

de la Bastille. C’était, en particulier, le lieu

où s’était tramé le complot américano-bri-

tannique visant, en 1953, à renverser le

Premier ministre, Mossadegh, qui avait

osé nationaliser le pétrole iranien. Faute

de pouvoir répliquer sur le même mode

aux agressions usant d’armements de

pointe, tels que les Super-étendards fran-

çais qui pilonnaient le territoire ou les tan-

kers iraniens pendant la guerre Irak-Iran,

l’usage du terrorisme paraissait un mode

de représailles légitime. Et l’Iran ne pou-

vait oublier que le monde entier, ou

presque, s’était rangé du côté de l’Irak,

lors de cette guerre déclenchée par

l’agression de Saddam Hussein.

C’est dans cette ambiance que se mettent

en place les préliminaires de la crise nu-

cléaire. Dès les années 1980, les services

occidentaux s’inquiètent de la perspec-

tive d’un Iran doté de l’arme atomique. Il

est vrai que Saddam ne cache pas ses

ambitions en la matière, et l’idée vient

assez spontanément que l’Iran ne pren-

dra pas le risque de se laisser distancer.

Tout au long des années 1990, parais-

sent, dans la presse américaine, euro-

péenne ou israélienne de sombres

184

François Nicoullaud - Quatre questions pour faire le tour de l’accord avec l’Iran

Dès les années 1980, les servicesoccidentaux s’inquiètent de laperspective d’un Iran doté del’arme atomique. Il est vrai que Saddam ne cache pas sesambitions en la matière, etl’idée vient assez spontanémentque l’Iran ne prendra pas lerisque de se laisser distancer.

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la revue socialiste 60Actualités internationales

prédictions plaçant à échéance de

quelques années, au plus, l’acquisition

de la bombe par l’Iran.

L’éclosion de la criseL’annonce, en 2002, par les Moudjahed-

dine du peuple, groupe d’opposition

armée, que l’Iran est en train de

construire une usine d’enrichissement

d’uranium, ainsi qu’une usine d’eau

lourde destinée à alimenter un réacteur

d’un modèle fortement plutonigène sou-

lève donc immédiatement le soupçon

que Téhéran cherche à s’ouvrir les deux

voies d’accès à l’arme atomique : celle de

l’uranium hautement enrichi, d’une part,

celle du plutonium, d’autre part. L’Iran se

défend en rappelant qu’il est membre du

Traité de non-prolifération, donc qu’il a

renoncé à la bombe, et qu’il place toutes

ses installations nucléaires sous contrôle

de l’Agence internationale de l’énergie

atomique (AIEA). Son usine d’enrichisse-

ment, près de Natanz, doit servir à ali-

menter en combustible ses futures

centrales nucléaires et le réacteur prévu

d’être construit à Arak est destiné à des

usages médicaux et scientifiques. Mais,

le soupçon est évidemment au cœur des

négociations internationales qui s’enga-

gent, à partir de 2003, pour garantir la

destination exclusivement pacifique des

activités nucléaires iraniennes. Du côté

iranien, en revanche, un autre type de

soupçon se développe : la pression des

Occidentaux pour faire renoncer l’Iran à

des technologies nucléaires de pointe

n’est, au fond, qu’un nouvel avatar de la

vieille politique des puissances colo-

niales visant à maintenir les pays sur les-

quels elles étendent leur empire dans un

éternel état d’arriération.

Les autres freins à la négociationEt puis, trois autres facteurs au moins

contribuent à faire traîner les négociations

en longueur. Il y a ainsi la difficulté à

en trouver le bon format. Ce sont d’abord

trois pays européens, l’Allemagne, la

France et la Grande-Bretagne qui viennent

au contact de l’Iran, à l’automne 2003.

Mais, faute d’avoir le plein soutien des

États-Unis, leurs marges de manœuvre

sont plus qu’étroites, et cette phase se

ferme, à l’été 2005. Il faudra, ensuite,

Il faudra quelque temps avant que ne se mette en place et ne se rode la formule diteP5+1, mettant face à l’Iran

les cinq membres permanents du Conseil de sécurité.

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François Nicoullaud - Quatre questions pour faire le tour de l’accord avec l’Iran

quelque temps avant que ne se mette

en place et ne se rode la formule dite

P5+1, mettant face à l’Iran les cinq mem-

bres permanents du Conseil de sécurité :

Chine, États-Unis, France, Grande-

Bretagne, Russie, ainsi que l’Allemagne.

Il y a également les hésitations sur le but

même à atteindre : ainsi, les États-Unis,

jusqu’à l’arrivée d’Obama, ne sont en réa-

lité intéressés que par la perspective du

« Regime Change », supposé résoudre

tous les problèmes. Et faute d’y parvenir,

ils ne se satisferaient que d’un seul résul-

tat : le démantèlement complet des

filières uranium et plutonium, évidem-

ment inacceptable pour les Iraniens. Il y

a, enfin, la pose d’exigences insupporta-

bles pour ces derniers : au nom de la

nécessité de « rétablir la confiance », il est

exigé de l’Iran qu’il suspende toutes ses

activités nucléaires sensibles et qu’il

accepte également des contrôles renfor-

cés de l’AIEA avant toute entrée dans une

négociation de fond. Les Iraniens qui ont,

de fait, déjà accepté de telles contraintes,

lors de la première négociation avec les

trois Européens, sans en avoir tiré aucun

bénéfice, n’ont pas l’intention de recom-

mencer. Pour les faire céder, Américains

et Européens se lancent dans la mise

en place de sanctions d’une dureté et

d’une ampleur croissante. Mais, ceci

ne conduit les Iraniens qu’à se braquer.

C’est l’époque où le Président populiste,

Ahmadinejad, multiplie les imprécations

contre les Américains, contre les Euro-

péens, contre Israël, alourdissant encore

l’atmosphère d’une négociation qui tourne

alors au dialogue de sourds.

COMMENT L’ACCORD A-T-IL ÉTÉ RENDU POSSIBLE ?

Il y a fallu la conjonction de deux volontés

politiques : celle du Président Obama,

celle du Président Rouhani. Mais, elles

ont mis du temps pour se rencontrer.

Obama, dès sa campagne électorale de

2008, manifeste son intention de recher-

cher une solution négociée avec l’Iran et

poursuit, dès lors, son objectif avec une

admirable constance. Au cours de son

premier mandat, il a face à lui un régime

iranien infréquentable, car engagé, dès le

printemps 2009, dans un conflit avec sa

Pour les faire céder, Américainset Européens se lancent dans la mise en place de sanctionsd’une dureté et d’une ampleurcroissante. Mais, ceci ne conduitles Iraniens qu’à se braquer.

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la revue socialiste 60Actualités internationales

propre population, autour de l’élection

manipulée d’Ahmadinejad à un second

mandat présidentiel. Il n’est, d’autre part,

guère aidé par l’activité d’Hillary Clinton

au poste de Secrétaire d’État. Celle-ci,

sans doute soucieuse de son avenir poli-

tique, se positionne, en effet, sur une

ligne dure à l’égard de l’Iran. Mais, l’année

2013 offre enfin à Obama l’occasion de re-

prendre l’initiative. Fraîchement réélu, il

voit partir Hillary Clinton et peut choisir,

en la personne de John Kerry, un nou-

veau Secrétaire d’État partageant ses

vues et prêt à payer de sa personne pour

aboutir. Début 2013, c’est aussi le mo-

ment où les Iraniens élisent à la prési-

dence de la République un candidat

modéré, Hassan Rouhani, sur sa pro-

messe de régler la crise nucléaire et de

restaurer la prospérité, en obtenant

la disparition des sanctions. Nourri dans

le sérail de la République islamique,

Rouhani connaissait bien le dossier

nucléaire, s’étant vu confier, en 2003, la

conduite de la négociation alors nouée

sur l’initiative des trois pays européens.

Il préfère abandonner cette responsabi-

lité, en 2005, suite à l’arrivée d’Ahmadi-

nejad à la présidence de la République,

dont il désapprouve le style et les mé-

thodes. Son heure sonne à nouveau huit

ans plus tard. Succédant à ce dernier,

il fait de la recherche d’un accord sa prio-

rité absolue, met aussitôt en place, pour

y parvenir, une équipe de négociateurs

expérimentés ayant sa confiance person-

nelle, donne le cap et le pilote, jusqu’au

résultat que l’on sait.

Les sanctions ont-elles été utiles ?Quel rôle ont joué les sanctions contre

l’Iran dans l’obtention d’un accord ? Leur

effet ravageur sur l’économie iranienne,

déjà ébranlée par la gestion populiste

d’Ahmadinejad, a sans doute aucun

poussé Téhéran à négocier avec l’inten-

tion d’aboutir. Mais, comme l’a d’ailleurs

reconnu en quelques occasions John

Kerry, ces mêmes sanctions n’étaient pas

parvenues à arrêter le développement

du programme nucléaire iranien. Le

moment approchait où tous les moyens

seraient en place pour fabriquer rapide-

ment un engin nucléaire, si la décision en

Rouhani fait de la recherched’un accord sa priorité absolue,

met aussitôt en place, pour y parvenir, une équipe de

négociateurs expérimentés ayantsa confiance personnelle, donne

le cap et le pilote, jusqu’aurésultat que l’on sait.

Page 187: la revue socialiste · 2016. 1. 20. · la revue socialiste 60 édito Alain Bergounioux Directeur de La Revue socialiste. L’ensemble des données qui expliquent cette situation

était prise par le régime. Cette insuffi-

sance des sanctions poussait ainsi les

Américains à rechercher, sans plus de re-

tard, une sortie de crise. C’est donc par ce

double effet que les sanctions ont, en

effet, joué un rôle dans le règlement du

dossier, en poussant les uns et les autres

vers la table de négociation. Mais, il vrai

aussi qu’avant d’en arriver là, leur mise

en place avait contribué au blocage sté-

rile des discussions entre les protago-

nistes de la crise. Elles en ont donc

peut-être retardé la solution.

Un changement de position déterminantEt puis, il n’y aurait pas eu d’accord sans

la décision américaine, annoncée aux

Iraniens dans des contacts secrets noués

dès 2012, que Washington était désor-

mais décidé à renoncer à deux positions

qui avaient jusqu’alors étouffé tout es-

poir de progrès, à savoir l’exigence d’une

suspension de toutes les activités sensi-

bles iraniennes, en préalable à l’ouverture

de négociations, et le refus de faire connaî-

tre, d’emblée, le but final recherché :

démantèlement définitif de ces activités

sensibles ou simplement meilleure

transparence, meilleurs contrôles exer-

cés par l’AIEA ? Les Américains disent,

enfin, aux Iraniens qu’ils sont prêts, au

prix d’un certain nombre de garanties, à

accepter l’existence de leur programme

nucléaire, et notamment de son volet

consacré à l’enrichissement, dans lequel

ces derniers ont tellement investi. Dès

lors, la voie est dégagée pour parvenir à

un accord.

QUE CONTIENT L’ACCORD ? ET QUE NE CONTIENT-IL PAS ?

Il convient, d’abord, de souligner que l’ac-

cord est exclusivement consacré à la

question nucléaire. Cette sage décision a

été prise par toutes les parties, à l’orée de

la négociation finale. Chacun a convenu

qu’il y avait, en ce seul domaine, suffi-

samment de problèmes à régler pour ne

pas alourdir la barque par les dossiers

liés aux troubles de la région, ou encore

par les affaires de terrorisme et de droits

de l’homme, qui auraient fait naître des

discussions inextricables et peut-être

provoqué l’éclatement du groupe des in-

terlocuteurs de l’Iran.

Les trois volets de l’accordUn premier volet de l’accord vise à sou-

mettre les activités iraniennes d’enrichis-

sement à toute une série de contraintes

et de limitations quantitatives pour une

188

François Nicoullaud - Quatre questions pour faire le tour de l’accord avec l’Iran

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la revue socialiste 60Actualités internationales

période allant de dix à quinze ans. Il pré-

voit aussi la modification des caractéris-

tiques du réacteur de recherche d’Arak,

en cours de construction, de façon à le

rendre beaucoup moins plutonigène. Un

second volet vise à renforcer radicale-

ment la surveillance du programme

nucléaire iranien par l’instauration de

contrôles de l’AIEA, à la fois plus étendus

et plus intrusifs. Certains de ces contrôles

sont mis en place pour des périodes de

20 à 25 ans, d’autres le sont sans limita-

tion de durée. Le troisième volet concerne

les obligations des autres parties. Celles-

ci s’engagent à lever, progressivement,

les sanctions qu’elles ont mises en place

au fur et à mesure de la mise en œuvre,

dûment vérifiée, des engagements de

l’Iran. Une partie importante de ces sanc-

tions, notamment dans les domaines

pétrolier, industriel et bancaire, devrait

normalement être levée dans les pre-

miers mois de 2016, autorisant ainsi la

relance de l’économie iranienne.

Au-delà de l’accordContrairement au discours tenu par les

opposants à l’accord, celui-ci ne donne

pas carte blanche à l’Iran pour se lancer

dans la fabrication de l’arme nucléaire, à

compter du moment où seront levées les

contraintes exceptionnelles appliquées à

son programme. Au-delà de l’accord,

l’Iran demeure, en effet, membre du

Traité de non prolifération nucléaire. Il

aura, entre temps mis, en œuvre, avec

l’AIEA, un accord de contrôles renforcés,

dit Protocole additionnel, qui demeurera

sans limitation de durée. Les modifica-

tions imposées au réacteur d’Arak auront

un caractère pratiquement irréversible.

L’Iran déclare, d’ailleurs, dans l’accord

qu’il renonce de façon définitive à se

doter d’une filière du plutonium.

QUELS EFFETS PEUT-ONATTENDRE DE L’ACCORD POUR

L’IRAN ET SON ENVIRONNEMENT ?La question a soulevé beaucoup de com-

mentaires. En réalité, tout est possible,

rien n’est assuré.

Contrairement au discours tenupar les opposants à l’accord,

celui-ci ne donne pas carte blanche à l’Iran pour selancer dans la fabrication del’arme nucléaire, à compter du moment où seront levées

les contraintes exceptionnellesappliquées à son programme.

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François Nicoullaud - Quatre questions pour faire le tour de l’accord avec l’Iran

D’abord, bien appliquer l’accordAvant toutes choses, il importe que l’accord

soit bien appliqué. Tel devrait être le cas du

côté de l’Iran, tant serait suicidaire toute vio-

lation avérée de ses engagements, qui en-

traînerait presque, à coup sûr, le retour en

force des sanctions, ainsi que l’actualisation

par les États-Unis, sans doute appuyé par

Israël, de leurs plans de frappe de ses ins-

tallations nucléaires. Mais, on ne peut ex-

clure que les opposants à l’accord au sein

du régime manœuvrent pour en compli-

quer l’application. Côté américain, tout de-

vrait bien aller tant qu’Obama sera là. Mais,

quelles seront les positions sur ce dossier

de son successeur ? Du côté des Républi-

cains, plusieurs candidats ont déjà déclaré

qu’ils dénonceraient l’accord avec l’Iran,

dès leur arrivée à la Maison blanche. Il faut,

toutefois, espérer que le bon sens triom-

phera. L’accord n’est pas conclu, en effet,

uniquement entre les États-Unis et l’Iran,

mais aussi avec l’Union européenne, la

Chine, la Russie. Une dénonciation unilaté-

rale américaine provoquerait une crise

grave avec ces trois partenaires.

La poursuite du combat entre Modérés et FondamentalistesMais, pour que l’accord produise tous les

effets espérés sur l’ouverture de l’économie

et de la société iraniennes, pour qu’il

entraîne une détente internationale pou-

vant jouer en faveur du règlement des

nombreuses crises qui traversent le Moyen-

Orient, encore faut-il que la main du Prési-

dent Rouhani et de son gouvernement, qui

conduisent le camp des Modérés, soit clai-

rement renforcée. Les Fondamentalistes re-

tranchés au cœur du régime ont dû lui

concéder la victoire sur le dossier nucléaire.

Mais, ils n’abandonneront spontanément

ni les positions dominantes qu’ils occupent

dans l’économie, ni leurs pratiques en ma-

tière de contrôle de la société et d’ordre

moral, ni leur maîtrise de la gestion des

crises syrienne, irakienne, yéménite, liba-

naise ou israélo-palestinienne. C’est donc

le prochain combat politique qui s’annonce.

Unépisodeimportant en sera l’élection

simultanée, le 25 février 2016, d’un nouveau

parlement et d’une nouvelle Assemblée

des experts. Ce deuxième organe, élu pour

huit ans, a pour mission principale d’élire

un nouveau Guide suprême, en cas de

décès ou d’incapacitation de ce dernier.

Sa composition peut donc avoir une impor-

tance cruciale.

Dans l’affrontement qui se prépare, il est

un acteur qui sera amené à peser de

façon significative, peut-être détermi-

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la revue socialiste 60Actualités internationales

nante. C’est la société iranienne, elle-

même. Elle aspire à la prospérité, au

changement en interne, à l’apaisement,

en matière internationale. Elle a porté

Rouhani à la présidence de la Répu-

blique sur la foi de ses promesses en ces

matières. Elle acceptera moins aisément

d’être déçue que du temps du Président

Khatami (1997-2005), qui, lui aussi, avait

beaucoup promis en matière de ré-

formes et d’ouverture, mais qui n’avait

rien pu tenir du fait du blocage systéma-

tique de ses opposants, disposant de

tous les leviers du pouvoir. Le régime doit

prendre en compte cette population en

pleine évolution, de plus en plus urbani-

sée et éduquée, qui a démontré en 2009,

en descendant par centaines de milliers

dans la rue, sa capacité à l’ébranler.

Du côté de l’Europe et de la France, nous

pouvons aussi aider : en contribuant, bien

entendu, par l’action de nos entreprises

à la relance de l’économie iranienne ; en

renforçant la représentativité du Président

Rouhani, comme le fait notre président de

la République, en l’invitant à Paris ; ou

encore, en intégrant les diplomates

iraniens dans la négociation sur la crise

syrienne, de façon à leur permettre de

prendre l’ascendant sur les militaires.

Il est un acteur qui sera amené à peser de façon significative,

peut-être déterminante. C’est la société iranienne,

elle-même.

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La Fondation Jean-Jaurès et la Fondation européenne d’études progressistes (FEPS)s’impliquent dans la lutte contre le changement climatique et mobilisent leurréseau international à travers des missions de terrain, un dialogue avec des expertset politiques, des vidéos, des conférences internationales, une déclaration publique…

Retrouvez-nous surwww.progressistespourleclimat.fr

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la revue socialiste 60Actualités internationales

Alain Bergounioux : Je souhaiterais com-mencer cette interview en vous interrogeantsur les causes du développement qu’a connula Chine, à partir de la fin des années 1970.Comment comprendre cet autre et bien réel « grand bond en avant » ? Résulte-t-il del’initiative politique de Deng Xiaoping d’in-troduire le système chinois dans l’économiede marché, ou bien provient-il de facteursplus structurels ?

Jean-François Di Meglio : Vous avez rai-

son de reprendre l’expression « grand

bond en avant », car l’originalité du mo-

dèle économique chinois ne date pas

d’hier. Dans la période qui va de 1949 à

1978, on a affaire à un modèle expérimen-

tal qui chemine d’expériences écono-

miques en expériences économiques.

Dans « le grand bond en avant », par

exemple, les Chinois ont tenté de faire du

micro-développement à partir de foyers

spécifiques, dans une économie planifiée.

Ce qui est original aussi en Chine, c’est le

poids du secteur primaire et de la popu-

lation rurale. La révolution chinoise est

une révolution paysanne, avant tout, et on

n’y trouve aucun dogmatisme. Alors que

l’histoire du PC soviétique est faite de doc-

trines successives, l’histoire du PC chinois

est faite d’expériences que recouvrent des

slogans divers. En 1978, lorsque Deng

Xiaoping arrive au pouvoir, il n’est pas cer-

tain que l’expérience qu’il s’apprête à ten-

ter, alors, aura plus de succès que celle du

« grand bond en avant », ou d’autres en-

Sept ans après la nôtre, une crise chinoisedans un système encore en mal de réformes ?

Jean-François Di Meglio Président d'Asiacentre.

Alors que l’histoire du PCsoviétique est faite de doctrines

successives, l’histoire du PC chinois est faite

d’expériences que recouvrentdes slogans divers.

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core. Plusieurs raisons peuvent expliquer

cette réussite. L’une des théories en vogue

est que la situation de la Chine n’était pas

si catastrophique qu’on le pense souvent,

de 1949 à 19791. Les adeptes de cette thèse

essaient de reconstituer le PIB chinois, sur

cette période, et affirment qu’il y avait déjà

en germe un potentiel de croissance de

4 %. Je souhaite pour ma part, nuancer

cette théorie, car elle met entre paren-

thèses les périodes de famine et les phé-

nomènes démographiques, comme la

baisse de la natalité.

La grande réforme de Deng Xiaoping

consiste, quant à elle, à accueillir du capi-

tal étranger, en Chine. En 1978, la Chine est

exsangue. Il n’y a de système bancaire

que la banque centrale ; qui est aussi la

caisse d’épargne de tout un chacun et le

moteur du financement de l’économie. Le

pouvoir central décide alors, dans le

cadre du IIIe Plenum du XIe Congrès du

Parti, les Zones économiques spéciales.

L’économie chinoise repose, désormais,

sur l’exportation de biens et l’importation

de capitaux. Il ne faut, toutefois, pas ima-

giner que la période allant de 1979 à 2008

a été linéaire : on a assisté à des périodes

d’hyperinflation, entre 1990 et 1993, et à

un effondrement de la bourse qui avait

tenté de s’ouvrir dans les années 1990. Le

modèle, jadis plutôt stalino-maoïste, peut

désormais être qualifié de stalino-libéral,

dans la mesure où, malgré l’ouverture de

l’économie aux capitaux étrangers, l’on

reste dans une économie planifiée.

A. B. : Comment caractériser les traits essen-tiels du système ? Comment, notamment, seconstruisent les rapports entre les entreprisesprivées, l’Etat, le secteur public et le parti ?

JF. D. M. : Si on commence par la politique,

les membres du Parti vous diront que la

démocratie existe en Chine, parce qu’elle

existe dans le parti. Il y a beaucoup plus de

débats au sein du Parti qu’on ne l’imagine.

En ce qui concerne le système écono-

mique, il faut le voir comme une écologie

du privé/public. Le privé est comme une

espèce de système végétal qui se dévelop-

perait à l’ombre et en symbiose avec ses

partenaires principaux que sont le parti et

le plan. Le privé ne se développe que dans

des espaces prédéfinis et laissés libres par

le plan. On a assisté à une période durant

laquelle le privé a cru en termes de géné-

194

J.-F. Di Meglio - Sept ans après la nôtre, une crise chinoise dans un système encore en mal de réformes ?

1. Michel Aglietta, Guo Bai, La voie chinoise : capitalisme et empire, Odile Jacob, 2012.

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ration de PIB. On est arrivé au milieu du

régime précédent (2000-2010) à un ratio

de 70 % de PIB généré par le privé et 30 %

par le public. Mais, même avec un tel ratio,

seuls 50 % des emplois sont des emplois

privés et 70 % des financements vont

dans le public. Ce n’est pas un système

complètement homothétique du nôtre.

À quoi ressemble le privé ? C’est le petit en-

trepreneuriat qui s’est développé en pre-

mier. Si l’on monte en gamme, on peut se

développer et faire du profit, à condition

que l’entreprise adopte une double struc-

ture hiérarchique : la structure du parti est

représentée dans l’entreprise privée. C’est

ici que s’emboitent le public et le privé. Si

une entreprise privée réussit bien, on in-

cite ensuite le patron à devenir membre

du parti. Le recrutement du parti est éli-

tiste. Etre admis en son sein constitue une

reconnaissance. Toutefois, entre ces deux

modèles, il existe encore des entreprises

qui demeurent des mystères pour nous.

La société de Telecom Huawei est une

coopérative, fondée par un ancien mili-

taire et détenue par ses employés. Ensuite,

vous avez des sociétés listées, soit parce

qu’elles sont cotées à la bourse de Shan-

ghai, soit comme Alibaba, parce qu’elles

sont cotées dans des bourses étrangères,

soit, enfin, parce que ce sont des sociétés

d’Etat qui ont vendu une partie de leur ca-

pital. Quand on regarde l’histoire des deux

grands groupes immobiliers, Wanda et

Soho, on s’aperçoit tout de même qu’à un

moment ou un autre, elles ont dû rendre

des comptes. Cette poche de libéralisme

est donc très largement sous contrôle.

A. B. : Dans ce système, quelle est la part desentreprises étrangères ? Comment s’insèrent-elles dans un système si contrôlé ?

JF. D. M. : Le développement a commencé

avec les entreprises étrangères. Elles ont

Le privé est comme une espècede système végétal qui sedévelopperait à l’ombre et en symbiose avec sespartenaires principaux que sont le parti et le plan.

Quand on regarde l’histoire des deux grands groupes

immobiliers, Wanda et Soho, on s’aperçoit tout de même

qu’à un moment ou un autre, ces sociétés ont dû rendre des comptes.

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su s’adapter à ce modèle. Beaucoup sont

arrivées assez tôt. Les premiers qui sont ar-

rivés sont les Asiatiques, les Japonais, no-

tamment. Curieusement, à partir de 1990,

Taïwan s’est imposé comme un très gros

investisseur, mais, bien sûr, les étrangers

continuent d’investir environ 100 milliards

de dollars, par an, depuis 30 ans. La moitié

de la croissance du PIB chinois est consti-

tuée par l’investissement, soit 500 mds.

Dans ces 500 mds, l’investissement étran-

ger représente 100 milliards. La Chine est

encore un aspirateur à capitaux étran-

gers. Il y a eu trois temps dans cette

aspiration. Avant 1997, la Chine s’ouvre

progressivement, et elle est l’une des des-

tinations privilégiée de l’investissement

en Asie. De 1997 à 2008, la Chine est le seul

aspirateur à capitaux étrangers d’Asie.

Depuis 2008, une re-dispersion des inves-

tissements étrangers, en Asie, se produit.

Qu’est-ce qu’une entreprise étrangère,

en Asie ? C’est une entreprise chinoise à

capital étranger. Pendant très long-

temps, la seule forme possible était

le joint-venture. Aujourd’hui, il existe

le statut de filiale de groupes étrangers.

Il y a de nombreuses barrières d’entrée.

L’objection faite aux remontrances des

étrangers, à ce sujet, est que, malgré ces

barrières, la réussite reste au bout du

chemin pour les occidentaux, comme

en témoigne la réussite de l’iPhone.

La situation des entreprises étrangères,

en Chine, est en fait assez diverse. Il

y a des entreprises étrangères qui

considèrent la Chine comme un grand

marché domestique dans lequel elles

viennent seulement importer ou déver-

ser leurs produits ou la partie de tech-

nologie qu’elles veulent bien partager.

Ensuite, il y a des entreprises qui inves-

tissent en Chine pour produire. C’est

le fameux cas d’Airbus et de certains

constructeurs automobiles : elles consi-

dèrent qu’il faut produire en Chine pour

être près du client, quitte à laisser

quelques transferts de technologie

s’effectuer. Enfin, il y a le modèle où

la Chine est perçue, une base régionale

où l’on trouve un environnement de

travail assez favorable.

196

J.-F. Di Meglio - Sept ans après la nôtre, une crise chinoise dans un système encore en mal de réformes ?

Il y a, indéniablement,un risque de préférencenationale pour que leralentissement se répercutedavantage sur les entreprises étrangères que sur les entreprises et les champions nationaux.

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la revue socialiste 60Actualités internationales

Les entreprises étrangères réussissent-

elles ? Il existe toutes sortes de scenarii.

Prenez Carrefour, par exemple. Les pre-

mières années ont été florissantes, le mo-

dèle avait été testé à Taïwan, puis,

transposé en Chine. Pendant les cinq pre-

mières années, tout se passe bien. La

Chine est alors le moteur de croissance de

Carrefour et puis, comme très souvent, les

concurrents finissent par le rattraper. Il

existe des modèles qui sont des pseudo

Carrefour, y compris, d’ailleurs, grâce à

des transfuges de Carrefour qui construi-

sent des petits Carrefour un peu partout.

Cet exemple nous permet de faire une

transition avec un autre problème qui

se pose aux entreprises étrangères : la

préférence nationale. Dans la phase de ra-

lentissement où l’on se trouve, il y a, indé-

niablement, un risque de préférence

nationale pour que le ralentissement se

répercute davantage sur les entreprises

étrangères que sur les entreprises et les

champions nationaux.

A. B. : Depuis plusieurs mois, il existe undébat sur la nature de ce ralentissement.S’agit-il d’une crise conjoncturelle d’adapta-tion d’un modèle qui reposait sur des expor-tations à faible valeur ajoutée et de nombreuxinvestissements publics à un modèle fondé

sur une augmentation de la consommationintérieure chinoise ? Où y a-t-il des élémentsplus structurels qui expliquent les difficultésde l’économie chinoise ?

JF. D. M. : Je serais tenté de vous répondre :

les deux. Mais, il s’agit beaucoup plus

d’un coup de frein involontaire que d’une

crise d’adaptation. On a découvert le ra-

lentissement chinois pendant l’été 2015,

en Occident. Les statistiques chinoises

peuvent être critiquées, mais elles ont

tout de même une certaine consistance.

En fait, un phénomène majeur a été ob-

servé depuis environ 6 trimestres, dans la

foulée du ralentissement. Ce qu’on ap-

pelle le PMI, c’est-à-dire l’indice manufac-

turier, baisse régulièrement. Lorsque cela

a débuté, tout le monde s’est dit que les

choses se passaient comme prévu : le 3e

plenum du 18e congrès - le plenum où les

réformes ont été annoncées (deux ans

après l’arrivée de XI Jinping) - est déjà

suivi d’effets. Ce tournant vers une écono-

mie plus orientée vers la consommation

et le soutien accru à la protection sociale

entrainent la baisse des investissements,

et cette réduction de la croissance, ce n’est

rien d’autre que la baisse en chiffres de la

construction d’infrastructures. Mais, ce

dont on s’aperçoit maintenant, c’est que

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J.-F. Di Meglio - Sept ans après la nôtre, une crise chinoise dans un système encore en mal de réformes ?

les autres Plenums arrivent, que les

réformes qui avaient été annoncées n’ont

pas réellement été mises en place, et, sur-

tout, que la croissance qui continue

de baisser n’est absolument pas accom-

pagnée d’un changement de modèle.

Quand l’économie mondiale ralentit, que

se passe-t-il donc en Chine ? La Chine

s’était lancée dans une réforme bancaire,

pour ralentir tout le système souterrain

du financement, mais dès que le ralentis-

sement arrive, on rouvre les vannes du

crédit, on fait du quantitativisme. Les Chi-

nois ont vécu sur un nuage, au moment

de leur entrée dans l’OMC (en 2001, puis,

2006) qui a coïncidé avec ce qu’on a ap-

pelé le règne Hu Jintao/Wen Jiabao.

À cette époque-là, les exportations se

portent bien. Les dirigeants chinois se

demandent donc à quoi bon changer.

Du coup, la crise de 2008 frappe, de plein

fouet, un système économique qui

n’a pas été réformé. Le seul moyen qu’ils

trouvent pour lutter contre le risque de

propagation de la crise mondiale à la

Chine, c’est de faire marcher la planche à

billets, la machine à investissements.

Ils organisent le plus gros plan de relance

qu’aucun pays au monde n’ait jamais fait

pendant la période 2008-2010 (10 % du

PIB sur deux ans). Or, que faites-vous

quand vous ouvrez les vannes du crédit,

quand vous faites un immense plan

de relance ? Et bien, vous créez des

« éléphants blancs ». Aujourd'hui, la

Chine paie donc des surcapacités géné-

rées pour maintenir à flots une économie

fortement impactée par le ralentissement.

Le voile est en train de se déchirer, le

rideau tombe. Xi Jin Ping n’est évidem-

ment pas satisfait. Il a hérité d’une situa-

tion qu’il n’a pas contribué à créer, mais

il se dit peut-être qu’il peut profiter de

cette crise pour mettre en exergue les

difficultés, et souligner l’urgence des

réformes. Passer à un mode consomma-

teur, ça veut dire du temps et de la

confiance. Une des choses qui a manqué

aux dirigeants chinois, c’est cette confiance.

Le Parti inspire de l’envie, de l’ambition,

mais pas de la confiance.

AB. : Précisément, dans l’actualité récente,le drame de Tianjin, à l’été 2014, montrequ’il existe énormément de blocages poli-

Les Chinois ont vécu sur un nuage, au moment de leurentrée dans l’OMC (en 2001,puis, 2006) qui a coïncidé avec ce qu’on a appelé le règne Hu Jintao/Wen Jiabao.

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la revue socialiste 60Actualités internationales

tiques, mais aussi augure mal de l’avenir, en ce qui concerne la confiance de la popu-lation dans le régime.

JF D. M. : C’est le principal blocage. Cela dit,

en ce qui concerne Tianjin, il faut regarder

la situation avec beaucoup d’attention. Ce

drame offre à Xi Jinping la possibilité de

montrer qu’en dépit de ses efforts pour lut-

ter contre la corruption, il en reste encore

et que la lutte doit se poursuivre. De la

même façon, juste avant l’ANP (l’Assem-

blée nationale populaire), est sorti le film

« Under the Dome », qui montre les effets

dévastateurs de la pollution, en Chine. Il y

a eu des centaines de millions de viewers

sur le youtube chinois. Le film a été cen-

suré. Mais, le surlendemain, Xi Jin Ping à

l’ANP a affirmé avec vigueur qu’il fallait

lutter contre la pollution. Donc, les diri-

geants font monter l’aspiration, ils la frus-

trent, puis se montrent à la fois conscients

des problèmes et disponibles pour agir.

David Baverez, qui est businessman à

Hong Kong, appelle le système chinois

une « démocrature », c’est-à-dire un sys-

tème dans lequel il existe un aller-retour

permanent au sein de l’appareil entre les

dirigeants et la base. La lutte anti-pollution

va d’ailleurs être une des grandes réus-

sites du régime de Xi Jin Ping.

AB. : Estimez-vous que la Chine est, malgrétout, dans une situation qui lui permettra de poursuivre son développement et deconserver ou d’accroitre son influence surl’économie mondiale ?

JF. D. M : Il y a plusieurs problèmes struc-

turels à surmonter, mais aussi beaucoup

de remèdes à portée de main. La démogra-

phie est à la source d’un de ces problèmes

structurels. Aujourd’hui, il faut créer 10 mil-

lions d’emplois par an pour atteindre le

plein emploi. Le second problème est

la montée en gamme qui, à l’inverse,

empêche la création de 10 millions d’em-

plois de qualité à tout le monde, puisque

les gens ne sont pas tous suffisamment

formés pour la production de nouveaux

biens. Et le troisième problème a trait à la

consommation. Par contre, le fonctionne-

ment planifié de l’économie facilite gran-

dement la résolution des problèmes.

Et, surtout, le remède se trouve dans les

réserves de devises. Cette arme est utilisée

en souplesse. On constate, aujourd’hui,

qu’il y a des flux de capitaux privés qui sor-

tent de Chine, soit de l’argent étranger

placé en Chine qui repart, soit de l’argent

chinois en devises qui va s’investir dans

des sociétés étrangères. C’est un relais de

croissance et de revenu de bonne qualité.

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AB. : La situation que vous décrivez, cette « démocrature » avec cet Etat-parti, nerisque-t-elle pas de rester bloquée encore uncertain temps ? Quel espoir pouvons-nousavoir de voir les choses évoluer ?

JF. D. M. : Il y a une évolution permanente

très légère. Chaque jour, un citadin chi-

nois a l’impression d’avoir plutôt plus de

liberté que la veille. A condition que cette

liberté ne soit pas utilisée dans la sphère

publique. Ca se complique lorsqu’on sort

des clusters de parole libre. On tolère les

opinions, pourvu qu’elles ne se cristalli-

sent pas en organisations. Dans les uni-

versités, par exemple, la liberté de parole

est assez extraordinaire.

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J.-F. Di Meglio - Sept ans après la nôtre, une crise chinoise dans un système encore en mal de réformes ?

On tolère les opinions, pourvuqu’elles ne se cristallisent pas en organisations. Dans lesuniversités, par exemple,

la liberté de parole est assez extraordinaire.

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