La Russie et la Turquie : repenser l'Europe pour dépasser le statut d’« outsiders »

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  • 8/9/2019 La Russie et la Turquie : repenser l'Europe pour dpasser le statut d outsiders

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    La Russie et la Turquie :repenser lEurope pour

    dpasser le statutd outsiders

    Richard Sakwa

    Mai 2010

    Centre Russie/NEI

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    L'Ifri est, en France, le principal centre indpendant de recherche,

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    Russie.Nei.Visions

    Russie.Nei.Visions est une collection numrique consacre la Russie etaux nouveaux tats indpendants (Bilorussie, Ukraine, Moldavie, Armnie,Gorgie, Azerbadjan, Kazakhstan, Ouzbkistan, Turkmnistan, Tadjikistanet Kirghizstan). Rdigs par des experts reconnus, ces articles policyoriented abordent aussi bien les questions stratgiques et politiquesquconomiques.

    Cette collection respecte les normes de qualit de l'Ifri (valuation pardes pairs et suivi ditorial).

    Si vous souhaitez tre inform des parutions par courrierlectronique, vous pouvez crire ladresse suivante :[email protected]

    Derniers numros

    Thomas Gomart, L'Europe dans la politique trangre russe : ncessaire,

    mais plus suffisante , Russie.Nei.Visions, n 50, mai 2010 ; Mark Katz, La politique russe au Grand Moyen-Orient ou l'art d'trel'amie de tout le monde , Russie.Nei.Visions, n 49, avril 2010 ;

    Jeffrey Mankoff, Internal and External Impact of Russia's EconomicCrisis,Russie.Nei.Visions, n 48, mars 2010.

    Vous pouvez accder aux archives des articles de Russie.Nei.Visions ladresse suivante :

    http://www.ifri.org/?page=detail-contribution&id=6050&id_provenance=97http://www.ifri.org/?page=detail-contribution&id=6050&id_provenance=97http://www.ifri.org/?page=detail-contribution&id=6050&id_provenance=97http://www.ifri.org/?page=detail-contribution&id=6008&id_provenance=97http://www.ifri.org/?page=detail-contribution&id=6008&id_provenance=97http://www.ifri.org/?page=detail-contribution&id=6008&id_provenance=97http://www.ifri.org/?page=contribution-detail&id=5957&id_provenance=97&lang=ukhttp://www.ifri.org/?page=contribution-detail&id=5957&id_provenance=97&lang=ukhttp://www.ifri.org/?page=contribution-detail&id=5957&id_provenance=97&lang=ukhttp://www.ifri.org/?page=contribution-detail&id=5957&id_provenance=97&lang=ukhttp://www.pearltrees.com/#N-u=1_9838&N-f=1_97777&N-s=1_97777&N-p=6http://www.pearltrees.com/#N-u=1_9838&N-f=1_97777&N-s=1_97777&N-p=6http://www.ifri.org/?page=contribution-detail&id=5957&id_provenance=97&lang=ukhttp://www.ifri.org/?page=contribution-detail&id=5957&id_provenance=97&lang=ukhttp://www.ifri.org/?page=detail-contribution&id=6008&id_provenance=97http://www.ifri.org/?page=detail-contribution&id=6008&id_provenance=97http://www.ifri.org/?page=detail-contribution&id=6050&id_provenance=97http://www.ifri.org/?page=detail-contribution&id=6050&id_provenance=97
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    Auteur

    Richard Sakwa est professeur de politique russe et europenne lUniversitdu Kent et chercheur associ au Programme Russie et Eurasie du RoyalInstitute of International Affairs (Chatham House). Il a publi de nombreuxtravaux consacrs lURSS, la Russie et aux pays post -communistes.Parmi ses ouvrages rcents : Russian Politics and Society (Londres & NewYork, Routledge, 4e dition, 2008), Putin: Russias Choice (Routledge,2e edition, 2008), The Quality of Freedom : Khodorkovsky, Putin and the

    Yukos Affair(Oxford University Press, 2009). Il vient dacheverThe Crisis ofRussian Democracy : The Dual State, Factionalism, and the MedvedevSuccession(Cambridge University Press, publication venir en 2010).

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    Sommaire

    RESUME...................................................................................................... 4INTRODUCTION ............................................................................................ 5LES OUTSIDERS ..................................................................................... 6

    La nouvelle dynamique de la politique trangre europenne ..................... 7Une nouvelle marginalit ? ............................................................................. 10

    VERS UNE PLUS GRANDE EUROPE .............................................................. 13Un agenda no-rvisionniste .......................................................................... 13La pan-europanisme ...................................................................................... 16

    CONCLUSION............................................................................................. 20

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    Rsum

    Les relations intertatiques en Europe entrent dans une priode dincertitude.Lhritage de la guerre froide sestompe et les pays outsiders ,notamment la Russie et la Turquie, redfinissent leurs rapports mutuels et,plus largement, leur place dans le monde. Au blocage actuel des relationsrusso-europennes sajoutent les interrogations qui psent sur le rle de laRussie et de lUE sur la scne internationale. Dans le mme temps, lesouhait de la Turquie dadhrer lUE est contest aussi bien lintrieur du

    pays quen Europe. Dans ce contexte apparaissent de nouvelles ides sur lameilleure faon de sortir de la stagnation. Parmi celles-ci, lune des plusnotables est lide no-rvisionniste russe, partage en partie par despenseurs turcs, dune plus grande Europe . Cette ide repose sur unevision de lunit europenne englobant le continent entier et transcendant lesinterprtations traditionnelles de la dialectique intrieur / extrieur . Auniveau institutionnel, cela saccompagne de la renaissance des idesdintgration pan-europenne , y compris la restructuration de la scuriteuropenne et la cration dune Union de lEurope comprenant lUE, laRussie, la Turquie et dautres pays, tous membres gaux dune nouvellecommunaut politique.

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    Introduction

    Les projets dintgration en Europe ont atteint un palier. certains gards, ilsont mme commenc rgresser. Le Trait de Lisbonne sign par les paysde lUnion europenne (UE) en 2009 a reprsent un recul significatif parrapport aux ambitions du projet de Constitution europenne que ce trait estvenu remplacer. Les relations Russie-UE, souvent tides, se crispentrgulirement. Les deux parties nont labor ni langage ni objectifcommuns. Les rapports de lUE avec les pays de son voisinage immdiat ne

    sont plus axs autour de llargissement (mme si ce processus va sepoursuivre, notamment vers les Balkans). Dsormais, laccent est mis sur lagestion des relations entre lUE et ses voisins sans leur offrir une perspectivedadhsion. Alors que la probabilit dune adhsion turque semblesloigner, les aspirations europennes de lUkraine et dautres paysdEurope de lEst paraissent tre mises en attente pour une dureindtermine.

    Face au triste tableau quoffrent les reprsentations de lEuropecentres sur lOuest, un nouveau concept, celui de plus grande Europe ,a t explicitement dvelopp en Russie, et implicitement en Turquie1. Cetteide est fonde sur une vision alternative de lEurope , diffrente dune vision

    privatise par lUE qui, selon la Russie, prtend illgitimement tre seule dfinir la nature et la porte de lidentit europenne. Or la plus grandeEurope comprend la Turquie et place sans surprise la Russie au cur duprojet. Celui-ci ne remet pas en cause lexistence de lUE, mais cherche prsenter lEurope dune faon moins institutionnelle et davantage focalisesur les grandes ides civilisationnelles. Lmergence de lide de la plusgrande Europe saccompagne de la renaissance du concept de pan-europanisme et dune tentative denclencher une dynamique permettantdinstitutionnaliser cette vision de la plus grande Europe. Le rve cher Mikhal Gorbatchev dune Maison europenne commune de Limerick Vladivostok est de nouveau dactualit2.

    Traduit de langlais par Boris Samkov.1 T. Bordav, Novyj strategieskij soz. Rossi i Evropa pered vyzovami XXI veka :vozmonosti boloi sdelki [Une nouvelle union stratgique. La Russie et lEurope faceaux dfis du XXIe sicle : la possibilit dun grand marchandage ], Moscou, Evropa,2009. Pour une analyse de lvolution de la pense turque en matire de politique intrieureet extrieure, voir H. Baci, Zeitgeist : Global Politics and Turkey, Ankara, OrionPublications, 2008.2 Le sens de cette maison europenne commune a bien sr chang puisque Gorbatchevprnait la convergence entre ltat-providence sovitique et le modle social europen afinde consolider une forme humaine et dmocratique du socialisme sovitique, tandisquaujourdhui les experts russes ne mentionnent gure laspect social de la plus grandeEurope . La voie est donc libre pour les ides no-librales.

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    Les Outsiders

    Le concept d outsiders est de plus en plus employ dans les tudesconsacres la position inconfortable dans laquelle se trouvent la Russie etla Turquieet, un moindre degr, lUkraine, la Bilorussie et dautres pays intermdiaires vis--vis du processus dintgration europenne. LaRussie et la Turquie forment le noyau dune nouvelle catgoried outsiders . Ces pays, exclus de certains processus europens,souhaitent nanmoins les influencer. La notion d outsiders implique quil

    y ait des insiders . Il est indniable quaujourdhui lappartenance lUEreprsente un grand avantage et le moyen de figurer parmi les tats cls delEurope. Cependant, un nouveau dispositif dalliances et dorientations esten train dmerger. LEurope est souvent perue en termes de cerclesconcentriques, mais cest prcisment ce modle qui est aujourdhui remisen question. Lvolution de la dialectique insider/outsider remet en causeles reprsentations UE-centres de la ralit politique et gopolitique danslespace de la plus grande Europe3.

    Des modles anciens issus de lhistoire europenne se raffirmentprogressivement face aux objectifs intgrationnistes de lpoque de laprs-guerre froide, tandis que les modles de politique europenne forgspendant la guerre froide sont en train de saffaiblir. La Turquie, par exemple,est membre de lOTAN depuis 1952. En matire de scurit, elle a doncindiscutablement t un insider . Aujourdhui, la perte relative par lOTANde son prestige renvoie la Turquie son statut classique d outsider quinest, certes, pas comparable lexclusion vcue dautres poques. LaTurquie entretient actuellement des liens troits avec lUE. Pourtant, dansune perspective historique de long terme, la Turquie ainsi que ltat qui laprcde se sont trouvs la marge de lEurope, et la renaissanceprogressive des ambitions rgionales et des lments de no-ottomanismesont l pour le rappeler. Pour reprendre les termes dune rcente tuderusse, nous assistons actuellement au retour de la Turquie 4.

    Le statut d outsider de la Russie semble plus vident. Ce pays

    nest membre ni de lUE ni de lOTAN et ne semble pas susceptible derejoindre lune ou lautre de ces organisations dans un avenir proche. Enoutre, ses relations avec ces deux institutions sont marques par lamfiance, une perception des menaces vivace et certaines apprhensions.La doctrine militaire russe adopte en fvrier 2010 na pas hsit prsenter

    3 Cf. V. Baranovsky, Russia : A Part of Europe or Apart From Europe ? InternationalAffairs, vol. 76, n3, 2000, p. 443-58.4 T. Torosyan, The Return of Turkey : Ankara in the South Caucasus after the Russian-Georgian War , Russia in Global Affairs, vol. 7, n3, juillet-septembre 2009, p. 120-129.

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    lOTAN comme le principal danger (mais pas menace ) militaire 5. Lesngociations visant laborer le trait qui succdera lAccord departenariat et de coopration (APC), lequel a formellement expir endcembre 2007, senlisent. Mme le nom du nouveau trait a posproblme. Nanmoins, la Russie nest pas un outsider absolu. Elle estmembre du Conseil de lEurope et, en termes civilisationnels, se considreplus proche de lEurope que de la Turquie. Au moment o les ngociationsdadhsion de la Turquie lUE stagnaient, mme les observateurs les plusoptimistes des relations Russie-UE voquaient un partenariat qui engloberaittoutes les formes de coopration lexception des institutions communes.Cela aboutirait, au mieux, la suppression du rgime des visas (en dautresmots, une zone Schengen tendue) et la mise en place d'un espaceconomique commun renforc par une zone de libre-change, mais il estpeu probable que ce rapprochement puisse conduire la cration dunenouvelle communaut politique.

    La remise en cause du systme existant saccompagne de la

    reconnaissance du danger de voir la Russie et la Turquie devenir membresde l axe des exclus 6. Pourtant, la rapidit et lampleur durapprochement entre ces deux rivaux traditionnels sont impressionnantes 7.Depuis la fin de la guerre froide, aucun modle stable et durable dintgrationUE-Russie na t labor. La Russie et la Turquie demeurent en dehors dudveloppement actuel de lidentit europenne. Elles ne sont mme pasncessairement perues comme des composantes de lEurope.

    La nouvelle dynamique de la politique trangreeuropenne

    Historiquement, les tentatives des outsiders de faire irruption dans le premier cercle se sont accompagnes de troubles et de guerres, allantjusqu la destruction du premier cercle . Rcemment, il y a eu beaucoupde dbats sur la monte des grandes puissances , en particulier la Chineet la Russie ; et les comparaisons avec la progression de lAllemagne et duJapon la fin du XIXme sicle ont fleuri. Ces deux derniers pays taientdevenus des puissances rsolument rvisionnistes. Mcontents du statuquo, lAllemagne et le Japon ont donn naissance diverses justificationsidologiques dune rorganisation du systme des grandes puissances, parla force si ncessaire. Ce dfi lordre existant a engendr un demi-sicle de

    guerres mondiales. La situation actuelle est diffrente. La Russie et laTurquie ne cherchent pas remettre en cause lordre mondial existant ; ellessouhaitent seulement modifier la place qui leur est rserve dans ce

    5Voenna doktrina Rossijskoj Federacii [Doctrine militaire de la Fdration de Russie].6 F. Hill et O. Taspinar, Turkey and Russia : Axis of the Excluded ? Survival, vol. 48, n 1,printemps 2006, p. 81-92.7 G. Winrow, Turkey, Russia and the Caucasus : Common and Diverging Interests, BriefingPaper, Russia and Eurasia / Europe Programme, novembre 2009, REP/EP BP 2009/01,p. 3.

    http://www.scrf.gov.ru/documents/33.htmlhttp://www.scrf.gov.ru/documents/33.htmlhttp://www.scrf.gov.ru/documents/33.html
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    systme. Cest pourquoi il ne sagit pas de puissances rvisionnistes maisno-rvisionnistes.

    Les initiatives russes en politique trangre sont lies desvolutions internes, tandis quen Turquie les dveloppements sociaux ont

    affaibli lemprise des ides kmalistes sur les dcisions politiques. Unenouvelle classe moyenne conservatrice originaire dAnatolie dfie llitesculire dIstanbul. Dans le mme temps, lislam turc, lun des fondementsde lidentit nationale, connat une scularisation rapide8. La Turquie estredevenue un acteur indpendant des relations internationales et un pivotrgional. Avec la fin de la guerre froide, elle nest plus confine son allianceavec les tats-Unis9. La doctrine zro problme de la politique trangreturque remonte Ismal Cem, ministre des Affaires trangres entre juin1997 et juillet 2002, mais elle a t systmatise sous Ahmet Davutoglu,ancien premier conseiller pour la politique trangre de Recep TayyipErdogan (premier ministre depuis 2002 et chef du Parti Justice etDveloppement, AKP) avant de devenir son tour ministre des Affaires

    trangres en mai 2009. Dans son principal ouvrage universitaire,Profondeur stratgique (Stratejik Derinlik), publi en 2001, Davutogluappelait rvaluer le pass ottoman de la Turquie, soulignant limportancedu flux dans lHistoire. La convergence de ces facteurs a jet les basesintellectuelles et sociales dune politique trangre turque plus flexible, qui anotamment souhait une normalisation des relations avec lArmnie. Lepoids des militaires dans la dfinition de la politique trangre, qui avaitauparavant abouti une politique dalliance avec Isral, diminue. Parconsquent, dautres priorits rgionales sont mises en avant10. De la mmefaon, lUE, qui influenait normment la politique aussi bien trangrequ'intrieure de la Turquie, est sur le recul, ce que reflte le dclin du soutiende la population ladhsion turque lUE, mme si cette adhsion esttoujours prsente comme un objectif essentiel dans le discours officiel.

    Linfluence de lUE et des autres institutions europennes sur laRussie a toujours t relativement faible (mme si elle na jamais tngligeable). Selon certains auteurs, cest prcisment ce facteur, ajout labsence de liens troits, qui a contribu faire emprunter la Russie lavoie autoritaire11. En Turquie, l'influence de Bruxelles est demeure forteaussi longtemps que ladhsion lUE apparaissait comme une perspectiveenvisageable ; mais en Russie, ce sont au final les facteurs intrieurs qui semontrent dterminants. Son auto-perception en tant que grande puissance a

    8 Pour une analyse dtaille, voir M. Hakan Yavuz, Secularism and Muslim Democracy inTurkey, Cambridge, Cambridge University Press, 2009.9 G. E. Fuller, The New Turkish Republic : Turkey as a Pivotal State in the Muslim World,Washington, DC, United States Institute of Peace Press, 2007.10Pour une tude dtaille de lintraction entre les changements intrieurs et la politiquetrangre, voir A. Carkoglu et E. Kalaycioglu, The Rising Tide of Conservatism in Turkey,Basingstoke, Macmillan, 2009.11 S. Levitsky et L. Way, Competitive Authoritarianism : Hybrid Regimes After the Cold War,New York, Cambridge University Press, 2010, chapitre 5.

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    tabli un modle dinteractions entre la politique intrieure et trangre queseules lAmrique et la Chine partagent aujourdhui12.

    Gleb Pavlovski, stratge politique russe proche du Kremlin qui dirigela Fondation pour lefficacit politique, souligne que la Russie veut tre un

    tat-nation mais avec une culture impriale, une posture impriale et un styleimprial . Cependant, ajoute-il, il ny a aucun groupe qui voudrait crer unvritable empire et qui serait prt payer le prix ncessaire ou prendre desrisques pour cela 13. La Russie aspire au maximum tablir un empirepar procuration , cest--dire une rgion dans laquelle ses intrtsprivilgis seraient reconnus. On pourrait aller plus loin et suggrer que laposture plus ferme de la Russie en matire de politique trangre ne traduitpas ses ambitions no-impriales mais une sorte d imprialismemimtique : laffirmation de ses ambitions extrieures a avant tout pour butde lui assurer le respect et la reconnaissance internationale de son statut.Ces ambitions dcoulent de la volont russe de rivaliser avec les grandespuissances et nindiquent pas le dsir de Moscou de rorganiser le systme

    dans son intgralit. La notion dempire dans ce contexte est celle quedcrivent Hardt et Negri14 : elle est base non pas sur un modle colonial delexercice direct du pouvoir, mais sur une forme dactivisme internationalrenforc par laffirmation de sa supriorit sur des puissances plusmodestes15. Cet activisme ne va pas jusqu tenter de bouleverser lquilibredes puissances existant ou de rorganiser le systme international, mais ilvolue en vertu de la logique de modification que nous appelons no-rvisionnisme.

    Le positionnement no-rvisionniste se reflte dans le comportementdes responsables de la politique trangre russe. Les ngociateurs russesont la rputation dtre extrmement coriaces. Leurs interlocuteurs,

    notamment les reprsentants de lUE et dautres organisationsinternationales, soulignent cependant que Moscou cherche rarement fairechouer les discussions. Une attitude constructive dans la pratique tempreune rhtorique excessive. Cela se manifeste galement au niveauconceptuel. Quand la Russie critique les standards universels des droits delhomme et de la dmocratie, ce nest pas pour les remettre en cause, maispour dnoncer lappropriation de ces valeurs par certaines puissanceshgmoniques qui les appliquent de faon slective. En 1991, la Russie sestengage dans une rvolution dmocratique dont le but fondamental taitdincorporer ces normes dans son nouveau systme politique, fond sur laproclamation par Gorbatchev de la nouvelle pense et de la maisoneuropenne commune , puis sur la constitution de 1993 qui a

    institutionnalis ces aspirations.

    12 Pour une analyse de ces interactions, voir P. Rangsimaporn, Russia as an Aspiring GreatPower in East Asia : Perceptions and Policies from Yeltsin to Putin, Basingstoke, PalgraveMacmillan, 2009.13 Gleb Pavlovski, interview par Jay Tolson et Danila Galperovich, Kremlin PoliticalConsultant Sees Medvedev as Best Choice for 2012 , RFE/RL, Russia Report,21 janvier 2010.14 M. Hardt et A. Negri, Empire, Cambridge, MA, Harvard University Press, 2001.15 Sur ce sujet, voir M. Hardt et A. Negri, Multitude : War and Democracy in the Age ofEmpire, London, Penguin Books, 2005.

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    Depuis 1993, leur application a t au mieux partielle. Mme si lesformes dmocratiques ont gnralement t respectes, lesprit dupluralisme, de la diversit et de la concurrence politique a t largementremis en cause. Cependant, la Russie ne prtend pas incarner un modlealternatif. Bien sr, elle na pas apprci de devoir accepter passivement desnormes labores ailleurs, et a tenu souligner quelle tait lun des co -auteurs de lordre mondial post-guerre froide ; mais cela ne signifie pasquelle soit devenue un crateur de normes. En fait, plutt que de devenir uncrateur de normes, la Russie se positionne comme un applicateur denormes (norm-enforcer)16. Son but premier est de sassurer que ces normestiennent compte de la diversit civilisationnelle et des diffrences culturelles.Cest pourquoi la Russie dfend une approche pluraliste de lapplication desrgles universelles. Ce programme constitue lessence du no-rvisionnisme. Les ambitions de la Russie en tant que pays crateur denormes sont limites, mme si elle tient souligner limportance de lasouverainet des tats et dun ordre international multipolaire. Ces positions

    ne sauraient tre considres comme rvolutionnaires ni, a fortiori, commepleinement rvisionnistes. Elles sont dailleurs largement partages par leseurosceptiques de Grande-Bretagne et dailleurs.

    Une nouvelle marginalit ?

    Dans une certaine mesure, cest lensemble de lEurope qui est en train dedevenir un outsider global. Alors que les Russes parlent prsent dune plus grande Europe , le continent est prcisment en train de devenir une plus petite Europe . Quand lide dune constitution europenne a t

    suggre pour la premire fois, son objectif tait de fournir un cadre formel la monte en puissance de lEurope. Cependant, lchec douloureux de cetteexprience, suivi de ladoption dun Trait de Lisbonne plutt modeste,apparat plutt comme la manifestation d'un dclin relatif. En outre, le Traitde Lisbonne a peu contribu rduire la confusion entourant le leadershipdans la politique intrieure et extrieure de lUE. Mme si le PIB total de lUEest gal celui des tats-Unis (14,5 trillions de dollars), lUE estmarginalise sur le plan stratgique. Cela ne dcoule pas seulement de sonmanque dunit, mais aussi de labsence dune rsolution commune. LaRussie et lUE comprennent quelles se trouvent sur la pente descendante entermes de puissance globale et que le continent dans son ensemble risquede se voir marginalis. La multi-dimensionnalit souhaite par Davutoglu et

    louverture de la Turquie sur le Proche et le Moyen-Orient refltent ceglissement, qui saccompagne de la monte du no-ottomanisme17. Comme

    16 Pour un dbat sur ce sujet, voir H. Haukkala, A Norm-Maker or a Norm-Taker ? TheChanging Normative Parameters of Russias Place in Europe , in T. Hopf (sous la dir.),Russias European Choice, Basingstoke, Palgrave Macmillan, 2008, p. 35-56. Voirgalement : H. Haukkala, The European Union as a Regional Normative Hegemon : TheCase of European Neighbourhood Policy , Europe-Asia Studies, vol. 60, n9,novembre 2008, p. 1601-1622.17Pour une critique de lordre mondial existant et de lvolution de la puissance globale, voirA. Davutoglu, The Clash of Interests : An Explanation of the World (Dis)Order , Journal ofInternational Affairs, vol. 2, n 4, dcembre 1997 - fvrier 1998,

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    la exprim un rapport sur la version initiale du nouveau Trait de scuriteuropenne, pour la premire fois depuis des sicles, lEurope nest pas uncentre global dans le systme des relations internationales 18.

    Depuis la fin de la guerre froide, lAmrique a procd un

    dsengagement militaire relatif dEurope. Elle se focalise dsormais sur denouveaux dfis globaux, annonant une nouvelle re post-atlantiste. Selon lepolitologue bulgare Ivan Krastev, la prsidence Obama a montr que lestats-Unis ne sont plus une puissance europenne dans le sens classiquedu terme. Lalliance avec les tats de lOTAN ne va pas prendre fin, maislAmrique ne considre plus lEurope comme le lieu o se produiront lesconflits du futur 19. La monte en puissance de la Chine a engendrquantit douvrages mettant en vidence la fin du monde occidental 20.Par consquent, la Russie et lEurope ne sont pas les seules entrer dansune marginalit inhabituelle : cest toute lpoque qui est en train de devenir post-occidentale . LEurope devient la priphrie du monde une positiondans laquelle elle ne sest plus trouve depuis au moins un demi-millnaire.

    Ce constat sapplique aux questions gopolitiques, mais on constategalement une rosion plus profonde des valeurs civilisationnellestraditionnelles du continent. En Russie comme en Turquie, on critique denouveau avec vigueur lide hrite des Lumires dun dveloppement etdun progrs linaires une ide qui se trouvait au cur de la rvolution desJeunes Turcs en 1908 et de la rvolution bolchevique en 1917. Bien sr, denombreux facteurs contingents ont interfr dans lapplication de ces idespar les bolcheviks et par Atatrk, mais les deux rvolutions puisaient leursource dans la vision positiviste dun progrs humain linaire dveloppe parAuguste Comte. La tension qui existe aujourdhui en Russie comme enTurquie entre les tenants de la lacit et les partisans du rtablissement

    dune dimension religieuse dans les affaires publiques sinscrit dans uncontexte o de vigoureux projets de modernisation visent affaiblirlinfluence des traditions religieuses propres aux deux pays21.

    La Turquie est toujours faonne par la vision kmaliste de lamodernit nationale qui essaye de rconcilier les contradictions entre ltat,

    . Pourune vue densemble des ides no-ottomanes, voir C. Hoffmann, The Pax Ottomanicafrom the 19th to the 21st Century: On the (im)possibility of Turkish Regional Hegemony ,Research in Progress Seminar, 16 novembre 2009, Department of International Relations,University of Sussex.18 S. Karaganov et T. Bordachev, Towards a New Euro-Atlantic Security Architecture,Rapport des experts russes la confrence du club de discussion Valda, Londres, IISS, 8-10 dcembre 2009, publi Moscou par RIA Novosti et par le Conseil de politique trangreet de dfense, p. 9.19 I. Krastev, Europe Moves to the Periphery , Yaroslavl Forum : Smart Policy in Post-Western World, dition spciale de lInstitut russe, 12 janvier 2010, p. 16.20 Par exemple M. Jacques, When China Rules the World : The Rise of the Middle Kingdomand the End of the Western World, Londres, Allen Lane, 2009.21Pour une vue densemble du cas turc, voir W. Hale et E. Ozbudun, Islamism, Democracyand Liberalism in Turkey, Londres, Routledge, 2009. Pour la Russie, voir J. Garrard etC. Garrard, Russian Orthodoxy Resurgent : Faith and Power in the New Russia, PrincetonNJ, Princeton University Press, 2008 ; et Z. Knox, Russian Society and the OrthodoxChurch : Religion in Russia after Communism, Londres, RoutledgeCurzon, 2005.

    http://www.sam.gov.tr/perceptions/volume2/december1997-february1998/davutoglu.pdfhttp://www.sam.gov.tr/perceptions/volume2/december1997-february1998/davutoglu.pdfhttp://www.sam.gov.tr/perceptions/volume2/december1997-february1998/davutoglu.pdf
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    la socit et la religion22. Erdogan a fait de lAKP le parti d'obdienceislamiste ayant connu le plus grand succs de toute lhistoire de laRpublique turque23. Le parti a vit de prendre des positions idologiquestrop radicales et a prfr se prsenter comme une force dmocratiqueconservatrice24. En Russie, les appels en faveur dune exception post-dmocratique se font de plus en plus entendre25. Les deux pays s'interrogentsur les bases spirituelles de la communaut politique, ce qui reflte uneforme de rejet des processus radicaux de modernisation laque qui ontfaonn ces tats au XXe sicle.

    22 K. Oktem, C. J. Kerslake et Ph. Robbins (sous la dir.), Turkeys Engagement withModernity : Conflict and Change in the Twentieth Century, Basingstoke, PalgraveMacmillan, 2010.23 Arda Can Kumbaracibasi, Turkish Politics and the Rise of the AKP : Dilemmas ofInstitutionalization and Leadership Strategy, Londres, Routledge, 2009.24 Yavuz, Secularism and Muslim Democracy in Turkey, op. cit. [8].25 Par exemple, V. Tretiakov, lancien rdacteur en chef de la Nezavisima Gazetaet actuelrdacteur en chef de Politieskij Klass, appelle la restauration des anciens rangs(soslovie) sous la forme nouvelle dune socit de corporations post -lectorale.

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    Vers une plus grande Europe

    Les ambiguts et les tensions constates dans ses relations avec lUE ontincit la Russie essayer de redfinir les paramtres du dbat. Pendant lamajeure partie de la priode post-guerre froide, cest Bruxelles et lespuissances ouest-europennes qui ont dtermin les conditions des rapportsrusso-europens. Cest en tout cas de la sorte que les Russes peroivent leschoses. la fin du second mandat prsidentiel de Vladimir Poutine, laRussie a tent de modifier le cadre des discussions de faon ce que les

    deux parties ngocient d'gal gal. Les diverses propositions concrtesnes de ce glissement ontologique apparaissent souvent rudimentaires,voire irrflchies. Aux yeux de llite russe, la raffirmation du fait que laRussie est par essence lgale de lUE est tout aussi importante quenimporte quelle manifestation concrte de cette galit.

    Un agenda no-rvisionniste

    Certains experts russes, parmi lesquels Sergue Karaganov, le directeur delinfluent Conseil de politique trangre et de dfense (SVOP) et doyen de la

    facult dconomie mondiale et de relations internationales du Haut Collgedconomie, affirment que la faiblesse relative de lEurope nest pas unebonne chose pour la Russie, mme si elle pourrait se rvler u tile dun pointde vue tactique, en rduisant les prtentions de lEurope et en rendantpossible un rapprochement avec la Russie fond sur les intrts communsaux deux parties.

    Les Europens sont en train de prendre conscience de leurchec et du fait que leur confiance l'gard des tats-Unismme avec Obama la Maison-Blanche relve de plus en plus de lillusion. Ils se rendent compte quun rapprochementavec la Russie sans morguequel que soit ltat dans lequelce pays se trouve actuellementoffrirait lEurope une chance

    probablement unique de conserver son rang en premiredivision de la politique mondiale26.

    Dans ces circonstances, la Russie aurait raison de se tourner verslAsie: non pas pour faire de lAsie une alternative loption europenne,mais pour complter la cration dune plus grande Europe .

    lheure actuelle, la meilleure orientation gopolitique possiblede la Russie serait la suivante : un rapprochement conomique

    26 S. Karaganov, Proedij god i predstoee destiletie [Lanne coule et ladcennie venir], Rossijska Gazeta, 15 janvier 2010, p. 11,.

    http://www.rg.ru/2010/01/15/karaganov.htmlhttp://www.rg.ru/2010/01/15/karaganov.htmlhttp://www.rg.ru/2010/01/15/karaganov.htmlhttp://www.rg.ru/2010/01/15/karaganov.html
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    rapide mais matris avec lAsie (et pas seulement avec laChine) ; un rapprochement social et politique avec lEurope, qui passera par llimination de tous les derniers reliquats de laguerre froide dans les relations Russie-UE, puisque le butultime de ce rapprochement est lmergence dun nouveau

    systme europen de scurit et la naissance de lUnion delEurope (qui rassemblera lUE et la Russie sur la basedespaces humanitaire, nergtique et conomique communs) ;et un rapprochement avec lAmrique au niveau stratgique, desorte que la Russie devienne la troisime puissance dans lafuture gouvernance mondiale qui sera domine par leduumvirat sino-amricain27.

    Cette vision stratgique est pour le moins ambitieuse. Cependant,elle nest pas totalement irraliste condition que la Russie parvienne convaincre dautres outsiders , au premier rang desquels la Turquie, desengager dans ce projet.

    De nouveaux concepts mergent pour interprter et largir ladfinition de leuropanit ; ils modifient invitablement le rapport entre insiders et outsiders . La premire de ces ides est la notion de plusgrande Europe . Comme bon nombre dides no-rvisionnistes russes,cette notion tient davantage dune aspiration vague et dun idal atteindreque dun programme prcis. Elle offre cependant certaines indications sur unventuel modle alternatif de la politique europenne. Alors que le projetdintgration de lUE repose sur la conditionnalit, lapproche de la Russierejette ce mcanisme. Les divers projets dintgration russes, notammentlOrganisation du trait de scurit collective (OTSC) et la Communautconomique eurasienne (EurAsEc) rejettent la ncessit dune basenormative contraignante. En revanche, une norme ngative est avance,

    savoir la non-ingrence dans les affaires intrieures des autres tats etladhsion une vision westphalienne de la souverainet, laquelle sajoutele soutien de Moscou la multipolarit.

    Le concept de plus grande Europe reflte la tentative de la Russie demodifier les termes du dbat. Il sagit de dvelopper une vision alternative delunit europenne, moins fonde sur lintgration institutionnelle que sur undegr dengagement variable. Cette ide rpond galement un objectifgopolitique. LEurope, dans sa forme actuelle, cest--dire reprsenteavant tout par lUE, est frquemment fustige Moscou pour sesinsuffisances sur la scne internationale : son incapacit laborer unepolitique indpendante ; sa fidlit excessive lgard des tats-Unis, qui en

    fait une sorte de petit frre de Washington ; et son manque de cohrencedans lapplication de ses propres normes.

    Lun des promoteurs les plus loquents de lide de plus grandeEurope est Timofe Bordatchev, chercheur au Haut Collge dconomie.Dans ses nombreuses publications, il se fonde sur la position avance parKaraganov et affirme que la relation russo-europenne doit tre renforcepar une certaine vision stratgique. T. Bordatchev considre que cette

    27Loc. cit.

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    relation peut prendre la forme dune alliance stratgique 28. De son pointde vue, la relation stait tel point dgrade en 2004 qu'elle taitpratiquement revenue aux temps de la coexistence pacifique . Les deuxparties se considraient alors en concurrence ; par consquent, il nesagissait pas dlaborer un cadre politique qui faciliterait leurinterdpendance, mais seulement de grer leurs relations conflictuelles. prsent, Bordatchev souligne que les parties exigent un niveau deconfiance fondamentalement nouveau et estime que la division historiquede lEurope ne sera surmonte que si la Russie et lUE formaient unealliance rellement oriente vers lavenir. Cette alliance, explique-t-il,reposerait sur les avantages rciproques quy trouveraient les partiespuisque lUE a objectivement besoin de la Russie, conomiquement etpolitiquement, pour promouvoir ses intrts sur la scne internationale ,tandis que la Russie, confronte un encerclement gopolitiquecomplexe , a elle aussi besoin de lUE29. Par consquent, il faut mettre enuvre un grand marchandage afin de placer les relations russo-

    europennes sur des bases solides. long terme, cela pourrait aboutir ltablissement dun rgime international de lIrlande Vladivostok, quivivra selon ses propres normes et rgles . Ce serait un systme fond surla coopration intergouvernementale qui offrirait lEurasie une vraie stabilit structurelle 30.

    Cette proposition part de la situation actuelle, marque par laconcurrence des deux parties, et tente de trouver un moyen efficace derguler lordre international eurasien. Bordatchev insiste sur le fait que lasouverainet des principaux acteurs ne serait pas remise en cause etsuggre que les tats membres de lUE actuelle conservent leur entiresouverainet. Techniquement, cest indiscutablement le cas, mais il estindniable que lUE est un systme o la souverainet de ses membres estpartage et mise en commun. Bordatchev ne prolonge pas cette ide car, aufinal, pour qu'il y ait une relation viable entre la Russie et lUE, les partiesdoivent tablir une dynamique de transformation qui permettra detranscender lordre existant. La premire tape serait effectivement unealliance stratgique mais, au final, il sera ncessaire davoir recours deslments de lidalisme visionnaire qui a prsid la formation de lUE. Lesenjeux sont primordiaux. LUE a t cre pour empcher une nouvelleguerre entre la France et lAllemagne ; de mme, une Union eurasienne estaujourdhui ncessaire pour surmonter la paix froide actuellement envigueur. La priode dune dure de vingt ans qui stait instaure aprs laPremire Guerre mondiale a culmin en une autre conflagration

    dsastreuse. On ne peut pas exclure le mme risque pour la priodeactuelle31.

    Il manque la vision russe de la plus grande Europe une dynamiqueinstitutionnelle (cela est rserv aux ides pan-europennes que nous

    28 T. Bordachev, Towards a Strategic Alliance , Russia in Global Affairs, vol. 4, n 2, avril-juin 2006, p. 112-123.29Ibid., p. 113.30 T. Bordav, Novyj strategieskij soz.., op. cit. [1], p. 18.31 R. Sakwa, "New Cold War or Twenty Years Crisis ? : Russia and InternationalPolitics , International Affairs, vol. 84, n2, mars 2008, p. 241-267.

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    dveloppons plus loin) ; lheure actuelle, lide de la plus grande Europeest avant tout une tentative dlargir le dbat et de montrer que le no-rvisionnisme russe connat une dynamique positive. Cette vision comporte-t-elle un lment transformateur ? Y a-t-il l une dynamique mutuellementprofitable ? Cela reste voir. Sagit-il dune tentative russe de mobiliserlopinion publique europenne derrire un nouvel objectif correspondant auxintrts nationaux ? Ce serait une pratique habituelle de la politiquetrangre russe. Cependant, cela aurait pour effet de dprcier une tentativerelle doffrir un cadre intellectuel une nouvelle union de lEurope . Cetteide cre une rsonance considrable en Turquie, et continuera de le faireaussi longtemps quelle sera centre sur des intrts pratiques et vitera lesgrandes restructurations de la gopolitique mondiale. Seule une partierduite de llite turque partage la vision fantaisiste de leurasisme: celle dundjihadcivilisationnel contre lOccident32.

    La pan-europanisme

    Lide de plus grande Europe saccompagne du renouveau de lidal pan-europen. Laissant de ct les divers projets pan-europens dvelopps parle comte Coudenhove-Kalergi pendant lentre-guerre, la plus grandeEurope se heurte aujourdhui de nombreux dilemmes qui taient djprsents aprs-guerre. Lchec de la Communaut europenne de dfenseau dbut des annes 1950 a t compens par la cration duneorganisation supranationale : la Communaut europenne du charbon et delacier, tablie parle Trait de Paris le 18 avril 1951. Aujourdhui, le dbat surun nouveau trait europen de scurit reprend certains des thmes

    abords lpoque, mais cette fois un niveau pan-europen. Le dbatrenoue galement avec lide gorbatchvienne de maison europennecommune, avance pendant la perestroka et reprise par FranoisMitterrand. Lide dune plus grande Europe , il faut le souligner, sedistingue de celle de la pan-Europe. Le dbat concernant la plus grandeEurope se focalise sur les ides et sur lexpression de lidal abstrait dunecommunaut de destin et dune unit propres lEurope, tandis que la pan -Europe est plutt un projet institutionnel. La phase initiale du pan-europanisme post-communiste, de 1989 1999, reposait sur uneperception idaliste dune UE cense fournir le cadre de lintgration,travaillant avec le Conseil de lEurope et renforce partir de 1994 parllargissement de lOTAN. partir de 1999, il est devenu clair que

    llargissement de lOTAN se heurterait la rsistance de la Russie ; dans lemme temps, de plus en plus de voix ont exig que lon dsigne des limites llargissement de lUE.

    partir de 2007, lUE est entre dans une phase de post-largissement, mme si la Croatie, la Macdoine et dautres pays desBalkans devraient encore y adhrer. Toutefois, dans une perspective plusglobale, lintgration centre sur lUE a probablement atteint sa limite.

    32 M. Laruelle, Russian Eurasianism : An Ideology of Empire, Washington, DC, WoodrowWilson Center Press ; Baltimore, The Johns Hopkins University Press, 2008, p. 188-201.

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    Ds 2004, Herman Van Rompuy, qui est devenu en novembre 2009prsident du Conseil europen en application du Trait de Lisbonne,affirmait : La Turquie ne fait pas partie de lEurope et ne le fera jamais .Van Rompuy avait alors prcis sa position : Llargissement de lUE laTurquie ne saurait tre considr de la mme faon que les largissementsprcdents. Les valeurs universelles propres lEurope, qui sont galementles valeurs fondamentales du christianisme, perdraient de leur vigueur aveclentre dans lUE dun grand pays musulman comme la Turquie . Aumoment de son lection, le dput turc Suat Kiniklioglu a estim que VanRompuy avait t choisi pour maintenir la Turquie en dehors de lEurope33.Une fois en fonction, les dclarations plus prudentes de Van Rompuy surcette question nont pas suffi lever le doute sur son hostilit lentre de laTurquie dans lUE. En ralit, ladhsion de la Turquie lUE dans sa formeactuelle apparat comme un projet anachronique, qui nest dans lintrt ni delUE ni de la Turquie. Quant la Russie, elle na jamais formellementcherch adhrer lUE; cette question na donc pas suscit la mme

    tension que la candidature turque. Pourtant, comme nous lavons dit plushaut, il y a toujours eu dans lHistoire des interrogations sur les frontires delEurope, et la Russie a gnralement t considre comme nappartenantpas cet ensemble. Le positionnement de la Turquie, la lisire de lEurope,est plus que confus. Cela se reflte dans lextrme difficult de laprogression de sa candidature lUE.

    La Russie demeure lextrieur du noyau de la gouvernanceinstitutionnelle de lEurope. La relation entre la Russie et lEuropecontinentale se rduit aujourdhui une srie dinteractions reposant sur lesintrts des uns et des autres, mais cette situation ne satisfait aucune desparties. La priode danimosit depuis 1999 a t marque par laraffirmation des valeurs chres lUE, ce qui a implicitement fait revenir laRussie un langage centr exclusivement sur ses intrts ; mais cetteposition ne saurait convenir durablement aux deux parties. La dialectiqueintrts / valeurs en vigueur au sein de lUE est plus complexe que ce queprtendent certains de ses partisans les plus idalistes : la Russie ne peutpas contourner la dynamique normative dans ses actions ; quant lUE, ellenincarne pas vraiment le modle de puissance normative commelaffirment ses partisans idalistes34. De mme, la dfinition russe de cequest une grande puissance implique une dimension normative fonde surun ordre qui assure aux tats la souverainet, le non-interventionnisme et lepluralisme des types de rgime. Tous ces lments incitent rinterprter leconcept de pan-europanisme.

    Tout au moins, cela invite repenser le systme de scurit existant.Ladhsion de plusieurs tats post-communistes revanchards en 2004 et2007 a dilu lobjectif pacificateur initial de lUE. Celle-ci risque dsormais dedevenir un instrument permettant la continuation de la guerre froide par

    33 R. Tait, "Van Rompuy Chosen to Keep Turkey Out of Europe", Says Influential MP ,The Guardian, 21 novembre 2009, p. 8.34 Pour une critique de la puissance normative de lUE, voir D. Chandler, EUStatebuilding : Securing the Liberal Peace through EU Enlargement , Global Society,vol. 21, n4, octobre 2007, p. 593-607, et la discussion qui en a rsult in vol. 22, n4,octobre 2008, p. 507-529. Pour un examen succinct des dilemmes, voir J. Zielonka, Europe as a Global Actor , International Affairs, vol. 84, n3, 2008, p. 471-484.

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    dautres moyens35. Ce nest pas cette UE que voulait btir une gnrationdidalistes portant en mmoire les guerres civiles europennes.Lintgration des ex-pays communistes a nettement loign la Russie delUE et contribu la dsintgration de lancien systme de scuriteuropen. La proposition dun nouveau Trait de scurit europenne par leprsident Dmitri Medvedev dans un discours prononc Berlin le 5 juin 2008prouve le besoin existant de nouvelles ides mme si les puissancesoccidentales ont accueilli cette initiative par une condescendance polie. PourS. Karaganov, il est indispensable de revoir les accords de scurit existantsur le continent :

    On a dclar que la guerre froide tait termine, et il est vraique la confrontation idologique et militaire a pris fin.Cependant, la vieille rivalit gopolitique, qui attendait encoulisse, est revenue au premier plan. Mais la Russie a retenula leon. Elle nest plus prte rejoindre lEurope comme unapprenti respectueux. Dsormais, elle veut soit la rejoindre

    comme un alli puissant, soit ne pas la rejoindre du tout

    36

    .La dimension pan-europenne apparat de plus en plus comme un

    cadre possible la fois pour la Russie et pour la Turquie. Cest une solutionmdiane : elle fournit une sorte de cadre institutionnel lide de plus grandeEurope, mais elle ne reprsente pas pour autant un agenda supranational detransformation part entire. Pour la Russie, elle signifie une intgrationsans adhsion une option qui, long terme, pourrait galement conveniraux relations entre la Turquie et lUE. Cest apparu clairement dans lediscours de Nicolas Sarkozy Nmes, le 5 mai 2009, lors de la campagnepour les lections europennes. Il sest prononc contre laccession de laTurquie lUE, expliquant que la Turquie na pas vocation devenirmembre de lUE , mais qu'elle devrait tout de mme tre lie lUE sur lesplans conomique et scuritaire. Chose nouvelle, il a plac la Turquie et laRussie sur le mme plan, affirmant que les deux pays devaient tablir une zone conomique et de scurit commune avec lUE. Ainsi serait cr unnouveau bloc de 800 millions de personnes qui partagent la mmeprosprit et la mme scurit 37.

    Il s'agit d'une ide visionnaire qui offre non seulement une possibilitdintgrerla Russie et la Turquie lEurope, mais qui reprsente galementpour l'Europe un moyen de se redfinir. Le vieux modle intgrateureuropen est puis. Dans ce modle, l'Europe apparat comme une proto-grande puissance qui est voue se confronter la Russie et, peut-tre,

    35 Les tats les plus militants de ce groupe ont t surnomms les nouveaux tenants de laguerre froide . Voir M. Leonard et N. Popescu, A Power Audit of EU-Russia Relations,Brussels, European Council on Foreign Relations, novembre 2007, p. 48-49. Plusglobalement, tout ce rapport est baign dun esprit gopolitique trs connot guerrefroide , qui tend perptuer les divisions historiques de lEurope au lieu de lestranscender. La dynamique scuritaire qui sous-tend ladhsion de certains de ces tats lUE est tudie par L.S.Sklnes, Geopolitics and the Eastern Enlargement of theEuropean Union , inF. Schimmelfennig and U. Sedelmeier (dir.), The Politics of EuropeanUnion Enlargement : Theoretical Approaches, Londres, Routledge, 2005.36 S. Karaganov, Why Europe Needs a New Security Pact , The Security Times,19 fvrier 2010; rdit in Johnsons Russia List, n 36, 2010, Item 24.37 N. Sarkozy, Discours de M. le Prsident de la Rpublique , Nmes, 5 mai 2009,.

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    l'Amrique et la Chine. Cependant, plusieurs autres configurations de lapan-Europe sont possibles. L'une des options envisageables est la crationd'une grande Union pan-eurasienne laquelle lUE, la Russie, la Turquieet dautres outsiders participeraient en tant que puissances souverainesgales, mais qui comporterait dans le mme temps une Commissioneuropenne supranationale. Cette organisation se consacrerait en premierlieu grer le systme nergtique pan-eurasien afin de rconcilier lesintrts des producteurs et des consommateurs mais, terme, son actionpourrait stendre dautres secteurs. Un vritable partenariat nergtiquepourrait jeter les bases dun processus dintgration comme lavait fait laCommunaut europenne du charbon et de lacier au dbut desannes 1950. Comme la crit Mikhal Marguelov, le prsident de laCommission des Affaires trangres du Conseil de la Fdration : Uneunion stratgique entre lEurope et la Russie est possible uniquement sur labase dune union nergtique 38.

    Dans le contexte actuel, un grand marchandage semble peu

    probable, car la situation de coexistence entre les deux parties estprofondment enracine. Ce qui simpose, cest une discussionreconnaissant le danger que reprsenterait ltablissement dune dynamiqueconcurrentielle en Eurasie. Le dveloppement du Partenariat oriental depuismai 2009 a dj ranim la crainte dune confrontation autour des pays del tranger proche . Pourtant, ce projet est dune ampleur limite. Pourpouvoir surmonter cette dynamique concurrentielle, le grand marchandagepropos par Bordatchev doit tre complt par une grande vision :ltablissement dune Union eurasienne. Cette Union possderait une sortede Commission, qui disposera au dpart de prrogatives limites mais quiprsentera l'avantage d'tablir une dynamique supranationale. Lesarrangements inter-gouvernementaux sont utiles, mais le gnie de JeanMonnet et des pres fondateurs de lEurope a t de comprendre que celane suffisait pas. Le renforcement et la prservation de la souverainetconstitue un processus comprhensible, mais une dynamique inverse estncessaire pour viter que le continent ne sombre une fois de plus dans laguerre.

    38 M. Margelov, A Strategic Union with Europe Based on an Energy Union , RussianJournal, n3 (45), 18 fvrier 2010, p. 11.

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    Conclusion

    La Russie et la Turquie sont la fois partenaires et rivales, surtout enmatire nergtique et dinfluence rgionale. Cependant, aprs la guerrerusso-gorgienne, certains observateurs russes ont estim que la Turquiepourrait se tourner vers Moscou dans le cadre dune rorientationgopolitique globale39. Lide dun rapprochement russo-turc sduitparticulirement les militaires russes. Les parallles existant entrelintervention turque en Chypre du Nord en 1974 et lintervention russe dans

    le Caucase du Sud en 2008 (qui avaient t suivies de la reconnaissancedes entits sparatistes locales) ont conduit repenser les alliancesstratgiques. On sait galement quil existe dans les cercles militaires turcsun groupe russophile, parfois ironiquement surnomm les JeunesRusses et connu pour ses positions anti-occidentales. Les membres de cegroupe semblent convaincus que lAmrique a trahi la Turquie ; le pays netrouvera jamais sa place au sein de lUE; pour viter lisolement, la Turquiedevrait devenir membre dune alliance eurasienne qui sera construite autourdune Russie renaissante 40. Limpensable est dsormais envisag, ce quiprsage la sortie de limpasse gopolitique ayant suivi la fin de la guerrefroide. Cependant, il existe en Turquie un autre lobby, non moins puissant,qui estime que le pays doit renforcer son alliance avec lOccident afin de

    garder les ambitions stratgiques de la Russie sous contrle 41. De lamme faon, les stratges russes surveillent de prs les ambitions de laTurquie dans le Caucase du Sud et sa volont de (re)devenir une puissancergionale au Moyen-Orient.

    La Russie et la Turquie tant les deux principaux outsiders dEurope, il existe naturellement entre elles une communaut de destingopolitique qui pourrait permettre un rapprochement de long terme. EnTurquie, on voit parfois dans un rapprochement avec la Russie une optionalternative ladhsion lUE. Cependant, Ankara et Moscou ont consciencequune alliance doutsiders serait catastrophique pour les deux pays, carelle consoliderait leur statut marginal et les condamnerait conduire une

    politique internationale dopposition strile. Les deux tats nontcertainement pas pour projet de crer un axe des exclus , de mme quilsne font rien pour initier une organisation destine assurer le contrepoids ;mais l trange couple de la Turquie et de la Russie en matire depolitique internationale est fond sur des proccupations relles. La colresuscite en Turquie par la politique amricaine en Irak () rejoint le

    39 I. Torbakov, The Georgia Crisis and Russia-Turkey Relations, Washington, DC, TheJamestown Foundation, 2008, p. 25.40Ibid., p. 27.41Ibid., p. 31.

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    mcontentement ressenti Moscou face lempitement de lAmriquedans la sphre dinfluence de la Russie 42.

    Les deux pays ont conscience des nouvelles possibilits, sans oublierpour autant leur hritage historique commun, qui se manifeste notamment

    par la prsence en Turquie dune importante diaspora de peuples vaincuspar lempire russe. La Russie et la Turquie sont frontalires dune rgion deplus en plus instable qui fait lobjet dune confrontation gopolitique43. Ellessont toutes deux voues devenir des puissances rgionales et unrapprochement entre elles reprsente une chappatoire, si ce nest unevritable alternative des liens transatlantiques et europens 44. La Russiedoit aujourdhui grer, dans ses relations avec lOsstie du Sud et lAbkhazie(deux territoires dont elle a reconnu lindpendance le 26 aot 2008), desdossiers similaires celui que reprsente la Rpublique turque de Chypre duNord pour la Turquie. LUE et les autres puissances occidentales exigent lertablissement de lintgrit territoriale de la Gorgie, alors mme quil estpresque inconcevable que ces territoires reviennent sous la souverainet

    gorgienne ; le problme semble donc destin devenir aussi inextricableque la question chypriote.

    La discussion lance en Russie sur la plus grande Europe ou surla pan-Europe vise dpasser la logique concurrentielle propre uneEurope divise tout en admettant que les tats conservent des zonesdintrts distincts. Mais le refus russe daccepter la logique sur laquellerepose lintgration europenne savoir que la paix europenne seraitassure non pas par les relations diplomatiques entre tats-nations mais parle dmantlement de la souverainet conomique des tats-nations, mmesi cela se produirait graduellement et seulement dans certains domaines 45 signifie que des tensions non rsolues demeurent dans le projet russe de

    plus grande Europe . Or un certain degr de mise en commun de lasouverainet dans lnergie et dans plusieurs autres secteurs prcis reprsenterait prcisment la premire tape de cette politiquetransformationnelle de lEurope que demandent les critiques no-rvisionnistes de lordre existant. Comme nous lavons not, ces perceptions,plus larges quauparavant, modifient le rapport entre insiders et outsiders . Lide de plus grande Europe offre la Russie et laTurquie la fois la possibilit dchapper au fardeau de lHistoire et de lamarginalit, et de crer un agenda dintgration europenne post-largissement. Les projets visant donner une forme concrte auxaspirations pan-europennes reprsentent un moyen de faire de la plusgrande Europe une Europe qui sera de nouveau vritablement grande.

    42 F. Hill et O. Taspinar, op. cit. [6], p. 81.43 J.W. Warhola et W.A. Mitchell, The Warming of Turkish-Russian Relations : Motives andImplications , Demokratizatsiya, vol. 14, n1, 2006, p. 127-143.44 F. Hill et O. Taspinar, op. cit. [6], p. 85.45 J.P. Burgess, The Evolution of European Union Law and Carl Schmitts Theory of theNomos of Europe , in L. Odysseos et F. Petitio (sous la dir.), The International PoliticalThought of Carl Schmitt : Terror, Liberal War and the Crisis of Global Order, Londres,Routledge, 2007, p. 185-201, at p. 199, note 3.