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Aimée Le Roux
Master 1 LLPHI Etudes cinématographiques
Université Paris Ouest Nanterre La Défense
Septembre 2010
Sous la direction de M. Alain Kleinberger
LA TEMPORALITE DANS QUATRE
ADAPTATIONS DE MADAME BOVARY,
REALISEES PAR JEAN RENOIR, VINCENTE
MINNELLI, CLAUDE CHABROL ET MANOEL DE
OLIVEIRA.
1
Mes sincères remerciements à M.Alain Kleinberger,
Marie-Agnès, Jérôme, Antonin,
Michèle et Françoise.
2
SOMMAIRE INTRODUCTION……………………………………………….……………..3
I. FILMS/ROMAN : LES STRUCTURES TEMPORELLES………7
A. Terminologie et typologie de l’adaptation………………………... 8
B. L’ordre et la fréquence……………………………………………10
C. La durée…………………………………………………………..17
II. LE RYTHME NARRATIF, VOIE VERS L’AUTONOMIE
CINEMATOGRAPHIQUE ………………………………………..25
A. Adjuvant 1 : le rythme visuel……………………………………..26
B. Adjuvant 2 : le rythme auditif……………………………….……34
III. INDEPENDANCES CINEMATOGRAPHIQUES……………….43
A. Remise en cause de Bazin………………………………………...44
B. La contrainte : le contexte historique……………………………..50
C. La création : la vision du cinéaste………………………………...57
CONCLUSION………………………………………………………………..72
BIBLIOGRAPHIE………………………………………………………… …75 SOMMAIRE DETAILLE…………………………………………………….82
3
INTRODUCTION
Talons hauts, vernis rouge et cheveux lissés, la veste en jean bouchonnée au fond du
sac, c’est en robe de soie légère que Lila arbore son déguisement pour sortir. Tout ce qui brille
(Géraldine Nakache et Hervé Mimran, 2010) raconte ce rêve qui a l’air si facilement
atteignable : vivre à Paris, la ville de lumières, de désirs, du « tout est possible », où se parer
en bourgeoise chic et « in » pour faire semblant d’appartenir à ce monde paraît être la
meilleure solution pour se croire heureuse. Lila joue tellement bien ce rôle qu’elle renie ses
racines et se perd dans des mensonges qui déferlent. Sous ses airs de jeune fille libérée et
survoltée, Lila ressemble à une Madame Bovary.
Toutes les deux rêvent d’un monde plus pailleté, plus riche, plus beau, qui paraît plus
facile ; elles se prennent pour celle qu’elles voudraient être et échouent à leur quête
respective. Elles se déguisent, se parent de tous les artifices possibles et se complaisent dans
cet « art du paraître », illusoire échappatoire. L’une s’en rendra compte, pour l’autre ce sera
trop tard. En effet, pendant que Lila rêve d’ascension sociale, les dépenses d’Emma l’amènent
à sa perte, la punissant d’une certaine manière d’avoir trop voulu que sa vie soit celle d’un
roman à l’eau de rose, d’avoir trop cru que sa vie pouvait être celle d’un roman sentimental.
Ainsi, Tout ce qui brille se sert du personnage éponyme de Madame Bovary de
Gustave Flaubert, qui passe d’archétype littéraire à cinématographique. Publié en 1857,
Madame Bovary a nourrit de nombreux récits en filigrane et a été également source
d'inspiration pour plusieurs cinéastes, qui ont vu dans le personnage d'Emma un type humain.
On compte une dizaine d'adaptations cinématographiques de Madame Bovary dans le
monde entier : en Europe de l’Est et en Amérique du Sud principalement, et même le cinéma
de Bollywood s'est emparé de ce roman. Emma devient un personnage universel, un type de
femmes. Parmi ces nombreuses adaptations, quatre seront retenues. Quatre adaptations les
plus connues en France, car elles sont reconnues comme appartenant au patrimoine national.
Dans l'ordre chronologique, il y a tout d'abord celle de Jean Renoir, en 1933, soit cinq ans
après la naissance du parlant, puis c’est au tour d’Hollywood en 1949 de s’emparer des
4
aventures extraconjugales d’Emma filmées par Vincente Minnelli. Et enfin, deux autres
adaptations célèbres de Madame Bovary existent : elles ont été réalisées successivement, la
première en France en 1991, la seconde au Portugal en 1993. Il s’agit de la version
homonyme de Claude Chabrol, et du Val Abraham de Manoel de Oliveira. Si les deux
premières adaptations furent très mal reçues par les critiques françaises, notamment pour le
manque de crédibilité de celle de 1949, elles sont réhabilitées aujourd’hui.
Les distributeurs responsables des coupures de la version initiale de Renoir qui durait
plus de trois heures, « " on l’a détruit en le coupant" , se lamentait »1-il, ont été d’une certaine
manière pardonné. Consentant que Madame Bovary soit l’un des romans les plus lus aux
Etats-Unis, la critique accepte que cette œuvre cinématographique soit considérée comme
œuvre capitale dans le patrimoine français2. Le Val Abraham quant à lui, fut « écarté [de la
Sélection Officielle du Festival de Cannes 1993] sous prétexte de durer plus de trois
heures »3. Oliveira l’a donc coupé de près d’une demi-heure, mais le film reçut, malgré cela,
une incroyable ovation. Ce succès à Cannes confère à cette adaptation l’honneur de figurer
parmi les Madame Bovary les plus connues sur le grand écran.
Très vite après sa naissance, le cinéma racontait déjà « un petit bout d’intrigue, avec
un début, un milieu et une fin »4. Dès qu’il prit son essor commercial, il se servit logiquement
dans la matière brute des histoires, soit dans la littérature et le théâtre. Devenant son vivier
d’inspirations au fil des décennies, la littérature est encore aujourd’hui « puisée » par ce
septième art, représentant 85% de la production cinématographique chaque année5. « Puiser »
est exactement le terme employé par André Gardies, dans son Récit Filmique, lorsqu’il
s’interroge sur le passage du littéraire au filmique : « La démarche […] fait du texte un
réservoir d’instructions dans lequel le cinéaste puise librement. A charge pour lui de traiter
cinématographiquement ces instructions »6. Qu’entend-t-il par « instructions » ? Un roman
serait, d’après lui, une sorte de guide, de mode d’emploi dont le réalisateur se servirait pour
1 Michel Boujut, « Les autres Bovary au cinéma », L’Evénement du jeudi, 04/04/1991, p.86. 2 M.P., « Madame Bovary », Le Matin, 05/03/1985. 3 Jacques Parsi, Manoel De Oliveira, Centre Culturel Calouste, 2002, p.130. 4 Frédéric Sabouraud, L’adaptation, Paris, Les Petits Cahiers, Les Cahiers Du Cinéma, 2006, p.2. 5 André Gardies, Le Récit filmique, Paris, Concours Littéraires, Hachette Education, 2001, p.3 6 Ibid., p.7.
5
adapter le roman en film. Les films devraient s’adapter à la narrativité propre du roman, à ses
« instructions », en les adaptant à celle d’un film : il s’agirait de faire du récit littéraire un récit
proprement cinématographique.
Même si les quatre adaptations de Madame Bovary racontent en effet la vie
d’Emma, chaque réalisateur donne pourtant du personnage sa propre vision, son
interprétation. Pourquoi quatre adaptations d’un même roman donnent-elles quatre films
différents ? Car, d’une part l’acte d’adapter pose le réalisateur comme un créateur, et non
comme un serviteur du roman. Dans ce passage du littéraire au filmique, il s’agit de
considérer le roman comme un socle et non un pilier, c’est-à-dire de savoir s’écarter de
l’œuvre littéraire pour que le film devienne œuvre cinématographique à part entière. D’autre
part, le travail de l’adaptation passe par une étude du texte littéraire, et dans toute narrativité
le traitement du temps est un point fondamental : il organise le récit. C’est un élément capital,
prépondérant. Madame Bovary de Flaubert a une structure qui lui est propre, une composition
complexe. En effet, l’une des principales particularités de ce roman est son traitement du
temps, et plus précisément, sa structure temporelle. Le roman est divisé en trois parties, qui
articulent un changement spatial, de la première à la seconde partie, ou un changement
d’ordre dramatique, le commencement d’une nouvelle relation amoureuse pour Emma.
A l’intérieur de chacune d’elles, une disproportion du nombre des chapitres amène à
une rythmique particulière : neuf chapitres pour la première partie, qui constitue la situation
initiale, quinze pour la seconde pour l’accroissement de la tension dramatique et onze pour la
dernière, renvoyant à l’accélération du temps qui aboutit à la chute brutale d’Emma. Les
chapitres eux aussi sont de longueurs inégales, participant à une dynamisation du récit : le bal
de la Vaubyessard (I, 8) ou le mariage (I, 4) de Charles avec Emma par exemple s’étend sur
un chapitre entier, alors que plus d’une année s’écoule dans un même chapitre (par exemple,
I, 9). En fait, chaque étirement du temps correspond au point subjectif de l’héroïne, aux
moments forts de son existence.
Dans le travail de l’adaptation, il s’agit de créer un récit cinématographique à partir
du récit littéraire. Mais il paraît impossible d’adapter Madame Bovary sans se soucier de son
squelette, soit sa temporalité, élément fondamental et constructeur. Créer un nouveau
6
traitement du temps, purement cinématographique, serait l’ « instruction » primordiale à toute
adaptation de ce roman. Qu’en est-il dans les films ? Comment se servent-ils de cette même
structure temporelle ? Dans le roman, ce squelette a la fonction de créer un rythme, une
alternance entre dilatation et accélération du temps. Les films aussi s’inventent un rythme, une
dynamique du récit qui leur est propre, mais comment fonctionnent-ils ? Si les films créent
leur propre rythmique, ne s’éloignent-ils pas du roman, et ne deviennent-ils pas ainsi
indépendants ?
Dans un premier temps, il sera question d’analyser les points communs et les
différences entre les quatre adaptations d’origine selon les trois notions de la narratologie qui
sont, d’après Gérard Genette, l’ordre, la fréquence et la durée. Si l’ordre établit la chronologie
du récit, la fréquence régit les possibles répétitions diégétiques, et la durée s’occupe de
l’allongement et de l’abréviation du temps, soit du rapport entre le temps de la diégèse et celui
de la projection.
Dans un second temps sera analysée la durée comme créatrice de rythme, rythme qui
est lui-même créé par des moyens purement cinématographiques tels le montage ou la voix
off. On s’interrogera sur la manière dont ils continuent d’affilier les films au roman, ou bien
s’ils les aident à gagner en autonomie.
Enfin, le dernier chapitre tentera de démontrer si les adaptations peuvent acquérir
leur totale indépendance grâce à leur remise en contexte, historique et culturelle. Les
réalisateurs sont avant tout lecteurs du roman, et toute lecture n’est-elle pas, dès le départ, une
interprétation reflétant la personnalité et la sensibilité de chacun ?
7
I. FILMS/ROMAN : LES STRUCTURES
TEMPORELLES
L’étude comparative entre quatre films par rapport à leur source littéraire demande
une prise en compte d’un vocabulaire clair et préalablement défini. Car il est difficile de
parler de l’adaptation sans se servir de termes simples, ceux de fidélité ou de trahison, définis
par André Bazin. C’est à partir de ce vocable que d’autres théoriciens se sont essayés à la
construction de classifications plus neuves, plus larges, moins catégoriques. Ces nouvelles
typologies sont également à prendre en considération. Elles permettent en effet d’adopter un
point de vue qui s’éloigne de l’œuvre romanesque et qui étudie le film plus en profondeur,
moins en relation directe et immuable avec son modèle littéraire. Par conséquent, pour mieux
pouvoir comparer les quatre adaptations entre elles, un récapitulatif des termes qui seront
employés est tout d’abord nécessaire.
Ces quatre adaptations de Madame Bovary sont ici analysées selon les trois notions
divisées par la narratologie, qui sont, d’après Gérard Genette7, l’ordre, la fréquence et la
durée. L’ordre définit la suite chronologique des événements ; la fréquence s’occupe des
possibles redondances diégétiques, alors que la durée relie le temps de la diégèse avec celui
de la projection. Il s’avère que la base principale gardée du roman par les films se situe au
niveau de l’ordre, et qu’à partir d’une même chronologie, les films tentent de s’en détacher
grâce à des changements de réitérations narratives témoignant déjà de partis pris des
réalisateurs, et délaissent complètement le roman de Flaubert au moyen de la durée. Si aux
niveaux de l’ordre et de la fréquence, nombreux sont les points communs qui existent entre le
roman et ses adaptations, c’est précisément la durée, élastique narratif, qui amorce la prise
d’indépendance : plus aucune analogie alors possible entre le roman et ses quatre adaptations.
Cette analyse des points communs et les différences entre les films suivra donc celle
concernant la typologie de l’adaptation.
7 Gérard Genette cité par André Gaudreault et François Jost, Le Récit cinématographique, Paris, Collection Nathan-Université Série Cinéma et Langage, Nathan, 1990, p.106.
8
A. Terminologie et typologie de l’adaptation L’étude de l’adaptation cinématographique nécessite la prise en compte de concepts
et d’un vocabulaire particulier qui s’est modifié au fil des décennies. André Bazin8 en 1958
est le premier théoricien à exprimer clairement la fidélité et la trahison au roman d’origine.
C’est lui en effet qui a ouvert le débat encore controversé aujourd’hui concernant la fidélité
« à la lettre » ou « à l’esprit » de l’œuvre originale.
Le travail du cinéaste qui désire mettre en images un texte littéraire consiste donc à
repenser l’œuvre sur un plan différent, telle une traduction d’une langue à une autre, sachant
que dans ce transfert on ne passe pas d’un mot à un autre, mais d’un mot à une image. Ou
pour reprendre l’expression d’Umberto Eco, dans son essai Dire presque la même chose9, la
fidélité n'est pas la reprise du mot à mot mais du monde à monde. D’après lui, dans le passage
d'un monde à l'autre tout est affaire de négociation, c’est-à-dire que tout bon traducteur est
celui qui sait bien négocier en prenant compte des exigences du monde de départ pour
déboucher sur un monde d'arrivée le plus fidèle possible, non pas à la lettre mais à l'esprit.
Bazin compare l’adaptation à la traduction en littérature, et fait la critique tout autant
du mot à mot que de la transcription trop libre. Dans cet entre-deux qui lui semble être le bon
point d’équilibre, il ne départage pas la fidélité à la lettre et à l’esprit :
« Pour les mêmes raisons qui font que la traduction mot à mot ne vaut rien,
que la traduction trop libre nous paraît condamnable, la bonne adaptation doit
parvenir à restituer l’essentiel de la lettre et de l’esprit. » 10
Il faudrait donc un juste milieu entre la fidélité « à la lettre » et « à l’esprit ». Cette conception
souligne une certaine suprématie de l’œuvre littéraire sur l’œuvre filmique et amène à
s’interroger sur la possible autonomie du film par rapport à son modèle littéraire.
Pour Bazin, pour accéder à cette autonomie, il ne suffit pas d’être un bon traducteur,
mais il faut avoir un « génie créateur », qui tout en respectant l’écriture du romancier, réussit à
s’affranchir des contraintes littéraires pour entrer dans un autre langage et accéder à une mise
en scène plus libre que la fidélité à la lettre. Et comme l’écrit Bazin :
« Plus les qualités littéraires de l’œuvre sont importantes et décisives, plus
l’adaptation en bouleverse l’équilibre, plus aussi elle exige de talent créateur
8 André Bazin, « Pour un cinéma impur » in Qu’est-ce que le cinéma ? 7ème Art, 1985, pp. 7-32. 9 Umberto Eco, Dire presque la même chose, Paris, Editions Grasset & Fasquelle, 2006 [2003], pp. 51-55. 10 André Bazin, op.cit. p. 21.
9
pour reconstruire selon un équilibre nouveau, non point identique, mais
équivalent à l’ancien. »11
Sans ce « génie créateur », il n’est pas possible d’aboutir à l’Adaptation, car comme le dit
Etienne Fuzellier, le roman est une « matière […] que l’on remodèle »12.
Plus récemment, en 2008, Anne-Marie Baron13, s’affranchissant des notions établies
par Bazin, donne une vision plus nuancée, sans donner de modèle. Pour elle, « l’illustration
est la figure de base à partir de laquelle sont possibles toutes les variations »14. Elle explique
plus loin qu’elle voit l’adaptation de Chabrol comme une illustration, car celui-ci revendique
hautement la fidélité du roman de Flaubert, entendant par fidélité la minutie de la
reconstitution historique des décors, des costumes, jusqu’au nombre de pas près. A partir de
cette figure se développe trois autres types. Tout d’abord « l’adaptation amplificatrice », c’est-
à-dire que les scènes du roman sont développées, enrichies, étoffées. Les textes les plus
adaptés sont les nouvelles, et dans ces cas-là, le cinéaste est forcé d’enrichir la narration pour
atteindre la durée minimale d’un long métrage. Puis, il y a, d’après Baron, « l’adaptation
libre », où le cinéaste est libre de développer les motifs qui l’intéressent, d’effectuer des
coupes qu’il estime utiles et d’appuyer au contraire « sur tel élément au détriment de tel
autre ». Il peut aussi effectuer des redondances narratives, « car il ne faut pas perdre de vue
que l’adaptation est la confrontation de deux univers imaginaires, celui de l’auteur et celui du
cinéaste ». Ce serait le cas de l’adaptation de 1949, par Vincente Minnelli, et de celle de Jean
Renoir en 1933. Le premier adopte un point de vue différent de celui du roman, en faisant de
son film un monde manichéen : Emma est l’incarnation du Mal et son mari, du Bien. Renoir
quant à lui, montre Emma comme « une femme qui joue faux »15. Les partis pris initiaux
diffèrent donc de celui de Flaubert. Et enfin, dernière figure possible d’après Baron est « la
transposition », « cas extrême de la liberté d’adaptation ». Tout le roman est délocalisé et
actualisé, le réalisateur marque de cette manière sa capacité à « s’adapter à son époque». Il a
de plus, tous les droits. Voici le cas du Val Abraham de Manoel de Oliveira de 1993.
Pour plus de commodité, l’étude des quatre adaptations de Madame Bovary, de
Renoir, Minnelli, Chabrol et Oliveira, utilisera les notions de fidélité « à la lettre » et fidélité
« à l’esprit » définies par Bazin dans Qu’est-ce que le cinéma ?.
11 André Bazin, op.cit., p.23. 12 Etienne Fuzellier, Cinéma et littérature, Paris, 7ème Art, Editions du Cerf, 1964, p.133. 13 Anne-Marie Baron, « De l’illustration », in Romans français du XIXème siècle à l’écran : problèmes de l’adaptation, Clermont-Ferrand, Cahier Romantique n 14, Presses Universitaire Blaise Pascal, 2008, pp. 28-30. 14 Ibid., p. 28. 15 Alain Kleinberger, « Les voies de l’analyse », in NRP, n.21, Nathan, septembre 2006, p.12.
10
B. L’ordre et la fréquence André Gardies, dans son Récit filmique, considère le roman comme un puits, un
« réservoir d’instructions »16, qui sert de base à la structure temporelle des films. S’inscrivant
dans la lignée des travaux de Gérard Genette sur la temporalité, il explique que ce sont le
signifiant et le signifié qui créent la narration. Derrière le premier se trouve l’histoire, c’est-à-
dire les événements du monde diégétique, et derrière le second le récit, soit l’acte
d’énonciation. Chacun de son côté « possède en propre sa temporalité »17 : « la première
correspond au temps de la projection. […] La seconde correspond à celle que suppose le
déroulement des événements rapportés. » Cette double temporalité permet d’étudier les
correspondances qui s’assemblent incontestablement entre le temps du récit et celui de
l’histoire, en fonction de trois principes déterminés par le théoricien de la littérature Genette,
qui sont l’ordre, la fréquence et la durée. Ces trois manifestations du temps vont permettre
d’analyser les points communs entre le roman et ses quatre adaptations, afin de déterminer ce
que les films ont gardé du roman pour en faire leur propre charpente.
1. L’ordre Tout d’abord, étudier l’ordre c’est étudier « les rapports entre l’ordre temporel de
succession des événements dans la diégèse et l’ordre pseudo-temporel de leur disposition dans
le récit »18. Concernant Madame Bovary, il n’existe qu’un seul agencement de cet ordre
temporel, celui de la succession19. Il s’agit maintenant d’analyser les films en s’interrogeant
sur leur possible fidélité à la lettre et à l’esprit selon Bazin.
• L’ordre chronologique en fonction du point de vue objectif dans le
roman Les quatre films racontent tous, de manière chronologique, la même histoire, celle
d’Emma Bovary, de son mariage avec Charles jusqu’à sa mort, en passant par sa maternité,
ses relations extraconjugales et son suicide qui clôt chaque récit. Selon Pierre Beylot, « suivre
la chronologie des événements peut […] apparaître comme le signe d’une volonté de
16 André Gardies, op.cit., p.7. 17 Ibid, p. 85. 18 Gérard Genette, cité par Pierre Beylot, Le Récit audiovisuel, Paris, Armand Colin Cinéma, Armand Colin, 2005, p.159. 19 La deuxième étant l’alternance et le parallélisme, totalement absents dans le livre et les films.
11
réalisme »20, et ajoute que ce parti pris n’est généralement qu’une façade artificielle qui cache
en fait une organisation méticuleuse de l’ordre temporel. Quelle est donc l’importance des
quatre événements récurrents dans chaque récit ? Que cachent-ils ?
Comme l’explique Pierre-Louis Rey, leur particularité tient dans le fait que ces
scènes sont écrites dans le roman selon un point de vue objectif, celui « d’un observateur
neutre, écrivant l’histoire à la manière d’un fait divers ou d’une chronique »21, comme lors de
la mise au monde de sa fille : « Elle accoucha un dimanche, vers six heures, au soleil
levant. »22, alors que tout le reste du récit est écrit soit en focalisation interne de Charles
Bovary (les six premiers chapitres et les trois derniers du roman) soit en focalisation d’Emma.
Etant donné que l’action dépend de la vie intérieure des personnages, le monde de l’histoire
est toujours vu selon le point de vue de l’un des deux Bovary. Ainsi, les moments forts de
l’existence d’Emma sont longuement développés et occupent des chapitres entiers,
contrairement aux années d’ennui qui sont rapidement racontées. Et comme tout point de vue
subjectif est partial, ils ne sont, par définition, pas porteur d’une vérité. Puisque c’est
individuel, cela n’a pas la même portée véridique.
C’est pourquoi les quatre événements constituent une fiabilité narrative, ils sont
récurrents dans tous les films (sauf le mariage chez Renoir, mais cela peut être la marque de
l’une des nombreuses coupures qu’il a été obligé de faire pour les distributeurs) et deviennent
ainsi inhérents à la narration. Ils en sont la base, et sont des marqueurs de reconnaissance du
roman de Flaubert. Mais qu’apportent-ils à l’histoire ? Ce sont tous des points de non-retour,
qui, après une courte période en apparence heureuse, déçoivent Emma et la ramènent à une
réalité qu’elle ne veut pas voir, et la poussent un peu plus à chaque fois vers son suicide,
unique solution qui lui reste.
• Les analepses23 : enfances d’Emma et de Charles Si l’intrigue de Flaubert présente le portrait d’une jeune femme, de sa plus tendre
enfance jusqu’à sa mort, le récit, quant à lui, débute par l’entrée de Charles Bovary au collège
de Rouen, sa rencontre inopinée avec sa future femme aux Bertaux, moment à partir duquel
elle devient le centre de l’intrigue. On trouve deux analepses : l’une pour raconter l’enfance
de Charles qui remonte même jusqu’à la rencontre de ses parents, l’autre pour expliquer celle
d’Emma. Ces deux analepses externes forment un texte délimité et séparé du récit initial, un
enchâssement, mais en même temps une continuité : Flaubert a pris soin de créer des dégradés 20 Pierre Beylot, op.cit p.161. 21 Pierre-Louis Rey, Madame Bovary de Gustave Flaubert, Paris, Folio, Gallimard, 1996, p.57. 22 Gustave Flaubert, Madame Bovary, Paris, Folio, Gallimard, 1972, p. 128. 23 Le terme est de Gérard Genette, cité par André Gaudreault et François Jost, op. cit., p.106.
12
narratifs afin de ne pas casser le rythme. Sur ces deux analepses, seule celle d’Emma est
gardée dans les films, et plus précisément dans ceux de Minnelli et d’Oliveira, chez le premier
sous forme de flash-back, soit un enchâssement dans le récit chronologique du film entier,
alors qu’Oliveira raconte l’histoire d’Ema dans son ordre chronologique, en commençant
donc par son enfance. Il y aurait une explication à ce refus de flash-back de la part d’Oliveira,
c’est parce qu’aujourd’hui ce procédé est « démodé et il a été abandonné […] par le cinéma
qui se veut moderne. »24
Marcel Martin appelle ce retour en arrière « le temps bouleversé »25 et cherche des
raisons à l’utilisation d’analepses. Pour Minnelli et Oliveira, la raison est d’ordre
psychologique car elle « justifie le bouleversement de la suite temporelle normale des
événements »26. En effet, ces enfances sont des explications aux agissements d’Emma une
fois mariée, et ont donc la même fonction que dans le roman. Si l’on compare la fidélité selon
Bazin entre les deux films, il s’avère que l’un et l’autre ont pris un parti différent : Minnelli se
prête volontiers à la fidélité à la lettre sans oublier l’esprit, tandis qu’Oliveira n’est fidèle qu’à
l’esprit. En effet, alors que le premier condense la succession des scènes qui relatent les
années passées au couvent, le second, en raison d’une actualisation de l’histoire, développe
l’état d’esprit de l’adolescente élevée chez elle, entre son père et sa tante religieuse. La voix
off de Mario Barroso apprend au spectateur qu’elle a perdu sa mère à six ans, qu’elle n’est
jamais sortie de chez elle avant ses quatorze ans, qu’en regardant l’oratoire elle se sent athée,
et qu’elle sera « une femme redoutable », selon la pensée des sœurs Mello. L’image, quant à
elle, met en scène une fille chérie par son père, qui lit Madame Bovary, acte blâmé par sa
tante pieuse (représentation du couvent et de la religion) et dont elle se moque, une fille qui
provoque Carlos en feignant de ne pas le reconnaître, et qui est une beauté dangereuse comme
le montre l’épisode de la terrasse où sa simple présence crée des accidents aux conducteurs
qui passent en dessous.
Chez Minnelli, la voix en off de Flaubert raconte les événements, affectant les
images à la simple fonction d’illustration : en commençant à relater ses années passées au
couvent après la mort de la mère d’Emma, le réalisateur supprime toute la première période
décrite dans le roman durant laquelle Emma est pieuse, soumise aux règles de la
communauté ; mais il garde toutefois le personnage de la lingère (qui est présente avant le
décès de la mère dans le roman) qui apporte secrètement des livres romantiques aux jeunes 24 Marcel Martin, « Le Temps », in Le Langage cinématographique, Paris, 7ème Art, Editions du Cerf, 1992 [1955], p.273. 25 Ibid., p.261. 26 Ibid., p.263.
13
filles, donnant alors la possibilité à Emma de rêver, lui inspirant des fantasmes, des châteaux
en Espagne et autres clichés du romantisme, remplissant ainsi son esprit d’illusions, et lui
faisant alors croire que le monde extérieur est le même que celui des romans d’amour.
Ainsi, Minnelli réussit le pari de Bazin (lequel pourtant réprouve cette adaptation
« film américain standard »27) d’allier fidélité à la lettre et à l’esprit, alors qu’Oliveira, du fait
de l’actualisation contemporaine de l’histoire, est obligé de supprimer l’espace du couvent, et
toutes les modifications qui s’en suivent. Il s’agit donc ici d’une adaptation à l’esprit de
l’œuvre littéraire.
• Le paradigme de Field Le roman Madame Bovary est découpé en trois parties apparentes, qui structurent
l’espace de la fiction (de la première à la deuxième partie : le couple de jeunes mariés
déménage de Tostes pour Yonville) ou qui articulent un changement dramatique (Emma
commence sa nouvelle relation avec Léon après sa rupture avec Rodolphe). Il est possible de
voir les trois parties du roman comme les trois parties du paradigme de Field. En effet, ce
dernier, consultant américain et spécialiste du scénario, met en lumière un schéma dramatique
aujourd’hui utilisé par les scénaristes. Syd Field s’est inspiré du théâtre classique pour
exposer son schéma conceptuel de développement : il découpe toute intrigue en trois parties.
La première tient lieu de situation d’énonciation dont l’élément déclencheur sert de premier
point de non-retour à l’action, le pivot qui propulse l’action vers de nouveaux événements, qui
se développe dans toute la seconde partie pour aboutir au point culminant qu’est le climax et
qui précipite l’action vers sa résolution, soit la dernière partie.
Ce modèle de référence vaut tout aussi bien pour le cinéma. Les réalisateurs en effet
se servent de ce paradigme pour diviser leur narration en autant de parties que Madame
Bovary a de relations avec des hommes, et légitiment ainsi d’un point de vue narratif les deux
adultères d’Emma. A première vue, seule l’adaptation de Jean Renoir est structurée en trois
parties, car les autres films ne proposent ni de diviser l’histoire, ni d’utiliser des cartons
comme moyen cinématographique pour marquer la séparation. L’originalité de Renoir tient
dans le fait qu’il se sert des cartons non pour respecter les découpes de Flaubert, mais pour
distinguer les trois relations d’Emma entre elles et affirmer leur succession. C’est-à-dire que
chaque carton annonce le lieu et la date auxquels Emma va rencontrer son prochain amant, et
signe ainsi la fin de la précédente relation. Dans le film de Renoir, Charles et Emma se
rencontrent aux Bertaux, la ferme du père de la jeune femme, puis Charles présente à Emma
27 André Bazin, op cit., p.20.
14
son futur premier amant Rodolphe Boulanger lors des Comices agricoles. Enfin elle retrouve
à Rouen Léon Dupuis qui devient alors son deuxième et dernier amant. Si Renoir propose
donc un autre découpage que celui de Flaubert, celui-ci l’incite à modifier certains
événements : c’est pendant les Comices que Rodolphe et Emma se rencontrent et non avant
comme le veut le roman. De plus, il n’est en aucun cas question d’un déménagement du
couple : Renoir a supprimé le bourg de Tostes et présente Charles comme habitant de
Yonville lorsqu’il rencontre Emma aux Bertaux. A la place de ce déménagement, Renoir fait
se rencontrer Emma et Rodolphe lors des Comices agricoles et la séduction opère
immédiatement. Le pacte amoureux est ainsi scellé comme il l’est dans sa source littéraire au
chapitre 8 de la deuxième partie. Car ce sont bien les Comices qui signent la relation
amoureuse entre Rodolphe et Emma. Et cette première césure est en tous points identique à la
deuxième dans le film. C’est la promenade en fiacre qui marque le début de la relation entre
Emma et Léon et non les retrouvailles à l’hôtel.
Il s’agit en fait pour Renoir de discerner très clairement chaque relation, les
individualiser tout en affirmant leur enchaînement. De plus, condenser les actions du roman
permet de créer du rythme dans la narration.
2. La fréquence Une deuxième notion analysée par Gérard Genette concerne la fréquence, c’est-à-
dire le rapport entre le nombre de fois qu’un événement est raconté et le nombre de fois qu’il
est censé survenir dans la diégèse. Au cinéma, on retrouve cette notion de fréquence. Un
même événement peut être montré plusieurs fois alors qu’il n’a eu lieu qu’une seule fois dans
la diégèse et vice versa. On verra les points communs et les différences entre les fréquences
utilisées dans le roman et celles gardées dans les films.
• Le mode singulatif Pour Genette28, quatre manifestations de la fréquence sont possibles dans un récit : le
singulatif qui se dédouble, la répétition et l’itératif. On retrouve dans les adaptations de
Madame Bovary le mode singulatif, c’est-à-dire que ce qui a eu lieu une fois n’est raconté et
montré qu’une seule fois. En effet, ce mode est complètement justifié ici, puisqu’il s’agit de la
biographie fictionnelle d’une femme du XIXème siècle, de son enfance à sa mort.
Dans les films, la valeur itérative beaucoup utilisée dans le roman n’existe pas :
l’imparfait qui permet de dire en une fois ce qui s’est passé plusieurs fois ne peut être obtenu
28 Gérard Genette cité par André Gaudeault et François Jost, op.cit., pp.121-122.
15
de la même manière au cinéma, puisque ce dernier est un art qui n’existe que dans le présent
de sa représentation, et ne peut donc pas naturellement exprimer en une fois ce qui s’est passé
plusieurs fois. Néanmoins, d’après Gardies, il est possible au cinéma, d’ « obtenir un effet de
sens proche de celui que traduit l’imparfait »29, en permutant avec la langue, c’est-à-dire
qu’au lieu de ne formuler qu’un seul énoncé qui concentrerait plusieurs événements, le
cinéma, lui, répéterait plutôt l’énoncé d’un seul événement. Dans les adaptations, cette
permutation passe par la parole, comme par exemple dans la Madame Bovary de Minnelli,
Emma est debout à la fenêtre et commente à voix haute à son mari les gestes identiques et
répétitifs des habitants au quotidien quand neufs heures du matin sonnent.
Aucun film ne prend la liberté de raconter l’histoire à rebours ou en mélangeant les
points de vue, ce qui aurait pour conséquence une répétition de l’action : le rythme serait alors
grandement modifié, avec par exemple un suspense haletant, changeant le récit jusqu’au
genre. Mais si les films gardent le mode singulatif, cela ne signifie pas qu’ils ont tous le même
rythme que celui du roman. En effet, d’autres éléments propres à la fréquence entrent en
compte.
• Le rythme répétitif romanesque singularisé, la modification de la
condition d’Emma L’action romanesque est relative au psychisme d’Emma, et cette dernière étant le
« filtre » principal, c’est le roman tout entier qui se retrouve rythmé de façon particulière. La
vie mentale d’Emma est à l’image du temps cyclique, essentiellement caractérisée par sa
dimension circulaire : elle n’évolue presque pas, car elle tourne toujours en rond dans un
univers mental rempli de figures récurrentes. Le souvenir nostalgique du bal de la
Vaubyessard et la permanence du désir obsessionnel du bonheur sont les deux grands
phénomènes qui contribuent à sa circularité mentale. Flaubert se sert de cette image du cercle
pour créer un système de temps narratif cyclique, métaphore de l’impossibilité pour son
héroïne à sortir de sa condition et à vivre ses rêves : tout semble prédéfini, préétabli, comme
immuable. Pour affirmer cette forme circulaire, Madame Bovary se manifeste par une
composition stricte et complexe, laquelle se retrouve répétée à l’intérieur de chacune des trois
parties: noce, adultère, mort, créant ainsi une musique répétitive, un rythme particulier qui
caractérise la lecture.
Dans la mesure où les films racontent l’histoire d’Emma selon son point de vue, et
que ce schéma circulaire romanesque est la métaphore de son psychisme, on peut alors se
29 André Gardies, op. cit. p.90.
16
demander si cette circularité a la même fonction dans les quatre films. On remarque que les
adaptations de Renoir, Minnelli et Chabrol ne réfléchissent pas tout à fait de la même
manière : en effet, même s’ils racontent les mêmes événements, ils suppriment la circularité
mentale de leur héroïne, et ainsi paralysent complètement sa condition. La raison est la
suivante : en singularisant jusqu’au bout la narration, ils rendent tout événement unique, dont
la répétition noces/adultère/mort, ce qui invite à repenser le schéma narratif complet. Cela ne
signifie pas pour autant qu’ils ne s’intéressent pas à sa condition : ils l’étudient autrement. Les
récurrences, quant à elles, sont présentes visuellement chez Chabrol et Minnelli : l’un par les
apparitions du Comte de la Vaubyessard lors de ses balades et l’autre par les illustrations des
romans lus au couvent accrochées au mur de son grenier. Renoir, par contre, supprime toute
récurrence et circularité, adoptant complètement le mode singulatif.
Oliveira, quant à lui, ne supprime pas la circularité mentale d’Ema ni les
récurrences : il en crée d’autres, différentes de celles du roman, presque imperceptibles,
donnant à son film une impression nébuleuse d’insaisissable.
• La sensation d’impalpable : le Val Abraham Renoir, Chabrol et Minnelli singularisent la narration, figeant ainsi la condition
d’Emma. Mais le Val Abraham crée une musique répétitive, un autre rythme, en se basant sur
une autre lecture du roman. En effet, cette dernière est caractérisée par une impression de
« déjà vu », entraînant son lecteur dans le tourbillon sans fin d’images répétitives de l’univers
d’Emma.
La structure répétitive du roman est renforcée par des effets de symétrie, notamment
par une scène de spectacle dans chaque partie, le bal de la Vaubyessard, l’opéra de Rouen et
le bal masqué, et une scène centrale, la noce, les comices et la mort d’Emma. Ces grandes
scènes qui constituent le roman restent dans la mémoire du lecteur et sont reliées entre elles
par un système d’échos, dû, justement, aux répétitions cycliques du roman. Dans le Val
Abraham, cette récurrence-ci crée des récurrences visuelles, telles le chat qui apparaît trois
fois, la maison des Lumiares, leur salon, le Vésuve et le fleuve le Douro, les deux planches de
bois pourries, les balades en bateau, le feu d’artifice de Notre-Dame… Le tout donne une
impression de flou, de narration nébuleuse, de sensation d’impalpable mêlée à un déjà vu
perpétuel d’autant plus fort qu’elles sont déplacées à l’arrière plan et non présentées au
premier. Elles sont comme des détails, des événements anodins dans la narration. Elles
passent aussi par la parole, comme par exemple les nombreuses fois où le spectateur apprend
par la voix off qu’Ema retourne chez son amant. Les paysages n’étant pas identifiés, le
17
spectateur n’arrive à mettre un nom sur le Vésuve qu’après l’avoir vu plusieurs fois, car le son
et l’image en sont décalés, c’est-à-dire que la voix off ne présente pas la demeure d’Osorio
lorsque l’image la montre.
Le spectateur a alors la sensation d’avoir déjà effleuré, vu ce qu’il voit, grâce à la
durée particulière de ce film, qui modifie la narration et la relation film-spectateur : étirer
toute l’histoire d’Ema dans un temps plus long permet aussi au spectateur d’oublier à moitié
ce qu’il a vu trois heures avant.
C. La durée Le dernier concept d’analyse du temps établi par Gérard Genette, après l’ordre et la
fréquence est la durée. Il consiste à comparer « le temps que [l]es événements sont censés
avoir dans la diégèse et le temps que l’on met à les raconter »30, soit deux temps : celui de la
projection et celui de la diégèse. C’est de cette jonction que naît le rythme. Car comment
raconter la vie d’Emma Bovary, qui s’écoule sur au moins deux décennies, en une durée de
deux heures en moyenne ? Il s’agit ici d’analyser la durée diégétique d’une part, et la durée de
la projection d’autre part, afin d’affirmer que la durée est ce qui crée du rythme, et qu’en la
modelant d’une manière différente de celle du roman, c’est tout le film qui s’en trouve
modifié.
1. La durée diégétique La dynamique du récit de Flaubert vient de l’élasticité de la durée de l’histoire,
élasticité réalisée grâce à des alternances de points de vue. Et principalement, celui d’Emma.
En effet, dans son étude sur le roman, Pierre-Louis Rey31 décèle deux types de scènes. Le
premier, on l’a vu, met en scène des événements racontés selon un point de vue objectif. Le
second type de scènes32 représente une action dépendante de la vie intérieure des personnages.
Emma Bovary étant le personnage principal, elle est le filtre de l’action d’où sont découpées
certaines grandes scènes par les chapitres. En effet, ces dernières renvoient aux moments forts
de son temps subjectif : le temps romanesque s’accélère ou se ralentit au gré de sa
30 André Gaudreault et François Jost, op. cit., p.104. 31 Pierre-Louis Rey, op. cit., p.67. 32 cf. I, B, 1 L’ordre, p. ?
18
subjectivité. Il est raccourci ou allongé en fonction de l’importance des événements pour
Emma.
• Les scènes du point de vue de l’héroïne dans le roman
La dynamique du récit naît de l’élasticité des temps écoulement narratifs figés/
accélérés. De cette manière, un chapitre isole une année d’ennui (chapitre 9, I), ou une journée
d’exaltation (le bal de la Vaubyessard, les Comices agricoles, l’opéra). Ces grandes scènes
sont importantes aux yeux de la protagoniste, elles ponctuent sa vie parce qu’ils sont uniques
et de cette manière la font sortir de son quotidien et renforcent ses illusions romantiques, ce
sont des bouleversements de sa vie sentimentale. Dans les quatre adaptations, seules les trois
premières sont historiques et gardent les trois grandes journées d’exaltation ; toutefois, il faut
noter que du fait de son actualisation dans le Portugal des années 1990, le Val Abraham ne
comporte ni la scène des Comices, ni celle du pied-bot, car elles sont toutes deux des signes
d’une époque, et d’une époque révolue. Le bal et l’opéra témoignent pareillement d’une
période, mais de façon moindre : ces deux sorties ont évolué, et sont devenues des
divertissements plutôt que des événements où les personnes sont présentes pour se montrer.
Dans les adaptations de Renoir, Minnelli et de Chabrol, il est possible de remarquer que
d’autres scènes sont plus longues que ces journées. Mais ces scènes, de par leur durée, ont-
elles la même fonction que dans le roman, et sont-elles modelées en fonction du point de vue
d’Emma ? Si les réalisateurs suivaient cette hiérarchie des scènes en fonction de leur
importance, alors on trouverait la même durée pour le bal, les comices et l’opéra. Or, d’une
part elles n’ont pas toutes la même durée entre elles, mais pas la même non plus par rapport à
d’autres scènes qui deviennent alors plus importantes.
Si les films comportaient la même longue durée pour les trois journées d’exaltation,
alors ils auraient adopté le même point de vue, celui d’Emma, pourtant il n’en est rien : cela
semble signifier qu’ils auraient adopté un autre point de vue, ou du moins, une autre vision
sur le récit, ce qui aurait pour conséquence une modification de la durée. De plus, aucune
journée d’exaltation n’a la même durée d’un film à l’autre, sauf l’opéra qui occupe en
moyenne cinq minutes quinze, ce qui signifierait qu’il aurait la même importance dans les
trois : c’est bien à chaque fois à l’opéra qu’Emma retrouve par hasard Léon. Mais, chez
Renoir, la durée de cette scène est la même que la liaison avec Léon et l’opération du pied-
bot. La relation avec Léon diminue dans le temps au fil des trois films à costumes, passant de
presque six minutes à deux, mais il trouve son paroxysme chez Oliveira, où 16min 07 le
montrent dans les bras de sa maîtresse. L’opération du pied-bot, elle, effectue une évolution
19
inverse, c’est-à-dire qu’elle double de temps entre 1933 et 1991. De la même manière, le
personnage de Lheureux prend de plus en plus d’importance alors que la rupture de Rodolphe,
développée en 1933 sur sept minutes, se retrouve expédiée en trois minutes soixante ans plus
tard. Ainsi, plus Lheureux et l’opération du pied-bot prennent de l’importance, et donc
s’écoulent dans la durée, moins la relation avec Léon et la rupture de Rodolphe ne durent. Il
est alors possible de suggérer que le temps de la réalisation, soit la lecture du roman, modifie
l’importance des événements : plus l’Histoire s’éloigne de l’époque du roman de Flaubert,
plus les films à costumes s’attachent à retranscrire ce qui était propre à cette époque révolue,
et moins ils s’intéressent aux relations extra-conjugales d’Emma. Le point de vue posé sur le
roman s’inscrit dans l’évolution du monde capitaliste, à l’image de Lheureux : en permettant à
ce marchand d’étoffes de passer de personnage secondaire dans le roman au même plan que
les Comices par exemple dans la version de Chabrol, sa dimension financière s’émancipe au
fil des films : il passe de 4min 07 chez Renoir au plus du double chez Minnelli (8min 49) et
chez Chabrol (10min 07). C’est-à-dire qu’à mesure que le monde extra-diégétique entre dans
une société capitaliste, Lheureux prend proportionnellement de l’importance. C’est lui qui
amène Emma à se suicider, comme dans le roman : la dimension réaliste prime sur celle
romantique, alors que c’est la solitude, le sentiment d’abandon qui la tuent chez Oliveira, où
l’aspect financier n’est abordé que deux fois et verbalement. Oliveira présuppose une sorte
d’overdose des préoccupations pécuniaires, en les relayant sur le plan verbal et en
interrogeant les limites du romantisme au XXème siècle, comme l’exprime Annick
Fiolet : « Ce film est une pensée sur l’amour, plus particulièrement sur la difficulté pour le
XXème siècle de sortir du romantisme »33. Le cinéaste portugais prend plus de recul, recul
rendu possible aussi grâce à une écriture intermédiaire, celle de la romancière Agustina
Bessa-Luis.
Par rapport au point de vue d’Emma Bovary de Flaubert, les comices de Renoir et
Chabrol ont la plus longue durée des trois journées d’exaltation, alors que c’est le bal pour
Minnelli. Il est possible d’interpréter ces différences de la manière suivante : le roman est
considéré comme un patrimoine historique intouchable, une valeur réaliste pour les deux
Français, et pour Minnelli, le bal sert à Emma à vivre son rêve dans un système hollywoodien
qui revendique le spectaculaire, et la faire donc se rencontrer avec Rodolphe de manière
spectaculaire.
33 Annick Fiolet, « Val Abraham », L’Art du cinéma, Paris, Association Cinéma Art Nouveau, n 21-23, novembre 1993, 1998, p.16.
20
Ainsi, chaque réalisateur déplace l’importance des grandes scènes du roman sur
d’autres scènes ou d’autres personnages, comme par exemple Chabrol qui voulait une
« fidélité absolue »34 au roman, fait des comices et de l’opération du pied-bot les deux scènes
les plus longues de son adaptation. C’est donc grâce à la durée qu’il est possible de se rendre
compte qu’aucun réalisateur n’est fidèle à la lettre au point de vue d’Emma. Un autre point de
vue prend alors place dans cette analyse sur la durée des grandes scènes littéraires : celui du
réalisateur.
• Le sommaire et l’ellipse Troisième possibilité de construction narrative selon Genette, le sommaire est la
figure la plus fréquemment utilisée pour « éviter des détails jugés inutiles ou pour accélérer
l’action »35 : elle résume des événements. Comment le sommaire se traduit-il dans les
adaptations, et quel est son impact sur la durée ? Il s’avère que les réalisateurs allient le
sommaire avec une autre figure, l’ellipse, soit un « silence […] narratif »36 sur des
événements qui pourtant ont eu lieu dans la diégèse : l’un et l’autre s’établissent
respectivement sur la bande son et l’image et fusionnent de cette manière. En effet, la voix off
présente chez Chabrol, Minnelli et Oliveira, leur permet de raconter des faits qu’ils ne
montrent pas à l’image, le sommaire est donc relayé sur l’espace sonore, alors que l’image,
elle, marque un flash-forward, l’ellipse se crée donc visuellement, par une coupure, soit un
fondu au noir pour Chabrol après l’évanouissement d’Emma suite à la séparation de son
amant, soit un fondu enchaîné pour Minnelli pour exprimer les saisons qui passent après la
rupture de Rodolphe. Mais si pour les deux premiers il s’agit d’accélérer l’action pour ne pas
dépasser la durée normale d’un long-métrage, le but est bien différent pour Oliveira : il
résume sur la bande son des événements ayant eu lieu avant dans la diégèse que ce que
l’image montre. Une distanciation est ainsi construite entre le spectateur et l’image, comme
par exemple lors de la célébration du mariage d’Ema où la voix off apprend au spectateur que
Nelson, un ami des parents Païva, fut très malheureux d’apprendre son mariage car il était très
amoureux d’elle. Renoir, quant à lui, ne se sert pas de la voix off, n’utilise que des ellipses
pour accélérer l’action, se servant du montage pour insérer des fondus au noir entre deux
séquences éloignées dans le temps, en comparaison avec les fondus enchaînés entre deux
événements rapprochés, comme par exemple l’invitation au bal par le marquis et le bal qui a
lieu « samedi en huit ». L’unique sommaire à l’image dans les quatre films est dans la version
34 « La Revanche de Madame Bovary », émission présentée par Patrick Poivre D’Arvor, le 28/03/1991. 35 André Gaudreault et François Jost, op. cit., p.119. 36 Ibid. p.119.
21
de Minnelli, lorsque Lheureux voit Emma et Léon ensemble à Rouen, un plan sur ses pieds
suit ses pas en fondus en chaînés de Rouen à Yonville, avec une musique accélérée créant un
rythme haletant, qui constitue le climax du film : cette figure sert ici de composante narrative
au paradigme de Field.
Au montage, les fondus enchaînés de Minnelli servent à marquer un lien entre deux
séquences, afin de faire glisser la narration, les grandes séquences n’apparaissent ainsi plus
comme autonomes et montrées les unes à la suite des autres. Chabrol se sert plutôt de la voix
off pour passer d’une séquence à une autre, de même chez Oliveira : c’est elle qui fait le lien
entre chaque scène et qui permet ainsi de monter en cuts le film entier. Les sommaires et
ellipses sont des marqueurs temporels qui contribuent à donner à chaque film sa durée propre,
dans une relation avec son spectateur de compréhension narrative, de ressentiments et
d’implication de ce dernier dans l’histoire racontée.
2. La durée de la projection Tous les films du corpus ne sont pas de mêmes longueurs, et pourtant ils
s’appliquent tous à diviser le temps de la projection en nombre d’amants d’Emma,
transformant alors les inégalités de longueurs des parties et chapitres du roman en longueurs
égales dans les films.
• Les trois moments isochrones Au cinéma, le découpage en trois moments isochrones est une constante du mode de
représentation narratif traditionnel et correspond également au paradigme de Field. Le roman
de Flaubert étant constitué de trois parties, il ne présente pourtant pas la même durée dans
chacune des parties qui raconte la même chose : une rencontre amoureuse et son achèvement,
et à chaque fois, une rupture plus douloureuse que la précédente. Renoir respecte précisément
cette récurrence, grâce aux cartons, qui présentent le lieu et la date de la rencontre entre
Emma et son futur mari ou amant. Il s’avère que les trois autres films pensent tous à diviser
leur durée entière en trois parties égales qui correspondraient à chaque entrée d’un nouvel
amant dans la vie d’Emma. En effet, pour l’adaptation de Minnelli qui dure deux heures, la
première demi-heure est entièrement consacrée à Charles, puis le bal à la Vaubyessard à la
35ème minute la fait rencontrer Rodolphe et la rupture avec ce dernier qui a lieu trente-cinq
minutes après, par la fuite vaine en Italie, est enchaînée avec les retrouvailles de Léon à
l’opéra de Rouen. A l’instar de Minnelli et de Renoir, Chabrol réalise à la cinquantième
22
minute la saignée de l’un des fermiers de Rodolphe dans le cabinet de Charles où il voit
Emma pour la première fois, et quatre-vingt dix minutes plus tard les Bovary vont à l’opéra à
Rouen où ils croisent Léon. Oliveira, quant à lui, propose une autre division de sa narration :
toutes les quarante-cinq minutes, Emma consomme avec un homme, d’abord avec son mari,
consommation symbolisée par le mariage, puis avec Fernando Osorio lorsqu’elle se rend pour
la première fois au Vésuve, ensuite avec Fortunato lorsque Osorio la délaisse dans son
immense demeure (à 2h15 du film) et enfin avec le jeune violoniste Narciso. Il reste alors
quarante minutes environ pour la dernière partie où elle se tue en s’unissant avec la nature.
Pour chaque film, c’est la même logique de découpage narratif en fonction de la durée entière
du film. Ce respect envers cette structure et cette répétition littéraire, qui consiste à diviser la
durée totale du film en autant de parties que le protagoniste a d’amants, se retrouve de
manière intrinsèque dans chaque film. Cela permet d’égaliser la durée et le rythme en fonction
du schéma narratif en trois parties selon Field, et ainsi formater la narration en celle d’un film.
• Le récit face aux contraintes de la distribution
Chacune des trois parties du roman contient respectivement neufs, quinze et onze
chapitres. Cette inégalité de longueurs crée un rythme particulier dans l’achèvement
dramatique : la première partie est deux fois plus courte que la seconde, et apparaît ainsi
comme une longue situation d’énonciation, au bout de laquelle l’élément déclencheur serait le
déménagement des Bovary à Yonville et ferait basculer Emma vers ses péripéties amoureuses
et financières que sont les quinze chapitres de la deuxième partie. Par contre, la brièveté de la
dernière partie par rapport à la seconde renverrait, selon Thomas Defaye37 à « l’accroissement
de la tension dramatique et à l’accélération du temps de la narration qui débouchent
brutalement sur la mort d’Emma. » Du fait que les films sont divisés en trois parties de durée
égale, il semble donc que les réalisateurs se soient moins intéressés à la grande structure en
trois parties et qu’à la durée intrinsèque de chacune d’elles et verraient ainsi le roman comme
un grand modèle narratif sur lequel coudre leur propre narration. En effet, la deuxième partie
du roman étant deux fois plus longue que les deux autres, cette inégale distribution accélère la
tension dramatique de la troisième partie, accentuant la course effrénée d’Emma, sa chute et
sa mort. Dans les films, la durée entre l’annonce de la vente de la maison à la mort de
l’héroïne va de quatre minutes pour Oliveira à vingt-cinq chez Renoir. Elle est de seize
minutes pour Minnelli et vingt et une pour Chabrol. Ce qui signifie que l’accélération de la
tension dramatique à la troisième partie du roman n’est respectée que chez Oliveira, puisque
37 Thomas Defaye, Madame Bovary de Gustave Flaubert, Rosny, Connaissance d’une oeuvre, Bréal, 1998, p.42.
23
sa durée représente moins de 2% sur la durée entière du film, alors que chez Renoir, cela
représente le quart de la durée entière. Quant à la chute d’Emma, de la prise de l’arsenic à sa
mort, la plus longue est de nouveau dans l’adaptation de Renoir, soit neuf minutes, chez
Chabrol et Minnelli elle meurt en six minutes, et chez Oliveira en une fraction de secondes
puisqu’elle se jette à l’eau. Ce qui signifierait que les réalisateurs ont fait des choix, des
coupures et des allongements dans certaines scènes pour en privilégier certaines au détriment
d’autres scènes. Ces choix peuvent montrer l’importance que chaque réalisateur porte aux
scènes, c’est-à-dire que l’agonie d’Emma est sans doute l’élément qui a le plus touché Renoir,
contrairement à Oliveira où sa mort ne semble, au vu de sa durée, qu’anodine par rapport à
tout ce qu’elle a vécu auparavant. Les préoccupations sont déplacées en fonction du point de
vue adopté par le réalisateur sur l’œuvre d’origine, et sur la possibilité de la sortie du film :
des coupes doivent obligatoirement être effectuées pour qu’il convienne à une durée moyenne
d’un long-métrage. De cette manière, la durée de la première partie du roman dans les films
est évidente chez Chabrol, puisqu’il respecte le déménagement du couple à Yonville, qui fait
la transition entre la première et la deuxième partie, alors que chez Renoir et Minnelli,
l’espace est condensé : Tostes où vit Charles et le jeune couple Bovary dans un premier temps
est supprimé et devient directement Yonville. C’est pour des raisons pratiques que cette
concentration a été effectuée. De même, si l’on considère le découpage du roman comme le
schéma de Syd Field, alors l’élément déclencheur, qui est, chez Flaubert, le déménagement,
devient le mariage dans les quatre films. Une nouvelle sculpture façonne la narration afin que
le film corresponde à un format purement cinématographique.
Ainsi, les deux notions de Genette, l’ordre et la fréquence, sont analogues dans le
roman et les quatre films. L’ordre leur permet de garder chronologiquement les événements
écrits selon un point de vue objectif, soit impartial, et l’enfance de la protagoniste, gardée
chez Minnelli et Oliveira, sert à expliquer, pareillement, psychologiquement la raison des
agissements d’Emma. La fréquence singularise dans les films ce qui a eu lieu plusieurs fois
dans le roman, cela étant du à la nature du cinéma elle-même. Chaque événement de la vie
d’Emma apparaît comme unique, sauf chez Oliveira qui arrive à reproduire les récurrences
romanesques qui font de sa vie la répétition de mêmes éléments.
Toutefois, la durée éloigne les adaptations de Flaubert. C’est elle qui montre qu’un
cinéaste s’est plus intéressé à une scène qu’à une autre, et non en fonction de celles plus
importantes dans le roman, ce qui réorganise les scènes selon une autre durée immanente à la
24
vision du cinéaste. Chaque film est découpé en trois parties de même longueur, égalisant les
trois hommes qu’Emma connaît dans sa vie, grâce notamment à l’utilisation des ellipses :
cette égalisation et l’utilisation des ellipses permettent aux adaptations de se détacher du
roman et d’obtenir leur format cinématographique propre.
Comme l’exprime Marcel Martin, « la primauté de la durée sur l’espace –et donc l’affirmation
que le cinéma est un art de la durée− apparaît comme
indiscutable. La première est dynamique, le second passif, elle
est structure, il est simple cadre. […] elle agit au niveau du
récit et détermine la totalité du film. »38
C’est bien la durée qui donne le rythme en fonction de la perception subjective du
spectateur, et amène le film à son autonomie par rapport au roman. Si la durée engendre le
rythme, le rythme n’est pas seulement donné par la durée. D’autres éléments, purement
cinématographiques, viennent renforcer la dynamique du récit dans les quatre films.
38 Marcel Martin, Le Langage cinématographique, Paris, 7ème Art, Editions Du Cerf, 2001 [1955], p.273.
25
II. LE RYTHME NARRATIF, VOIE VERS
L’AUTONOMIE CINEMATOGRAPHIQUE
Le cordon ombilical qui lie le roman à ses adaptations commence à se couper avec le
travail sur la durée. Car c’est bien la durée qui donne naissance au rythme, et qui va permettre
aux films de s’éloigner encore un peu plus de l’œuvre originale littéraire. Mais Comment le
rythme conduit-il les adaptations à prendre leur autonomie ?
La création d’un rythme au cinéma est fondamentale, il dynamise la narration et implique le
spectateur. En passant par la bande image et la bande son, les éléments cinématographiques
créateurs d’une certaine dynamique dans les récits vont être étudiés de manière à déceler ce
qui lie encore les films au roman et ce qui permet de les séparer. Car en effet, c’est grâce à la
création d’un rythme différent de celui du roman que les adaptations peuvent, mais en partie
seulement, commencer à voler de leurs propres ailes.
Dans un premier temps sera analysée la création du rythme visuel dans les
adaptations, soit le montage et les plans. Car si le meilleur moyen d’exprimer du rythme c’est
le montage, ce dernier ne fait pas tout : en mettant en liaison les plans entre eux et en donnant
un sens à leur succession, les plans seuls ont aussi leur valeur, puisque leur durée engendre
une réaction sur le spectateur, lui faisant ressentir la durée entière du film différemment.
Outre son aspect plastique, le rythme a des composantes auditives qui entrent en
compte dans la création d’une dynamique narrative, de manière plus inconsciente pour le
spectateur. En effet, l’utilisation de la voix off dans trois des adaptations de Madame Bovary
n’est pas anodine : elle conserve le lien avec Flaubert mais leur permet également de s’en
détacher grandement car elle distend le temps et crée une distanciation avec le spectateur
d’autant plus forte. La musique joue aussi son rôle dans la prise d’indépendance des
adaptations : dans la majorité des cas elle est créée pour le film et marque l’ambiance, suggère
une atmosphère, devient l’expression musicale d’Emma.
26
A. Adjuvant 1 : le rythme visuel Marcel Martin, dans son Langage cinématographique, voit le rythme comme étant le
fruit « de la succession des plans selon leurs rapports de longueur […] et de grosseur »39. La
« succession » c’est le montage qui donne par la suite un sens aux plans. Dans les adaptations,
il est possible de remarquer que chaque élément du montage −fondus enchaînés et au noir, les
cuts−, a sa propre utilisation paradoxale, puisqu’elle marque leur affiliation avec Flaubert et
en même temps leur disjonction. Il s’agit dans un premier temps d’analyser la jointure de ce
paradoxe. Les plans quant à eux expriment une durée selon leur taille, et c’est cette durée qui
crée une dynamique. En effet, un plan très long n’a pas le même impact sur le spectateur
qu’une succession de plans courts : le premier fait naître un sentiment d’attente alors que le
second crée une tension dramatique. C’est dans un second temps que sera étudié le sens de la
durée dans les films.
1. Le montage Flaubert, en écrivant Madame Bovary, voulait attribuer à la prose la distinction et la
vertu de la poésie, plaçant le rythme de la prose au même niveau que celui du vers. En effet
ses phrases sont souvent cadencées et son roman est parsemé de vers sans rimes, allant de six
à douze syllabes. De cette manière, il rend la lecture harmonieuse. Mais le style est sa grande
affaire, le sujet principal de son exigence littéraire. Il voulait une sorte d’homogénéisation
dense de son texte, pour une continuité parfaite, c’est-à-dire qu’un nouveau paragraphe ne
doit pas se sentir à la lecture, cette dernière devant glisser d’elle-même.
Au cinéma, cette lecture passe par le montage, qui « est décrit d’abord comme une
activité d’ordre temporel, qui prend place dans la « quatrième dimension », celle du temps »40.
Le montage, qui met bout à bout les scènes, peut être narratif ou expressif41 . En ce qui
concerne les adaptations de Madame Bovary il s’agit de montages expressifs, c’est-à-dire que
les plans sont assemblés selon une certaine logique de manière à raconter une histoire, et dont
chaque plan fait avancer l’histoire d’un point de vue dramatique. Dans le montage, ce sont les
liaisons qui ponctuent, et leurs caractéristiques permettent une autre lecture du temps. Il s’agit
de s’interroger sur la manière dont le montage crée du rythme afin de contribuer à la coupure
du cordon ombilical qui lie les films au roman.
39 Marcel Martin, op.cit., p.165. 40 Jacques Aumont, Les Théories des cinéastes, Paris, 128, Armand Colin, 2004 [2002], p.16. 41 Selon Martin, op.cit.
27
• Une durée imprécise Madame Bovary de Flaubert est jalonné d’indications temporelles ponctuelles telles
que les mois ou les saisons, c’est « vers quatre heures du matin »42 que Charles part de chez
lui pour se rendre aux Bertaux, et des indications de durée relative, comme « tout septembre
s’écoula sans lettres »43. Il devient alors possible d’évaluer la durée entière de la fiction à neuf
ans et sept mois44. Mais comme la structure du roman est créée en fonction des moments forts
de la vie d’Emma, renforcée par des marques imprécises, comme par exemple l’imparfait et
les adverbes à valeur fréquentative, la lecture donne une impression d’un temps suspendu,
d’une chronologie incertaine. Qu’en est-il dans les adaptations ?
Elles n’insistent pas sur l’écoulement du temps, ne mettent pas l’accent sur sa fuite,
sur le temps qui passe, car il se fait que « le réalisateur veuille suggérer simplement une durée
indéterminée, c’est-à-dire sans qu’il soit possible ni d’ailleurs utile de préciser la longueur de
la période écoulée »45, grâce plus précisément à l’utilisation du procédé le plus filmique : le
fondu enchaîné. En effet, Chabrol et Minnelli se servent de cette liaison purement
cinématographique pour exprimer une ellipse dont la portée est non précisée.
Chabrol n’a recours qu’à quatre fondus enchaînés dans tout son film ; ils ont lieu dans une
même séquence, semblant ainsi signifier que la portée de l’ellipse est courte, comme par
exemple entre le moment où Charles regarde Emma à sa fenêtre et celui où il court après son
père dans le champ pour lui demander la main de sa fille, ou encore pendant les trois jours
qu’Emma a passés à Rouen dans les bras de Léon, un fondu enchaîné marque une durée
imprécise entre les deux moments d’intimité des deux amants. Minnelli également se sert de
cette ponctuation simple pour exprimer le passage du temps46, que ce soit pour l’analepse
externe de l’enfance d’Emma « qui constitue matériellement et donc suggère
psychologiquement une sorte de fusion entre deux plans de réalité, comme si le passé
envahissait peu à peu le présent de la conscience en y devenant présent à son tour »47, ou bien
pour passer de la demande en mariage romantique de Charles à la cérémonie, ou encore entre
le moment où Emma enjoint son mari de lui faire un garçon et l’accouchement de Berthes.
Dans ces deux exemples, l’amplitude de l’ellipse est imprécise, et il en va de même chez
Chabrol lorsque Emma agonise : par deux fois un fondu enchaîné exprime un saut dans le
42 Gustave Flaubert, op.cit., p.34. 43 Ibid., p.96. 44 Thomas Defaye, op.cit., p.55. 45 Marcel Martin, op.cit., p.251. 46 Vincent Pinel, Le Montage, Paris, Les Petits Cahiers, Cahiers du Cinéma, 2001, p.54. 47 Marcel Martin, op.cit., p.266.
28
temps, mais cette fois-ci, la portée de l’ellipse est raccourcie, il s’agit de la même nuit,
contrairement à Minnelli, ou plusieurs mois se sont sans doute écoulés. En effet, il faut au
minimum quelques mois de préparation en vue d’un mariage, et environ neuf mois pour une
grossesse. Dans chacun de ces deux cas-ci, il est impossible de déterminer de manière exacte
la durée entière de l’histoire, à cause d’un montage avec des fondus enchaînés, qui rendent
floue la chronologie.
Comme Flaubert qui exprime le temps qui passe par des signes ponctuels indirects,
Oliveira également se sert des saisons, et plus précisément au travers de l’agriculture. En
effet, c’est la culture de la vigne qui sert de repérage temporel à l’histoire commençant au
moment du « tombage de bois » en janvier et février, et qui se finit par la « taille », soit entre
novembre et février. Entre ces deux étapes de la culture de la vigne, Ema après être allée voir
les sœurs Mello à ses quatorze ans, se pose sur des escaliers de pierre et est regardée par deux
cultivateurs : nous sommes en mars, lors du « carassonage » (qui consiste à l’entretien de la
vigne), puis c’est l’époque de la récolte au beau milieu de sa relation avec Fortunato son
deuxième amant, nous sommes donc en septembre ou octobre. Il apparaît désormais que tout
le film suit une année de viticulture, ou plutôt que la viticulture illustre la durée de ce film, lui
donnant l’impression de s’être déroulé en un an, alors qu’il commence aux quatorze ans
d’Ema pour finir aux quatorze ans de sa fille aînée, Lola. Plus de deux décennies se sont
écoulées, mais le montage des saisons ne laisse apparaître qu’une seule année.
Ainsi, les montages des adaptations de Minnelli, Chabrol et Oliveira restent fidèles à
une « durée indéterminée »48 qui caractérise le roman, donnant une durée imprécise de
l’histoire.
• L’ invisibilité du montage En plus de se servir de fondus enchaînés qui permettent un glissement narratif alors
qu’on passe d’une séquence à une autre, ou au sein d’une même séquence, Chabrol et
Minnelli optent pour un montage lisse, qui passe inaperçu. Le montage en cut opté dans les
deux cas correspondrait à une volonté de la part des réalisateurs à rester fidèle aux jointures
invisibles dont parle Flaubert, jointures qui font le style, la précision clinique apportée à la
phrase. La coupure nette à l’image n’est pas l’expression d’un changement radical mais bien
d’une continuité écranique assumée, comme l’explique Vincent Pinel : « Les points de vue successifs de découpage intègrent le spectateur en lui
donnant la meilleure vision possible de l’action. […] les raccords de
mouvement, de regard, le ping-pong des champs-contrechamps donnent le
48 Marcel Martin, op.cit., p. 256.
29
sentiment de la continuité de l’action. Comme les autres moyens
d’expression, le montage s’efforce d’être invisible. »49
Cette simplicité de la forme narrative vaut tout aussi bien pour le cinéma classique
hollywoodien dans lequel s’inscrit Minnelli que pour Chabrol. En effet, l’utilisation du
montage cut pour les champs-contrechamps et les raccords de mouvement,
« traditionnellement destiné[s] à établir la continuité spatio-temporelle de l’action, pour relier
deux scènes distinctes et donner du dynamisme à leur succession »50, glissent aux yeux du
spectateur sans qu’il s’en rende compte. Par exemple, une réelle continuité se sent dans le
champ-contrechamp entre Emma et Rodolphe lors de la proposition de la fuite dans
l’adaptation de Chabrol, comme chez Minnelli lors du premier dialogue entre les futurs
mariés dans la cuisine des Bertaux, après que Charles est allé voir la jambe du père. Les
regards et l’échange de paroles unissent les deux plans différents. De même, en 1949, le
raccord regard de Charles étonné lorsqu’il voit Emma dans une belle robe blanche, qui fait
certes office de contrechamp, apparaît logique puisque le spectateur s’interroge sur ce qu’il
voit et veut voir aussi. En 1991, un raccord dans l’axe qui fait office de raccord regard a le
même principe : lorsque Charles, en plan rapproché poitrine, regarde Emma qui lui parle de sa
mère décédée face à la fenêtre, elle est également filmée en plan rapproché poitrine, dans le
même axe que le plan précédent, où elle lui tournait le dos en plan américain. La prise de
conscience de Charles pour son attirance envers Emma est exprimée par un même cadrage, de
la même manière que chez Minnelli avec deux plans moyens sur les futurs mariés.
• Lenteur du montage Marcel Martin propose une autre manière d’exprimer une durée incertaine, un autre
écoulement du temps qui serait exprimé par « un plan n’ayant pas grand rôle dans l’action et
dont la valeur et l’intérêt sont plutôt symboliques »51 comme les différents plans sur le
Romesal (la demeure des Païva) et sur le Val Abraham (celle de Carlos) dans l’adaptation
homonyme, qui au fur et à mesure deviennent de plus en plus généraux jusqu’à ne plus
exister, remplacés alors par ceux d’autres demeures, le Vésuve où vivent les deux amants
d’Ema, et chez les Semblano. Il y a plus de vingt plans sur ces paysages, représentant de cette
manière du temps qui passe, et qui passé modifié, c’est-à-dire que ces plans apparaissent après
ou avant un changement dans la vie d’Ema, comme le départ de sa servante Ritinha ou bien la
mort de Semblano.
49 Vincent Pinel, op.cit., p.46. 50 Ibid., p.54. 51 Marcel Martin, op.cit., p.251-252.
30
Selon Martin, c’est en exprimant « la permanence du temps, [en] met[tant] l’accent
sur le temps qui dure, en accentuant les moments où il ne se passe pratiquement rien mais où
la durée est intensément vécue »52, comme ces plans sur des paysages, sur la nature, que
l’épreuve de la durée serait ressentie. Ce serait donc en donnant une image, et donc un espace,
que le temps se retrouverait matérialisé, mais l’impression subjective de la durée ne serait pas
ressentie : « le meilleur procédé d’expression de la durée intuitivement vécue, c’est le
montage. La lenteur du montage (c’est-à-dire l’utilisation de plans longs et
très longs) est le moyen le plus efficace de faire ressentir la stagnation du
temps, la durée, et cela de façon non consciente »53 De cette manière, les longs plans chez Oliveira sur le visage statique d’Ema, sur une voiture
qui roule, sur Carlos qui descend les escaliers, ou le père qui regarde par la fenêtre, ou bien
encore lorsque l’image continue d’exister alors que la voix off et les personnages ont fini de
parler pendant un dîner, rendent compte de la fidélité « à la lettre » du roman de Flaubert. En
effet, ce dernier exprime l’ennui qu’éprouve son héroïne par de longs passages descriptifs,
assignant ceux-ci au même rang que les actions. Cela crée chez le lecteur un sentiment de
lenteur et de poids.
• L’expression d’une tension dramatique Le montage qui coupe de manière radicale le cordon ombilical avec le roman serait
sans doute celui de Renoir, où il apparaît comme le plus abouti. En effet, la tension
dramatique est exprimée avec plus de moyens que dans les autres adaptations, en l’occurrence
avec des fondus enchaînés et des fondus avec ouverture au noir. C’est bien le rythme du
montage qui crée une tension dramatique, celle de la chute d’Emma.
Tout d’abord, Renoir se sert de trois cartons qui datent l’histoire : si Emma rencontre
Charles au mois de juillet 1830 aux Bertaux, elle rencontre Rodolphe aux Comices en juillet
1841, et commence sa relation avec Léon en novembre 1842. Onze années s’écoulent entre
les deux premiers cartons, alors que seulement un an et demi sépare les deux derniers ; et la
troisième partie ne dure que quelques jours. Bien que d’un carton à l’autre il y ait la même
durée de projection, le temps du récit se rétrécit. En fait, il s’accélère : grâce à des fondus
enchaînés qui effectuent des sauts dans le temps dans les deux premières parties, comme par
exemple celui entre la programmation de la fuite en Italie avec Rodolphe et la commande du
manteau et de la valise chez Lheureux, la durée ne fait que diminuer, d’autant plus que les
52 Marcel Martin, op.cit., p.253. 53 Ibid., p.254.
31
fondus sont inexistants dans la troisième partie. Les fermetures et ouvertures au noir sont de
plus en plus serrées les unes aux autres au fur et à mesure que la mort d’Emma se rapproche.
De manière paradoxale, ces fondus au noir distendent la durée, comme une volonté de faire
durer plus longtemps le temps qui s’écoule inévitablement, fatalement : c’est ce qu’Emma
souhaite dans son fort intérieur.
Ensuite, Minnelli également se sert du montage pour créer une tension dramatique à
son adaptation, grâce au sommaire monté en fondus enchaînés entre le moment où Lheureux
surprend Emma au bras de Léon à Rouen et l’annonce de l’hypothèque de la maison des
Bovary : les pas du marchand s’effacent, laissant apparaître la main d’Emma signant les
billets au nom de son mari pour réapparaître aussitôt. Les fondus enchaînés font le lien entre
chaque lieu de la course d’Emma jusqu’à son lit de mort. Ils ne servent plus seulement à
accélérer le temps : de par leur rapprochement, ils deviennent l’expression de la tension
dramatique.
• Inversion du champ-contrechamp Oliveira se distingue du roman grâce à un montage particulier, qui consiste à monter
la conversation entre deux personnes de manière non conventionnelle, c’est-à-dire qu’entre
deux interlocuteurs, celui qui ne parle pas est à l’image, et celui qui parle n’existe que sur la
bande son, en voix off. Comme par exemple le dialogue entre Ema et sa tante religieuse qui
lui explique que les femmes ne devraient pas s’intéresser à la littérature, lorsque c’est celle-ci
qui parle, Ema est à l’image, et les paroles de la tante sont entendues en off, et vice versa.
Cela crée un changement radical avec le champ-contre champ habituel et perturbe la lecture
du film : le spectateur reçoit une violence, il devient actif, comme le voulait Poudovkine54
lorsqu’il faisait ses recherches sur le montage afin de créer un rythme.
A deux moments dans le film, Oliveira opère une autre méthode de réalisation, qui
consiste à filmer dans un même plan deux personnes comme si elles étaient en champ-
contrechamp, soit dans deux plans différents. Voici Ema qui rencontre pour la première fois
Osorio au bal des Jacas, ils se parlent, sont l’un à côté de l’autre, Osorio de trois quarts face,
elle le regardant. Plus loin, lorsque Ema revoit Dossem, ils sont tous les deux dans le même
champ, elle le regarde hors-champ et il la regarde de face. Cela crée une confusion dans la
lecture du film, un trouble dans les habitudes du spectateur et montre en même temps que
filmer deux personnes qui se parlent mais ne se regardent pas a plus d’effet qu’un champ-
contrechamp pour exprimer un rapprochement entre elles deux.
54 Vincent Pinel, op.cit., p.70-71.
32
2. Les plans L’écoulement du temps dans les plans exprime un rythme, celui qui entre en
collision avec le spectateur, c’est la durée. Ce sentiment-ci crée une dynamique qui s’étend à
l’échelle du film entier. Il s’agit ici d’étudier tous les impacts qu’elle peut avoir dans les
adaptations de Madame Bovary et ce qu’elle change alors par rapport au roman.
Marcel Martin, en introduction à son chapitre sur le temps, explique que le cinéma
implique « une triple notion de temps »55, la durée diégétique, celle du film et la durée de la
perception, soit « l’impression de durée intuitivement ressentie par le spectateur,
éminemment arbitraire et subjective tout comme sa conséquence négative
éventuelle, la notion d’ennui, c’est-à-dire le sentiment d’une longueur
excessive né d’une impression de durée insupportable. »56
Ce sentiment de durée dont il est question dépend « de la manière dont le spectateur est
concerné par la tonalité dramatique de l’action » : si l’action est rapide par exemple, le temps
paraît alors passer plus vite, et vice versa, « un plan bref peut donner l’impression de durer
plus longtemps qu’un plan objectivement plus long »57. Mais il est indispensable de préciser
que la tonalité dramatique d’une action est moins affaire de quantité (nombre d’événements)
que de qualité (densité et intensité des faits représentés).» 58 En effet, la perception de la durée
dépend grandement de « l’intensité de [l’]implication psychologique [du spectateur] dans
l’action »59, problème le plus difficilement analysable puisqu’il dépend de chaque spectateur.
Selon André Gardies, l’impression d’un temps plus long qu’un autre résulterait du
rapport entre la durée objective et le taux d’informations, « au sein du plan […], l’effet de
durée est inversement proportionnel au taux d’information que celui-ci contient »60. Ce qui
signifierait que ce taux d’information serait mesurable. Claudine de France propose « la loi de
l’encombrement » de l’image, selon laquelle une image se doit d’être montrée longtemps si
beaucoup d’informations doivent être lues par le spectateur. A l’inverse, moins une image
contient d’informations, moins elle a besoin de temps pour être lue.
Oliveira, dans le documentaire de Paulo Rocha, explique son approche du temps :
55 Marcel Martin, op.cit., p.246. 56 Ibid., p.246. 57 André Gardies, op.cit., p.94. 58 Marcel Martin op.cit., p. 275. 59 Ibid., p.275. 60 André Gardies, op.cit., p.94.
33
« J’ai commencé à sentir que le temps est un élément important au cinéma.
Un plan, en plus du cadre, de l’angle de prise de vue, de la lumière, et du
mouvement qu’il peut avoir, −il peut être fixe aussi− a une durée. Si le plan
dure quelques courtes secondes, il n’a pas la même pénétration, ni le même
impact, sur le spectateur, qu’il aura s’il dure le double ou le triple, ou le
quadruple, ou plus encore. La réaction psychologique du spectateur à
l’intérieur de cette image peut surprendre à un moment donné parce qu’il
trouve que ça dure. Mais dès qu’il comprend qu’il y a une intention, il
commence à voir ce qu’il n’avait pas vu… »61 Son adaptation joue sur la vacuité de l’image. En effet, nombreux sont les plans vides
d’informations narratives, comme par exemple ceux sur le visage d’Ema inexpressif en plan
rapproché poitrine ou les paysages, ou bien lorsque les personnages sont statiques et ne se
parlent pas. Le cinéaste portugais serait donc en partie fidèle « à l’esprit » du roman de
Flaubert, car ce dernier étant basé en fonction du psychisme de son héroïne qui attend toute sa
vie en vain que « quelque chose » se passe, l’ancrant donc dans une grande frustration ;
presque tout le roman (sauf les cinq premiers chapitres et les trois derniers, puisque le point de
vue est celui de Charles) se fige dans cet état de vacuité.
Chabrol ne pourrait prétendre à cette fidélité, car il garde principalement du roman
tous les passages dialogués, et ces passages sont porteurs d’information. Le spectateur a donc,
logiquement, le sentiment que la durée de ce film passe plus rapidement que celle du Val
Abraham, d’autant que ce dernier dure presque trois heures et demie. Minnelli quant à lui,
pense l’image comme un serviteur de la narration, c’est-à-dire que tout est fait pour que la
lecture du spectateur soit claire et simple. De plus, il utilise majoritairement des plans courts
qui s’enchaînent rapidement, une sorte de jeu de ping-pong lors des dialogues dans les
champs-contrechamps, ce qui empêche le spectateur de regarder autre part que ce que la
caméra montre.
La démarche de réalisation de Renoir consiste à instaurer une continuité espace-
durée grâce au plan séquence. En effet, que ce soit au bal pendant la valse avec le marquis ou
bien lorsque Emma se prépare à aller aux Comices et qu’elle se confie à Félicité et donne un
coup à sa fille Berthes, les plans séquence sont généraux, faisant ainsi penser à la scène de
théâtre, où obligatoirement les comédiens sont toujours vus de pieds et de face. Mais
toutefois, l’abondance des dialogues, leur expressivité et le dynamisme des corps ne laissent
pas le temps au spectateur de « voir ce qu’il n’avait pas vu » comme dit Oliveira, parce qu’il
61 Paulo Rocha, Cinéma de notre temps, « Manoel de Oliveira, Oliveira l’architecte », MK2, 2006.
34
n’y a rien d’autre à voir que l’information déjà donnée. La taille des plans aurait son
importance quant au sentiment de durée. En effet, il y a plus de plans généraux dans les
adaptations d’Oliveira et de Renoir que dans les deux autres, laissant de cette manière plus de
possibilité aux yeux du spectateur de regarder la profondeur de champ et les décors, de laisser
place à autre chose que l’histoire : une certaine présence à l’image. En 1993, l’adaptation de
Madame Bovary s’inscrit dans un cinéma contemplatif, grâce à une immobilité des corps, à
une mise en scène désaxée qui contribuent à un rythme et à une langueur qui lui est propre.
Les longs plans sur Ema et ses grands yeux bleus, ces plans décalés où les plafonds sont
filmés à la place des personnages, font partie d’une position de contemplation imposée au
spectateur, qui lui permet de « voir ce qu’il n’avait pas vu » : du temps qui passe.
Toutefois, le rythme plastique n’est pas l’unique moyen pour les adaptations
cinématographiques de s’éloigner du roman de Flaubert : la bande son est également très
importante, car elle constitue une aide indirecte à la création d’une nouvelle dynamique
narrative.
B. Adjuvant 2 : le rythme auditif Bien qu’au cinéma, il soit plus logique que le visuel soit plus flagrant que le son, il
n’empêche que ce dernier prend toute son importance dans son rapport au spectateur. En effet,
pourquoi une voix off ou une musique si ce n’est pour le spectateur et pour lui seul ?
Comme l’explique Gardies, « Le son, qui intervient en simultanéité avec l’image (résultat de
l’hétérogénéité des matières de l’expression), pourra contribuer aussi bien à
marquer la rupture […] qu’à produire un effet de continuité […]. C’est donc
ici par le langage cinématographique que s’actualise le jeu des forces
contraires, de dispersion et d’homogénéisation. »62
D’après lui, la bande son permet aux adaptations de garder leur affiliation au roman de
Flaubert, mais également de couper en partie ce cordon ombilical. En se servant d’une voix
off, Minnelli, Chabrol et Oliveira modélisent leur propre traitement du temps, soit en
l’accélérant ce qui a comme effet une filiation directe avec le roman d’origine, soit en
l’étirant, prenant ainsi leur distance avec Flaubert, et allant même jusqu’à éloigner le
spectateur de la protagoniste dans le cas de l’adaptation d’Oliveira. La musique, quant à elle, 62 André Gardies, op.cit., p.47.
35
recrée les répétitions qui sont d’ordre narratif dans le roman, renouant alors avec son cordon
ombilical, mais pas seulement : elle permet d’une part un renforcement de l’identification du
spectateur pour Emma en appuyant sur les moments forts de son existence, et d’autre part
donne moyen à son spectateur de l’écouter sans avoir besoin de l’histoire grâce à des
morceaux déjà connus.
1. La voix off Trois des films du corpus se servent d’une voix off qui assiste la narration du film.
En effet, l’adaptation de Renoir n’utilise pas de voix narratrice, car cela ne se faisait pas
encore, cinq ans après la naissance du parlant. Par contre, les trois autres adaptations reposent
sur cette voix, sans laquelle, l’image seule ne serait pas compréhensible. Elle prend en charge
une partie du récit et pas seulement : elle commente également des actes, des pensées. La voix
off a deux fonctions principales : tel un élastique, elle condense ou étire le temps, selon
Matthias Lavin elle est « informative » et « commentatrice », soit respectivement accélératrice
et frein de l’action. C’est de sa capacité à étirer le temps avec des mots que naît un certain
rythme, entre résumé et dilatation.
La voix off est un élément purement cinématographique, qui sert aux adaptations de
Madame Bovary à accéder à une autonomie artistique, mais à autonomie partielle seulement,
car Minnelli, Chabrol et Oliveira se placent plus ou moins directement dans la lignée de
Flaubert. En effet, si Minnelli se sert de la personnification de l’auteur sous les traits de James
Mason, Chabrol réutilise exactement les mêmes phrases de son roman, et Oliveira quant à lui,
recycle la structure ternaire des phrases de Flaubert.
• Accélératrice de l’action D’une part, la voix off est, selon Lavin, « informative », c’est-à-dire qu’elle est un
« facteur d’économie du récit »63. Elle prend en charge une partie du récit, soit en racontant
une action inexistante à l’image, soit en répétant ce que l’image montre.
Oliveira et Chabrol sont les seuls à faire passer par la voix off des agissements qui
ne sont pas montrés en l’écran, comme lorsque dans le Val Abraham, Mario Barroso raconte
sur un plan général montrant les deux amants sur un bateau, qu’Ema a tout de suite accepté
Osorio comme amant à son arrivée chez lui, alors que jamais l’image ne révèle sa séduction.
Chez Chabrol, alors qu’Emma résiste à la tentation d’acheter les tissus de Lheureux, elle
s’efforce d’être une parfaite maîtresse de maison, et lavant les bottes de son mari, la voix off
63 Matthias Lavin, La Parole et le lieu, Rennes, Le Spectaculaire, Presses Universitaires Rennes II, 2008, p.68.
36
raconte : « Quand Charles rentrait, il trouvait près des cendres ses pantoufles à chauffer, ses
gilets ne manquaient plus de doublure et ses chemises de boutons, elle ne rechignait plus
comme autrefois à faire des tours de jardin ». La voix off devient alors un relais à la narration,
elle marque la répétition du quotidien d’Emma dans le film de Chabrol et place en fond de
champ, par la voix off, les éléments clefs de la vie de son héroïne, et le film d’Oliveira met en
avant les détails comme la balade en bateau.
L’action est également sujette aux redondances visuelles et sonores. En effet, ce que
l’image montre, la voix off le raconte également, c’est ce que Lavin appelle l’« excès de
parole »64. Dans ce cas de figure, l’image devient l’illustration des mots, comme le montre par
exemple le flash-back sur l’enfance d’Emma chez Minnelli, ou bien pour raconter encore une
fois le quotidien, plus précisément l’heure du dîner, à laquelle Emma attend de voir Léon
sortir de son étude pour passer à table chez Chabrol. Dans le cas d’Oliveira, la redondance a
lieu sur deux temps séparés : d’abord la parole, puis l’image, comme chez les sœurs Mello, où
sur un plan montrant la voiture emmenant Ema chez elles, la voix off raconte sa montée de
l’escalier et sa réaction lorsqu’elle se voit dans le miroir, l’image montre cette surprise dans le
plan suivant. Il s’agit ici d’une anticipation sur l’action, créant d’une part un suspense, et
d’autre part une distanciation avec l’héroïne.
Par ailleurs, la voix off accélère le temps, comme chez Minnelli au moment de la
convalescence d’Emma suite à la rupture de Rodolphe, Flaubert raconte « L’été disparut.
L’hiver succéda à l’automne, apportant l’oubli », pendant qu’à l’écran, Emma passe de son lit
à son fauteuil à bascule, les saisons défilant à sa fenêtre. Chabrol marque des ellipses
temporelles, comme par exemple la saute entre la rencontre d’Emma avec Rodolphe au
cabinet de Charles et les Comices, « ils arrivèrent en effet ces fameux Comices » dit-elle. Par
contre, Oliveira ne se sert jamais de cette fonctionnalité-ci : les ellipses n’ont lieu que sur la
bande visuelle.
Le son de la voix off a également son rôle dans l’accélération du temps. En effet, la
tonalité douce de James Mason concorde avec son infiltration dans le récit, c’est-à-dire
qu’elle s’insère de manière presque imperceptible dans la diégèse, comme au moment de
l’arrivée à Yonville, où c’est Charles qui finit sa phrase, ou bien pendant la convalescence
d’Emma suite à la rupture de Rodolphe, son mari est devant l’affiche de la représentation de
Lucie de Lammermoor à l’opéra de Rouen, et Mason en off amène à comprendre l’idée
d’emmener sa femme à l’opéra. Cela crée une avancée sur l’action, qui ne nécessite plus alors
64 Matthias Lavin, op.cit., p.70.
37
d’explication orale du personnage de Charles. Dans les paroles de la voix off, le personnage
de Flaubert vit ce qu’il raconte, en y mettant toutes les intonations nécessaires pour faire
amener son spectateur à ressentir ce qu’il souhaite : de l’empathie envers Emma.
• Frein à l’action et procédé de la distanciation D’autre part, la voix off sert de « commentaire »65 à l’action, en rajoutant des
informations sur des personnages, en racontant des pensées par exemple. L’un des objectifs
premiers de la voix off comme frein à l’action est de pouvoir permettre au spectateur de
mieux connaître l’héroïne et d’essayer de comprendre sa psychologie, comme lorsque Ema
feint de ne pas reconnaître Carlos quand celui-ci vient la voir au Romesal. Chez Minnelli, cela
est constant : c’est même sa fonction principale. En effet, la voix en off du personnage de
Flaubert essaie de faire comprendre au spectateur la manière de penser d’Emma, en pointant
sur ses désillusions qui la rapprochent, un peu plus chaque fois, vers le gouffre final. Ainsi,
« les heures sombrent lorsque les rêves s’évanouissent » après l’accouchement de Berthe, et le
dégoût qu’elle éprouve pour les paysans présents à son mariage, en contraste avec Yonville
qu’elle découvre quelques secondes plus tard avec Charles, sont les justificatifs que donne
Flaubert lors de son procès à son accusation pour « atteinte à la moralité publique ».
D’après Gardies, le narrateur off contribue à « élaborer [la] figure narrative »66 du
personnage, c’est-à-dire que « Certains personnages n’existent qu’à travers les propos tenus
sur eux »67. C’est le cas par exemple de la servante muette Ritinha dans le Val Abraham, où le
spectateur n’apprend que par la voix off quelques bribes de sa vie, notamment qu’elle est
vierge et ne veut pas d’enfants pour mettre fin à la lignée des handicapés dont elle est le bout
de la chaîne. Cela donne à cette voix une vie presque autonome par rapport à l’image, créant
une sorte de dépendance du spectateur, comme si les images ne suffisaient pas à elles-mêmes.
La voix off commente, raconte dans les détails beaucoup d’anecdotes non montrées, qui
peuplent le récit en entier, comme par exemple celle au mariage d’Ema, qui relate la réaction
de Nelson, jeune homme vu une seule fois auparavant, à la nouvelle de cette union : il est très
triste car très amoureux d’elle en secret. Cette anecdote montre bien l’allongement qui est
produit dans toute la narration du film déjà long dans sa durée : à chaque scène s’ajoutent des
petites histoires, des commentaires, les pensées de certains personnages, comme celle de
Maria do Loreto lors de la messe. Tous ces commentaires, d’une part, rallonge le récit et
créent une pause dans la narration d’autre part : alors que l’image est en train de raconter la
65 Matthias Lavin, op.cit., p.68. 66 André Gardies, op.cit., p.56. 67 Ibid., p.56.
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vie d’Ema, la voix off, elle, part dans des digressions infinies qui arrêtent la narration de
l’image, pendant la durée de cette digression, comme lorsqu’elle dit qu’Osorio a deux fils qui
font des études sur un plan montrant les deux amants se promenant. Chez Minnelli, la durée
de la pause est grandement raccourcie, il s’agit de ralentir l’action en préparant le spectateur à
la suite, telle la phrase « Charles Bovary n’est pas un prince charmant, il n’est qu’un homme »
après la rencontre avec Charles où Emma se sent comme renaître devant sa glace.
Ces pauses narratives présentes dans le Val Abraham éloignent le spectateur d’Ema,
créant un effet de distanciation. La voix off est en désaccord avec la protagoniste comme
l’explique Lavin : la voix est une présence « extérieure à la diégèse »68, qui « semble maîtriser
le cours de la narration »69, elle « possède des dons d’ubiquité, d’omniscience et
d’omnivoyance »70. Car, n’étant pas centrée uniquement sur le personnage d’Ema, mais sur
tout ce qui l’entoure, c’est aussi cela qui accentue la distance avec elle. La voix off serait donc
en désaccord avec l’héroïne, racontant en même temps la vie d’Ema de façon lointaine, et
aussi une autre vie, celle de son entourage, créant alors un effet de dépendance et
d’indépendance avec l’histoire en train de se faire. Elle intervient dans les discussions, mais
parle d’autre chose, l’image devenant alors un plan à la fois simple et particulier : simple dans
ce qu’il montre, et particulier car Oliveira ne filme pas de face les événements. Il tourne sa
caméra à 180° pour montrer le contre-champ du champ qu’il est sensé filmer mais qu’il ne
filme pas, comme par exemple lors du mariage où l’assemblée est filmée, personne par
personne, les statues, les alliances, et les mariés ne sont filmés qu’un très court instant, ou
bien lors de la cérémonie qui suit l’union, c’est de l’extérieur et en contre-plongée que la fête
est filmée, et la voix off parle du rossignol qui se trouve dans un arbre à côté et de son chant.
L’image n’illustre pas, elle complète tout en se distanciant de la voix off, comme si les images
ne pouvaient vivre sans cette voix off, un système de dépendance se met en place, et pour
l’image et pour le spectateur.
André Gardies appuie sur « l’importance des qualités propres »71 à la voix narratrice
première, car elle « parle directement à [l’]affectivité [du spectateur] ; si elle [lui] est
désagréable –ou inversement− c’est le film tout entier qui pourra être affecté.
Diction, timbre, accent, élocution, débit seront réglés de manière à susciter
une relation d’adresse et d’écoute qui implique [le spectateur] dans la fiction,
68 Matthias Lavin, op.cit., p57. 69 Ibid., p.57. 70 Ibid., p.68. 71 André Gardies, op.cit., p.118.
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sans pour autant que cette voix apparaisse pour ce qu’elle est, à savoir en
marge de cette même fiction. »72
De cette manière, si la voix de James Mason contribue à l’accélération du récit par ses
paroles, il n’en va pas de même pour les voix de Mario Barroso et de François Perier,
respectivement celles du Val Abraham et de Madame Bovary de Chabrol. La première est
langoureuse, l’articulation des mots et la langue portugaise coulent dans les oreilles du
spectateur, sa sonorité grave, un peu monocorde et saccadée comme l’est la lecture d’un
poème en vers, donne alors l’impression au spectateur d’être plongé dans un long poème. La
sonorité des paroles, la langue portugaise suggère une écoute particulière, telle Emma chez
Flaubert qui écoutait avec dévouement les poèmes lus par Léon les dimanches chez Homais.
Oliveira recycle les phrases ternaires de Flaubert de telle manière que le spectateur se retrouve
dans la même condition de son héroïne : il écoute, il attend mais rien n'arrive.
La voix de Perier dans l’adaptation de Chabrol, quant à elle, est lancinante et éraillée,
suggérant celle qu’aurait pu avoir Flaubert, une vieille voix lointaine du siècle passé. Elle
donne le sentiment que c’est l’auteur lui-même qui raconte son histoire, d’autant plus que les
phrases sont directement tirées de son roman. Cela crée une dépendance flagrante avec le
roman d’origine, mais la voix donne envie d’écouter l’histoire, tant les intonations, et surtout
la sonorités des phrases de Flaubert sont bonnes.
2. La musique La musique de film doit illustrer ce dernier et non l’inverse. En effet, elle
l’accompagne, et elle accompagne plus précisément les personnages, aidant le spectateur à
mieux les comprendre. Dans les quatre adaptations de Madame Bovary, la musique est
concrètement un élément qui leur permet de s’éloigner petit à petit du roman. Il s’agit
d’analyser les étapes de cette prise d’autonomie, tout d’abord les répétitions, puis la création
d’émotions pour le spectateur et enfin l’envie pour ce dernier d’écouter pleinement la musique
et de mettre de côté la narration, le temps de sa durée.
• Reconversion des répétitions littéraires Le roman de Flaubert est construit sur des répétitions cycliques à l’image du mental
d’Emma, qui n’évolue presque pas comme cela a déjà été étudié73. De cette manière, la
répétition narrative noces/adultère/mort structure les trois parties et aussi intrinsèquement 72 André Gardies, op.cit., p.118. 73 Cf. I, B, 2 La fréquence, p.14.
40
dans chacune des parties. La lecture est caractérisée par un rythme particulier, rythme qui est
changé par l’utilisation au cinéma du mode singulatif. A part le Val Abraham, aucune des
trois autres adaptations ne crée des répétitions narratives.
Or il se trouve que c’est par la musique que les films recréent le cycle répétitif propre
au roman. En effet, dans chaque film il y a un morceau, une phrase musicale qui revient à
différents moments pour marquer l’ennui du quotidien d’Emma chez Chabrol, les allers-
retours entre Yonville et Rouen chez Renoir. C’est jusqu’à la rencontre avec Rodolphe, que
tous les moments ordinaires et habituels de la vie d’Emma sont accompagnés par la même
musique composée en 1991 par Matthieu Chabrol : les après-midi passés avec Charles avant
leur mariage, après les noces, Emma attendant à sa fenêtre une nouvelle invitation du Marquis
de la Vaubyessard, à la naissance de Berthes et les mêmes soirs lors du dîner avec l’arrivée de
Homais et les dimanches soirs chez ce dernier. En 1949, une même phrase musicale grave se
trouve répétée par trois fois à la fin du film, à l’annonce de l’hypothèque de la maison, à la
prise de l’arsenic et au dernier souffle d’Emma. Cette phrase est rythmée de plus par le
carillon du bourg, déjà entendu au début lorsque Madame Bovary fait part à son mari de son
ennui face au même recommencement des mêmes gestes chaque jour, et au moment du
climax, sur les plans des pas de Lheureux qui revient de Rouen où il a pris en flagrant délit
Emma au bras de Léon. Oliveira joue sur les cinq Clair de lune des plus grands compositeurs
qui s’enchaînent en boucle les uns après les autres, créant une sorte de grande boucle
musicale répétitive, à la manière de Flaubert et de ses noces/adultère/mort.
Ainsi, c’est par la musique que les adaptations sont fidèles « à la lettre » à Flaubert, en
la faisant se répéter, marquant de cette manière l’image du cercle qui structure le roman
d’origine.
• L’émotion du spectateur La musique crée un lien empathique entre le personnage et le spectateur ce qui
n’existe pas dans le roman : Flaubert n’appelle jamais son lecteur à ressentir les mêmes
émotions que son héroïne. La musique permet au spectateur de ressentir les mêmes émotions
qu’Emma. Mais en même temps que le spectateur ressent l’émotion musicale, il ne l’écoute
pas à proprement parler : la musique de film est un fond qui ne demande pas d’attention
particulière. Elle « s’accorde […] à l’atmosphère du film »74, tout en s’associant à Emma,
devenant alors le miroir sonore de ses émotions intérieures. En effet, la tonalité de la musique
correspond, à chaque fois, à un état d’âme d’Emma.
74 René Daumal, « Madame Bovary », Aujourd’hui, 11/01/1934.
41
De manière logique, si la musique se fait grave et lourde, cela signifierait qu’Emma
se sent mal, est en détresse ou désespérée. En effet, lorsqu’elle est déçue et en colère après
son mari qui a raté l’opération d’Hippolyte, la musique forte de Darius Milhaud en 1933
semble emplie de peine, de la même manière qu’elle exprime sa détresse dans les adaptations
de Minnelli et de Chabrol. Pour plus d’émotions, la musique de Miklos Rosza en 1949
devient sur-expressive lors de la rupture de Rodolphe pour amplifier son désarroi, et douce et
légère lorsque Léon vient visiter son amoureuse platonique dans son grenier pour révéler le
caractère secret de ce rendez-vous, pour mettre le spectateur dans la confidence. De la même
manière que Matthieu Chabrol, suite à l’échec cuisant de l’opération, prépare le spectateur à
assister à la revanche d’Emma envers son mari.
Au contraire, la joie d’Emma est exprimée par une musique plutôt concentrée dans
les aigus, lyrique et parfois même, enjouée. En effet, dans l’adaptation de Chabrol, lorsqu’elle
rejoint Rodolphe la nuit, une musique légère, joyeuse et presque lyrique exprime sa gaieté, de
la même manière que Darius Milhaud en 1933 compose la balade en fiacre, ou bien que Rosza
accompagne la demande en mariage de Charles avec une pointe de romantisme.
Ainsi, la musique soutient Emma dans l’identification du spectateur, mais sa
particularité tient dans le paradoxe suivant : le spectateur se lie de façon à la fois directe et
indirecte avec le personnage. Directe car il ressent immédiatement l’émotion, et indirecte car
il n’écoute pas la musique, il l’entend. La musique souligne des moments importants dans la
vie d’Emma, contribue à les mettre en avant, elle est présente pour l’ambiance générale, mais
elle n’est pas créée pour être écoutée.
• La musique classique : Chabrol et Oliveira Dans les adaptations de Chabrol et d’Oliveira, la musique demande à être écoutée,
au même titre que les dialogues. Car il s’agit de morceaux de musique classique préexistants
et connus. C’est de par cette connaissance de l’œuvre musicale que le spectateur se détache de
la narration pour l’écouter.
Les multiples Clair de lune qui agencent le film d’Oliveira expriment une
souffrance, des maux, une solitude certaine de l’être. Disposer ces morceaux de piano
régulièrement dans le Val Abraham expriment en effet la détresse dans laquelle se trouve
Ema, mais pas seulement : montés sur des plans a-narratifs, c’est-à-dire sur des plans de
paysages ou de personnages immobiles, ils appellent à l’écoute du spectateur, de la même
manière qu’Ema demande à être écoutée. Mais, si Beethoven, Fauré, Debussy, Schumann et
Chopin appartiennent au monde extra-diégétique, Bach, lui, se trouve dans la diégèse. En
42
effet, le fils de Maria do Loreto, Narciso, est invité à jouer l’Aria devant les amis de ses
parents, les Païva. Ce morceau, afin qu’il soit écouté en entier, constitue un marqueur de
temps, une ellipse temporelle, car il a lieu deux fois dans l’histoire mais ne se trouve qu’une
seule fois dans le récit et en entier sur la bande son. Le plan suivant montre Ema et Narciso
venant de finir leur étreinte, la première se coiffant les cheveux, le second (re)jouant l’Aria.
C’est comme si la musique était le plus important, laissant alors les images devenir son
illustration. Cette utilisation originale de la musique comme ellipse temporelle semble bien la
preuve d’une volonté de la part d’Oliveira de faire écouter à son spectateur la musique pour ce
qu’elle est : de la musique, et non comme un substitut d’émotions.
Chabrol, quant à lui, se sert du Beau Danube bleu de Strauss pour la valse entre Emma
et le Marquis d’Andervilliers, apaisant le spectateur grâce au balancement de part et d’autre
de l’écran, qui se noie dans les plans d’ensemble où il perd de vue le couple de danseurs. Une
certaine abstraction se crée alors : les robes qui tournoient et qui se froissent entre elles
donnent un amoncellement de couleurs et de formes, poussant le spectateur à n’écouter que la
musique.
Ainsi, l’utilisation de la musique classique est un appel au spectateur à n’écouter
qu’elle, produisant une autre émotion, sans rapport avec la narration, une émotion pure : celle
de la musique. C’est la distanciation créée par la musique et le ralentissement de la narration
formé par la voix off qui éloignent les adaptations du roman de Flaubert et leurs permettent
alors d’accéder à une autonomie.
Ainsi, le passage du littéraire au filmique implique la constitution d’un nouveau
rythme narratif, lui-même se constituant d’éléments visuels et sonores. Bien que chacun de
ces éléments continuent de dessiner le lien inébranlable avec le roman de Flaubert, ce sont
eux qui permettent un début d’indépendance. En effet, c’est grâce à une nouvelle dynamique
narrative que les adaptations peuvent prétendre à devenir des œuvres libres et émancipées.
Toutefois, le rythme n’est qu’un biais, un médium entre l’affiliation directe et
l’autonomie complète. En effet, d’autres éléments, extérieurs aux films cette fois, entrent en
compte et inscrivent définitivement les films comme des œuvres à part entière. Le contexte
historique de production d’une part et la vision portée par le réalisateur sur l’œuvre de
Flaubert d’autre part ont un impact sur le film et modifient grandement la narration. Le
contexte et le réalisateur sont les deux conditions sine qua non à l’indépendance
cinématographique.
43
III. INDEPENDANCES
CINEMATOGRAPHIQUES
Suite à l’analyse des films selon leur fidélité « à la lettre » ou « à l’esprit » selon
Bazin ou leur trahison, et leur catégorisation en fonction du modèle de Baron, il paraît évident
que les adaptations n’ont, d’après eux, d’existence qu’en fonction du roman d’origine. Or, il a
été démontré que les films du corpus arrivent à se séparer du joug du roman grâce au rythme.
En revanche, si, malgré les termes employés, les films arrivent à prendre un début
d’indépendance, cela sous-entendrait qu’ils n’ont pas été abordés avec les bons termes. En
effet, parler de fidélité ou trahison semble minimiser les capacités cinématographiques, en les
réduisant à deux extrêmes sans même essayer de connaître la valeur du film seul. C’est
justement ce que propose François Truffaut : analyser le film compte tenu de sa « réussite ».
Le roman, en fait, est un puits dans lequel le cinéaste se sert pour « remodeler » selon
l’expression d’Etienne Fuzellier, la moelle du roman en film. Ce dernier ne peut être une
copie conforme de l’original, il est un « réservoir d’instructions »75 pour le réalisateur : il y
aurait donc, d’après Gardies, des analogies obligatoires, des éléments de reconnaissance de
l’œuvre initiale dans l’adaptation cinématographique. Ce qui ne tient pas de ces règles dépend
alors de la vision du cinéaste, qui s’inscrit automatiquement dans une époque révolue par
rapport à la publication de Madame Bovary en 1857. En effet, son interprétation du roman est
inconsciemment ancrée dans son époque historique, culturelle et aussi personnelle. Littérature
et cinéma deviendraient alors deux espaces fictifs dont l’adaptation de l’une par l’autre
relèverait de l’interprétation du texte littéraire par le cinéaste. C’est de là que naît la « création
à contraintes » propre à toute adaptation, la contrainte étant le contexte historique de
production, et la création la vision personnelle de l’œuvre par le réalisateur. Cette adjonction
aboutirait donc à l’indépendance cinématographique d’une adaptation.
Barbara Folkart et Millicent Marcus, deux critiques américaines, retiennent en 1998
trois conditions préalables pour qu’une adaptation puisse devenir une œuvre
autonome « émancipée de son origine » : que le film soit « de qualité sur le plan
cinématographique proprement dit », « d’engager un dialogue avec le texte adapté », et
75 André Gardies, op.cit., p.7.
44
expliciter la manière dont le roman a été rapproprié par le cinéaste, sa vision qui s’inscrit dans
un nouveau contexte historico-culturel et technologique76. C’est ce principe qui va être
implicitement analysé avec les films du corpus tout au long de cette partie.
A. Remise en cause de Bazin En 1958, André Bazin, nous l’avons vu77, réfléchit sur le passage du littéraire au
filmique et prône, pour parvenir à un bon film, un juste milieu entre la fidélité « à la lettre » et
« à l’esprit » du roman d’origine. De surcroît, il ajoute qu’il est indubitablement recommandé
d’avoir un certain « génie créateur ». Cette conception souligne une évidente suprématie de
l’œuvre littéraire sur l’œuvre filmique et amène à s’interroger sur la plausible autonomie du
film par rapport à son modèle littéraire. Avec Anne-Marie Baron, qui également ne conçoit le
film qu’en fonction de son roman d’origine, Bazin envisage donc l’unique existence d’un lien
inaliénable entre eux deux, comme s’il était impossible qu’une adaptation cinématographique
ne puisse exister en dehors de son modèle d’origine, comme si le film ne pouvait être vu sans
être constamment comparé à son roman.
1. Bazin versus Truffaut Il s’agit dans un premier temps d’analyser la réponse foudroyante de Truffaut à la
théorie de Bazin, d’analyser ses arguments et de justifier leur nécessité dans une étude sur
différentes adaptations cinématographiques d’un roman. En effet, le système des équivalences
prôné par Bazin est remis en question, invalidé et aboli, et les décennies qui séparent les deux
hommes semblent avoir permis de repenser l’adaptation : c’est la proposition de Truffaut.
• Fidélité vs trahison : la parole de François Truffaut Jean Narboni et Serge Toubiana, en 1987, réunissent dans un même ouvrage, Le
Plaisir des yeux, les principaux textes de François Truffaut. Parmi eux se trouve un long
article à propos de l’adaptation, dans lequel le critique et réalisateur reprend le débat de
« fidélité » versus « trahison » ouvert par Bazin. Il reprend point par point les éléments de sa
réflexion et démontre son antithèse.
76 Anne-Marie Baron, Romans français du XIXè siècle a l'écran: problèmes de l'adaptation, Clermont-Ferrand, Cahiers Romantiques, Presses Universitaires Blaise Pascal, 2008, p. 31. 77 Cf. I, A, Terminologie et typologie de l’adaptation, p.8.
45
En effet, Truffaut n’approuve pas sa théorie: « Opposer fidélité à la lettre et fidélité à
l’esprit me paraît fausser les données du problème de l’adaptation si toutefois problème il y
a. »78 D’après lui, l’adaptation n’est pas une science exacte, il n’y a pas de recette automatique
et perpétuelle, « Aucune règle possible, chaque cas est particulier »79. Ce qui signifierait que
chaque adaptation est un produit non seulement unique, mais aussi que le lien existant pour
Bazin et Baron entre le roman et le film n’a pas lieu d’être.
• L’équivalence ou « la pierre de touche » de Truffaut Si selon Bazin, être fidèle permettait au film d’atteindre le même standing artistique
que le roman, alors cette fidélité, ce « respect »80, serait donc le moyen pour le cinéma
d’acquérir l’étiquette d’Art au même titre que la littérature. Et pour atteindre ce même label, il
s’agirait de « traduire » le roman dans une autre langue, le cinéma, en créant des
« équivalences », soit des scènes réécrites de la même manière que l’écrivain les aurait écrites
pour le cinéma. C’est à partir de ce système des équivalences que Truffaut repose sa réflexion
en protestant : « Ce qui me gêne dans ce fameux procédé de l’équivalence c’est que je ne
suis pas certain du tout qu’un roman comporte des scènes intournables, moins
certain encore que les scènes décrétées intournables le sont pour tout le
monde. »81
En effet, que seraient des scènes tournables et des scènes intournables ? Une forme entre la
pièce de théâtre et le scénario, qui indiquerait les décors, les intonations et les paroles des
personnages ? La théorie de Bazin est susceptible d’être alors remise en question.
De plus, selon Truffaut, les équivalences sont des « coups bas »82, une solution de
facilité, une trahison et une timidité : elles « ne sont qu’astuces timides pour contourner la
difficulté »83, et elles vont « toujours soit dans le sens de la trahison, soit de la timidité »84.
C’est-à-dire que d’après lui il serait plus facile de trahir que d’être fidèle, car le système des
équivalences est la marque d’une peur de ne pas oser, de ne pas aller de l’avant, et de voir le
film comme un produit indépendant du roman, soit ne pas respecter le film. Et selon Truffaut,
78 François Truffaut, « Un peu de polémique », Le Plaisir des yeux, Paris, Flammarion, Champs Contre-Champs, 1987, pp.256-257. 79 Ibid, pp.256-257. 80 André Bazin, op.cit., p.20. 81 François Truffaut, op.cit., p.216. 82 Ibid., p.257. 83 Ibid., p.220. 84 Ibid., p.219.
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une adaptation n’est concevable qu’écrite par un « homme de cinéma »85, et c’est cela
respecter le cinéma. Car c’est en le respectant qu’on aboutit à la « la réussite du film »86.
• La proposition de Truffaut Ainsi, Truffaut suggère que l’importance du travail de l’adaptation ne se situe pas
dans la fidélité ou la trahison au roman d’origine, mais dans le résultat final, le produit fini,
soit sa qualité : « Seule compte la réussite du film, celle-ci liée exclusivement à la
personnalité du metteur en scène. […] Il n’y a donc ni bonne ni mauvaise adaptation. »87 De
cette manière, le succès tiendrait dans les mains du réalisateur, qu’il appelle « auteur », mot
qu’il a lui-même accolé spécifiquement pour le cinéma lorsqu’il était critique aux Cahiers du
Cinéma, et qui signifie que le réalisateur a une griffe, une marque reconnaissable et
ineffaçable dans sa mise en scène films après films : « Le seul type d’adaptation valable est
l’adaptation de metteur en scène, c’est-à-dire basée sur la reconversion en terme de mise en
scène d’idées littéraires »88.
Donc, pour Truffaut, tout est acceptable, ou presque : « Inadmissibles sont
l’affadissement, le rapetissement, l’édulcoration. » Mais, contrairement à Bazin, il accepte la
trahison de « la lettre » ou de « l’esprit », à condition que « le cinéaste ne s’intéress[e] qu’à
l’une ou l’autre et s’il a réussi à faire : la même chose ; la même chose, en mieux ; autre
chose, de mieux. »89
2. Le roman est une « matière que l’on remodèle »90 Si pour Truffaut, « le problème de l’adaptation est un faux problème »91, puisque
l’important est de retrouver dans le film les thèmes personnels de « l’auteur », pour Anne-
Marie Baron, une adaptation ne se résume pas seulement à cela. En effet, pour elle,
« l’adaptation est la confrontation de deux univers imaginaires, celui de l’auteur [littéraire] et
celui du cinéaste. »92 Cette rencontre place d’égal à égal le romancier et le réalisateur :
Flaubert équitable face à Renoir, Minnelli, Chabrol et Oliveira. Cela paraît insensé : le film
serait donc le produit de l’association entre l’écrivain et le réalisateur, or ce n’est pas vrai. Il
85 François Truffaut, op. cit., p.219. 86 Ibid., p.260. 87 Ibid., p.257. 88 Ibid., p.260. 89 Ibid., p. 257. 90 Etienne Fuzellier, op.cit., p.133. 91 François Truffaut, op. cit., p.257. 92 Anne-Marie Baron, « L'adaptation au cinéma des oeuvres littéraires du XIXème siècle », http://www.ciep.fr/forums/2006/index.php
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est le produit de la réflexion du cinéaste sur l’œuvre littéraire, de sa vision et de son
interprétation. Chaque réalisateur de Madame Bovary a réfléchi sur le roman de Flaubert et
offre au spectateur son regard.
Le passage du littéraire au filmique a été entre autres assimilé à une opération de
l’ordre de la traduction, « d’un monde à monde » selon l’expression d’Umberto Eco, comme
si adapter signifiait traduire le texte dans une langue vers une autre langue. Cela sous-
entendrait que le monde dans lequel vit Emma Bovary ne serait pas le même dans chacune de
ses adaptations. Ce transfert unilatéral consisterait alors à oblitérer l’hétérogénéité des deux
objets, les rendant ainsi homogènes d’une part, et interdisant l’autonomie du film à sa
réception d’autre part.
Or, comme l’affirment Margaret Flinn et Jean-Louis Jeannelle, « la vocation du
cinéma pourrait se définir autrement : dénaturer la littérature »93. C’est-à-dire, non pas la
souiller, la rendre impure au sens de Bazin, mais la défaire de sa constitution pour la
reconstruire autrement, soit faire du roman une « matière que l’on remodèle ». La moelle est
retaillée, le réalisateur puise « librement » dans le « réservoir d’instructions »94 qu’est le
roman. Il ne s’agit pas seulement d’une simple rappropriation de l’œuvre d’un auteur par un
autre auteur, comme le pense Truffaut avec sa politique des auteurs, mais d’un échange de
données entre littérature et cinéma : « la relecture d’une œuvre littéraire produit des effets en
retour »95. Le transfert est réciproque : ce serait donc les lecteurs que sont le réalisateur puis le
spectateur qui modifieraient la vision de l’œuvre initiale au fil du temps.
3. L’époque de réalisation influe sur l’œuvre littéraire et
cinématographique La vision de Flaubert sur le monde qui l’entoure et sur les femmes dans les années
1850 ne paraissent évidemment plus d’actualité lors des adaptations de son roman. La
première d’entre elles, dont l’écart est soixante-seize ans, montre en effet que le réalisateur,
quel qu’il soit, porte un autre regard sur le monde et sur le roman de Flaubert. Car, chaque
être s’inscrit dans une époque historique et culturelle, laquelle se modifie naturellement.
93 Margaret Flinn et Jean-Louis Jeannelle, « Ce que le cinéma fait à la littérature (et réciproquement) », http://www.fabula.org/lht/2/Presentation.html 94 André Gardies, op.cit., p.7. 95 Margaret Flinn et Jean-Louis Jeannelle, op.cit.
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• « Créer c’est s’adapter »96
Francis Vanoye, dans son ouvrage Scénarios modèles, modèles de scénarios,
considère l’adaptation comme une « processus d’appropriation »97 qui passe obligatoirement
par un transfert historico-culturel : « l’œuvre adaptée l’est toujours dans un contexte
historique et culturel différent de celui dans lequel elle a été produite. » En effet, l’écart entre
l’écriture du roman au XIXème siècle et sa première adaptation en 1933, soit soixante-seize
ans plus tard, et cent trente-six ans avec celle de 1993 montre bien que des changements ont
logiquement été opérés. Mais il ne justifie pas l’actualisation au Portugal dans la version
d’Oliveira : « Le transfert n’entraîne pas nécessairement la transposition de contexte [...],
il n’affecte pas toujours l’intrigue, l’espace-temps diégétique, les
personnages, mais il touche immanquablement le point de vue, le regard,
parce qu’il concerne la sensibilité, le mode d’intelligence des choses d’une
époque, parce qu’il est un changement obligé de perspective. »98
Effectivement, si l’on étudie les trois éléments, qui d’après lui, ne se modifient pas, soit
l’intrigue, l’espace-temps diégétique et les personnages, il s’avère qu’ils sont tous gardés dans
les films du corpus. Dans une province éloignée, après les années de l’adolescence passées
dans un couvant, une jeune femme se marie avec un médecin qui n’arrive pas à la
comprendre ; elle est déçue par la petite vie qu’elle mène, cherche à aboutir en vain à ses
rêves en se servant de ses amants, et finit par se suicider, laissant son mari fou de tristesse.
Toutefois, le point de vue et le regard porté et sur l’ensemble du roman et sur Emma Bovary
varie d’une adaptation à une autre. Cela est le sujet même du dernier point de cette partie.
Une adaptation devient un miroir, certes déformé, de la société dans laquelle elle a
été créée, comme l’explique Oliveira : « Le film est lié à une évolution cinématographique et
il correspond à l’époque où il a été fait »99. Marcel Lherbier, deux ans avant l’adaptation de
Renoir, renchérit sur cette parole « créer c’est s’adapter ». Car en effet, si le réalisateur adapte
une œuvre telle Madame Bovary bien des décennies après sa publication, il l’adapte
inconsciemment en fonction de l’époque dans laquelle il vit, et aussi en fonction de sa lecture
personnelle.
96 Marcel Lherbier, « Ciné magazine », 1er mai 1931. 97 Francis Vanoye, Scénarios modèles, modèles de scénarios, Paris, Nathan, Fac Cinéma, 2008, p.135. 98 Ibid., p.135. 99 Passek Jean-Loup (dir.), Le Cinéma portugais, Paris, L’Equerre, Centre Georges Pompidou, 1982, p. 158.
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• Le temps fait la lecture
« Tout ce qui a été dit, tout ce qui a été écrit » depuis la parution du roman en 1854
jusqu'au film d'Oliveira, « a considérablement enrichi notre vision de l’œuvre et, par voie de
conséquence, l’œuvre elle-même et le personnage d'Emma. Le lecteur de l’an
2000 n’a pas sous les yeux le même Madame Bovary que celui de 1854. Le
lecteur fait l’œuvre, d'une certaine manière, comme le spectateur fait le film,
ou le parachève. La richesse de l'interprétation est partie intégrante de la
richesse de l’œuvre. »100
La lecture, et donc la compréhension du roman, dépend grandement de l’époque où il est lu,
car l’interprétation du texte se modifie avec le temps. Ainsi, la lecture de Renoir n’est pas la
même que celle de Chabrol, par exemple, ce qui a indubitablement une conséquence, encore
une fois, sur la vision de l’œuvre par l’adaptateur.
Ce qu’Oliveira apporte dans cette interview, c’est la dimension de « richesse », de
force, d’abondance du roman d’origine, sans quoi cette évolution de l’interprétation ne
pourrait avoir lieu que de façon moindre. Plus l’œuvre est profonde, plus sa signification sera
grande, et plus elle se rapprochera d’une certaine universalité qui prendra place dans chacune
de ses adaptations.
• Effet sur le spectateur Un spectateur ne voit pas le même film en fonction du nombre d’années qui sépare le
moment de la réalisation de celui de la projection. L’effet de distanciation sera d’autant plus
grand si le film est une adaptation, comme c’est le cas pour les quatre Madame Bovary, d’un
roman qui a été écrit bien des décennies avant la réalisation du film. Comme l’explique
Oliveira, « voir une histoire qui se passait il y a cent ou deux cents ans, surtout au
cinéma, ce n’est pas la même chose que d’aborder la même histoire avec
cinquante ans de recul seulement. De fait, l’histoire sera exactement la même,
mais le film sera complètement différent. » 101 De quelle nature va être l’écart ? Sans donner d’éléments de réponse, Oliveira lance une piste:
la mise en scène, l’interprétation du roman de Flaubert. Le spectateur est toujours lié au
réalisateur puisque « adapter, c'est s'adapter. S'adapter à son époque, à son public en lui
100 Jacques Parsi, « Spectateurs », Manoel De Oliveira, Centre Culturel Calouste, 2002, p.154. 101 Jean-Loup Passek, op.cit., p.159.
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parlant de choses qu'il est à même de comprendre »102. Reflet déformé de la société dans
laquelle il vit, l’adaptation lie intimement le spectateur avec ce qu’elle représente. Ce lien est
accompli par le réalisateur, qui suivrait, selon Vanoye, un « processus d’appropriation »103 qui
s’exerce à trois niveaux, à savoir qu’une adaptation est le fruit d’une époque, d’un courant
esthétique et d’un individu.
Donc, l’adaptation naît de l’adition de la remise en contexte et de la rappropriation de
l’œuvre. Il s’agit désormais de reprendre ce processus d’appropriation selon Vanoye, le
contexte historique d’une part, l’esthétique et l’individu d’autre part.
B. La contrainte : le contexte historique Les quatre réalisateurs, Renoir, Minnelli, Chabrol et Oliveira ont certes un point de
vue différent les uns des autres, mais leur interprétation est forcément influencée par la
manière dont leur œuvre a pu être réalisée. En effet, l’époque de réalisation a une
conséquence évidente et logique sur la manière d’adapter l’œuvre et sur sa forme finale. Les
deux premiers n’ont −hélas pour eux− pas eu la chance de sélectionner l’œuvre littéraire car
c’était deux commandes de la part de leurs producteurs respectifs, alors que les deux derniers
ont réellement voulu adapter Madame Bovary de Flaubert.
1. Les commandes : Renoir et Minnelli Ces deux commandes ont rencontré deux contraintes principales qui sont la censure
d’une part et le choix des acteurs d’autre part, et plus principalement de l’actrice qui incarne
Madame Bovary. Comment ces contraintes viennent-elles interférer dans leurs films ?
• Contrainte 1 : le contexte historique de production Renoir et Minnelli ont cela en commun de n'avoir pu choisir le texte littéraire à
adapter. En effet, même si les sources divergent sur les raisons exactes qui ont poussé Renoir
à accepter la demande du producteur Gaston Gallimard, lui-même confie dans une interview
datant de 1938, que c'est pour pouvoir tout simplement manger: « Après ce film [La Chienne], j'eus beaucoup de mal à trouver du travail. Je
passais pour un type impossible, capable de se livrer aux pires violences sur
102Anne-Marie Baron, http://www.ciep.fr/forums/2006/index.php 103 Francis Vanoye, op.cit, pp.135-137.
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les personnes des producteurs qui n'étaient pas de mon avis. Je vécus comme
je pus, en faisant de rares et pauvres films [Chotard&cie, La Nuit du
carrefour, Boudu sauvé des eaux et Madame Bovary]. »104 Selon Alain Kleinberger, Gallimard raconte dans ses mémoires que Renoir n'aurait accepté ce
film que s'il pouvait réécrire le scénario, or, Robert Aron dans son autobiographie tourne la
situation différemment. En effet, selon ses dires, après le refus catégorique de Jacques Feyder
à cause de la présence de Valentine Tessier, qu'il juge inappropriée au personnage, Aron se
serait alors tourné vers Renoir qui se serait montré « ravi » du projet et aurait réécrit le
scénario.
En ce qui concerne Minnelli, il était payé à la semaine et se devait de tourner au plus
vite. Sous contrat avec sa femme Judy Garland pour Easter Parade, il se voit obligé d'annuler
ce projet à cause de l'instabilité psychique de sa femme. Elle est jugée inapte à jouer dans ce
film mais aussi avec son mari, parce qu'il « symbolise (…) tous les démêlés qu'elle a eus avec
le studio »105, « de par son double statut de metteur en scène et de mari »106. Après une suite
de projets avortés proposés par le producteur Arthur Freed, Pandro S. Berman lui présente le
projet Madame Bovary. Minnelli, devant travailler et voulant également prouver qu'il peut
réaliser d'autres genres que celui de la comédie musicale, accepte.
Toutefois, le Code Hays, rédigé dès 1927 mais définitif qu’en 1934, suite aux
diverses frasques audacieuses pour l’époque, dont particulièrement celle appelée « Fatty
Arbuckle », est un code de moralité, une censure au vingt-huit mille règles strictes. Il célèbre
l'institution du mariage et l'importance de la famille, et condamne entre autres l'adultère, la
naissance et la vue des organes sexuels d'un enfant s'ils ne sont pas justifiés par l'histoire. Or,
comment adapter Madame Bovary en supprimant son sujet même, l'adultère? Minnelli et son
scénariste Robert Ardrey, après plusieurs réécritures du scénario sous ordre de « Breen et ses
séides »107, ont inventé un prologue et un épilogue au film, montrant le procès qu'a subi
Flaubert en 1857, afin de justifier, par le discours de celui-ci, son offense à la moralité
publique. Ainsi, tout ce que le Code blâmait devient autorisé.
Si l’un est victime du Code Hays, l’autre est victime des distributeurs, qui, à l’époque,
avaient plus qu’un droit de regard : c’était eux qui choisissaient les films qu’ils voulaient
104 Claude-Jean Philippe, Jean Renoir, une vie en oeuvres, Paris, Grasset, 2005, p.123, article Le Point de décembre 1938. 105 Patrick Brion, Minnelli de Broadway à Hollywood, Paris, Hatier, Cinq Continents, 1985, p.119. 106 Jean-Pierre Deloux, Vincente Minnelli, Sous le signe du lion, Paris, Ciné-Regards, Bibliothèque Du Film, 2000, p. 56. 107 Ibid., p.56.
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diffuser. En effet, alors que le tournage a lieu en automne 1933108, Renoir monte un long-
métrage qui dure plus de 2h30. Les directeurs de salles et de circuits n'acceptent pas de le
mettre dans leurs programmes car il est trop long: Renoir est obligé de se plier à des coupures
massives, réduisant le film d'une heure. Sa première version a complètement disparu
aujourd'hui, seul son deuxième montage est parvenu jusqu'à nos jours.
• Contrainte 2 : les acteurs Le choix de l'actrice pour incarner Madame Bovary à l'écran doit être judicieux, « le
problème de la distribution est cruciale » énonce Anne-Marie Baron109. Or, il s’agit d’une
contrainte dans les cas des adaptations de Renoir et de Minnelli. Elle est en effet imposée par
le producteur Gaston Gallimard qui est alors l'amant de Valentine Tessier et qui veut, selon
Claude-Jean Philippe lancer sa carrière cinématographique et « faire valoir son talent »110.
Venant des planches où elle joue notamment au Théâtre du Vieux-Colombier puis dans la
troupe de Louis Jouvet, Tessier fait une apparition remarquée dans Un Chapeau de paille
d'Italie de René Clair cinq ans auparavant. Concernant Jennifer Jones, les sources divergent :
certaines affirment que Lana Turner était tout d'abord pressentie dans le rôle titre par la
production111 ou par Minnelli lui-même112, mais elle est rejetée par le Breen Office; selon
Deloux, le réalisateur n'aurait même pas tenté, avant d'obtenir l'autorisation de David O.
Selznick, époux et « propriétaire » de Jones. Il lui prête également Louis Jourdan dans le rôle
de Rodolphe Boulanger et Christopher Kent dans celui de Léon Dupuis. Lana Turner était
bien trop sulfureuse pour le rôle, et pour sa part Jennifer Jones l'était de façon moindre: elle
avait l'image de la femme malpropre et inconvenante, surtout depuis Duel au soleil de King
Vidor en 1946, où elle incarne la mauvaise femme, la belle vénéneuse et maléfique, qui vient
perturber le bon fonctionnement de la famille. Elle est la tentatrice par excellence dans ce
western considéré comme sulfureux pour l’époque. Son image concorde donc avec le Code,
car ce dernier proscrit la sympathie du spectateur pour le mal, et Jones incarnant la femme
malsaine et pernicieuse, donne une image particulière au personnage d’Emma, une
interprétation du texte de Flaubert par Minnelli et Ardrey.
Pour sa part, Renoir doit écrire le scénario en fonction du phraser théâtral de Tessier,
et de cette manière il donne à son personnage l'impression d'une femme « qui joue faux »113,
108 source : BiFi. 109 Anne-Marie Baron, http://www.ciep.fr/forums/2006/index.php 110 Claude-Jean Philippe, op.cit., p.127. 111 Patrick Brion, op.cit., p.122. 112 Jean-Pierre Deloux, op.cit., p.56. 113 Alain Kleinberger, op.cit., p.12.
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entourée d'êtres maniérés, scéniques, qui déclament leurs répliques comme s'ils étaient sur
scène, tels Max Dearly (Homais), et Robert Le Vigan (Lheureux). Comme les autres acteurs,
ils viennent également du théâtre, mais gardent leur personnage scénique farfelu et cocasse à
l'écran, alors que les deux amants de Emma Bovary, Daniel Lecourtois et Fernand Fabre,
jouent avec sobriété et subtilité. Le film dans son ensemble mélange donc deux jeux, bien
distincts: d'un côté le pharmacien, le marchand d'étoffes et le notaire, de l'autre le mari et les
amants. De cette manière, ceux qui ont affaire avec l'argent sont extravagants, et ceux qui ont
affaire avec le cœur sont « justes ».
En ce qui concerne les personnages masculins de Minnelli, ils ont été choisis en
fonction de leur persona. Par exemple, comme l'explique Annie Goldman, Van Heflin
(Charles Bovary) jouait les héros de guerre dans ses films précédents, il n’était donc pas
possible de décrédibiliser son rôle de M. Bovary en le faisant à l’image de celui de Flaubert :
il était nécessaire de conserver cette image-ci et sa présence dans cette adaptation résultent
dans le choix de montrer Emma Bovary comme une femme mauvaise. Charles devient donc
un héros, le mari et le père parfaits, l'incarnation du Bien qui essaie en vain de comprendre sa
femme, inversant le personnage d'Emma non comme une victime telle qu'elle l'est dans le
roman mais comme une égoïste114.
Louis Jourdan, qui joue son premier amant, est spécialisé dans les personnages de
séducteur suave et de french lover comme dans Lettre d’un inconnue d’Ophüls en 1948, au
même niveau que Maurice Chevalier. Alf Kjellin, quant à lui, arrive tout droit de la Suède,
son pays natal, en changeant son nom par Christopher Kent, nom qu'il ne réutilisera pas.
Inconnu à Hollywood jusqu'alors, il donne l'image d'un garçon venu d'ailleurs, d'un pays
lointain, en Europe là où se trouvent les rêves d'Emma, et correspond ainsi tout à fait au jeune
poète décrit par Flaubert, aspirant au même engouement romantique qu'elle. Le choix de
James Mason, qui interprète l'auteur français lors de son procès, peut être expliqué de la
manière suivante : ce rôle est la métaphore de son propre procès au Royaume-Uni qu'il quitte
pour la côté Ouest sans pouvoir tourner pendant deux ans (interdiction du procès). Mais en
fait, cela va encore plus loin : la mise en scène de Flaubert parlant devant les juges est la
métaphore flagrante de Minnelli justifiant son adaptation devant la censure.
Ainsi, le choix des acteurs résulte d'une logique propre à chacun des films: d'un côté
il s'agit de faire cohabiter le jeu forcé du théâtre avec le jeu naturel du cinéma, dans le but de
démarquer deux univers, le superficiel, le malhonnête face à la franchise, au milieu desquels
114 Annie Goldmann, « Madame Bovary vue par Flaubert, Minnelli et Chabrol », in Cinémaction n°65, septembre 1992, p.132-141.
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se trouve Emma, happée des deux côtés et devant se créer un personnage pour survivre.
D'autre part, à Hollywood, chaque personnage fictif trouve dans une persona d'acteur son
semblable : l'un sert l'autre. Il existe en effet une corrélation entre eux deux, où chaque acteur
qui a une signification adéquate, correspondant à un personnage.
2. Les films désirés : Chabrol et Oliveira Les deux adaptations de Chabrol et d’Oliveira, datant respectivement de 1991 et de
1993 sont des films souhaités par les réalisateurs mêmes. Leur rapprochement dans les dates
présume une conjoncture particulière, puisqu’ils ont voulu adapter le même roman de Flaubert
au même moment, et surtout de la même manière. Comment le cinéaste portugais a-t-il pu
réaliser sa version ? Quels chemins ont-ils emprunté ? Autant de questions qui en sous-
entendent d’autres. En effet, n’ont-ils pas eu, eux aussi, des contraintes devant lesquelles ils
ont du se soustraire ?
• La genèse L'ouvrage Autour d'Emma recueille des entretiens avec Chabrol et ses quatre acteurs
principaux, nous révélant beaucoup sur l'élément déclencheur du film. En effet, Chabrol avait
envie depuis longtemps de réaliser cette adaptation car ce roman l'aurait, selon ses dires,
accompagné pendant son dépucelage et l'aurait par la suite hanté, cependant maintes fois il
aurait abandonné115, mais surtout parce qu'il avait trouvé l'actrice correspondant, selon lui, au
rôle-titre: Isabelle Huppert. Il explique que ses deux précédentes collaborations avec elle
(Violette Nozière 1978 et Une Affaire de femmes 1988) l'ont décidé à faire part de son idée en
1988 à son producteur Marin Karmitz qui aurait tout de suite accepté116, enthousiasmé par le
projet. Pour lui, le choix de cette actrice se justifie par l’absence de « lecture » et
d' « interprétation »117 qu'elle porte sur le personnage. Elle fut la condition sine qua non du
projet, l' « incarnation idéale d'Emma » selon Chabrol118.
Ce serait donc l'aval de Karmitz et la présence de Huppert qui auraient lancé le réalisateur
dans l'écriture de Madame Bovary. En effet, dans un entretien pour le Journal du Dimanche,
Danièle Attali relate les multiples tentatives avortées de Chabrol: « Je me trouvais toujours de bonnes excuses! s'exclame-t-il en levant les
bras. Je posais des problèmes insolubles à mes collaborateurs. L'actrice,
l'argent, les décors… à chaque tentative, je me dégonflais. »
115 Danièle Attali, « Flaubert, caméra au poing », Journal du dimanche, 31/03/91. 116 Ibid. 117 François Boddaert (dir.), Autour d’Emma, Paris, Brèves Cinéma Hatier, 1991, p.25. 118 Ibid., p.25.
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La genèse du Val Abraham commence en 1986, lors du tournage de Mon Cas en
Normandie, où Oliveira visita les lieux de Lyons-La-Forêt119, lieux dont Flaubert se serait
inspiré pour Yonville-L'Abbaye, bourgade dans laquelle le jeune couple Bovary s'installe
(premier chapitre de la seconde partie). « L'idée avait peu à peu fait son chemin de tourner
une adaptation du roman » explique simplement Jacques Parsi120. Dans Conversations avec
Manoel de Oliveira121, le réalisateur raconte que c'est à force d'avoir entendu parler de
Flaubert par la monteuse Sabine Franel des Cannibales et Non ou la vaine gloire de
commander qu'il s'est intéressé au roman. « Alors j'ai pensé en faire un film », dit-il.
Ces deux sources différentes s'accordent sur l'impossible concrétisation du projet d'adaptation
su roman de Flaubert en Normandie à cause du coût trop élevé, de l'absence d'aides qu'il
aurait de la part du Portugal, formulée par le producteur Paulo Branco. En effet, comme
l’explique le cinéaste Joao Botelho lors d’un entretien par Frédéric Strauss, « On produit au Portugal dix ou douze films par an et une grande pression
s’exerce sur les cinéastes dont c’est le tour de travailler. Nous faisons donc
des films qui parlent de choses sérieuses […]. » […] Le budget global de
l’Institut Portugais du Cinéma, qui finance l’ensemble de la production
annuelle, soit dix ou douze films, ne dépasse pas le coût moyen d’un film
français. Une réalité avec laquelle les cinéastes portugais ont de plus en plus
de mal à composer. »122
De cette manière, très rares sont les films, et toujours avec très peu de moyens. Il était donc
impossible pour Oliveira d’espérer pouvoir tourner en Normandie et en costumes.
• Les intentions de réalisation Si Chabrol n’a écrit le scénario qu’en cinq mois123, il a décidé « d'être fidèle.
Totalement, absolument. »124. Ainsi, il a souhaité un réalisme total, allant de « la virgule
près »125 des dialogues de Flaubert au moindre détail visuel des habitations, des décors et des
costumes : les décorateurs dirigés par Michèle Abbé, ont refait sur 600m²126 toutes les façades
à leurs emplacements décrits dans le roman. De plus, aucune scène n'a été tournée en studio :
Chabrol voulait un réalisme absolu, comme le raconte Ariane Dollfus pour France Soir, en
décorant tout jusqu'au moindre détail, afin que tout « fasse vrai » et que tout soit « comme au
119 Jacques Parsi, op.cit., p.129. 120 Ibid., p.129. 121 Antoine de Baecque (dir.), Conversations avec Manoel de Oliveira, Paris, Cahiers du Cinéma, 1996, p.65. 122 Frédéric Strauss, « Actes du printemps (situation du cinéma portugais) », in L’Etat du monde du cinéma, Antoine de Baecque (dir.), Paris, Petite Anthologie des Cahiers du Cinéma, p.98. 123 Danièle Attali, op.cit. 124 Ibid. 125 Ibid. 126 Michel Conil-Lacoste, « Les habits neuf d’Emma », Le Monde, 29/11/1990.
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XIXème siècle. » D’autre part, le tournage a lieu à Lyons-La-Forêt dans l'Eure, même
bourgade où Renoir avait tourné sa version cinquante sept ans auparavant127, et avec un
budget dépassant les cinquante millions de francs128, Chabrol a fait transformer la bourgade,
en ville du XIXème siècle. Son application à la reconstitution historique des décors est
méticuleuse.
Alors que Chabrol était en préparation pour cette même adaptation sur les lieux
mêmes de Normandie décrits par Flaubert, Oliveira voulait réaliser Madame Bovary de la
même manière et dans les mêmes lieux. Etant donné que Chabrol a eu les moyens financiers
les plus gigantesques et avant lui, il ne reste plus qu’au réalisateur portugais de changer
d’intentions. Pour se démarquer de Chabrol et rendre son projet réalisable, Oliveira pense à
« transposer » le roman dans le Portugal des années 1990, « Je voulais des histoires
d'aujourd'hui, qui aient pour cadre une province populaire »129. Au lendemain de la projection
du Val Abraham au Festival de Cannes 93, Michèle Levieux de L'Humanité interviewe le
réalisateur et met en avant l'inhabituelle et originale collaboration entre un écrivain et un
réalisateur, qui va dans le sens inverse des collaborations de ce type: c'est le réalisateur qui a
proposé à Agustina Bessa-Luis (avec laquelle il a déjà travaillé pour Francisca en 1981) de
lui écrire un synopsis, puis elle en a fait un roman qu'il dit avoir adapté de manière
« classique ». Il ne s'agissait donc pas d'une commande comme Gallimard l'a fait avec Renoir,
mais d'un travail à deux à distance: Val Abraham est l'adaptation du roman de Bessa-Luis, lui-
même inspiré de « l'esprit »130 ou du « personnage »131 ou encore du « mythe-personnage »132
de Madame Bovary de Flaubert. Mais ces paroles évoluent au fil du temps : en 1996, Oliveira
dit, en se confiant à Antoine de Baecque : « J'ai pris l'esprit de Madame Bovary et je l'ai
proposé à Agustina Bessa-Luis »133. Puis, en 2001, Parsi écrit: « Le livre, édité en 1991, est né d'une suggestion d'Oliveira à la romancière,
qui lui a demandé d'écrire une version contemporaine, située dans le nord du
Portugal, de Madame Bovary de Flaubert. On a dit qu'en écrivant le livre, « la
déconcertante Agustina » voulut compliquer la tâche d'Oliveira, car le roman
est très peu cinématographique, les dialogues sont rares (ou le discours
direct) »134
127 Marie-Françoise Leclère, « Une si fidèle Emma », Le Point, 01/04/1991. 128 Michel Conil-Lacoste, op.cit. 129 Michèle Levieux, «Le cinéma est un sortilège», propos recueillis pour L’Humanité le 24/05/1993, Histoires de Cannes 1939-1996, pp.136-137. 130 Antoine De Baecque, op.cit. p.65. 131 Jacques Paris, op.cit. p.129. 132 Matthias Lavin, op.cit., p.46. 133 Antoine De Bacque, op.cit. p.65. 134 Jean-Loup Passek, op.cit., p.119.
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Enfin, l’année suivante, Parsi résume les faits de la manière suivante: « Le réalisateur en parla à la romancière Agustina Bessa-Luis et lui demanda
d'écrire en s'inspirant du personnage, non pas un scénario, non pas des
dialogues de cinéma mais un roman qu'il adapterait ensuite à sa manière. »
Malgré ces sources divergentes, il est tout de même clair que l’acte créateur concernant
l’adaptation d’Oliveira est particulière, puisqu’il s’agit d’un travail entre lui et une
romancière, le premier demandant au second de réécrire un roman préexistant qu’il réalisera
par la suite. En ce qui concerne le choix de ses deux Ema, l’une jeune, l’autre adulte, l’on sait
seulement que ce sont les « hasards du tournage »135 qui lui ont fait choisir deux comédiennes
différentes.
Mais au-delà de leurs intentions de réalisation, des commandes et des contraintes,
quels sont leurs points de vue sur le roman et sur l’héroïne, et surtout, où se trouve la marge
entre les volontés de réalisations et ce qu’ils ont réellement fait ?
C. La création : la vision du cinéaste Une œuvre s’inscrit forcément dans son contexte, et encore plus une adaptation, car
elle est « représentative de la signification de l’œuvre »136 originale. En effet, d’une manière
générale, les adaptations « témoignent de la manière dont se fait la lecture [de l’œuvre] à un
certain moment, et […] permettent de tirer des enseignements sur cette époque »137. « La
lecture d’une œuvre est tributaire de l’époque à laquelle elle a été faite » ajoute Annie
Goldmann : chaque lecture du roman de Flaubert est une interprétation, un mode de
compréhension, un point de vue ou encore un regard porté par le réalisateur. Ce dernier, donc,
« impose sa propre vision du monde dans sa lecture de l’œuvre »138, vision qui se modifie
d’une adaptation à une autre. Il s’agit ici de mettre à jour chaque « lecture » faite par les
réalisateurs, dans le but de démontrer leur totale prise d’indépendance. Tout d’abord sera
étudié le contexte, soit l’environnement dans lequel évolue Madame Bovary, puis les
personnages qui l’entourent, son mari, Lheureux et ses amants, et enfin le portrait d’Emma
qu’en font les réalisateurs.
135 Anne-Marie Baron, op.cit., p.92. 136 Annie Goldmann, op.cit., p.132. 137 Ibid., p.132. 138 Ibid., p.133.
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1. Le cadre donne naissance a l’héroïne Selon Gustave Flaubert, tout environnement conditionne l’individu. Si l’auteur a pris
soin d’expliquer et de justifier, par l’analepse de l’enfance d’Emma, ses agissements futurs,
afin qu’ils soient compris de son lecteur, qu’en est-il dans les films ? Partent-ils du même
présupposé d’existence ou prennent-ils un autre départ, n’expliquant alors plus −ou
différemment− la psychologie d’Emma ? Que devient-elle alors ? Il s’agit ici d’analyser
l’importance du cadre environnemental qui influence l’évolution d’Emma dans les
adaptations, et de mettre au clair les premiers points de vues des réalisateurs.
• L’influence du titre Trois des adaptations gardent le titre d’origine, Madame Bovary, sauf Oliveira qui
donne à son film le nom de la demeure de Carlos. En même temps que le cinéaste portugais
veut montrer son éloignement avec le roman de Flaubert, il affirme une prise de position, sa
propre interprétation de l’œuvre. En effet, si le titre de « Madame » conférait à l’Emma de
1857 l’une des causes de son malheur, l’élément déclencheur n’est plus tout à fait l’acte du
mariage dans le Val Abraham mais « l’environnement [qui] définit la personnalité et les actes
de l’individu »139. De cette manière, ce serait le milieu, la sphère dans laquelle vit Ema, qui
influenceraient sur sa personnalité, donnant à son film une place importante à l’espace au sens
propre. Tout endroit conditionne l’individu, cela est bien également le message du film de
Renoir, où la société est impitoyable. Pour eux deux, la vraie nature de leur héroïne ne serait
donc pas l’unique origine de ses agissements, mais plutôt l’environnement dans lequel elle est
obligée de vivre.
Oliveira s’éloigne d’autant plus du roman de Flaubert qu’il suppose que son
spectateur connaît déjà Madame Bovary, contrairement aux autres, qui racontent leur histoire
« comme pour la première fois ». De par l’actualisation de son histoire et ce présupposé de
connaissance, il met de côté les événements importants et en raconte d’autres. Et il met au
premier plan, au même niveau que le personnage d’Ema, la nature comme personnage, ou
plutôt comme présence à l’image.
Le prologue donne déjà le ton : il s’agit de raconter l’histoire d’une demeure, celle
du Val Abraham, où vit l’héritier du patriarche de l’Ancien Testament, Carlos Païva. Cette
grande habitation, au bord de l’eau, va faire la rencontre d’Ema. L’un et l’autre, l’un sur
l’autre, et l’un dans l’autre (dans leur union finale) vont se regarder, de tâtonner, se toucher 139 Christopher Faulkner, Jean Renoir, Cologne, Taschen, 2007, p.57.
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presque. Mais l’un ne va pas sans l’autre : il est possible d’affirmer que la voix off qui
surplombe tout le film soit celle de la nature. En effet, cette voix masculine crée un système
paradoxal de dépendance et de distanciation avec Ema, elle donne des informations et voit
l’avenir aussi, mais ne permet jamais de la comprendre entièrement. Ema cherche un monde,
la nature en est un, elle va, pendant trois heures et demies, essayer de se l’approprier. Parce
que la nature, le monde, n’a pas de dessein propre, Ema non plus n’en a pas. Ils sont liés parce
qu’Ema s’est mariée avec le descendant du monde, père de ces terres.
Même si Renoir garde le même titre que celui du roman d’origine, il affirme dès la
première scène les rêves et des aspirations d’Emma en contradiction avec sa vie à la ferme :
alors qu’elle souhaiterait vivre à l’époque de Marie Stuart, elle s’occupe de la traie de la truie
entre autres. Elle se sent étriquée, à l’image de ses robes trop moulantes. Et elle s’attend à voir
en Charles l’élégance des chevaliers. Chez Renoir, « l’ensemble de la société semble
impliquée dans ce qui est théoriquement un acte privé »140, c’est-à-dire qu’à tout instant, dans
la vie d’Emma, la société se rappelle à elle et lui provoque une frustration. A l’invitation au
bal, elle s’émerveille de la possibilité que vient d’avoir son mari à pouvoir, aussi facilement,
s’« introduire dans le monde », s’imaginant déjà un futur hypothétique, une situation
meilleure pour son mari ; au bal, elle se soucie de l’image d’un médecin s’il danse ; Rodolphe
est le premier à la pousser à aller au-delà de la société : lorsqu’il lui propose, aux Comices, de
faire du cheval avec lui, elle se préoccupe du « qu’en dira-t-on » avant son plaisir personnel.
• L’enfance d’Emma Minnelli et Oliveira se servent de la jeunesse de leur protagoniste pour tenter de
justifier, ou au moins tenter d’expliquer, la raison des ses agissements futurs. Minnelli tout
d’abord, procède par un flash-back sur ses années passées au couvent juste après l’apparition
d’Emma dans la cuisine sale des Bertaux en belle robe blanche brodée. Cette apparition
montre bien qu’elle est en désaccord avec le monde paysan dans lequel elle vit. Cela ne fera
que s’accroître. Il essaie de justifier sa psychologie et la présente comme une victime : les
lectures au couvent, son imagination débordante lui font croire que l’homme est un prince
charmant. Mais comme le dit le personnage de Flaubert en voix off « Charles n’est qu’un
homme ». De plus, les décorations sur les murs de son grenier qui viennent tout droit des
romans lus au couvent, renforcent l’origine de son malheur par une mise en images de clichés
romantiques.
140 Christopher Faulkner, op.cit. p.57.
60
Mais Minnelli ne s’attarde pas sur Emma l’orpheline, alors qu’Oliveira en fait l’une
de ses composantes mêmes. En effet, le réalisateur portugais met en avant le fait qu’Ema ait
perdu sa mère à six ans : il lui manquerait ce lien maternel qui serait un élément de plus à sa
psychologie, ce manque marquerait son cœur comme sa claudication marque son corps. Sans
modèle féminin, comment peut-elle s’épanouir en tant que femme ? Ema n’a qu’un modèle
féminin, c’est sa tante pieuse dont elle se moque à laquelle elle ne veut pas ressembler. Sans
mère, Ema est comme une princesse au Romesal, elle est le sujet des conversations, la
protégée de son père, et devient alors insolente à plusieurs reprises et montre son « sentiment
de supériorité »141 : lorsqu’elle feint de reconnaître Carlos, la voix off apprend au spectateur :
« Ema dit que non, mais elle se souvenait » et lorsqu’elle revient des sœurs Mello, elle
s’assoit sur les marches en pierre et suscite le désir de par sa position « faussement
innocente »142 aux agriculteurs.
Ainsi, Minnelli et Oliveira s’appliquent à élaborer, de manière plus ou moins
détaillée en fonction des intérêts de chacun, l’environnement qui établit leur héroïne, et qui
justifie, jusqu’à un certain point, ses agissements futurs.
• Chabrol ou le sosie défectueux Chabrol, en voulant ressembler le plus possible au roman de Flaubert, il s’en distend
grandement. Tous ses efforts « se retournent contre lui »143 : « plus il s’efforce de recréer
l’atmosphère d’époque, plus il s’éloigne du roman »144, et donc de sa volonté initiale et
principale. En voulant garder le même cadre historique, de décors, le même environnement
visuel (parce que le cinéma est un art visuel), les rêves d’Emma, ses fantasmes, son enfance
sont absents, ce qui fait d’elle une femme que le spectateur ne comprend pas. En effet, « la
monotonie de la vie provinciale »145 n’est pas représentée : « on ne sent pas combien le destin
de la jeune femme est conditionné par son environnement, l’opinion publique, l’aliénation que
subissent les femmes à cette époque »146. Emma ne peut s’ennuyer de ne rien faire : elle est
toujours montrée en train de faire quelque chose, de la couture, de la décoration, de la lecture,
une balade avec Léon un jour, une partie de cartes avec Homais un autre jour. De plus, le
mode singulatif fige chaque élément de sa vie comme unique, n’ayant eu lieu qu’une seule
fois. Or ce n’est pas le cas chez Flaubert. Chabrol modifie donc, malgré lui, son héroïne qui
141 Jacques Morice, « Oliveira chez Bovary », Cahiers Du Cinéma, 09/1993, p.21. 142 Ibid., p.23. 143 Yannick Mouren, « Du roman au film », Etudes cinématographiques, n°70, 2006, p.262. 144 Ibid., p.262. 145 Annie Goldmann, op.cit.,p.32. 146 Ibid., p.32.
61
vit dans une société qui l’empêche d’essayer de concrétiser ses rêves. D’ailleurs, ils sont aussi
inexistants : la suppression de son enfance, de ses aspirations la rendent vide, renforçant la
distance avec le spectateur, ce qui donne à son adaptation un « univers terne et
monocorde »147.
2. Les personnages autour d’Emma Bien que Madame Bovary ait son environnement propre, son éducation et son
enfance, elle ne vit qu’aux dépens d’autres personnages. Ces derniers sont tous masculins et
influencent sa vie sentimentale jusqu’à sa fin tragique. Ils sont des éléments prépondérants à
sa condition et à sa vie. Son mari sera tout d’abord étudié, puis ses deux amants, Rodolphe et
Léon, et enfin Monsieur Lheureux.
• Charles Bovary Peu brillant, sans énergie, sans curiosité, Charles est un garçon peu intéressant et
sans aucun caractère. Flaubert en tire un portrait peu flatteur : faible et dominé et par sa mère
et par sa femme, il se trouve à l’opposé des rêves d’Emma à cause de sa médiocrité. C’est
bien cela : médiocre dans sa vie privée, se satisfaisant d’un rien, ne désirant rien, son échec le
plus grand se trouve dans l’opération d’Hippolyte. Son plus gros défaut est qu’il ne comprend
pas qu’il ne rend pas sa femme heureuse et se montre alors pitoyable, puisque c’est lui qui
jette Emma dans les bras de Rodolphe en la poussant à faire du cheval, puis dans ceux de
Léon, en la faisant rester un jour de plus à Rouen pour l’opéra. Mais malgré tout cela, c’est un
mari on ne peut plus aimant, qui essaie de lui plaire, qui prend soin d’elle : il aime sa femme
d’un amour sincère et profond, un amour unilatéral.
A première vue, tous les Charles cinématographiques ressemblent de près comme de
loin à leur modèle littéraire. En effet, l’homme sans caractère se retrouve dans les adaptations
de Renoir et Chabrol, plus précisément dans son rapport de soumission avec sa mère d’une
part et sa femme d’autre part. En 1933, Madame Bovary mère affirme son autorité devant sa
première belle-fille, lorsque cette dernière est jalouse des visites de son mari aux Bertaux,
puis devant Emma, lorsqu’elle la soupçonne à tort d’avoir une liaison avec Léon. Emma, la
sommant de partir, Charles la supplie d’excuser sa mère. Cette même supériorité se retrouve
en 1991, lorsque la belle-mère reproche à Emma tous ses achats pour la maison et surtout la
procuration. Mais cette fois-ci, Charles s’interpose et prend la défense de sa femme. 147 Annie Goldmann, op.cit., p. 141.
62
Charles le médiocre se retrouve dans les deux adaptations françaises et portugaise.
L’exemple du bal de la Vaubyessard illustre en partie ce trait de caractère. En effet, s’il
s’endort sur le canapé des Semblano en 1993, il croit que le serveur se présente à lui alors
qu’il lui présente le champagne qu’il sert, en 1933 il suit Emma d’une pièce à l’autre,
longeant les murs, ne sachant où se mettre. Un peu pataud en apparence, Chabrol et Renoir
gardent de lui son aspect gras et mesquin, comme le montrent les deux scènes dans chacun
des films où Emma cire les bottes sales de son mari engoncé dans son fauteuil. Celui de
Chabrol a un petit truc en plus des autres : c’est une « absence » comme le dit Jean-François
Balmer148. Charles serait le seul à être satisfait de sa vie, et cela se voit dans l’adaptation de
1991 : il est plat, non comme un trottoir de rue, mais comme un homme satisfait de sa vie et
qui n’essaie pas d’avoir d’autres envies. Tout lui convient, il ne contredit jamais sa femme :
c’est un homme simple et facile. Mais sa médiocrité transparaît le plus dans l’échec de
l’opération du pied-bot, qui met à jour ses inaptitudes médicales. Seules les adaptations de
Chabrol et de Renoir gardent cet événement qui souligne la bêtise de ce personnage.
Mais Charles est surtout un mari aimant, « vertueux » comme le dit la voix off du
Val Abraham. Il est tendre, s’inquiète pour elle, que ce soir au bal de 1991 où il lui demande
maintes fois si elle va bien, ou en 1949 en pénétrant pour la première fois dans leur demeure à
Yonville si elle lui plaît. Carlos, lui, a peur qu’on la lui ramène morte et passe son temps à
l’attendre ; Charles de Renoir est celui qui veut le plus lui faire plaisir, en lui achetant une
écharpe par exemple ou la voiture pour ses balades. Dans les autres films, le côté-ci ne
transparaît pas, laissant seule Emma se faire des cadeaux à elle-même. Le dévouement à tous
les quatre est tel qu’aucun ne soupçonne ses infidélités : Charles de Minnelli ne comprend pas
quand elle murmure à deux reprises « Rodolphe » suite à sa rupture, et Carlos refuse cette
pensée comme il l’explique à son beau-père lorsqu’il va lui rendre visite vers la fin du film. Il
comprend qu’elle a besoin de liberté et qu’il ne doit pas la séquestrer, mais il ne comprend pas
pourquoi. Celui de 1949 est pareil sur ce point : sans arrêt il essaie de la comprendre sans
jamais y parvenir, comme le montre la scène où Emma, après la première balade à cheval
avec Rodolphe monte dans sa chambre, refusant de l’écouter et de justifier son absence.
D’ailleurs, ce Charles de Minnelli est le seul montré en train de s’occuper de Berthes.
L’homme pathétique à la mort de sa femme est seulement gardé dans deux des
adaptations : celles de Chabrol et d’Oliveira, qui le font mourir de chagrin, de manière
romantique, alors que ceux de 1933 et de 1949 survivent à Emma, le premier est pris de
148 François Boddaert (dir.), op.cit., p. 112.
63
convulsions au moment de son dernier souffle et se jette sur elle, pendant que le second repart
avec sa fille dans les bras vers Tostes. C’est ce dernier qui semble lui survivre littéralement,
car même si Renoir ne montre pas le sien mourir, sa dernière gestuelle rejoint celle de sa
femme.
Cette analyse des différents Charles Bovary par rapport au roman montre que d’une
part Renoir et Chabrol sont restés très proches de Flaubert, ne créant pas de nouveauté dans
son caractère. Carlos, quant à lui, trompe sa femme avec ses infirmières dans la forêt, non par
désamour, mais par « oubli » comme le dit la voix-off et pour compenser les absences de sa
femme. De plus, cet homme est beau et élégant, à l’opposé des deux Français ; il incarne un
certain pouvoir, comme le souligne Annick Fiolet, qu’Ema refuse. Son pouvoir se rapproche
de celui du père. En refusant ces deux autorités, elle refuse l’amour que lui porte Carlos. Mais
c’est surtout Minnelli qui modifie le plus ce personnage, en faisant de lui un héros. En effet,
comme le montre la scène de la noce, le caractère des paysans est amplifié de manière à faire
réagir Charles de manière héroïque : il protège sa femme et se bat contre eux. Charles est un
mari courageux, mais surtout, et c’est là sans doute son plus grand écart avec Flaubert, il est
totalement lucide sur ses capacités intellectuelles et professionnelles : à plusieurs reprises il
s’excuse auprès de sa femme de ne pouvoir la comprendre, par exemple lorsque Emma se
plaint de la répétition quotidienne des mêmes gestes, lors de sa demande en mariage, et il
refuse au dernier moment d’opérer Hippolyte car il a conscience de ses capacités de médecin,
de son inaptitude à pouvoir le soigner, à le rendre non boiteux.
• Les amants Rodolphe est un manipulateur, un consommateur de femme qui tombe sous le
charme d’Emma. Intelligent, il sait quels mots elle veut entendre pour pouvoir la posséder.
Les phrases qu’il lui prononce lors de la balade en forêt sont les mêmes dans les adaptations
de Chabrol et de Renoir et réécrites chez Minnelli. Pour eux, Rodolphe est un homme qui sait
parler aux femmes, qui comprend Emma et qui, ayant peur de l’engagement, comprend
surtout qu’il se doit de la fuir. Chez Minnelli, sa fuite est justifiée d’une manière un peu
différente, puisqu’il « apparaît comme un véritable amoureux obligé de fuit une maîtresse
exigeante, dévoreuse, menaçante et perverse »149. C’est un homme profondément amoureux
d’Emma, totalement épris. Pour Chabrol, Rodolphe est désabusé, profondément solitaire ;
pour Renoir, c’est un homme qui aime plaire, qui ne voit dans la consommation d’une femme
qu’un plaisir de courte durée, comme le montre sa durée entière dans tout le film de deux
149 Annie Goldmann, op.cit., p. 36.
64
minutes trente, alors que les autres Rodolphe durent quatre minutes et demie chez Minnelli et
Chabrol. Cette longueur chez ces deux derniers réalisateurs trouve son apogée chez Oliveira,
où la relation des deux amants dure treize minutes. Le peu que le spectateur les voit ensemble
lui montre un couple épanoui et complice, comme si Osorio pouvait aider Ema à être plus
heureuse et à trouver un sens à sa vie. Il se positionnerait alors à l’encontre des autres, qui
sont des incapables chez Renoir, lâche chez Chabrol et peureux chez Minnelli. A la fin du
récit, lorsque Emma revient chez lui pour lui soutirer des sous en mémoire à leur amour, seul
l’amant de 1949 semble aseptisé : il est sur ses gardes, ayant trop souffert à cause d’elle. Ses
sacrifices passés, comme brûler tous les souvenirs de ses précédentes relations, sont à la
hauteur de l’amour qu’il a eu pour elle et se refuse désormais pour ne pas être détruit, il agit
donc dans le bien être de sa personne. Chez Renoir, Emma apparaît comme un souvenir vague
et lointain dans sa vie, du fait de sa courte durée diégétique d’une part, et de sa réaction
d’autre part : frigide à sa demande, il fuit de nouveau, raide comme un piquet, attendant
qu’elle parte. Il ne veut pas s’impliquer dans quelconque relation : c’est son trait de caractère
principal. En 1991, « on ignore de quel poids imaginaire il est chargé puisque cet imaginaire a
disparu dans le film »150. En effet, à aucun moment le spectateur sent un amour fou entre les
deux amants et ainsi, il paraît logique que Rodolphe ne lui prête pas d’argent, puisque aucun
souvenir d’une passion n’a existé entre eux auparavant.
Léon est quant à lui, l’amoureux tendre, faible, médiocre qui a certes plus de
qualités que Charles mais qui ne vaut pas mieux. Son côté romantique qui lit des poèmes à
Emma est gardé chez Renoir, Minnelli et Chabrol et dans cette dernière adaptation, il se
promène même avec Emma au bord de la rivière. C’est au bord du fleuve le Douro qu’Ema
accepte sa relation avec Fortunato : il lui propose de mourir pour elle, et cette manière de
parler lui plaît, elle accepte ses avances. Comme Rodolphe de Flaubert, son deuxième amant
sait comment lui parler. Léon en 1933 leur ressemble également, car c’est avec fougue qu’il
s’empresse de lui déclarer son amour au théâtre, alors que rien ne le soupçonnait auparavant :
Léon n’a été aperçu qu’une seule fois, en voiture. Minnelli fait de lui un jeune homme qui a
des envies de luxe, se plaint sans arrêt à propos des chambres d’hôtels sordides, son désir de
vivre son amour dans le confort. Il lui avoue son mensonge, n’être seulement un clerc de
notaire et ne pouvoir subvenir à sa demande financière ; Emma, ne le dominant plus, le quitte.
En effet, cette domination comme celle qu’elle a sur son mari réapparaît dans sa relation avec
Léon. Bien que ce dernier déteste les chambres d’hôtel, elle les aime et il ne discute plus. Il en
150 Annie Goldman, op.cit., p.37.
65
va de même chez Chabrol, où elle lui parle à l’impératif, et où la voix off répète comme
Flaubert « il acceptait tous ses goûts, il devenait sa maîtresse plutôt qu’elle ne devenait la
sienne », sur une image où Emma fume assise sur le dos de Léon. Mais il a peur d’elle et
devient lâche : il lui ment pour qu’elle le quitte, de la même manière qu’en 1933, où là Emma
comprend la supercherie : Léon est un incapable, comme Léon. • Lheureux
Lheureux, le marchand d’étoffes est un personnage redoutable : c’est lui qui amène
Emma à se suicider. Sournois, il prend l’apparence d’un lèche-bottes pour amadouer Emma et
semble avoir une curieuse tactique, en faisant des apparitions dans la vie d’Emma de manière
très calculée. Il est lié à Emma de manière très particulière, puisqu’en même temps qu’il est
lié à l’adultère, il représente aussi la cause de son suicide : toutes les dettes d’Emma qu’elle
ne peut rembourser vont être payées par l’hypothèque de la maison.
En 1933, Lheureux, bien qu’il amène Emma à la mort, a un rôle amenuisé : il
n’apparaît que trois fois, d’abord à l’installation du couple pour faire acheter à Emma des
tissus qu’elle refuse, puis prendre sa commande pour fuir avec Rodolphe, et enfin avant la
saisie. C’est à ce moment-là que le spectateur apprend les dépenses de Madame, dépenses
insoupçonnées jusqu’alors puisque inexistantes à l’écran. C’est comme si un sous-monde
avait pris place dans cette adaptation, comme si tout ce qui était montré à l’écran était ce
qu’Emma voulait bien voir de sa vie, et les dépenses étant comme refoulées en elle,
n’apparaissent donc pas dans le film. Contrairement à Renoir, Minnelli et Chabrol laissent une
grande place à Lheureux puisque durée d’existence à l’écran est plus que doublée qu’en 1933.
Cette durée, qui apparaît comme appuyer sur son importance dans la trame narrative, est
dispersée en sept moments. Il s’agit d’analyser les conséquences de ces moment : diluent-ils
ainsi son importance ou renforcent-ils son pouvoir ?
Chez Renoir, Minnelli et Chabrol, Lheureux est présent dès l’arrivée du couple à
Yonville, faisant de lui une condition sine qua non à leur emménagement : le couple descend
de la diligence avec Lheureux en 1991, et pour les deux autres, il est là dès le lendemain de
leur arrivée, à proposer des tissus et autres objets pour la décoration. Chez Chabrol et
Minnelli, Lheureux apparaît sept fois à l’écran, tout d’abord pour se présenter, puis Emma
passe le voir pour passer commande d’un manteau et d’une valise lors de la fuite avec
Rodolphe, et enfin pour l’hypothèque de la maison. A partir de ces similitudes, la relation
Emma-Lheureux n’est plus la même d’un film à l’autre. En effet, chez Chabrol s’instaure une
domination d’Emma sur lui, puisqu’elle vient par deux fois voulant « absolument » le régler
66
ses dettes, alors que chez Minnelli, le personnage est beaucoup plus avare et plus intelligent :
comprenant la départ d’Emma, il lui fait payer double les intérêts. Il acquiert alors en
apparence une dimension plus démoniaque qui se retourne contre Emma dans le fond : il
prend toute sa signification dans le « mécanisme moderne de la consommation à
outrance »151, c’est-à-dire qu’au lieu d’inciter Emma à acheter, c’est un bon commerçant qui
l’accable de ne pas avoir suffisamment bien calculer son budget. C’est en effet ce qui se passe
dans le salon des Bovary, lorsque, après avoir surpris Emma au bras de Léon, il lui annonce la
vente de la maison et lui fait la morale. Donc malgré sa durée écranique inférieure à celle de
Chabrol, il a plus de poids dans la narration car il a plus de pouvoir sur elle que n’en a celui
de 1991.
Plus du tout cupide, le Lheureux de Chabrol semble comme absent malgré son temps
d’existence à l’écran plus long que dans toutes les autres adaptations, soit plus de dix minutes.
Il n’aurait pas la place qui lui est due, « en tant que rouage des mécanismes économiques de la
structure sociale dans laquelle Emma est empoisonnée »152. En effet, Chabrol lui donne
l’apparence d’un homme poli et flatteur, alors qu’en 1949 c’est un homme distingué, avec ses
grands chapeaux, contrairement aux autres qui en portent des petits façon garçon d’ascenseur,
leur donnant ainsi un aspect ridicule. Et cette image de lèche-bottes ridicule que voit Emma
contribue en partie à l’absence de prise en compte de l’argent dépensé. De plus, il se montre
obséquieux envers Emma et sa famille.
Par ailleurs, Oliveira ne souligne absolument pas cet aspect de la vie d’Emma : le
personnage même a disparu. Pourtant, deux conversations apprennent au spectateur qu’Ema
est dépensière et qu’elle « oblige [son mari] à tirer les cordons de la bourse » dit un ami
d’Osorio. Mais cet aspect dilapidateur est inexistant à l’image. D’autant plus qu’Ema meurt
d’autre chose, mais de quoi peut-elle mourir si ce n’est de n’avoir plus d’argent ? C’est ce
qu’il s’agit d’étudier dans un dernier point.
3. Emma, la femme aux mille facettes Au milieu de ces univers et de ces personnages vit un être, Emma, qui ne pourrait
être réduite à quelques traits ou être catégorisée. Selon Goldmann, le roman est « à la fois
marqué par son époque et doté d’une dimension universelle qui touche au tréfonds de l’âme
151 Annie Goldmann, op.cit., p.138. 152 Ibid., p.138.
67
féminine »153. Emma est une femme complexe, modulable avec le temps, Si Flaubert lui a
donné des caractéristiques propres, les réalisateurs, étant donné qu’ils ont transformé tout ce
qui l’entourait, modifient également et logiquement Emma pour en faire la leur. Ils ont leur
propre vision du personnage de Flaubert, et leur image de la femme. Bien qu’elles
apparaissent toutes les quatre complètement différentes, il est possible de les regrouper dans
trois grandes familles, trois grands caractères où elles se recoupent toutes plus ou moins. Il
s’agit d’en analyser les caractéristiques.
• La romantique Renoir et Minnelli placent leur héroïne directement dans un romantisme avoué dès le
début de leur narration. En effet, en 1933, la première scène s’ouvre sur Emma devant une
fenêtre, faisant part de ses rêves à Charles : elle voudrait vivre au temps de Marie Stuart, parle
d’élégance et du côté « chevaleresque » des hommes, elle donne l’image de son prince
charmant. L’adaptation de 1949 effectue un flash-back à la dixième minute, expliquant
l’enfance d’Emma et la naissance de ses rêves romantiques. De plus, la récurrence de plans
sur les murs décorés de son grenier affirment ses aspirations, et sa robe blanche à froufrous
l’inscrive comme romantique de nature. La demande en mariage se fait sous une sorte de
kiosque en bois dans un bois, avec deux verres à pieds dans l’angle, le décor est romantique à
souhaits. Mais c’est surtout au bal où elle concrétise ses rêves en devenant la reine et en
dansant avec un bourgeois, Rodolphe.
D’ailleurs, Minnelli lui-même la voit comme romantique : « elle rêve d’une autre
vie », et « organise chez elle des soirées musicales et poétiques »154. En effet, son grenier est
son refuge : elle passe du temps à regarder ses images, et ressort sa robe de bal pour se
souvenir de la réalisation de ses rêves. Car, tout comme celle de Renoir, elle est déçue de
comprendre que la réalité n’est pas à la hauteur de son imagination, et dans les deux cas elle
se jette dans les bras de Rodolphe car soit Charles se rétracte à opérer Hippolyte soit il y
échoue. Minnelli aime son personnage qui vit dans un monde imaginaire et qui vit « au-delà
d’elle-même, au-delà de ses moyens »155. Elle n’a aucune prise dans le réel, comme celle
d’Oliveira qui est à « la poursuite de l’idéal »156. En effet, lors des préparatifs de son mariage,
quand elle s’habille, elle demande à l’une de ses servantes d’identifier une ombre sur le
Douro, « c’est un bateau » lui répond-elle, mais Ema, insatisfaite, regarde et lui affirme que
c’est un homme : c’est cet homme imaginaire qui nourrit ses rêves, qui lui apportera l’amour 153 Annie Goldmann, op.cit., p.133. 154 Patrick Brion, op.cit., p.116. 155 Ibid., p.123. 156 Ibid., p.125.
68
idéal mais dont la réalité la brisera. D’autres moments la marquent du sceau du romantisme,
comme par exemple « lors de la seule scène qui suggère les relations sexuelles entre elle et
son mari »157, Ema lui demande d’éteindre la lumière « pour que ce soit plus romantique ». Et
aussi son suicide complète sa personnalité, car il est beau et cette idée de la beauté dans le
sacrifice est romantique. De plus, elle est habillée en blanc et bleu, comme lors de son
mariage où elle voulait beaucoup de bleu pour être romantique.
Toutes les Emma Bovary sont romantiques, sauf celle de Chabrol. En effet, ses
lectures de jeunesse ont été complètement supprimées : elles ne l’ont aucunement influencée à
devenir ce qu’elle est devenue. Elle n’a pas de rêves, pas de fantasmes : « son personnage n’a
pas sa véritable dimension »158. Elle est « dépouillée » de ses rêves, de ses désirs d’évasion
nourris par la littérature romanesque, « réduite à une petite femme qui s’ennuie dans son
ménage et se laisse simplement tenter par les occasions qui se présentent à elle »159. De plus,
la société dans laquelle elle est obligée de vivre est éliminée, ce qui crée une incompréhension
de la part du spectateur envers elle : « on ne comprend rien au personnage doué d’une
sensibilité et d’une vitalité trop grandes par rapport à son environnement »160.
• La solitaire Emma est aussi une femme seule, qui a besoin du regard de l’autre pour se sentir
exister. A la fin du Val Abraham, plus personne n’est présent au Vésuve, et cette absence, ce
vide autour d’elle la pousse à se tuer. Elle fixe un court moment le dernier regard restant dans
la demeure, celui de l’ancêtre photographié. Les héroïnes de Chabrol et d’Oliveira sont seules
parce qu’elles n’appartiennent pas au monde dans lequel elles vivent, monde « qui est l’objet
de [leur] désir »161. Elles font partie d’un autre monde, constitué de miroirs aux facettes
infinies. Ces deux mondes sont fermés l’un à l’autre, et au milieu se trouvent Emma et Ema,
deux « état[s] d’âme[s] qui balance[nt] » comme la deuxième se définit elle-même peu de
temps avant de mourir. Elles balancent, donc, d’un monde à l’autre sans jamais prendre
position, sans jamais choisir. Car elles attendent que chacun de ces mondes leur donne
quelque chose.
Elles cherchent quelqu’un qui puisse combler leur vide intérieur, mais ne sachant de
quelle nature est ce vide, elles ne trouveront pas, et se leurrent à croire que l’amour pourra les
délivrer. Emma accepte les avances de Rodolphe car il flatte son orgueil par de belles phrases
157 Yannick Mouren, op.cit., p.261. 158 Annie Golmann, op.cit., p.37. 159 Ibid., p.37. 160 Ibid., p.140. 161 Christine Buci-Glucksmann, « L’épreuve du beau », Revue Cinémathèque, n°9, 1996, p.7.
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mais elle ne s’attache pas à lui, ni à quiconque. Chez Chabrol, elle est toujours en décalé, en
décrochage avec le décor, le lieu : elle ne s’accorde jamais, ne se fond jamais avec le monde
qui l’entoure ; Emma est un être qui vit ailleurs. Dès son apparition, elle détonne avec le
reste : dans sa robe blanche et propre, elle n’appartient pas au monde sale qui l’entoure. De
même, les grands yeux bleus d’Ema qui transpercent l’écran lors du décès de sa tante ne
correspondent pas au décor. Au bal de la Vaubyessard, ce ne peut être « le plus beau jour de
[sa] vie » comme elle le répète à son mari dans la voiture, car elle regarde ce monde mais ne
le vit pas. Les multiples plans de Chabrol qui la cadrent seule, soit statique, soit mouvante
dans la salle, font d’elle une femme qui n’appartient pas non plus à ce monde si beau qu’elle
absorbe de ses yeux.
Ce seraient en fait les interdits qui leur donnent le sentiment de vivre, comme
lorsque Emma rejoint Rodolphe à la Huchette la nuit, une délectation se ressent, ou que
l’autre Ema rejoint Osorio chez lui pendant plusieurs jours : elle semble heureuse. Mais en
apparence seulement. Dans le documentaire de Paulo Rocha, Oliveira donne son point de vue
sur la femme : « chaque femme a un secret. −Et un secret qu’elle ne peut révéler. −La femme,
par principe, ne se révèle pas. C’est une représentation. Une représentation très particulière
d’un même trouble. »162
• L’actrice Face à leurs rapports aux hommes : « tous les hommes […] que rencontre Em[m]a
ont un comportement manifestement romantique, en ce sens qu’ils conçoivent l’amour
comme la sacralisation de l’Autre »163, les héroïnes de Renoir et de Chabrol ont en partie une
autre réaction : celle de jouer la comédie.
Si l’Emma de Renoir est la meilleure menteuse entre les deux, c’est la pire des
mauvaises actrices. En effet, en voulant avoir les pieds sur le monde qui l’entoure, elle pense
qu’il faut jouer un rôle pour pouvoir y entrer. Son rôle consiste en la femme volontaire, c’est-
à-dire que face à tous ces hommes qui commandent la société, elle veut la modifier en vain,
malgré son énergie débordante. Emma est « victime de son attachement à de fausses valeurs
qui l’empêchent d’être heureuse »164Mais elle oublie que l’argent n’est pas un jeu, et
s’aperçoit trop tard que jouer à voir la mort comme un soulagement, comme lorsqu’elle est
avec Léon dans un hôtel à Rouen, peut devenir réalité. Pourtant elle continue son rôle
162 Paulo Rocha, op.cit. 163 Yannick Mouren, op.cit., p.260. 164 Anne-Marie Baron, op.cit., p. 89.
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jusqu’au bout. Et elle meurt d’avoir trop joué la comédie, et aux autres et à elle-même. La
mort devient pour elle la seule échappatoire possible.
Le rôle de l’Emma de Chabrol est de jouer la romantique. Son adaptation
suppose une adéquation esthétique entre l’héroïne et les décors. En effet, lors de la promenade
au bras de Léon entre la maison de la Mère Rollet et chez les Bovary, le jaune de sa robe se
mélange avec le doré des rayons du soleil qui transpercent les feuilles des arbres verts, ce qui
montre une fusion entre la nature et Emma, fusion qui donne une image romantique de cet
être. Mais ce n’est qu’une image qu’elle veut donner. Elle paraît disponible au romantisme
mais pourtant elle n’est pas une femme romantique. Toutes les fenêtres devant lesquelles elle
est filmée n’expriment pas, comme chez Renoir ou les autres, l’appel vers une autre vie, car
les fenêtres de Chabrol sont fermées au monde extérieur. L’une des conséquences possibles à
cette situation, selon Goldmann, serait la dépression. Toujours au bord des larmes, Emma
faille de chuter de très haut à chaque pas ou presque. Pendant le bal de la Vaubyessard, elle
est spectatrice, exclue, comme le montre la mise en scène de Chabrol : la caméra la suit, la
montrant en train de regarder et d’écouter tout ce qui se passe et se dit autour d’elle, son
visage ne reflète pas sa fascination mais plutôt son éloignement à ce qu’elle voit. Elle se rend
compte de la médiocrité de sa vie et de l’injustice du sort dont elle est victime. Or, Chabrol
rajoute « C’est le plus jour de ma vie » et elle le répète. Non, elle est comme bancale, dans un
entre-deux mondes, toujours entre la fenêtre et le papier-peint d’intérieur. C’est une femme à
bascule. A la fin, c’est une femme « excédée » et non une amoureuse.
Donc, grâce à l’évolution de la réflexion portant sur l’adaptation cinématographique,
Truffaut propose une solution qui permet d’envisager le film en tant qu’œuvre à part entière,
totalement indépendante de son roman d’origine. Elle consiste à reconsidérer le film comme
produit final, résultant de l’addition de la remise en contexte avec la rappropriation de l’œuvre
par le réalisateur. Car en effet, une adaptation reconstruit, de façon plus ou moins consciente,
la vision personnelle du réalisateur, lui-même s’inscrivant dans son époque, avec son propre
vécu.
Trois des quatre adaptations sont historiques, c’est-à-dire qu’elles sont en costumes.
Pourtant, il vient d’être vu que ni le monde représenté, ni les personnages vivant à l’intérieur
et encore moins Emma Bovary elle-même, sont identiques. Car l’époque de réalisation, la
technique d’une part et le mode de production d’autre part sont un apport à la lecture faite par
le réalisateur.
71
De cette manière, toute adaptation sera toujours différente de la précédente et de la
suivante. L’exemple de Madame Bovary de 1990 et du Val Abraham de 1993 démontre en
effet que malgré la proximité temporelle de réalisation, les deux adaptations sont
complètement différentes.
72
CONCLUSION
En étudiant les adaptations de Madame Bovary de Gustave Flaubert, et plus
précisément le passage du temps littéraire au temps cinématographique, il s’agissait donc de
démontrer que les films pouvaient acquérir leur indépendance grâce à la création d’une
nouvelle temporalité.
Tout d’abord, il s’agissait de discerner les caractéristiques temporelles communes et
différentes entre les quatre adaptations et leur roman d’origine, car ce qui apparaît
immédiatement dans la comparaison de ces œuvres est l’unique point commun qui se dégage.
En effet, les films racontent les événements dans le même ordre chronologique que celui du
roman, soit de la rencontre de Charles avec Emma jusqu’à la mort de cette dernier. Seulement
deux des films ont mis à l’image l’enfance de l’héroïne, afin d’expliquer et de justifier les
raisons de ses agissements futurs. Par contre, trois des films se différencient du roman par leur
utilisation commune de la fréquence. Alors que Flaubert a créé des répétitions narratives,
Renoir, Minnelli et Chabrol singularisent tous les événements de la vie d’Emma, les rendant
ainsi uniques. Seul Oliveira reproduit les récurrences romanesques et s’inscrit encore sous le
joug du roman. Mais c’est par la différence majeure du traitement de la durée que les
adaptations s’opposent au roman : ce dernier a mis en place une alternance entre accélération
et dilatation du temps qui correspond à l’importance qu’accord Emma aux événements de sa
vie. Or, tous les films ne gardant pas cette alternance-ci, ils n’appuient donc pas sur les
mêmes actions, et donc ne se positionnent pas dans le point de vue d’Emma. Le rythme se
trouve donc changé en fonction de la durée.
Ces observations ont abouti à l’analyse de ce qui transparaît clairement à travers ces
œuvres : la durée est l’élément déclencheur à la création d’un nouveau rythme, propre aux
films. Mais la constitution de ce nouveau rythme se fait grâce à des éléments purement
cinématographiques qui aident les films à s’éloigner de plus en plus de leur roman d’origine.
En effet, le montage, tout d’abord, a une utilisation paradoxale, car il marque en même temps
une affiliation avec le roman et une prise de distance. Les plans quant à eux donnent une
durée, de par leur cadrage et leur longueur. Le sentiment de durée dépend grandement de
l’implication du spectateur et surtout, pour reprendre De France, du taux d’informations
73
présent dans chaque image. De cette manière, chaque film propose sa dynamique en fonction
de l’impression de rapidité qu’il veut que le spectateur perçoive. Puis l’utilisation de la voix
off sépare les adaptations en deux catégories. Il y a celles de Chabrol et de Minnelli qui
s’affilent encore avec le roman, l’un parce qu’il reprend les phrases de Flaubert à l’identique,
l’autre parce qu’il met en scène l’auteur en personne qui raconte son roman. Les deux autres
s’en distinguent grandement : Renoir par l’absence de voix off, et Oliveira par l’utilisation
d’autres phrases tirées d’un autre roman, celui de la romancière Agustina Bessa-Luis. Enfin,
si la musique donne la possibilité aux cinéastes de recréer les répétitions littéraires, elles
soutient la protagoniste, devenant un lien entre Emma et le spectateur, jusqu’à, chez Chabrol
et Oliveira, ne devenir que de la musique pure, brisant avec toute narration. Ces éléments
permettent ainsi aux adaptations de prétendre à l’autonomie.
Outre tous ces éléments cinématographiques, du montage à la musique, les adaptations
n’acquièrent leur indépendance totale que replacées dans leurs contextes historiques et de
production. En effet, Renoir et Minnelli se sont vus imposer et le roman à adapter et l’actrice
principale, avec la contrainte de la longueur pour le premier et de la censure morale pour le
second. Chacune de leurs adaptations est donc marquée du sceau de ces contextes historiques,
de même qu’Oliveira, qui voulait faire la même chose que Chabrol, a du modifier ses
intentions de réalisation. Toutefois, les quatre cinéastes parviennent à l’indépendance totale
grâce à leur propre point de vue. Le regard qu’ils portent sur le roman de Flaubert évolue au
fil des décennies. Leur interprétation se modifie naturellement avec le temps, de même que les
personnages changent d’un film à l’autre, et c’est surtout le portrait qu’ils font d’Emma qui se
trouve le plus modifié, passant de la romantique à la solitaire puis à l’actrice.
Ces points de vue différents sur le personnage d’Emma s’expliquent de la manière
suivante : elle est devenue un type universel. Emma est un topos qui évolue avec le temps, et
que le temps modélise à sa manière. Elle trouve ici la raison de toutes les réutilisations de son
personnage à l’écran : elle n’appartient pas à la grande Histoire. En effet, cette dernière n’a
aucune interférence sur sa vie, étant bannie dans le roman de Flaubert. De cette manière,
Emma peut devenir la Femme en fonction de la société et de la vision propre aux cinéastes.
Ainsi, la vie d’Emma est l’antithèse de la tragédie, et c’est bien la petitesse de son
destin qui intéresse les cinéastes. De plus, l’image de la femme a grandement évolué dans la
société entre 1857 et aujourd’hui. Le regard sur le roman évolue donc avec la société. Mais si
le regard des réalisateurs a déjà évolué en un siècle et demi depuis la publication du roman, il
est alors possible de se demander ce qu’il en sera d’un lecteur dans un autre pays et dans un
autre temps. Comment, par exemple, un pays tel que la Turquie, où les droits de la femme
74
sont bafoués, pourrait recevoir ces adaptations sur l’adultère ? Lequel de ces quatre films
serait le mieux accepté ?
La manière dont un réalisateur a interprété Madame Bovary à son époque de
réalisation dépend grandement de son spectateur. Un spectateur contemporain à la sortie de
ces quatre films n’a pas eu non plus la même vision sur les œuvres qu’un spectateur
d’aujourd’hui. Ce dernier a plus de recul sur les œuvres réalisées il y a cinquante ans que sur
celles plus récentes. Quel sera le regard porté sur ces adaptations de Madame Bovary dans un
demi siècle, ou même dans vingt ans ? Que sera devenue l’image de la femme dans notre
société ?
75
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82
SOMMAIRE DETAILLE
INTRODUCTION……………………………………………….……………..3
I. FILMS/ROMAN : LES STRUCTURES TEMPORELLES………7
A. Terminologie et typologie de l’adaptation…………………………8
B. L’ordre et la fréquence……………………………………………10
1. L’ordre………………………………………………………...10
• L’ordre chronologique en fonction du point de vue objectif dans le
roman…………………………………………………………………10
• Les analepses : enfances d’Emma et de Charles……………………...11
• Le paradigme de Field……………………………………………. ….13
2. La fréquence…………………………………………………..14
• Le mode singulatif……………………………………………………14
• Le rythme répétitif romanesque singularisé, la modification de la
condition d’Emma…………………………………………………….15
• La sensation d’impalpable : le Val Abraham…………………………16
C. La durée…………………………………………………………..17
1. La durée diégétique……………………………………………17
• Les scènes du point de vue de l’héroïne dans le roman………………18
• Le sommaire et l’ellipse………………………………………………20
2. La durée de la projection……………………………………...21
• Les trois moments isochrones………………………………………...21
• Le récit face aux contraintes de la distribution……………………….22
II. LE RYTHME NARRATIF, VOIE VERS L’AUTONOMIE
CINEMATOGRAPHIQUE ………………………………………..25
A. Adjuvant 1 : le rythme visuel……………………………………..26
83
1. Le montage……………………………………………………26
• Une durée imprécise…………………………………………………..27
• L’invisibilité du montage……………………………………………..28
• Lenteur du montage…………………………………………………..29
• L’expression d’une tension dramatique…………………………..…..30
• Inversion du champ-contrechamp………………………………….…31
2. Les plans………………………………………………………32
B. Adjuvant 2 : le rythme auditif……………………………….……34
1. La voix off…………………………………………………….35
• Accélératrice de l’action……………………………………………...35
• Frein à l’action et procédé de la distanciation………………………...37
2. La musique…………………………………………………….39
• Reconversion des répétitions littéraires………………………………39
• L’émotion du spectateur………………………………………………40
• La musique classique : Chabrol et Oliveira…………………………..41
III. INDEPENDANCES CINEMATOGRAPHIQUES…………….…43
A. Remise en cause de
Bazin………………………………………...44
1. Bazin versus Truffaut……………………………………….…44
• Fidélité vs trahison : la parole de François Truffaut……………….…44
• L’équivalence ou « la pierre de touche » de Truffaut…………….. …45
• La proposition de Truffaut…………………………………………. ..46
2. Le roman est une « matière que l’on remodèle »……………...46
3. L’époque de réalisation influe sur l’œuvre littéraire et
cinématographique……………………………………………......47
• « Créer c’est s’adapter »………………………………………………48
• Le temps fait la lecture…………………………………………….….49
• Effet sur le spectateur…………………………………………………49
84
B. La contrainte : le contexte
historique…………………………..…50
1. Les commandes : Renoir et Minnelli……………………….. ..50
• Contrainte 1 : le contexte historique de production……………….….50
• Contrainte 2 : les acteurs……………………………………………...52
2. Les films désirés : Chabrol et Oliveira………………………..54
• La genèse……………………………………………………………...54
• Les intentions de réalisation……………………………………….….55
C. La création : la vision du cinéaste………………………………...57
1. Le cadre donne naissance à l’héroïne…………………………58
• L’influence du titre……………………………………………………58
• L’enfance d’Emma……………………………………………………59
• Chabrol ou le sosie défectueux……………………………………….60
2. Les personnages autour d’Emma……………………………...61
• Charles Bovary………………………………………………………..61
• Les amants…………………………………………………………….63
• Lheureux……………………………………………………………...65
3. Emma, la femme aux mille facettes…………………………...66
• La romantique………………………………………………………...67
• La solitaire…………………………………………………………….68
• L’actrice ……………………………………………………………...69
CONCLUSION………………………………………………………………..72
BIBLIOGRAPHIE……………………………………………………………75