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La tentation nationaliste et la crise identitaire Entre la civilisation occidentale et la nôtre, il n'y a pas de différence de degré mais de nature ; notre propre civilisation pourrait donc régénérer et compléter la civilisation occidentale. Du Yaquan Orient magazine octobre 1916 Sous l’impulsion de Deng Xiaoping, la Chine connaît encore une décennie de croissance remarquable en résistant à la crise asiatique qui vient la frapper en 1997. Moins touchée que le reste de l'Asie, elle connaît dès 1997 une croissance d¹environ 7%, 1 . Ce taux est inférieur à celui de la période qui va de 1992 à 1996 : celui-ci était alors de 12%. Cette période de croissance spectaculaire coïncide avec la montée en flèche du nationalisme 2 qui constitue un des phénomènes les plus marquants de l’évolution de la société chinoise. En remplissant partiellement le vide intellectuel de l¹après 1989, le débat sur le nationalisme tient lieu de réflexion politique pour les intellectuels, sans leur faire courir trop de risques. En effet, c’est sans doute le seul débat possible dans le domaine politique et idéologique qui satisfasse à la fois le besoin du gouvernement d¹élargir son assise idéologique, le désir de la société de s’exprimer et la soif qu¹ont les intellectuels de participer à la vie politique. L’encouragement politique, l’expression populaire passionnelle et les tentatives de théorisation des intellectuels convergent, au milieu des années 1990 surtout avec la publication du livre "La Chine peut dire non", pour former la vague impressionnante du néo-nationalisme chinois. Ce regain de nationalisme trouve sa cause dans le changement de l’intérieur de la société chinoise et dans l’élargissement de l’ouverture vers le monde extérieur. Sur le plan intérieur, dans un contexte de vide idéologique et de crise des valeurs imputables au système de censure et à la répression du régime, la population, privée d’informations, est mise devant une alternative limitée: adhérer soit à un communisme moribond, soit à un nationalisme renaissant. L’écrasement du mouvement pro-démocratique, le balayage de tout idéalisme d’une part, et la quête d¹une idéologie de substitution du pouvoir pour renforcer sa légitimité politique d’autre part, ont contribué à la réapparition en fanfare d’un discours nationaliste ostentatoire. Surpris par l’effondrement de l’Union soviétique, une partie des membres de l’intelligentsia s’inquiètent d’un possible éclatement de la Chine semblable à celui de l’URSS. Pour eux, cela constituerait un danger encore plus redoutable que la stagnation de la société. Sun Liping indique en 1996 que certains partisans du nationalisme croient que ce courant pourrait être une arme efficace pour contrer une éventuelle désintégration de la Chine 3 . 1 Le chiffre officiel est de 8,50% en 1997, 7,8% en 1998. Mais des experts occidentaux estiment que ce chiffre ne dépasse guère 5%. Voir M.-C. Bergère, La Chine de 1949 à nos jours, Armand Colin, Paris, 2000, p. 266. 2 Par nationalisme, on entend ici une doctrine fondée sur un sentiment national parfois xénophobe réduisant toute la politique de la nation au seul objectif de devenir une puissance mondiale. Le nationalisme comme mouvement historique d'émancipation d'un peuple d'une domination impériale ou dans son acception anthropologique, comme processus de construction d'une nation moderne par l'intégration et l'homogénéisation des sociétés ne sont pas pris en considération. 3 Voir Sun Liping, Intégrons nous à la civilisation principale du monde (huiru shijie zhuliu wenming), in Orient, n° 1 1996. 1

La tentation nationaliste et la crise identitairedocs.china-europa-forum.net/doc_61.pdf · 09-11-1995 · remarquable en résistant à la crise asiatique qui vient la frapper en 1997

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La tentation nationaliste et la crise identitaire

Entre la civilisation occidentale et la nôtre, il n'y a pas de différence de degré mais de nature ; notre propre civilisation pourrait donc régénérer et compléter la civilisation occidentale.

Du YaquanOrient magazine octobre 1916

Sous l’impulsion de Deng Xiaoping, la Chine connaît encore une décennie de croissance remarquable en résistant à la crise asiatique qui vient la frapper en 1997. Moins touchée que le reste de l'Asie, elle connaît dès 1997 une croissance d¹environ 7%,1.Ce taux est inférieur à celui de la période qui va de 1992 à 1996 : celui-ci était alors de 12%. Cette période de croissance spectaculaire coïncide avec la montée en flèche du nationalisme2 qui constitue un des phénomènes les plus marquants de l’évolution de la société chinoise. En remplissant partiellement le vide intellectuel de l¹après 1989, le débat sur le nationalisme tient lieu de réflexion politique pour les intellectuels, sans leur faire courir trop de risques. En effet, c’est sans doute le seul débat possible dans le domaine politique et idéologique qui satisfasse à la fois le besoin du gouvernement d¹élargir son assise idéologique, le désir de la société de s’exprimer et la soif qu¹ont les intellectuels de participer à la vie politique.L’encouragement politique, l’expression populaire passionnelle et les tentatives de théorisation des intellectuels convergent, au milieu des années 1990 surtout avec la publication du livre "La Chine peut dire non", pour former la vague impressionnante du néo-nationalisme chinois. Ce regain de nationalisme trouve sa cause dans le changement de l’intérieur de la société chinoise et dans l’élargissement de l’ouverture vers le monde extérieur. Sur le plan intérieur, dans un contexte de vide idéologique et de crise des valeurs imputables au système de censure et à la répression du régime, la population, privée d’informations, est mise devant une alternative limitée: adhérer soit à un communisme moribond, soit à un nationalisme renaissant. L’écrasement du mouvement pro-démocratique, le balayage de tout idéalisme d’une part, et la quête d¹une idéologie de substitution du pouvoir pour renforcer sa légitimité politique d’autre part, ont contribué à la réapparition en fanfare d’un discours nationaliste ostentatoire. Surpris par l’effondrement de l’Union soviétique, une partie des membres de l’intelligentsia s’inquiètent d’un possible éclatement de la Chine semblable à celui de l’URSS. Pour eux, cela constituerait un danger encore plus redoutable que la stagnation de la société. Sun Liping indique en 1996 que certains partisans du nationalisme croient que ce courant pourrait être une arme efficace pour contrer une éventuelle désintégration de la Chine3.

1 Le chiffre officiel est de 8,50% en 1997, 7,8% en 1998. Mais des experts occidentaux estiment que ce chiffre ne dépasse guère 5%. Voir M.-C. Bergère, La Chine de 1949 à nos jours, Armand Colin, Paris, 2000, p. 266. 2 Par nationalisme, on entend ici une doctrine fondée sur un sentiment national parfois xénophobe réduisant toute la politique de la nation au seul objectif de devenir une puissance mondiale. Le nationalisme comme mouvement historique d'émancipation d'un peuple d'une domination impériale ou dans son acception anthropologique, comme processus de construction d'une nation moderne par l'intégration et l'homogénéisation des sociétés ne sont pas pris en considération.3 Voir Sun Liping, Intégrons nous à la civilisation principale du monde (huiru shijie zhuliu wenming), in Orient, n° 1 1996.

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En second lieu, la montée du nationalisme peut aussi s’expliquer par 15 ans de croissance continue suivis d'un pic de croissance au début des années 1990, ce qui a dopé la confiance en soi des Chinois et suscité un sentiment de puissance. Mais croissance et confiance reposaient largement sur une illusion. En 1996, la Chine comme tous les autres pays du Sud-Est asiatique, se trouve à la veille d’une crise remettant fondamentalement en question un optimisme ambiant qui avait tenté de justifier, par la croissance de ces pays, le développement de la société sans la démocratie. La Chine résiste apparemment mieux à la crise que les autres pays asiatiques. Mais cela prouve moins la solidité de son économie que l’insuffisance de son ouverture à l’économie mondiale qui la rend moins exposée. A partir de 1997, elle peine à atteindre la barre des 7% de taux de croissance. La communauté internationale parlera moins de son nationalisme car il produira moins de vagues sensationnelles comme ce fut le cas du livre "La Chine peut dire non", sauf lorsque se produisent des événements exceptionnels comme le bombardement de l’Ambassade chinoise à Belgrade par l’Otan en mai 1999.En troisième lieu, sur le plan géostratégique, la fin de la guerre froide entre l’Est et l’Ouest, l’effondrement des idéologies et enfin l’accélération du processus de mondialisation de l’économie ont favorisé la résurrection du sentiment national longtemps refoulé par l¹internationalisme communiste. Les discours en Occident surtout aux États-Unis sur la menace chinoise ou l’endiguement de la Chine ont largement contribué à l’éruption soudaine du nationalisme anti-occidental4. Et enfin, sur le plan intellectuel, cette renaissance du nationalisme est entretenue en profondeur par un conservatisme à la fois politique et culturel. Ce courant conservateur, qui fera l’objet de discussions au chapitre suivant, renforcé à son tour par un nationalisme populiste, demeure plus soutenu au niveau intellectuel, plus profond au niveau culturel, tandis que le nationalisme reste durant toute la décennie, émotionnel, paroxystique et même contradictoire. Mais le caractère non structuré du discours nationaliste chinois ne doit pas amener à le négliger car il reste profondément enraciné dans le conflit séculaire Chine-Occident, et demeure une immense source d’énergie dangereusement exploitable.

1 Du sino-centrisme au nationalismeLe retour du nationalisme dans la décennie 1990 en Chine n’est pas, comme en Russie, l’expression d’un pluralisme issu de l’établissement de la démocratie et de la conquête des libertés. Cette vague n’y est pas non plus, comme dans le cas de l’ex-Yougoslavie, le fait d’une ethnie qui se soulève contre une autre, soutenue par une haine séculaire et mue par une ambition territoriale.Situé loin de la discrimination raciale et de l’épuration ethnique, le nationalisme chinois s’est enraciné dans l’histoire de la rencontre entre la Chine et de l’Occident. Le sinocentrisme, une vision chinoise ethnocentrique du monde, n’est pas une simple constatation géographique, mais bien au contraire, une conception culturelle. En expliquant que la Chine a été conquise à plusieurs reprises durant sa longue histoire dynastique par différentes ethnies « barbares » (non han), les lettrés d¹autrefois, en insistant sur l’essence culturelle de la Chine, avaient développé une théorie qui justifiait le changement dynastique et l’assimilation des intrus nomades. Ainsi, ils pouvaient considérer la Chine comme le seul centre de civilisation du monde.Gu Yanwu (1613-1682), un des grands penseurs du début de la dynastie mandchoue, en réfléchissant sur la chute de la dynastie des Ming en 1644, distingue la notion de guo (dynastie) de celle de tianxia ( sous le ciel, c'est à dire : le monde). Selon lui, la chute d’une

4 Sur ce point, on peut se référer notamment à Richard Bernstein et Ross Munro, The Coming Conflit with China, New York, Knopf, 1997, et Charles Krauthammer, Why We Must Contain China? Time, vol. 146, 31 Juillet 1995.

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dynastie n'est que l'alternance des règnes des empereurs alors que la désintégration des rites constitue la perte du tianxia. En insistant sur la primauté de la culture des rites, le sinocentrisme tend vers un universalisme culturel. Mais cette conviction de la supériorité culturelle chinoise fut fortement ébranlée par les douloureuses expériences provoquées par l’intrusion de l’Occident en Chine. Un débat portant sur la nécessité de sauvegarder en priorité les rites confucéens (baojia) ou l’ethnie chinoise (baozhong) au tournant du siècle dernier illustre parfaitement le glissement du sinocentrisme culturel vers un nationalisme moderne au sens politique du terme. Face à la supériorité matérielle de l’Occident, des mandarins modernistes (Zhang Zhidong) préconisent la priorité de la sauvegarde des rites confucéens, tandis que les réformistes (Yan Fu), plus radicaux, envisagent l’abandon des rites anciens afin d’adopter « les rites » occidentaux : modes de gestion, systèmes politiques, etc. L'idée de sauvegarder d’abord les rites pour consolider le soubassement de l’ethnie se fonde sur la conviction de la supériorité de la culture chinoise. En revanche l’abandon des rites ancestraux consiste à envisager de sacrifier la culture qui était considérée comme le fondement de l’existence du peuple chinois. Les nationalistes chinois modernes cherchent à fonder une nation en combinant leurs propres traditions avec le savoir-faire, les modèles politiques et le système de valeurs occidentaux. La construction d’une nation politique passe avant la sauvegarde de l’identité culturelle et la conscience nationale surpasse la conception culturaliste. Ainsi est né le nationalisme chinois moderne. Cette naissance est déchirante. Elle s’accompagne d’une rupture du politique avec le culturel, de l’abandon de la transcendance universelle de la culture chinoise au profit d’une conception politique instrumentale. Elle se réalise dans une période de crise générale où l’Empire du Milieu est en danger, avec une mise en évidence des faiblesses de la civilisation chinoise et au prix de mortifications infligées par les canons et les navires qui ne sont que les symboles les plus visibles de la civilisation occidentale. Le nationalisme chinois moderne est né non seulement dans un climat conflictuel, mais il a été le fruit d’une série de conflits entre la Chine et l’Occident, la tradition et la modernité, le fondement et l’instrument, le sentiment et la raison, etc.. Ce face-à-face, sous le signe du sang et du feu, a commencé avec la Guerre de l’Opium en 1848, qui a anéanti la croyance en la supériorité de la culture chinoise, et gravé dans le peuple chinois une profonde rancœur vis-à-vis de l’Occident. Le nationalisme est le fruit amer de cette rencontre.En affrontant ces conflits, la Chine moderne commence une longue descente aux enfers. L’irrésistible rêve de retrouver la gloire du passé va de pair avec un sentiment d’humiliation envers les Occidentaux. Autrement dit, la conscience culturelle du sinocentrisme qui constitue le noyau de l’identité chinoise exige le rattrapage du retard matériel tandis que chez les élites se forme peu à peu un consensus que ce dernier ne sera accessible qu’en se niant soi-même. C’est en raison de la complexité du ressentiment envers l’Occident que le nationalisme chinois, durant la première moitié du vingtième siècle, se présente sous multiple formes: le nationalisme démocratique de Sun Yat-sen ( père de la Révolution de 1911), le nationalisme anti-traditionnel de Chen Duxiu ( fondateur du PCC), le nationalisme conservateur culturel de Liang Shuming (un des pères du courant Nouveau Confucianisme 1893-1988) et même le nationalisme xénophobe des boxeurs (1900), etc.. Mais il s’est toujours manifesté et par son caractère fluctuant et par son enracinement dans les mutations de la civilisation chinoise.Le communisme a réussi à intégrer le nationalisme en l’orientant vers la promesse de la construction d’une société juste et d’une nation puissante à la fois digne du glorieux passé chinois et dépassant la dualité Chine-Occident. Dans ce sens, la fondation de la République Populaire de Chine n’est autre qu’un produit hybride du nationalisme chinois et du marxisme-léninisme. Le sentiment national chinois demeure alors une force souterraine et contribue largement au succès et à la longue vie du communisme chinois. Par conséquent,

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la fibre nationaliste demeure sensible au fil des années et se révélera donc exploitable à des fins politiques. Le retour du nationalisme après 1989 montre bien qu’il reprend son cours historique et qu’il renforce ses traits multidimensionnels. En réalité, les discours nationalistes ne dépassent pas quelques arguments classiques: la supériorité spirituelle de la tradition chinoise, le mérite d'un pays non reconnu, le complot international contre la patrie, le besoin de ressourcement de la nation, la nécessité d’élargir la base idéologique etc.. Certains de ces arguments peuvent paraître légitimes: le désir de respectabilité sur la scène internationale, l’aspiration à participer aux grandes décisions du monde. D’autres relèvent plutôt d’une crise identitaire à la fois politique et culturelle: la réaffirmation du sentiment d’appartenance culturelle, la tentative de réexamen du passé, de « normalisation » de la relation entre la modernité et la tradition, la quête de nouvelles sources idéologiques. De ce point de vue, le nationalisme peut être analysé sous des angles différents : politique, idéologique, social et culturel.

2. Le nationalisme comme idéologie de substitutionEn 1979, Deng Xiaoping lançait la réforme économique avec un slogan aujourd’hui bien connu : « Construisons un socialisme aux couleurs de la Chine » ! C’était dans une certaine mesure le signal du retour du nationalisme dans l’idéologie officielle, après les trente ans de règne du communisme pur et dur. Mais durant toute la décennie 1980, le sentiment national est couvert par une volonté bien déterminée et consensuelle émanant de la population et de la direction du PCC, de rattraper le temps perdu à cause des dix ans de politique ultra-gauchiste contre-productive de la Révolution Culturelle. La logique de la construction socialiste/nationale constituait le trait dominant de cette décennie. Appelé au service de la cause nationale et de l’ouverture vers le monde extérieur, le savoir-faire occidental constituait à la fois le moyen indispensable du rattrapage sur l’Occident et une de sources essentielles de la re-légitimation du Parti qui renoue avec la mission nationale de modernisation.Mais il faut attendre la crise de 1989 pour que le PCC cherche à exploiter le sentiment national. La tragédie de Tiananmen se révèle payante en contraignant les autorités à chercher de nouveaux leviers. Pour contrebalancer le maintien de la dictature et l’image détruite d’une Chine ouverte et entreprenante formée depuis le lancement de la réforme, le pouvoir de Pékin poursuit sa politique de libéralisation économique. Il tente ainsi de récupérer la légitimité perdue sur le plan politique et accélère la recherche d’une idéologie de substitution. En même temps, pour rompre l’isolement imposé par les pays occidentaux à la suite de cet événement sanglant, le gouvernement chinois pratique une diplomatie dynamique, tentant d’élargir le cercle des pays alliés et jouant les uns contre les autres, surtout avec les pays occidentaux. Si les événements meurtriers de 1989 ont, dans une certaine mesure, conditionné de l’intérieur l’évolution sociale de la Chine, c’est la fin de l’époque de la guerre froide qui a fourni un contexte international propice au retour du nationalisme. La disparition de l’URSS et l’effondrement du système communiste en Europe de l’Est ont enlevé toute crédibilité à l’idéologie communiste. La Chine se trouve soudainement face à un monde dépourvu de sens, où les intérêts de chaque nation surgissent plus vigoureusement que jamais.Pourtant, condamné à rester fidèle à l'idéologie communiste, au moins sur le plan théorique, le pouvoir ne peut recourir directement au discours nationaliste. Son penchant nationaliste ne s'entrevoit qu'à travers sa tolérance vis à vis des publications nationaliste parfois xénophobe, son encouragement au retour à certaines coutumes traditionnelles et son exaltation nationale sous le couvert des termes patriotiques.

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Pourtant, un document exceptionnel intitulé "La réponse réaliste et le choix stratégique de la Chine après le grand changement en URSS " écrit en septembre 1991 nous permet de pénétrer le raisonnement de la tendance « nationaliste » du pouvoir et d'évaluer le choc produit par le massacre de Tiananmen et l’effondrement de l’Union soviétique. Après avoir analysé la situation inédite provoquée par la disparition de l’URSS, les auteurs du document reconnaissent la perte de la légitimité idéologique du communisme et tirent la sonnette d'alarme concernant l’aggravation du contexte international dans lequel se trouve le processus de modernisation de la Chine. "Nous sommes obligés de reconnaître réellement que l’idéologie du passé n’a plus de prise sur une large partie de la masse et que renforcer cette idéologie peut provoquer un sentiment de rejet." Sans aller jusqu’à appeler à abandonner l’idéologie dominante, le document suggère que le Parti se comporte en parti gestionnaire du pouvoir (zhizhengdang) plutôt qu'en un parti révolutionnaire. Sur le plan économique, il propose au Parti d’établir la propriété du Parti sur l’ensemble du bien public et de se libérer de la gestion économique afin de se concentrer sur la tâche politique. Sur le plan international, il préconise une diplomatie basée entièrement sur les intérêts nationaux en écartant les querelle idéologiques. Sur le plan intérieur, en recommandant l’arrêt de la réforme politique (la séparation du pouvoir du Parti de celui de l’administration par exemple), les auteurs retiennent un nationalisme étatique à la fois pour remplir le vide légué par la perte de confiance envers l’idéologie officielle et pour réactiver l’efficacité de la machine d’Etat aussi bien vis à vis de la population que des pouvoirs locaux. Un nationalisme centré sur les intérêts de l’Etat et un conservatisme culturel intégrant les valeurs confucéennes sont ouvertement réclamés ici pour ses forces centripètes et anti-occidentales5.De nombreux commentateurs estiment que ce document, fruit du travail collectif des enfants des hauts dirigeants du Parti selon des sources concordantes, constitue un véritable programme politique de rechange de la Chine face au choc de l’effondrement du système communiste en URSS et en Europe de l’Est6. Plus pragmatiques et plus cyniques que leurs aînés, les auteurs du document sont prêts à abandonner les habillages idéologiques et à tourner résolument la page du communisme afin de maintenir le pouvoir exclusif du Parti. Pour le pouvoir, il n’est pas question de renoncer à l’idéologie communiste qui demeure la coquille vide mais indispensable du Parti et un des leviers principaux de la répression politique. Ce programme ne fut donc jamais officiellement reconnu en tant que tel. Mais il suffit d’un regard attentif pour comprendre que la politique de la Chine durant toute la décennie est largement inspirée de ce programme réaliste et nationaliste. Et pour cette raison précise, ce document nous fournit une précieuse clé pour identifier le comportement d’une Chine actuelle orpheline idéologique.En effet, depuis lors, on assiste à un effacement timide et graduel des discours marxistes et léninistes et à un encouragement contrôlé au retour de la tradition et du confucianisme. Au moment de la Fête des morts, au printemps 1994, Li Ruihuan, membre permanent du Bureau Politique, président de la Conférence politique consultative du peuple chinois, s’est rendu en personne dans la province du Shaanxi pour participer à la cérémonie solennelle de sacrifice (autorisée depuis quelques années) devant le tombeau de l’Empereur Jaune. A cette occasion, en qualifiant l’Empereur Jaune d’ancêtre suprême de la civilisation

5 Sulian jubian zhihou zhongguode xianshi yingdui yu zhanlu xuanze, ce document qui porte la signature de la section idéologique et théorique du Quotidien de la jeunesse de la Chine (zhongguo qingnianbao) est repris dans le bulletin interne "Les points de vue" (guandian fangtan) n°26 1991 et, publié dans nombreuses revues en dehors de la Chine populaire et largement commenté. Voir la revue Printemps de Pékin, janvier 1992.6 Par exemple, Su Wei, critique littéraire, dissident de Tiananmen, affirme que les auteurs du document sont Chen Yuan, le fils de Chen Yun, et Deng Yingtao le fils de Deng Lijun, idéologue ultra-conservateur. Voir dans le même numéro le débat sur le document.

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chinoise, il s’adresse à l’ensemble du peuple chinois (Taiwan, Hong Kong et Chinois d’Outre-mer inclus), leur demandant de « trouver un langage commun, de se réunir à la plus large échelle possible devant les ancêtres, pour donner une nouvelle impulsion à l’esprit national et réaliser la grande renaissance de la nation chinoise ». Début octobre 1994, Pékin a organisé un colloque international d’une importance sans précédent pour commémorer le 2545e anniversaire de la naissance de Confucius. Ce colloque a réuni des spécialistes et des personnalités importantes (Lee Kuan-yew, ex-premier ministre de Singapour par exemple), venus d’une trentaine de pays. Dans son discours d’ouverture, le vice-premier ministre Li Lanqing n’avait pas manqué de souligner à quel point Confucius et son école, le confucianisme, qui promeuvent le perfectionnement des vertus et l’éducation morale, sont importants pour la société actuelle. Les dirigeants chinois, tout en proclamant leur foi renouvelée dans la théorie de la réforme de Deng Xiaoping, n’hésitèrent pas à affirmer haut et fort leur confiance dans la supériorité de la nation chinoise7. Lassée par la dictature idéologique communiste, la population répond à cet appel dans lequel elle voit se dégager un espace de liberté. Les publications nostalgiques de l’époque pré moderne deviennent alors à la mode, les études classiques refont surface. L’idée que le XXIe siècle sera chinois commence à circuler parmi de nombreux intellectuels chinois8.Cependant, il ne suffit pas, pour le pouvoir, de chercher dans la culture traditionnelle une source de légitimité : ce nouvel ancrage montrerait non seulement l’inefficacité de l’idéologie officielle, mais encore risquerait de laisser penser que le Parti communiste ne repose plus sur aucun fondement. C’est pourquoi le pouvoir de Pékin cherche à exploiter le sentiment anti-américain.

3. Le nationalisme anti-américainAutant la décennie 1980 est une sorte de « lune de miel « entre la Chine et l ‘Occident, autant celle de 1990 est une période tumultueuse dans les rapports de ces deux mondes. Sur le plan international, la Guerre Froide aidant, la Chine de 1980 constituait une pièce maîtresse du triangle géostratégique des deux blocs. Vu de l’intérieur de la Chine qui venait de s’ouvrir après trente ans de fermeture, l’Occident est encore lointain, inoffensif, voire bénéfique. La Chine de 1990, dernier grand bastion communiste en voie de mutation, est suffisamment en contact avec l’Occident pour qu’elle perçoive que ce dernier, d’image abstraite se transforme en farouche adversaire qui défend ses intérêts nationaux. Aux yeux de la Chine (gouvernement et population soumise à sa propagande), l’Occident ne se limite pas aux frontières des Etats-Unis, mais il est néanmoins largement représenté par ces derniers. L’Europe ne jouant pas un rôle de premier plan, elle est perçue comme une entité sous l’ordre des Américains. Fidèle à Sunzi, le stratège chinois de génie, en bon tacticien, le pouvoir fustige les États-Unis comme le principal obstacle au développement de la Chine, et, en isolant l'Amérique de l’Europe, il renoue ainsi avec le discours anti-hégémoniste de la Révolution culturelle.De la déclaration de Bangkok (en 1993), qui réclame une version « asiatique » des Droits de l'Homme, au gel de la négociation sur l’entrée de la Chine au sein de l’Organisation Mondiale du Commerce (OMC), en passant, en septembre 1993, par l’échec de la candidature à l’organisation des Jeux Olympiques pour l’an 2 000 à Pékin, le gouvernement chinois ne manque pas une occasion de tourner les événements à son profit. Il accuse les pays occidentaux de s’ingérer dans les affaires intérieures de la Chine à propos des Droits de l'Homme ; il désigne les Américains comme responsables des échecs

7 Voir J-Ph. Béjà, Nationalisme : les intellectuels sont partagés, Perspectives chinoises, n° 34, Mars/Avril 1996.8. Voir la revue bimensuelle de l'Université chinoise de Hong Kong, Twenty-first Century, n°2, 1997.

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de négociations internationales, qu’il s’agisse des Jeux Olympiques ou de l’entrée dans l’OMC.Le sentiment anti-américain atteint son point culminant pendant la crise du détroit de Taiwan. Taiwan, l’île nationaliste, séparée d’une centaine de kilomètres de la Chine continentale par le détroit du même nom, défie la Chine communiste depuis un demi-siècle. Pour les communistes chinois et la population, la réunification du continent et de Taiwan constitue la tâche suprême de la nation et se veut un principe absolu. La Chine communiste se rappelle que le Parti nationaliste, rival du Parti communiste, n’avait réussi à se réfugier à Taiwan que grâce à la protection de la marine américaine. Taiwan est ainsi devenu l’instrument stratégique américain de la guerre froide contre la Chine. Si les relations diplomatiques entre la Chine et les États-Unis ont été établies en 1979, les États-Unis n’ont pas entièrement renoncé à leur devoir de protection envers Taiwan en cas d’attaque de la Chine. Pour la Chine communiste, l’Amérique est toujours le principal obstacle à la réunification avec Taiwan. Mais, aussi longtemps que Taiwan se revendique chinois, Pékin reste rassuré. La prospérité de l’île et surtout sa démocratisation, entamée à partir de 1986, ont élargi le fossé économique et politique entre la Chine continentale et Taiwan. La Chine voit venir le danger de l’indépendance et intensifie sa pression sur le plan international pour imposer l’isolement à l’île rebelle. Dans ce contexte tendu, les États-Unis autorisent une visite « privée » sur le sol américain du président de Taiwan, Lee Tenghui, début juin 1995, et cela en dépit de très pressantes protestations de la part de Pékin. Accusant les États-Unis d’encourager l’indépendance de Taiwan et d’empêcher la réunification de la Chine, Pékin effectue plusieurs manœuvres militaires de grande envergure, au large de la zone maritime, en face de l’île de Taiwan et, notamment, des tirs à blanc de missiles aux environs de l’île. Les tirs de missiles se répètent deux fois : la première en juillet 1995, en réponse à la visite privée de Lee Tenghui ; la deuxième, en mars 1996, pendant la campagne des élections présidentielles à Taiwan. Tout en jugeant minime le risque d’une guerre entre la Chine et Taiwan, Washington ordonne une visite d’inspection de sa septième flotte basée en Asie, dans des eaux situées à l’Est du détroit de Taiwan. Une manière subtile et claire de rappeler à Pékin que les États-Unis sont encore maîtres de la région. Pékin émet des protestations, mais sans leur donner de suite, faute de moyens de riposte.Fin mars 1996, en dépit de l’intimidation militaire de Pékin, Lee Tenghui est élu président de la République de Chine (Taiwan) au suffrage universel, pour la première fois dans l’histoire de toute la Chine. Pékin semble être le grand perdant à l’issue de la crise : à la fois devant l’avancée de la démocratie face au totalitarisme et dans la configuration de son rapport de forces avec les États-Unis. Mais Pékin est toujours capable de tourner les événements à son profit quand il s’agit de manœuvrer la population sur le plan intérieur. Pendant toute la campagne des élections présidentielles à Taiwan et depuis la visite « privée » de Lee Tenghui aux États-Unis en juin 1995, la presse chinoise traite Lee de tous les noms : « traître à la nation », « criminel de l’histoire », « séparatiste », « protégé des étrangers », etc. La présence militaire américaine et son rôle dans la crise sont largement soulignés par les médias officiels.Ce discours officiel anti-américain suscite peu à peu l’adhésion d’une partie de la population. Deux sondages, réalisés en 1994 et 1995 auprès de la jeunesse, désignent deux fois de suite les États-Unis comme le pays le moins amical envers la Chine et celui qui suscite le moins de sympathies dans la jeunesse chinoise9 .

9. La première enquête a été effectuée en 1994 auprès de 7000 jeunes ; la seconde, en 1995, avait suscité une participation volontaire de plus de 100 000 personnes et s'intitulait : "Le monde vu par la jeunesse chinoise".

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En mai, la publication d’un livre intitulé "La Chine peut dire non" semble faire le point sur cette campagne de propagande contre Taiwan et les États-Unis. S’inspirant de l’ouvrage de Shinaro Ishihara (député d’extrême droite japonais), "Le Japon peut dire non", les auteurs, jeunes intellectuels, s’insurgent contre l’hégémonie américaine en affirmant que les États-Unis ne peuvent diriger personne et que la Chine ne veut diriger personne. Sur la question de Taiwan, les auteurs du livre mettent en garde les États-Unis contre une guerre sino-américaine à propos de Taiwan qu’ils pourraient payer très cher.Vendu à 800 000 exemplaires selon certaines sources10 , ce livre, premier du genre en Chine, révèle la fertilité du terrain nationaliste en Chine. Son discours populiste et xénophobe à caractère émotionnel reflète un certain sentiment revanchard anti-américain attisé par la presse officielle. Le gouvernement ne se prononce pas sur le livre mais le fait que sa publication soit rapportée par l’agence officielle "Chine Nouvelle" trahit son approbation de l’ouvrage. Le succès commercial obtenu par ce livre inspirera immédiatement une série des livres qui porteront dans ses titres ce fameux caractère bu (non) : "La Chine peut encore dire non", "La Chine doit dire non", "Pourquoi la Chine dit non" etc.. 11 Un peu plus tard, le Club qui dit non (shuobu), ainsi nommé par les médias, s’enrichira encore de quelques ouvrages médiatiques, notamment "Dans les coulisses de la diabolisation de la Chine" (Yaomohua zhongguo de beihou) de Li Xiguang, Liu Kang, en décembre 1996; "Quel est le degré de méchanceté de la Chine?" (Zhongguo you duohuai) de Li Xiguang, en mai 1999; "La voie de la Chine dans l’ombre de la mondialisation" (Quanqiu yinying xia de zhongguo zhilu) de Fang Ning, Wang Xiaodong, Song Qiang, en novembre. 1999. Le premier est un manifeste de dénonciation des médias américains dans leur ensemble. Le deuxième livre de Li Xiguang, sur le même sujet, est une rectification du premier en partie à cause de l’amélioration conjoncturelle des relations sino-américaines.L’ouvrage de Fang Ning, Wang Xiaodong et Song Qiang mérite d’être mentionné pour deux raisons: Premièrement, il peut être considéré comme la suite du livre "La Chine peut dire non", moins ostentatoire, mieux emballé sur le plan rhétorique, un des rares livres qui occupent encore à la fin de 1999 le terrain nationaliste. Deuxièmement, Fang Ning et Wang Xiaodong étaient les deux principaux organisateurs des deux sondages mentionnés ci dessus qui révèlent de façon spectaculaire le sentiment anti-américain de la jeunesse chinoise. Song Qiang et Qiao Bian (le rédacteur du livre) sont tous les deux les auteurs du livre "La Chine peut dire non" qui est inspiré directement de ces deux sondages selon Qiao Bian12. Ce tour d’horizon généalogique est important, car il permet de comprendre que "le Club qui dit non" se limite à moins de dix personnes et que le livre "La Chine peut dire non" n’était probablement qu'un produit opportuniste. Wang Lixiong, l’auteur du célèbre roman fiction politique "Le péril jaune", n’hésitait pas affirmer que le nationalisme exprimé par "La Chine peut dire non" était une réussite exemplaire de manipulation commerciale appliquée à la politique. 13

10 Voir J.-P. Béja, Perspectives chinoises n° 37 septembre/octobre 1996, p. 68.11 Ces titres n’ont rarement d’autre intérêt que sur le plan commercial excepté La Chine peut encore dire non (zhongguo haishi neng shuo bu) qui est issue des mêmes auteurs de l'ouvrage "La Chine peut dire non". Ce dernier invite, cette-fois-ci les Chinois à dire non au Japon. Ce n'est guère du goût du gouvernement. C'est pourquoi le livre est très vite retiré du marché. 12 Voir Huaxia Wenzhe, une des meilleures revues sur le net n° 455 décembre 1999. Le fait que les auteurs de La Chine peut dire non aient été invités à visiter les États-Unis constitue objectivement un encouragement très appréciable pour les auteurs et pour leurs imitateurs. 13 Voir Wang Lixiong, Il n'existe plus de fondement pour aucun 'isme' en Chine, dans l'ouvrage collectif How China faces the West, Zhongguo ruhe miandui xifang Xiao Pang, sous la dir. Mingjing chubanshe, Hong Kong 1997, p. 80.

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Compte tenu de la représentativité du "Club qui dit non" et de la dépendance de la Chine vis à vis des capitaux et de la technologie de l’Occident, le sentiment anti-américain pourrait rester au niveau de la gesticulation politicienne sans véritable conséquence sur les relations bilatérales sino-américaines. Mais reste la question de Taiwan, un des vestiges de la Guerre Froide. La question de Taiwan représente un enjeu stratégique pour le régime communiste Chinois. Pékin mobilise aisément la population avec ce levier en faisant appel au mythe historique de "l’unification" comme prédestiné de la nation chinoise et en désignant le gouvernement de Taiwan comme traître à la nation et les Américains comme ennemis de la nation. Démocratie désormais reconnue par la société internationale, affichant un succès économique indéniable, Taiwan constitue une double menace pour la légitimité du régime communiste. La réussite économique et politique de l’île dément à tout instant le discours officiel du Parti qui, déjà sur la défensive après l’effondrement du système communiste en Europe de l’Est, impute à la culture traditionnelle chinoise l’impossibilité d'appliquer la démocratie à l’occidentale à la Chine. Par conséquent, Taiwan présente un réel danger pour la nation chinoise : non pas parce qu’il divise la nation comme l’affirme le régime, mais parce qu’il défie politiquement le système communiste et sape son fondement. De ce point de vue, le risque de guerre dans le détroit de Taiwan est réel, parce que le régime communiste, dans le but de sauver sa peau, pourrait déclencher une guerre contre Taiwan au nom de l’unification de la patrie.

4. Le nationalisme comme stratégieLa tentation nationaliste de la Chine durant la décennie 1990 ne se limite pas qu’à une démarche gouvernementale en vue d’élargir la base de sa légitimité et aux réactions émotionnelles de la population. Elle gagne aussi le milieu des intellectuels. Les trois principales revues intellectuelles non officielles, le bimensuel "Stratégie et Gestion", se réclamant de la reconstitution du lien avec la tradition de l’école des "études réelles" (shixue) de la fin de la dynastie des Ming, "Orient" (dongfang, ce nom n’est pas sans rappel à la revue du même nom qui survécut entre 1904-1948, et un des principaux organes culturels de tendance conservatrice) et "Dushu", 14 participent avec énergie à ce regain de nationalisme. Selon les approches des uns et des autres, on peut classer le nationalisme prôné par les intellectuels en deux catégories différentes : le nationalisme idéologique comme stratégie de rechange, le nationalisme moral nostalgique contre l’impérialisme culturel de l’Occident.Sensibles au besoin d’une idéologie de substitution du pouvoir, certains intellectuels se dépêchent de réagir dans le sens du gouvernement même immédiatement après le massacre de juin 1989. He Xin, par exemple, critique littéraire, propose au gouvernement des mesures concrètes telles qu’exiler les dissidents à l’étranger, acheter le silence des intellectuels en leur accordant des primes de recherches et en les spécialisant dans les domaines apolitiques, afin de balayer méthodiquement l’influence des dix ans du mouvement des Lumières. Aussi se voit-il attribuer certains privilèges par le pouvoir allant du droit d’être publié en première page du Quotidien du peuple jusqu’à l’obtention d’un appartement de quatre pièces donné par l’institut de recherches de la littérature de l’Académie des sciences sociales15.

14 Stratégie et gestion et Orient sont éditées par des associations détachées de la tutelle spécifique d'un danwei (unité de travail); Dushu gérée par la maison d'édition Sanlian à Pékin est une revue de réputation libérale jusqu'en milieu 1990 avant qu'il lui soi reproché de virer à la nouvelle gauche.15 Voir l'article sur He Xin dans l'ouvrage dirigé par Helmut Martin et Qi Mo “ Bibliographies des célèbres intellectuels de la Chine continental ” (dalu dangdai wenhua mingren pingzhuan) Zhengzhong shuju, Taipei, 1995, p. 588-612.

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Tout en se gardant de mettre en cause l’idéologie officielle, He Xin propose une sorte de realpolitik en renforçant l’idéologie actuelle par une dose de nationalisme. Incapable de s’affranchir du moule nationaliste, He Xin propose une recette aux ingrédients déjà connus: anti-américanisme et exploitation des ressources de la culture traditionnelle. Fin 1990, He Xin écrit : "Le véritable objectif de la stratégie chinoise des États-Unis consiste à conduire la Chine, par la voie du développement capitaliste, à la division et à l'éclatement jusqu’à l’appartenance au système économique et politique du capitalisme mondial découlant des intérêts globaux américains dans un rapport de dépendance verticale16." En 1992, dans un rapport intitulé "Réflexions sur la question idéologique", destiné à Deng Xiaoping, He Xin, en s'appuyant sur la théorie de Deng Xiaoping concernant le socialisme aux couleurs chinoises, préconise: "Il faudra considérer spécialement le patriotisme et le nationalisme qui exhortent l’esprit national chinois et sa tradition culturelle comme le noyau du contenu de l’idéologie contemporaine. Il faudra inculquer surtout aux intellectuels et aux fonctionnaires l’idéologie politique et patriotique en tant que spiritualité sublimée ontologique basée sur les intérêts nationaux.".17 Il fait au gouvernement la proposition suivante: "notre pays doit démarrer la machine de propagande pour dénoncer auprès du peuple chinois la volonté d’anéantir la Chine des Américains, cultiver la mentalité de haine envers les ennemis et former un esprit national centripète." 18 Parmi les têtes pensantes, He Xin est un cynique hors du commun. Il se positionne comme l’idéologue d’après le 4 juin en s’attribuant la tâche de justifier la nécessité de la politique de la répression du gouvernement. Activiste anti-traditionaliste pendant la fièvre culturelle de la décennie de 1980, He Xin se transforme aussitôt en conseiller du Prince en déclarant publiquement sa totale approbation à la décision résolue de la direction du Parti d’écraser les émeutes étudiantes. Apprécié et protégé par certains durs du Parti, He Xin a réussi à obtenir quelques titres officiels: vice directeur du centre des recherches stratégiques du conseil d’État, membre de la Conférence consultative nationale depuis 1991. Pendant les premières années après Tiananmen, il se fait remarquer même par la presse occidentale en brisant le silence intellectuel et en soutenant le pouvoir en place. Tantôt communiste déterminé, tantôt nationaliste habile, tantôt réformiste convaincu, tantôt conservateur intransigeant, il est guidé purement par ses propos intérêts et ce, sans aucune vergogne. Dans un climat d’indignation où tout rapprochement avec le gouvernement était considéré comme honteux, He Xin ne se cache même pas. Mais son opportunisme ostentatoire se heurte à un rejet catégorique de la part des intellectuels et finalement conduit rapidement à sa perte de crédibilité auprès de l’opinion publique formée au cours des années 1980. Très vite, il est délaissé par la presse officielle aussitôt que le pouvoir juge avoir moins besoin de lui. Sans réussir à devenir l’idéologue officiel d’après Tiananmen, il finit sa carrière comme un intellectuel bouche-trou.Moins ostentatoire dans son soutien au pouvoir et plus ambigu par rapport à l’idéologie officielle, le nationalisme de Xiao Gongqin est sans doute plus sincère que celui de He Xin.Historien et professeur de l’Université Huadong (Est de Chine) à Shanghai, Xiao s’est fait remarquer par sa position résolue en faveur du néo-autoritarisme en participant activement au débat en 1988. En avril 1994, dans le colloque organisé par la revue "Stratégie et gestion", premier du genre en Chine populaire, sur le thème "Le contexte mondial en changement et le nationalisme", Xiao prononce un discours qui fera date: "Le nationalisme et l’idéologie dans la période de transition en Chine". 16 Voir He Xin, Plaidoyer pour la Chine (wei zhongguo shengbian) Shandong youyi chubanshe,1996, p. 256 17 Voir He Xin op. cit. p. 370.18 L'article est écrit en 1992, republié par la revue édité aux États-Unis China Times (zhongguo shidai) avril 1997.

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Au lieu de rester sur une discussion théorique concernant la conception du nationalisme comme la plupart des participants au colloque, Xiao pose d’emblée la question de la nécessité d’ériger le nationalisme comme idéologie pour la Chine actuelle. Fidèle à sa formation d’historien et à son éloquence rhétorique, Xiao donne une réponse affirmative à cette question après en avoir démontré les raisons historiques et contemporaines. Les arguments qu’il développe dans ce texte rappellent étrangement le fameux document "La réponse réaliste et le choix stratégique de la Chine après le grand changement en l’URSS": la situation nouvelle de la décennie 1990 nécessite le renforcement idéologique de la légitimité du Parti, et ce renforcement ne peut venir d’ailleurs que du nationalisme. Il s’efforce, sur le plan théorique et historique, de justifier l’adoption du nationalisme comme idéologie complémentaire et de réhabiliter le confucianisme afin d’en faire son noyau. Mais ce qui est intéressant dans ce texte de Xiao Gongqin, ce n’est pas son effort de justification, mais sa proposition d’une interprétation de la réalité de la Chine des années 1990 au niveau idéologique.Selon lui, intégration du nationalisme dans l’idéologie officielle n’est pas une chose à proposer, mais dans une certaine mesure, déjà une réalité! Il cite les paroles de Deng Xiaoping ("Je suis fils du peuple chinois"), l’importance de la question de Taiwan, les participations symboliques de hauts dirigeants du pays dans les cérémonies solennelle consacrées aux ancêtres mythiques du peuple Han et le renforcement de l’éducation patriotique dans les écoles comme preuves du retour du nationalisme dans l’idéologie officielle. Cette démonstration est convaincante mais elle n’est pas difficile puisque les différents acteurs de l'après Tiananmen (la deuxième génération des hauts dirigeants du Parti, He Xin etc.) ont déjà proposé et réclamé le nationalisme. Un peu plus tard, la presse de Hong Kong et celle de l’Occident allaient parler abondamment de ce phénomène de regain du nationalisme en Chine. Mais l’intérêt de son analyse est qu’elle est la première tentative de synthèse sur l’introduction du nationalisme dans la politique du Parti communiste après l’écrasement du mouvement des étudiants de 1989, et cette synthèse ne sera pas démentie par les autorités. Sur le plan des idées, ce texte constitue également le tout premier essai de théorisation du nationalisme idéologique. 19 Lorsque Xiao Gongqin s’efforce de justifier le nationalisme par la nécessité de renforcer la force centripète de la nation sur le plan de la politique intérieure, d’autres intellectuels tentent d’élaborer une géostratégie adaptée au nouvel ordre national et international. Ils mettent en avant les intérêts de la nation. Se situant strictement sur le plan de la relation entre la Chine et le monde, ils évitent soigneusement les épineux problèmes intérieurs et ignorent les questions sensibles d’ordre idéologique et politique. Ils réduisent à une seule dimension géopolitique tous les problèmes provenant de quarante ans de domination communiste ou des effets pervers de la réforme et de l’ouverture ; ils tentent ainsi de construire une idéologie nationaliste en soulignant l’importance du collectif et en préconisant un renforcement du rôle de l’État. Bien entendu, la politique de musellement de tout opposant et le contrôle de la presse par le gouvernement interdisent par avance tout débat public sur des questions politiques ou idéologiques ; seuls les points de vue qui ne dérangent pas les autorités ont une chance d’être publiés. Mais, même les intellectuels exilés ou vivant à l’étranger, surtout aux États-Unis - alors qu’ils ne sont pas tenus, en principe, de plaire au gouvernement chinois -, participent parfois énergiquement à cette construction d’une nouvelle idéologie nationaliste. Le choix de ces intellectuels s’explique par deux raisons : la première est qu’ils espèrent faire sortir au plus vite les autorités actuelles de l’impasse idéologique du communisme ; la deuxième repose sur une analyse de l’évolution du rapport de forces après la guerre froide et se présente souvent comme une réaction au débat américain sur la

19 Ce texte a été publié par la même revue Stratégie et gestion dans le n° 4 1994.

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stratégie à adopter vis-à-vis de la montée en puissance de la Chine. Pour eux, les stratégies respectives ou cumulées de "containment" ou d’engagement vis-à-vis de la Chine ont pour but de limiter le développement de la Chine et les dégâts éventuels causés aux intérêts américains par une expansion de la Chine. La théorie du choc des civilisations au XXIe siècle, selon laquelle les conflits les plus importants entre les peuples ne seront ni politiques, ni idéologiques, ni économiques, mais culturels - Occident contre Islam ou Chine conte Occident, etc. (théorie formulée par l’universitaire américain S. Huntington) -, est interprétée comme une peur culturelle, voire raciale, de l’Occident, servant de base idéologique à l’hostilité envers la Chine. La Chine doit donc, à tout prix, devenir puissante pour gagner la course vers le XXIe siècle et montrer au monde entier la supériorité de la culture chinoise. En autres termes, c’est un nationalisme stratégique contre l’hégémonisme américain que les intellectuels entendent construire.Wu Guoguang, par exemple, ex-conseiller de Zhao Ziyang (ex-secrétaire général du PCC, limogé à la suite du mouvement de Tiananmen), et l’un des rédacteurs du programme de la Fédération pour la démocratie en Chine, préconise en 1996 dans la revue de l’Université chinoise de Hong Kong, la nécessité de construire « un nationalisme rationnel contre le containment de la Chine par l’Occident20. Ding Xueliang, un autre intellectuel qui avait participé activement au débat sur le néo-autoritarisme connu pour ses idées ouvertes, résidant actuellement en Australie, lance un appel solennel au gouvernement chinois dans un article publié par la revue intellectuelle de Hong Kong "Ming Pao Monthly". Il lui préconise d’adopter le nationalisme pour faire face à l’hégémonisme américain. Plus radical que Wu, Ding se livre à ce calcul pour le gouvernement communiste chinois: "dans le conflit sino-américain, une Chine communiste n’a point de possibilité de gagner contre les États-Unis; une Chine nationaliste contre les États-Unis, à court terme, peut réduire les dégâts, à moyen terme, fera match nul; à long terme, elle peut l’emporter"21. En exagérant la stratégie de "containment" des États-Unis envers la Chine, en mettant en avant l’agressivité des États-Unis et en dramatisant le danger venant de l’extérieur, ces intellectuels espèrent convaincre le gouvernement chinois d'abandonner le communisme afin d’embrasser pleinement le nationalisme. Le nationalisme prôné par les intellectuels comme Xiao Gongqin, Wu Guoguang, Ding Xueliang etc. repose sur une conviction commune: le nationalisme est un moyen de réaliser la modernisation de la nation, objectif devenu séculaire à partir de la deuxième moitié du siècle dernier. Pour Xiao qui se soucie plus que les autres du vide légué par le communisme déserté, la politique de la reforme signifie la réconciliation des communistes avec la mission nationale de modernisation. Mieux encore c’est à partir de la réforme que la Chine débute véritablement sa modernisation puisque Xiao désigne Deng Xiaoping comme le père de la modernisation de la Chine. Comme s’il ne s’était rien passé pendant les 50 ans de domination du communisme! Il suffirait de les oublier et d'adopter le nationalisme à la place du communisme pour que l’objectif de la modernisation soit atteint.Au lieu de s’appuyer sur le besoin de nouvelles ressources idéologiques du régime, la tendance représentée par Wu et Ding tente d’exploiter les conflits avec l’Occident surgis après dix ans d’ouverture de la Chine. Wu Guoguang et Ding Xueliang sont tous deux démocrates: l’un pense qu’un nationalisme rationnel conduirait la Chine vers la voie de la démocratie et l’autre croit que le communisme n’est pas aussi efficace que le nationalisme pour défendre les intérêts de la Chine face aux États-Unis démocratiques. Ding se révèle sincèrement du côté du pouvoir en lui suggérant de changer d’idéologie afin de gagner le conflit sino-américain. Le nationalisme est ici présenté comme la recette miracle pour sortir la Chine à la fois de son état de faiblesse et du communisme alors que le

20. Voir la revue Twenty first Century, numéro d'avril 1996.21 Voir la revue Ming Pao Monthly, numéro de janvier 2000.

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nationalisme de Xiao peut jouer un rôle dissolvant pour fondre l’histoire et la réalité du communisme. Mais si éloquents que soient-ces intellectuels dans leur argumentation, ils possèdent la même faiblesse: le nationalisme n'est qu'un moyen pour résoudre les problèmes du court terme, alors que le communisme qu'il est censé remplacer est un système de valeurs, une architecture qui donne sens. Cette faiblesse est de taille considérable voire fatale pour la nation. Une nation moderne ne saurait se fonder sur de simples considérations d'intérêts. Pour que le gouvernement abandonne ouvertement l’idéologie communiste moribonde et suive la logique nationaliste jusqu’au bout, il faudrait qu'il se contraigne à ouvrir une vague de surenchère nationaliste. Il risquerait ainsi de perdre l’assise de sa dictature.

5. Le nationalisme moralLe nationalisme exprimé par les intellectuels chinois prend souvent deux formes qui relèvent du domaine culturel : un nationalisme nostalgique de la grande culture chinoise et un « national criticisme » qui dénonce l’emprise culturelle de l’Occident sur les pays du Tiers-Monde. L’un s’appuie sur une conception idéalisée du sino-centrisme classique, l’autre emprunte les théories post-modernes de l’Occident pour critiquer l’Occident.A partir de 1992, on entend ici ou là des discours sur la supériorité de la culture chinoise. La plupart de ces discours se fondent à la fois sur la bulle économique provoquée en Chine par l’inspection de Deng Xiaoping dans le Sud en 1992 et la croissance des "petits tigres" de l’Asie du Sud-Est. Le professeur Ji Xianlin, un des intellectuels chinois les plus en vue, prédit : « Au XXIe siècle, la culture occidentale cèdera la place à l’Orient, la culture de l’humanité atteindra une nouvelle ère"22 Des universitaires de Hong Kong et de Taiwan vont jusqu'à parler de "Cercle économique de la Grande Chine"23. Chen Lai, professeur de philosophie à l’Université de Pékin, présente en 1994 la culture confucéenne comme une des sources potentielles pour renouveler la société mondiale. Il déclare qu'après les sévères critiques dont elle a été l'objet au XXe siècle, elle renaît de ses cendres24. Jiang Qing, un jeune chercheur de Shenzhen connu pour ses prises de position radicales, publie un article dans lequel il propose une reconstruction de la culture politique chinoise selon le modèle Gong Yang (un Classique des commentaires de la Chronique de Lu Chun Qiu) Il annonce par la suite que la société civile chinoise sera confucéenne. 25.Concourant à cette fierté culturelle retrouvée, certains commencent à remettre en cause les activistes culturels des années 1980. Shi Zhong invente le néologisme de "racisme auto-dirigé" (nixiang zhongzuzhuyi) pour dénoncer les intellectuels chinois qui croient en l’infériorité de la race chinoise.26

Dans cette perspective, il est difficile de ne pas voir une convergence idéologique entre le discours nostalgique de la grande culture chinoise et le débat sur les valeurs asiatiques qui agite les pays de l’Est asiatique et suscite un vif intérêt en Occident. Ce débat a été lancé au début des années 1990 par des homme politiques comme le Singapourien Lee Kuan Yew et le malaisien Mahathir Mohamad. Ces derniers tentent de justifier le succès économique obtenu par les « petits dragons « (Taiwan, Hong Kong, Corée du Sud et Singapour) par des valeurs morales spécifiquement asiatiques, à savoir l’esprit de famille, le sens de la communauté, le respect de l’autorité etc.. Ce discours est qualifié d’asiatisme en Occident.

22 Voir Ji Xianlin, "21e siècle: l'ère de la culture orientale", Sélection Xinhua (Xinhua wenzhe) n° 5 1992.23 Voir Fu Dongcheng, Hong Kong, Taiwan, Chine continentale: La perspective de l’union économique, Zhongyang ribao, 5 février 1992. 3 Dushu, n° 9, 1994, p. 155.24 Zhongguo Wenhua (Culture chinoise), n° 6, septembre 1992, pp. 165-166.25 Chinese Social Sciences Quarterly, Hong Kong, mai 1993, p. 170.26 Voir Shi Zhong, Du racisme auto-dirigé au nationalisme chinois, Ming Pao Monthly, Hong Kong, sept. 1996.

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"Par asiatisme, nous entendons la tentative d’énoncer un discours idéologique d’un type nouveau, orienté d'abord non par une idée sur l'homme, et encore moins sur le monde, mais par une idée de l'histoire et du destin de sociétés asiatique. Ce discours vise à faire apparaître une ‘asianité’, c’est à dire une identité commune aux sociétés asiatiques, par opposition aux caractéristiques occidentales."27

La déclaration de Bangkok de mars 1993, revendiquant une version asiatique des Droits de l'Homme, peut être considérée comme une stratégie commune des certains gouvernements de type autoritaire asiatique tels comme ceux de Singapour ou de Malaisie auxquels le gouvernement chinois s’associe pour répondre aux exigences de l’Occident en la matière. Pourtant, le débat proprement dit sur les valeurs asiatiques n’a pas eu autant d’échos positifs qu’on pourrait le croire en Chine même dans les années 1990. En août 1995, Li Shenzhi, ex-vice recteur de l’Académie des sciences sociales de Chine, un des leaders de l’aile libérale des intellectuels, constate que les milieux intellectuels n’ont pas prêté suffisamment d’attention au concept des valeurs asiatiques. Lui-même propose de remplacer le concept de valeurs asiatiques par celui de valeurs globales (quanqiu jiazhi).28

Pour He Jiadong, un autre libéral convaincu, le concept de valeurs asiatiques n’est qu’une nouvelle version du "cercle de prospérité commune de la grande Asie de l’Est" (Da dongya gongrongquan) terme utilisé par les militaires japonais dans les années 1930 pour justifier leur agression en Asie.29 Le peu d’enthousiasme suscité par le débat sur les valeurs asiatiques en Chine est révélateur. Les partisans du nationalisme ne sont pas prêts à s’identifier à une idéologie provenant de la périphérie du monde sinisé. Les libéraux ne voient pas non plus dans les régimes autoritaires de l’Asie de l’Est un modèle à suivre. Du côté des nationalistes, les sources des valeurs chinoises ne peuvent se trouver que dans la tradition chinoise.Dans cette perspective, l’approche la plus synthétique est sans doute celle du jeune Sheng Hong. À partir de la fin 1995, Sheng Hong, économiste de l’Institut de l’Économie de l’Académie des Sciences Sociales publie une série d’articles annonçant que ses recherches ont abouti à une grande découverte. En utilisant la théorie des jeux, Sheng a mis à jour la grande injustice qui détermine les rapports commerciaux entre la Chine et l’Occident depuis la guerre de l’Opium en 1840. Il démontre que ceux-ci n'ont pas eu lieu sur un pied d'égalité. La faiblesse de la civilisation chinoise dans ses échanges avec l’Occident vient du fait qu’elle réagit selon un ordre moral qu’il baptise Universalisme (Tianxia Zhuyi) alors que l’Occident est régi par le nationalisme, sorte de darwinisme social. Pour Sheng Hong, dans l’ordre universaliste chinois, il n’existe ni distinction de races ou de nations, ni inégalités sociales ou politiques. Par conséquent il n’existe pas non plus de conflits entre nations et échanges commerciaux s'ils sont basés sur les principes de paix et de liberté. Partant de ce constat historique, Sheng Hong affirme qu’après avoir connu une période de régression de sa civilisation pendant laquelle l’universalisme chinois a cédé la place au nationalisme, l’humanité entière pourrait bénéficier du retour de l¹universalisme comme seule voie susceptible de sauver le monde soumis aujourd’hui à la loi de la jungle. Comment parvenir à cette fin noble et morale ? Sheng argumente que le nationalisme chinois moderne a gardé encore une certaine mémoire de sa morale universaliste et que l'adoption du nationalisme par la Chine n’est pas autre chose, aux yeux d’une bonne partie des intellectuels chinois, qu’une concession morale par rapport à l'idéal universaliste de la culture chinoise30.27 Voir J.-L. Domenach L’Asiatisme, une idéologie pour l’Asie? Dans L’Asie retrouvée, op. cit. p. .22.28 Voir Li Shenzhi, Les Valeurs asiatiques et les valeurs globales, dans La Voie chinoise (Zhongguo de daolu), Nanfang ribao chubanshe, Guangzhou, 2000, p. 21-36.29 Voir He Jiadong, Les Origines du concept de valeurs asiatiques, dans La Voie chinoise, op. cit. p. 158.30 Voir Sheng Hong, "Du nationalisme à l'universalisme", Stratégie et gestion, févier, 1996, p. 14-19.

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Il faut signaler que la théorie de Sheng Hong est loin d'être cohérente. Entre son premier article publié dans la revue Stratégie et Gestion en octobre 1995 et ses écrits ultérieurs - notamment ceux de février 1996 dans la même revue, et d'avril 1997 dans le Journal de la Jeunesse de Pékin (Beijing qingnian bao) -, il hésite entre un sinocentrisme moral et civilisateur et un universalisme plus au moins ouvert quant aux rapports avec les autres civilisations. Mais son approche a attiré la plus vive attention du milieu intellectuel. Les deux revues intellectuelles "Stratégie et Gestion" et "Orient" ont organisé un colloque sur ce thème le 30 janvier 1996. La découverte de Sheng ne s'est pourtant attiré pratiquement que des critiques négatives, sauf de la part Shi Zhong31. Les participants au colloque indiquent que la notion d’ordre moral de la civilisation chinoise ancienne était non seulement infondée historiquement, mais totalement utopique. Pour Sun Liping, professeur de l’Université de Pékin, sociologue respecté par ses pairs, un des défauts majeurs de la thèse de Sheng réside moins dans l’idéalisation du passé que dans son ignorance de la dimension institutionnelle de la civilisation qu'il étudie. La supériorité d’une civilisation, (en supposant qu'elle existe) découle non seulement de ses bonnes intentions morale, mais aussi de sa capacité à compenser ses défauts par l’édification d¹institutions politiques et sociales. En d’autres termes, la civilisation chinoise, même si l’on admet qu’elle possédait des éléments nobles et pacifiques, n’a pas su trouver les moyens de les réaliser. En clair, la Chine n’a pas inventé la démocratie.32

Outre la question de fond posée par Sheng Hong, faut-il voir dans ce débat sur la supériorité de la civilisation chinoise un écho à celui sur les valeurs asiatiques dans les pays de l’Asie orientale ? Pas sûr. Sur le plan intérieur, cette nostalgie moraliste d'un vieil ordre semble avoir pour mission de combler les lacunes du nationalisme contemporain en termes de valeurs, de lui fournir une base morale et de relier ainsi le nationalisme politique au conservatisme culturel.

6. Le national criticisme

La deuxième forme de nationalisme culturel - le national criticisme - trouve ses représentants dans les rangs de jeunes critiques littéraires et de sociologues souvent formés en Occident. Ils transforment leur faiblesse dans le domaine des études classiques à leur avantage en épousant des théories occidentales plus récentes et souvent radicales. On parle de théories « post-modernistes », « post-structuralistes » et « post-coloniales ». Foucault, Liotard, Derrida, Edward Said sont parmi les penseurs occidentaux les plus cités. Ils exercent de manière convergente une influence non négligeable. Le point commun entre ces jeunes théoriciens est qu’ils mettent l’accent sur la spécificité chinoise et réfutent l’universalisme de la modernité.Les adeptes chinois de la théorie post-coloniale se positionnent comme les défenseurs rationnels et les interprètes autorisés d¹une culture nationale opprimée. Ils manient les idées issues de la théorie de Said comme une arme contre les courants modernistes inspirés de l’Occident. Ils fustigent tous ceux qui cherchent à introduire en Chine des innovations en provenance de l’étranger et les dénoncent comme agents compradores - conscients ou inconscients - de l’impérialisme culturel occidental. Les intellectuels qui manient ces idées apportent évidemment de l’eau au moulin du pouvoir en place. Zhang Kuan, un éminent

31 Shi Zhong n’est que l’alias de Wang Xiaodong, un des membres les plus actifs du " Club qui dit non".32 Voir Sun Liping, dans Stratégie et gestion, n° 2 1996 p. 7-93 et aussi l’article de Xu Youyu dans le même numéro.

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docteur en sciences humaines et célèbre interprète de la théorie de E. Said, n’hésite pas à publier dans Liaowang (Perspectives), revue officielle du régime, les réflexions suivantes :« Depuis un certain nombre d’années, nous avons perdu le courage de défier et de refuser le discours impérialiste et colonialiste de l’Occident. Par exemple, sur les questions des Droits de l'Homme, de l’économie de marché, de la propriété intellectuelle, nous nous retrouvons toujours en position défensive dans les négociations avec les pays occidentaux. Une des causes en est que nous sommes encore sous le contrôle du discours impérialiste de l’Occident »33.Cet appel du pied rencontre - il fallait s’y attendre - les faveurs du régime. Citons un article du mensuel Zhongliu, revue théorique du courant conservateur au sein du Parti, qualifié de « bastion de l’ultra-conservatisme « . L’article, daté de janvier 1996, s’intitule : »Faut-il ou non être vigilant et résister au colonialisme culturel ? ».L’auteur répond à la question par l’affirmative et renchérit en déclarant que la résistance se doit d’être « claire, consciente et résolue ». Les principaux représentants du courant post-moderniste reconnus par leurs pairs sont deux jeunes critiques littéraires de Pékin : ZhangYiwu, professeur à l’Université de Pékin et Chen Xiaoming, chercheur à l’Académie des Sciences sociales de Chine. Xu Jilin, un des intellectuels déjà actifs dans le débat dit de la « fièvre culturelle » des années 80 note : « Au cours des six premiers mois de 1994, si vous ouvriez n’importe quelle revue influente dans le domaine des idées et de la culture, vous trouviez des articles de Chen Xiaoming et de Zhang Yiwu prônant la théorie post-moderniste, la post-coloniale ou celle du post-new age, etc. 34» . Dans un article intitulé "Le point de vue ‘post-oriental"35, Chen Xiaoming constate que la reconnaissance par les autorités occidentales des œuvres littéraires, artistiques et même des résultats de recherches est devenu le critère non écrit mais absolu du succès. Pour Chen, les films primés en Occident, comme « Le Sorgho rouge » de Zhang Yimou, sont des exemples caractéristiques. Ce sont des créations fabriquées dans le dessein de plaire aux spectateurs occidentaux et c’est la preuve que la culture chinoise est une culture vassale de celle de l’Occident hégémonique.Si Chen Xiaoming s’efforce de « traverser l’apparence historique post-colonialiste » (sous-titre de son article précité) sans en voir la sortie, Zhang Yiwu se montre beaucoup plus optimiste en déclarant que « les intellectuels continentaux d’aujourd’hui travaillant dans le domaine de la théorisation à partir d’un point de vue post-colonial et tiers-mondiste, ont changé complètement la position de vassalité inconditionnelle des intellectuels des années 80 soumis au discours des Lumières. La passion fanatique pour la modernité s¹est estompée. Ils commencent déjà à refuser et à repenser cette position d’alors afin de chercher de nouvelles possibilités"36 . Comme Zhang Kuan, Zhang Yiwu, s’aventure sur le terrain des valeurs. Dans le même article, il indique qu’aussi bien le discours sur les Droits de l'Homme des gouvernements occidentaux que la mise en scène délibérée de la politique chinoise ont réduit cette dernière à une sorte de marchandise susceptible de reproduction. Les Droits de l'Homme sont depuis longtemps devenus une manière d’échange pour contrôler le marché chinois et son commerce, une dernière illusion pour définir la Chine comme l’Autre.37 Paradoxe des paradoxes... Ceux qui manient le criticisme post-colonial oublient que leur théorie fétiche est un pur produit de l’Occident ! Ces intellectuels, en saisissant le vide idéologique et l’absence de cohérence des discours officiels, proposent leurs services sans

33Liaowang, n° 27, 1995. 34 Twenty-first Century Bimonthly, n°29, p. 136.35 Post-colonial Criticism and Cultural Identity, Edition Rye Field, Taipei, Taiwan, 1995.36 Voir Twenty-first Century Bimonthly, n°28, pp. 128-135.37 Ibid.

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attendre l’appel du gouvernement et volent spontanément au secours d’un régime à l’autorité défaillante.Cette vague dite des « trois post » (post-colonialiste, post-moderniste, post-structuraliste) constitue certainement un des phénomènes les plus marquants du bouillonnement d’idées de la Chine des années 90, mais il est loin de faire l'unanimité auprès des intellectuels. Les articles, dénonçant le déferlement d’un courant néo-conservateur, publiés dans la prestigieuse revue éditée par l’Université Chinoise de Hong Kong, Twenty-first century, en février 1995, par Zhao Yiheng et Xu Ben, qui, tous deux enseignent actuellement en Occident, ont suscité de très vives réactions38. En même temps en Chine, Lei Yi, rédacteur en chef adjoint de la revue "Jindai shi yanjiu" (Études d’histoire moderne), critique les tenants de cette vague et les accuse d’avoir abandonné le véritable esprit du post-modernisme et du post-colonialisme. Au lieu de déconstruire la pensée centrale, orthodoxe, dominante en Chine, ils cherchent à critiquer, à accuser et à évincer les courants périphériques, marginaux et dominés39. En parlant du renouveau confucianiste asiatique, Y. Chevrier indique que "la réponse du faible au fort devient l’affirmation d’une force et d’une centralité : d’une post-occidentalité. L’un des facteurs essentiels de cette situation nouvelle ne doit rien au confucianisme, ni même à l’Asie : les remises en question « postmodernes » de la modernité proviennent de l’évolution des sociétés occidentales autant que des résistances et de la montée en puissance des ex-périphéries."40 Cette remarque rend encore mieux compte de ces national-criticistes « postmodernes » chinois.

7. L'identité politique et l'identité culturelleSans aller trop loin dans la querelle de la réinterprétation du rôle de la tradition et surtout de celui de confucianisme dans le processus de modernisation—qui sera inévitable—et dans celui d'acculturation de la post-occidentalité en Chine, il ne faut pas se tromper sur la tentative de réinvention de la tradition d'un Sheng Hong ou sur la réappropriation des théories postmodernes contre l'Occident d'un Zhang Yiwu ou d'un Zhang Kuan. Ces réflexions ne peuvent être réduites à des simples serments flatteurs isolés envers le gouvernement. Elle reflètent, elle révèlent un sentiment d'égarement sur le chemin interminable de la quête de l'identité moderne de la nation chinoise. L'identité chinoise était fondé sur la certitude de la supériorité de la civilisation chinoise. Avec les défaites des forces de la dynastie des Qing devant les canons et les navires des pays occidentaux, la conviction profonde qu'avaient lettrés et mandarins de la vocation universaliste de leur culture est partie en fumée, ce qui a provoqué une crise identitaire. Cette crise, ressentie de manière particulièrement douloureuse par les intellectuels de l'époque, s'est révélée d'autant plus profonde qu'elle s'est avérée durable. Du milieu du 19e siècle jusqu'en 1949, année de la fondation de la République populaire de Chine, le débat sur l'identité n'a jamais connu de cesse. Mais la quête d'une identité nationale est composée en réalité de deux aspects indissociables. D'un côté, la redéfinition de l'identité culturelle souvent au travers d'une réinvention de la tradition, et la construction d'un Etat-nation en route vers un processus révolutionnaire de l'autre. L'établissement du régime communiste avait cristallisé provisoirement la quête d'identité nationale. Le nationalisme avait trouvé, dans la fondation de la République communiste, un formidable refuge. Depuis, la Chine a été totalement fermée sur elle-même, hermétique à tout courant de pensée autre que l'idéologie communiste. La conviction de la supériorité de la culture chinoise a été

38 Voir Twenty-first Century Bimonthly, n°27, pp. 4-27.39 Dushu, avril 1995, p. 20.40 Voir Y. Chevrier Le Génie du confucianisme, dans l’Asie retrouvée, sous la dir. D. Camroux et J.-L. Domenach, Paris Seuil 1997, p. 210.

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remplacée par celle de la supériorité du communisme, et l'universalisme chinois par celui du communisme.La politique d'ouverture menée par Deng Xiaoping a fait éclater cet univers clos, la crise identitaire revient de plus belle à l'ordre du jour sous la forme d'une double quête, celle d'une affirmation de soi culturelle et celle d'un réexamen du rapport Chine-Occident. A l'avènement de l'époque industrielle, l'Occident cherchant à secouer le joug des pesanteurs religieuses affirmait le désenchantement du monde. La Chine aujourd'hui semble avoir connu un double désenchantement. Le premier est celui du communisme qui a été soutenu en profondeur par un rêve millénaire d'une fiction paysanne égalitaire. Trente ans de fermeture avaient finalement eu pour conséquence de stimuler le désir de l'ouverture et d'en précipiter le rythme. La conviction de la supériorité du communisme s'est évaporée. Fini le rêve utopique, démoli le refuge.Le second désenchantement est l'effondrement du mythe de “l'Occident idéal” qui, pendant dix ans (de 1979 à 1989), a fonctionné comme un négatif photographique face à la réalité de la dictature prolétarienne chinoise. La contradiction entre le discours de défense des Droits de l'Homme et la realpolitik, le contraste entre les principes idéologiques de la démocratie et la réalité complexe des sociétés occidentales ont brisé l'image d'un Occident modèle. Si le désenchantement du communisme suscite la résurgence de l'esprit national (retour au confucianisme, engouement pour le passé), parallèlement, la désillusion de l'Occident idéal aboutit au désir d'une mise en compétition avec un univers devenu trivial qu'il suffirait de retoucher ou de siniser pour s'en approprier sans frein les conquêtes et les attributs.Introduisant le doute envers soi et envers autrui, ce double désenchantement engendre une double crise identitaire: politique et culturelle d'autant plus accentuée qu'une tension interne la sous-tend. Avec la désillusion du communisme disparaissent les valeurs d'identification telles que l'égalité, la justice etc.. Le recours du pouvoir aux valeurs traditionnelles revient à reconnaître en réalité l'absence de symboles affectifs. Comme la mise en cause des valeurs confucéennes était précisément due à leur incapacité à défendre la culture et à assurer au Chinois culturel son appartenance, ce retour à la tradition renforce le besoin de l'identification politique. Avec l'effondrement de l'idéologie totalitaire, l'Occident qu'on a cru longtemps dépassé revient avec ses différences culturelles, sa puissance économique, son arrogance stratégique et sa performance politique.La négation de l'idéologie du communisme chinois aurait pu être créatrice de valeurs si elle n'avait pas été neutralisée par l'effondrement d'un Occident idéal et surtout masquée par la force d'un Etat tout puissant. De ce point de vue, la crise identitaire de la Chine d'aujourd'hui comme d'hier est plus celle de l'insuffisance de l'identification politique que de l'identification culturelle. Aujourd'hui comme hier, tant que la culture chinoise n'aura pas réussi à supporter un régime politique capable de rassembler la nation autour de certaines valeurs d'identification, la crise identitaire est appelée à revenir de manière récurrente coïncidant avec la crise politique. En d'autres termes, la quête de l'identité nationale moderne chinoise signifie intrinsèquement Qui dois-je être? et non pas Qui suis-je? à proprement parler.

8. Le refus du nationalismeSous l'œil bienveillant du gouvernement et porté par le courant populiste du sentiment national, le débat sur le nationalisme commence, en 1995, à attirer l’attention du monde

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entier. Il provoque l’inquiétude devant " La revanche du monde chinois" et, en Occident, alimente le discours sur "la menace chinoise".41

Les dissidents chinois exilés y participent également. Un colloque sur ce thème est organisé en Hollande en octobre 1996, réunissant une cinquantaine d¹intellectuels chinois exilés ou universitaires venus de l’Europe, des États-Unis, de Corée, de Taiwan ou de Hong Kong.42 À l’intérieur comme à l’extérieur de la Chine, le thème nationaliste divise plus qu’il ne rapproche. Loin de confirmer l’inquiétude suscitée en Occident par le courant xénophobe, le milieu intellectuel chinois s'avère peu convaincu par les arguments nationalistes. Malgré la vigilance et la censure du pouvoir, une fois le débat lancé, les avis divergent. On s’étonne que les partisans du nationalisme ne l’emportent nullement sur les opposants, même à l’intérieur de la Chine.Parmi les 44 articles sur ce sujet rassemblés dans un recueil édité en Chine populaire, il n’y a que 5 ou 6 articles qui se prononcent clairement pour le nationalisme. Compte tenu de la multitude de définitions possibles du terme, les partisans d’un nationalisme xénophobe à l’instar des auteurs du livre "La Chine peut dire non" sont pratiquement inexistants, à l’exception de Wang Xiaodong.43 D’une manière générale donc, on ne peut pas affirmer que le nationalisme recrute des adeptes en masse chez les intellectuels de la Chine des années 1990. Au contraire, la majorité des intellectuels montrent une extrême prudence par rapport au nationalisme en général et refusent catégoriquement le nationalisme xénophobe en particulier.Le débat sur le nationalisme est un débat politico-idéologique et, par conséquent, le terrain est miné pour ceux qui y participent. Les publications à l’intérieur de la Chine sont nombreuses sur ce thème, mais il faut souvent les lire entre les lignes. Heureusement, les revues de Hong Kong, de Taiwan et de la mouvance de la dissidence exilée fournissent une fenêtre d’expression appréciable pour une partie des intellectuels à l’intérieur comme à l’extérieur de la Chine. Cette fenêtre permet également aux chercheurs de la Chine actuelle d’appréhender la réalité avec un point de vue moins déformé par la censure officielle. À partir du milieu des années 1990, la publication d'articles plus audacieux, à l’extérieur des frontières des la République populaire de Chine, sera tolérée et sur certains sujets, même s'il ne s¹agit pas de débats académiques mais plutôt de questions courantes, à condition de ne pas critiquer directement les dirigeants communistes. Le débat intellectuel aussi bien sur le nationalisme, sur le néo-conservatisme que sur le libéralisme ne se déroule plus exclusivement dans la presse spécialisée contrôlée par le gouvernement, mais à l’échelle internationale. Ce phénomène est renforcé par l’irruption de l’Internet.Les arguments du refus du nationalisme sont de deux ordres. Tout d’abord sur la question de fond. Dans un article critiquant la thèse de Wu Guoguang sur le nationalisme rationnel, Chen Yan, l’auteur du présent livre, attire l’attention sur le danger du nationalisme idéologique en 1996. Il y indique qu’il faut faire la distinction entre le nationalisme de la Chine moderne et celui d’aujourd’hui. Le premier était généralement dirigé contre la présence des forces coloniales sur son territoire alors que le second est érigé contre un ordre international établi dont les États-Unis sont l’incarnation. Il se fonde sur le rapport de forces et sur les intérêts nationaux.

41 Far Eastern Economic Review dans son numéro du 9 nov. 1995 par exemple a sorti une série d'articles et de reportages sur le Nouveau nationalisme chinois. La revanche du monde chinois a donné lieu a un livre du même nom en France de D. Haber et J. Mandelbaum, Economica, paris 1996.42 La revue bimensuelle de l'Université chinoise de Hong Kong Twenty First Century avait organisé dès la fin 1992 un colloque sur le nationalisme qui fait figure de prédécesseur du débat.43 Voir "les positions des intellectuels – le nationalisme et le destin de la Chine en transition" (zhishi fenzi lichang –minzu zhuyi yu zhuanxinqi zhongguo de mingyun), shidai wenyi chubanshe, Changchun, 2000. Ce livre réuni les principaux intellectuels, dans les deux camps, qui participent au débat sur le nationalisme.

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Selon Chen Yan, un nationalisme basé sur l¹intérêt matériel est dangereux. Premièrement, sur le plan international, il se heurte inévitablement à celui des autres nations et conduit tout droit au conflit. Il justifie la domination d’une nation sur une autre et soumet les relations internationales à une logique d’antagonisme et de guerre. Deuxièmement, sur le plan intérieur, ce nationalisme obéit à une logique collective fournissant le prétexte à écraser toutes les revendications de liberté et de démocratie au nom de la nation et de l’intérêt suprême de la nation. Par conséquent, un nationalisme insistant sur les intérêts collectifs, écrasant les individus, exaltant l’unité, ne conduit ni à la liberté individuelle ni à la réalisation des intérêts de la nation. Selon Chen Yan, il est évident qu’entre l’idéologie nationaliste et celle du communisme, une passerelle existe : le collectivisme.44

Ying-shi Yü, professeur de l’Université de Princeton aux États-Unis, indique que le nationalisme chinois est l’arme du gouvernement communiste pour contrer l¹aspiration aux Droits de l'Homme et à la démocratie.45 À l’intérieur de la Chine, certains intellectuels bravent tout de même la censure. Liu Xiaobo, une des vedettes intellectuelles anti-traditionalistes des années 1980, écrit depuis l’intérieur de la Chine, dans la revue de la dissidence exilée, "Printemps de Pékin", "le vrai visage de l'ultra-nationalisme est le refus des valeurs libérales et de la démocratie d’une part, l’approbation tacite des valeurs despotiques et du parti unique d’autre part."46 He Jiadong, un écrivain de la première génération communiste, publie en 1998 dans la revue "Stratégie et gestion" un remarquable article intitulé "Les Différences entre les Droits de l'Homme et ceux de la nation" que l’on peut qualifier de véritable plaidoyer pour les Droits de l'Homme et de réquisitoire contre le nationalisme. He Jiadong, se cachant derrière le paravent de l’esprit international du communisme et de son origine occidentale, rétorque que les partisans du nationalisme ignorent la réalité communiste d’une part et oublient la leçon de la conclusion catastrophique de la Révolution Culturelle de l’autre. Pour lui, la différence entre le libéralisme et le nationalisme est que le libéral considère que l’homme est le fondement d’une nation alors que le nationaliste soumet l’homme à la nation. Ignorer la question de Droits de l'Homme, exalter les droits de la nation sont précisément les erreurs fatales du nationalisme. Au tournant du siècle, dans un climat social cynique et une incertitude politique étouffante, He Jiadong, persécuté par le Parti à partir du début des années 1960, demeure toujours idéaliste et manifeste une rare ténacité à se battre contre toute forme de dictature. Il montre, dans ses écrits, une grande ouverture quant à la mondialisation en cours et un optimisme étonnant quant à l’avenir de l’humanité en indiquant que la mondialisation mènera à une nouvelle ère et non à la fin du monde, et que le seul chemin de salut de la Chine est l’intégration complète dans le système mondial. 47

Après avoir dénoncé le nationalisme sous son angle théorique, les intellectuels progressistes l¹attaquent également sous l’angle de l’efficacité. On se contentera ici de citer seulement l’une des critiques les plus efficaces qui provient de deux journalistes du Quotidien du peuple, Lin Zhijun et Ma Licheng, auteurs d’un best-seller politique "Affrontement".48 Dans un ouvrage intitulé "Le cri -Cinq voies en Chine contemporaine", Lin et Ma se livrent à une critique systématique des méfaits éventuels du nationalisme. Se

44 Voir Chen Yan, Le Danger du nationalisme en tant qu’idéologie dominante dans Twenty-First Century (Déc. 96)45 Voir Wang Pengling sous la dir. Le Nationalisme et l’avenir de la Chine (Minzuzhuyi et Zhongguo qiantu) Taipei, Shiying chubanshe, août 1997, p. 5.46 Voir Liu Xiaobo, L¹ultra-nationalisme de la Chine des années 1990, Printemps de Pékin, n° février 199747 Voir He Jiadong, Les différences entre les Droits de l'Homme et ceux de la nation, in Stratégie et gestion n°3 1998.48 Ma Licheng et Ling Zhijun, « Jiaofeng « (Affrontement).

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protégeant derrière la politique officielle d’ouverture, ils énumèrent trois conséquences néfastes du nationalisme.1)Un regain de nationalisme pourrait déranger voire briser la politique d’ouverture et la modernisation de la nation. Les deux auteurs évoquent l’isolement de la Chine pendant la Révolution culturelle et démontrent avec éloquence à quel point le succès de la réforme lancée par Deng Xiaoping s’est appuyé sur la politique d'ouverture. 2) Le nationalisme contribuerait à renforcer les forces séparatistes des minorités nationales. Ceci paraît évident. Étant donné le regain de tensions ethniques avec les Han au Tibet et au Xinjiang et la question explosive de Taiwan, le nationalisme ethnique est probablement le frein majeur qui empêche le pouvoir actuel de jouer davantage la carte du nationalisme à l¹intérieur des frontières. 3) Le nationalisme chinois stimulerait celui des autres nations contre la Chine. Sur ce point, les auteurs démontrent avec soin comment le gouvernement, des spécialistes géostratégiques et la presse officielle rejettent en bloc et condamnent avec fermeté le nationalisme indien en réagissant contre les essais nucléaires et les propos nationalistes du chef du gouvernement à propos de "la menace du Nord" (la Chine).49

Entre les partisans et les adversaires du nationalisme, se trouvent enfin ceux qui tentent une interprétation libérale du nationalisme que l’on peut qualifier de nationalisme démocratique. Zheng Yongnian, chercheur au East Asia Institute de Singapour, en est sans doute le meilleur exemple.Dans un ouvrage intitulé "La renaissance du nationalisme chinois" il essaie de le redéfinir à l'aide de trois aspects indissociables : la souveraineté nationale, la souveraineté étatique et celle de la population. La première assume la responsabilité des relations internationales de la nation, la deuxième garantit l’efficacité de l’action d’État sur le plan intérieur. La dernière est la plus importante : la souveraineté populaire sera, selon Zheng, le fondement et la charpente de l’État nation. Elle doit être nécessairement démocratique. Se situant sur un plan théorique, Zheng tente de ramener le nationalisme populiste et émotionnel vers un registre rationnel.50 Sans le soutien du pouvoir en place, et loin de susciter l’enthousiasme populaire, ce genre d’approche demeure jusqu’ici marginale et reste sans véritable écho.

9. L’arme à double tranchantLa mise en garde par le camp réformiste sous l’angle de l’efficacité politique s’adresse autant aux partisans du nationalisme qu’au pouvoir en place. En effet, la connivence apparente liant le gouvernement aux nationalistes ne suffit pas à transformer leurs relations en communauté d’intérêts, ces derniers étant multiformes.Pour le pouvoir en place, la carte du nationalisme est une arme à double tranchant. En recourant au confucianisme pour endiguer la détérioration générale de la moralité sociale, les autorités admettent de fait l’effondrement de l’idéologie marxiste, et de sa force mobilisatrice exercée si fortement sur le peuple chinois. Issu d’une fraction d’intellectuels anti-traditionalistes du mouvement du 4 mai 1919, le parti communiste chinois a été créé sous l’étendard de l’idéologie marxiste, et battait également le pavillon de l¹anti-confucianisme. La réintroduction du confucianisme dans les discours officiels soixante-dix

49 Voir Lin Zhijun et Ma Licheng, "Le cri -Cinq voies en Chine actuelle", (Huhan - dangjin Zhongguo de wuzhong shenyin) Guangzhou chubanshe, janvier 1999, P. 211-328. Les cinq voies de la Chine selon ce livre sont la voie principale (officielle), la voie du dogmatisme, la voie nationaliste, celle du féodalisme et celle de la démocratie. Le livre a connu moins de succès en Chine à Hong Kong et à Taiwan qu'"Affrontement", livre précédent des auteurs qui avait connu la célébrité pour avoir apporté de nombreuses informations sur la scène politique et idéologique. Mais la partie sur le nationalisme qui constitue le meilleur chapitre du livre, à mon sens, mérite plus de considération.50 Voir Zheng Yongnian, La renaissance du nationalisme chinois (Zhonggu minzuzhuyi de fuxing) Maison d’édition de Sanlian, Hong Kong, 1998.

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ans après la fondation du Parti signifie un revirement radical et la trahison de la révolution transformatrice poursuivie depuis un siècle dans la lignée de Sun Yat-sen, "le père de la révolution chinoise" En cherchant d’autres sources de légitimité que le communisme, le Parti risque d’aboutir tôt ou tard à une négation de lui-même. L’idéologie communiste, dépouillée de tous ses attraits utopiques, constitue pourtant encore le fondement du régime de Pékin et arme son bras lorsqu’il s’agit de réprimer. A terme, la préservation de l’idéologie officielle en tant qu¹armure de défense est extrêmement importante pour le régime, y compris vis-à-vis du nationalisme. L'attitude très ferme du gouvernement à l’égard de toutes les formes d’expressions nationalistes anti-japonaises illustrent parfaitement la position du pouvoir. Les mouvements anti-japonais, touchant à la querelle territoriale sur l’île Diaoyu (Sentaku en japonais), ou aux demandes d'indemnités de guerre auprès du Japon, sont invariablement réprimés. Car c’est contre le Japon que subsiste dans la population une vraie haine, dangereuse pour le régime. De même, l’exaltation du sentiment xénophobe de la population pourrait être dangereuse pour le pouvoir car il constituerait la porte ouverte à un isolement de la Chine et à une remise en cause de la politique d’ouverture menée depuis vingt ans. Le pouvoir de Pékin compte asseoir sa légitimité politique sur la réussite économique. Il ne peut ignorer l’importance vitale de l’ouverture de la Chine au monde extérieur. Une politique ultra-nationaliste, construite sur une confrontation prioritaire avec les États-Unis, ne peut que se retourner contre elle-même. Sur le plan intérieur, le pouvoir avance sur une corde raide. On ne peut jouer avec le feu sans se brûler tôt ou tard. Même s’il existe réellement, dans le peuple, un ressentiment vis-à-vis de l’Occident, dû à l’agressivité, au siècle dernier, de sa puissance colonialiste, l’histoire montre aussi qu’en ce temps-là, l’humiliation moderne et le retard de la Chine par rapport à l’Occident avaient également, sinon davantage, pour origine un gouvernement impérial qui n’avait ni su ni voulu changer pour s’adapter au monde moderne. Autrement dit, le nationalisme chinois est à la fois un nationalisme revanchard contre l’Occident et un nationalisme exigeant face aux autorités.De ce point de vue, à moins que le pouvoir puisse le satisfaire en procédant à l’édification d'une nation moderne, le nationalisme se retournerait contre son manipulateur. Le nationalisme des intellectuels, fondé sur une stratégie anti-étrangers vise également le gouvernement et l’encourage à enterrer l’idéologie communiste. Cela n’est pas l’intérêt du Parti communiste. De ce point de vue, les propos xénophobes véhiculés par l’ouvrage "La Chine peut dire non" pourraient être compris aussi comme une mise en garde à l’égard du gouvernement. C’est lui, après tout, le responsable de la faiblesse de la Chine. L'épisode du nationalisme anti-américain que constitue l’événement du 8 mai 1999, et les bombardements par l’Otan de l’ambassade de Chine à Belgrade, illustre parfaitement le dilemme du pouvoir en place. Trois journalistes chinois sont morts suite à l’attaque. La version officielle fournie par les Américains est que le bombardement était une erreur. Pékin protesta vivement contre les États-Unis. Cet événement suscita une vague nationaliste anti-occidentale et surtout anti-américaine sans précédent.51 Des manifestations plus au moins organisées ou permises par le pouvoir réunissant des milliers de personnes eurent lieu à Pékin, Chengdu, Canton etc. On vit, pendant trois jours après l’événement, des étudiants assiégeant l’ambassade des États-Unis et du Royaume-Uni et traitant les Américains de nazis. Les manifestants jetèrent des pierres et des briques aux fenêtres de l’ambassade, causant des dégâts matériels importants.

51 Les bombardements américains à l’ambassade chinoise ont été condamnés unanimement par les intellectuels chinois à l’intérieur et à l’extérieur de la Chine populaire. Les libéraux se trouvent dans une situation difficile. Ils dénoncent à la fois la provocation américaine, le rôle ambigu joué par la Chine dans ses soutiens à la Serbie et la manipulation de l’information par les autorités concernant la guerre du Kosovo.

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Le gouvernement a été dans cette affaire à la fois manipulateur et suiviste. Manipulateur parce qu’il était conscient qu’il n’y a que le nationalisme qui puisse mobiliser le peuple. Suiviste, parce que le nationalisme ne l’arrange vraiment pas, ni pour la négociation en cours en vue d’adhérer à l’Organisation Mondiale du Commerce ni pour attirer les investissements des capitaux étrangers dont le flux s'est ralenti depuis deux ans. Il sait que la force d¹un nationalisme émotionnel pourrait se retourner contre lui. Le régime actuel constitué d'un groupe formé autour d’intérêts acquis, sa tâche primordiale est de conserver le pouvoir, et non pas de le conquérir. Entre se convertir totalement au nationalisme et rester maître de sa politique réformiste tout en exploitant le nationalisme revanchard, le pouvoir actuel n’aura pas hésité à choisir ce dernier. De ce point de vue, tant que le gouvernement ne sentira pas son pouvoir menacé de chute, le nationalisme chinois restera une arme pragmatique. "Le patriotisme préconisé par le gouvernement demeure un patriotisme étatique,"52 comme l¹indique Zhang Jianhui sur ce point." Selon la logique de ce patriotisme, aimer le gouvernement exige de l'aimer quoiqu’il fasse. My country, right or wrong, comme disent les Anglo-saxons! C’est un patriotisme traditionnel qui est en fait un despotisme déguisé en patriotisme. Un patriotisme moderne demanderait d’abord au gouvernement d’aimer la patrie.

10. Menace réelle ou tigre de papierÉvidemment, on ne peut compter sur le pouvoir pour endiguer le nationalisme chinois. La conversion de la Yougoslavie communiste au nationalisme ethnique de la grande Serbie démontre qu'un régime communiste peut se transformer en régime autoritaire et nationaliste. L'hypothèse d’une évolution de la Chine du totalitarisme communiste vers un nationalisme fasciste est-elle plausible? En tout cas, la question mérite d’être posée. Certains intellectuels ne cachent pas leur crainte. Cheng Mo, un intellectuel résidant aux États-Unis, appelle en 1999 à la vigilance face à une éventuelle métamorphose du nationalisme chinois en fascisme. Il énumère les événements récents comme l’écrasement de la secte Falungong, les manifestations violentes à la suite du bombardement de l’ambassade chinoise à Belgrade par l’Otan, le discours sur la Grande Chine, la publication du livre "La guerre sans limites" (Chaoxianzhan),53 etc. comme autant d'indices inquiétants.54 Chen Yun, un commentateur de Hong Kong, spécialiste de la culture allemande, exprime le même souci à propos de certaines tendances évoquant le nazisme en Chine, renforcées par la myopie occidentale envers la Chine. Il cite les éléments qui causent, selon lui, l'absence de clairvoyance des Occidentaux: convoitise commerciale, inconsistance du principe des Droits de l'Homme, provocation gratuite comme le bombardement de l’Ambassade chinoise, diabolisation de la Chine en tant qu’argument électoral américain, etc. Chen affirme que la Chine actuelle se situe au stade initial du national-socialisme.55 Un peu plus tôt, en 1996, Ying-shi Yü, professeur de l’Université de Princeton, s’était inquiété de la montée en puissance du sentiment nationaliste en Chine en indiquant que les autorités 52 Voir Zhang Jianhui, Aimer la patrie ou aimer le gouvernement ? dans Xiao Pang, How China Faces the West, op. cit. p. 201.53 Les deux auteurs du livre sont de jeunes officiers de l’armée. L’ouvrage présente leur réflexion sur la guerre à l’époque de la mondialisation . Selon cette vision, l’ordre de la communauté mondiale d’aujourd’hui se réduit à un gigantesque champ de bataille où la guerre ne connaît plus de limites : elle dépasse non seulement les frontières des pays, mais aussi les secteurs. Elle est à la fois économique, financière, technologique et culturelle. Par conséquent, les moyens de faire la guerre n’ont plus de limites non plus. Tout est bon pour gagner y compris le terrorisme. Qiao Liang Wang Xianghui, Jiefangjun wenyi chubanshe, février 1999.54 Voir Cheng Mo, Vigilance sur la tendance fasciste en Chine, Hong Kong Open magazine n° septembre 1999.55 Voir Chen Yun, Hong Kong Economic Journal (Xinbao) le 9 mai 2000.

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utilisent le nationalisme pour resserrer le contrôle politique et mener le pays vers la voie du national-socialisme à l’allemande.56

Certes, ces craintes ne sont pas tout à fait sans fondement, surtout quand on assiste à l’apparition plus récente d’un discours qu’on peut qualifier de sécuritaire voire militariste. Le principal représentant de ce discours, Zhang Wenmu, est un chercheur de l’Institut des Relations Internationales à Pékin. Inspiré par la guerre du Kosovo en 1999, Zhang publie à partir de mars 1999 une série d’articles pour proposer l'élaboration d'"Une philosophie sécuritaire pour l’État chinois" (Zhongguo guojia anquan zhexue, titre de son dernier article à ce jour, printemps 2001). Il y déclare que la situation actuelle constitue une impasse pour les pacifistes chinois. La Chine d’aujourd’hui fait face à l¹alternative suivante : soit rompre le blocus de l’hégémonisme américain, défendre avec la force militaire le patrimoine politique légué par Deng et Mao et le développement de son économie ; soit sombrer dans le chaos dû à l’échec d¹un développement économique sans protection militaire moderne. Pour lui, la réussite de la transformation en une économie de marché est nécessairement précédée du contrôle du marché extérieur, grâce à l’établissement d¹une puissance maritime.57 Il faut admettre que la "philosophie sécuritaire" de Zhang est jusqu'à aujourd'hui la tentative la plus systématique et la plus élaborée, parmi toutes les démarches nationalistes, pour transformer la Chine en une grande puissance mondiale par des moyens militaires. Et cela sur un ton d'une franchise étonnante. Ce discours sécuritaire traduit certainement le désir de revanche et la soif de puissance d’un grand pays frustré et retardataire. Il montre en conséquence l’existence réelle du spectre d’un nationalisme xénophobe pouvant être fascisant en Chine. Mais pour que le fantôme prenne corps, il faudrait qu’il soit fondé sur des bases solides sans lesquelles il n’est qu’un tigre de papier. Sur quelles bases ethniques, culturelles ou historiques le nationalisme chinois, en tant que sentiment ou discours, peut-il passer à l’acte pour devenir l’idéologie dominante et disposer de la force de l’Etat ? La réponse à cette question est moins évidente que l’existence de la crainte du nationalisme. Parmi toutes les formes d’expression nationaliste en Chine des années 1990, le trait commun est sans doute le discours utilitariste. Cela revient à dire que le nationalisme actuel est inconsistant et sans fondement, autant sur le plan culturel que sur le plan idéologique. De ce constat, une série d’arguments nous conduit à un optimisme prudent.Tout d'abord, du point de vue historique. L’établissement du régime communiste peut être considéré comme le résultat d’une longue période d'absence d’autorité politique à partir de l’avortement de la révolution républicaine en 1911. D'un manque d’autorité à un totalitarisme, la Chine semble avoir parcouru un cycle complet. La réforme lancée à la fin des années 70 constitue un nouveau départ non pas dans la quête d’autorité étatique mais dans la volonté de se défaire d’une autorité excessive. Ce type de réforme ne se retrouve ni dans l’Allemagne nazie ni dans le Japon des années trente. Le nazisme allemand et le fascisme japonais étaient tous les deux issus d’une démocratie parlementaire. Ces nationalismes extrêmes étaient en partie une réaction romantique contre la faiblesse voire la faillite de la démocratie qui ne parvenait pas, dans une période de crise d’autorité, à satisfaire, aux yeux des nationalistes, le désir de puissance de la nation. Logiquement, l’histoire douloureuse et humiliante de la Chine moderne pourrait permettre le développement solide d¹un nationalisme anti-occidental. Mais, au regret des nationalistes, le regain du nationalisme actuel n’est pas dû à une nouvelle agression

56 Voir Ming Pao Monthly, Hong Kong, n° juin 1996, p. 12.57 La plupart de ses articles sont publiés dans la revue Stratégie et gestion, voir les n ° 3, 5 1999 et 1 2000.

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impérialiste occidentale, ni à un isolement stratégique de l’Occident afin d’empêcher le développement de la Chine. Bien au contraire, la Chine d’aujourd’hui se trouve sur la route de l’ouverture qui la mène vers une interdépendance de plus en plus étroite avec l’Occident. Cette route est incontournable à la fois pour le pouvoir en place, s’il veut justifier sa légitimité politique, et pour la nation, dans son intérêt. En même temps, la croissance économique, due à l’ouverture depuis vingt ans, la dépendance bénéfique du marché occidental, le succès remarquable des petits dragons du monde sinisé et des Chinois d’outre-mer, entre autres, devraient encourager non pas un instinct xénophobe, mais un sentiment de compétition dans la population. D’un autre côté, l’histoire douloureuse du siècle dernier dans les relations avec l’Occident a abouti à l’établissement de la Chine communiste marquant à la fois la rupture avec un passé humiliant et signifiant, en un certain sens, le dépassement de l’Occident. Les causes du retard économique et technologique après 1949 incombent davantage à l’orientation politique de la Chine rouge qu¹au colonialisme occidental. De ce point de vue, la plaie moderne n¹est que partiellement fermée. D’ailleurs, l’échec cuisant des nationalistes de Chiang Kai-Shec face aux communistes à la fin des années 1940 n’avait pas révélé non plus l’efficacité du nationalisme. Fallait-il une idéologie plus puissante pour souder la nation chinoise autour de valeurs reconnues par tous à la manière de l'avènement du communisme en Chine ?Cette argumentation est également valable sur le plan culturel. Différent du Japon ou de l’Allemagne où les populations sont relativement homogènes, l’Empire du Milieu a une histoire plusieurs fois millénaire et se compose depuis sa haute antiquité de multiples ethnies. Le sino-centrisme traditionnel à vocation universelle ne permet pas la fondation d’un nationalisme racial ou ethnique et la réalité multinationale d’aujourd’hui interdit le développement même théorique du nationalisme à caractère ethnique.Gil Delannoi, en se référant au modèle explicatif fondé sur l’étude des structures familiales agraires du XVIIIe siècle réalisée par le sociologue Emmanuel Todd, situe la Chine comme la France dans la catégorie des sociétés individualistes et égalitaires (famille nucléaire et égalité entre les héritiers). Selon ce modèle, la Chine et la France sont plus orientées vers un acheminement impérialiste que nationaliste58. Si l’histoire française a montré l’ambiguïté de son impérialisme (les Lumières et la nation), le penchant impérial de l’Empire du Milieu n’a pas encore été démenti jusqu’à aujourd’hui. Sans être déterministe et affirmer que la singularité de l’impérialisme culturaliste chinois millénaire suffira à garantir son pacifisme à l’avenir, on peut dire ce dernier ne contribuera pas non plus à un nationalisme racial contre ses propres principes. En revanche, les adversaires du nationalisme s'en trouveront confortés. Sous cet angle, on peut aussi penser que ce n'est certainement pas sans raison que le vingtième siècle a vu la Russie et la Chine s'engager sur la voie du totalitarisme communiste alors que l’Allemagne et le Japon s'engageaient sur celle du fascisme.Ce qui caractérise la civilisation chinoise est plus la conviction de sa supériorité que celle de sa spécificité par rapport à d’autres civilisations. La fermeture à l’Occident de la Chine de Mao est motivée par la supériorité du communisme international, l’ouverture sous Deng Xiaoping par la conviction d’aboutir à la modernité. Toute l'histoire moderne de la Chine prouve avec éloquence que l’envie de devenir fort et puissant l’emporte sur la préservation de la spécificité culturelle. Dans une certaine mesure, le subconscient culturel du culte de la supériorité dicte les comportements de la nation. Depuis le lancement du fameux mot d’ordre : le savoir chinois comme fondement, le savoir occidental comme pratique (Zhongxue weiti xixue weiyong) de Zhang Zhidong au milieu du XIXe siècle, parmi les penseurs nationalistes de la Chine moderne, rares sont ceux qui préconisent la fermeture.

58 Voir Gil Delannoi, Sociologie de la nation, Armand Colin, Paris 1999, p. 84-86.

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Aujourd’hui, c’est le rêve de revenir au centre du monde qui gagne du terrain plutôt que le désir de se cantonner à la périphérie. De ce point de vue, un nationalisme s’appuyant sur la singularité de la civilisation chinoise n’aura pas la lourde tâche de convaincre la nation de sa légitimité politique.Enfin, sur le plan idéologique la misère est encore plus grande qu’en Allemagne nazie ou dans le Japon fasciste. Dans la Chine actuelle, en voie de sortir du communisme, le rejet de l’idéologie toute puissante entraîne également le dégoût d’autres tentatives d’endoctrinement. L’idéologie surpuissante qu¹est le communisme s’est effondrée. Le nationalisme actuel peut-t-il se construire sur la ruine idéologique du communisme ? Sur ce point, Wang Lixiong répond par la négative. Il écrit: à propos du livre "La Chine peut dire non", "aucune bannière d'isme ne pourra plus flotter sur l’immense ruine spirituelle, qu'il s'agisse de communisme, de libéralisme ou de nationalisme. Les vrais nationalistes sont ceux qui sont prêts à devenir la Grande Muraille de sang et de chair ou une bombe humaine. Aujourd’hui aucun sentiment de sacrifice ne subsiste dans le cœur des Chinois. Hormis leurs intérêts personnels, les Chinois d’aujourd’hui ne croient plus en rien, n’ont plus aucun repère moral. L’esprit de la nation évolue vers le cynisme."59 Ce constat est cruel. Il nécessite quelques commentaires supplémentaires.Si le nationalisme ne peut se construire sur les ruines spirituelles laissées par le communisme, le libéralisme, lui, n’a pas encore dit son dernier mot. En réalité, les années 1990 sont profondément marquées non seulement par la défaite du collectivisme, mais aussi par une ascension de l’individualisme. (L’individualisme sera traité dans le chapitre IX avec le libéralisme ainsi que dans la conclusion.) Cela ne contribuera évidemment pas non plus au renforcement du nationalisme. Dès son origine, le nationalisme chinois était un nationalisme sans nation, aujourd’hui, il est sans croyance. La religiosité des Chinois, à caractère non structuré et hétéroclite, ne favorise pas non plus un nationalisme fanatique du genre islamique.À cela s’ajoute l’absence ou du moins l’insuffisance de symboles nationaux politiques. C’est un argument supplémentaire à verser au dossier de l’inconsistance du nationalisme chinois. Le massacre de Tiananmen avait opéré une rupture entre gouvernants et gouvernés. Dix ans plus tard, loin d’être comblé, ce fossé sépare en réalité l’Etat de la nation. Le gouvernement a commis l’erreur fatale de réprimer les étudiants, défiant la grande tradition confucéenne de gouvernement par la vertu (Renzheng). Il ne saurait donc être ni le symbole d’identification de la nation ni le digne représentant de ses intérêts. À terme, le pouvoir ne peut que ménager l’Occident, il ne peut donc pas agir conformément à la logique d¹un nationalisme anti-occidental. Dans ce contexte, un nationalisme cohérent et conséquent se construirait soit en dehors de l’Etat actuel soit contre lui. Cette perspective n’est encourageante ni pour la marche du nationalisme, ni pour l’Etat manipulateur du nationalisme.C’est sans doute pour toutes ces raisons que les intellectuels ne se manifestent guère comme des adeptes convaincus du nationalisme, à part quelques rares ténors opportunistes. La plupart des nationalistes ne le sont que de manière équivoque : des démocrates déguisés en nationalistes par souci d’efficacité comme Wu Guoguang ou Ding Xueliang ? Des idéalistes dénaturés par frustration culturelle comme Sheng Hong ? De vrais opportunistes dissimulés par soif de reconnaissance du pouvoir comme He Xin ? Les émeutes xénophobes contre les Occidentaux en 1900, à l¹instigation des Boxeurs manipulés par Cixi, impératrice douairière de la dernière dynastie mandchoue, le repli sur soi de la Révolution culturelle et la violence honteuse des Gardes rouges sont unanimement condamnés par les élites politiques et intellectuelles. Xiao Gongqin, un des principaux théoriciens nationalistes, plaidant pour le renforcement de la force centripète de la nation

59 Voir Wang Lixiong, op. cit. p. 80-90

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par le nationalisme, déclare, après l’épisode violent contre le bombardement de l’Ambassade chinoise à Belgrade, que la force nationaliste est au fond une force destructrice, son association avec les anti-réformistes conduisant inévitablement la Chine à la catastrophe. Le régime chinois au tournant du siècle est entré dans la phase post-totalitaire. Cette phase est transitoire et donc ouverte. D’un côté, les aspirations de la population à la démocratie et aux libertés individuelles sont fortes. L’ouverture vers le monde extérieur et le succès économique soutiennent une évolution dans ce sens. L’idée démocratique est réprimée sans être éradiquée. Au contraire, l’émergence d’une société civile, le poids grandissant du secteur privé dans l’économie nationale et la tendance pluraliste sur le plan intellectuel forment la base de la démocratisation. Mais de l’autre, face à la répression, à la censure et au cynisme du pouvoir, la société se voit exposée à une décadence éhontée, à une désillusion apathique et la population est contrainte de vivre au jour le jour. Il est évident que le discours nationaliste peut encore séduire et, par conséquent, on ne peut écarter dans cette situation une dérive nationaliste à cause du vide idéologique. Mais ce vide est un vide artificiel et maintenu par le pouvoir au moyen de la censure et la répression. L’effet spectaculaire suscité par le nationalisme chinois ne démontre pas sa force réelle de séduction sur la population chinoise. Son rôle a plutôt été celui d'un acteur récitant son monologue sur une scène idéologique dressée par le gouvernement après le mouvement démocratique de Tiananmen.

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Chen Yan

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