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LA VITICULTURE DANS L'ANTIQUITÉ GRECQUE Des Grecs aux Romains, et des Romains à nous s'est transmise une civilisation qui a fait du vin l'un des dons les plus précieux de la terre, et qui, dans sa pensée religieuse comme dans ses arts et ses lettres, honore la vigne. L'accent avec lequel répondent les monuments de cette civilisation, quand on les interroge sur la viticulture, montre que la question est de celles qui atteignent, dans la conscience collective des sociétés méditerranéennes, une région profonde et sensible. La mythologie et la poésie grecques en témoignent avec élo- quence. VIGNES DE CYCLOPIE ET VIGNES D'ISMAROS L'un des arts propres à la société que dépeignent les poèmes homériques est celui de tirer de la vigne, par une culture savante, des vins de haute valeur, capables de se conserver longtemps et de supporter les frais d'un long transport. L'ignorance de cet art déconsidère un homme aux yeux des Hellènes. Elle s'étale, dans le langage que YOdyssée prête au Cyclope, avec une naïveté qui met le monstre en posture ridicule. Il voudrait donner à son visiteur étranger une idée favorable des vignes de la Cyclopie, et il dit justement ce qu'il faut pour obtenir l'effet contraire : il parle de vignes à grosses grappes, que la terre arable nourrit, et que les pluies de Zeus font mûrir. Le plant, le terrain, et la méthode consistant à s'en remettre aux nuages du soin de préparer la vendange faisaient rire le viticulteur averti.

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LA VITICULTURE DANS

L'ANTIQUITÉ GRECQUE

Des Grecs aux Romains, et des Romains à nous s'est transmise une civilisation qui a fait du vin l 'un des dons les plus précieux de la terre, et qui, dans sa pensée religieuse comme dans ses arts et ses lettres, honore la vigne. L'accent avec lequel répondent les monuments de cette civilisation, quand on les interroge sur la viticulture, montre que la question est de celles qui atteignent, dans la conscience collective des sociétés médi ter ranéennes , une région profonde et sensible.

L a mythologie et la poésie grecques en témoignent avec élo­quence.

VIGNES DE CYCLOPIE ET VIGNES D'ISMAROS

L ' u n des arts propres à la société que dépeignent les poèmes homériques est celui de tirer de la vigne, par une culture savante, des vins de haute valeur, capables de se conserver longtemps et de supporter les frais d'un long transport. L'ignorance de cet art déconsidère un homme aux yeux des Hellènes. E l le s 'étale, dans le langage que YOdyssée p rê te au Cyclope, avec une naïveté qui met le monstre en posture ridicule. I l voudrait donner à son visiteur é t ranger une idée favorable des vignes de la Cyclopie, et i l dit justement ce qu ' i l faut pour obtenir l'effet contraire : i l parle de vignes à grosses grappes, que la terre arable nourrit, et que les pluies de Zeus font mûri r . Le plant, le terrain, et la mé thode consistant à s'en remettre aux nuages du soin de préparer la vendange faisaient rire le viticulteur averti.

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Cette façon d'utiliser la vigne, qui ne mér i ta i t pas le nom de viticulture, et que le poète donne comme é t an t celle de la Cyclopie, fut-elle réellement observée, quelque mille ans avant l'ère chré­tienne, chez les barbares dont le chant I X de Y Odyssée décri t le genre de vie avec une précision saisissante ? Ou n'est-ce pas p lu tô t à l ' intérieur du monde hellénique que le poète en a t r o u v é l'exemple ? Dans la lourde niaiserie avec laquelle le Cyclope entre­prend l'éloge de ce que nous appellerions aujourd'hui son « v i n de pays », c'est un authentique amour-propre de vigneron qui s'exprime, et ce sentiment n'est pas naturel à un barbare qui, dans le reste du récit, para î t sous les traits d'un pasteur buveur de lait.

Mais l'art du poète a réuni , en la personne du Cyclope, plu­sieurs types d ' human i t é inférieure. Le sauvage anthropophage et le rustre ignorant, la grossièreté qui effraie et celle dont on rit, se reconnaissent en l'image de cette brute, où l 'honnête homme retrouvait — sachons gré à Vic tor Béra rd de nous l 'avoir m o n t r é — j u s q u ' à l'horreur de certains paysages que rencontraient les navi­gateurs hellènes en abordant l ' I talie barbare.

I l est possible qu'en attribuant à l'affreux personnage une certaine manière de produire le v in , le poète ait voulu faire honte à ceux de ses compatriotes qui la pratiquaient, et flatter du m ê m e coup les gens plus raffinés qui s'en indignaient ou s'en inquié­taient. I l est sûr, en tout cas, que son récit s'adressait à un auditoire qui tenait en mépr i s certaines espèces de vigne, et qui en parlait en des termes peu différents de ceux dont on se sert en Bourgogne, plus de vingt siècles après YOdyssée, pour maudire un cépage vulgaire et prolifique appelé gamay, dont le duc Phil ippe le Hard i , en 1395, ordonne l 'extermination. Ce « t rès desloyaux plant » qui s'accommode d'une culture rudimentaire, et fructifie beaucoup plus abondamment que le noble pinot, réclame aussi une plus grande quan t i t é d'eau pour former ses grosses grappes, et se plaî t sur les terres à céréales, qui sont en général des terres de plaine. I l ressemble à la vigne du Cyclope, par son signalement physique comme par le déshonneur qu'aux yeux des hommes bien nés i l r épand sur la terre qui le porte et sur les gens qui l 'utilisent.

L a vigne, dès les débu t s de son histoire humaine, et tout au long de celle-ci, se distingue par la puissance des impressions qu'elle fait sur l'amour-propre des dé ten teurs de terre. L 'op t ion qu'elle oblige à faire entre les cépages grossiers et les autres contri-

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bue à produire cet effet, qu'elle accentue encore par l a rigueur avec laquelle elle refuse la qual i té aux produits d'une culture insouciante.

Dans la partie du Vieux Monde où la vigne à v in présente , à l ' é ta t spon tané , toute la richesse de ses formes, dans cet Orient médi te r ranéen où elle a t rouvé refuge durant les glaciations qua­ternaires, où des monuments figurés vieux de près de trente siècles, tels que le bas-relief d 'Ivriz, l'associent à la majes té divine et à la dignité royale, où le nom même de v in appa ra î t autochtone et incorporé à un substrat linguistique antér ieur à toutes les langues connues, la coexistence des espèces à fruits abondants et des espèces à fruits délicats est un fait naturel, en rapport avec les contrastes qui opposent la végéta t ion des pentes à celle des bas-fonds. Dans ces pays aux étés chauds et arides, la vigne se développe avec une extraordinaire vigueur partout où l'eau est fournie à ses racines par une irrigation naturelle. C'est d'une vallée que les explorateurs envoyés par Moïse au pays de Chanaan (Nombres, X I I I , 23) r appor t è r en t la prodigieuse grappe d'Escol, et c'est sur le sol humec té des oasis de Margiane et d 'Ar i a (1) que Strabon situe des vignes aux troncs énormes, portant des raisins longs de deux coudées (environ 0 m. 90). Mais l'abondance est le principal méri te de ces fruits gigantesques. Les vins qu'on en tire 'ne sont pas de bonne garde. Strabon note comme digne de remarque le fait que certains d'entre eux puissent se conserver j u s q u ' à trois ans.

E n revanche, hors des lieux où se rassemblent les eaux descen­dues des cimes, la vigne offre, sur les pentes desséchées, l'aspect rampant ou le port en touffe basse des végé taux qui ont à se défendre contre une aridi té persistante. El le s'accroche ainsi, j u s q u ' à plus de 1.500 mèt res d'altitude, aux montagnes d'Asie Mineure. Son feuillage, p laqué contre le sol, forme une part de la maigre pâ tu re que cherchent, sur ces hauteurs, ânes, moutons et chèvres. Les fruits de ces vignes de montagne sont petits et peu abondants, mais leur a rôme se concentre sous l'action de la sécheresse. Philo- ' strate, à l 'époque impériale romaine, signale la saveur délicieuse et parfumée des raisins que donnaient les vignes de petite taille croissant dans l 'arrière pays montagneux de Smyrne, sur les confins des Lydiens et des Méoniens. De ces espèces montagnardes furent principalement, et peu t -ê t re exclusivement formés les plus anciens

(1) Aujourd'hui oasis de Merv (Turkestan russe) et d'Herat (Afghanistan).

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vignobles de quali té dont nous possédions des désignations précises. Parmi les représentat ions allégoriques que le monnayage grec donne de la viticulture, figure, au v e siècle avant notre ère, l'image du cep de vigne bas et taillé court.

C'est, en tout cas, à des noms de hauteurs que s'attachent, en Asie Mineure et sur le pourtour de la mer Egce, les grandes renommées vinicoles dont la l i t t é ra ture gréco-romaine a conservé le souvenir : Ismaros, où fut récolté le nectar qui perdit le Cyclope et sauva Ulysse, est un petit massif isolé, qui domine le li t toral thrace. Chios et Thasos, d 'où le monde latin, au dire de Pline le Naturaliste, a t iré la grande partie de ses cépages d'élite, sont des îles montagneuses de l'Orient médi te r ranéen . Sur le mont Phanaeus, dans cette même île de Chios, et sur le mont Tmolus, dans l 'arr ière-pays de Smyrne, Virgile (Géorgiques, II , 98) situe d'antiques et vénérables modèles de viticulture. Les images de vignes cultivées et les mentions de vins précieux s'associent de même , dans la Bible à l 'idée de montagne. « T u planteras encore tes vignes sur les montagnes de Samarie. » (Jérémie X X X I , 5). « Les montagnes dégout te ront de vin nouveau. » E t pour exprimer de façon imagée la gloire d ' Israël , le prophète Osée, au v m e siècle avant notre ère, emploie cette comparaison : « Son nom sera comme le v in du Liban . » L a vigne modèle que décrit l'apologue d ' Isaïe est p lantée , de même , en lieu élevé, à la « corne » d'un mont, sur un sol qu' i l a fallu épierrer. Elle est peuplée de plants choisis, que le vigneron taille en temps voulu.

Ulliade elle aussi, au chant X V I I I , dans la fameuse descrip­tion du bouclier d'Achille, célèbre, comme un objet cher au cœur de l'homme, la vigne soigneusement cultivée et bien défendue. Soutenues par des rangées d 'échalas, de belles grappes noires, grappes nobles assurément , et bien différentes des gros raisins du Cyclope, y mûrissent sous la protection d'une clôture et d'un fossé qui ne laissent qu'un seul passage.

D u travail délicat qui s'accomplissait à l ' intérieur de ces clos, et dont le Cyclope n'avait aucune idée, les antiques civilisations de l 'Orient médi terranéen reçurent richesse, prestige et puissance. Le v i n de quali té , qu'elles savaient produire, leur fut, dans leurs relations avec le monde barbare, cette arme irrésistible que le prudent Ulysse a soin d'emporter avec lu i , dans une outre de peau de chèvre, lorsque débarqué sur le rivage de Cyclopie, i l part à la découverte du pays et de ses habitants

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LE PROBLÈME DE L'ORIGINE DE LA TAILLE

Le plus original des procédés mis en œuvre pour tirer de la vigne une boisson de haute valeur consiste à trancher court le bois du cep. U n vigneron champenois du x v m e siècle a défini la taille comme « l'origine fondamentale du bon v in ». C'est, di t - i l encore, « de toute les choses nécessaires à la vigne la plus essentielle ». Difficile en elle-même, elle rend plus difficiles, par ses conséquences, l'ensemble des opérat ions qu'exige la conduite d'un vignoble. « L a taille courte, écrit un ampélographe , est en effet une vér i table mutilation qui épuise l a plante » et qui provoque en elle un réflexe de défense par lequel elle améliore son fruit pour garantir plus sûrement « la perpé tua t ion de l 'espèce en danger ». L a répét i t ion périodique de l 'opérat ion abrège la vie du plant et oblige à le renou­veler ou à le régénérer au bout d'une période généralement inférieure à trente ans, alors qu'une vigne qu'on laisse se développer libre­ment vi t facilement plusieurs siècles.

Planter des vignes qui seraient ensuite abandonnées à leur croissance naturelle, comme celles qu 'ut i l isèrent , en divers points du Vieux Monde, les populations préhistoriques, ne serait pas encore faire œuvre de viticulteur. L a viticulture n ' a p p a r a î t vrai­ment qu'avec la pratique de la taille. « Ils apprirent alors à tailler la vigne », vitem putare, écrit un historien ancien pour exprimer l'idée que la fondation de Marseille par les Phocéens valut aux populations environnantes d 'ê t re initiées à la viticulture. Le vigne­ron est en effet, par définition, l'homme qui sait tailler la vigne. L a serpette, instrument de la taille, appa ra î t comme le signe dis-tinctif de son é ta t , aussi bien dans les âges mythiques qu 'évoque Y Enéide que dans la France moderne, où l 'on voit les vignerons de Gaillac groupés au x v i e siècle en une association dite Companha de la Poda, compagnie de la serpette (1).

I l est possible que la taille de la vigne, dont les premières men­tions appartiennent, comme les plus anciennes affirmations du prestige du v in , à l 'Orient médi te r ranéen , ait été suggérée à l'homme par certains traits du comportement animal et végéta l sous les étés arides de cette partie du Vieux Monde. E t peu t -ê t re certaine légende populaire d'Argolide q u ' à notée Pausanias eût-elle méri té , à cet égard, plus de considération que ne lu i en a accordé cet auteur.

(1) Riol (J.-L.) , Le vignoble de Gaillac, 1913, p. 105.

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A l 'époque où i l visitait la Grèce, les gens de Nauplie, à propos d'une pierre sculptée qu'on voyait près de leur ville, et qui repré­sentait un âne, racontaient que cet âne avait un jour b rou té les sarments d'une vigne, et que les raisins n'en avaient été que meil­leurs par la suite. L a bête se trouvait ainsi avoir révélé aux humains l'utiliLé de tailler la vigne, en quoi elle avait méri té qu'on g ravâ t son image sur la pierre. «Laissons-là ce conte qui ne mér i te pas de nous retenir davantage », écrit le docte Pausanias, bien éloigné de soupçonner, certes, que quinze siècles après lui , et à cinq cents lieues de Nauplie, on parlerait encore de la leçon qu'avait donnée l 'âne en broutant la vigne. L'apologue s'est introduit en effet, on ne sait comment, dans le folkore moderne de la Touraine, où l 'a recueilli J . - M . Rougé : U n moine de Saint-Martin menait un jour son âne aux champs. L a bê te s 'échappe, et, — malheur ! — broute une vigne. Mais les raisins que donne ensuite cette vigne blessée surpassent de beaucoup les autres. « E t v ' ià c'ment que la taille deu la veugne a fut t 'appri aux hoummes d'boune volonté pâ ' un âne » (1). L'aventure, en Touraine, est é t range. Mais elle le serait moins en des pays plus chauds et plus secs, où des vignes semblables à celles que l'homme a retenues pour la culture croissent à l ' é ta t spontané . E n Asie Mineure, sous un climat qui dessèche les prairies et contraint l'herbivore à se faire mangeur de feuilles, on rencontre à chaque pas, sur les pentes des montagnes, des vignes broutées par les bêtes . On peut imaginer que l'homme, ayant r ema rqué que le fruit en tirait bénéfice, ait cherché tout d'abord à provoquer cette mutilation, puis à la diriger, car elle ne doit pas être faite au hasard, et qu ' i l ait finalement subst i tué l 'outi l tranchant à la dent du bétai l . Dans la nécropole de Beni Hassan, en Egypte, une peinture du débu t du deuxième millénaire avant notre ère représente , parmi des scènes se rapportant à la viticulture et à la vinification, deux chèvres broutant les rameaux d'un arbuste qui pourrait être un pied de vigne. Wilkinson, qui a donné en 1837 la première reproduction de cette scène, l 'a int i tulée : « Kids allowed to browse upon the vines » (chèvres chargées de brouter la vigne). Son in terpré ta t ion , si elle est juste, donne un caractère de vrai­semblance à-la légende qui fait dériver d'une intervention de l 'animal la pratique de la taille de la vigne.

(1) Transcription de R o u g é (J.-M.), Folklore de la Touraine, p. 123, 2« Edition 1943

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LA DIFFUSION DE LA VIGNE DANS LE MONDE ANTIQUE

SES RAPPORTS AVEC LE MYTHE DE DIONYSOS

Hors du foyer oriental où elles se sont élaborées à partir des données naturelles, les techniques de la viticulture antique se sont propagées jusqu'aux extrémités occidentales du bassin de la Méditerranée. C'est l'expansion de toute une civilisation qui se manifeste en ce progrès, dont un aboutissement hardi et magni­fique devait être, au temps de l'empire romain, la création d'un vignoble de haute quali té dans les provinces ext ramédi ter ra­néennes de la Gaule. Le rayonnement civilisateur de l'Orient devait rester perceptible, sous cette forme, ju squ ' à l'invasion turque. On en saisit un ultime reflet dans l'entreprise colonisatrice du roi de Portugal Henri le Navigateur, qui, vers 1425, introduit dans l'île de Madère, récemment découverte , des plants de vigne amenés de Crète et du Péloponnèse.

Avec les plants sélectionnés, ce sont des méthodes de culture et des modes d ' aménagement du sol, donc aussi des traits de paysage, qui furent ainsi t ranspor tés vers l'Occident. D 'un bout à. l'autre des rivages médi ter ranéens , on remarque la préférence des viticulteurs antiques pour les collines bien dégagées,

apertos Bacchus amat colles...

— dit Virgile (Georg. I I , 112-113), — et proches d'un bon mouil­lage, par où les vins puissent être commodément exportés par voie maritime ou fluviale. Ains i se présentai t , sur les rivages de la Thrace homér ique , le site d'Ismaros, voisin du port de Maro-née, et près du littoral de Campanie, le mont Massicus, d 'où l'Italie antique tirait son fameux Falerne. Ains i appara î t encore, dans notre Languedoc, sur les pentes du petit massif de la Gardiole, le vieux vignoble de Frontignan, tout près d'une bourgade autrefois animée par la navigation maritime. Cette cont inui té é ta i t présente à l'esprit d'Ausone quand, à propos des vignes des coteaux mosel-lons ou aquitains, i l évoquai t Ismaros. El le apparaissait, aux contemporains de l'empire romain, d'autant plus saisissante, qu ' à cette époque les vieux modèles orientaux restaient vivants et prospères. « Aujourd'hui encore, pouvait écrire Pline l 'Ancien vers l 'an 70 de notre ère, le v in Pramnien qu ' à célébré Homère conserve sa gloire. On le récolte dans l a région de Smyrne, près du temple de la Mère des dieux. » E n ce m ê m e passage de son

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Histoire naturelle, i l déclarait « toujours actuelles aussi la vertu du terroir de Maronée, et la force indomptée de son v in noir et parfumé » dont i l retrouvait, dans les notes de voyage récemment rappor tées d'Ismaros par le consul Mucianus, un signalement pareil à celui qu'en donne VOdyssée.

Le grand travail dont ce prestige é ta i t l'effet avait commencé en des temps antér ieurs à l'histoire et avait eu, parmi les peuples qui en furent témoins , un retentissement dont on perçoit l 'écho dans les récits mythiques relatifs à Dionysos et à sa proche descendance.

L 'époque où nous reportent ces légendes est celle où la v i t i ­culture savante d'Asie Mineure, sortant du continent où elle avait pris naissance, créait dans les îles en avant du li t toral lydien, ainsi que sur la côte thrace les établ issements avancés d 'où elle allait rayonner sur l 'Europe médi te r ranéenne . Des rivages de la mer Egée à ceux de la Gaule, ce que la mémoire des hommes a retenu de plus ancien, touchant les origines de la viticulture, est l'idée d'une ancienne science qui se propage, d'un progrès d û à l'enseignement d'un initiateur qui a mér i té ainsi la reconnaissance des peuples. Le v in , célébré dans la Bible comme un don que Dieu aurait fait aux hommes de toute éterni té , appara î t , dans la mytho­logie a thénienne, comme le fruit d'un art impor té du dehors, révélé par des é t rangers . Suivant la tradition rappor tée par A p o l -lodore et par Era tos thène , les Athéniens croyaient devoir ce bienfait à Dionysos lui-même qui, ayant reçu, au cours d'un voyage qu ' i l fit en Att ique, l 'hospital i té d'un certain Icarios, l'en récompensa en lu i faisant cadeau d'une bouture de vigne et en lu i enseignant l 'art de faire le v in . Ce que Dionysos révèle aux Athéniens est non certes l'existence de la vigne, qu'ils connaissaient certainement puisqu'elle est, dans leur pays, une plante spontanée, mais c'est une certaine espèce de vigne — dont i l n'aurait év idemment pas pris la peine d'emporter une bouture avec lu i si elle n'avait eu, à ses yeux, une valeur part iculière — et c'est aussi la manière de faire le v in , un v in de haut prix sans doute, car cet enseignement est représenté comme un insigne bienfait, dont Icarios s'empresse de faire profiter ses voisins, qui n'en avaient encore aucune idée. Les circonstances du bienfait, et le nom même du bienfaiteur assignent à l 'art ainsi révélé aux Athéniens une origine orientale — Dionysos est, on le sait, un dieu thrace ou phrygien — et c'est encore un souvenir de cette provenance orientale qui r éappara î t dans une autre légende a thénienne rappor tée par Pline l 'Ancien,

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selon laquelle l'inventeur de la viticulture en Att ique aurait été un immigré thrace du nom d'Eumolpe.

L'île de Chios elle-même, que les viticulteurs romains véné­raient on l ' a v u comme l'une des sources de leur art, avait eu son initiateur. C'étai t , comme à Athènes , un étranger : Œnopion , propre fils de Dionysos, qui, venu s 'établir dans l'île, en éta i t devenu le roi, et avait appris aux habitants l 'art de la viticulture. A Chios comme en Att ique donc, le souvenir que les habitants avaient gardé des origines de la viticulture se résume en un mot, qui est le verbe apprendre. I l en est ainsi d'un bout à l'autre de l'Europe médi te r ranéenne : c'est le mot discere, que Macrobe trouve sous sa plume quand i l se propose de rappeler, en une brève allusion, les débu t s , beaucoup plus récents , de la viticulture gau­loise (1).

Partout aussi l ' initiateur est un personnage de haute condition qui approche de la dignité royale, quand i l n'en est pas revêtu . Rien n'est plus aristocratique, plus éloigné du caractère populaire, que ce que nous savons des plus lointaines origines de la vit icul­ture européenne. Œnop ion , arrivant à Chios, est à l a tê te d'une suite nombreuse. A Athènes , les prérogat ives des Eumolpides sont celles aVune lignée de rois. A Ismaros en Thrace, la haute renommée du vignoble est inséparable du prestige personnel d'un certain Maron, proche descendant de Dionysos — son petit-fils d 'après Hésiode, son fils d 'après Euripide — prestige tel qu'Ulysse et ses compagnons n 'osèrent y porter atteinte lorsqu'ils a t t aquè ren t , en pirates, les fameux celliers de ce lieu. Maron é ta i t le héros éponyme de la ville maritime de Maronée, sur la côte thrace, par où s'exportaient, à l 'époque romaine encore, les vins d'Ismaros. Son nom figure, à côté de la grappe de raisin, sur les monnaies que frappait cette ville au v e siècle avant notre ère. Le chant I X de YOdyssée le fait vivre en une demeure amplement pourvue de serviteurs et d'objets précieux, où i l détenai t , en une cachette dont i l avait le secret, le v in extraordinaire auquel Ulysse dut de revenir indemne de son expédit ion chez les Cyclopes.

Ce faste, ces tableaux de richesse terrestre et solidement assise se retrouvent en certaines des représenta t ions que les artistes de l 'époque classique ont données de la personne de Dionysos. L'une d'elles, qui orne l ' intérieur d'une coupe attique à figures noires,

(1) Gdlli vitem vel cullum oleae Roma jam adolescente didicerunt (Somn. Scip. I l , 10, S.)

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conservée au Cabinet des Médailles (n° 320) le peint dans la posture du ma î t r e occupé à surveiller ses vendanges. Monté sur un mulet (1), il regarde vendangeurs et vendangeuses s'affairer parmi de vastes paniers tressés, où s'amoncellent les raisins. Sur la face extér ieure de l'objet, on le voit, richement vê tu , monter en son char et prendre en mains les rênes d'un somptueux attelage. L a couronne de lierre dont s'orne sa chevelure et les attributs qui font reconnaî t re , en ses serviteurs, silènes et ménades , révèlent le personnage div in , mais n'affaiblissent point, dans cette scène d'opulence et de joie, l'accent de véri té terrestre.

L a viticulture hellénique s'affirme, dans ses plus anciennes expressions, comme une puissante dispensatrice de richesses. Dès la plus haute an t iqu i té , son produit avait pris la valeur d'une monnaie, entrait dans le cycle des échanges aussi facilement qu'un méta l précieux. U n passage de Y Iliade décri t le manège d'un trafi­quant qui se faisait livrer par les Achéens, en échange du v in qu ' i l leur apportait de Lemnos dans ses vaisseaux, du bronze, du fer luisant, des peaux, du bétai l , des esclaves. P ra t i qué entre des Hellènes qui participaient à la même culture et avaient une com­mune notion de la valeur des choses, ce commerce é ta i t déjà lucratif. Mais les gains qu ' i l procurait passaient toute mesure, quand i l atteignait les populations moins civilisées, auxquelles la vi t icul­ture n'avait pas encore été révélée. Sans doute les Grecs de l 'époque classique, qui associaient familièrement Dionysos à la besogne terrestre des vendanges, l'invoquaient-ils aussi dans les entre­prises par lesquelles ils cherchaient à tirer le meilleur profit du débi t de leurs vins. A u moins certaines des aventures qu'ils lu i p rê ta i en t ressemblaient-elles à celles des marchands qui prati­quaient, en pays barbare, le commerce du vin .

L a légende attribuait à ce dieu de nombreux voyages, au cours desquels on le voyait para î t re dans les régions sauvages et mon­tagneuses de l ' intérieur de la Grèce, où habitaient, de son temps, des êtres monstrueux et violents, en qui le v in allumait de furieuses convoitises. C'étaient les Centaures, autrement appelés Phères , c 'est-à-dire bêtes sauvages. « Quand les Phères , écrit Pindare, connurent la force, dompteuse d'hommes, du vin doux comme le miel, tout de suite ils repoussèrent de leurs tables le lait blanc, et, buvant dans leurs vases d'argent, ils titubaient, inconscients. »

(1) Il est représenté de la m ê m e m a n i è r e sur un canthare attigue de m ê m e é p o q u e c o n s e r v é au British Museum (B 378).

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Dionysos, suivant une tradition rappor tée par Diodore de Sicile, avait parcouru le pays des Centaures. A l 'un d'eux qui se nommait Pholos, et qui habitait, sur les confins de l 'Arcadie et de l 'El ide, une haute région appelée depuis le Mont Pholoès, il avait laissé, en passant, une jarre pleine d'un vin t rès précieux. Sans doute aussi avait-il dispensé ses dons aux rudes terriens de l ' intérieur de la Thrace qui, à l 'époque classique, lu i vouaient un culte populaire et très ardent (1).

Mais l'enthousiasme des barbares avait ses dangers. L e vin « dompteur d'hommes » les l ivrait sans défense à l'astuce des trafiquants, les portait aussi à des actes de violence, qui souvent allaient j u s q u ' à l'effusion de sang. Le passage de Dionysos, parmi les buveurs de lait, apportait la joie et l'ivresse, mais non la paix : l 'Athénien Icarios, une fois initié, veut, avec une généreuse impa­tience, que d'autres hommes aient leur part des dons de Dionysos. Il révèle l'usage du vin à des pasteurs du voisinage qui l'ignoraient encore. Mais ceux-ci ressentant les effets, nouveaux pour eux, de l'ivresse, croient qu'i l a voulu les empoisonner et l'assassinent. Pholos, visité un jour, dans ses âpres montagnes, par Hercule, qui chassait par là et lui avait demandé l 'hospital i té , ouvre, en l'honneur de cet hô te de marque, le couvercle de la jarre que lui avait appor tée Dionysos. U n parfum délicieux s'en échappe et se répand au dehors. Il attire les Centaures du voisinage qui attaquent la maison de Pholos pour lui prendre son v in . Mais Hercule sort et les met en déroute .

Ces incidents en laissent supposer bien d'autres du même genre. Aussi n'est-il pas é tonnan t que çà et là, dans les régions barbares accessibles au commerce médi terranéen, quelque chef énergique ait pris des mesures de défense contre les importateurs de vin .

Il se pourrait que le souvenir de quelque initiative de ce genre eû t cont r ibué à l 'élaboration d'une curieuse légende, que rapporte un passage de Y Iliade, et selon laquelle Dionysos, dans cette Thrace même où sa mémoire devait être honorée avec tant de ferveur, aurait eu, en la personne d'un chef indigène du nom de Lycurgue, un ennemi brutal, dont les attaques l'auraient contraint à chercher refuge jusque dans la mer. « I l plongea dans les flots de la mer... Car les éclats de voix de cet homme lui faisaient grand peur. » (Iliade, V I , 136-137).

Le Dionysos qu'une voix grondeuse suffit ainsi à épouvanter

(1) Dottin (G.), Les Anciens peuples de l'Europe, 1916, p. 162.

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et à mettre en fuite est représenté , i l est vrai , comme un tout jeune enfant, encore gardé par ses nourrices, et les vers qui suivent disent que Lycurgue n'attendit pas longtemps l'atroce châ t imen t que lui avaient préparé les Immortels indignés de sa conduite. Mais i l semble que, par ces fictions, le poète, visiblement préoccupé de donner au récit un caractère édifiant (1), ait voulu faire en sorte que le prestige du dieu sort î t intact d'une aventure que d'autres racontaient d'une manière qui lu i étai t moins favorable. Apol lo-dore, qui relate le même épisode, dit les choses plus c rûment , en y ajoutant une précision géographique grâce à laquelle le récit prend un sens. Lycurgue régnai t sur un peuple de la vallée du Strymon, et contrôlai t ainsi l'une des routes naturelles par lesquelles le commerce égéen péné t ra i t vers l ' intérieur du continent. I l mal­traita et chassa Dionysos, dit en propres termes Apollodore. L ' i n ­venteur de la vigne dut fuir vers la mer, tandis que son escorte de bacchantes et de satyres é ta i t faite prisonnière et enchaînée. I l ne s'agit plus ic i d'un petit enfant terrorisé par un homme qui lu i fait la grosse voix et pourchasse ses nourrices, mais bien d'un chef de bande vigoureusement rejeté à la côte par l 'hostil i té d'un roi indigène.

A l'autre ex t rémi té du monde antique, bien après l 'âge des mythes, et dans la pleine lumière de l'histoire, d'autres textes nomment, parmi les barbares, des peuples où Dionysos, s'il s'y é ta i t mon t ré , n ' eû t pas t rouvé meilleur accueil que dans le royaume de Lycurgue. Les marchands médi te r ranéens qui faisaient à l ' in ­tér ieur de la Gaule de lointaines et t rès fructueuses randonnées , au I e r siècle avant notre ère, pour exploiter ce que Diodore de Sicile appelle l 'amour immodéré que les indigènes avaient du v in , se heurtaient, en quelques lieux, à des mesures d'exception qu'avait inspirées sans doute un souci de salubrité et de paix publiques. Eussent-ils voulu exercer leur trafic chez les habitants du Hainaut, alors appelés Nerviens, qu'ils eussent été contraints, par force, à faire retraite. César rapporte en effet que la présence des mar­chands é t rangers et l ' importation du v in — les deux choses allaient ensemble — n 'é ta ien t tolérées ni l'une n i l'autre sur le territoire des Nerviens : nullum aditum esse ad eos mercatoribus : nihil pati vini... inferri.

Mais i l note le fait comme une singularité. Presque partout,

(1) Voir à ce sujet l'ouvrage de H . Jeanmalre, Dionysos, 1951, p. 67.

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chez les barbares qui ignoraient la vigne ou qui, à la manière des Cyclopcs de la fable et des habitants préhistoriques des terramares de l 'Italie du Nord, se contentaient de presser des raisins sauvages ou cueillis sur des vignes plantées peut-ê t re mais abandonnées à leur croissance naturelle (1), le véri table v in , celui qui procède d'une technique savante et qui glorifie la terre d 'où i l sort, avait le succès et les puissants effets que décrit le chant I X de Y Odyssée.

COMMERCE DU VIN ET COLONISATION

« Donne encore, dit le Cyclope à Ulysse, sois gentil, et dis-moi maintenant tout de suite ton nom, car je voudrais t'offrir, ô mon hôte, un présent qui va te réjouir » (2).

Ce genre d'attendrissement, où se manifestait le pouvoir du « dompteur d'hommes » annonçai t l'instant favorable à la conclu­sion du marché . L a plupart du temps, le trafiquant grec se faisait payer au moyen d'une marchandise qui prenait, à l ' intérieur du monde civilisé, une t rès haute valeur, et qui n ' é t a i t autre que le bétail humain, l'esclave, prélevé parfois sur la propre progéniture de l'acheteur barbare. Le commerce du v in é ta i t l 'un des princi­paux moyens que les sociétés médi ter ranéennes eussent de se procurer des esclaves en des temps où elles n'entretenaient pas encore d 'armées capables d'asservir, à l ' intérieur du continent, des nations entières.

Produire le v in au voisinage immédia t des peuples qui l'ache­taient à si haut prix offrait un tel in térê t que l'entreprise, en dépit des risques qu'elle pouvait comporter, fut ten tée dès la plus haute ant iqui té historique. El le fut l 'un des buts principaux de la colo­nisation grecque, et prit certainement la forme d'une implantation en pays neuf des cépages et des méthodes de culture qui avaient fait leurs preuves dans les antiques vignobles de l 'Orient médi­terranéen.

A u x yeux de ses promoteurs, impatients d'en tirer bénéfice,

(1) Les Cyclopes de l 'Odyssée (IX, 109-111) se distinguent des hommes c iv i l i s é s en ceci qu'ils ne cultivent pas la terre et utilisent les v é g é t a u x tels qu'ils se p r é s e n t e n t à l 'état de nature.

Dans la plaine du P ô , les a g g l o m é r a t i o n s de la fin de l 'âge du bronze, dont les restes constituent les terramares, ont fourni des amas de p é p i n s provenant des fruits d'une vigne sauvage. Dans son cours sur les boissons f e r m e n t é e s à l ' é p o q u e n é o l i t h i q u e , G . de Mortil-let (Revue mensuelle, de l'Ecole d'Anthropologie de Paris, t. VII , 1897, p. 261) fait remarquer que les pép ins recueillis dans les terramares de la plaine du P ô sont de gros volume et s'opposent d'une m a n i è r e frappante aux p é p i n s plus petits et plus dé l icats qui ont é t é e x h u m é s des cendres de P o m p é i et proviennent certainement de raisins cu l t ivés par des vignerons.

(2) Odyssée, I X , 355-356 ; traduction Victor Bérard.

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elle eût en effet perdu beaucoup de son in té rê t s'il eû t fallu la faire dépendre d'une très délicate et incertaine recherche des moyens d 'améliorer les vignes sauvages que pouvait offrir la flore spontanée du territoire à coloniser. Aussi ne peut-on guère douter que les fondateurs de ces vignobles neufs, quand ils arrivaient sur les lieux où ils se proposaient de les établir , n'aient été, comme Dionysos descendant chez l 'Athénien Icarios, pourvus de jeunes plants ou de boutures pris aux vignobles de leur pays d'origine, à moins qu'ils n'aient agi à la manière de ces ducs de Lorraine des x v e et x v i e siècles qui, pour créer autour de leurs c h â t e a u x des vignes de quali té , faisaient venir de Beaune ou des meilleurs vignobles du Rh in les cépages et les équipes de vignerons chargés de les planter. Les vieux vignobles de l 'Orient médi te r ranéen offrirent aux sociétés antiques mieux que des modèles et des exemples : ils d is t r ibuèrent largement jusqu'aux ext rémi tés du monde civilisé des parcelles de leur propre substance qui, là où elles se fixèrent, exercèrent à leur tour leur rayonnement propre. Avec les cargaisons d'amphores emplies d'un v in précieux, ce furent b ien tô t les vignobles eux-mêmes qui franchirent la mer pour s 'établir en des positions plus rapprochées des marchés barbares.

L 'accl imatat ion de ces plants en terre nouvelle n'allait pas d'ailleurs sans difficultés. Quelques vignes, dit Pline le Naturaliste, « ont un tel amour pour le sol qui les a portées qu'elles y laissent toute leur gloire et ne passent nulle part ailleurs tout entières. » L ' œ u v r e de la colonisation grecque, en mat iè re viticole, fut autre chose qu'un simple transfert de cépages d'élite : elle doit sa br i l ­lante réussite à un savant t ravai l d'adaptation, au cours duquel fut peu t -ê t re reconnue, — les textes sont malheureusement .muets sur ce point d ' in térê t capital — l 'uti l i té de marier à telle ou telle vigne sauvage, fournie par la flore indigène, les espèces impor tées .

A partir des antiques foyers viticoles du littoral asiatique et des îles de la mer Egée, i l n ' é t a i t pas besoin, dans les temps homé­riques, d'aller t rès loin vers l'Ouest ou le Nord-Ouest pour atteindre les barbares ignorant la vigne ou l'art de la cultiver. U Odyssée nous reporte à une époque où, dans la péninsule italienne et les grandes îles qui l'accompagnent, habitaient des populations à qui la révélat ion de la taille de la vigne n'avait pas encore été faite. L a sagacité de Pline a su discerner, dans les anciennes archives juridiques utilisées pour la rédact ion du chapitre X I V de son Histoire naturelle, des souvenirs latins de cet âge prévit icole, dont

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le chant I X de ÏOdyssée donne une description poét ique qu ' i l faut nécessairement rapporter à l 'Italie méridionale ou à la Sicile. L'att i tude du Cyclope goû tan t le nectar d'ismaros promet de merveilleuses affaires aux marchands de vin qui exerceraient leur trafic en ce pays. Ulysse, d'autre part, d'un coup d'œil je té sur la végéta t ion de la petite île sauvage où i l amarre sa barque, rapporte l'impression que la vigne y viendrait bien. Les temps sont proches, en effet, où des Grecs viendront l 'y planter.

Des possibilités plus vastes s'ouvraient à ces sortes d'entre­prises en direction du Nord, vers les masses barbares de l ' intérieur du continent, d 'où le monde médi te r ranéen , jusqu'en plein moyen âge, a t i ré des esclaves (comme le rappellent les circonstances mêmes dans lesquelles notre langue a fait l 'acquisition du mot). L'objectif explique la valeur singulière qu'ont prise, aux yeux des trafiquants antiques, les inflexions les plus septentrionales des rivages médi te r ranéens , à la faveur desquelles ils pouvaient s'approcher des peuples barbares sans cesser d 'ê t re reliés au reste du monde par la navigation maritime.

Le commerce du v in , puis la viticulture elle-même, furent a t t i rés ainsi, tout d'abord, sur la côte Nord de la mer Egée, en Thrace, où, du temps d 'Hérodo te encore, on rencontrait, au delà d'une étroi te frange littorale imprégnée d'hellénisme, des peuples aux m œ u r s rudes, dont certains é ta ient connus pour leur ivrognerie et la facilité avec laquelle ils vendaient leurs enfants aux marchands d'esclaves. Cette côte thrace, que balaient, en hiver, les vents glacés du continent, n'est assurément pas de celles qui offrent à la vigne le climat le plus favorable. E t si la viticulture d'élite y forma, en des temps encore antér ieurs à l'histoire, de pros­pères colonies, dont l a réussite é ta i t déjà ancienne au temps de Ylliade et de YOdyssée, c'est qu'elle y fut a t t i rée , non certes par l'espoir d'une culture plus facile, mais par la certitude d'un profit plus grand. Dès ce premier âge de l'histoire viticole donc appara î t , dans la répar t i t ion géographique de3

meilleurs vignobles, une anomalie qu'on verra se répéter , au cours des siècles, d'un bout à l'autre de l 'Europe, et se mani­fester en France avec une ampleur part icul ière. A u camp devant Troie, le v in noble par excellence, celui qu'Agamemnon, le roi des rois, offre aux chefs achéens qu ' i l invite à sa table, est le v in de Thrace, c 'est-à-dire un vin qui vient du Nord, d'une direction opposée à celle où, à première vue, i l semblerait qu'on dut aller

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pour trouver les vignobles les plus généreux. Nous pourrions en dire autant de notre Champagne, qui provient lui aussi d'une des régions les plus septentrionales et les plus froides où la v i t i ­culture de quali té ait pu s'établir. Le rapprochement n'est pas fortuit. I l procède d'une cause qu'on voit agir, avec une conti­nu i té remarquable, durant trois millénaires. Jusqu'aux boulever­sements économiques provoqués par la toute récente mécanisat ion des transports, le Nord, en assurant aux viticulteurs des profits plus grands, a stimulé leurs efforts et élevé, par là-môme, la qual i té du v in .

L 'at t rai t de cette récompense fit que les planteurs hellènes, dépassan t la Thrace, é tendirent leurs entreprises aux rivages de la mer Noire, où se const i tuèrent des crus qui acquirent par la suite, au dire de Pline le Naturaliste, un grand renom. Progressant jusqu'au fond de cette vaste courbe littorale, le vignoble grec atteignit, sur les bords de la mer d 'Azov, la limite que la viticulture moderne n'a pas réussi à dépasser. E n ces régions qui représen­taient, pour les contemporains d 'Hérodote , les extrémités du monde connu, i l fallait aviser aux moyens de défendre la vigne contre les froids terribles de l 'hiver. I l para î t , écrit Strabon, qu'au Bosphore Cimmérien (c'est aujourd'hui le dét ro i t de Kertch) « on enfouit les ceps, l 'hiver, sous d'épais amoncellements de terre ». Cette viticulture difficile montra cependant une surprenante vi ta l i té , qui se manifestait longtemps encore après l a fin du monde antique, comme on le voit par les exemples qu'en donne Heyd dans son Histoire du commerce du Levant au moyen âge. A u X I I I 0 siècle, Caffa, qui avait succédé à la colonie milésienne de Théodosie, é ta i t encore un grand marché d'esclaves et possédai t un vignoble important à l 'exploitation duquel participait la population tout entière. A Soldaia en Crimée susbsistait, au x i v e siècle, une viticulture florissante, p ra t iquée par une popu­lation de race grecque, comme en témoigne le nom d:'ambelopatico, donné à l ' impôt levé sur les vignes.

Le monde hellénique, à l 'époque où son expansion colonisatrice, atteignit aux v n e et vi° siècles avant notre ère, son plein développe­ment opposait donc aux peuples moins civilisés qui l'avoisinaient au Nord et à l'Ouest, de la Crimée à la Sicile, une série de comptoirs et de plantations formant, suivant la belle expression de Cicéron, autant de rivage grecs cousus à des campagnes barbares. Ces franges hellénisées é ta ient par excellence le domaine de Dionysos,

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autrement appelé Bacchus, qu i ' y retrouvait les plus concrètes des raisons qu ' i l avait de chérir la Thrace. Le culte qu'on lu i rendait, dans les colonies du rivage de la mer Noire, é tai t si général qu 'Héro ­dote y voyait l'expression même de la grecite, le'signe décisif par lequel les Grecs de la côte s'opposaient aux Scythes de l ' in­térieur — son récit de l 'épisode de Skylas est à cet égard très ' expressif — tandis qu ' à l'autre ex t rémi té du .front européen de l'hellénisme, en Italie méridionale et en Sicile, la grappe de raisin dont s'ornaient, à l 'époque classique, les monnaies de Naples v

Catane, Naxos, Taormine, Pari orme et d'autres villes encore illus­trait d'un commentaire symbolique un vers de Sophocle qui célèbre l'Italie, c'est à dire l'Italie hellénisée, la Grande Grèce, comme un pays dont Bacchus a fait sa résidence de prédilection : « Toi qui as établi , ô Bacchus, dans la brillante Italie, ton séjour préféré. »

LE RELAIS ITALIEN

L a Grande Grèce fut le relais par lequel l'Occident reçut commu­nication de la viticulture savante qui, dès l'aube des temps histo­riques, enrichissait les rivages de la mer Egée.

Une concentration de vignobles d'élite dont on devait dire, à l 'époque romaine encore, qu'elle n'avait pas d'égale dans le reste de la péninsule, prit naissance à l 'extrême Nord-Ouest des rivages colonisés par les Grecs, en Campanie, région frontière où le com­merce du v in voyait s'ouvrir à lui , sur terre et sur mer, des pers­pectives qui appelaient de grandes entreprises. L ' u n des objectifs qu'i l atteignait par mer était , la Gaule médi ter ranéenne, où la viticulture, implantée par les Phocéens fondateurs de Marseille, avait dû être contrar iée, dans son développement , par quelque obstacle, car l 'é tude du matériel céramique t rouvé sur les oppida de la Gaule méridionale et de la côte orientale d'Espagne montre que, jusqu ' à la fin des temps préromains, la vaisselle vinaire de ces régions est toujours importée , et jamais de fabrication indigène. C'est, jusqu ' à la fin d u i n e siècle avant notre ère, une céramique grecque, où l'apport de la Campanie fait suite, à partir du v e siècle, aux amphores et aux coupes de fabrication ionienne ou attique.

L a position d 'ex t rême Nord qui étai t , en Grande Grèce, celle de la Campanie, favorisait plus encore les échanges par yoie de terre entre les colons grecs et les peuples du reste de l 'Italie. L'écart , de civilisation qui opposait Ulysse au Cyclope fut lent à se combler.

L A REVUE N« 3 4

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Ce qui en subsistait, dans les premiers siècles de la colonisation grecque, explique le prestige dont jouissait alors la Campanie aux yeux des peuples italiotes, les efforts qu'ils firent pour s'assurer le contrôle de la route naturelle qui, par les vallées du L i r i et du Sacco, relie Naples à l 'Italie centrale, enfin l ' intérêt que prit, à leurs yeux, un petit plateau aux bords abrupts, p lan té comme un bastion naturel, en un lieu où cette route trouvait, pour franchir la plaine submersible de la basse vallée du Tibre, des facilités part iculières.

Il semble qu ' à l 'époque où Romulus fit choix de ce site pour y fonder sa ville, les temps où les Latins avaient été initiés à la taille de la vigne n 'é ta ien t pas encore t rès anciens. Peut -ê t re leur reconnaissance envers un chef qui leur avait révélé cet art ou l 'avait propagé parmi eux s'est-elle exprimée dans une vieille image que Virgile attribue aux temps antér ieurs à la fondation de Rome, et qu ' i l décrit , au livre V I I de YEnéide, comme celle d'un roi de la période mythique, le vénérable Sabinus, le « planteur de vigne » tenant en main, comme i l eû t fait d'un sceptre, la serpette recourbée du vigneron :

paterque Sabiniu Vitisator, curvam servons sub imagine falcem.

Dans les institutions de la période royale encore, subsistait plus d'un souvenir de l'âge barbare où les Latins avaient ignoré la taille de la vigne et peut -ê t re même l'usage du vin . Pline l 'Ancien signale comme significatif le fait que les sacrifices inst i tués par Romulus aient compor té des libations faites avec du lait, et que sous ce même roi, le vin ait été interdit aux femmes. I l note parmi les prescriptions d'une loi édictée par Numa, la défense d'offrir aux dieux du vin provenant d'une vigne non taillée, impulatac vitis, ce qui montre que les Latins, comme certainement aussi bien d'autres peuples compris dans l'aire d'extension de la civilisation gréco-romaine, avaient eu, en apprenant l 'art de la taille, le sen­timent de s'élever en dignité.

Rome se distingue, dans l'histoire de cette civilisation, par le retard sensible de son initiation à la viticulture. Apud Romanos multo serior vitium cultura esse cœpit, dit Pline. L'archéologie en témoigne aussi clairement que les texte : jusqu'au débu t du 11e siècle avant notre ère, les vases vinaires que le commerce médi­t e r ranéen distribue le long des it inéraires péné t r an t vers l ' intérieur de l 'Europe sont grecs ou campaniens. Ce n'est guère qu 'après

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l 'an 600 de Rome, affirme Pline, donc vers l 'an 150 avant notre ère, que les vignobles des pays latins ont commencé leur grande carrière. Encore n'ont-ils point réussi à faire pâlir la gloire des crus que Rome avait t rouvés dans l 'héritage grec.

Ce que les Romains ont de meilleur en fait de grands vins, dit Strabon, se trouve en Campanie. Le mont Massicus, l'actuel Monte Massico, où é ta i t recueilli l'illustre Falerne, avec lequel nul autre v in , au dire de Virgile (dans les Géorgiques) ne pouvait rivaliser, marque, sur le rivage de la mer Tyrrhénienne , le point ext rême qu'avait atteint, vers le Nord, la colonisation grecque. Comme les autres grands crus de Campanie, le Falerne devait son excellence aux vignes dites aminéennes, que Pline déclarait dignes de l'honneur suprême : Principatus datur amineis. Le gram­mairien Philargyrios rapporte en son commentaire de Virgile qu'Aristote considérait l 'aminéen comme un plant impor té de Thessalie. Strabon, d'autre part, se fait l 'écho d'une tradition suivant laquelle de très anciennes relations auraient existé entre Chios et la Thessalie. A u moins est-il certain que ce plant avait été sélectionné et mis au point par les viticulteurs grecs.

Bacchus avait accumulé, dans cette Grande Grèce qu ' i l aimait d'une affection particulière, des t résors dont Rome s'empara, sans toutefois que le souvenir des origines s'effaçât de la mémoire des peuples. A u moyen âge encore se conservait l 'habitude d'appeler vins grecs ceux de la partie de l 'Italie qui avait été, avant la conquête romaine, colonisée par les Grecs. Le savant D u Cange, dans son Glossaire du La t i n médiéval , place, sous le mot Grœcum, cette définition : Vinum quod in ea Italise parte quant incoluere Grœci nascitur.

L'ABOUTISSEMENT GAULOIS

Formés à l'école de la Grèce, les Romains, quand la fortune des armes eut ouvert le monde à leurs entreprises commerciales, devinrent, en Occident, les promoteurs d'une expansion viticole comparable en ampleur à celle que, plusieurs siècles avant eux, les Grecs avaient conduite jusqu'aux ext rêmes limites permises par le climat. Dans l'histoire des colonies romaines, dans ce que nous savons des mobiles de leur création comme des principes de leur act ivi té économique, bien des traits dont les textes nous donnent, cette fois, une représenta t ion objective et précise, éclairent d'un lumineux commentaire les traditions mythiques relatives -

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aux premières étapes de la propagation de la viticulture à travers le Vieux Monde.

L a convoitise, ridicule et terrible à la fois, qu'allumait chez les barbares le vin qu'ils ne pouvaient ou ne savaient produire ; les profits inimaginables des marchands qui le leur apportaient ; l ' inté- . rôt qu ' i l y avait à produire le v in en des lieux d'où les convois de marchandises pouvaient le plus facilement atteindre les pays barbares ; la valeur que prenaient ainsi, aux yeux des Viticulteurs, les régions périphériques du monde civilisé, l 'Occident lointain, dont le port de Gadès ouvrait l 'accès, ainsi que les rivages les plus septentrionaux de la Méd i t e r r anée ; la prospérité des vignobles établis en ces positions d'avant-garde, et l 'apparition de la grappe de raisin symbolique sur les monnaies des cités qu'ils enrichis­saient, tout cela reste actuel à l 'époque où ia puissance romaine parvient à l 'âge adulte.- Mais ces barbares sont ceux de la Gaule indépendan te , des Iles Britanniques et des montagnes ibériques, ces rivages sont ceux de notre Provence et de notre Languedoc, ces monnaies sont celles de la Bét ique et datent du temps d 'Au­guste.

Soutenue par une plus grande puissance militaire, et plus . développée en profondeur, vers l ' intérieur du continent que ñe l'avaient été, sur d'autres rivages, les établissements" grecs, cette expansion viticole romaine eut les résul ta ts que résume cette phrase de Columelle : « C'est maintenant en Bét ique et en Gaule que nous allons faire nos vendanges ».

E n Gaule comme sur les rivages septentrionaux de la mer Noire, les planteurs durent aviser aux moyens de défendre contre les rigueurs ou les insuffisances de la t empéra tu re leurs vignobles peuplés d'espèces médi ter ranéennes . Mais tandis que sous le climat de la Crimée, où le mois de juillet est aussi chaud qu ' à Naples, i l ne s'agissait que de protéger les ceps contre les rigueurs de l'hiver, à quoi on avait assez aisément pourvu en les recouvrant de terre à l'approche des grands froids, en Occident on avait à lutter contre un danger qui se manifeste, au contraire, pendant la période végéta t ive , et qu'on eût pu croire insurmontable : l'insuffisance de la chaleur estivale.

Ce fut une victoire que rempor tè ren t sur la nature, au I e r siècle de notre ère, les viticulteurs du Vivarais et du Bas -Dauphiné en « inventant » — Pline, qui relate le fait ne nous dit pas par quel procédé — de nouvelles espèces de vigne, capables de fructi-

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fier, hors du monde médi ter ranéen, sous les climats du Centre et du Nord-Est de la Gaule. Une grande victoire, certes, car ces plants nouveaux, non contents d'ouvrir à la viticulture commerciale les vallées de la Loire, de la Seine et du Rhin , firent pâlir , par la distinction de leurs produits, les plus grands crus de Grèce et d'Italie. Le hasard des découvertes archéologiques a, fait parvenir jusqu ' à nous un témoignage de l ' inquié tude qu'en éprouvèrent les viticulteurs médi ter ranéens : E n 1852 fut recueilli, dans les ruines de l ' amphi théâ t re romain de Grand (Vosges), un vase à boire en terre cuite sur lequel avait été t racée, en caractères dont la forme accuse la haute époque impériale romaine, l 'inscription suivante : .

Parce picatum, da amineum, • • .

qui signifie : laisse le picatum, donne de l 'aminéen. Le picatum,, ainsi n o m m é parce que l'usage étai t de le conserver dans des amphores enduites de poix, est le plus anciennement nommés des grands vins qu'ait produits la Gaule ex t ramédi te r ranéenne à la suite des découvertes relatées par Pline. Le cépage d 'où i l provenait étai t considéré comme- une création des Allobroges de Vienne en Dauphiné . Aussi l'appelait-on allobrogica. Nous reconnaissons, dans le signalement qu'en donne Pline, les propriétés essentielles de notre moderne pinot. Contre la vogue grandissante de cé nou­veau venu, l 'aminéen, le vieux cépage de Grande Grèce, défend sa gloire séculaire par le procédé de la réclame parlante, et l'artisan

.de cette réclame est le fabricant de poteries qui, dans l 'Ant iqui té , exerce son industrie en collaboration étroite avec le marchand de vin . Les défenseurs de l 'aminéen n 'exagéra ient pas le p é r i l : les découvertes gauloises, ouvrant à la viticulture, en direction du Nord, des possibilités d'extension insoupçonnées cent ans plus tôt , é taient en train de ravir au monde médi terranéen le privilège qu' i l avait eu jusqu'alors de produire les vins les plus réputés et les plus recherchés du grand commerce,

v Le plus récent témoignage qui nous soit parvenu de l ' intégrité de ce privilège est le fameux passage où Diodore de Sicile, au i e r siècle avant notre ère, peint de naïfs Gaulois donnant un esclave en échange de l'amphore de vin que. leur apporte le marchand italien. C'est le profit du vendeur, que Diodore juge intéressant de signaler, et i l le fait dans l'esprit le plus terre à terre, en quatre lignes t rès prosaïques, qui sont cependant, pour nous modernes,

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un texte émouvan t , car elles nous font saisir, en un monde dont la fraîcheur rappelle encore les voyages de Dionysos et les aventures d'Ulysse, le point de dépa r t de l'histoire viticole de la France. A v a n t peu de siècles, ces régions intérieures de la Gaule, où l 'am­phore médi te r ranéenne avait été accueillie avec des transports d'enthousiasme, façonneront , pour loger des vins de leur cru, des tonneaux de lattes de chêne qui, à leur tour, partiront pour de lointains voyages et iront chercher au-delà des mers, jusqu'en Irlande et en Scandinavie, de fabuleux profits.

E n cette ère nouvelle de l'histoire humaine de la vigne, ère qui sera française autant que la précédente avait été grecque, les répu ta t ions triomphales et les modèles universellement imités ap­partiendront à des régions plus tempérées et plus proches des mers occidentales ou septentrionales, tandis que le monde médi­te r ranéen découvrira sa disgrâce, qui est d'offenser, par ses étés b rû lan t s , le délicat pinot de Bourgogne.

R O G E R D I O N , Professeur au Collège de France.