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L’ABC : une fausse innovation managériale ?
The ABC: a false managerial innovation?
Boniface BAMPOKY1 Alain BURLAUD2 Geneviève CAUSSE3
Résumé L’examen des travaux publiés depuis
plusieurs décennies sur les techniques de
calcul des coûts a permis de constater que
la méthode ABC est généralement
considérée comme une innovation
managériale révolutionnaire par rapport à la
méthode des centres d’analyse (CA). Cette
affirmation est-elle fondée ? L’objectif de
cet article est de répondre à cette question
et de mettre en relief les confusions
sémantiques et conceptuelles contenues
dans les fondements de l’ABC, et les
dérives bureaucratiques voire
institutionnelles qui en ont découlé. Ainsi
la lumière est désormais faite sur les vertus
de la méthode de CA.
Abstract
The study of the published work during
several decades regarding the cost
calculation techniques has enabled us to
notice that the ABC method is generally
considered as a revolutionary managerial
innovation compared to the Analysis center
(AC) method. Is it a true assertion? The
objective of this work is to answer this
question and to highlight the semantic and
conceptual confusions in the ABC
fundamentals and the bureaucratic and even
institutional deviations arising from it. So,
light is shed on the virtues of the AC method.
Mots-Clés : ABC - Coût à base d’activités
– Centres d’analyse – Inducteurs de coût –
Unités d’œuvre.
Keywords : ABC - Activity Based Costing ––
Analysis Centers – Cost driver – Units of
work.
1Professeur agrégé de l’Ecole Supérieure Polytechnique de l’Université Cheikh Anta Diop de Dakar,
Laboratoire Entreprise et Développement (LAED) 2Professeur émérite du Conservatoire national des arts et métiers, LIRSA 3Professeur émérite de l'Université Paris Est Créteil et ESCP-Europe
2
Introduction
Les changements dans l’environnement économique et social conduisent à rechercher de
nouvelles techniques managériales. Les consultants se mobilisent pour mettre au point des
outils afin de répondre aux besoins nouveaux de leurs clients. C’est ainsi que de nombreuses
innovations ont vu le jour (BBZ, DPO, …). C’est également ainsi que l’on a vu apparaître la
méthode ABC (Activity Based Costing). S’il revient aux enseignants-chercheurs en gestion de
« coller » à la réalité du terrain, d’actualiser leurs enseignements, il leur revient également de
discerner ce qui se révèle être une véritable innovation et ce qui n’est qu’une apparence.
Selon ses promoteurs4, la méthode ABC est bien une innovation managériale. Elle vise une plus
grande pertinence en matière de calcul des coûts et vient pallier certaines limites jugées
irréductibles de la manière traditionnelle de calcul des coûts complets par la méthode des
centres d’analyse (méthode des CA) en offrant la possibilité d’opérer un management des
activités. Toutefois, selon d'autres auteurs, les promoteurs de l'ABC ne se sont pas replongés sur
les racines de la méthode des CA et ne se sont pas intéressés à son adaptabilité. En conséquence,
on constaterait des confusions et des incompréhensions sémantiques et théoriques entre ces
deux techniques. Cet article se propose d'étudier et présenter les arguments des uns et des autres
en procédant à leur analyse théorique et contextuelle. L’intérêt est de pallier les dérives
bureaucratiques des organisations.
Après un rappel des origines de ces deux méthodes et du contexte dans lesquelles elles ont été
élaborées (§ 1), ainsi que des objectifs et de la mise en œuvre de chacune d’elle (§ 2), nous
examinerons les confusions que l’on peut relever, ainsi que les conséquences doctrinales (§ 3)
et nous nous interrogerons sur l’identité des deux méthodes (§ 4).
1. Origine et contexte de la méthode des CA et de l’ABC.
Les deux méthodes ont pour objet de calculer le coût complet des matières achetées, des
produits fabriqués ou des services vendus. Elles tentent toutes les deux de résoudre le problème
posé par l'affectation puis l’imputation des charges indirectes. Mais elles ont été élaborées à des
périodes différentes, par des personnes ayant un profil très différent, et dans un contexte
également différent, ce qui n’est pas sans incidence sur les caractéristiques de chacune de ces
méthodes, sur leurs objectifs respectifs et sur leur mise en œuvre.
Replaçons les d’abord dans leur contexte, en commençant par la plus ancienne.
1.1. La méthode des CA
Grâce à plusieurs auteurs 5 qui se sont penchés sur l’histoire de la méthode des sections
homogènes (nom initial de la méthode) nous connaissons ses origines.
Selon Lemarchand (1999) « le point de départ du processus se situe en 1927, lorsque la
Commission d’Etude Générale d’Organisation Scientifique (Cégos) 6 confie au lieutenant-
colonel Rimailho la responsabilité d’un comité chargé de réfléchir à une méthode de calcul des
coûts applicable à toutes les industries ». Deux rapports signés de Rimailho seront publiés par
ce comité (1927 et 1928) dans lesquels est exposée la méthode dite des sections homogènes.
4 Les promoteurs dont il est question ici sont ceux des pays dans lesquels la méthode des centres d’analyse est
implantée. 5 Citons Lauzel (1958, 1973), Cibert (1968), Bouquin (1995), Lemarchand (1999). 6 Organisme patronal qui venait de remplacer la Confédération générale de la production française (CGPF) créée
en 1926.
3
Pour élaborer la méthode, Rimailho s’est inspiré de ses expériences dans les ateliers de
l’Artillerie du Ministère de la Défense.
L'origine de la méthode des CA est bien particulière. Elle est née dans un contexte militaire,
proposée à un organisme regroupant des patrons d’entreprises industrielles, puis rapidement
institutionnalisée puisque reprise dans le PCG de 1947 et dans les plans comptables successifs.
Elle a donc été conçue par des professionnels disposant d’une expérience avérée et appliquée
dans des entreprises dont l’organisation était très hiérarchique, d’où la terminologie utilisée. La
section était surtout un atelier. Mais comme le note Bouquin (1995) : « c’est l’homogénéité que
revendique Rimailho, pas l’idée de section ».
La comptabilité, telle que présentée, était une « comptabilité de fabrication », convenant à un
univers peu concurrentiel. Le modèle a cependant évolué rapidement lorsque, à la faveur de la
sous-traitance, s’est développée la production à la commande, le regroupement de charges
pouvant alors avoir lieu par commande.
Dans les décennies suivantes la terminologie a évolué : de sections homogènes on est passé à
centres d’analyse. Le terme homogène a disparu mais l'idée est restée. Puis, lors de l’arrivée de
l’ABC la méthode est devenue « la méthode traditionnelle ». Ces changements ont sans doute
une incidence sur la vision que l’on peut avoir de la méthode ; on a oublié les objectifs qui lui
étaient assignés et surtout le potentiel de la méthode, que nous rappellerons après avoir examiné
le contexte dans lequel est né l’ABC.
1.2. La méthode ABC
Aux États-Unis, comme dans les autres pays, jusque dans les années 80, les charges indirectes
(appelées encore frais généraux) ne représentaient pas une part importante des coûts dans les
entreprises industrielles. Ils étaient essentiellement composés du coût des matières et de la main
d’œuvre directe. En conséquence, les entreprises américaines se satisfaisaient d’une répartition
« à la louche » des charges indirectes, le plus souvent en fonction des coûts de main d’œuvre
directe. Mais le développement de l’automatisation, le progrès technique, ont contribué à la
diminution de la part relative de la main d’œuvre. Du fait de la diversification et du
développement des services, le mode simple de répartition appliqué à une activité unique ne
convenait plus. Les grandes entreprises, comme General Electric, dès 1960, ont mis au point
des méthodes plus ou moins sophistiquées pour mieux cerner le coût de leurs produits dans un
univers concurrentiel.
Comme l’indique Zelinschi (2009), dans un article relatif à la genèse de l’ABC, c’est alors que
R. Kaplan, professeur à Harvard, s’intéresse à un sujet d’actualité, celui de la manière de
calculer les coûts dans un environnement qui avait évolué. Selon cet auteur : « L’importance
qu’il accorde à la recherche de terrain place Kaplan en marge du courant quantitatif qui
prédomine à l’époque dans la communauté scientifique américaine ». Il faut noter que Kaplan
était à la fois universitaire et consultant d’où son intérêt pour mettre au point une méthode de
calcul des coûts dans un marché porteur. C’est finalement le réseau CAM-I (Computer Aided
Manufacturing International) composé d’industriels, de cabinets d’audit et de conseil,
d’institutions académiques (dont la Harvard Business School qui représentait le réseau des
universitaires) qui fera connaître la méthode en 1988.
La double profession de Kaplan et son insertion dans les réseaux professionnels, expliquent la
stratégie mise en place pour diffuser la méthode7 au niveau mondial et la présenter comme une
innovation par rapport aux pratiques précédentes.
7 Kaplan (1998, p. 102) : « Nous avons fait une alliance stratégique avec un grand cabinet de conseil
(KPMG), nous avons formé leurs consultants aux États-Unis et à l’étranger et nous avons participé
comme consultants et observateurs dans les projets ABC qu’ils mettaient en place pour leurs clients »
(repris dans Zelinschi, p. 7)
4
Elle explique également, face au déclin de l’intérêt pour la méthode dans les années 90, la
nécessité de la différencier, de l’améliorer, de créer des méthodes dérivées 8 susceptibles
d’intéresser les entreprises et les cabinets de consultants, donc le marché. Cette stratégie a
d’ailleurs été perçue comme telle9.
On peut penser également que la modification du produit de base, l’ABC, est le signe d’un
manque de rigueur scientifique et traduit le fait qu’elle peut donner lieu à différentes
interprétations, comme nous le verrons dans le paragraphe suivant.
2. Objectifs et mise en œuvre des deux méthodes
Nous présentons dans cette partie les objectifs et les principes de mise en œuvre des deux
méthodes.
2.1. Objectifs et mise en œuvre de la méthode des CA
La méthode des CA repose sur un découpage fonctionnel de l’entreprise et le coût est calculé
de façon séquentielle et cumulative. Il est ainsi créé des centres d’analyse qui regroupent des
charges indirectes de façon homogène (sections homogènes) afin de choisir un facteur de
causalité explicatif et cohérent (unité ou assiette de frais) pour leur imputation aux coûts des
produits.
D’après Levant et Zimnovitch (2013), les méthodes de coûts complets (méthodes des « cost
numbers » et du « point méthode », méthode française des sections homogènes, …) furent
créées, comme nous l’avons évoqué dans l’historique, dans la première moitié du XXe siècle
(entre 1914 – 1950) en complément des méthodes d’imputation des charges indirectes dans les
centres d’analyse regroupés au moyen d’équivalences. La méthode des sections homogène a
accompagné le développement industriel en France. Le calcul des coûts de revient est rendu
nécessaire dans la sidérurgie de la Seconde Guerre mondiale à la nationalisation, et a permis de
négocier le niveau des prix de vente à l'armée (Meyssonnier, 2001).
Si la première appellation de la comptabilité de gestion fut « comptabilité industrielle », cela
est dû à son premier champ d’application. Et quand les entreprises de services se sont
intéressées à la connaissance des coûts, on est passé de la « comptabilité industrielle » à la
« comptabilité analytique d’exploitation » ou « comptabilité de gestion voire stratégique ». La
méthode des CA s'est ainsi appliquée à tous les secteurs.
Les vertus du coût complet par les CA sont ainsi multiples : explication des résultats, mise en
œuvre d’une politique tarifaire, évaluation des stocks et des immobilisations, connaissance et
maîtrise des coûts par fonction avec une flexibilité permettant de passer aux coûts par activités,
à la prise en compte de l’inflation dans les coûts, aux choix d'investissements et à l'éclairage de
la politique des prix par le calcul des coûts.
Les situations de sous-activité et de suractivité peuvent être traitées par la méthode des CA avec
imputation rationnelle des charges fixes, et ceci en procédant à un autre reclassement des
charges incorporables en fixes et variables. Pour pallier la situation de sous-activité, le malus
de sous-activité indique le montant de charges fixes qu’il faudrait « variabiliser » (sous-
traitance, location, intérim) pour s’ajuster au niveau d’activité normal. Le bonus de suractivité
indique l’enveloppe à concurrence de laquelle on peut procéder à de nouvelles embauches ou
investir dans la capacité ou dans d’autres créneaux pour rentabiliser davantage la capacité de
production. La méthode des CA peut être utilisée ex ante dans une logique de prévision pour la
8 C’est ainsi que sont nés : « The Time Driven ABC », « Feature Costing », « Management By Means ». 9 Gervais M., Ducrocq C. et Levant Y. (2009), « Le Time driven Activity Based Costing (TDABC) :
New Wine, or Just New Bottles? », Comptabilité – Contrôle - Audit, mai.
5
mise sous tension de l’entité (méthode des coûts préétablis, gestion budgétaire des centres de
responsabilité).
L’évolution du contexte (charges indirectes plus importantes, taux horaire de main-d’œuvre
moins significatif par exemple, …) a fait que la méthode, telle qu’elle était utilisée, devenait
moins pertinente. Le manque de pertinence vient également du fait que les unités d’œuvre
choisies ne sont pas toujours elles-mêmes pertinentes. Il peut également s’expliquer par le fait
que le calcul des coûts relève désormais davantage des comptables que des responsables sur le
terrain. Les unités d’œuvre choisies sont celles dont dispose le comptable.
Ce qui paraît décisif pour sa revitalisation est le fait que son manque de pertinence, lié à sa
mauvaise utilisation par bien des acteurs et qui ne remet pas en cause ses qualités intrinsèques,
a été levé par le Plan Comptable Général (PCG) français de 1982 qui prévoyait déjà que les
sections puissent être des activités, puis par bien des auteurs français (Burlaud et Simon, 2003 ;
Bouquin, 2003 ; Lemarchand, 1999). A partir de ce moment rien n’empêche d’intégrer une
approche transversale dans leur conception pour une homogénéité dans le regroupement des
activités ou des charges. Selon ces auteurs, naturellement la méthode des sections homogènes
a ensuite évolué, ou plutôt le schéma étant établi, on pouvait définir comme on voulait ce que
représentait une section. Mais ce choix n’a pas toujours été fait, sans doute parce que l’on reste
marqué par les origines de la méthode conçue dans un univers très hiérarchique/vertical. Si le
PCG de 1982 précise que les sections peuvent être des activités, il y a une transversalité dans
la conception des sections ou centres d’analyse qui ne correspondent pas forcément à des
subdivisions réelles dans l’organigramme de l’entreprise.
Le PCG de 1982 nous montre à l’aide d’un schéma illustratif (cf. p. 263 du PCG 82) tout ce
que l’on peut faire avec la méthode des CA.
6
Figure 1.12
2.2. Objectifs et mise en œuvre de la méthode ABC
La méthode développée par Kaplan au sein du CAM-I part du principe que ce ne sont pas les
produits qui consomment les ressources mais les activités qui sont elles-mêmes utilisées par les
produits, selon le schéma suivant.
consomment qui consomment
On part de l’idée selon laquelle les activités consomment des ressources, et les produits
consomment les activités. Le coût d’un produit ou d'un service est alors la somme des activités
nécessaires à sa production et à sa commercialisation. Les facteurs de causalité qui expliquent
la consommation des ressources par les activités et qui permettent de transférer les coûts des
activités aux coûts des produits sont appelés « inducteurs de coûts ». Les inducteurs ont pour
mission le regroupement homogène des activités. Les coûts des activités sont alors imputés aux
coûts des produits proportionnellement au volume des inducteurs de chaque produit
Les produits
Des ressources Des activités
7
Faute de précisions de certains concepts la méthode a donné lieu à plusieurs aménagements.
Très vite sa mise en œuvre a posé des problèmes : « L’ABC traditionnel ne parvient pas à
appréhender la complexité de l’entreprise…La solution à toutes ces difficultés serait le nouvel
ABC (The new ABC) que Kaplan et Anderson (2004) opposent à l’ABC traditionnel »
(Zelinschi, 2009).
Finalement, c’est lors de sa promotion en Europe, et plus particulièrement en France, que la
méthode sera développée et précisée10. C’est alors que l’on voit apparaître les schémas bien
connus de description de la méthode dans les manuels français de comptabilité analytique (Voir
la figure 2 ci-dessous).
Il y a donc deux phases dans la vulgarisation de la méthode ABC :
La conception de la méthode aux États-Unis, dans un contexte où la méthode des CA
n’est pas connue des concepteurs de l’ABC.
La promotion de la méthode dans le contexte européen, ou plus exactement français.
Elle va être promue comme une innovation révolutionnaire par rapport aux méthodes
« traditionnelles » de coût complet.
Les promoteurs hors Amérique de l’ABC présentent celle-ci comme venant pallier les
prétendues limites organisationnelles (nouvelle vision de l’organisation par l’ABC) de la
méthode des CA et les difficultés de son application en cas d’apparition d’autres activités à
l’intérieur du centre d’analyse, rendant ainsi difficile le choix des unités d’œuvre ou assiettes
de frais. Mais on ne s’interdit pas dans la méthode des CA d’améliorer les traditionnels centres
d’analyse en les éclatant en autant d’activités que nécessaire et en procédant à la création de
nouvelles sections regroupant des charges de façon homogène et selon une vision transversale.
Par ce canal, on rend plus aisé un contrôle des coûts qui ne peuvent être générés que par des
activités.
En somme, l’ABC est présenté comme une nouvelle vision managériale (approche transversale
de l’organisation), une méthode conduisant, selon Meyssonnier (2008), à la création de la valeur
pour le client (Activity Based Management – ABM), et une méthode qui vient pallier les limites
irréductibles de la méthode des CA notamment dans l’affectation des charges indirectes aux
coûts des produits. L’ABC permet également de voir les subventionnements entre produits.
L’effet de subventionnement est interprété en comparant les résultats de la méthode des CA à
ceux de l’ABC. Ce que l’on considère jusque-là comme effet de subventionnement vient du fait
que l’on considère que la méthode des CA peut aboutir à une mauvaise répartition des frais
indirects, car les unités d’œuvre ou les assiettes de frais sont toujours volumiques (le produit
fabriqué en grande quantité reçoit toujours plus de frais).
Toutes ces précisions nous permettent de faire l’inventaire des confusions sémantiques entre
l’ABC et la méthode des CA, et les conséquences au plan doctrinal qui en découlent.
3. Confusions et conséquences
La confusion consistant pour certains auteurs à considérer que la méthode ABC est un remède
à la méthode traditionnelle des CA vient tout d’abord d’une lecture aveugle de l’ABC, puis de
la non actualisation de la méthode des CA. Cette confusion n’est pas sans conséquences
doctrinales et managériales.
10 Paradoxalement certains travaux nord-américains expliquent le fonctionnement de la méthode en se référant
aux travaux des auteurs français, comme Mévellec et Lorino (cf. Avelé, Robichaud et McGraw, 2017).
8
3.1. Une lecture aveugle de l’ABC
Lorsque la méthode ABC a été connue et diffusée aux Etats-Unis, par les différents réseaux
universitaires et professionnels, à l’initiative de Kaplan, les sciences de gestion avaient encore
un peu de mal à se faire une place au sein des universités françaises. La gestion n’était qu’une
composante des facultés d’économie, voire de droit et d’économie. La comptabilité n’était pas
une discipline noble dans l’enseignement supérieur ; elle avait toujours l’image d’une technique
enseignée aux teneurs de livres.
C’est dans ce contexte que, dans la décennie 1970, la Fondation Nationale pour l’Enseignement
et la Gestion des Entreprises (FNEGE) a envoyé outre-Atlantique des boursiers pour être
formées au « management » afin de revenir en France pour développer l’enseignement de la
gestion dans l'enseignement supérieur. La plupart des boursiers, des ingénieurs, des jeunes
diplômés en économie, en droit, quelques cadres d’entreprises, ne connaissaient pas toujours la
méthode des sections homogènes. En conséquence, à leur retour, ils ont fait connaître, à un
public français, ce qui leur avait été enseigné aux Etats-Unis et au Canada, c’est-à-dire que la
méthode ABC est la panacée en matière de calcul des coûts par rapport à la méthode ancienne.
Pour les étudiants ayant quelques notions en comptabilité, la méthode à la fois complexe et
présentée comme révolutionnaire ne pouvait être qu’un remède permettant de combler le
management gap qui distinguait les entreprises américaines des entreprises françaises et était
supposé expliquer le retard de ces dernières en termes de compétitivité.
A la faveur du développement des enseignements en gestion, les jeunes professeurs français,
ainsi que leurs étudiants se sont mis à lire les revues américaines prônant la méthode ABC
comme étant la révolution en matière de calcul des coûts. Cela était exact dans le contexte
américain. De plus, la méthode faisait le lien entre l'information et la décision. L'ABC était un
outil de gestion, présenté comme tel, par opposition à une technique à finalité comptable.
La méthode a eu d’autant plus de succès que les stratégies de promotion/diffusion avaient été
mises en œuvre (conférences, logiciels, études de cas) par les concepteurs et les cabinets de
conseils qui en étaient les prescripteurs. Zelinschi (2009) fait état d’une recherche11 sur les
articles publiés sur le sujet entre 1987 et 2000 dans les revues comptables professionnelles et
scientifiques aux Etats-Unis et en Grande-Bretagne. Ils représentent 89 % du nombre total des
articles publiés dans ces revues.
3.2. Une méthode des CA assez ancienne
Comme nous l’avons précisé, les méthodes ont été élaborées dans des contextes différents. La
méthode des CA (sections homogènes à l’époque) a été élaborée par des ingénieurs qui avaient
une bonne connaissance des consommations respectives de matières et de main d’œuvre selon
le type de produit. Ils connaissaient bien ce qui « induit » les coûts, d’où la pertinence des unités
d’œuvre (UO). Puis, du fait de la diversification, de l’augmentation des charges indirectes, la
répartition de ces charges est devenue un problème important. Le coût de production calculé au
niveau d’un atelier n’avait plus autant d’importance. Les comptables chargés de calculer les
coûts de revient complets, restant fidèles au modèle de calcul, pour procéder à la répartition des
charges indirectes ont dû choisir les UO les plus pertinentes dont ils disposaient, généralement
les heures de main d’œuvre directe. Ces dernières sont devenues de moins en moins pertinentes.
Aucun effort n’a été effectué pour améliorer la méthode. Du moins si certaines entreprises ont
procédé à des ajustements, par exemple en donnant plus d’importance à la première étape du
calcul, c’est-à-dire aux coûts directs12, ces ajustements n’ont pas fait l’objet de recherches
académiques. C’est la méthode traditionnelle qui est considérée comme étant en vigueur dans
11 Bjornenak et Mitchell (2002), « The development of activity-based costing journal literature », 1987-2000, The
European Accounting Review, 11, 3. 12 Les charges indirectes étant considérées comme devant être couvertes par l’ensemble des produits.
9
la plupart des entreprises. C’est celle qui sera en conséquence considérée comme dépassée lors
de la promotion de l'ABC.
Pour certains chercheurs la seule méthode de calcul des coûts est désormais l’ABC quelle que
soit la situation de l’entreprise, bien qu’elle soit également mise en cause (concepts flous,
complexité, non prise en compte du niveau d’activité). Mais, comme nous l’avons indiqué, les
concepteurs qui sont également consultants, n’ont pas manqué de mettre sur le marché des
méthodes dérivées (le Time Driven ABC, le Feature Costing et le Management By Means
(MBM)) dont chacune est développée par chaque membre des réseaux d’origine (Kaplan, 2008 ;
Brimson, 1998 ; Johnson, 2002).
3.3. Les Conséquences
L’arrivée de l’ABC a-t-elle fait changer les choses d’une part dans les entreprises, d’autre part
dans les milieux académiques ?
L’ABC dans les entreprises
S’il est difficile d’avoir des statistiques sur le nombre d’entreprises utilisant la méthode des CA,
il en est de même de l’implantation de l’ABC quel que soit le pays.
Une enquête intéressante sur le bilan de l’adoption de la méthode dans les entreprises
canadiennes a été effectuée par trois chercheurs canadiens auprès de 800 entreprises (Avelé,
Robichaud et McGraw, 2017). Le résultat est le suivant : 300 ont répondu ne pas comprendre
le concept d’activité et parmi les 500 autres entreprises, seules 110 ont répondu, 40 réponses
étaient exploitables. Parmi les 40 réponses :
25% n’ont pas entendu parler de la méthode,
57,5 % ont entendu parler de la méthode mais n’envisagent pas de l’appliquer,
12,5 % l’ont mise en œuvre,
5 % envisagent de la mettre en œuvre.
Si on retient les entreprises qui l’utilisent, le pourcentage est de 12,5 % mais cela ne représente
que 5 entreprises sur les 40. Seules 5 entreprises sur 800 avouent utiliser la méthode ABC. Il
faut ajouter que déclarer utiliser la méthode ne permet pas de connaître la manière dont elle est
utilisée.
La Villarmois et Tondeur (1996), à partir d’un échantillon de 79 entreprises, ont étudié en
France les déterminants de la mise en place de la méthode ABC. Les éléments suivants ont été
retenus : l’environnement de l’entreprise, l’activité, la technologie, la structure
organisationnelle, les systèmes de contrôle et les stratégies. Ces facteurs de contingence sont
pris en compte par le PCG 82 dans le cadre de la mise en œuvre de la méthode des CA.
Moalla (2007), dans une étude réalisée en Tunisie a montré que le choix de la méthode de calcul
des coûts est généralement expliqué par l’intervention du consultant (l’effet mode) ou de la
société mère (la sélection forcée).
On ne peut donc pas affirmer que la méthode ait remporté un grand succès dans les entreprises.
Ceci est certainement dû à la complexité de la méthode et au manque de clarté de certains
concepts. Les ambiguïtés n’ont pas été levées par les promoteurs de la méthode en France. Dans
un article intitulé « Les fondements conceptuels de l’ABC ‘à la française’ » Alcouffe et Malleret
(2002) constatent que la plupart des auteurs n’ont pas défini clairement ce qu’était une activité,
qu’ils ne sont pas unanimes sur ce qu’est un processus, de même sur la notion de ressources,
ainsi que sur le mécanisme de calcul.
L’ABC dans les milieux académiques
La méthode n’a pas eu le succès attendu dans les entreprises, par contre elle a fait l’objet de
beaucoup de travaux académiques.
10
Dans l’éditorial du numéro spécial de la revue CCA consacré aux innovations managériales,
Bouquin (2003) considérant que les techniques de gestion sont devenues des marchandises,
distribuées par les entreprises spécialisées, les cabinets de consultants, suggère que « le rôle des
chercheurs pourrait être comparé à celui d’une organisation d’experts, voire de défense des
consommateurs, testant ces méthodes en les passant au crible de la critique scientifique ». Cette
remarque s’applique tout à fait à la méthode ABC mais les chercheurs n’ont pas tous joué le
rôle souhaité.
Certains chercheurs en ont fait leur thème privilégié de recherche, c’est leur choix. Ce que l’on
peut toutefois regretter c’est de n’avoir pas fait le lien avec la méthode des CA, de l’avoir
ignorée comme étant une méthode dépassée, et surtout d’avoir pu engager des doctorants dans
ce thème à la mode qui peut se révéler être une impasse si, à leur tour, ils ne prennent pas le
recul nécessaire.
Se plaçant dans le contexte africain où l’activité économique est essentiellement du ressort des
très petites entreprises, faut-il s’engager dans des recherches sur pourquoi la méthode ABC n’est
pas utilisée dans les entreprises locales ? Il faut au moins que le terrain de recherche soit
uniquement les grandes entreprises, ou que l’on examine le rôle que peuvent jouer les
consultants13.
4. L'ABC est-il contenu dans la méthode des CA ?
Une des caractéristiques essentielles de la comptabilité, qu'elle soit financière ou de gestion, est
qu'elle n'évolue pas du fait des apports des chercheurs mais du fait des expériences que les
praticiens mènent sur le terrain. La comptabilité est une science humaine et non une science de
la matière et de la vie, ni une science expérimentale, ni une science dure. Elle n'existe pas en
dehors des pratiques alors que les astres n'ont pas attendu les astronomes pour exister ou les
corps chimiques, les chimistes, etc. Son caractère de science peut d'ailleurs être mis en doute.
A notre avis, il s'agit plutôt d'un « savoir d'action » pour reprendre le titre d'un ouvrage publié
sous la direction de Jean-Marie Barbier.14
La comptabilité est un miroir de la société. Certes, elle ne peut jamais donner une image fidèle
de la réalité. Si le miroir ne restitue que deux dimensions d'un objet, la comptabilité se limite à
restituer la seule dimension économique. En fait, même pas toute la dimension économique car
tout n'est pas quantifiable. De plus, le miroir est déformant. En ne disant pas tout, il cache, par
exemple... les coûts cachés !15 En déformant la réalité, le miroir induit des comportements
puisque l'on ne gère (facilement) que ce que l'on mesure. What you see is what you get. Étant
performative, la comptabilité n'est pas neutre. Elle n'est donc pas seulement un miroir qui reflète
un état de la société mais elle interagit avec la réalité dans une relation dialectique.
La comptabilité est un savoir d'action qui est produit dans et par l'action, donc par des praticiens
pour les besoins de leurs prises de décisions dont la rationalité économique est nécessairement
limitée (on ne peut pas prendre en compte tous les paramètres) et décision qui sont aussi
fortement influencées par des phénomènes de mimétisme, par le besoin de se justifier, de limiter
sa responsabilité, par des intuitions, des jeux de pouvoir, etc.
La méthode des CA a été développée en Europe et, plus particulièrement, en France et la
méthode ABC est née aux États-Unis comme nous l'avons vu ci-dessus. Mais des deux côtés de
l'Atlantique, les dirigeants ont rencontré les mêmes problèmes car ils ont utilisé les mêmes
13 Cf. la communication de Diop et Dieng à la 4ème JEACC 14 Barbier J.-M., sous la direction de (2004) : Savoirs théoriques et savoirs d'action. PUF, 305 p. et, plus particu-
lièrement dans cet ouvrage, l'article de Bernard Colasse : « La comptabilité : un savoir d'action en quête de théo-
ries » (p. 73-89). 15 Cf. à ce sujet : Savall H. & Zardet V. (1991) : Maîtriser les coûts et les performances cachés. Le contrat d'activité
périodiquement négociable. Economica, 351 p.
11
modèles économiques. Les outils de production (machines, robots, ordinateurs, logiciels, etc.)
sont à peu près identiques. Les produits fabriqués incorporent les mêmes technologies. Les
techniques de production ont suivi la même évolution (taylorisme, fordisme, automatisation,
juste-à-temps, etc.) et les techniques de vente n'ont pas non plus de frontières. Il est donc logique
que les praticiens aient développé les mêmes concepts de coûts pour prendre les mêmes
décisions ou tout au moins choisi le même éclairage pour faire des choix économiques aussi
rationnels que possible avec les mêmes contraintes. Ce ne sont évidemment pas les seuls critères
de choix. La décision finale peut aussi intégrer des considérations extra-économiques, peut
laisser la place à l'affect et à l'intuition. Mais nous nous éloignons de notre sujet.
4.1. Un vocabulaire différent pour les mêmes réalités ?
La méthode ABC se présente comme mettant en œuvre une technique plus pertinente
d'imputation des charges indirectes que ce que propose la méthode des CA, conduisant donc à
de meilleures décisions. Cette affirmation s'appuie sur deux différences de vocabulaire.
La première différence de vocabulaire porte sur la différence entre unité d’œuvre et inducteur
de coût.
La méthode des CA utilise les unités d’œuvre (UO). Une UO est « une unité de mesure dans un
CA servant notamment à imputer le coût de ce centre aux coûts des produits. (…) Une UO est
choisie en raison du lien de causalité qui lie la variable qu'elle mesure avec le niveau des charges
du CA. Une « bonne » UO est un inducteur de coût. »16
La méthode ABC utilise les inducteurs de coûts (IC). Un IC est un « événement (une activité,
un produit fabriqué, etc.) associé à un coût par un lien de causalité. Traduction du terme anglais
cost driver. Le concept est plus large que celui d'UO dans la mesure où il s'applique également
aux charges directes. »17
Les deux définitions montrent que l'UO est incluse dans l'IC. Mais si on compare les UO aux
IC appliqués aux seules charges indirectes, les deux concepts se confondent.
La seconde différence de vocabulaire porte sur l'analyse puis le regroupement des charges
indirectes en activités et non en centres d'analyse (autrefois, sections homogènes comme cela a
été dit ci-dessus).
Le PCG donne la définition suivante d'une section homogène : « Subdivision ouverte à
l'intérieur d'un centre de travail lorsque la précision recherchée dans le calcul des coûts de
produits conduit à effectuer l'imputation du coût d'un centre de travail au moyen de plusieurs
unités d'œuvre (et non d'une seule). » « Un centre de travail correspond à une unité de
l'organigramme, comme par exemple un atelier. Mais son activité peut ne pas être homogène
en ce sens que certaines opérations peuvent être très mécanisées (l'unité d'œuvre idéale serait
alors l'heure/machine) alors que d'autres ne le sont pas du tout (l'unité d'œuvre devrait alors être
l'heure de main-d'œuvre). Dans ce cas, le centre de travail doit être scindé en deux (ou plus)
sections afin qu'elles soient homogènes. Le centre de travail sert un objectif de
responsabilisation alors que la section permet une meilleure précision des calculs. »18 Un centre
d'analyse est une « division de l'unité comptable (c'est-à-dire en général de l'entreprise) où sont
analysés des éléments de charges indirectes préalablement à leur imputation aux coûts des
produits intéressés. »19
16 Burlaud A., Eglem J.-Y. & Mykita P. (2004) : Dictionnaire de gestion. Comptabilité, finance, contrôle. Foucher,
p. 332. 17Ibid. p. 200. 18Ibid. p. 298. 19Ibid. p. 59.
12
L'ouvrage de Johnson et Kaplan20, qui a fait connaître l'ABC dans le monde académique, ne
donne aucune définition du concept d'activité. Un manuel, cosigné par Kaplan21, en donne une
définition très succincte : « une activité est une unité de travail, ou tâche, ayant un objectif
spécifique. Exemple : préparer un hamburger dans un restaurant, interroger un client dans un
bureau d'aide sociale ou assembler une machine dans une usine. »22 Les auteurs précisent
ensuite qu'ils distinguent quatre catégories d'activités :
1. l'acquisition des moyens de production (les ressources) ;
2. la fabrication du produit (ou du service) ;
3. la commercialisation ;
4. et les autres activités de soutien aux trois activités précédentes.
Il n'y a là rien de bien original.
Sachant qu'une section est en principe homogène pour pouvoir être imputée aux coûts des
produits ou services, et constatant que les activités sont définies de façon aussi peu précise par
les promoteurs de l'ABC, rien n'interdit de faire coïncider les sections ou CA et les activités.
En conclusion, il y a bien peu de différences entre les deux méthodes au-delà des différences
de vocabulaire et d'une présentation de l'ABC comme étant en lien plus étroit avec les décisions
de gestion. Mais là encore, il ne faut pas reprocher à la méthode des CA le fait que certains
praticiens l'aient dévoyée.
4.2. L'ABC : inducteur d'une meilleure compréhension de la méthode
des CA ?
La méthode des CA, c'est-à-dire le coût complet, n'est sans doute pas la meilleure pour apporter
un éclairage stratégique et rendre une organisation plus « agile » pour utiliser une expression
qui fait aujourd'hui fureur. En effet, les CA se sont souvent identifiés à des cellules de
l'organigramme, à des services d'une organisation. On produit donc une information qui ne
bouscule pas la structure, la répartition des pouvoirs. Elle correspond à des centres de
responsabilité et rend compte de leur performance en s'articulant sur l'architecture budgétaire.
Le coût complet permet aussi une mise sous tension pour réduire les coûts à défaut d'encourager
l'innovation.
Pour autant, la méthode des CA n'est pas figée et peut combiner ses avantages avec ceux de
l'ABC. Comme nous l'avons vu ci-dessus, on peut définir les centres d'analyse à partir des
activités et indépendamment des responsabilités du personnel d'encadrement. On peut aussi,
dans le cas d'un centre qui aurait plusieurs activités (par exemple, un atelier d'entretien qui fait
des réparations pour les clients mais aussi pour les équipements de l'entreprise elle-même ou
un guichet de La Poste qui fait à la fois des opérations postales et des opérations bancaires, etc.)
découper ce centre en deux parties ou plus traitées comptablement séparément. Enfin, on peut
ajouter une étape supplémentaire dans la cascade des imputations comme le montre le schéma23
ci-dessous.
20Johnson H. Thomas & Kaplan Robert S. (1987) : Relevance lost. The rise and fall of management accounting.
Havard Business School Press, 269 p. 21Atkinson Anthony A., Banker Rajiv D., Kaplan Robert S. & Young S. Mark (1995); Management accounting.
Prentice Hall International, p. 44. 22Traduit par nous BB, AB, GC 23 Schéma emprunté à Michel LEBAS, « Comptabilité analytique basée sur les activités, analyse et gestion des
activités », Revue française de comptabilité, n° 226, septembre 1991, p. 51.
13
Nous voyons que l'imputation des charges indirectes aux différentes sections se fait de façon
« classique ». Mais au sein de chaque section ou CA, on distingue plusieurs activités
élémentaires. Par exemple, s'il y a plusieurs ateliers, en plus de leur activité de production, ils
peuvent chacun avoir une activité d'approvisionnement ou de gestion du personnel, etc. L'étape
supplémentaire consiste à ne pas affecter directement le coût des sections aux produits mais à
agréger les activités élémentaires des sections en activités homogènes ayant une signification
en termes de prise de décision. Par exemple, les activités d'approvisionnement des différentes
sections sont regroupées en une seule activité d'approvisionnement globale qui est ensuite
affectée aux différents produits (ou services rendus aux clients).
Il faut toutefois vérifier que le coût engendré par une complexité accrue n'excède pas les
avantages résultant d'une information plus détaillée. Créer une bureaucratie n'est pas
nécessairement la solution pour créer de la valeur pour les clients d'une entreprise ou les usagers
d'un service public.
En conclusion, l'idée que l'ABC serait une innovation managériale est sans fondement. Il y a
une méthode de calcul des coûts complets qui peut se concevoir de différentes façons :
les CA sont des centres de responsabilité ;
les CA sont des activités combinant des ressources ou des facteurs de production issus
de différents centres de responsabilité ;
le dispositif peut renseigner les flux de charges à la fois par centres de responsabilité et
par activité.
Aucune de ces méthodes n'est supérieure aux autres. Seul compte la pertinence de la réponse
aux besoins d'information des dirigeants. Un système de calcul des coûts est un outil de mise
sous tension d'une organisation qui ne peut se concevoir que « sur mesure ».
14
Conclusion : L’ABC une « fausse » innovation managériale ?
Pour répondre à la question, la définition de l’innovation de Rogers (1995), qui laisse perplexe,
nous met sur la voie : « Une innovation est une idée, une pratique ou un objet qui est perçu
comme nouveau par les acteurs, peu importe s’il l'est vraiment ». Il en ressort que l’ABC est
une innovation puisqu’elle a été perçue comme telle par certains acteurs. Mais cela signifie
également qu’elle ne l’est peut-être pas vraiment. La définition de Rogers a une dimension très
marketing qui convient à beaucoup d’opérations lancées à grand renfort de marketing, ce fut le
cas de l’ABC.
L’innovation managériale a donné lieu à de nombreuses définitions 24 , ce qu’elles ont de
commun est de mettre l’accent sur les éléments nouveaux introduits : des pratiques, des
techniques, des méthodes, des structures, etc. dans le domaine du management. C’est à ce titre
qu’elle a pu être considérée comme une innovation puisqu’elle a été présentée comme une
nouvelle technique de calcul des coûts par certains auteurs.
Les développements précédents ont montré qu’il ne s’agissait pas d’une nouvelle technique.
Comme l’a écrit Bouquin (1995) lorsqu’il précisait que c’est à chacune des activités qu’exerce
la section qu’il faut faire correspondre une UO, et non à la section entière : « Il n’est donc pas
exagéré d’affirmer que, sur le plan technique, seul examiné à ce stade, ce que Rimailho a
pratiqué et conceptualisé, ce n’est pas tant la méthode des sections homogènes que la méthode
dite maintenant ABC (Activity-Based-Costing) ».
Il n’en reste pas moins que l’avènement de la méthode devrait conduire à considérer les
situations dans lesquelles un objectif doit être privilégié : coût des centres, puis des produits,
ou coût des activités, c’est-à-dire des processus, des commandes. Elle devrait surtout faire
évoluer la méthode des CA. Il convient en effet de ne pas regrouper en un seul centre des
opérations qui consomment différemment des charges, et de choisir de véritables unités
d’œuvre.
Grâce aux stratégies de communication l’ABC a bien été perçue comme une innovation
managériale mais elle ne l’est pas vraiment. Son créateur Robert Kaplan, qui rappelons-le était
universitaire et consultant, considérant sans doute que l’ABC ne parvenait pas aux résultats
attendus, crée en 199225 avec David Norton le Balanced Scorecard qui sera également considéré
comme une innovation managériale. L’est-il vraiment ? Le chantier suivant est ouvert.
24 Cf. F. Le Roy, M. Robert et P. Giuliani (2013), « L’innovation managériale. Généalogie, défis et perspectives »,
Revue Française de Gestion 2013/6, n° 235. 25 Kaplan R.S. et Norton D.P., (1992), « The Balanced Scorecard – Measures that Drive Performance », Harvard
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15
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