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L'Alsace en torts et de travers, Tomi Ungerer, L'École des loisir 114 / LA REVUE DES LIVRES POUR ENFANTS

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L'Alsace en torts et de travers, Tomi Ungerer, L'École des loisir

114 / LA REVUE DES LIVRES POUR ENFANTS

DOCTEUR TOMIET MYSTÈRE UNGERER

ou lecture croisée deDas grope Liederbuch et de

L'Alsace en torts et de travers

Par Nathalie Rizzoni

Nathalie Rizzoni s'appuie sur l'étude comparativedu groBe Liederbuch et de L'Alsace en torts et de travers

pour découvrir un visage inattendu de Tomi Ungerer.Elle enrichit ainsi le portrait d'un artiste,

qui n'est jamais celui qu'on pense,qui n'est lui-même que parce qu'il est toujours un autre.

Q ui, en France, connaît Das grojie Lie-derbuch (littéralement « Le grand

livre de chansons »), ce recueil de chansonspopulaires allemandes avec partitions demusique, publié en 1975 par l'éditeur suisseallemand Diogenes et présentant la particula-rité d'être illustré de 156 dessins de TomiUngerer ? La méconnaissance de cet ouvragepar le public français n'est pas surprenante :les chansons, réputées « intraduisibles », nesont accessibles qu'aux lecteurs germano-phones... Plus nombreux, en revanche, sontceux qui connaissent L'Alsace en torts et detravers (L'École des Loisirs, 1988) un livrecomposé à la fois de textes inédits de TomiUngerer - textes écrits en français - et de 96illustrations dont 92 prélevées dans le grofle

Liederbuch. De fait, ces deux ouvragespubliés à treize ans d'intervalle sont inextri-cablement liés. Au point que leur étude com-parative pourrait bien éclairer d'un jour nou-veau notre perception de l'œuvre d'Ungerer.Et ajouter à notre connaissance de l'auteur.

Avant d'amorcer la réflexion qui nous feracheminer à travers le grojk Liederbuch etparcourir L'Alsace en torts et de travers,signalons qu'un troisième texte est inclusdans notre corpus : il a été écrit par TomiUngerer l'année même de la parution durecueil de chansons, rédigé dans sa versionoriginale en enchevêtrant à loisirs troislangues, l'allemand, l'anglais, le français. Cetexte a été publié en allemand sous le titre

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Bemerkungen zu den Illustrationen fur dasgrojk Liederbuch (« Remarques sur les illus-trations du grand livre de chansons »), dansun catalogue d'exposition qui avait lui-mêmepour titre Freut Euch des Lebens (« Réjouis-sez-vous de la vie ! ») (Zurich, Diogenes Ver-lag, 1975). Ce témoignage de l'artiste sur sontravail est particulièrement précieux pourl'approche du grojk Liederbuch. J'y feraisouvent référence sous le titre abrégé de« Remarques...» et ce dans ma propre tra-duction de cet étrange allemand mâtiné defranglais qui - je l'espère - sera aussi fidèleque possible à la pensée de Tomi Ungerer.

Une des raisons de s'intéresser au grofleLiederbuch pourrait être le succès extraordi-naire de cet ouvrage auprès du pubb'c ger-manophone. Les éditeurs étant très jalouxdes chiffres se rapportant aux tirages et sur-tout à la vente de leurs livres, Diogenes n'apas voulu lever le secret sur le grofle Lieder-buch. Mais on estime qu'en 1980, soit cinqans après sa sortie, il s'était déjà vendu à500 000 exemplaires. En 1990, soit dix ansaprès sa sortie, Tomi Ungerer signale dans33spective que ce « best-seller en Allemagne[...] s'est vendu à plus d'un million d'exem-plaires. » Ce ne sont pourtant pas ces consi-dérations éditoriales... et économiques quiont orienté notre choix mais bien plutôtl'importance que Tomi Ungerer a lui-mêmedonnée à cette œuvre dans son parcours.

Il s'en explique une première fois dans ses« Remarques...» : « Cela a mijoté dans matête pendant des années : illustrer un recueilde chansons populaires. C'était profession-nellement le plus grand défi que je me soisjamais lancé. Je le remettais toujours à plustard : je n'étais pas encore assez mûr, tech-niquement, moralement et psychologique-ment parlant. J'attendais quelque chosecomme de la paix en moi, j'attendais desvagues lisses, un brouillard radieux, une vie

apaisée. » Plus loin, il écrit encore : « lachose est arrivée à maturation par elle-même, comme un eczéma. »

Dans une entrée de son journal datant de1974-1975, Tomi Ungerer consigne le faitqu'il a achevé le grofie Liederbuch et pré-cise : « je vais aller le porter moi-même àZurich, avec Yvonne » (Nos années de bou-cherie, L'Ecole des loisirs, 1987). Etonnanteprécaution, touchante attention apportée àce manuscrit pour lequel Ungerer n'envisagerien moins que d'entreprendre le voyageNouvelle Ecosse (Canada) - Zurich et retour.Pourtant Ungerer n'en est pas à son coupd'essai et le grofte Liederbuch n'est pas sonpremier manuscrit remis à un éditeur. Rap-pelons que son premier livre pour enfants,The Mellops goflying, a été publié en 1957 ;qu'il a - à partir de cette date - publié prèsde 80 ouvrages pour enfants et pouradultes ; que sa collaboration avec Diogenes,à cette époque, est bien rodée (elle remonteaux années 1958-1962) et qu'à quarante-quatre ans, l'artiste a plus d'un succès à sonactif, dont notamment une grande expositionà Berlin en 1962. Ungerer le chevronnéretrouve donc avec ce grofk Liederbuch lesdélicatesses fétichistes du jeune débutant. Ilne veut confier à personne le soin deremettre son manuscrit à l'éditeur.Il a le projet de veiller sur lui, en compagniede sa femme, jusqu'au bout. Une décisionqui se relie certainement à la remarque sui-vante faite par l'auteur dans ses« Remarques... » : « Quand on fait une illus-tration, on doit véritablement s'engager, ondoit lui prodiguer des soins comme si c'étaitson propre enfant, la nourrir, l'élever, luiapprendre à marcher jusqu'à ce qu'ellepuisse toute seule s'en aller au loin. »

Le fait d'avoir illustré ce recueil de chansonsallemandes marque incontestablement uneétape fondamentale dans la carrière et dans

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la vie d'Ungerer. Mais pourquoi ? Pourquoice grope Liederbuch regroupant 204 chan-sons populaires et chansons pour enfantsallemandes, chantées pour certaines d'entreelles depuis le XIVe siècle, accompagnéespour d'autres par des musiques de Bach,Schubert, Mozart ou Brahms, pourquoi ceschansons méthodiquement choisies et clas-sées en onze cycles par Anne Diekmann1,ont-elles à ce point bouleversé celui quidevait les mettre en images ? A cette ques-tion, Ungerer a une réponse, toujours lamême, qu'il livre régulièrement en lui appor-tant quelques modulations quand on l'inter-roge à ce sujet :

- « Je me suis redécouvert Alsacien, d'unefaçon presque féroce. C'est seulement avecl'âge (il a quarante-quatre ans en 1975) qu'onse rend compte du poids de ses origines.L'Alsace, c'est très important pour moi. »(Télérama, n° 1631,15 avril 1981).

- « Je vivais au Canada, et voilà que soudainaprès quinze années d'emmigrationnages jeme retrouvais des racines, tout à fait halse-ciennes, et une âme et un cœur aussi. Uneidentité qui tout à coup a fait surface, aupoing que j 'en suis devenu malgré la distanceune espèce de militant du provincialisme. »(« L'oncle Hansi mis à bien et à mal par TomiUngerer » dans Le Grand livre de l'oncleHansi, Herscher, 1982).

- « J'ai compris que j'avais des racines ger-maniques et un feuillage latin. » (L'Express,3 février 1989).

Mais ces retrouvailles essentielles d'Ungereravec sa culture alsacienne, avec ses racineset son passé - il a encore déclaré dans 33spec-tive en 1990 : « Pour nous Alsaciens, ces Lie-der exprimaient notre identité rhénane. Mon

grand-père, mon arrière-grand-père leschantaient déjà, et nous aussi à la maison »portent-elles à elles seules le secret de l'har-monieuse alchimie qui s'est opérée entre leschansons du grojSe Liederbuch et les illustra-tions de l'artiste ?

Autrement dit : les retrouvailles qu'Ungerer apu célébrer à l'occasion de la création de cerecueil sont-elles exclusivement d'ordre « eth-nique » ? Une immersion dans l'ouvragedonne à penser que, par-delà son adhésion àune communauté géographique et historique,Ungerer a trouvé dans ce tissu de chansonsune trame thématique, une dimension poé-tique et ludique, ainsi qu'une simplicité qui luiont également permis de broder ses motifs lesplus intimes : « J'y ai laissé libre cours à unesentimentalité reconnaissante [...]. C'est unlivre où je révèle mon attachement à la cha-leur d'une structure familiale où l'amour estprotection » déclare-t-il dans 33spective. Dansses « Remarques...» il conclut sur l'aveu sui-vant : « Lorsque le livre a été achevé, je mesuis senti tout nu et faible », s'identifiant enquelque sorte au nouveau-né mis en scènedans une de ses images pour le grofie Lieder-buch, un ouvrage d'ailleurs qualifié par Unge-rer de « Riesenkind » (enfant géant), qui avaitété tenu sur les fonts baptismaux par son édi-teur et par lui-même. Percevoir le grofh Lie-derbuch comme, sinon une « naissance », dumoins une « re-naissance », n'est donc pas unemétaphore exagérée...

Une petite promenade dans les « champs defleurs bleues » d'Ungerer - le mot est de lui(33spective).- éclairera notre propos.

Les chansons du groffe Liederbuch compo-sent un cycle chronologique complet, ce que

1. Ces cycles comprennent les chansons du matin, chansons des métiers manuels et du travail, chansons du prin-temps, chansons de marche ou de route, chansons de l'été, chansons de chasse, chansons d'automne, chansonspour danser et pour jouer, chansons d'hiver et chants de Noël, chansons d'amour, chansons du soir et du coucher.

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souligne Ungerer lui-même pour avoir ététrès sensible à cette progression : « Quandon feuillette la première partie du livre, onpeut au fur et à mesure suivre la course dusoleil. [...] On retrouve tout au long del'ouvrage le caractère inéluctable du temps,qui s'achève en hiver, la nuit. »

La course du temps qui commence ici avec leschansons du matin et s'achève sur l'évocationdu marchand de sable, s'inscrit parallèlementdans le cycle naturel du passage des saisons,du printemps à l'hiver, tout en rappelant ledéroulement de la vie, de la naissance à lamort. Déploiement du temps qui passe sansheurts et sans à-coups et que pourraientsymboliser les ruines qui jalonnent les pay-sages d'Ungerer. Ce ne sont pas là les ruinesde Slow agony, traductions obsessionnellesde la décrépitude et de la dégradation avantla mort ; non, les ruines du grofie Lieder-buch témoignent d'une continuité entre lepassé et le présent, sont les marques d'unehistoire ancienne qu'il convient de ne pasoublier. Le voyageur s'y arrête un instantpour méditer, ou rencontrer une belle.

Une perception si sereine de la destinéehumaine tranche singulièrement sur l'évoca-tion violente du temps et de la mort présenteailleurs dans l'œuvre d'Ungerer.

Il est vrai que, s'agissant de l'ensemble deces illustrations, le temps s'est arrêtéquelque part entre la fin du XIXe et le débutdu XXe siècle, avant l'ère triomphante de lamodernité. Un parti pris affirmé par l'illus-trateur (une longue tradition familiale dansl'horlogerie l'a initié à l'art de jouer avec letemps) plutôt que par les textes des chansonsqui s'inscrivent dans un temps indéfini etimmémorial. Cadrage dans une époque pré-cise, résolument voulu par Ungerer, quiminutieusement et rigoureusement la restitueà travers une multitude de détails.

On s'éclaire à la bougie, à la lampe à pétroleou avec une lanterne. On fait sa toilette dansun baquet ou dehors près de la fontaine. Onva puiser de l'eau au puits, on se chauffeavec un poêle en faïence et la cuisinière estencore à bois.

Bien d'autres signes attestent de cet ancragedans un avant l'industrialisation à outrance,avant le règne triomphant de la technologiedévorante. Les dames portent robes longueset tabliers à nœuds ; bottines à boutons ousabots selon leur condition. Chapeaux fleu-ris, bonnets en dentelle et fichus couvrentleurs cheveux. Les messieurs vont en redin-gote, portent volontiers gilet et bas rayéspour travailler, et pour eux aussi le couvre-chef est de rigueur, qu'il soit tricorne, haut-de-forme, canotier, casquette, chapeau mouou bonnet. Ungerer restitue à chacun sonélégance, à la ville comme au champ, chez lebourgeois comme chez le paysan.

Les moyens de transport peints dans leurfoisonnante diversité par l'artiste sont éga-lement des réminiscences de « ce temps-là » : barques, bateaux à voiles et à vapeur,locomotives à vapeur, diligences, charrettes,sont les véhicules empruntés par l'hommequi circule encore bien volontiers à cheval,à dos d'âne et plus volontiers encore - oupeut-être par obligation - à pied. Si les« Wanderlieder » (chansons de marche oude route), qui constituent une des onze par-ties de ce recueil, sont par essence autantd'invitations à parcourir le monde à pied,on relève que Tomi Ungerer a largementétendu ce goût de la promenade, de la vie enplein air et du contact avec la nature auxillustrations accompagnant les autres chan-sons du grojie Liederbuch. Il ne brosse quequelques scènes en intérieur, préférantostensiblement laisser se déployer les pay-sages. Sur les 156 illustrations de l'ouvrage,il n'en est guère qu'une douzaine qui ren-

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UAlsace en torts et de travers, Tomi Ungerer, L'Ecole des loisirs

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voient plus ou moins explicitement à un uni-vers citadin. Encore faut-il préciser que,comme les scènes en intérieur renvoient aumonde douillet et protecteur de la maison etnon à un enfermement contraignant, les vuescitadines sont celles de petites villes, plutôtque de cités tentaculaires, petites villes auxallures de villages, bâties autour de leuréglise, ponctuées de fontaines et doublementprotégées, par des remparts qu'elles n'ontpas encore débordés et par le veilleur denuit... Dedans la maison ou dehors, dedansles remparts ou au-delà, Ungerer a décidéque partout il ferait bon vivre dans sesimages...

Et vivre - les textes des chansons le rappel-lent - c'est principalement travailler, man-ger, aimer, dormir et se divertir. La placequ'Ungerer accorde au travail dans ses illus-trations coïncide une fois encore avec unecatégorie précise des chansons du groffe Lie-derbuch, les « Handwerks-und Arbeits-Lie-der », tout en la dépassant. Mais on saitl'inclination que l'illustrateur a personnelle-ment pour les métiers manuels, le travail dela terre, de la pierre et du bois...

Il porte ici une attention toute particulière auxcostumes, aux postures, aux gestes, aux outilspropres à chaque corps de métier, et juge cetteexigence suffisamment importante pour lamentionner dans ses « Remarques...». A pro-pos du dessin où apparaît un tonnelier, ilécrit : « II y a là tous ses outils, minutieuse-ment représentés et passant inaperçus. Bienqu'on n'y fasse pas attention : les outils sontessentiels pour tracer un cadre historique,ainsi les anneaux autour du tonneau qui sontencore en bois et non en fer. » Ou encore :« les chaussures du maréchal ferrant [...]ont des semelles de bois auxquelles le cuircuit a été cousu » ; « La lampe dans la cavedu boulanger [...] a été spécialement conçueà l'intention des boulangers. »

L'Alsace en torts et de travers, Tomi Ungerer,

L'Ecole des loisirs

Maillets en bois, scies, rabots, fléaux, faux,pétrins, métiers à tisser, rouets, battoirs,poulies pour le levage, traîneaux pour lebois, ponctuent ces petites scènes de genrequi, trompeusement, semblent avoir été cro-quées sur le vif alors qu'Ungerer a dû« répéter à l'infini » (« Remarques...») cha-cun des détails qui les composent. (Il a de faitréalisé des milliers de croquis pour ses illus-trations du grofie Liederbuch). Pour preuvequ'il s'agit bien du goût personnel d'Ungererplutôt que d'une nécessaire illustration detelle ou telle chanson, la scène du maréchalferrant à l'œuvre ou celle du tonnelier, pourlesquelles il a manifesté un souci d'exactitudequasi encyclopédique, sont sans relationdirecte avec les paroles des textes qu'ellesaccompagnent.

Cet inventaire des outils, des ustensiles etdes objets, digne du vénérable catalogue dela manufacture française d'armes et decycles de Saint-Etienne, ne serait pas tout àfait complet si l'on omettait de relever l'infi-nie variété des formes et des usages que Tomi

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Ungerer accorde aux tonneaux, omnipré-sents dans ses illustrations bien que jamaismentionnés dans les textes des chansons. Il ya le petit tonneau - d'eau de vie peut-être... -jalousement gardé par Frère Jacques, celuique le paysan emporte au champ, le tonneauscié en deux dans lequel le pêcheur stockerasa pêche et la poissonnière sa marchandise ;le baquet de récupération des eaux de pluie,celui du boulanger qui contient la crème,celui de la lavandière pour le linge, celui dela mère de famille pour la toilette. C'estencore le tonneau qui prend forme sous lesmains expertes du tonnelier, qui rejointd'autres tonneaux dans la rue et sera utilisépour les vendanges. Objet familier s'il enest, le tonneau par sa forme rebondie et sanoble matière est nécessairement de bonnecompagnie... Dans l'univers des symboles, ila valeur de richesse et de joie. Dans le grofkLiederbuch, les tonneaux d'Ungerer,contrairement à ceux des Danaïdes, ont tousun fond !

Comme la nuit succède au jour qui succède àla nuit, le repos et le temps du divertisse-ment succèdent au travail dans le groj5e Lie-derbuch. Les « Tanz-und Spiel-Lieder » (lit-téralement « chansons pour danser et pourjouer ») succèdent aux « Handwerks-undArbeits-Lieder. » Les invitations à la dansesont fréquentes (une ronde d'enfants figured'ailleurs sur la page de titre du recueil), desinstruments de musique sont fréquemmentcités dans les chansons et dans les illustra-tions d'Ungerer, du violon à la guitare, enpassant par la trompette, la grosse caisse, laflûte, l'accordéon, le cor, etc. Par la volontéde l'illustrateur, la musique devient undénominateur commun entre le manant, lepêcheur, le chasseur, les enfants de bonnefamille et le gitan ; elle est un liant entre dif-férentes classes de la société, entre les plusjeunes et les moins jeunes, tout comme doitl'être le grofie Liederbuch lui-même, que

l'éditeur dans un élan œcuménique destinetout à la fois aux enfants et à leurs parents,aux jardins d'enfants et aux écoles, aux cho-rales et aux conservatoires, aux biblio-thèques et... aux amateurs d'art (voir lajaquette).

Il y a encore la pêche, la chasse (une des sec-tions du recueil est consacrée aux chansonsde chasse) et la promenade, trois activitésqui ramènent toujours l'homme à la nature.Qu'une chanson raconte le bruit du moulin àeau, le chant du ruisseau et la joie d'avoirdu grain à moudre et voilà qu'Ungerer glisseau beau milieu de son paysage un paisiblepêcheur qui n'existe que dans son imagina-tion, tout comme la famille de canards quisurgit du coin gauche de l'image...

La relation intime que l'homme du grofieLiederbuch entretient avec la nature est undes thèmes majeurs de ce recueil. Il se tra-duit dans les chansons elles-mêmes, qui invi-tent le promeneur à se réjouir du passagedes saisons, qui incitent à tendre l'oreille età ouvrir l'œil pour ne rien perdre du spec-tacle toujours renouvelé qu'offre la nature.Cette mise en alerte du sens de l'observa-tion, cet appel à porter une attention touteparticulière à la faune et à la flore nedevaient pas laisser Ungerer indifférent, luipour qui cette curiosité permanente deschoses de la nature a été d'abord un héritagefamilial avant de devenir une inclinationpersonnelle : « Ma mère était passionnée deminéralogie, de botanique, d'insectes,d'oiseaux. Enfant, je ne devais pas dire" oiseau ", mais merle, corneille mantelée oubergeronnette noire. » (Enfants magazine,n°162, février 1990). C'est bien la même pré-cision lexicale qui fait saillie ici et là dans leschansons où il est notamment question du« loriot », du « pinson », de « l'étourneau »,de « l'alouette », de « la mésange », et du« coq de bruyère », sans oublier le rossignol

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Dus grojk Liederbuch, Tomi Ungerer, Copyright © by Diogenes Verlag AG Zurich

et la cigogne, oiseaux les plus fréquemmentcités.

Aussi ne s'étonnera-t-on pas de la présencepresque systématique d'animaux dans lesillustrations de l'artiste. Les animauxdomestiques, les animaux de la ferme et de labasse-cour prospèrent tranquillement sousla plume d'Ungerer sans qu'ils soient néces-sairement cités dans les chansons. La veined'Ungerer est inépuisable à travers ce bes-tiaire remarquable parce que la nature elle-même est inépuisable dans sa variété.

De même qu'il a su garder un rapport étroità la nature et aux animaux, l'homme dugrofk Liederbuch appartient étroitement à

une communauté. Dans son acception la plusrestreinte, cette communauté est le couple.Mis à part un couple au teint terreux, quel'on devine sec et mesquin (la chanson leveut ainsi...), les amants tels qu'Ungerer lesdessine au fil de l'ouvrage ne paraissent nitorturés, ni cannibales, ni sado-masochistes,ni même monstrueux... Le boulanger et letisserand officient placidement avec leursépouses respectives et respectées, épousesqui ne figurent pas dans le texte des chan-sons et que leur alloue l'artiste sans mau-vaises intentions (du moins apparentes !).Un chasseur et sa femme ont la mine réjouie.Très romantiques sont les rendez-vous d'unjeune homme et d'une jeune femme aumilieu de ruines gothiques ou sur un petit

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pont de bois au clair de lune. Les chastesbaisers volés n'annoncent aucune déchéanceimminente. Il n'est pas jusqu'au couple declochards qui ne trahisse un certain plaisird'être ensemble, comme si Ungerer voulaitnous dire que chacun a bien le droit à sapetite part de bonheur.

Dans une perspective un peu plus élargie, lacommunauté vue par l'artiste devient lecercle familial.

La mère est au cœur de cette imagerie fami-liale, s'affairant pour préparer le petitdéjeuner, hissant fièrement sa progénitureen direction du soleil, cheminant avec sonenfant, récurant ses bambins avec bonnehumeur. Rien que de très quotidien dans cesactivités et pourtant les images rayonnent.Toutes ces mères viennent se superposer àMarie, qu'Ungerer représente dans unescène de nativité d'un réalisme peu commun,qu'il commente ainsi dans ses« Remarques...» : « En fin de journée ai prisma femme pour modèle pour dessiner Marie.Au moment où elle met l'enfant au monde.Les cuisses encore écartées, le ventre encoregonflé, le visage radieux, soulagée. On ne voitjamais dans les représentations de la nativitécette expression physique de soulagement.La Marie ressemble en général à une" career girl on the go " (que l'on pourraittraduire par " jeune cadre dynamique ") ouà une jeune fille en détresse. »

Ultime figure de la mère à la fin de l'ou-vrage, celle d'une femme debout, dans uneposture hiératique, représentée de dos,filant à son rouet, telle une Parque, tandisque son enfant sommeille dans un berceau àproximité. Mère fixée à jamais dans sa toute-puissance par la volonté d'Ungerer quisubstitue dans cette illustration la mère à lafigure divine glorifiée dans le chant de lamême page.

Il ne faudrait pas croire pour autant que lepère est absent du recueil. Il est maréchalferrant, peintre du dimanche, cordonnier ousoldat, mais ses apparitions sont rares et sur-tout, contrairement aux mères dessinées parUngerer, ces pères sont absorbés dans leurstâches. Sauf un, le père habillé en soldat quifait essayer son tricorne à son fils. Est-ce unhasard si Ungerer fait mourir ce père siattentionné sur un champ de bataille ?

Cette illustration et son rapport à la chansonqu'elle accompagne méritent qu'on ouvre iciune parenthèse. La chanson en question estMein Hut, der hat drei Ecken, connue enfrançais sous le titre Mon chapeau a quatrebosses. Peut-être connaissez-vous sesparoles, parfaitement anodines et d'unevacuité lancinante : « Mon chapeau a quatrebosses, quatre bosses a mon chapeau et s'iln'avait pas quatre bosses, ce ne serait pasmon chapeau. » La version allemande estexactement aussi insipide... ce qui fait decette chanson un de ces cas évoqués parUngerer dans ses « Remarques...» : « pouréviter les évidences », il a « changé la façondont la chanson pouvait être interprétée » ;il lui a « donné un nouveau tour. »

Laissons-le s'expliquer plus avant : « Nousavons là deux illustrations. Première illus-tration. Un père avec enfant. Le père est sol-dat, on le voit à son uniforme, à son sabre.Le jeune garçon, qui pose fièrement devantle miroir, porte le chapeau de son père.Deuxième illustration : on voit une plainedans laquelle se déploie un champ de bataille(un champ de bataille est un champ où l'onabat), au premier plan le chapeau. Il gît surle sol, troué par une balle et portant unepetite trace de sang. On ne voit pas le père, ilest sûrement mort. Maintenant, cette chan-son est une chanson tout à fait triste. »L'interprétation qu'Ungerer fait de ce texteatteint un paroxysme. La disparition fulgu-

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rante et cruelle qu'il impose à ce père n'estpas sans faire écho à la mort de son proprepère. Douleur intime glissée entre deux por-tées de musique, du bout du crayon et sanss'y attarder davantage.

Le cercle le plus élargi de la communautéhumaine telle qu'elle est illustrée par Unge-rer comprend, lui, les compagnons de travailet de voyage, les compagnons de jeu et lescompagnons d'arme, enfin le voisinage, quise réunit sous le tilleul pour bavarder à lafraîche. Cette micro-société rurale, paisibleet modeste, est soudée par des goûts simples,des joies sincères qu'aucune angoisse nevient troubler. On est loin des spasmes quisecouent les milieux de Herzinfarkt, TheParty, Babylon, Symptomatics pour ne citerque quelques autres titres de l'auteur. Celane saurait surprendre quand Ungerer lui-même se plaît à répéter que la rage et la vio-lence de ses dessins viennent de son « hor-reur pour la société moderne » (EnfantsMagazine, mai 1981) et que la ville rallumesa « colère contre le manque d'humanité, ladureté, la tension des cités » (idem).

Mais revenons au gro/3e Liederbuch. Qui estdonc l'artisan de l'harmonie qui caractériseles relations de l'homme au temps, del'homme à la nature et de l'homme à l'hommedans cet ouvrage ? D'où vient ce sentimentconstant d'une mesure et d'un équilibre entoute chose ? La réponse n'est pas tout à faitla même selon que l'on se situe du côté deschansons ou de celui des illustrations.

Un certain nombre de chansons à tonalitéreligieuse regroupées dans ce recueil, et quiappartiennent de fait au grand réservoir dela tradition populaire allemande, exprimentla toute-puissance divine, sa grâce et sa misé-ricorde. Leur situation, au début et à la findu volume, contribue à apporter une dimen-sion spirituelle au cycle qui se déroule au fil

des pages pour conduire du matin au soir, duprintemps à l'hiver, de la vie à la mort.

Ungerer ne rechigne pas à exprimer ces tracespopulaires de la religion, bien au contraire...Il les restitue sans jamais rien perdre de sonsens aigu du détail. Petit autel votif en rasecampagne, statue d'un saint dans une nichecreusée dans le mur d'enceinte d'une ferme,livre de messe glissé dans une main ou encorecette inscription « Gott sei Dank ! » (« Remer-cions le Seigneur ») gravée au-dessus d'unefenêtre... Et cela sans compter les innom-brables clochers parsemés dans les non moinsinnombrables paysages.

Néanmoins, il apparaît, d'une part, que cesrésurgences anecdotiques se situent bien endeçà de l'emphase mystique des chants deprière adressés au Seigneur et que, d'autrepart, plusieurs de ces chants ne sont pas illus-trés. Ces fougueuses louanges à Dieu embar-rasseraient-elles Ungerer ? Auraient-elles uneffet asséchant sur son crayon ? Toujours est-il que par un effet de glissement répété, lesillustrations qu'il produit pour accompagnerces chants-là s'affranchissent de toute repré-sentation trop évidemment mystique et ten-dent à prendre l'homme comme pointd'ancrage. Un homme en contact avec lanature, fusionnant en son sein. Pourexemple, le pêcheur et son chien dans unebarque glissant silencieusement sur les eauxbleutées du point du jour ; l'enfant faisant satoilette au grand air, imité par son chat aupremier plan, alors que les deux chansonsimprimées sur la même page ne font allusionni à l'enfant, ni à sa toilette, ni au chat - l'uneest intitulée Danket dem Herrn (« Rendonsgrâce au Seigneur ») et l'autre Ich will denHerrn loben (« Je veux louer le Seigneur »).

L'image représentant un homme en prière,agenouillé devant un imposant calvaire per-ché sur une cime en pleine montagne est celle

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L'Alsace en torts et de travers, Tomi Ungerer, L'Ecole des loisirs

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Das grofle Liederbuch^ Tomi Ungerer,

Copyright © by Diogenes Verlag AG Zurich

qui semble délivrer le plus clairement sonmessage : la foi en Dieu y est associée à la foien la Nature, nature rédemptrice, immense,toute-puissante en ce point culminant et sau-vage de la terre ; royaume de l'aigle, repré-senté en vignette en vis-à-vis, auquel l'hommeaccède humblement, par un étroit, sinueux etabrupt sentier...

Cette façon chez Ungerer d'être plus sensibleaux « choses de la vie » qu'à une transcen-dance divine ou à des dogmes religieux af-fleure plusieurs fois dans ses « Remarques... ».A propos de sa Nativité, dont nous avons déjàsouligné le caractère résolument réaliste, ilécrit : « Le Christ est né dans le giron d'unefemme. Il avait un cordon ombilical commenous tous, et même si cela n'est pas dit dansla Bible, je suis sûr que Joseph a fait chauf-fer de l'eau dans cette situation d'urgence. »A propos de l'illustration montrant l'enfantJésus dans l 'étable, il avance une autreinterprétation en rupture avec l'imageriereligieuse traditionnelle : « Le bœuf et l'ânesoufflaient leur haleine chaude non par com-passion ou par amour pour le nouveau-né.Le bébé était couché dans leur mangeoire et

empêchait les deux bestiaux d'accéder aufoin. »

Question de bon sens ? - et Ungerer le fermiersait de quoi il parle. Ou provocation ? Se pro-file ici dans toute son acuité le débat philoso-phique éternel de la tension entre nature etculture...

Au terme de ce parcours buissonnier à tra-vers les champs de fleurs bleues du grofhLiederbuch et de Tomi Ungerer, s'imposeune remarque générale : malgré un intérêtpoétique et thématique très variable d'unechanson à l'autre, l'homogénéité du recueilformé par ces textes est frappante. Ces chan-sons, heureuses, tristes, gaies ou sottes, pourreprendre des qualificatifs d 'Ungerer,racontent dans leur ensemble une adhésionau monde, au temps qui passe, une façond'accepter la destinée humaine. Les valeursque sont le naturel et le simple colorent à lafois les actes de la vie quotidienne, les rela-tions entre les personnes, les sentiments etles désirs. Chaque homme a sa place dans cemonde à dimension humaine. La mêmehomogénéité prévaut dans les illustrationsd'Ungerer qui semble, contre toute attente,avoir trouvé dans ces chansons un terreauidoine pour fumer son champ, dût-il être defleurs bleues...

Car force est de constater que l'univers misen scène dans le grojie Liederbuch détonnesingulièrement dans l'œuvre de celui quidéclarait encore il y a quelques années : « IIfaut toujours voir la vie sous l'éclairage del'absurde, parce que la vie est absurde »(Enfants d'abord, n°147, décembre 1990) ;« la passion de l'absurde et de la dérision nem'a jamais quitté » (33spective, 1990) et« ma maladie essentielle, c'est l'angoisse. »(Nous voulons lire .', mars 1992).

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Il n'y a guère que les illustrations qu'il afaites pour les deux volumes de Heidi (éditionfrançaise L'École des loisirs, 1979) qui puis-sent être rapprochées de la veine du grofteLiederbuch. Ungerer a stigmatisé, depuis, saparticipation à l'édifiante histoire de la petiteSuissesse. Mais peu nous importe, les imagessont là, publiées dans une version allemandede l'ouvrage seulement trois ans après la sor-tie du grofie Liederbuch, et mises au serviced'un récit qui, rappelons-le, nourrit aussi àsa manière l 'éternelle réflexion sur leduo/duel « nature » et « culture. »

S'il l'avait voulu, Ungerer aurait pu choisirdans le grofie Liederbuch le parti del'humour, de la dérision, de la critique, jouerla carte de la distanciation. Car cette époquedu tournant du siècle, ici bénie comme un âged'or, n'était pas précisément dépourvue deconflits sociaux, de guerres et de misère. Etpourtant Ungerer a décidé de faire taire pourun temps le « petit diable », « l'agent provo-cateur » qui vit en lui. Il dit lui avoir coupé lalangue et bouché les oreilles pour fairel'ouvrage : « Les images devaient resterfranches, sincères et imprégnées de senti-ments authentiques. Aucune place pour l'iro-nie, bon d'accord... très peu de place... ». Defait, il y a peu de « petits gags donnés enprime » dans ces illustrations et ceux quiémaillent le recueil sont soit d'une tonalitébon enfant (le garnement saisissant le chatpour lui faire subir aussi le supplice de la toi-lette), soit porteuse de poétiques non-sens (lemusicien jouant un air sur son balai...).

Pas de violence, pas d'affrontements nonplus dans ce grofie Liederbuch où même lamort et la guerre sont rendues en demi-teintes. Plutôt que de dessiner les champs debataille, l'horreur des carnages, la bouche-rie, Ungerer préfère suggérer, confiant qu'ilest dans l'effet diffus et tenace de l'allusion :le tricorne du père et son petit trou de sang

au premier plan, le canon à l'arrière-plan ;les croix alignées sous la neige et l'hommedebout, immobile dans l'immensité déserte ;un régiment en marche au loin, apparitionfantomatique sortie d'un épais nuage defumée noire. Et puisqu'il faut bien mourirun jour, la mort prend naturellement saplace dans le recueil, compagne légitime del 'hiver sous l 'action duquel la natures'assoupit, en attendant le prochain prin-temps. La mort telle qu'elle est peinte icin'est ni morbide, ni angoissante comme ellele sera quelques années plus tard dans RigorMortis ; elle est conforme à la tradition ico-nographique populaire : un squelette enca-puchonné et solitaire tenant dans ses mainsun bâton, à moins que cela ne soit une faux.

Comment alors expliquer ce changement-là,cette métamorphose soudaine et sans équi-voque de l'artiste ? La biographie d'Ungererlivre une clef qui n'ouvre certainement pastoutes les portes derrière lesquelles l'hommea caché ses secrets mais qui donne peut-êtreun élément de réponse.

En 1970, Ungerer quitte New York où il avaitdébarqué en 1956 et s'installe sur une pres-qu'île de la Nouvelle Ecosse, au Canada, avecsa seconde femme. La suite de l'histoire vousla connaissez sûrement : Ungerer bâtisseurnon pas de cathédrales mais de sa propreferme, défricheur des bois, éleveur, boucher,forgeron et boulanger à la fois. Dans ses« Remarques... », il commente justement sondépart de New York, où le rythme de vie était« trépidant, dur, glacial » et son installation« sur cette côte canadienne déserte » : « II afallu plusieurs années avant de s'habituer àde nouvelles valeurs, avant de digérer lanature authentique de la nature et de sedébrouiller avec la sérénité disponible. »

Cette translation géographique et ce tour-nant radical dans le mode de vie de l'artiste

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sont donc concomitants avec son travailpour le grofie Liederbuch et ont nourri celui-ci d'une substance aux saveurs nouvelles.

Ungerer touché par la grâce de l'Alsace,communiant avec son éditeur dans la mêmevolonté de faire renaître ce patrimoine dechansons populaires en le lavant de l'infamie(la propagande nazie l'avait annexé pendantla guerre...), mettant avec ferveur sescrayons au service d'une vision idyllique dumonde, voilà une conversion au moins aussispectaculaire qu'intrigante... Ce tournantsera-t-il aussi radical qu'il en a l'air ?

Mise à part la publication chez Diogenes d'unkleine Liederbuch en 1977 et d'un kleineKinderliederbuch en 1979, le passage de lacomète Liederbuch, s'il a été dignement célé-bré (rappelons le million d'exemplaires ven-dus) n'a finalement bouleversé ni la carte duciel de l'artiste ni son inspiration. Sa biblio-graphie au-delà de 1975 en est la preuve écla-tante. Et pourtant, si comète il y a, son pas-sage n'aura pas été fugitif, puisqu'en 1988,soit treize ans après l'édition originale durecueil, Ungerer livre à son public franco-phone un bien curieux rejeton de Das grofkLiederbuch : L'Alsace en torts et de travers,publié à L'École des loisirs.

Contrairement à ce que pourrait laissercroire le texte du catalogue 33spective danssa présentation du grofie Liederbuch,L'Alsace en torts et de travers n'est pas laversion française du recueil de chansonsallemandes, ni même une adaptation, maisplutôt une greffe : la greffe de textes origi-naux écrits par Ungerer en regard de 92illustrations tirées du grojie Liederbuch (4illustrations seulement figurent exclusive-ment dans L'Alsace en torts et de travers).

Ungerer est donc à la fois auteur et illustra-teur de L'Alsace en torts et de travers, un

auteur très présent qui expose préalable-ment sa démarche dans une brève note,place son ouvrage sous le signe d'une doubledédicace, se fend d'un « Avertissement »ainsi que d'une « Préface » et ressurgit régu-lièrement dans les textes, pour la plupart decourts récits à forte tonalité biographique.Comme si, dans cet ouvrage qui n'est pas unlivre de chansons, Ungerer était tout à la foiscompositeur de la partition, auteur dulivret, facteur d'instrument, instrumentiste,chef d'orchestre... et spectateur. Cette impli-cation tous azimuts pourrait effectivementnous laisser croire qu'il s'est là « encore pluslivré que dans les images » qui illustrent cetouvrage (Ungerer dixit dans 33spective).

Or Ungerer ne dit pas tout. Il ne nous expliquepas en premier lieu pourquoi il était si impor-tant pour lui de ne pas abandonner le gro[kLiederbuch et tout le travail qu'il avait four-ni pour ce recueil à leur très satisfaisantedestinée auprès du public exclusivement ger-manophone. Dans sa « note » insérée dansL'Alsace en torts et de travers Ungerer écrit :« les chansons étant intraduisibles, j'ai adap-té les textes suivants aux dessins existants »partant du postulat que cette impérieusenécessité d'une adaptation allait de soi... Unesprit grossier aurait pu, au contraire, se lais-ser aller à penser que « les chansons étantintraduisibles », il valait mieux tout simple-ment passer à un autre ouvrage, tant il estconcevable qu'un titre puisse n'exister quedans sa langue d'origine. Mais voilà, quelle estla langue d'origine d'Ungerer ? La questionn'est pas sans soulever quelques lièvres...

De fait, cette adaptation du grofie Liederbuchparaît liée à un enjeu qui la dépasse. Commesi l'ego d'Ungerer n'avait pu trouver la paix,ou plutôt sa gratification, tant que l'artisten'aurait pas fait savoir au lecteur françaisaussi, à quel point avait été essentielle pourlui sa trouvaille d'être « Halsecien » jusqu'au

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bout de ses racines... et à quel point avaitété importante une autre trouvaille : Unge-rer le pragmatique réaliste vociférant sur labêtise et la rapacité humaine, tel qu'il aimese dépeindre, pouvait sans complexe laisserlibre cours à sa sentimentalité, renouer aveccette partie de lui-même qui détonne singu-lièrement avec le personnage ogresque qu'ils'est construit au fil des années... Bref peut-être Ungerer voulait-il aussi faire savoir à laFrance qu'il cultivait avec bonheur, et encatimini, des champs de fleurs bleues...

Dans L'Alsace en torts et de travers, « ladéfense » et « l'illustration de l'Alsace » pourreprendre une expression de Jean Perrot(« D'une guerre à l'autre : la mémoire et lemythe », L'Ecole des lettres 1, numéro spécial,mai 1989) est accrochée en devanture mêmede l'ouvrage. C'est le mot ALSACE, en lettrescapitales rouges, qui se détache du titre, don-nant sans doute à entendre au lecteur indécisque le poêle en faïence bleu représenté surla couverture ne pourrait en aucun cas êtresuisse, autrichien ou allemand... La doubledédicace à Pierre Pflimlin, maire de Stras-bourg de 1959 à 1983, et à Toni Schneider,célèbre restaurateur à Strasbourg et amid'Ungerer, le conforte dans cette interpréta-tion ethnographique, que confirme définitive-ment l'auteur dans son « Avertissement » :« Ce livre, de façon exagérée, manifeste ce queje ressens en tant qu'Alsacien. »

II ne s'agit donc plus dans cet ouvraged'exprimer une identité rhénane ou des ori-gines germaniques, mais de mettre l'accentsur la spécificité de l 'Alsace. Le texted'Ungerer épouse fidèlement cette visée ; lesimages en revanche ne se plient pas aussifacilement à la démonstration parce qu'iln'est guère aisé de distinguer une ferme alsa-cienne d'une ferme bavaroise ou d'uneferme suisse alémanique... La visée du livrerepose donc tout entière sur l'interprétation

qu'Ungerer proposera de ses propresimages, prélevées dans le gro/ie Liederbuch.Ses critères de choix n'ayant, à ma connais-sance, pas été explicités, et mes tentatives dereconstituer une méthode qui aurait présidéà ce choix étant restées infructueuses, ilsemble qu'Ungerer ait tout simplement rete-nu pour ce second recueil les images dugrofie Liederbuch qui lui plaisaient le plus.

On relève par ailleurs que leur enchaînementn'obéit plus à l'évolution chronologique soi-gneusement construite par Anne Diekmanndans l'ouvrage allemand : dans la nouvelleorganisation des images de L'Alsace en tortset de travers, le temps est fragmenté, morce-lé. Et c'est la même construction, ou plutôt« déconstruction » cahoteuse qui préside àl'agencement des textes. L'auteur y privilégiele principe du coq-à-1'âne, du détail épingle,plutôt qu'un fil narratif continu. De l'imagenaît une idée qui engendre une autre idée quijustement rebondit sur une image, etc.

Ainsi, pourquoi Ungerer choisit-il deux illus-trations représentant des cochons pouraccompagner son « Avertissement » ? On saitqu'il manifeste un intérêt particulier pourcet animal et un goût prononcé pour la pro-vocation, mais ces raisons ne sont pas lesseules. Les expressions « saignée à blanc eten rouge » et « nous nous vautrons dansnotre histoire » respectivement utilisées àpropos de l'Alsace et des Alsaciens renvoientimmédiatement à cette iconographie, uneassociation d'image et d'idée récurrentequand Ungerer évoque « les passe-porcs » et« le déferlement de ces cochons d'outre-Rhin » - ici les Allemands - ou encore les« gros bras » des lavandières « rougescomme des jambons. » Que retient-on de ceréseau souterrain d'écoulement du sens ?Que par une logique équation, Alsaciens =Allemands = cochons dans l'esprit des Fran-çais d'après-guerre...

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Ce rapport très particulier recherché parUngerer entre le texte et les images, entre lesmots et les mots, n'est pas sans rappeler lescadavres exquis des surréalistes : la penséed'Ungerer pétarade à travers des associa-tions insolites, auxquelles s'ajoutent descréations et déformations de mots, des glisse-ments du sens propre au sens figuré d'uneexpression, etc.

L'effet est parfaitement revigorant et ravigo-tant, d'autant que l'auteur multiplie lestechniques de récit, passant du souvenirautobiographique à l'anecdote loufoque, enfaisant un détour du côté de la citation detextes, en prose et en vers. Les gags textuelsont pris le pas sur les gags visuels qui étaientparticulièrement rares dans les illustrationsdu grofie Liederbuch et donc par ricochetdans L'Alsace en torts et de travers. Les« petits diables » d'Ungerer envahissent lestextes et donnent à l'ouvrage une tonalitéfoncièrement différente de celle du recueil dechansons allemandes.

Das grafte Liederbuch

II suffit d'examiner les illustrations retenuespour les couvertures de ces deux livres pours'en convaincre. Tandis qu'un paysage cam-pagnard se déroule paisiblement sur celle dugrojie Liederbuch, avec son placide pêcheurassis de dos au second plan, celle de L'Alsaceen torts et de travers présente un musicienmalicieux, assis de 3/4 face au coin d'unpoêle, en train d'interpréter sur son balaiune drôle de partition. La première imageest descriptive. La seconde force à l'inter-prétation. Ce musicien au bonnet de lutin,qui se laisse dévisager par le lecteur en gar-dant une partie du visage dans l'ombre, c'estun peu Ungerer qui va nous jouer un air desa façon, avec poésie certainement, avec fan-taisie, grincements d'archet et grincementsde dents assurément.

Car l'auteur dans L'Alsace en torts et de tra-vers se moque de lui-même et de ses pairs lesAlsaciens, se moque de « la France auxFrançais », se moque de l'Allemagne et desAllemands. Il stigmatise les déraillements de

TOMI UNGERER

L'ALSACEEN TORTS ET DE TRAVERS

Dasgrofie Liederbuch, Tomi Ungerer,Copyright © by Diogenes Verlag AG Zurich L'Ahaee en torts et de travers, Tomi Ungerer, L'École des loisirs

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la société moderne et trempe sa plume dansles blessures de l'histoire : il confronte « letemps jadis » idyllique mis en scène dans lesillustrations aux petits et aux grands mauxd'aujourd'hui (du plastique aux rivières pol-luées ; des insecticides à l'exclusion). Il ren-voie dos à dos cet âge d'or révolu et les épi-sodes troubles et douloureux que sont encorela Guerre et l'Occupation.

Ses réflexions sont livrées, tantôt avec bouf-fonnerie et une propension au grotesque quiracontent en filigrane qu'avoir le fou rire,c'est rire pour ne pas devenir fou ; tantôtavec un humour décapant qui balance entrela veine de l'Anglais Swift et celle d'AlphonseAllais. Et puisqu'Ungerer fut précocementdoté de l'étiquette de « fumiste » par le cen-seur du Lycée Bartholdi (voir la préface deBernard Clavel dans 33spective) rappelonsqu'Alphonse Allais était lui-même dans lesannées 1880 un des chefs de ce que l'on nom-mera l'« Ecole fumiste ». La coïncidence nemanque ni de pertinence ni de saveur : dansses récits, Allais dénonçait lui aussi leconformisme, la bêtise des mœurs et des ritessociaux, choisissant de généraliser l'excep-tion pour montrer la dérision qui est dans larègle...

La palette d'Ungerer ne se limite toutefoispas à l'ironie et à la critique. Elle n'est eneffet pas dépourvue de nostalgie, de tristesse,comme lorsque l'artiste songe au vieux pèreSchmitt dépossédé de sa vallée par d'avidespromoteurs. Il arrive enfin que ses textes sefondent sans arrière-pensées dans les imageset ce sont là des percées de poésie pure : évo-cation du paysan qui, par son travail de lat e r re , donne « raison aux saisons » ;réflexions sur la misère des solitaires ; surl'amour qui se joue du temps qui passe.

Etonnante cohabitation des petits diables etdes fleurs bleues. Qui est donc Ungerer ? Celui

qui dans la « Préface » de L'Alsace en torts etde travers en 1988 apostrophe ainsi le lec-teur : « Si mes textes vous écorchent lesoreilles, ignorez-les, regardez les images. Ellessont attendrissantes au bossible. Moi-même jen'arrive pas à les dévisager sans avoir des bat-tements d'aile dans le cœur et des larmes desirop qui me laerimogènent les yeux » ? Unconseil d'ami qu'il vaut mieux ne pas suivresous peine de passer aux yeux de l'auteurpour une midinette ou une femmelette... Oubien est-il celui qui déclarait en 1975 à proposde sa participation au grofle Liederbuch :« ces illustrations sont le reflet de mon âme, dema pensée et d'eux seuls » ? Celui qui clamehaut et fort « je déteste les contes de fées »(Enfants magazine, n°162, février 1990) oucelui qui confie à quel point il s'est senti « nuet faible » après avoir achevé les illustrationsdu recueil de chansons allemandes ?

LIne lecture croisée du grofie Liederbuch etde L'Alsace en torts et de travers révèlequ'Ungerer est au moins autant celui quiadhère que celui qui conteste ; autant celuiqui chérit que celui qui déchire. Mais ceconstat, il est vrai, ne revêt pas la mêmeforce d'évidence selon que l'on appartient àson public germanophone ou à son publicfrancophone. Car l'implication d'Ungererdans la fabrication du grojfa Liederbuch etla teneur des confidences que lui a arrachéesson éditeur en lui demandant la même annéed'écrire ses « Remarques... » sur ce travailéchappent au lecteur français qui ne connaîtpas l'allemand. Et la lecture que celui-cipeut faire de L'Alsace en torts et de traversne compense pas cette lacune. Paradoxale-ment peut-être parce qu'Ungerer maîtrise icientièrement le projet du livre ; il en connaîtet en tire toutes les ficelles ; il a la prescienced'être là où le lecteur l'attendra. Dans legrofie Liederbuch, au contraire, Ungerers'est mis au service d'un projet construit

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avec d'autres, il a dû épouser les objectifs dece projet commun. Sous la poussée de cescontraintes extérieures, l'artiste s'est retrou-vé en fait là où lui-même ne s'attendait pas àêtre : au-delà du sempiternel dilemme Fran-çais ou Allemand, bon ou méchant, blanc ounoir, en accord avec le monde ou en révoltecontre lui. En se découvrant Alsacien, Unge-rer s'est découvert « nègre blanc » (L'Alsaceen torts et de travers), une identité qui luipermet enfin de concilier l'inconciliable. Surtous les fronts.

Il semble significatif que cette révélation sesoit produite chez Ungerer par le truchementd'un recueil de chansons populaires alle-mandes. Et que ce soit encore en allemandqu'aient été publiées ses « Remarques... »sur le grofie Liederbuch. Comme si l'alle-mand, dont l'alsacien est si proche, était plusnaturellement chez cet homme trilingue lalangue du dialogue avec soi-même, de l'inti-mité, alors que le français serait la langue deprédilection pour jouer - et pour jouter -avec les mots et avec les autres. I

L'Alsace en torts et de travers, Tomi Ungerer, L'Ecole fies loisirs

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